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Citoyen Sujet
et autres essais d’anthropologie philosophique
Dossier : puf316130_3b2 Document : CITOYEN_316130
Date : 18/7/2011 14h7 Page 2/536
P R AT I Q U E S T H É O R I Q U E S
COLLECTION FONDÉE PAR
Étienne Balibar
Professeur à l’Université de Paris X - Nanterre
et
Dominique Lecourt
Professeur à l’Université de Paris VII
DIRIGÉE PAR
Guillaume le Blanc
Professeur à l’Université Michel-de-Montaigne - Bordeaux III
et
Bruno Karsenti
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
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Citoyen Sujet
et autres essais
d’anthropologie philosophique
ÉTIENNE BALIBAR
ISBN 978-2-13-052002-3
ISSN0753-6216
Dépôt légal – 1re édition : 2011, septembre
© Presses Universitaires de France, 2011
6, avenue Reille, 75014 Paris
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SOMMAIRE
Ouverture
CITOYEN SUJET
Première partie
« NOTRE VRAI MOI N’EST PAS TOUT ENTIER EN NOUS »
V
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Deuxième partie
ÊTRE(S) EN COMMUN
5 — Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist : le mot de l’esprit 209
6 — Le moment messianique de Marx 243
7 — Zur Sache selbst. Du commun et de l’universel
dans la Phénoménologie de Hegel 265
8 — Les hommes, les armées, les peuples :
Tolstoï et le sujet de la guerre 295
9 — Le contrat social des marchandises :
Marx et le sujet de l’échange 315
Troisième partie
DU DROIT – À LA TRANSGRESSION
Fermeture
MALÊTRE DU SUJET
Avant-propos
Après la querelle
1. Michel Prigent est mort le 19 mai 2011. Il n’aura donc pu voir publié l’ouvrage
qu’il n’avait cessé de m’encourager à achever. Je le dédie à sa mémoire, en souvenir de
longues années de collaboration, de confiance et d’amitié.
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bien sûr, j’ai le sentiment d’avoir multiplié les questions plutôt que
produit des réponses incontestables. Mais j’espère aussi avoir clarifié
certains présupposés, produit quelques savoirs, et – par la progression
que j’ai construite – mieux dégagé les enjeux de ce qui, au départ,
relevait essentiellement d’une intuition. Il me faut donc, pour commen-
cer, dire ici quelques mots de ce point de départ, de l’ordre que j’ai
adopté, et de la façon dont je reformulerais aujourd’hui la question
posée.
J’attache une grande importance, et un grand prix, au fait que,
comme l’indique son titre complet, mon essai « Citoyen Sujet. Réponse
à la question de Jean-Luc Nancy : qui vient après le sujet ? » ait été
conçu comme une réaction aux formulations d’un autre, plutôt que
comme une élaboration entièrement autonome. Cela ne tient pas seule-
ment aux souvenirs d’amitié et de travail qu’il évoque aujourd’hui pour
moi. Mais, plus objectivement, au fait que la question lancée par Nancy
à un ensemble de philosophes français de plusieurs générations et
d’orientations diverses, dans l’esprit des concours et des consultations
du XVIIIe siècle, permettait à la fois de ponctuer un moment théorique, et
de décaler les formulations reçues d’une querelle obsédante 1. On peut
bien dire en effet que la « critique des philosophies du sujet » (ou plus
précisément du sujet originaire, référé à une lignée idéale reliant les
énoncés de Descartes, de Kant et de Husserl) avait constitué le point de
rencontre (mais aussi de friction) entre des discours relevant d’une
déconstruction phénoménologique (ou post-phénoménologique) de la
« métaphysique » du fondement, d’un « décentrement » structuraliste
des données immédiates de la conscience, et d’une critique marxiste,
freudienne, ou nietzschéenne des « illusions » que recouvre sa préten-
tion de vérité 2. Mais par son énoncé paradoxal (« qui vient après le
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sujet ? »), dont on verra que je relevais d’emblée (comme d’autres parti-
cipants) le caractère intentionnellement sophistique, Nancy coupait
court aux tentations de remplacer un « paradigme » par un autre (ou une
« positivité » par une autre), en croyant venu le moment de célébrer des
enterrements et des naissances, et de passer linéairement d’une philoso-
phie « du sujet » à une philosophie « sans sujet ». Il ne concédait rien
aux formulations réactives, qui s’employaient alors (et s’emploient tou-
jours) à défendre le sujet « menacé » (ou à le restaurer) sous l’une ou
l’autre de ses identités théorico-pratiques absolutisées (la conscience, la
personne, l’individualité, la responsabilité, la praxis, le dasein, la
liberté, le conatus, le pouvoir, l’agency, l’affect, le corps, et même la
chair…), en liaison plus ou moins étroite avec les valeurs de l’huma-
nisme (et, de façon généralement plus embrouillée, avec l’énonciation
de la question philosophique directrice comme « question anthropolo-
gique ») 1. Mais il montrait et même démontrait deux choses : d’une
part, que la critique de la « souveraineté du sujet » (à ses yeux essentiel-
lement une catégorie de la métaphysique, mais on en dirait autant, muta-
tis mutandis, à partir d’une critique de l’idéologie juridique ou
psychologique) est une tâche infinie, pour ne pas dire impossible, dans
la mesure où elle ne peut s’accomplir que par l’énonciation (ou la nomi-
nation) d’une fonction de « dépassement » de la subjectivité qui en
reproduit la figure d’imputation ou d’autoréférence (même si elle la
déplace ou la travestit) 2 ; d’autre part, que cette critique a toujours
déjà commencé au cœur des définitions et des institutions de la « subjec-
tivité du sujet » (ou, comme disait Heidegger, de sa « subjectité »,
Subjektheit) 3, parce que ces définitions et institutions sont essentielle-
1. Deux exemples seulement de ces productions réactives (ce qui ne veut pas dire
dénuées de talent ou d’enseignements), datant de la même période : Manfred Frank, Die
Unhintergehbarkeit von Individualität (1986) (trad. fr. L’ultime raison du sujet, Actes
Sud, 1988) ; Alain Renaut : L’ère de l’individu. Contribution à une histoire de la
subjectivité, Gallimard, 1989.
2. Aufhebung, dirait Hegel, ou « relève » dirait Derrida : Nancy se contentait d’inscrire
le mot « après », en l’affectant d’un point d’interrogation qui, convenablement entendu, la
contestait de l’intérieur : gommé dans le titre des Cahiers Confrontation (cit.), il subsiste
et même triomphe dans le volume anglais (Routledge, cit.).
3. Sur les origines médiévales de ces variantes, cf. les analyses d’Alain de Libera
(Archéologie du sujet : I. Naissance du sujet ; II. La quête de l’identité, Paris, Vrin, 2007
et 2008), qu’il avait magistralement esquissées dans sa contribution à notre article
commun pour le Vocabulaire européen des philosophies, dont je donne ci-dessous un
extrait. Partant du problème que pose le passage de l’hypokeimenon grec au subjectum
latin, de Libera reconstruit toute la concurrence entre la lignée aristotélicienne centrée sur
le rapport forme-matière dans l’individuation et la lignée augustinienne centrée sur la
certitude intérieure et l’analogie entre personnes humaines et divines, dont il poursuit les
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ment instables, traduisant non pas une affirmation ou une négation, une
thèse (de la conscience, de l’existence, de la praxis, de l’identité person-
nelle), mais une question sans réponse univoque, dont le projet critique
lui-même fait partie. De sorte que la seule forme sous laquelle on peut se
proposer philosophiquement de remettre en question le dogmatisme de
la subjectivité consiste à produire en son sein des différences constitu-
tives, des écarts sans réduction ou des disjonctions sans synthèse, et
ainsi à exhiber les points d’hérésie et les impossibilités d’une histoire,
qui finiront (mais quand ? comment ?) par la rendre méconnaissable et
la porter au-delà d’elle-même.
Je dois avouer ici que cette façon rusée de relancer la question de la
critique du « sujet constituant », venant après d’autres qui avaient
marqué notre génération, me troubla profondément et, dans un premier
temps, me mit dans l’impossibilité de réagir, tout particulièrement en
reproduisant ou en prolongeant la « non réponse » à laquelle, en un
sens, me préparaient les travaux d’école philosophique auxquels j’avais
été associé de longue date (et qui eût sans doute oscillé entre des for-
mules comme : avant le sujet doit toujours déjà « opérer » la structure,
ou « s’effectuer » le procès) 1. Lorsque je finis par émettre une réponse :
« après le sujet vient le citoyen », qui à bien des égards n’était qu’un
retournement de la question, je m’aperçus qu’elle m’avait transporté en
terrain inconnu (même si les termes dont je m’étais servi avaient toutes
les apparences de la familiarité) 2. Ainsi qu’on le verra ci-après, outre
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Wir, und Wir, das Ich ist hégélien, une expression qui vient, en fait, de Nancy : « Êtres (en)
commun ». Je dis détourner, mais l’écart n’est pas si grand, car Nancy ne me semble
jamais avoir cessé de méditer Hegel et de dialoguer avec lui sur ce point (cf. son Hegel :
l’inquiétude du négatif, Hachette Littératures, 1997).
1. L’antithèse assujettissement-subjectivation insiste chez Foucault, mais caractérise
toute la philosophie française de la deuxième moitié du XXe siècle, dont l’un des fils
conducteurs est ce qu’on pourrait appeler la problématique des « modes de sujétion » : cf. ci-
dessous Subjectus/subjectum. Dans un travail très intéressant, en partie inspiré par les
analyses de Judith Butler (The Psychic Life of Power, 1997), Yoshiyuki Sato a mis cette
insistance en relation avec l’omniprésence du concept de « résistance », dont on voit bien les
connotations historiques dans la période considérée (Pouvoir et Résistance : Foucault,
Deleuze, Derrida, Althusser, Éditions L’Harmattan, 2007). Je suggérerai pour ma part une
dualité de la résistance et de la transgression, ce qui m’amène, on le verra, à conférer une
signification cruciale aux formulations de Blanchot dans différents contextes.
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avait été représentée par la figure (ou plutôt les figures successives) du
citoyen, et par la « constitution de citoyenneté » (politeia, civitas) 1,
dans la mesure où elle opérait une réduction de verticalité qui met les
instruments du pouvoir et de la loi au niveau de la communauté (idéa-
lement au moins, mais cette idéalité peut, comme dirait Marx, « s’em-
parer des masses », et ainsi engendrer des effets matériels). Plus
exactement elle les transforme en instruments immanents à la « conci-
toyenneté » (et le cas échéant en armes offensives ou défensives) : car,
si conflictuelle que soit cette communauté des citoyens (et même
d’autant plus qu’elle est conflictuelle, et que la « reconnaissance » y est
le résultat d’une lutte), c’est toujours de façon essentiellement horizon-
tale, par l’effet d’une procédure réciproque, que les individus ou les
collectifs dont elle se compose se « confèrent » mutuellement une égale
liberté 2.
3) Mais je posais également (et c’était, au fond, le ressort de la
thèse philosophique que je cherchais à formuler, en même temps que le
germe de beaucoup de difficultés à venir) que le rapport du « sujet » au
« citoyen » (bien qu’il soit certainement travaillé en permanence par un
conatus d’émancipation, qui le relance et le porte historiquement plus
avant, ou plus « après ») ne saurait se concevoir comme une succession
linéaire ou comme une transformation téléologique : ce qui veut dire en
particulier que la forme de l’Aufhebung dialectique, qu’elle soit hégé-
lienne ou marxiste, qui entretient évidemment avec lui une relation
privilégiée dans l’histoire des idées comme dans celle des institutions
et des formations sociales, en est plutôt une interprétation qu’une
explication. Il me semblait que cette grande « relève » se caractérisait à
la fois par son irréversibilité et par son incomplétude, ce qui veut dire
inachèvement, précarité et insuffisance. Je posais que le subjectus dont
la sujétion verticale est remise en question par la concitoyenneté des
citoyens ne cesse de « revenir » en son sein, non seulement du fait que
1. Une des données que je ne prenais pas assez en compte dans cette formulation est
le dédoublement interne de cette catégorie, qui ne tient pas seulement aux références à la
fois grecques et romaines, mais au fait que, par-delà cet écart historique, à même la
langue qui nomme les institutions, insiste une alternative dans la représentation du lien
des « sujets » à la « communauté », comme l’a montré Benveniste : « Deux modèles
linguistiques de la cité », in Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974,
p. 272-280.
2. Je rejoignais ainsi la « proposition » qu’au même moment je tentais aussi d’inscrire
au centre (mobile, problématique, contesté) des revendications et des extensions de la
citoyenneté à l’époque moderne : cf. « La proposition de l’égaliberté » (1989, rééd. in La
proposition de l’égaliberté, PUF, 2010).
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Je dois maintenant résister à deux tentations, quel que soit l’intérêt
documentaire ou autobiographique qu’elles pourraient comporter :
celle d’interpréter les conditions de temps et de lieu dans lesquelles
j’avais été poussé vers ma « réponse à la question de Jean-Luc
Nancy », en d’autres termes les tenants et aboutissants du privilège
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1. Disons seulement qu’il faudrait réfléchir aux effets d’une surdétermination carac-
téristique des années 80, en particulier en France, qui donne lieu, précisément en 1989, à
une sorte d’interpellation symbolique. D’une part cette date est l’anniversaire de l’insur-
rection dont les institutions républicaines tirent leur légitimité (et dont la trace est
réactivée dans leurs conflits internes). Elle fait alors l’objet d’une vive controverse entre
ceux (dont les communistes) qui ne cessent de revendiquer l’héritage « jacobin », et ceux
(F. Furet, M. Gauchet) qui, symétriquement, y voient la source du totalitarisme de type
marxiste-léniniste-stalinien auquel il est temps de « mettre fin ». Mais d’autre part, de
façon imprévue, sinon imprévisible, elle coïncide avec deux événements qui – chacun à
sa façon – remettent en question toute notre représentation du procès historique dans
lequel s’est formé le discours de la citoyenneté moderne (qu’on peut dire « bourgeoise » :
je reviendrai plus loin sur l’extension et la compréhension que je confère à ce terme) : l’un
est le développement en Europe (et singulièrement en France) du conflit post-colonial,
dans lequel une modalité de « sujétion » et une catégorie particulière de « sujets » vient
inquiéter les « citoyens » quant à la propriété et à l’usage de leurs droits (cf. mon étude
« Sujets ou Citoyens ? Pour l’égalité » (1984), reproduite dans Les frontières de la
démocratie, Éditions La Découverte, 1992) ; l’autre est la « révolution de 1989 » dans le
monde socialiste, c’est-à-dire l’insurrection pacifique (victorieuse ici : Varsovie,
Budapest, Leipzig, Prague, réprimée là : Tien An Men) qui vient réactiver une notion de
citoyenneté ou de souveraineté populaire contre l’une de ses « dérivations » historiques
les plus caractéristiques, érigée en exemple mondial.
2. Je mentionnerai néanmoins cinq collectifs au sein desquels, directement ou
indirectement, ont été préparés et présentés la plupart des contenus recueillis dans ce
volume : le projet de la European Science Foundation, « The Origins of the Modern State
in Europe, 13th-18th Centuries », dont j’ai collaboré au Thème F : « The Individual in
Political Theory and Practice », sous la direction de Janet Coleman (publication par
Oxford University Press, 1996, traduction aux Presses Universitaires de France) ; le
Vocabulaire européen des philosophies, Unité de recherche du CNRS dirigée par Barbara
Cassin (dont les travaux ont été publiés en 2004 aux Éditions du Seuil et Le Robert) ; le
Groupe de Travail « La philosophie au sens large », dirigé par Pierre Macherey à
l’Université de Lille III (UMR « Savoirs, Textes, Langages ») ; le Groupe « Penser le
contemporain », dirigé par Catherine Colliot-Thélène et moi-même, au sein de l’UPRESA
du CNRS « Philosophie politique et sociale » (Université de Paris X et ENS de Fontenay-
aux-Roses) ; enfin le volume d’anthologie de la philosophie française contemporaine
préparé avec John Rajchman et Anne Boyman pour la série « Post-War French Thought »,
éditée par The New Press, New York, sous la responsabilité générale de Ramona Naddaff.
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1. J’en esquisse certaines dans les articles rédigés pour le Vocabulaire européen des
philosophies : en particulier « Je-Moi-Soi », « conscience » et « âme-esprit ». Sur l’autoré-
férence, je ne peux que signaler ici l’importance du livre de Vincent Descombes : Le
complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Gallimard, 2004, dont nous
avons eu l’occasion de discuter au Collège International de Philosophie lors de sa
parution, en confrontant les leçons de Benveniste et de Tesnière.
2. Comme dira Kant à propos des idées de la raison en général : Critique de la raison
pure, Appendice à la Dialectique transcendantale (in E. Kant, Œuvres philosophiques,
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, I, p. 1248).
3. J’emprunte cette formulation à Canguilhem, qui en a fait le point d’aboutissement
de son dernier grand texte public « Le cerveau et la pensée » (1980, rééd. in Georges
Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Albin Michel, 1993, p. 29 sq.) : « Sous
ce rapport, le Je surveillant du monde des choses et des hommes, c’est aussi bien le Je de
Spinoza que le Je de Descartes… »
4. É. Balibar : Identité et différence. Le chapitre II, xxvii de l’Essay concerning
Human Understanding de Locke. L’invention de la conscience (traduction, introduction
et commentaire), Éditions du Seuil, 1998. M. Vincent Carraud, qui vient de publier un
ouvrage dans lequel, en vue de conclusions différentes, il reprend le même dossier
(L’invention du moi, PUF, 2010), me signale un certain nombre d’erreurs de fait ou
d’interprétation qui, selon lui, invalident ma position : je ne le pense pas, mais je tiendrai
compte, bien entendu, des rectifications qui me paraissent incontestables dans une
éventuelle réédition.
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chacun » (Tun Aller und Jeder). L’une et l’autre sont placées par Hegel
sous l’invocation d’une catégorie énigmatique, propre à la dialectique
de l’Esprit et de son aliénation (mais aussi omniprésente chez ses
continuateurs, en particulier chez Marx et les marxistes) : die Sache
selbst.
Je n’entre pas ici par avance dans le détail de tous ces énoncés, dont
chacun par lui-même constitue en un sens un « nom du sujet ». Mais je
veux, provoquant le lecteur à discuter par lui-même des conséquences
qui s’ensuivent pour l’articulation entre métaphysique et politique, sug-
gérer un autre nom sous lequel on pourrait essayer de penser la matière
« historique », la substance « spirituelle », l’effectivité « sociale » de
cette chose même à qui, dans l’enchaînement des « figures » de la
conscience, Hegel confère la fonction décisive d’en opérer le retourne-
ment vers l’historicité et l’universalité concrète. C’est tout simplement
le pouvoir constituant des sujets qui agissent ensemble, en le sachant
ou sans le savoir, tantôt au moyen d’une même praxis « national-
populaire » (telle que, peu auparavant, un juriste-philosophe comme
Sieyès et les révolutionnaires héritiers de Locke, de Spinoza et de
Rousseau en avaient proclamé l’entrée en scène historique), tantôt au
moyen d’un « commerce » productif et de l’émergence d’une civil
society telle que les Lumières écossaises en annonçaient les effets non
moins révolutionnaires 1. Cette notion de pouvoir constituant – intérieu-
rement travaillée par la dualité ou la scission – ne s’oppose pas seule-
ment à un « esprit objectif » incorporé aux mœurs et aux institutions,
elle se dépasse aussi, ou s’excède elle-même, dans diverses directions
que le Hegel de la Phénoménologie avait tenté de reléguer dans les
marges de son équation du sujet : en particulier dans l’événement histo-
rique par excellence, qui au XIXe siècle est soit la guerre soit la révolu-
tion (soit leur combinaison), ou dans la structure objective désormais
sous-jacente au commerce des hommes, à savoir la circulation mon-
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1. J’observe sur ce point une remarquable mise en abyme dans l’essai de Fredric
Jameson qui a introduit, dans la « théorie » contemporaine, la problématique du Vanishing
Mediator : puisque, sans sa propre intervention « évanouissante », le rapport des textes où
il identifie cette problématique ne serait pas lui-même repérable (« The Vanishing
Mediator ; or, Max Weber as Storyteller » (1973), in The Ideologies of Theory, Essays
1971-1986, University of Minnesota Press, 1988, Volume 2, p. 3-34).
2. Bruno Bernardi : La fabrique des concepts. Recherches sur l’invention concep-
tuelle chez Rousseau, Honoré Champion, Paris, 2006
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tendu, sans doute, dans les indices que j’en ai proposés : la dépen-
dance constante des philosophes européens classiques par rapport à
un fond scripturaire (biblique) à la fois relayé et recouvert par la
théologie, et le recours des théoriciens de la citoyenneté moderne aux
formules du républicanisme et du cosmopolitisme antique, tel qu’ils
l’ont hérité d’Aristote et des Stoïciens – bien que les objections soule-
vées par mes lectures (j’ai fait état de certaines, émanant de spécia-
listes bien plus compétents que moi sur « mes » propres auteurs)
montrent à l’évidence que la modalité du recoupement (l’identifica-
tion de sa lettre, l’appréciation de ses effets) fait toujours problème.
Je n’ai aucune intention de ramener tout cela à une formule unique,
qu’il s’agisse de la « répétition » par Descartes d’une parole fondatrice
du monothéisme juif, puis chrétien, ou de la « transmission » par
Locke du thème de la double personnalité entre la morale religieuse
augustinienne et la psychiatrie criminelle de l’âge positiviste 1, ou du
« renversement » par Rousseau (dans le cadre de son utopie familiale
élargie) des rapports d’activité et de passivité qui forment l’horizon
métaphysique de la citoyenneté antique, ou du « retour » de Freud à
une théorie des « parties de l’âme » qui ne se libère du mythe cosmo-
logique que pour déployer l’allégorie du théâtre et du tribunal… En
revanche, je veux bien reconnaître par avance, comme on me l’a fait
parfois observer (Jean-Luc Marion, Jacques Derrida, Bertrand Ogilvie
en particulier), que beaucoup de questions restent obscures, ou formu-
lées de façon imprécise, qu’il s’agisse de la différence entre le recou-
pement d’une énonciation religieuse et la répétition d’une thèse onto-
théologique, ou de la différence entre une métaphysique de la sub-
stance (fondée sur les hiérarchies spéculatives de la forme et de la
matière, ou de l’actif et du passif) et une anthropologie de la « condi-
tion » qui fait corps avec un ordre politique. Ce qui est sûr, en tout
cas, c’est que toutes ces questions échappent radicalement au genre
de « l’histoire des idées », dont chacun des points de méthode que je
viens de souligner : le primat des textes, la forme dialogique de leur
interprétation, le nœud de l’écriture et de la conjoncture, la procédure
de traduction infinie imposée par l’idiome, constitue une condition
d’impossibilité. Aurais-je réussi à arracher la discussion philoso-
1. Qu’il aurait fallu pouvoir aussi comparer à la thématique de l’« homme double » à
l’âge classique : cf. Homo duplex. Filosofia e esperienza della dualità, a cura di Giovanni
Paoletti, Edizioni ETS, Pisa, 2004.
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phique sur le sujet à l’histoire des idées sans l’extraire pour autant de
l’histoire, que je me tiendrais déjà pour très satisfait 1.
*
Et maintenant, après le rappel d’une « question » lancée à la canto-
nade et de la réponse prématurée que j’avais cru pouvoir y apporter,
après le résumé des trois voies que j’ai empruntées pour interroger les
énonciations du sujet en philosophie (l’autoréférence, la communauté,
le jugement), après l’esquisse des règles de « méthode » qui sous-
tendent mes lectures, à quels résultats suis-je parvenu ? Seulement de
nouvelles questions, bien sûr, dont je me contenterai ici d’indiquer le
sens général, tel qu’on le trouvera illustré dans mon essai conclusif :
Malêtre du sujet. Universalité bourgeoise et différences anthropolo-
giques. Pour le dire schématiquement, ce que j’ai essayé de montrer,
c’est que le « site » de la question du sujet et de son émancipation à
l’époque moderne (ou mieux, dans le champ de ce qu’il nous faut
appeler problématiquement la « modernité », à laquelle nous apparte-
nons toujours, pour une part au moins : du moins est-ce notre question,
la question de « ce que nous sommes » et surtout de ce que nous
devenons), est venu tendanciellement coïncider avec la jointure d’un
discours politique de l’universel (non seulement des « valeurs » uni-
verselles, mais des droits universels) et d’un discours de la différence
anthropologique (lui-même décliné selon une multiplicité de schèmes
d’identification et de normalisation, dont la réflexion foucaldienne sur
« l’anormal » nous aura donné un exemple typique, mais non directe-
ment généralisable). Or cette jointure, pour nécessaire qu’elle soit en
fait, n’en est pas moins très profondément contradictoire, et à la limite
intenable. On ne peut s’y tenir, ou s’y établir, et pourtant c’est de là
que le sujet, indissociablement individuel et collectif, s’énonce comme
question de son propre « devenir citoyen » (ou, comme dirait Arendt,
de son propre « droit aux droits ») 2. Le « souci du soi » inhérent à
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non pas contingente mais structurelle, dans laquelle le double bind est
de règle, et affecte les sujets dans leur existence même (dans leur être de
relation) est ce que, tentant de tenir ensemble les questions de l’inquié-
tude ou du malaise de la culture aussi bien que celles de l’aliénation
historique, pour les inscrire dans les déterminations et les différencia-
tions d’une structure, j’appelle « malêtre » (ou si l’on veut rapport qui
fait d’un « être » – Wesen – un « monstre » – Unwesen) 1.
Qu’y a-t-il là de spécifiquement « moderne », demandera-t-on à juste
titre ? Ne faut-il pas considérer que toute subjectivation a toujours pour
condition, ou pour horizon ultime, l’inscription des sujets dans l’univer-
sel par la médiation problématique d’une communauté réelle ou surtout
idéale, et que toute représentation de l’humain s’accompagne de la défi-
nition plus ou moins immédiate de « différences », qui ont pour fonction
à la fois de marquer des bords de l’être humain (ou de l’appartenance à
« l’espèce » humaine : du côté de « l’animalité », mais aussi du « divin »
ou, génériquement, du « surhumain ») et de mettre l’humanité en rela-
tion avec elle-même, dans la personne des individus ou sujets qui la
composent (les femmes et les hommes, mais aussi les adultes et les
enfants, les bien-portants et les malades, les honnêtes gens et les crimi-
nels, les compatriotes et les étrangers, etc.) ? Sans doute est-ce le cas,
même si la projection rétrospective ou la généralisation de catégories
comme celle, précisément, de « sujet », doit faire problème. Aussi n’est-
ce pas dans la simple difficulté qu’il y a toujours à définir ou instituer
l’universel, à y inscrire d’abord la communauté, puis le rôle des diffé-
rences anthropologiques dans la constitution de la communauté ou sur
ses bords, que je veux situer le « malêtre » du sujet moderne et repérer sa
nécessité structurale. Mais je veux les rapporter à une modalité spécifi-
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1. On a là un autre grand « jeu de mots » historique ou historial, dont on verra que j’ai
été amené à lui conférer une valeur symptomale au moins égale à celle que j’avais
conférée d’emblée au doublet subjectus/subjectum.
2. Le terme « constructions de l’universel » a été employé en particulier par Monique
David-Ménard dans un livre dont j’ai beaucoup retiré : Les constructions de l’universel,
psychanalyse, philosophie, PUF, 1997.
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1. J’ai dû réserver pour une autre occasion l’inclusion, même elliptique, de ce « cas »
dans le tableau que j’esquisse ici. Je n’exclus pas qu’il en aurait dérangé les symétries et
remis en cause certaines des conclusions.
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1. Comme on a vu les sujets de la colonie, les femmes, les minorités sexuelles, ou les
criminels et les fous, en appeler de leur exclusion intérieure à la fois au nom du « droit à la
différence » et au nom de « l’humanité commune ».
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1. Les questions qui avaient été agitées dans l’Université allemande entre 1927 et
1930 par les disciples de Dilthey (Groethuysen), les phénoménologues (Scheler,
Heidegger) et les néo-kantiens (Cassirer), à partir de la redécouverte des formulations de
Kant sur la « 4e question critique » (Was ist der Mensch ?), ont resurgi sous une forme
nouvelle, plus directement liée à l’ethnologie et à la théorie politique, aussi bien dans
l’Amérique des années 40-50 (Cassirer, Arendt) que dans la France des années 60-70
(Sartre, Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Derrida) ; mais (sauf erreur de ma part) c’est
seulement en Allemagne et en France qu’il y a eu discussion sur la question de droit :
possibilité d’une « anthropologie philosophique » et, à la limite, d’une identification de la
philosophie avec l’anthropologie (qu’Althusser appelle « humanisme théorique »). Je
laisse ici de côté, faute de compétence, les développements postérieurs de la notion dans
la philosophie allemande (Gehlen, Plessner). Dans la reconstitution de la conjonction
opérée en France entre les deux questions de l’humanisme et de l’anthropologie, il faut
certainement évaluer le poids des formulations de Heidegger contenues dans la Lettre sur
l’Humanisme de 1947 (Brief an Jean Beaufret). Pour se faire une idée des voies de la
dissociation, il faudrait discuter, en particulier, la distance prise par Foucault avec les
« mots d’ordre conclusifs » de Les Mots et les Choses (1966), qu’on peut essayer
d’interpréter à la lumière d’essais ultérieurs (en particulier ses commentaires sur le texte
de Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? »). Une mise en perspective intéressante,
insistant sur l’importance de l’œuvre de Groethuysen comme « passeur » entre les deux
pays, mais orientée plutôt vers les rapports entre « formes de vie » et « positions
énonciatives » que vers les textes philosophiques, se trouve dans Pascal Michon, Élé-
ments d’une histoire du sujet, Kimé, 1999. Sur le traitement heideggérien de la question,
le livre de Françoise Dastur est irremplaçable : Heidegger et la question anthropologique,
Peeters, Leuven, 2003. Sur Foucault, voir en particulier la thèse à paraître de Diogo
Sardinha : Ordre et temps dans la philosophie de Michel Foucault (L’Harmattan, 2011).
2. Je reprends l’expression dont Althusser avait voulu faire le titre d’un essai inachevé
de 1967 (publié dans ses Écrits politiques et philosophiques posthumes, Éditions Stock-
IMEC, t. II, 1995, p. 433-532).
3. Je suis ici les indications de Bertrand Ogilvie dans « Anthropologie du propre à
rien » (Le Passant Ordinaire, octobre 2003), et dans son livre à paraître : La seconde
nature du politique : Servitude, violence, institution (issu de la thèse soutenue en 2010 à
l’Université de Paris VIII).
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1. Ces questions sont bien entendu très proches de celles que se pose Foucault (que ce
soit dans ses enquêtes généalogiques portant sur les institutions de la « normalité » et de
« l’anormalité » bourgeoise, dans ses commentaires des philosophes qui problématisent
l’individualisme « réflexif » et l’individualisme « possessif » du citoyen moderne, en
particulier Kant, Hegel et Nietzsche, ou dans son archéologie des sciences humaines qui
est aussi une théorie du « moment anthropologique » de la philosophie). Mais, tout en le
recoupant à de nombreuses reprises, je tente de formuler une problématique qui ne
coïncide pas exactement avec la sienne. Voir le livre de D. Sardinha, cit.
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1. « Nous en sommes arrivés aujourd’hui au point que les individus sont obligés de
s’approprier la totalité des forces productives existantes non seulement pour parvenir à
manifester leur moi mais avant tout pour assurer leur existence. Cette appropriation est
conditionnée, en premier lieu, par l’objet qu’il s’agit de s’approprier, ici donc les forces
productives développées jusqu’au stade de la totalité et existant uniquement dans le cadre
d’échanges universels. » Marx-Engels, L’Idéologie allemande, présentée et annotée par
Gilbert Badia, Éditions Sociales, 1976, p. 71.
2. Il y a une affinité entre cette thèse et celle qui a conduit à penser « Les Lumières »,
non seulement dans leur rapport aux « Anti-Lumières », mais comme une tension entre
« savoir » et « non-savoir » : cf. H. Adler et R. Gödel (Hrsg.), Formen des Nichtwissens
der Aufklärung, Wilhelm Fink Verlag, München, 2010.
3. “It’s too soon to tell” (Simon Schama, Citizens : A Chronicle of the French
Revolution, Alfred Knopf, New York, 1989, p. XIII).
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*
J’adresse mes remerciements pour leur intérêt et leurs réflexions cri-
tiques envers tel ou tel des développements contenus dans ce livre, aux
étudiants en philosophie des Universités de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
et Paris X Nanterre (aujourd’hui Paris Ouest), aux étudiants du Graduate
Program « Critical Theory Emphasis » de l’Université de Californie à
Irvine, du Centro Franco-Argentino de Altos Estudios de la UBA, et de
l’Institute for Comparative Literature and Society de l’Université
Columbia à New York, ainsi qu’à mes collègues et ami(e)s Jonathan
Arac, Fethi Benslama, Jean-Marie Beyssade, Christophe Bident, Olivier
Bloch, Philippe Büttgen, Nestor Capdevila, Barbara Cassin, Michèle
Cohen-Halimi, Janet Coleman, Alice Crary, Marc Crépon, Françoise
Dastur, Vincent Descombes, Françoise Duroux, Yves Duroux, Franck
Fischbach, Didier Franck, Martine de Gaudemar, Suzanne Gearhart,
Jean-Philippe Genet, Carlos Herrera, Maurizio Iacono, Claude Imbert,
Christoph Jamme, Denis Kambouchner, Bruno Karsenti, Françoise
Kerleroux, Pierre-Jean Labarrière, Sandra Laugier, Jean-Jacques
Lecercle, Jean-Pierre Lefebvre, Alain de Libera, Béatrice Longuenesse,
Pierre Macherey, Patrice Maniglier, Jean-Luc Marion, Giacomo
Marramao, Natacha Michel, Jean-Claude Milner, Warren Montag,
Michel Naepels, Soraya Nour, Bertrand Ogilvie, John Rajchman,
François Regnault, Diogo Sardinha, Mariafranca Spallanzani, Gayatri
Spivak, James Swenson, Emmanuel Terray, Frédéric Worms.
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OUVERTURE
Citoyen Sujet
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RÉPONSE À LA QUESTION
DE JEAN-LUC NANCY : « QUI VIENT APRÈS LE SUJET ? » 1
1. Première publication dans Cahiers Confrontation, 20, 1989, cit. Les sous-titres
sont ajoutés pour la présente réédition.
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passions. Il n’y a pas moins de difficultés dans l’une que dans l’autre de
ces thèses, et ce n’est pas ici le lieu d’en discuter : mais il est clair que,
dans tous les cas, la liberté ne saurait en effet être pensée que comme
celle du sujet, de l’être assujetti, c’est-à-dire dans les termes d’une
contradiction.
Le « sujet » de Descartes est donc toujours (plus que jamais) le
subjectus. Mais qu’est-ce que le subjectus ? C’est l’autre nom du sub-
ditus, selon une équivalence pratiquée par toute la théologie politique
médiévale, et systématiquement exploitée par les théoriciens de la
monarchie absolue : l’individu soumis à la ditio, à l’autorité souveraine
d’un prince, autorité qui s’exprime dans ses ordres, et qui est elle-
même légitimée par la Parole d’un autre Souverain (le Seigneur Dieu).
« C’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des
lois en son royaume », écrira Descartes à Mersenne (lettre du 15 avril
1630). C’est cette dépendance même qui le constitue. Mais le sujet de
Descartes n’est pas le subjectum dont – quitte à en inverser le sens, au
regard de l’« objet » – on suppose la permanence depuis la métaphy-
sique d’Aristote jusqu’à la subjectivité moderne.
D’où vient alors qu’on ait pu les confondre 1 ? Une partie de la
réponse réside évidemment dans l’effet prolongé jusqu’à nos jours de
la philosophie kantienne, et dans sa nécessité propre. Heidegger, avant
et après le « tournant », se situe clairement dans cette dépendance. C’est
à la lettre même de la Critique de la raison pure qu’il faut remonter
pour découvrir l’origine de la projection sur le texte cartésien d’une
catégorie transcendantale du « sujet ». Mieux : cette projection, avec la
distorsion qu’elle comporte (retranchant et ajoutant simultanément
quelque chose au cogito), est bel et bien constitutive de l’« invention »
du sujet transcendantal, qui est inséparablement une sortie et une inter-
prétation du cartésianisme. Pour que le « sujet » apparaisse comme
l’unité originairement synthétique des conditions de l’objectivité (de
« l’expérience »), il faut en effet reformuler le cogito non seulement
comme réflexivité, mais comme thèse du « je pense » « accompagnant
toutes mes représentations » (c’est-à-dire comme thèse de la conscience
de soi, ce qui se dira chez Heidegger : cogito = cogito me cogitare), il
faut ensuite distinguer cette conscience de soi aussi bien de l’intuition
1. Je n’ignore pas qu’il s’agit de les opposer : mais pour les opposer directement,
comme l’envers et l’endroit, il faut supposer la permanence d’une même question (d’une
même « ouverture »), par-delà la question du subjectus, qui tombe dans les oubliettes de
l’« histoire de l’être ».
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1. Comme le suggère Nancy lui-même dans les attendus de sa lettre d’invitation, dont
je reproduis ici un passage : « Cette question peut s’expliciter ainsi : une des détermina-
tions majeures de la pensée contemporaine est la mise en question de l’instance du
“sujet”, selon la structure, le sens et la valeur subsumés sous ce terme de Descartes à
Hegel, sinon à Husserl. Les questions inaugurales de la pensée actuelle (…) ont toutes
comporté un procès de la subjectivité. Un discours répandu dans une époque concluait à
sa simple liquidation. Tout semble indiquer pourtant la nécessité, non pas d’un “retour au
sujet” (…) mais au contraire d’une avancée vers quelqu’un – quelque un – d’autre à sa
place (cette dernière expression est évidemment de pure commodité : la “place” ne saurait
être la même). Qui serait-il ? Comment se présenterait-il ? Pouvons-nous le nommer ? La
question “qui” lui convient-elle ? (…) En d’autres termes : s’il convient d’assigner
quelque chose comme une ponctualité, une singularité ou une haeccéité en tant que lieu
d’émission, de réception ou de transition (de l’affect, de l’action, du langage, etc.),
comment désigner sa spécificité ? Ou bien, la question doit-elle être transformée – à
moins qu’il n’y ait, en fait, pas lieu de la poser ? » (Jean-Luc Nancy, Présentation, in
Après le sujet qui vient, cit., p. 8).
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1. Bossuet dit : « tous les hommes naissent sujets ». Descartes, lui, dit : il y a des idées
innées : celles que Dieu a toujours déjà mises dans mon âme, comme « semences de
vérité », dont la nature (de vérités éternelles) est contemporaine de ma nature (car Dieu
les crée ou conserve à chaque instant de même qu’il me crée ou conserve), et qui sont au
fond toutes comprises dans l’infini qu’enveloppent toutes mes idées vraies, à commencer
par la première de toutes : mon existence pensante.
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gine. Puisque l’origine ce n’est pas le sujet, mais l’homme. Mais cette
interprétation est-elle la seule possible ? Est-elle indissociable du fait
lui-même ? C’est à l’intérêt de ces questions pour la philosophie – y
compris lorsqu’elle se déplace du subjectus au subjectum – que je
voudrais ici consacrer quelques réflexions provisoires.
Ces réflexions ne tendent pas – on s’en convaincra rapidement – à
minimiser le tournant opéré par Kant, mais à se demander en quoi réside
exactement sa nécessité, et s’il est véritablement incontournable et indé-
passable (donc incompréhensible), c’est-à-dire si toute critique de la
représentation de l’histoire de la philosophie que nous avons héritée
de Kant ne peut se faire que du point de vue d’un « sujet » au sens
kantien. La réponse me semble résider au moins pour une part dans
l’analyse de cette « coïncidence » : le moment où Kant produit (et pro-
jette rétrospectivement) le « sujet » transcendantal, est précisément celui
où la politique détruit le « sujet » du prince, pour le remplacer par le
citoyen républicain. Que cette coïncidence n’en soit pas véritablement
une, nous en trouvons déjà l’indice dans le fait que la question du sujet,
autour de laquelle pivote la révolution copernicienne, est immédiate-
ment caractérisée comme question de droit (quant à la connaissance,
quant à l’action). Dans cette question de droit vacille la représentation
de l’« homme », dont on disait plus haut qu’il forme l’horizon téléolo-
gique du sujet : ce qu’il s’agit de trouver sous son nom n’est pas
l’homme de fait, assujetti à diverses puissances intérieures et exté-
rieures, mais l’homme de droit (qu’on pourrait encore appeler l’homme
de l’homme ou l’homme dans l’homme, et qui est aussi bien le non-
homme empirique), dont l’autonomie correspond à la position d’un
« législateur universel ». Ce qui, coupant au plus court, nous ramène à la
réponse évoquée ci-dessus : après le sujet (subjectus) vient le citoyen.
Mais ce citoyen est-il immédiatement ce que Kant nommera « sujet »
(Subjekt) ? Ou bien ce dernier n’est-il pas plutôt la réinscription du
citoyen dans un espace philosophique et, par-delà, anthropologique, qui
évoque encore en le déplaçant le défunt sujet du prince ? À ces questions
que fait inévitablement lever la lettre de l’invention kantienne, dès lors
qu’elle est replacée dans l’actualité de son moment, nous ne pouvons
apporter une réponse directe. Il faut prendre le temps d’un détour par
l’histoire. Qui est le sujet du prince ? Et qui est le citoyen qui vient après
ce sujet ?
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LE SUJET DE L’OBÉISSANCE
1. Gaius, Institutes, Commentarius primus, par. 48-50. « Nous arrivons à une autre
division du droit des personnes. Certains individus sont autonomes, d’autres soumis au
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droit d’autrui. De plus, parmi les individus soumis au droit d’autrui, les uns sont en
puissance, les autres en main, d’autres encore en mainprise. Occupons-nous donc de ceux
qui sont soumis au droit d’autrui : quand nous connaîtrons quels sont ces individus, nous
comprendrons du même coup quels sont ceux qui sont autonomes » (Gaius, Institutes,
Texte établi et traduit par Julien Reinach, Troisième tirage, Paris, Société d’édition « Les
Belles Lettres », 1979, p. 9).
1. Cf. Christian Bruschi, « Le droit de cité dans l’Antiquité : un questionnement pour
la citoyenneté aujourd’hui », in La citoyenneté, volume coordonné par C. de Wenden,
Fondation Diderot, Edilig, 1988.
2. Emmanuel Terray me suggère que c’est l’une des raisons du ralliement de
Constantin au christianisme paulinien (« tout pouvoir vient de Dieu » : cf. l’Épître aux
Romains).
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1. Sur tous ces points, cf. par exemple Walter Ullmann, The Individual and Society in
the Middle Ages, Baltimore, 1966 ; trad. ital. Individuo e Società nel medioevo, Laterza,
Bari, 1983. Et du même auteur : A History of Political Thought : The Middle Ages,
Penguin Books, 1965 ; trad. ital. Il pensiero politico del Medioevo, Laterza, Bari, 1984.
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1. Sur tout ceci, voir Ernst Kantorowicz, L’empereur Frédéric II, trad. fr., Gallimard,
1988 ; The King’s Two Bodies, Princeton University Press, 1960 ; Mourir pour la patrie,
trad. fr., PUF, 1984.
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libre (car sa sujétion est l’effet d’un ordre politique qui intègre la « civi-
lité », la « politie », et s’inscrit ainsi dans la nature). Mais il devient de
plus en plus difficile de le penser comme subditus : le concept même de
son « obéissance » est menacé.
Cette tension devient, à nouveau, contradiction dans la monarchie
absolue. On a déjà vu qu’elle porte au point de rupture l’unité mysté-
rieuse du souverain temporel et spirituel. Il en va de même pour la
liberté du sujet. En tant que la monarchie absolue concentre les pouvoirs
dans l’unité de l’« État » (ce terme apparaît alors, avec sa « raison »
propre), elle dissout tous les pouvoirs intermédiaires (au moins idéale-
ment) et supprime toutes les sujétions au profit d’une seule : il n’y a plus
qu’un prince dont la loi est la volonté, « père de ses sujets », ayant sur
eux une autorité absolue (puisque toute autre autorité, à côté de la
sienne, est nulle). « L’État c’est moi », dira (prétendument) Louis XIV.
Mais la monarchie absolue est un pouvoir d’État, précisément, c’est-à-
dire un pouvoir qui s’institue et s’exerce par le droit et l’administration ;
c’est un pouvoir politique (imperium) qui ne se confond pas avec la
propriété (dominium) – sauf « éminente » – de ce qui revient aux indivi-
dus, et sur quoi ils exercent leur puissance : les sujets y sont, sinon des
« sujets de droit », du moins des sujets « en droit », membres d’une
« république » (Hobbes dira : Commonwealth). Tous les théoriciens de
la monarchie absolue (avec ou sans « pacte de sujétion ») expliqueront
que les sujets sont des citoyens (ou, comme Bodin dans la République, I,
6, que « tout citoyen est subject, estant quelque peu de sa liberté dimi-
nuée par la majesté de celuy auquel il doit obeïssance : mais tout subject
n’est pas citoyen, comme nous avons dit de l’esclave »). Ils n’empêche-
ront pas – les circonstances aidant – que soit perçue comme intenable la
condition de ce « franc subject tenant de la souveraineté d’autrui »
(ibid.). Tel, comme La Boétie, par un renversement terme à terme, leur
opposera la définition du pouvoir de l’Un (lisez le Monarque) comme
une « servitude volontaire », à laquelle dans le même temps la raison
d’État ne confère plus aucune signification de liberté surnaturelle. La
controverse sur la différence (ou non) entre absolutisme et despotisme
accompagne toute l’histoire de la monarchie absolue 1. Et la condition
du sujet sera rétrospectivement identifiée à celle de l’esclave, la sujétion
à un « esclavage », du point de vue du nouveau citoyen et de sa révolu-
tion (ce qui sera aussi un ressort essentiel de sa propre idéalisation).
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1. Dans les Cahiers de doléance de 1789, on voit les paysans légitimer par le fait
qu’ils sont des hommes la revendication d’égalité qu’ils élèvent : devenir des citoyens
(notamment par la suppression des privilèges fiscaux et des droits seigneuriaux).
Cf. Régine Robin, La société française en 1789 : Semur en Auxois, Plon, 1970.
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ne sera pas détruite par les effets de pouvoir. Alors que l’égalité symbo-
lique s’affirme d’autant mieux, préserve d’autant mieux son idéalité, se
fait d’autant mieux reconnaître comme inconditionnée que les condi-
tions sont plus inégales, l’égalité réelle suppose la société sans classes,
et donc travaille à la produire. Si l’on veut une preuve de ce que
l’antinomie de la démocratie « formelle » et de la démocratie « réelle »
est ainsi d’emblée inscrite dans le texte de 1789, il suffira de relire le
célèbre discours de Robespierre sur le « marc d’argent » (avril 1791) 1.
Mais cette antinomie est intenable, car elle a la forme du tout ou
rien (elle reproduit dans le champ de la citoyenneté le tout ou rien du
sujet ou du citoyen). L’égalité symbolique doit n’être rien de réel, mais
une forme universellement applicable. L’égalité réelle doit être tout, ou
si l’on veut toute pratique, toute condition doit lui être mesurée, car
toute exception la détruit. On peut se demander – nous y reviendrons –
si les deux côtés, mutuellement exclusifs, de cette alternative, ne sont
pas également incompatibles avec la constitution d’une « société ». En
d’autres termes l’égalité civique est indissociable de l’universalité,
mais elle la sépare de la communauté. Pour restituer celle-ci, il faudra
un supplément de forme symbolique (penser l’universalité comme
Humanité idéale, règne des fins pratiques), ou un supplément d’égalita-
risme substantiel (le communisme, l’« ordre d’égalité » de Babeuf).
Mais ce supplément, quel qu’il soit, appartient déjà au devenir-sujet du
citoyen.
Conflits aussi à propos de l’activité du citoyen. Ce qui distingue
radicalement celui-ci du sujet du Prince, c’est sa participation à la for-
mation et à la mise en œuvre de la décision : le fait qu’il soit législateur
et magistrat. Ici encore Rousseau, avec son concept de la « volonté
générale », énonce irréversiblement ce qui fait rupture. La comparaison
est instructive avec la façon dont la politique médiévale avait défini la
« citoyenneté » du sujet : comme un droit de tous à être bien gouvernés 2.
Désormais l’idée d’un « citoyen passif » est une contradiction dans les
termes. On sait que, cependant, cette idée a été immédiatement formu-
lée. Mais voyons le détail.
L’activité du citoyen est-elle exclusive de l’idée de représentation ?
On a pu le soutenir : d’où la longue série des discours qui identifient
1. Œuvres, édition Laponneraye (1840), Reprint Burt Franklin, New York, 1970,
vol. 1, p. 158 sq. (ou Éditions Sociales, édition Poperen, « Les Classiques du Peuple »,
vol. 1, p. 65 sq.).
2. Cf. R. Fédou, L’État au Moyen Âge, PUF, p. 162-163.
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1. Cf. la discussion sur l’apathie, évoquée par Moses I. Finley, Démocratie antique et
démocratie moderne, trad. fr., Petite Bibliothèque Payot.
2. Cf. Saint-Just, Discours sur la Constitution de la France, 24 avril 1793 : « La
volonté générale est indivisible (…) La représentation et la loi ont donc un principe
commun » (Œuvres choisies, édition Soboul, Éditions Sociales, « Les Classiques du
Peuple », p. 107).
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paraître, sous le nom d’« homme », partagé entre son intérêt général et
son intérêt particulier, ce qui sera le nouveau « sujet », le Citoyen Sujet.
Il s’agit bien d’une antinomie. En tant précisément que « citoyen »,
le citoyen est (indivisiblement) au-dessus de toute loi, sans quoi il ne
pourrait légiférer, moins encore constituer : « nulle espèce de loi fonda-
mentale obligatoire (…) pas même le contrat social ». En tant que
« sujet » (c’est-à-dire en tant que les lois qu’il formule sont impératives,
universellement et inconditionnellement exécutoires, que le pacte n’est
pas « un vain formulaire ») il est nécessairement au-dessous de la loi.
Rousseau (et la tradition jacobine) résolvent cette antinomie en identi-
fiant, au « rapport » (c’est-à-dire au point de vue) près, les deux proposi-
tions : de même qu’un citoyen n’a ni plus ni moins de droit(s) qu’un
autre, de même il n’est ni seulement au-dessus, ni seulement au-dessous
de la loi, mais exactement au même niveau qu’elle. Pourtant il n’est pas
la loi (le « nomos empsuchos »). Ce qui n’est pas la conséquence d’une
transcendance de la loi (du fait qu’elle viendrait d’Ailleurs, d’une Autre
bouche parlant sur quelque Sinaï), mais bien de son immanence. Ou
encore : à l’activité absolue du citoyen (la législation) doit correspondre
exactement sa passivité absolue (l’obéissance à la loi, avec laquelle on
ne « transige » pas, on ne « ruse » pas). Mais il est essentiel que cette
activité et cette passivité soient exactement corrélatives, qu’elles aient
exactement les mêmes limites. Déjà dans l’énigme de cette unité des
contraires réside la possibilité d’une métaphysique du sujet (celle-ci,
chez Kant par exemple, procédera notamment de la double détermina-
tion du concept de droit comme liberté et comme contrainte). Mais la
nécessité d’une anthropologie du sujet (psychologique, sociologique,
juridique, économique…) sera manifeste dès que, si peu que ce soit, la
corrélation exacte se dérangera pratiquement : quand surgira une dis-
tinction des citoyens actifs et des citoyens passifs (sur laquelle nous
n’avons pas fini de vivre), donc un problème du critère de leur distinc-
tion, et de la justification de ce paradoxe. Or cette distinction est prati-
quement contemporaine de la Déclaration des Droits elle-même : en
tout cas elle est inscrite (non sans opposition) dans la première des
Constitutions qui se « fondent » sur la Déclaration des Droits. Ou tout
simplement quand il apparaîtra que gouverner n’est pas exactement la
Nous nommons royaume un pays régi souverainement par un roi ; le pays où la loi seule
commande, je le nommerai loyaume » (Domergue, Journal de la langue française,
1er août 1791, cité par S. Branca-Rosoff, « Le loyaume des mots », in Lexique, no 3,
Presses Universitaires de Lille, 1984).
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même chose que légiférer, ni même que faire exécuter des lois, c’est-
à-dire que la souveraineté politique n’est pas la maîtrise de l’art poli-
tique.
Conflits, enfin, à propos de l’individu et du collectif. On a relevé
plus haut que l’institution d’une société ou d’une communauté à partir
des principes de l’égalité est problématique. Ceci ne tient pas – du
moins pas uniquement – au fait que ce principe serait identique à celui
de la concurrence entre les individus (ou encore de l’« égoïsme », ou
d’une liberté uniquement bornée par l’antagonisme des intérêts). Cela
tient moins encore au fait que l’égalité serait l’autre nom de la simili-
tude, qu’elle impliquerait que les individus soient indiscernables et donc
incompatibles, en proie à la rivalité mimétique : au contraire l’égalité, en
tant précisément qu’elle n’est pas l’identification des individus, est l’un
des grands moyens culturels de légitimer les différences, de contrôler
l’ambivalence imaginaire du « double ». Mais la difficulté tient à l’éga-
lité elle-même : dans ce principe (dans la proposition qui déclare que les
hommes, en tant que citoyens, sont égaux), bien qu’il y ait référence
nécessaire au fait de la société (sous le nom de « cité »), il y a concep-
tuellement trop (ou trop peu) pour « lier » une société. On voit bien ici
comment la difficulté surgit du fait que, dans le concept moderne de la
citoyenneté, la liberté se fonde dans l’égalité, et non l’inverse (et la
« solution » de la difficulté consistera précisément en partie à renverser
ce primat, à faire de la liberté un fondement voire, métaphysiquement, à
identifier l’originaire avec la liberté).
L’égalité en effet n’est pas limitable. Dès lors que certains X
(« hommes ») ne sont pas égaux, le prédicat d’égalité ne s’applique
plus à personne, car tous ceux à qui il est censé s’appliquer sont en fait
« supérieurs », « dominants », « privilégiés », etc. La jouissance de
l’égalité des droits ne peut se propager de proche en proche, à partir de
deux individus et en allant progressivement jusqu’à tous : il faut qu’elle
concerne immédiatement l’universalité des individus, disons tautologi-
quement l’universalité des X qu’elle concerne. On s’explique ainsi
l’insistance du thème cosmopolitique dans la pensée politique égali-
taire, ou l’implication réciproque de ces deux thèmes. On s’explique
aussi l’antinomie de l’égalité et de la société car, lors même qu’elle ne
se définit pas en termes « culturels », « nationaux », « historiques », une
société est nécessairement une société, définie par quelque particula-
rité, par quelque exclusion, ne serait-ce que par un nom. Pour pouvoir
parler de « tous les citoyens », il faut que citoyens de telle cité tous ne
le soient pas.
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1. Je suis entièrement d’accord sur ce point avec le commentaire que, contre Vaughan,
R. Derathé donne de l’adjectif « moral » dans l’édition de la Pléiade (Œuvres complètes
de J.J. Rousseau, vol. III, p. 1446).
2. Cf. Marx, Le Capital, livre I, cit., p. 208 : « Le produit du travail de l’ouvrier dans
son atelier appartient au capitaliste exactement de la même façon que le produit de la
fermentation dans son cellier » (trad. fr. sous la dir. de J.-P. Lefebvre, Éditions Sociales,
1983).
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mais découvert dans l’après-coup d’une action politique ; et parce que chaque figure
donnée n’est pas une approximation de l’Idée régulatrice du citoyen, mais un obstacle à
l’égalité effective. Elle n’est pas non plus hégélienne : parce que rien n’oblige à ce qu’une
nouvelle réalisation du citoyen soit supérieure à la précédente.
1. Pierre-François Moreau, Le récit utopique, Droit naturel et roman de l’État, PUF,
1982.
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l’acteur d’une révolution fondatrice, table rase d’où surgit un État, mais
l’acteur d’une révolution permanente : précisément cette révolution
dans laquelle le principe d’égalité contredit toute différence dès qu’elle
sert de base ou de prétexte à l’institution d’une inégalité, d’un « excès
de pouvoir » politique. Excès contre excès, donc. Or l’acteur d’une
révolution comme celle-là n’est pas moins « utopique » que le membre
de l’État abstrait, de l’État de droit. Il serait donc assez instructif de
conduire sur les utopies révolutionnaires la même analyse structurale
que Moreau a conduite sur les utopies administratives. On y découvri-
rait sans doute, non seulement que les thèmes sont les mêmes, mais que
le réquisit fondamental de l’individu défini par son activité juridique est
identique à celui de l’individu défini par son activité révolutionnaire :
c’est l’homme « sans propriété » (Eigentumslos), « sans particularités »
(ohne Eigenschaften). Plutôt que de parler d’utopies administratives et
d’utopies révolutionnaires, il vaudrait mieux parler, en réalité, de lec-
tures antithétiques des mêmes récits utopiques, de réversibilité de ces
récits.
En conclusion de son livre, P.-F. Moreau décrit la Métaphysique des
mœurs et l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant comme
les deux versants de la même construction du sujet de droit : d’un côté
déduction formelle de son essence égalitaire, de l’autre description his-
torique de tous ces traits de « nature » (de toutes ces « propriétés » indi-
viduelles ou collectives) qui forment la condition ou l’obstacle à ce que
les individus s’identifient en pratique comme de tels sujets (par
exemple la sensibilité, l’imagination, le goût, la bonne santé mentale, le
« caractère » ethnique, les vertus morales, ou cette supériorité naturelle
qui prédispose les hommes à l’indépendance civile, à la citoyenneté
active, les femmes à la dépendance, à la passivité politique). Une telle
dualité correspond assez bien à ce que, dans Les Mots et les Choses,
Foucault appelait le « doublet empirico-transcendantal ». Pourtant, si
l’on veut comprendre que ce sujet (que le citoyen sera supposé être)
contienne en lui l’unité paradoxale d’une souveraineté universelle et
d’une finitude radicale, il faut envisager sa constitution – dans toute la
complexité historique des pratiques et des formes symboliques qu’elle
associe – à la fois du point de vue de l’appareil d’État et du point de
vue de la révolution permanente. C’est cette ambivalence qui fait sa
force, son emprise historique. Toute l’œuvre de Foucault, ou du moins
cette partie qui, par approximations successives, s’acharne à décrire les
aspects hétérogènes de la grande « transition » moderne entre le monde
de la sujétion et le monde du droit et de la discipline, de la « société
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Annexe
SUBJECTUS/SUBJECTUM 1
UN « INTRADUISIBLE » DE NIETZSCHE
1. Cette annexe reproduit (avec l’aimable autorisation des Éditions du Seuil) l’essen-
tiel de ma contribution à l’article « Sujet », rédigé en collaboration avec Barbara Cassin et
Alain de Libera pour le Vocabulaire européen des philosophies, cit., p. 1243-1253, à
l’exception d’une « Notule : Subjectus/subjectum, le jeu de mots historial », dans laquelle
j’avais condensé les développements homologues de l’essai « Citoyen Sujet » ci-dessus,
et d’un développement final sur la « traduction des philosophes français ».
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1. Friedrich Nietzsche : Jenseits von Gut und Böse. Zur Genealogie der Moral,
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Kritische Studienausgabe, Hg. von Giorgio Colli und Mazzino Montinari, DTV-de
Gruyter, 3. Auflage, 1993 ; Par-delà bien et mal. La généalogie de la morale, in Œuvres
philosophiques complètes, vol. VII, textes et variantes établis par G. Colli et M. Monti-
nari, traduits de l’allemand par C. Heim, I. Hildenbrandt et J. Gratien, Gallimard, 1971.
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celui par lequel et pour lequel l’instant, l’instant miraculeux, est la mer où
se perdent les ruisseaux du travail… » 1
L’obstacle sur lequel Bataille croit ici buter a peut-être déterminé
pour une part l’interruption de son livre. Mais c’est de là aussi que,
renversant l’impasse en ouverture, partiront Lacan, Althusser, Foucault.
Le deuxième cas est celui de Heidegger, lorsqu’il se propose de
situer la doctrine nietzschéenne de la « volonté de puissance » dans le
cours de « l’histoire de l’être » caractéristique de la métaphysique occi-
dentale. Nietzsche (en particulier dans les fragments de 1887-1889
publiés sous le titre « Volonté de puissance ») caractérisait comme une
fiction grammaticale le « sujet » qui se désigne comme « Je » (Ich) ou
« ego ». Cependant Heidegger entreprend de montrer qu’il « se tient sur
le fond de la métaphysique établi par Descartes », dans la mesure où,
tout en substituant le « corps » à « l’âme » et à la « conscience » comme
substance de la pensée, il identifierait plus que jamais celle-ci à la sub-
jectivité, ou ferait de la définition de l’homme comme sujet le critère de
la vérité 2. La question qui se pose alors à Heidegger est de déterminer,
par une enquête généalogique sur la « métaphysique en tant qu’histoire
de l’être » (ibid., p. 319 sq.), les conditions et le moment de la conversion
ontologique (étroitement liée à la mutation même de l’idée de vérité) qui
a fait du subiectum, considéré par les latins comme « traduction » de
l’hypokeimenon aristotélicien, non pas le simple présupposé de l’actuali-
sation d’une substance individuelle selon sa forme d’être propre, mais la
puissance même de penser, d’où procèdent toutes les représentations, et
qui se « réfléchit » elle-même en première personne (cogito me cogitare,
phrase-clé attribuée par Heidegger à Descartes). Cette instauration de la
« souveraineté du sujet » (Herrschaft des Subjekts) dont nous serions
encore dépendants, ce serait fondamentalement l’œuvre de Descartes
dans les Méditations métaphysiques et les Principes de la philosophie.
Pour commencer à débrouiller cet embarras (et, du même coup, à
élucider une part au moins du « non-dit » des débats philosophiques
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1. Immanuel Kant : Kritik der reinen Vernunft (1781/1787), Felix Meiner Verlag,
1976, p. 140 (B 132) ; tr. fr. in Œuvres philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1980,
I, p. 853 : « Le “je pense” doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, sinon il y
aurait en moi quelque chose qui serait représenté, mais qui ne pourrait pas être pensé du
tout (…) Tout divers de l’intuition a donc un rapport nécessaire au “je pense”, dans le
même sujet où il se rencontre. Mais cette représentation est une action de la spontanéité,
elle ne peut être regardée comme appartenant à la sensibilité. Je l’appelle l’aperception
pure (…) parce qu’elle est cette conscience de soi qui, en produisant la représentation “je
pense”, est identique à elle-même en toute conscience (…) et ne trouve aucune représen-
tation ultérieure pour l’accompagner. »
2. Kritik…, cit., 371-374 ; tr. fr. cit., p. 1047-1050 : « Je suis, en tant que pensant, un
objet du sens interne, et je me nomme “âme” (…) En conséquence l’expression “Je”, en
tant qu’un être pensant, dénote déjà l’objet de la psychologie (…) Je pense, tel est donc
l’unique texte de la psychologie rationnelle, d’où elle doit tirer toute sa science. On voit
aisément que, si cette pensée doit être rapportée à un objet (moi-même), elle ne peut rien
contenir d’autre que des prédicats transcendantaux (…) À son fondement nous ne
pouvons cependant poser rien d’autre que la représentation simple et par elle-même
entièrement vide de contenu “Je”, dont on ne peut même pas dire qu’elle soit un concept,
mais une simple conscience accompagnant tous les concepts. Par ce “Je”, ou cet “Il”, ou
ce “Cela” (la chose) qui pense, rien d’autre n’est représenté qu’un sujet transcendantal
des pensées = x, que nous connaissons seulement par les pensées qui sont ses
prédicats… »
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3) « Der Satz : Ich denke, wird aber hierbei nur problematisch genommen ;
nicht sofern er eine Wahrnehmung von einem Dasein enthalten mag, (das
Cartesianische cogito, ergo sum,) sondern seiner blossen Möglichkeit
nach, um zu sehen, welche Eigenschaften aus diesem so einfachen Satze
auf das Subjekt desselben (es mag dergleichen nun existieren oder nicht)
fliessen mögen. Läge unserer reinen Vernunftserkenntnis von denkenden
Wesen überhaupt mehr, als das cogito zum Grunde (…) so würde eine
empirische Psychologie entspringen… » 1
Laissant de côté la remarquable alternative des pronoms (Ich, Er,
Es) 2, on voit que Kant a procédé ici à une opération sous le couvert
d’une autre. Il a attribué à Descartes une nominalisation de l’énoncé
« cogito » ou « je pense » pour en faire le nom de l’opération autoréfé-
rentielle par laquelle la pensée se prend elle-même pour objet, dont la
formule complète serait « Je suis pensant que je pense ce que je
pense ». Et il a désigné le « quelque chose » ou « l’être » qui se trouve
ainsi à la fois visant et visé par la pensée comme un « sujet » (subjec-
tum, qu’il transcrit Subjekt) au sens de la métaphysique classique, pôle
ou support d’attribution de prédicats, quitte à suggérer par là à ses
successeurs (Fichte, Hegel) que le seul sujet (hypokeimenon) pensable
est celui qui se pense lui-même, et dont les prédicats sont les pensées.
D’un point de vue cartésien ces deux opérations sont contradictoires,
comme on s’en convaincra en reprenant le texte des Méditations. En
toute rigueur la nominalisation de la phrase simple cogito/je pense
n’existe pas chez Descartes (on la voit apparaître chez Arnauld, Des
vraies et des fausses idées), même si elle est préparée par la façon dont
il réfléchit sur les propriétés de sa propre énonciation. En revanche, le
passage au sujet métaphysique est incompatible avec le « cogito » pro-
prement dit (réduit dans les Méditations à la proposition existentielle Je
suis, j’existe). Le cogito est en effet strictement inséparable d’une énon-
ciation en première personne (ego), à laquelle Descartes oppose le « Il »
(Ille) de Dieu et le « ceci » (hoc) du corps propre, dans une probléma-
1. Kritik…, cit., 375 ; tr. fr. cit., p. 1051 : « La proposition “je pense” n’est cependant
prise ici que problématiquement, c’est-à-dire non en tant qu’elle peut impliquer la
perception d’une existence (le cogito, ergo sum cartésien), mais d’après sa seule
possibilité, pour voir quelles propriétés peuvent découler de cette proposition si simple
quant à son sujet (qu’il existe ou non en ce sens). Si la connaissance rationnelle que nous
avons d’êtres pensants en général avait d’autre fondement que le cogito (…) une
psychologie empirique en résulterait… » Voir aussi Jocelyn Benoist, « La subjectivité »,
in Notions de philosophie, sous la direction de D. Kambouchner, vol. II, Gallimard, 1995.
2. Voir mon article « JE/MOI/SOI », Vocabulaire européen des philosophies, cit.,
p. 629-643.
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LA SUBJECTIVITÉ À LA FRANÇAISE
1. G.-F. Puchta : Cursus der Institutionen (I), 1841 (rééd. par P. Krüger, Leipzig, 1893).
2. « So wird hier die Souveränität, das Wesen des Staats, zuerst als ein selbständiges
Wesen betrachtet, vergegenständlicht. Dann, versteht sich, muß dies Objektive wieder
Subjekt werden. Dies Subjekt erscheint aber dann als eine Selbstverkörperung der
Souveränität, während die Souveränität nichts anders ist als der vergegenständlichte
Geist der Staatssubjekte » (Ainsi la souveraineté, qui est l’essence de l’État, commence
par être considérée comme un être autonome, elle est objectivée. Ensuite, cela va de soi, il
faut que l’objectif redevienne sujet. Mais ce sujet apparaît maintenant comme une auto-
incorporation de la souveraineté, tandis que la souveraineté n’est rien d’autre que l’esprit
objectivé des sujets de l’État) (Kritik des Hegelschen Staatsrecht, remarque au § 279,
Marx-Engels Werke, Dietz Verlag Berlin, 1961, p. 225).
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1. « Le sujet et le pouvoir » (1982), rééd. in Dits et écrits 1954-1988, IV, 1994, p. 223.
2. « Foucault », in Dits et écrits 1954-1988, IV, 1994, p. 633 ; voir aussi « Qu’est-ce
qu’un auteur ? », Conférence à la Société française de philosophie, 22 février 1969, rééd.
avec la discussion in Dits et écrits, I, 789-821 (intervention de Lacan, p. 820).
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POST-SCRIPTUM
PREMIÈRE PARTIE
1. Le texte qui suit est, à quelques ajouts et corrections près, celui de ma communi-
cation lue à la Société française de philosophie le samedi 22 février 1992. Les notes
avaient été omises ou ont été ajoutées après coup. Première publication dans le Bulletin de
la Société française de philosophie, 86e année, no 3, juillet-septembre 1992.
2. Les deux auteurs de langue française qui – de façon non absolument indépendante
peut-être – approchent le plus près de cette reconnaissance sont certainement Jacques
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ABSENCE DU COGITO
Derrida et Jean-Luc Marion (voir mes notes ci-dessous). Une de leurs sources (car aucune
idée n’est absolument première…) est peut-être le Descartes de Paul Valéry (Les pages
immortelles de Descartes choisies et expliquées par Paul Valéry, Paris, Éditions Correa,
1941 ; cf. en particulier p. 34 sq.).
1. « Quelle erreur d’avoir dit le cogito… » (J.-L. Nancy, Ego sum, Aubier-
Flammarion, 1979, p. 33). Cette erreur, si c’en est une, est principalement due à Kant
(das Ich denke), mais sa généalogie remonte aux formulations d’Arnauld dans Des vraies
et des fausses idées (1683) (réédité dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue
française, Fayard, Paris, 1986).
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que c’est ce moi ou Ego qui supporte l’essentiel de l’argument. C’est lui
(moi), étant, existant, se (me) découvrant et donc se (me) pensant tel,
qui constitue le « point d’Archimède ». Petit problème cependant : Ego
en latin, moi en français ne fonctionnent pas tout à fait de la même
façon : moi, forme réfléchie, peut être considéré comme désignation du
sujet, Ego est ce sujet même. D’autre part il me semble qu’il faut aller
jusqu’au bout de l’insistance, comme Descartes lui-même : « Moi je
suis, moi j’existe » (ou : « je suis, moi, j’existe, moi » ce qui fera peut-
être mieux sentir sur quel mode, selon quel ton s’effectue la sortie du
néant fictif où risquait de nous plonger l’hypothèse du Malin génie, et
s’affirme mon existence contre cette négation supposée).
Esquissons alors un premier commentaire. Trois points retiendront
notre attention :
1) Descartes nous présente un « énoncé », c’est-à-dire une phrase
qu’il prononce lui-même (hoc pronuntiatum : mon énoncé, cet énoncé
que je profère maintenant) et dont il donne la formule exacte, quasi-
ment entre guillemets ; la vérité nécessaire ou certitude qualifie la pro-
nonciation ou profération de cet énoncé. Quoties a me profertur, vel
mente concipitur veut donc dire très exactement : chaque fois que je le
profère à haute voix ou mentalement, chaque fois qu’il s’énonce dans
mes paroles ou dans un discours intérieur ;
2) Comment comprenons-nous quoties ? Je ne vois aucune raison,
si nous n’anticipons pas sur ce que Descartes dira plus loin, de l’inter-
préter comme une restriction. Au contraire, c’est une généralisation :
cet énoncé n’est pas vrai seulement maintenant, il est instantanément
vrai aussi souvent qu’il sera proféré, ce qui est toujours en mon pou-
voir, je peux le répéter ad libitum et j’en reproduis ainsi indéfiniment
la certitude ponctuelle ;
3) Comment comprenons-nous la dualité sum, existo ? Question
capitale. Il est très peu satisfaisant de voir là un « pléonasme », ou une
variante rhétorique. Depuis le début des Meditationes, existere a signi-
fié l’existence réelle : être vraiment, être réellement, être pour ainsi dire
« dans le réel », par opposition à n’être qu’une fiction, être imaginaire.
Ego sum, ego existo signifie donc, au minimum : « je suis, je suis
vraiment, moi », je suis au sens de l’existence (réelle). Voilà pourquoi
d’ailleurs cette affirmation ne tardera pas à appeler la question de la
nature ou de l’essence, car qu’est-ce que penser une « existence » ou
une « réalité » quand on ne sait pas « de quoi » elle est l’existence ?
Toutefois nous ne pouvons en rester là : car si tel est bien le sens d’exis-
tere, à quoi bon alors le sum, pourquoi commencer par Ego sum ?
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QUI JE SUIS
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1. (AT 24) Nunquid ergo saltem ego aliquid sum ? « Ne suis-je donc pas, moi, à tout
le moins quelque chose ? » ; (AT 25) Haud dubie igitur ego etiam sum, si me fallit : « Il
n’y a donc pas de doute, moi aussi je suis, s’il me trompe » ; Nondum vero satis intelligo,
quisnam sim ego… : « Mais je ne comprends pas (ou je n’entends pas) encore assez qui je
suis donc… » ; deincepsque cavendum est ne forte quid aliud imprudenter assumam in
locum mei : « pour ne pas risquer de prendre imprudemment quelque chose d’autre pour
moi » (ou : afin de ne pas supposer imprudemment quelque autre chose à ma place) ;
quare jam denuo meditabor quidnam me olim esse crediderim : « C’est pourquoi je vais
maintenant à nouveau méditer ce que j’ai cru être autrefois » (MB) (« je considérerai
derechef ce que je croyais être » (L))…
2. « Opinion » dans laquelle on peut difficilement éviter d’entendre, avec H. Gouhier
(La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, 1962, p. 187), l’écho du début du Credo.
Avec le hoc corpus meum esse (AT 18), le « Satan épistémologique » (H. Gouhier, ibid.,
p. 119) du Malin Génie, et surtout la profession de foi « arithmétique » (comme eût dit le
Sganarelle de Molière) du paragraphe précédent, cette formulation fait partie du réseau
serré et, il faut bien le dire, très équivoque, car frisant le blasphème, des allusions
religieuses des Première et Deuxième Méditations. Cf. l’article de Mariafranca
Spallanzani, « Bis bina quatuor », Rivista di filosofia, vol. LXXXIII, n. 2, agosto 1991.
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1. (AT 25) quisnam sim ego ille, qui jam necessario sum ; (AT 27) Novi me existere ;
quaero quis sim ego ille quem novi ; (AT 29) Ex quibus equidem aliquanto melius incipio
nosse quisnam sim.
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(AT 27-28) Novi me existere ; quaero quis sim ego ille quem novi. Certissimum est
hujus sic praecise sumpti notitiam non pendere ab iis…
Traduction Luynes : « J’ai reconnu que j’étais, et je cherche quel je suis, moi que j’ai
reconnu être. Or il est très certain que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi
précisément prise, ne dépend point des choses »
Traduction Beyssade : « J’ai reconnu que j’existe ; je cherche ce que je suis, moi, ce
moi que j’ai reconnu. Il est tout à fait certain que la connaissance de cet être considéré
dans ces limites précises ne dépend pas des choses »
1. Tour repris par Ovide, Amours, II, 1 : Hoc quoque composui Paelignis natus
aquosis, / Ille ego nequitiae Naso poeta meae… et Tristes, IV, 10 : Ille ego qui fuerim,
tenerorum lusor amorum, / Quem legis, ut noris, accipe, posteritas (…) Editus hic ego
sum, nec non, ut tempora noris, / Cum cecidit fato consul uterque pari… Je dois ces
références à M. Bardin, à l’occasion du séminaire d’Histoire du Matérialisme de
l’Université de Paris I dirigé par Olivier Bloch, et à mon ami Gabriel Albiac. Je remercie
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nous le savons, a lu Virgile) a écrit ici quelque chose comme « qui suis-je
moi ce lui qui suis maintenant nécessairement ? » Et nous comprenons
parfaitement, même si nous ne pouvons pas vraiment traduire.
MODÈLE THÉOPHANIQUE
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pas l’homme (Moïse) qui dit sum qui sum (dans la traduction latine
traditionnelle), c’est « Dieu », ou plutôt c’est en disant sum qui sum
que, selon le récit traditionnel, censé rapporter celui de Moïse lui-
même, il communique son Nom divin, que donc il se communique
comme Dieu par son Nom, ou comme le Dieu qui est un Nom. Mais en
se communiquant ainsi aussi il se dérobe : avant de devenir impronon-
çable, ce Nom est inintelligible, du moins il est énigme. Mon objet n’est
pas ici de reprendre les questions posées par l’interprétation de l’origine
et des usages de cette expression, mais seulement de vérifier que le
texte cartésien est bien inexplicable, dans sa lettre même, en dehors de
cette référence, et d’étudier quelques-uns des effets qu’elle y produit.
Étienne Gilson en a fait, on le sait, le point de départ d’une « métaphy-
sique de l’Exode », elle-même orientée vers la double démonstration
qu’une ontologie originale serait ici engagée, et que, par voie de consé-
quence, une philosophie chrétienne est possible et même nécessaire 1.
Nous allons voir que, dans le contexte cartésien, les effets de la répéti-
tion de cet énoncé par définition fondateur dans le champ du sacré
judéo-chrétien, sont assez différents, et même quasiment antinomiques.
Ce qui est sans doute encore une façon de rendre la confrontation
inévitable.
Revenons en arrière et récapitulons. Si la structure du sum qui sum
est bien présente dans la question posée par Descartes aussitôt après le
pronuntiatum dont il souligne lui-même la fonction de première vérité
nécessaire, cela ne veut pas dire que Descartes « se prend pour Dieu »,
je vais y revenir. C’est même en un sens exactement l’inverse : c’est un
moment dans une progression réflexive qui devra finalement rendre
une telle confusion absolument impensable, mais pour des raisons
malaisément rendu en français par « Je suis celui qui suis », « je suis celui qui est », « je
suis qui je suis », etc., ne sont pas ici mon objet. Cf. notamment A. Caquot, « Les énigmes
d’un hémistiche biblique », Dieu et l’Être, Exégèses d’Exode 3,14 et de Coran 20, 11-24,
Présentation par Paul Vignaux, Études augustiniennes, Paris, 1978, p. 17-26 ; G. Madec,
« “Ego sum qui sum” de Tertullien à Jérôme », ibid., p. 121-139. Soyons toutefois
attentifs à la façon dont, dans ce dialogue fictif, circulent l’eccéité (« Me voici ! »,
« C’est moi ») et la question « Qui suis-je ? » (en sorte que la « réponse » de Yahvé,
interprétable comme la fourniture d’un nom propre, pourrait aussi apparaître comme une
façon de retourner sa question à Moïse). Entre autres utilisateurs, L. Althusser avait
naguère, on s’en souvient, renvoyé à ce texte comme au modèle de toute « interpellation
de l’individu en sujet » (« Idéologie et appareils idéologiques d’État », in Positions,
Éditions Sociales, 1976).
1. Cf., en dernier lieu, É. Gilson, Constantes philosophiques de l’Être (Vrin, 1983),
chap. VII et VIII. Voir aussi la discussion de S. Breton, Libres commentaires, Éditions du
Cerf, 1990, chap. IV.
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1. « Jésus leur redit encore : “Je m’en vais : vous me chercherez et néanmoins vous
mourrez dans votre péché. Là où je vais vous ne pouvez aller (…) Vous êtes d’en bas, moi
je suis d’en haut ; vous êtes de ce monde, moi je ne suis pas de ce monde. C’est pourquoi
je vous ai dit que vous mourrez dans vos péchés. Si en effet vous ne croyez pas que Je
Suis, vous mourrez dans vos péchés” (Dixi ergo vobis quia moriemini in peccatis vestris ;
si enim non credideritis quia ego sum, moriemini in peccatis vestris). Ils dirent alors :
“Toi, qui es-tu ?” (Tu quis es ?) Jésus leur répondit : “Ce que je ne cesse de vous dire
depuis le commencement (…) celui qui m’a envoyé est véridique et ce que j’ai entendu
auprès de lui, c’est cela que je déclare au monde.” Ils ne comprirent pas qu’il leur avait
parlé du Père. Jésus leur dit alors : “Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’Homme, vous
connaîtrez que ‘Je Suis’ et que je ne fais rien de moi-même (Cum exaltaveritis Filium
hominis, tunc cognoscetis qiua ego sum et a meipso facio nihil) : je dis ce que le Père m’a
enseigné. Celui qui m’a envoyé est avec moi : il ne m’a pas laissé seul…” Alors qu’il
parlait ainsi, beaucoup crurent en lui (…) Ils lui répliquèrent : “Nous sommes la
descendance d’Abraham (…) nous savons maintenant que tu es un possédé ! (…) Pour
qui te prends-tu donc ?” Jésus leur répondit : “C’est mon Père qui me glorifie, lui dont
vous affirmez qu’il est votre Dieu. Vous ne l’avez pas connu tandis que moi je le connais.
Si je disais que je ne le connais pas, je serais, tout comme vous, un menteur ; mais je le
connais et je garde sa parole. Abraham votre père, a exulté dans l’espoir de voir mon
Jour : il l’a vu et il a été transporté de joie.” Sur quoi les Juifs lui dirent : “Tu n’as même
pas cinquante ans et tu as vu Abraham !” Jésus leur répondit : “En vérité, en vérité je vous
le dis, avant qu’Abraham fût, Je Suis (Amen, amen dico vobis : Antequam Abraham fieret,
ego sum).” Alors ils ramassèrent des pierres pour les lancer contre lui, mais Jésus se
déroba et sortit du Temple. » (J’interpole le latin de la Vulgate.)
Ici encore, mon objet n’est pas d’interpréter ce texte. Je note simplement l’insistance
de l’opposition entre la fiction d’un Dieu qui serait « menteur » et l’attestation de Dieu
véridique, étroitement associée à la reprise du « nom » Je suis.
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*
Nous pouvons maintenant dresser un bilan provisoire de notre lec-
ture. Partis de la singularité du texte des Méditations, des effets de style
et des difficultés de traduction qu’il comporte, nous avons constaté que
le chemin d’écriture de la méditation recoupe, en ce point que Descartes
désigne comme la première vérité ou le « premier principe » de sa philo-
sophie, comme le point même de la certitude, une chaîne signifiante
venue des origines mêmes de la tradition théologique : précisément la
chaîne des transformations et des déplacements de l’énoncé attribué à
Dieu (attribuable à Dieu seulement, et par lequel il se désigne – si tant
1. Je laisse aux théologiens le soin de nous expliquer ici que ces deux « personnes »
ne peuvent être liées entre elles que par le moyen d’une « troisième », l’Esprit qui leur est
consubstantiel, et de se demander quel rapport il entretient avec ce qui va surgir
incessamment comme mens, res cogitans. La question des rapports de la pensée
cartésienne avec la théologie trinitaire, qui ressurgira nécessairement à l’occasion du
débat sur la « similitude » de la substance finie et de la substance infinie, est hors du
champ de cet exposé.
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est qu’il puisse se désigner), énoncé auquel d’un point de vue théolo-
gique, est suspendue toute révélation, toute croyance et donc toute certi-
tude. En écrivant les Meditationes, en passant du doute à l’affirmation
d’existence, puis de l’affirmation d’existence à la question d’identité,
avant de passer de celle-ci à la question d’essence, Descartes remonte en
quelque sorte cette chaîne, il la parcourt en sens inverse, en direction de
ce qui est considéré comme sa source. À partir de là, sans doute, plu-
sieurs voies seraient possibles pour nous.
Nous pourrions nous installer dans cette chaîne, la suivre d’âge en
âge, essayer de la compléter de ses maillons manquants, tenter de situer
la place singulière que Descartes, parmi d’autres – philosophes et non
philosophes – y occupe, et les effets qu’y produit historiquement sa
présence, ou si l’on veut son intervention. Cette chaîne en effet s’insti-
tue à partir d’une répétition initiale : celle qui lie les deux hapax, le
sum qui sum de l’Ancien Testament et le Ego sum du Nouveau Testa-
ment. Seule cette répétition permet de considérer, d’un côté, la théo-
phanie du Buisson ardent comme une annonciation du Messie, et de
l’autre la parole de Jésus, Ego sum via, et veritas et vita (Jn, 14, 6), en
abrégé Ego sum, comme la « première vérité » pour la tradition théolo-
gique, comme le fait par exemple Saint Thomas dans la Somme théolo-
gique, Quaest. XVI De veritate (art. 5 : Dieu est-il la vérité ?).
« Entre » l’énoncé évangélique et le texte de Descartes s’intercalent
nécessairement bien d’autres « répétitions », sans qu’il soit nécessaire
de supposer qu’il les ait toutes connues, ni même qu’il en ait connu
une seule, puisqu’il ne s’agit pas ici de citation, mais du retour objectif
d’un énoncé. Celles de Saint Augustin (inventeur putatif du cogito, ce
qui pose un problème tout à fait différent) et de Maître Eckhart (inven-
teur de la Ichheit, promise à un bel avenir philosophique) mériteraient
sans doute un sort particulier. Mais je parle ici de ce que je ne connais
pas, sinon fragmentairement et de seconde main.
Non moins importante serait évidemment la suite des répétitions
postérieures à Descartes, qu’elles soient spéculatives, blasphématoires
ou parodiques (ou tout cela à la fois) : ainsi la répétition par Voltaire
(« Je suis corps et je pense, je n’en sais pas davantage »), la répétition
par Fichte (Ich gleich Ich, à lire comme Ich bin Ich), la répétition par
Stirner (« Je baserai donc ma cause sur Moi : aussi bien que Dieu, je
suis la négation de tout le reste, je suis l’Unique »), la répétition par
Freiligrath redite par Rosa Luxemburg (« J’étais, je suis, je serai »), les
répétitions par Nietzsche (« Ich bin kein Mensch, ich bin Dynamit »,
dans un livre intitulé Ecce Homo), la répétition par Rimbaud (« Je est
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un autre »), la répétition par Freud (« Wo Es war, soll Ich werden »), la
répétition par Poe, Mallarmé et Bataille (« Je suis mort »), la répétition
par Lacan (« Moi, la vérité, je parle »), etc. On voit que sont parodiques
notamment celles qui font intervenir le nom « Dieu » ou quelque Nom
Divin. Mais la grande question est de savoir si l’« intervention » de
Descartes ne marquerait pas ici un point d’inflexion décisif, de part et
d’autre duquel le sens et le mode même de répétition ne peuvent plus
être les mêmes, l’effet d’antinomie d’une telle répétition inversant en
quelque sorte ses batteries. Pour répondre à une question de ce genre, il
nous manque ici manifestement des éléments essentiels.
Une autre ligne d’enquête consisterait à nous demander quels sont
les commentaires ou les lectures de Descartes, jusqu’à l’époque contem-
poraine incluse, dans lesquels, méconnue comme telle, la référence des
Méditationes au texte sacré n’en a pas moins été obliquement prise en
compte. Je n’en donnerai qu’un seul exemple, évidemment privilégié
puisqu’il confirme indirectement le bien-fondé de la question que nous
cherchons ici à poser. Dans une récente contribution au volume du
Centre d’Études des Religions du Livre intitulé Celui qui est, Interpré-
tations juives et chrétiennes d’Exode 3, 14 1, Madame G. Rodis-Lewis
étudie la critique de Descartes par Malebranche, et elle montre que la
rupture entre le point de vue de la raison incréée, du second, et le point
de vue du premier, celui de la finitude des esprits créés, se marque par la
substitution de l’auto-définition de Dieu comme « Celui qui est », avec
référence à Exode 3, 14, au cogito dans la fonction de première vérité, et
la transformation corrélative des preuves de l’existence de Dieu. Mais
faut-il s’étonner que le sum qui sum (dans l’une des traductions en
usage) vienne à la place du cogito (ou de ce qu’on nomme ainsi), s’il y
était déjà en réalité présent ? Ne faut-il pas dire plutôt qu’il y revient 2 ?
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1. L’exposition la plus récente, qui est aussi la plus impressionnante par son ampleur
et sa subtilité, d’une telle interprétation est bien entendu l’analyse des « deux paroles sur
l’être de l’étant » et de l’« onto-théologie redoublée » de Descartes proposée par J.-
L. Marion dans Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, Paris, 1986. Je ne puis
ici m’engager sur cette voie puisque je m’en tiens à Ego sum, ego existo, alors que, pour
Marion, la « première parole » est cogitatio (la seconde étant causa).
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(AT 52) … Totaque vis argumenti in eo est quod agnoscam fieri non posse
ut existam talis naturae qualis sum, nempe ideam Dei in me habens, nisi
revera Deus etiam existeret, Deus, inquam, ille idem cujus idea in me
est… : « Toute la force de l’argument consiste en ce que je reconnais qu’il
ne serait pas possible que j’existe avec une nature telle que je suis, à savoir
en ayant l’idée de Dieu, si effectivement Dieu n’existait (lui) aussi, Dieu,
dis-je, lui-même dont l’idée est en moi… »
Ces formules sans ambiguïté ne résolvent-elles pas très simplement
la question si controversée de savoir pourquoi Descartes a, comme on
dit, commencé par proposer une preuve a posteriori de l’existence de
Dieu, variante « auto-référentielle » de la preuve classique a contingen-
tia mundi 1, « avant » d’en proposer une preuve a priori, qui est sa
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quicquam mihi deesset ; omnes enim perfectiones quarum aliqua idea in me est, mihi
dedissem, atque ita ipsemet Deus essem. Dans la quatrième (AT 54) il reprend cette idée
et écrit encore plus clairement : « je ne suis pas moi-même l’être suprême » : … ut,
quatenus a summo ente sum creatus, nihil quidem in me sit, per quod fallar aut in
errorem inducar, sed quatenus etiam quodammodo de nihilo, sive de non ente, participo,
hoc est quatenus non sum ipse summum ens, desunt mihi quam plurima… On comprend
alors, rétrospectivement, que la question ne pouvait pas ne pas se poser.
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1. majus illud : « cette Plus Grande Chose », ou « cela, qui est plus » (trad. M.B.), écrit
Descartes dans le même remarquable passage de la Troisième Méditation (AT 48) où il
marque que lui-même, Ego, ne saurait être Dieu.
2. Dans les Méditations. Ce qui n’est pas à dire qu’en général Descartes ignore le
problème d’« autrui », en tant que problème de l’autre homme (ou femme), ni même qu’il
n’y ait pas un chemin, passant par le dialogue, qui conduise de l’Ego sum, ego existo de la
Deuxième Méditation jusqu’au philosophe de l’amour qui, dans la Lettre à Chanut du
1er février 1647, s’écrie avec Virgile : Me, me, adsum qui feci… Jean-Marie Beyssade, qui
commente merveilleusement ces textes dans son Introduction à la Correspondance de
Descartes avec Elisabeth (Garnier-Flammarion, Paris, 1989) parle cependant d’un
« extraordinaire contraste » (p. 34).
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(ego etiam sum, AT 24-25), dès lors que (si fas est dicere…) on pose
une toute-puissance capable de me tromper, Dieu ou démon, et de la
troisième, qui montre que lui aussi (c’est-à-dire Dieu) il existe, dès lors
qu’on pose que j’ai en moi (même si, absolument parlant, je ne la
« comprends » pas) l’idée claire de l’infini ou de la toute-puissance. Si
Dieu, ou plutôt le malin génie, est et me trompe, càd d’une certaine
façon me pense, alors il faut nécessairement que moi aussi je sois ; son
existence hypothétique implique la mienne, réelle. Mais si je suis, et
que j’aie en moi l’idée de Dieu comme être infini, càd que je le pense,
alors il faut nécessairement que lui aussi il soit, comme une autre sub-
stance individuelle. Mon existence réelle implique la sienne, également
réelle. Pas plus que ce tout-puissant trompeur hypothétique ne peut
feindre que je n’existe pas, pas davantage je ne peux me tromper en
feignant que Dieu n’existe pas autrement que moi, ou qu’en ce sens je
sois lui.
De cette dissymétrie substantielle dans la symétrie formelle, nous
connaissons bien les conséquences : c’est la dépendance de mon exis-
tence et de ma pensée par rapport à celles de Dieu, dépendance non
pas externe mais interne, par rapport à un Autre à qui ou à quoi je suis
immédiatement uni, puisque je le trouve représenté en moi et qu’il agit
en moi à chaque instant. Nous en connaissons aussi les difficultés,
d’ailleurs étroitement liées entre elles : difficulté de penser ma ressem-
blance avec l’autre chose pensante qui diffère de moi comme l’infini
de la finitude, difficulté de penser ma liberté de décision (comme tra-
duit excellemment M. Beyssade) non pas comme une exception à cette
dépendance, mais comme sa réalité et sa réalisation même. C’est toute
la question de la « marque ». Mais il vaut la peine avant de conclure
d’en faire observer un aspect très étroitement lié à la thématique du
pronuntiatum, et qui sans doute en délivre finalement le sens.
Une fois que Descartes aura montré que Dieu existe (lui) aussi, une
fois qu’il aura interprété cette démonstration comme la garantie que
Dieu n’est pas trompeur, une fois qu’il aura enfin produit le corollaire
de cette thèse sous la forme : ce n’est pas Dieu qui me trompe, mais
moi-même, dans la mise en œuvre de ma volonté elle aussi infinie, et
par conséquent il est toujours en mon pouvoir de décider de ne pas me
tromper, au moins par abstention du jugement, il pourra enfin passer à
la conception claire et distincte du lien nécessaire qui unit l’esse de
Dieu, ou son essence, et son existere, ou son existence. On se souvient
qu’il y verra la même indissolubilité, la même implication logique
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IIe qu’on ne peut plus, désormais, penser ce dernier autrement que dans la récurrence de
celui-là, exclut à son tour l’Ego du nœud de l’esse et de l’existere.
1. Je mets « finie » entre guillemets, car je soupçonne que nous avons affaire ici à un
véritable cercle : dans son fond, le concept cartésien de la finitude de la pensée (ou de la
« chose pensante ») ne dérive pas d’une catégorie transcendantale de finitude (commune à
la pensée et à la non-pensée) ; ne se définirait-il pas justement par l’énonciation en
première personne (je doute, je suis, j’existe, je pense, j’imagine, je me trompe,
j’écris…) ? La « différence ontologique » de l’être pensant fini et de l’être pensant infini,
dans l’étonnante ambivalence de son énonciation, ne reposerait-elle pas avant tout sur ce
paradoxe : poser le moins d’être comme un plus de dire ? Qu’est-ce qui est « comme
quelque chose d’intermédiaire entre Dieu et le néant », sinon : je dis (que) je suis, je suis
disant je suis (toutes les fois que je le dis) ?
[On se reportera ici pour comparaison aux analyses de J. Derrida dans La voix et le
phénomène (p. 59 sq., p. 105 sq.) que, comme de juste, je retrouve après coup :
« L’apparaître du je à lui-même dans le je suis est donc originairement rapport à sa propre
disparition possible. Je suis veut donc dire originairement je suis mortel. Je suis immortel
est une proposition impossible. On peut donc aller plus loin : en tant que langage, « Je suis
celui qui suis » est l’aveu d’un mortel (…) L’idéalité de la Bedeutung a ici une valeur
structurellement testamentaire (…) L’énoncé « je suis vivant » s’accompagne de mon être-
mort et sa possibilité requiert la possibilité que je sois mort ; et inversement. Ce n’est pas
là une histoire extraordinaire de Poe, mais l’histoire ordinaire du langage… »]
2. (AT 53) « Et à présent il me semble voir un chemin (aliquam viam) conduisant de
cette contemplation du vrai Dieu (ab ista contemplatione veri Dei)… à la connaissance de
toutes les autres choses » ; (AT 71) « Ainsi je vois manifestement que la certitude et la
vérité de toute science dépendent de la seule connaissance du vrai Dieu (ab una veri Dei
cognitione pendere)… »
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1. On voit ici à la fois la proximité et l’incompatibilité avec Spinoza, lequel écrit dans
le Tractatus theologico-politicus (chap. I) : « Car il semble bien contraire à la raison de
poser qu’une chose créée, dépendant de Dieu de la même manière que toutes les autres,
ait pu exprimer en actes ou en paroles l’essence ou l’existence de Dieu, ou l’expliquer par
sa propre personne (per suam personam). À savoir en disant, à la première personne :
C’est moi qui suis Jehovah ton Dieu, etc. (Nempe dicendo in prima persona, Ego sum
Jehovah Deus tuus etc.) Certes, quand quelqu’un dit par la bouche : C’est moi qui ai
connu (Ego intellexi), personne ne pense que ce soit la bouche de l’homme disant cela qui
a « connu », mais on pense que c’est son esprit. Toutefois, parce que la bouche renvoie à
la nature de l’homme qui parle ainsi, et que celui à qui ces paroles sont adressées connaît
déjà la nature de l’intelligence, il reconnaît facilement l’esprit de l’homme qui les profère,
par comparaison avec le sien. Mais ceux qui de Dieu n’avaient jusque-là rien connu, que
son nom, et qui désiraient lui parler pour acquérir la certitude de son existence (ipsum
alloqui cupiebant, ut de Ejus Existentia certi fierent), je ne vois pas comment leur
demande a pu être satisfaite par une créature (laquelle ne renvoie pas plus à Dieu
qu’aucune autre chose créée, et n’appartient pas à la nature de Dieu) et qui aurait dit : Je
suis Dieu (per creaturam… quae diceret : Ego sum Deus). Je vous le demande, si Dieu
avait tordu les lèvres de Moïse, que dis-je de Moïse ? d’une bête quelconque, pour leur
faire proférer ces paroles et leur faire dire Je suis Dieu, auraient-ils par là entendu ce
qu’est l’existence de Dieu (si Deus labia Mosis… contorsisset ad eadem pronuntiandum,
et dicendum, Ego sum Deus, an inde Dei existentiam intelligerent) ? Et pourtant toute
l’Écriture semble attester que Dieu a parlé en personne (Deum ipsum locutum fuisse)… »
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blesse » humaines), je puis dire Ego, ego sum, et d’une certaine façon,
oblique et implicite, ou simplement virtuelle, sum qui sum. Je ne suis
évidemment pas seul au monde : mais « au monde » (c’est-à-dire en
son sein, ou le transcendant, dans une remarquable neutralisation de
cette alternative), qui que je sois d’ailleurs, je suis seul, je suis l’unique
« Je ».
Si nous nous autorisions donc un langage hautement métaphorique,
et dangereusement anthropomorphique, nous pourrions conclure de
cela qu’au bout du compte Descartes a enlevé, nié de Dieu l’Ego, l’ego
sum, le sum qui sum, bref ce qu’en termes modernes on a pris l’habi-
tude de désigner comme la subjectivité. Je suis un « sujet », mais Dieu
n’en est pas un. Donc je suis le sujet, ce qui ne veut pas dire, et pour
cause, que je sois la substance. Ego ille, moi ou « le moi » se dresse
ainsi d’une certaine façon en face de Dieu (comme son autre), dans sa
dépendance même, et dans sa dépendance absolue. Hier stehe ich, ich
kann nicht anders… Ou bien n’est-ce que pour nous, lisant aujourd’hui
Descartes, qu’une telle représentation a un sens ?
Notons toutefois à nouveau la subtile ambivalence de cette implica-
tion. La façon la plus faible, la plus contradictoire de l’entendre, si je
me suis bien expliqué, consisterait à penser que le « sujet », a fortiori :
l’homme, s’est approprié chez Descartes une marque de la vérité que la
tradition théologique avait identifiée à Dieu, en la ramenant en quelque
sorte « du ciel sur la terre », ou de l’éternité dans le temps 1. La façon
qui me semble la plus satisfaisante consiste à dire au contraire : dans
cette marque de vérité, dans cet énoncé sacralisé, qu’on a voulu charger
d’un effet de révélation, il n’y a au fond rien de plus que la vérité
indubitable, mais quotidienne (quoties…), et que je serais tenté de dire
quelconque, d’une profération ou, si l’on veut, d’une « performation » à
la portée de n’importe quel Ego qui s’énonce comme tel, en faisant
référence à son être propre. Descartes, ou le Descartes des Méditations,
est un « humaniste » sans doute, un philosophe de l’autonomie de la
liberté humaine (qu’il appelle « suffisance ») et de la bonté essentielle
de la nature humaine (étranger, comme on l’a souvent fait remarquer, à
toute préoccupation du « péché ») d’une extrême radicalité : il l’est, si
j’ose dire, par définition, et dans son antagonisme avec tout ce que,
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« MY SELF », « MY OWN »
VARIATIONS SUR LOCKE 1
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dans cette langue européenne et nulle autre, sous la plume d’un des
grands philosophes du XVIIe siècle, avait été inventée (en même temps
que la catégorie moderne de la « conscience ») l’équivalence terminolo-
gique fondant une théorie de l’identité personnelle, désormais considé-
rée et discutée comme classique : self et own, donc aussi « myself »
et « my own » : « moi-même » et « moi seul », ou « ce qui n’est qu’à
moi » 1. J’avais écrit et publié (en France…) une erreur manifeste, dont
il m’a fallu quelque temps pour me rendre compte. Je crois en avoir
appris cependant quelque chose de neuf, qui se pourrait partager.
L’INTRADUISIBLE LOCKIEN
1. Je regrette de devoir ici laisser de côté les questions voisines posées par le
néologisme allemand que forge Heidegger : Jemeinigkeit, dont il fait la pierre d’angle
des analyses phénoménologiques de Sein und Zeit (1927). Ce qui serait intéressant ici, ce
n’est pas seulement ce terme, introduit au § 9 de Sein und Zeit, et « traduit » tantôt de
façon incomplète comme « mienneté », tantôt de façon abstraite comme « insubstituabi-
lité », ou encore paraphrasé comme « le fait d’être à chaque instant le mien », qui
caractériserait le Dasein. Mais c’est le fait que Heidegger en neutralise immédiatement
la construction par la thèse selon laquelle « l’adresse de cet étant doit toujours… énoncer
en même temps un pronom personnel : Ich bin, Du bist… » comme si la différence du
« Je » et du « Tu » était inessentielle (alors qu’elle vient d’être évoquée dans le mein). Tout
ceci inscrit en tout cas complètement Heidegger dans l’histoire de ce qu’on a pu appeler
« l’individualisme possessif », sur laquelle je vais revenir.
2. Le Vocabulaire européen des philosophies a paru, sous la direction de B. Cassin,
aux Éditions du Seuil-Le Robert (Paris, 2004). Il fait aujourd’hui à son tour l’objet de
traductions (qui sont, inévitablement, des adaptations) en cours dans une série de langues,
allant de l’arabe et du persan au russe en passant par l’anglais. J’ai moi-même rédigé dans
le Vocabulaire les articles « conscience », « âme-esprit », « sujet » (en collaboration avec
B. Cassin et A. de Libera), « Je-Moi-Soi », « praxis », « agency » (en collaboration avec
S. Laugier), dont le contenu recoupe ou développe sur plusieurs points le présent exposé.
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Property … » (Même si la terre et toutes les créatures inférieures sont communes à tous
les hommes, reste que tout homme a une propriété de sa propre personne, et que sur elle
personne n’a aucun droit que lui-même. Le travail de son corps et l’œuvre de ses mains,
nous pouvons bien le dire, sont proprement siens. En conséquence toute chose qu’il retire
de l’état dans lequel la nature l’avait mise et laissée, en lui mêlant son travail et lui
combinant ainsi quelque chose qui est à lui, il en fait par là-même sa propriété…)
§ 44 : « Man (by being Master of himself, and Proprietor of his own Person, and the
actions or Labour of it) had still in himself the great Foundation of Property ; and that
which made up the great part of what he applied to the Support or Comfort of his being
(…) was perfectly his own, and did not belong in common to others… » (L’homme – en
tant que maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne, et des actions ou du
travail de celle-ci – n’en avait pas moins en lui-même le grand fondement de la propriété ;
de sorte que tout ce qui formait, pour l’essentiel, le moyen appliqué à la subsistance et à
l’aisance de son existence (…) était parfaitement sien, et n’appartenait pas aussi en
commun à tous les autres…)
§§ 193-194 : « The nature whereof is, that without a Man’s own consent [his Property]
cannot be taken from him (…) Their Persons are free by a Native Right, and their
properties, be they more or less, are their own, and at their own dispose (…) or else it is
no property » (… dont la nature est que, sans le propre consentement d’un homme, sa
propriété ne peut lui être enlevée… Leurs personnes sont libres par un droit naturel, et
leurs propriétés, quelle qu’en soit la grandeur, sont à eux, et à leur disposition exclusive…
sinon il n’y a pas de propriété).
Pour que la terminologie de ces textes soit cohérente avec celle de l’Essay, il faut
supposer qu’il y a présupposition réciproque entre la théorie de l’identité personnelle, qui
se fonde sur la continuité intérieure de la conscience, et celle de la propriété de soi-même,
qui se fonde sur l’autonomie matérielle acquise dans le travail. Il faut, me semble-t-il,
aller jusqu’à l’idée d’un « doublet anthropologique » de la conscience et du travail, qui
rend inutile toute référence à une union substantielle du corps et de l’esprit, parce qu’il est
immanent à la sphère de l’action, et non attaché à la représentation d’un substrat.
1. Crawford Brough Macpherson : The Political Theory of Possessive Individualism.
Hobbes to Locke, Oxford University Press, 1962 (traduction française : La théorie
politique de l’individualisme possessif, trad. fr., Gallimard, 1971). Je pense que c’est
Macpherson qui a introduit en anglais le néologisme « self-ownership » pour remplacer la
formule plus « archaïque » de Locke, proprietor in one’s person. Ce néologisme a été
ensuite repris par toute la philosophie analytique « de droite » et « de gauche » : Robert
Nozick, Carole Pateman, Gerald A. Cohen… Voir mon essai : « Le renversement de
l’individualisme possessif », in La propriété : le propre, l’appropriation, ouvrage coor-
donné par Hervé Guineret et Arnaud Milanese, Ellipses, 2004 (rééd. in E.B., La
proposition de l’égaliberté, cit.).
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1. C’est ce que soutenait Jean-Paul Sartre d’un point de vue phénoménologique dans
« La transcendance de l’Ego » (La transcendance de l’Ego et autres textes, introd. par
V. de Coorebyter, Vrin éditeur, Paris, 2003).
2. À ces considérations relevant de l’histoire de l’enseignement philosophique en
France, je dois apporter aussitôt un correctif : c’est à un cours extraordinaire, professé à la
Sorbonne en 1960-61 par Georges Canguilhem et consacré aux « Origines de la psycho-
logie scientifique » que je dois la première idée de « l’invention de la conscience » par
Locke, en-deçà des distinctions ultérieures entre points de vue « psychologique » et
« transcendantal », auxquelles conduisent les débats philosophiques du XVIIIe siècle.
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IDENTITÉ/PROPRIÉTÉ
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“Let any one reflect upon himself, and conclude that he has in himself an
immaterial spirit, which is that which thinks in him, and, in the constant
change of his body keeps him the same : and is that which he calls
himself : let him also suppose it to be the same soul that was in Nestor or
Thersites, at the siege of Troy, (…), which it may have been, as well as it
is now the soul of any other man : but he now having no consciousness of
any of the actions either of Nestor or Thersites, does or can he conceive
himself the same person with either of them ? Can he be concerned in
either of their actions ? attribute them to himself, or think them his own,
more than the actions of any other men that ever existed ?” 1
Le second est dans le même chapitre, aux §§ 17 et 18, qui pour-
suivent la même discussion en passant de l’identité à la responsabilité
des actions :
“(17) Self is that conscious thinking thing (…) which is sensible or
conscious of pleasure and pain, capable of happiness or misery, and so is
concerned for itself, as far as that consciousness extends. Thus every one
finds that, whilst comprehended under that consciousness, the little finger
is as much a part of himself as what is most so. Upon separation of this
little finger, should this consciousness go along with the little finger, and
leave the rest of the body, it is evident the little finger would be the person,
the same person ; and self then would have nothing to do with the rest of
the body (…) That with which the consciousness of this present thinking
thing can join itself, makes the same person, and is one self with it, and
with nothing else ; and so attributes to itself, and owns all the actions of
that thing, as its own, as far as that consciousness reaches, and no further ;
as every one who reflects will perceive. (18) In this personal identity is
founded all the right and justice of reward and punishment ; happiness and
misery being that for which every one is concerned for himself, and not
mattering what becomes of any substance, not joined to, or affected with
that consciousness. For, as it is evident in the instance I gave but now, if
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the consciousness went along with the little finger when it was cut off, that
would be the same self which was concerned for the whole body
yesterday, as making part of itself, whose actions then it cannot but
admit as its own now. Though, if the same body should still live, and
immediately from the separation of the little finger have its own peculiar
consciousness, whereof the little finger knew nothing, it would not at all
be concerned for it, as a part of itself, or could own any of its actions, or
have any of them imputed to him.” 1
Le troisième figure aux §§ 23-24, où le « critère de Locke » permet
de critiquer radicalement les ontologies substantialistes :
“(…) So that self is not determined by identity or diversity of substance,
which it cannot be sure of, but only by identity of consciousness. (24)
Indeed it may conceive the substance whereof it is now made up to have
existed formerly, united in the same conscious being : but, consciousness
removed, that substance is no more it self, or makes no more a part of it,
than any other substance ; as is evident in the instance we have already
given of a limb cut off (…) In like manner it will be in reference to any
immaterial substance, which is void of that consciousness whereby I am
1. « § 17. [Le Soi dépend de la conscience] Soi est cette chose qui pense consciente
(de quelque substance, spirituelle ou matérielle, simple ou composée, qu’elle soit faite,
peu importe) qui est sensible, ou consciente du plaisir et de la douleur, capable de
bonheur et de malheur, et qui dès lors se soucie de soi dans toute la mesure où s’étend
cette conscience. Chacun trouve ainsi que son petit doigt, tant qu’il entre dans cette
conscience, est une partie de soi autant que ce qui lui est le plus essentiel. Ce petit doigt
étant amputé, si la conscience s’en allait avec lui et se séparait du reste du corps, il est
clair que c’est le petit doigt qui serait la personne, la même personne ; et soi n’aurait alors
rien à voir avec le reste du corps. De même que dans ce cas c’est la conscience qui
accompagne la substance, lorsqu’une partie est séparée d’une autre, qui fait la même
personne, et constitue ce soi indivisible, de même en va-t-il par rapport à des substances
éloignées dans le temps. Celle avec qui peut se joindre la conscience de la chose pensante
actuelle fait la même personne, elle forme un seul soi avec elle, et avec rien d’autre ; elle
s’attribue ainsi et avoue toutes les actions de cette chose, qui n’appartiennent qu’à elle
seule aussi loin que s’étend cette conscience (mais pas plus loin), comme le comprendra
quiconque y pensera.
« § 18. [Objet de récompense et de châtiment] C’est dans cette identité personnelle que
se fondent tout le droit et toute la justice de la récompense et du châtiment, c’est-à-dire du
bonheur et du malheur dont chacun se soucie pour lui-même, indépendamment de ce qui
peut advenir à toute substance qui ne serait pas unie à cette conscience, ou affectée en
même temps qu’elle. Car, comme il apparaissait clairement dans l’exemple que je donnais
à l’instant, si la conscience s’en allait avec le petit doigt quand il a été coupé, ce serait le
même soi qui hier se souciait du corps tout entier et le considérait comme faisant partie de
soi, et dont il lui faudrait bien admettre alors que les actions sont maintenant les siennes.
Tandis que si le même corps étant toujours en vie acquérait sa conscience à lui aussitôt
après la séparation du petit doigt, dont celui-ci ne saurait rien, il ne s’en soucierait plus, ne
verrait pas en lui une partie de soi, ne pourrait faire siennes aucune de ses actions ni se les
voir imputer. » (Ibid., p. 165.)
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my self to my self : if there be any part of its existence which I cannot upon
recollection join with that present consciousness whereby I am now my
self, it is, in that part of its existence, no more my self than any other
immaterial being. For, whatsoever any substance has thought or done,
which I cannot recollect, and by my consciousness make my own thought
and action, it will no more belong to me, whether a part of me thought or
did it, than if it had been thought or done by any other immaterial being
anywhere existing.” 1
Enfin, il convient de prendre en considération le § 26, où la ques-
tion du « soi » est replacée dans le contexte de la jurisprudence (« Per-
son a forensic term », un terme de barreau comme traduit Coste) :
“Person, as I take it, is the name for this self. Wherever a man finds what
he calls himself, there, I think, another may say is the same person. It is a
forensic term, appropriating actions and their merit ; and so belongs only
to intelligent agents, capable of a law, and happiness, and misery. This
personality extends it self beyond present existence to what is past, only
by consciousness, – whereby it becomes concerned and accountable ;
owns and imputes to it self past actions, just upon the same ground and
for the same reason as it does the present. All which is founded in a
concern for happiness, the unavoidable concomitant of consciousness ;
that which is conscious of pleasure and pain, desiring that that self that is
conscious should be happy. And therefore whatever past actions it cannot
reconcile or appropriate to that present self by consciousness, it can be no
more concerned in than if they had never been done (…)” 2
1. « (…) En sorte que le soi n’est pas déterminé par une identité ou une différence de
substance, dont il n’a aucune assurance, mais uniquement par l’identité de conscience.
« § 24. Sans doute il peut concevoir que la substance dont il est fait à présent a aussi
existé antérieurement, réunie dans le même être conscient : mais si vous ôtez la
conscience, cette substance n’est plus davantage soi-même, ou n’en fait pas plus partie
que toute autre substance, de même que dans l’exemple que nous avons donné d’un
membre amputé, dont nous n’avons plus aucune conscience qu’il a chaud, qu’il a froid ou
qu’il éprouve une autre affection, il est clair que ce membre ne fait pas plus partie du soi
d’un homme qu’une matière quelconque dans l’univers. Il en ira exactement de même si
nous nous référons à quelque substance immatérielle, vidée de cette conscience par
laquelle je suis moi-même pour moi-même : s’il est quelque partie de l’existence de ce
soi que je ne peux pas réunir par le souvenir avec cette conscience présente par où je suis
maintenant mon propre “soi”, il n’est pas plus moi-même c’est-à-dire mon soi, en tout cas
pour cette partie de son existence, que ne l’est tout autre être immatériel. Car quelque
chose qu’une substance ait pensé ou fait, si je ne peux pas me la rappeler et en faire ma
pensée à moi, mon action à moi, en me l’appropriant par la conscience, elle ne
m’appartiendra pas plus (même si c’est une part de moi-même qui l’a pensée ou faite)
que si elle avait été pensée ou faite par n’importe quel autre être immatériel existant par
ailleurs. » (Ibid., p. 173-175.)
2. « § 26. [La personne, terme judiciaire] Le mot “personne”, tel que je l’emploie, est
le nom de ce soi. Partout où un homme découvre ce qu’il appelle lui-même, un autre
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homme, ce me semble, pourra dire qu’il s’agit de la même personne. C’est un terme du
langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel
n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et
d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité
s’étend soi-même au passé, par delà l’existence présente : par où elle devient soucieuse et
comptable des actes passés, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour
le même motif que les actes présents. Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son
propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir
et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient.
C’est pourquoi s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi
actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été
accomplis (…) » (ibid. p. 177).
1. Mieux encore l’inhérence mutuelle de la conscience et de la mémoire, le flux
temporel de la conscience qui se « retient » elle-même : il est inutile d’évoquer ici
longuement la proximité avec les célèbres analyses de Husserl dans les Leçons pour une
phénoménologie de la conscience interne du temps de 1904-1905 : je m’y suis référé,
bien que rapidement, dans Identité et différence…, cit., p. 217 sq., en même temps qu’aux
analyses de William James. Husserl avait étudié Locke et sa postérité de très près comme
on peut le voir en particulier dans les cours sur la « philosophie première » de 1923-1924
(trad. fr., PUF, 1972).
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1. Sur les conséquences métaphysiques des propriétés du verbe grec, voir l’essai
classique d’Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue », in
Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, Paris, 1966, p. 63-74, et sa critique
par Jacques Derrida, « Le supplément de copule », in Marges de la philosophie, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 209-246. Plus récemment Barbara Cassin a proposé
une nouvelle interprétation du problème dans son édition du Poème de Parménide : Sur la
nature ou sur l’étant, Parménide, La langue de l’être ?, traduction et commentaires par
Barbara Cassin, Éditions du Seuil, Paris, 1998. Sur la double généalogie du sujet comme
subjectus et subjectum, voir ci-dessus « Citoyen Sujet. Réponse à Jean-Luc Nancy », ainsi
que ma contribution à l’article « sujet » du Vocabulaire européen des philosophies, cit.
2. La cohérence des deux parties de la doctrine va encore plus loin, puisqu’il y a
rigoureuse analogie entre le procès d’acquisition de la connaissance par l’entendement,
sous condition que ma conscience m’approprie à moi-même, et le procès de constitution
de la propriété privée par le « travail personnel », sous condition que je sois d’abord
« propriétaire de moi-même » (c’est-à-dire, selon la formule héritée des révolutions
anglaises, de ma « vie, de ma liberté et de mes biens » : Life, Liberty, and Estates).
Cf. C.B. Macpherson, Democratic Theory : Essays in Retrieval (Oxford : Oxford
University Press, 1973), 24 sq. Voir aussi É. Balibar : « Le renversement de l’individua-
lisme possessif », cit.
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1. « Femme parfaite, ma Léonore, ô cœur qui m’appartient, yeux qui sont aussi à moi,
qui d’autre que toi pourrais-je oser aller rechercher dans le passé, aux côtés de qui oserai-
je encore avancer sur le chemin qui fait horreur aux têtes grises ? »
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façon qui évoque très fortement Spinoza, Locke nous y explique qu’il
n’y a pas de conscience (consciousness) sans un désir (desire), qui tout
à la fois la dérange et l’entraîne vers de nouveaux contenus ou de
nouvelles idées : aussi l’idée d’une conscience de soi stable ou immo-
bile est-elle une contradiction dans les termes. La conscience étant par
nature sans repos, elle doit s’échapper (d’)elle-même pour aller vers de
nouveaux contenus. Son identité à soi est immanente à un « flux » per-
pétuel ou « change » des idées (train of ideas). La catégorie qui désigne
précisément cette association intrinsèque de la conscience et du désir
est celle de l’uneasiness 1. Ce que je proposerai donc ici, en me corri-
geant moi-même et en ajoutant une nouvelle référence aux précédentes,
c’est qu’il y a bien une identité ou « mêmeté » (sameness) du self et de
l’own, instituée dans la langue, non pas toutefois donnée, ou acquise,
mais existant comme identité « troublée » (et à la limite comme un
trouble de l’identité). C’est d’autant plus intéressant que Locke ne
donne pas vraiment à ce trouble ou à ce malêtre la forme d’une thèse. Il
l’exprime et la matérialise en quelque sorte dans la subtilité de son
écriture, qui ne cesse d’imiter le mouvement produisant, perdant et
retrouvant l’identité, ou le procès d’une appropriation différée du
« soi », la dialectique du dédoublement de la conscience de soi dont la
raison d’être est de se nier ou de s’annuler en tant que « différence
évanouissante ».
Mais il y a peut-être plus encore. Revenons un instant au poème de
Browning. Ce qui, sans doute, était à la source de ma bévue initiale,
c’est le refoulement auquel je soumettais cet aspect de dualité « éro-
tique » qui diffère d’une pure et simple appropriation « instrumentale »
de l’autre et qui, dans le texte, renvoie clairement à la différence des
sexes. Si « ce qui m’appartient » et forme ainsi « ce qui m’est propre »
(my own) est, suivant Robert Browning, mon épouse, c’est plus généra-
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LA DIFFÉRENCE ÉVANOUISSANTE
Parce que je veux aller aux figures les plus étranges de ce rapport
entre la norme et l’exception que nous propose l’Essay, je n’évoquerai
ici qu’en passant la vaste question des conceptualisations de la « diffé-
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1. Cf. David Lapoujade : William James. Empirisme et pragmatisme, PUF, 1997. Une
autre raison de comparer Locke et James est l’intérêt de ce dernier pour la question des
« personnalités multiples », à laquelle j’en viens maintenant.
2. Dois-je dire « sexuelle », ou plutôt « érotique » (ce qui peut inclure un auto-
érotisme) ? Je laisserai la question en suspens.
3. On compte aujourd’hui, dans les exemples répertoriés, non seulement des cas de
dédoublement, mais jusqu’à 18 « personnalités » distinctes pour un seul individu.
Cf. Mikkel Borch-Jacobsen : « Who’s Who ? Introducing Multiple Personality », in Joan
Copjec (ed.), Supposing the Subject, Verso, London-New York, 1994. Également Ian
Hacking, Rewriting the Soul : Multiple Personality and the Sciences of Memory,
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“Nothing but consciousness can unite remote existences into the same
person : the identity of substance will not do it ; for whatever substance
there is, however framed, without consciousness there is no person : and a
carcass may be a person, as well as any sort of substance be so, without
consciousness. Could we suppose two distinct incommunicable conscious-
nesses acting the same body, the one constantly by day, the other by night ;
and, on the other side, the same consciousness, acting by intervals, two
distinct bodies : I ask, in the first case, whether the Day and the Night-man
would not be two as distinct persons as Socrates and Plato ? And whether, in
the second case, there would not be one person in two distinct bodies, as
much as one man is the same in two distinct clothings ? Nor is it at all
material to say, that this same, and this distinct consciousness, in the cases
above mentioned, is owing to the same and distinct immaterial substances,
bringing it with them to those bodies ; which, whether true or no, alters not
the case : since it is evident the personal identity would equally be determi-
ned by the consciousness, whether that consciousness were annexed to
some individual immaterial substance or no. For, granting that the thinking
substance in man must be necessarily supposed immaterial, it is evident that
immaterial thinking thing may sometimes part with its past consciousness,
and be restored to it again : as appears in the forgetfulness men often have of
their past actions ; and the mind many times recovers the memory of a past
consciousness, which it had lost for twenty years together. Make these
intervals of memory and forgetfulness to take their turns regularly by day
and night, and you have two persons with the same immaterial spirit, as
much as in the former instance two persons with the same body. So that self
is not determined by identity or diversity of substance, which it cannot be
sure of, but only by identity of consciousness.” 1
Princeton University Press, 1995. C’est un trait d’écriture remarquable que Locke (à la
difference de son prédécesseur Cudworth) puisse employer le mot consciousness au
pluriel nominal : consciousnesses, ou « des consciences » individualisées et personnifiées.
Sur la « métonymie de la conscience », cf. mon article « Conscience » du Vocabulaire
européen des philosophies, cit.
1. « § 23. [Seule la conscience fait le soi] Il n’y a que la conscience qui puisse unir des
existences éloignées au sein de la même personne, l’identité de substance n’y parviendra
pas. Car quelle que soit la substance, et sa constitution, sans conscience il n’y a pas de
personne : ou un cadavre pourrait être une personne aussi bien que n’importe quelle sorte
de substance pourrait l’être sans conscience.
« Si nous pouvions supposer d’un côté deux consciences différentes, sans communi-
cation entre elles, mais faisant agir le même corps, l’une tout au long du jour, et l’autre de
nuit, et d’autre part une même conscience faisant agir alternativement deux corps
distincts, la question ne se poserait-elle pas bel et bien de savoir, dans le premier cas, si
l’Homme du jour et l’Homme de la nuit ne seraient pas deux personnes aussi différentes
que Socrate et Platon ? Et, dans le second cas, s’il n’y aurait pas une seule personne dans
deux corps différents, tout autant qu’un homme est le même dans deux costumes
différents ? Et nous n’avons aucun intérêt réel à dire, dans les deux cas qui viennent
d’être évoqués, que cette conscience tantôt identique, tantôt différente, est due au fait que
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des substances immatérielles, tantôt identiques, tantôt différentes, l’apportent avec elles à
ces corps. Que ce soit vrai ou non, cela ne change rien à l’affaire : car il est évident que
l’identité personnelle serait toujours déterminée par la conscience, que cette conscience
dépende d’une substance individuelle immatérielle ou non. Car si on accorde que la
substance pensante en l’homme doit nécessairement être supposée immatérielle, il est
évident que cette chose pensante immatérielle devra tantôt prendre congé de sa
conscience passée, tantôt la retrouver, comme on voit dans l’oubli où les hommes sont
souvent de leurs actes, et dans la façon dont il peut arriver que l’esprit recouvre la
mémoire d’une conscience passée qu’il avait perdue depuis au moins vingt ans. Si vous
faites en sorte que ces périodes de mémoire et d’oubli alternent régulièrement avec le jour
et la nuit, vous aurez deux personnes avec le même Esprit immatériel, comme vous aviez
précédemment deux personnes avec un seul et même corps. En sorte que le soi n’est pas
déterminé par une identité ou une différence de substance, dont il n’a aucune assurance,
mais uniquement par l’identité de conscience. »
1. Dans Identité et différence…, cit., p. 237-240, j’avais déjà discuté cet aspect de la
pensée de Locke. J’en développe ici les implications. Entre-temps le grand spécialiste de
l’œuvre de Locke, John W. Yolton (mort en 2005) a reconstitué le paradigme complet de
la doctrine des « esprits » (Spirits) chez Locke : The Two Intellectual Worlds of John
Locke. Man, Person, and Spirits in the « Essay », Cornell University Press, 2004.
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nem ne se traduirait pas mal non plus : jusqu’à en jouir], mais même jusques à une espèce
de contentement et d’action. Et l’illusion de ces vains fantômes a tant de pouvoir sur mon
esprit et sur mon corps [litt. sur ma chair], que de fausses visions me persuadent [autre
traduction : obtiennent de moi] lorsque je dors, ce que de véritables objets ne sauraient me
persuader lorsque je veille. Seigneur mon Dieu, ne suis-je pas alors ce que j’étais
auparavant ? Et comment se peut-il donc faire qu’il y ait une aussi grande différence
entre moi-même et moi-même, comme il y en a entre ce moment auquel je m’endors, et
celui auquel je m’éveille ? Où est alors cette raison qui dans le temps que je veille résiste à
de semblables tentations, et demeure ferme sans être touchée de ces objets, lorsqu’eux-
mêmes se présentent à elle ? S’enferme-t-elle lorsque je ferme les yeux ? S’endort-elle
avec mes sens corporels ? Et comment arrive-t-il donc que souvent nous résistons même
dans nos songes à ces attraits impudiques, et que nous souvenant de nos saintes
résolutions, nous demeurons dans une chasteté inébranlable, sans donner aucun consen-
tement à ces mauvaises illusions ? Toutefois lorsque le contraire arrive, et qu’après nous
être éveillés, nous avons examiné notre conscience, et trouvé qu’elle ne nous reproche
rien sur ce sujet, nous connaissons qu’à parler selon la vérité, nous n’avons pas fait ce que
nous savons avec beaucoup de déplaisir s’être fait en nous, en quelque manière qu’il se
soit fait. » Un nouveau traducteur de Saint Augustin (Frédéric Boyer) vient de proposer
de rendre le mot latin Confessiones, non sans raison, par Les aveux (POL, 2007).
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1. Un interprète freudien serait ici tenté de dire : et pour cause, le conflit psychique lié
à la sexualité étant le plus violent, ou la source du plus grand trouble, c’est aussi celui qui
est le plus profondément refoulé…
2. Je cite la traduction de Georges Hermet (rééditée avec une préface et un commen-
taire de Maurice Mourier : L’étrange cas du Dr. Jekyll et de M. Hyde, Pocket, 1994), en
interpolant les passages anglais nécessaires pris dans Robert Louis Stevenson, The
Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde, edited by Martin A. Danahay, broadview
literary texts, Peterborough, Ontario, 1999 (disponible sur internet).
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1. The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde, cit., Chapter 10 : Henry Jekyll’s Full
Statement of the Case, p. 75-91.
2. Au point de vue « psycho-pathologique », les deux personnalités sont dissymé-
triques : l’une est inconsciente des pensées de l’autre, mais non l’inverse, jusqu’au point
où ce rapport de forces se renverse.
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1. Tout ceci, qui relève évidemment du fantastique ou du fantasme, est soutenu dans
le texte par un jeu de mots franco-anglais qu’ont relevé les commentateurs : Jekyll = Je
kill (voir en particulier Masao Miyoshi : « The Divided Self », in The Definitive Dr. Jekyll
and Mr. Hyde Companion, edited by Harry M. Geduld, Garland Publishing, Inc., New
York and London, 1983, p. 104-105). L’édition française citée comporte un glossaire
indiquant tous les « puns » recouverts par les noms des personnages, ainsi qu’un dossier
littéraire comparatif, mais qui ne contient ni Saint Augustin ni Locke.
2. Au début de son expérience, Jekyll a pris soin de rédiger un testament qui assure à
chacune de ses deux personnalités la jouissance de l’héritage de l’autre, en cas d’accident.
De même qu’il arrive à Jekyll de signer des chèques pour désintéresser les victimes de
Hyde dont les activités criminelles, en retour, l’enrichissent.
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balance ; car, tandis que Jekyll souffrirait mille morts dans les flammes de
l’abstinence, Hyde ne se rendrait même pas compte de tout ce qu’il aurait
perdu. » 1
« Dès lors, il resta assis toute la journée à se ronger les ongles devant le feu
dans le petit salon ; c’est là qu’il dîna, seul avec ses craintes, tandis que le
garçon visiblement tremblait devant son regard ; de là, quand l’obscurité
fut venue, il partit, enfoncé dans le coin d’un cab aux rideaux tirés, et se fit
conduire sans but le long des rues de la cité. Je dis “il” – je ne puis me
résoudre à dire “je” (He, I say—I cannot say, I). Cette créature née de
l’enfer n’avait rien d’humain (…) Il marchait vite, poursuivi par ses
angoisses, jacassant tout seul, se glissant le long des avenues les moins
fréquentées et comptant les minutes qui le séparaient encore de minuit. Il
arriva qu’une femme lui adressa la parole pour lui proposer, je crois, une
boîte d’allumettes. Il la frappa au visage, et elle s’enfuit. Lorsque, chez
Lanyon, je fus redevenu moi-même, l’horreur que mon vieil ami manifesta
m’affecta peut-être à un certain degré : je n’en sais trop rien ; ce n’était, du
moins, qu’une goutte dans cet océan de répulsion que me causa la vision
de ces heures passées. Un changement s’était opéré en moi. Ce n’était plus
la crainte d’être pendu, mais l’horreur d’être Hyde, qui me torturait (Once
a woman spoke to him, offering, I think, a box of lights. He smote her in
the face, and she fled. When I came to myself at Lanyon’s, the horror of my
old friend perhaps affected me somewhat : I do not know ; it was at least
but a drop in the sea to the abhorrence with which I looked back upon
these hours. A change had come over me. It was no longer the fear of the
gallows, it was the horror of being Hyde that racked me) (…) mais j’étais
de nouveau chez moi, dans ma propre maison (in my own house), mes
produits chimiques à portée de la main ; et la gratitude que je ressentais
pour l’avoir échappé belle illuminait mon âme jusqu’à rivaliser presque
avec l’éclat de l’espoir… »
1. On voit que, « des deux », celui qui nomme le sujet de la jouissance n’est pas Hyde,
mais Jekyll.
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APRÈS-COUP
1. La propriety est l’équivalent moderne (et d’ailleurs la traduction, par exemple chez
Adam Smith) de l’oikeiôsis ou oikeiôtès des Stoïciens, rendu en latin par convenientia
(Cicéron).
2. Auteur en particulier de Frankenstein, mythe et philosophie (1988), Philosophy of
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AIMANCES DE ROUSSEAU
SUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE COMME TRAITÉ DES PASSIONS 1
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FICTION DE LA CORRESPONDANCE
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succès dans l’Europe entière 1. Mais il s’inscrit aussi (en particulier par
l’allégorie de son titre) dans une tradition humaniste dont le rapport à la
fiction est plus compliqué 2. L’autre aspect concerne l’enchaînement des
actions révélées par la correspondance, autrement dit l’intrigue roma-
nesque « proprement dite » : les personnages de Julie qui sont affectés de
passions, soumis à des intérêts sociaux, mus pas des mobiles sentimen-
taux et idéologiques, etc., évoluent entre la situation initiale, dans
laquelle se noue la liaison amoureuse de Saint-Preux avec son élève,
provoquant l’hostilité de sa famille à laquelle elle finit en apparence par
céder, et la péripétie finale, profondément ambiguë, où devenue épouse
et mère, mais prenant peu à peu conscience de son insatisfaction, Julie
trouve une mort accidentelle qu’on peut lire comme un acte manqué, un
renoncement ou un sacrifice délibéré. Ces deux aspects de style et
d’intrigue sont, à l’évidence, profondément imbriqués l’un dans l’autre.
La reprise de la forme du « roman par lettres » est à l’origine d’une
glorieuse lignée de répliques et de renversements 3. De Man nous rap-
pelle que, d’emblée, elle fut critiquée comme un artifice, dans la mesure
où les correspondances inventées par Rousseau pour une bonne part ne
font que décrire des événements ou des états appartenant à la vie inté-
rieure des protagonistes ou à la société dans laquelle ils évoluent, mais
ne constituent que rarement des actions provoquant d’autres actions ou
réactions, comme ce serait le cas si un personnage découvrait par ses
correspondances un fait qu’il aurait autrement ignoré, ou recevait une
lettre qui ne lui était pas destinée 4, ou se trouvait abusé par la fiction
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Rousseau lui-même les lit en les écrivant (ou, pour certaines d’entre
elles, si nous admettons qu’elles sont empruntées à la correspondance
avec Madame d’Houdetot, en les réécrivant) 1. L’expérience à laquelle
procède l’auteur – qui se dérobe derrière le double masque d’un anony-
mat démenti et d’une dénégation sans conviction 2 – en « s’identifiant »
alternativement à ses personnages en dépend bien entendu elle aussi : ce
qui deviendra clair lorsque nous serons convaincus que l’écriture du
roman possède une temporalité ouverte, donc une dimension expéri-
mentale. Rousseau n’en connaissait pas entièrement d’avance la fin, ou
plutôt il ne pouvait décider avant l’écriture des lettres dont il se feignait
l’auteur – et auxquelles par conséquent il conférait son « style » propre –
quel « sens » délivrerait cette fin.
Faisons alors un pas de plus. D’abord l’usage de la forme épistolaire
est lié à une structuration fluctuante de l’espace et du temps, faite de
« distances » variables entre les personnages, de « moments » de sépara-
tion auxquels succèdent des moments de réunion, dont l’alternance
joue dans l’intrigue un rôle fondamental. L’amour aussi bien que l’ami-
tié sont affaire de distances imposées ou acceptées, que l’imagination
annule par avance ou qu’elle compense en multipliant les déclarations
et les aveux, mais aussi d’espacements ou d’écarts que la correspon-
dance recrée au cœur de l’intimité et de la présence, et qui ont pour effet
contradictoire d’interrompre la jouissance qu’il s’agissait de prolon-
ger 3. Les lettres, en tant qu’elles sont écrites, envoyées voire imposées
à l’autre, attendues, lues par un ou plusieurs destinataires, matérialisent
cette complexité du rapport entre la distance corporelle et l’imagination
qui, selon Rousseau, fait la « communauté » : soit que les individus
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vivent à distance les uns des autres, soit qu’ils coexistent dans le même
lieu et que, par conséquent, il puisse sembler « artificiel » qu’ils aient
besoin de s’écrire. C’est aussi pourquoi leur « effet de société » (comme
dirait Althusser) ne peut se passer de relations épistolaires avec des
« tiers », momentanément absents, mais essentiels à la cohésion du
groupe. Allons jusqu’à suggérer que ce qui fait « lien » entre des per-
sonnages (donc des sujets) présents au « même endroit » et au « même
moment » (hic et nunc) n’est à la limite rien d’autre que l’ensemble des
lettres par lesquelles ils se rattachent à des « amis » momentanément
absents. Dirons-nous, en détournant quelque peu Lacan, que la commu-
nauté relève ici d’une instance de la lettre qui transforme le « rapport »
en un « non-rapport » ? C’est à voir.
Une seconde remarque peut être formulée. C’est justement parce
que les personnages du roman communiquent entre eux au moyen de
phrases écrites qu’ils se trouvent dotés non pas exactement d’une
individualité ou d’une personnalité au sens social et psychologique,
mais d’une voix singulière 1. Faut-il voir une contradiction dans ce fait
que la voix d’un sujet a besoin de se trouver représentée par l’écriture
d’un « correspondant » pour se distinguer comme telle ? N’est-ce pas
au contraire l’effet « grammatologique » fondamental (comme aurait
dit Derrida, et pour lequel il aurait pu chercher appui dans l’écriture
de Julie) ? Non seulement cette seconde hypothèse me semble la
bonne, mais je la mettrai en relation avec le fait que toute œuvre de
Rousseau est toujours écrite de façon implicitement ou explicitement
dialogique, faisant ressortir le contraste et à l’occasion le conflit de
plusieurs « voix », d’où résulte la division de la fonction auteur entre
différentes voix qu’il emprunte au fil de l’écriture. C’est vrai de La
Nouvelle Héloïse, « roman » hors normes, mais tout autant des œuvres
« théoriques », comme les Discours et le Contrat social, bien que
d’une autre manière, dont les conséquences philosophiques sont irré-
ductibles à un modèle unique 2. « Dialogue » et forme « dialogique »
sont bien entendu des notions complexes : ceci renvoie au fait (sur
lequel je compte revenir en conclusion) que l’ensemble des livres de
Rousseau traitant du problème de la communauté ne forment pas tant
les pièces – complémentaires entre elles – d’une doctrine unifiée, que
1. De Man lui-même a repris à son compte ce vieux reproche fait à Rousseau : ses
personnages manquent d’individualité, il n’a pas su les faire vivre et nous faire
imaginer leurs sentiments et leurs pensées comme l’aurait fait un « véritable » romancier.
2. J’étends ici les conclusions d’un article de J.-M. Beyssade : « J.-J. Rousseau : le pacte
social ou la voix du gueux », Cahiers de Fontenay, no 67/68, septembre 1992, p. 31-47.
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1. L’un des meilleurs exposés de cette thèse, qu’elle met en relation avec la nouvelle
fonction de l’affectivité et de la différence des sexes dans la société bourgeoise où la
femme est reconnue comme « sujet » sans accéder à la qualité (et aux « vertus » propres)
du « citoyen », se trouve dans le livre d’Elena Pulcini : Amour-passion et amour conjugal.
Rousseau et l’origine d’un conflit moderne, Paris, Honoré Champion, 1998. On lira en
particulier le très beau chapitre qu’elle consacre à « l’amour-amitié, condition du bon-
heur » (ouvr. cit., p. 149-191) : je suis content de ne l’avoir relu qu’après coup (même s’il
est probable que j’en aie élaboré inconsciemment le souvenir), car il traite chacun des
« moments » que je commente ici, parfois de façon bien plus subtile et détaillée que moi,
mais pour les insérer dans une autre démonstration.
2. La Nouvelle Héloïse se termine ainsi, dans la forme d’écriture qui lui est propre, par
une position du « problème religieux », de même que le Contrat social s’achève sur la
« religion civile ». Dans Émile ou de l’éducation, troisième des grands livres de
l’année 1761-1762, ce développement est anticipé par la « Profession de foi du vicaire
savoyard ». D’où la tentation de faire de l’Émile la « synthèse » des deux autres œuvres,
coïncidant avec une théorie de l’éducation. Mais Émile est un anarchiste raisonné plutôt
qu’un citoyen actif, et son mariage est un échec…
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1. É. Balibar : « Ce qui fait qu’un peuple est un peuple : Rousseau et Kant », repris
dans La crainte des masses, cit.
2. Ce montage expérimental est bien indiqué par Fulvia de Luise et Giuseppe Farinetti
dans leur « Histoire du bonheur » (Storia della felicità. Gli antichi e i moderni, Piccola
Biblioteca Einaudi, 2001, p. 401 sq. : XXIII. Rousseau : una felicità sofferta).
3. Je dois à mon étudiante Debra Ligorski-Channick, auteure d’une thèse sur
« Romantic Emulation and Aesthetic Citizenship », d’avoir attiré mon attention sur
l’omniprésence du thème de l’émulation dans l’œuvre de Rousseau et sur l’influence
qu’elle a eue à l’époque romantique en particulier chez les écrivaines féministes (Mme de
Staël, Charlotte Smith, Frances Burney). Dans son livre récent, Living in the End Times
(Verso, 2010, p. 109 sq.), Slavoj Zizek propose une interprétation de Julie inspirée par la
distinction lacanienne entre le « discours du maître » et le « discours de l’université »,
assez sensiblement différente, qui place Wolmar du côté de « l’université ». En comparant
les figures de Wolmar, du « législateur » dans le Contrat social, et du « maître » de
l’Émile, je suis plutôt tenté de penser que Rousseau s’est employé (avec succès) à mettre
en échec cette distinction au moyen d’une conception « négative » de l’enseignement dont
il n’est pas interdit de reconnaître la dimension manipulatoire. Cf. aussi Howard Caygill :
« The master and the magician », in Timothy O’Hagan (ed.), Jean-Jacques Rousseau and
the Sources of the Self, Avebury series in philosophy, Ashgate publishing, 1997, p. 16-24.
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1. Sur l’ambivalence de cette négation de l’affect passé qui en assure en même temps
la répétition, interprétée à partir du texte comme une « œuvre de mort », cf. J. Swenson,
On Jean-Jacques Rousseau, cit., p 141.
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l’excès du bien, formant comme son abîme ou l’ombre qu’il doit conju-
rer en permanence. « Excès », pourtant, n’est pas le meilleur terme : il
semble caractériser parfaitement ce qui se produit avec l’amour sexuel,
mais ne pas convenir à d’autres formes d’amour qui sont « modérées »
par elles-mêmes, ou du moins paraissent telles, parce qu’elles sont com-
patibles avec la raison et peuvent se combiner à elle. Si nous cherchons
un terme plus général et plus abstrait, nous parlerons d’une inadéqua-
tion inhérente aux passions dont le critère serait la distance intrinsèque
entre l’expérience du bonheur, de la jouissance même qu’apporte la
passion, et le sentiment d’attente et d’espérance qu’elle comporte en
tant que désir d’une réponse de l’autre. Cela vaut bien sûr pour l’amour
sexuel, constamment décrit par Rousseau comme inassouvi ou inégal à
sa propre imagination, à moins de se trouver précisément remplacé par
une certaine forme de fusion imaginaire 1. Mais c’est vrai aussi de l’ami-
tié : en fin de compte (tout particulièrement, bien sûr, dans le cas de
Julie, mais elle ne fera ainsi que prendre conscience de ce qui est l’obs-
cure perception de tous) l’amitié s’avère chargée elle aussi d’insatisfac-
tion, échoue à tenir ses promesses, et débouche sur un sentiment de
mélancolie au sein du bonheur qui précipite la recherche de nouvelles
dispositions, raisonnables ou déraisonnables. Cela veut dire aussi que
l’amitié ne se construisait pas moins que l’amour sur le sentiment de
l’espoir : et même davantage, s’il est vrai que ce qui nourrissait l’amitié
c’était l’espoir d’une satisfaction des attentes que l’amour avait déçues.
Dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau joue sur les significations
larges et strictes du mot amour, et il en distingue au moins cinq variétés,
éprouvées plus ou moins complètement par les différents personnages :
l’amour sexuel passionné (voué à l’illégalité), l’amour conjugal illustré
par le mariage de raison réussi, l’amour maternel 2, l’amour de Dieu ou
1. Lettre I, 53, De Julie à Saint-Preux : « viens donc, âme de mon cœur… viens te
réunir à toi-même ». Dans une lettre plus tardive, déclinant la proposition que lui fait Julie
d’épouser sa cousine, Saint-Preux formalise ainsi la différence de l’amour et de l’amitié :
« Je retrouve entre elle et moi deux amis qui s’aiment tendrement et qui se le disent. Mais
deux amants s’aiment-ils l’un l’autre ? Non ; vous et moi sont des mots proscrits de leur
langue ; ils ne sont plus deux, ils sont un… » (VI, lettre 7). À partir de ces formulations,
on pourrait discuter ce qui – dans La Nouvelle Héloïse – écarte la formation sociale de
l’idée de communauté (en partie venue du Contrat social) dont Hegel, dans la Phénomé-
nologie de l’esprit (chapitre IV, introduction) énonce ainsi la formule constitutive : « Moi
que nous sommes, nous que je suis » (Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist : cf. infra,
chapitre VII).
2. Visiblement, l’amour paternel n’est pour Rousseau qu’une pâle contrepartie de
l’amour maternel, à moins d’en faire une composante de la « préférence rationnelle » pour
l’ordre domestique conforme à la justice, incarnée en Monsieur de Wolmar.
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1. Ces deux « camarades » ou hetairoi au sens grec, dont les voyages à travers le
monde sont comme une ouverture sur l’extérieur de la communauté, lui procurent de ce
fait même un autre développement possible. Les lecteurs et critiques tendent générale-
ment à l’ignorer en raison de leur intérêt exclusif pour la dimension « domestique » du
roman, qu’ils identifient à une étude du monde « privé ».
2. C’est sur ce point sans doute que dans son roman de 1779, Woldemar, Jacobi
s’écarte décisivement de Rousseau : comme la cause du malentendu entre les personnages
est un secret que l’un des protagonistes a cru devoir celer à l’autre (pour des raisons
morales), il peut être levé par une confession qui à son tour entraîne un pardon et une
réconciliation. Tandis que chez Rousseau il n’y a jamais de possibilité de remonter à la
source d’une perte qui est essentiellement insue. Cf. A. Speight, cit., p. 112 sq.
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1. J’emprunte cette idée à Deleuze et Guattari qui dans leur essai sur Kafka, parlent
d’un « champ d’immanence qui fonctionne comme un démantèlement », dans la mesure
où Kafka lui-même ne cesserait de faire « proliférer les doubles » pour subvertir la
signification des « triangles » (Kafka. Pour une littérature mineure, Les Éditions de
Minuit, 1975, p. 17 sq.). Il serait intéressant de se demander ce qui, de cette topologie, a
passé chez Fourier pour y atteindre un nouveau degré de généralité, mais au prix du retour
à une méthode classificatoire.
2. Thomas Kavanagh, Writing the Truth. Authority and Desire in Rousseau,
University of California Press, 1987.
3. Sa qualité « surmoïque » au regard de l’inceste latent dans le triangle est tout aussi
évidente : dans un moment dramatique, il lui arrive de désigner sa femme et l’ancien
amant de celle-ci, Saint-Preux, comme « mes enfants » (IV, Lettre 12).
4. La « souveraineté » de Julie dans la « petite société » de Clarens est ce qu’Elena
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brillante idée a pour effet de ramener aussitôt des marges vers le centre
l’ambivalence qui caractérise la passion au sein des couples. Sans doute
il est risqué de proposer ainsi d’identifier le couple « premier » de la
fiction non pas à Julie et Saint-Preux, mais à Julie et Claire : ce qu’elles
partagent et qui les attache, initialement, n’est pas l’amour, mais le récit
de l’amour. C’est bien sûr, à nouveau, le ressort de l’amitié comme ce
sentiment qui déplace, ou diffère, ou réfléchit l’amour. Mais c’est aussi
le lieu de l’indécision des sentiments. Car ces deux cousines, la blonde
et la brune comme dans les couples mythologiques, sont en réalité des
Doppelgänger : des « doubles » problématiques, à la fois une en deux et
deux en une. Elles pourraient se remplacer l’une l’autre en diverses
fonctions : comme épouses, comme mères. Elles éprouvent certaine-
ment l’une pour l’autre un amour homosexuel qui n’est qu’en partie
refoulé. Elles finissent sur cette base par former elles-mêmes comme un
couple d’amantes 1.
Poussons cette idée structurale d’un cran plus avant : nous obtenons
la possibilité de combiner le « triangle » central du roman avec la série
complète des « doubles » homosexuels qui s’y rattachent : comme Julie
a son double en Claire, Saint-Preux a son double en Milord Édouard,
et Monsieur de Wolmar lui-même a son double dans la figure muette –
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Baron d’Étanges
*
Wolmar
* *
Julie * Saint-Preux
* *
Claire Milord Édouard
1. Laissons de côté la question réciproque de savoir s’il peut véritablement exister des
couples, au sens absolu, c’est-à-dire exclusif, de ce terme, sans intervention de « tri-
angles » supplémentaires. En revanche il est impossible de ne pas remarquer que, de ce
système, sont exclus d’autres « habitants » du domaine : les serviteurs. À moins de
considérer que Saint-Preux lui-même (comme plus tard Julien Sorel) « représente »
l’intrusion des plébéiens au sein du monde des maîtres, en tant que précepteur et
prétendant à l’amour d’une femme de qualité. Mais ce n’est pas à ce titre que, après
avoir acquis son indépendance, il revient faire partie de la « petite société ». Les deux
seules lettres écrites par un serviteur dans le roman émanent de Fanchon Regard-Anet :
elles sont presque caricaturalement « subalternes ». Suivant une tradition qui remonte à
Aristote, le roman discute la possibilité de l’amitié entre maîtres et serviteurs (IV, lettre
10 : « À la subordination des inférieurs se joint la concorde entre les égaux, et cette partie
de l’administration domestique n’est pas la moins difficile (…) cette disposition à la
concorde commence par le choix des Sujets (…) toute maison bien ordonnée est à l’image
de l’âme du maître… »). Il montre que les deux empires concurrents dans la maison n’ont
ni le même ressort ni la même amplitude : celui de la femme, qui est plus intense au sein
du monde des maîtres, ne s’étend pas aux serviteurs. Une comparaison avec l’aporie sur
laquelle s’inachève le Traité politique de Spinoza, montre que Rousseau ici défait la
symétrie qu’il avait construite dans le Discours sur l’inégalité : le lien d’amitié conjure les
périls de la jalousie et lève l’interdit pesant sur l’égalité des femmes, mais il ne change
rien au rapport de classes. Et ce rapport rétablit l’empire de l’homme. Cf. Françoise
Duroux : « Des passions et de la compétence politique. La démonstration spinoziste de
l’inopportunité de la présence des femmes au gouvernement d’un État », in Cahiers du
GRIF, no 46, 1992, p. 103-123.
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LE SUPPLÉMENT DE PAROLE
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LE COMMERCE DU SUJET
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1. Ricœur, on le sait, en a fait grand usage : cf. en particulier Temps et récit, Éditions
du Seuil, 1983-1985, Tome II, p. 92 sq. (« Les jeux avec le temps ») ; Tome III, p. 332 sq.
(« Le présent historique »).
2. Problèmes de linguistique générale, I, chap. XVII : « La philosophie analytique et
le langage », p. 267 sq.
3. Problèmes de linguistique générale, II, p. 82 sq.
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l’on veut assumée par des locuteurs réels. Nous avons donc ici affaire à
un retournement de la catégorie classique de sujet, qui nous fait passer
du point de vue d’une subjectivité constituante au point de vue d’une
subjectivité constituée, opéré par Benveniste dans son champ propre et
avec les moyens de la linguistique, mais absolument typique de l’entre-
prise structuraliste, telle qu’on l’observe aussi au même moment chez
Lévi-Strauss à propos de la parenté et chez Lacan à propos de l’incons-
cient 1.
Dans un merveilleux essai consacré à Benveniste, récemment
publié dans son recueil Le périple structural sous le titre « Ibat obscu-
rus » pris de Virgile 2, Jean-Claude Milner a soutenu que la théorisation
des pronoms personnels chez Benveniste n’est pas seulement analogue
à ce que Hegel avait exposé dans son chapitre sur la « certitude sen-
sible », mais en procède ou lui doit son inspiration pour une part essen-
tielle. C’est particulièrement évident dans la façon dont Benveniste
forme une corrélation qui associe la signification des pronoms et des
démonstratifs « ceci », « cela », avec les indicateurs de la présence, ici,
maintenant, auxquels il associe de façon frappante les interjections de
l’affirmation et de la négation (oui et non), qui relèvent eux aussi,
comme les pronoms personnels, de l’auto-référence par où les sujets
prennent position au sein de leur propre discours. Chez Benveniste
comme chez Hegel, « Je » n’est rien d’autre que la personne en train de
parler, quelle qu’elle soit, qui se désigne comme locuteur par un certain
geste inscrit dans la parole elle-même, et de même « Tu » n’est rien ou
personne d’autre que la personne à laquelle s’adresse, matériellement,
virtuellement ou même fictivement, le locuteur qui se désigne par
« Je ». C’est ce que Benveniste appelle la « corrélation de subjecti-
vité », ou la corrélation des sujets. Nous apercevons du même coup,
suivant les indications de Milner, un élément de continuité remar-
quable entre une partie de la tradition dialectique, il est vrai très aty-
pique, et le structuralisme, qui mériterait d’être prise en compte
lorsqu’on étudie la généalogie de ce « mouvement ». Mais ceci ne suffit
pas à mon propos.
Ce que je voudrais tenter maintenant, c’est en quelque sorte une
seconde lecture de Benveniste, telle que Derrida a dû la faire, lecture
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1. Les références de Derrida à Benveniste sont trop nombreuses pour être énumérées
ici (sans même tenir compte du « continent inexploré » que constituent les séminaires en
attente de lecture ou de publication, conservés aux Archives littéraires de l’Université
d’Irvine en Californie). Elles suivent en général un schéma caractéristique, qui consiste à
emprunter à Benveniste une analyse de l’institution (et de son ambivalence) telle que
l’étymologie la rend possible, pour en contester l’interprétation anthropologique au nom
d’une déconstruction à venir. Aux indications ci-dessus (Marges de la philosophie, cit.,
p. 214-246 ; Donner le temps (I : La fausse monnaie), Galilée, 1991, p. 94, 103 sq.), on
ajoutera en particulier : Politiques de l’amitié, cit., p. 118-121 ; De l’hospitalité (avec
A. Dufourmantelle), Calmann-Lévy, 1997, p. 31 sq. ; « Poétique et politique du témoi-
gnage », in Derrida, Cahier de l’Herne dirigé par M.-L. Mallet et G. Michaud, 2004,
p. 526 sq.
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que la parole douée de sens ne peut prendre place que dans le cours
d’un échange ou d’un dialogue, même si l’interlocuteur en est abstrait
ou imaginaire (Benveniste emploie de préférence le terme allocutaire,
qui indique l’adresse du discours, comme on dit en anglais : the addres-
see). Disons mieux : toute parole – toute phrase à la première personne
– se présente comme l’anticipation d’un dialogue dans lequel un sujet
s’adresse à un interlocuteur possible ou à la possibilité d’un interlocu-
teur. Les noms jumeaux du sujet, Je et Tu, sont constamment ramenés à
la vie par l’acte de parole : « Ils sont engendrés chaque fois qu’une
énonciation est proférée, et chaque fois ils désignent à neuf » 1. Mais
toujours ensemble. Nous pourrions dire aussi, en prenant un peu de
distance par rapport à la terminologie de l’auteur, que le procès
d’appropriation, l’introduction de la subjectivité dans le langage sans
laquelle la langue demeurerait une abstraction morte, a la forme d’un
« commerce » au sens que ce vieux mot avait à l’âge classique (le
Verkehr des Allemands, l’intercourse des Anglais). Benveniste parle,
lui, constamment, de communication. Cette communication ou
commerce est symétrique, car les positions de Je et de Tu sont destinées
à s’échanger à un certain moment, ce qui veut dire que l’appropriation
subjective du langage n’existe que comme un procès social, au sens
général, anthropologique. Ce qu’il constitue n’est donc pas un sujet
individuel, mais transindividuel. Pour autant la symétrie ne fait aucune-
ment des deux places de sujet des places identiques, ni des pronoms
correspondants des signifiants interchangeables. Il suffit d’un peu de
réflexion pour comprendre que ce que Benveniste appelle « pronom
personnel », au sens transcendantal, c’est la corrélation de subjectivité
elle-même, telle que le commerce la met en œuvre : non pas Je ou Tu
séparément, mais le couple qu’ils forment, et que telle est justement la
raison profonde pour laquelle Il ou Elle (Er ou Sie, ou Es dans une
langue qui a un « neutre ») ne sont pas des pronoms personnels, ou
nomment des « non-personnes », dont ils servent éventuellement à
décrire le caractère « personnel » ou « impersonnel » de l’extérieur,
comme une propriété. Notons comme une pierre d’attente que c’est à
ce niveau seulement que le « genre » peut être marqué. Cette différence
tient à ce que, pour Benveniste, manifestement, Je ne forme pas couple
avec Il, ou avec Elle, mais seulement avec Tu. Pour que Il ou Elle
forment couple avec Je, il faut que Je commence à les tutoyer (« Où
vas-tu, Seigneur ? »). Mais il y a plus : car les formulations de
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L’ATTENTE DE L’AUTRE
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1. Ibid., p. 65-66.
2. La carte postale, cit., p. 17.
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1. « Avant de poster cette carte je t’aurai appelée » (La carte postale, cit., p. 14).
2. Parages, cit., p. 80-81 : la référence est à L’arrêt de mort (1948) et à Celui qui ne
m’accompagnait pas (1953).
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1. Il s’agit de Françoise Kerleroux qui, tout en niant avoir proféré cette exclamation,
m’a fourni un article exhaustif sur la façon dont les différentes langues distinguent (ou
non) les genres dans la distribution des pronoms personnels : Anna Siewierska : « Gender
Distinctions in Independent Personal Pronouns », The World Atlas of Language Struc-
tures, Haspelmath, Dryer, Gil & Conrie eds., Oxford University Press, 2005. Il est à noter
qu’à l’exception de certaines langues africaines on ne trouve pas d’exemples de langues
qui déclineraient en genre les pronoms personnels des deux premières personnes mais pas
de la troisième. D’autre part, dans les langues « sémitiques » comme l’arabe ou l’hébreu,
les deuxièmes personnes du singulier et du pluriel se déclinent en genre, mais pas la
première (le « Je »).
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1. Parages, p. 278-279.
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dans son effet d’inquiétude, peut-être parce que Hegel n’accorde encore
aux formes symboliques qu’il a dégagées qu’une valeur instrumentale
et provisoire. En va-t-il autrement de la « loi du genre » derridienne à
laquelle j’ai tenté de rattacher une description particulière de l’effet en
retour de l’écriture sur la parole elle-même, en tant bien entendu qu’il
ne s’agit pas d’anthropologie mais de structure ? Nous aurions des rai-
sons de le penser, en particulier pour ce qu’elle introduit sans cesse
d’une proximité inquiétante (unheimlich) de la mortalité et du genre, les
deux seules déterminations qui soient au fond indissociables d’un
« Tu » marqué de finitude, à qui « Je » s’adresse indéfiniment en lui
disant Viens !
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DEUXIÈME PARTIE
Être(s) en commun
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1. Ce débat est bien exposé dans la thèse de doctorat de Nicolà Marcucci, soutenue en
2005 à l’Université de Pise : Le forme dell’ingiustificazione. Relazione sociale/Relazione
politica tra prima e tarda modernità.
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1. Le terme de « point d’hérésie » vient de Foucault (Les Mots et les Choses, 1966),
qui retrouve ainsi une figure de l’argumentation pascalienne ; je me suis déjà servi de
l’expression « seuil de la modernité », au singulier, dans mon article « Âme, esprit »
rédigé pour le Vocabulaire européen des philosophies, cit.
2. É. Balibar : « Fichte et la frontière intérieure. À propos des Discours à la nation
allemande », in La crainte des masses, cit., p. 131 sq.
3. Édition Hoffmeister, F. Meiner Verlag, 1952, p. 140 ; La Phénoménologie de
l’esprit, traduction de J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1939, tome I, p. 154.
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(qui, nous le verrons, est appelée par la lettre même du texte) s’avère
indispensable ;
– troisièmement, le privilège de notre énonciation tient au fait qu’elle
pose de façon aiguë la question de ce qui fait la différence entre une
première modernité, assignable en première approximation à l’âge clas-
sique et à sa problématique de la souveraineté comme transcendance
(dont relèvent des penseurs aussi différents que Descartes ou Hobbes,
Rousseau formant à cet égard le bord extrême, où s’amorce un renverse-
ment), et une seconde modernité (dont les problématiques concurrentes
de la société, du droit, de l’historicité, renvoient de façon complexe à la
préparation, à l’accomplissement, à l’interprétation des deux grandes
« révolutions » dont la quasi-simultanéité a bouleversé la « conscience
européenne » : la révolution industrielle, la révolution démocratique).
Le fait que Hegel (ou l’écriture de Hegel) se tienne ici de façon vacillante
sur le « seuil » signifie en particulier à mes yeux que, dans sa formulation
propre des exigences de la seconde modernité, il éprouve le besoin de
« rejouer » au plus près de sa lettre la tragédie du renversement interne
de la subjectivité théologico-politique en subjectivité communautaire ou
sociale, et se trouve ainsi inscrire objectivement au cœur même d’un
discours moderne les germes d’une « déconstruction » postmoderne 1.
SUJET EN MIROIRS
1. Comparer ici avec ce qu’écrit Bruno Karsenti dans son livre récent : Politique de
l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Hermann, Paris, 2006,
p. 66 : « Au moment où Bonald oppose le point de vue du moi et le point de vue du nous
comme deux manières de philosopher [L. de Bonald, Démonstration philosophique du
principe constitutif de la société, 1830], au moment où la figure de l’homme social s’érige
à l’encontre des illusions du moi dans lesquelles la psychologie de l’homme individuel
paraît se complaire, Comte entreprend donc… de donner à cette opposition sa version la
plus tranchée : celle qui consiste à dégager une certaine façon de concevoir le nous, sur un
mode qui soit lui-même désubjectivé… » : le projet de Hegel est exactement inverse, et de
son point de vue l’entreprise de Comte ne pourrait apparaître que comme une contradic-
tion dans les termes. Voir aussi l’article de Pierre Macherey : « Aux sources des rapports
sociaux : Bonald, Saint-Simon, Guizot », in Genèses, 9, 1992, « Conservatisme, libéra-
lisme, socialisme ».
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adéquatement, son propre contenu), ce qui veut dire encore (et Hegel le
marque explicitement dans le texte) que le « Je » est devenu (un) « Soi »
(Ich se nomme, et il est lui-même Selbst), où la conscience, dont Ich est
le nom propre et dont Ich = Ich décrit la structure formelle, est passée
intégralement dans l’élément de l’esprit conscient de soi ou « se
sachant », dont le nom est Selbst 1. Une notion tout aussi « pure » en
effet, dont on pourrait expliciter encore la structure sous la forme hyper-
tautologique d’un « Selbst ist Selbst » 2, et qui pour Hegel contient sous
une forme réflexive la totalité de l’expérience, en mouvement incessant.
Mais entre-temps une mutation est intervenue, sans laquelle préci-
sément ces répétitions, ces déplacements suivant les contenus divers de
l’expérience et finalement ce renversement phénoménologique du Ich
en Selbst, demeureraient inintelligibles : cette mutation est celle que
signale, et plus profondément que définit notre énonciation « IWWI »,
dont la forme d’équation développée, en miroir, prend désormais tout
son sens, au moment précis où la conscience se transforme en
conscience de soi, et où cette conscience de soi se manifeste comme
contenant déjà elle-même, « en soi », la structure et les caractéristiques
de l’esprit. Cette énonciation dit, littéralement, que Ich ne peut être
égal, adéquat à lui-même en tant que Selbst, qu’à la condition de « sor-
tir » de la forme vide vers l’extériorité d’un « nous » (Wir), ou mieux à
la condition de trouver en lui-même et d’intérioriser à son propre mou-
vement réflexif les figures de sa propre extériorité en tant que « nous » :
à commencer par le dédoublement de la conscience de soi, l’affronte-
ment avec l’autre conscience de soi désirante, pour aller jusqu’aux
figures institutionnelles et spirituelles de la culture, de la moralité et de
la religion qui constituent autant de réalisations effectives, ou d’inter-
prétations concrètes de l’énonciation « Je suis/est nous ». Le fil conduc-
teur de l’exposé hégélien, c’est donc cette présentation du fait que Ich
ne peut se réfléchir en « soi », en Ich, qu’à la condition de passer par un
autre qui l’inclut déjà, d’avance, de se métamorphoser en Wir, et de se
contempler lui-même en tant que Wir, et même en tant que Wir qui est
Ich, qui « dit » Ich, qui se dit et se pense lui-même comme un individu
et un sujet, indivisiblement. Chaque répétition du Ich = Ich est ainsi
une répétition du « IWWI », qui forme à la fois la critique de son
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1. Sur l’introduction (rare, mais décisive chez Hegel) du terme Geschichtlichkeit (que
nous traduisons par « historicité »), cf. Leonhard von Renthe-Fink : Geschichtlichkeit. Ihr
terminologischer und begrifflicher Ursprung bei Hegel, Haym, Dilthey und York,
Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1964 (qui identifie deux passages significatifs dans
les Leçons sur la philosophie de l’histoire, l’un concernant les Grecs, l’autre les Pères de
l’Eglise, d’où il ressort que la Geschichtlichkeit – corrélative d’une Heimatlichkeit –
renvoie au fait que l’Esprit est « chez lui » dans l’histoire : c’est bien le sens des
développements finaux de la Phénoménologie, même si le mot comme tel n’y est pas).
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Quel est donc ce maillon que j’ai sauté ? Eh bien ce n’est rien de
moins que l’image en miroir de l’énonciation « IWWI », qui comporte
exactement (ou presque exactement) les mêmes singularités grammati-
cales que IWWI, et qui intervient au chapitre V immédiatement suivant
(lui-même symétrique, en miroir, du chapitre sur la « conscience de
soi », et déjà dans son titre : Gewissheit und Wahrheit der Vernunft).
Après une nouvelle répétition du Ich = Ich, associée cette fois à la
fameuse démonstration que le rapport de soi/moi à soi/moi (la réflexion)
est toujours déterminé objectivement (et sur le mode de l’objectivation)
par le « chemin parcouru et oublié » (jener vergessene Weg) que la
conscience a en quelque sorte « dans son dos », ce chapitre sur la « rai-
son » (nom classique de l’universel, nom de l’être comme logos) passe
par une étonnante variante de l’équation IWWI qui, replacée dans son
contexte, concerne explicitement le rapport de la conscience indivi-
duelle à la totalité et à l’unité du peuple au sens rousseauiste du terme
(peuple essentiellement « libre » du fait de sa constitution et de son
autosuffisance) : « Sie als Mich, Mich als Sie » (Eux comme Moi, Moi
comme Eux) 1. Et finalement, à propos de ce que Hegel appelle « la
Chose [elle] même » ou la « pure Chose », c’est-à-dire l’œuvre, identi-
fiée à une « essence spirituelle », geistiges Wesen qui est l’essence
(commune) de toutes les essences, Wesen aller Wesen, parce qu’elle est
une essence active, une action ou opération « de tous et de chacun »,
Tun aller und Jeder, ce qu’en une autre terminologie on se risquerait je
crois à appeler une praxis, Hegel débouche sur une autre formulation
synthétique : « La pure Chose même est ce qui se déterminait ci-dessus
comme la catégorie : l’être qui est Moi ou le Moi qui est être (das Sein,
das Ich, oder Ich, das Sein ist), mais se déterminait ainsi comme pensée,
qui se distingue encore de la conscience de soi effectivement réelle (vom
wirklichen Selbstbewusstsein) ; mais ici les moments de la conscience
de soi effectivement réelle, en tant que nous les nommons son contenu
– but, opération et réalité effective – et en tant que nous les nommons sa
forme – être-pour-soi et être-pour-autrui (Fürsichsein und Sein für
anderes) – sont posés comme une seule et même chose avec la catégorie
simple elle-même, et cette catégorie est alors en même temps tout
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Ich = Ich
(s. 134) (I, 146) (IV, introd.)
Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist
(IWWI)
(s. 140) (I, 154) (IV, introd.)
Ich = Ich
(s. 176-177) (I, 197-198) (V, introd.)
Sie als Mich, Mich als Sie
(s. 258) (I, 292) (V, B, introd.)
Ein Wesen, dessen Tun… nur Sache ist als Tun aller und Jeder
(s. 300) (I, 342) (V, C, a)
Das Sein, das Ich, oder Ich, das Sein ist
(SIIS)
(s. 301) (I, 343) (V, C, a)
Diese Substanz ist ebenso das allgemeine Werk, das sich durch das
Tun Aller und Jeder als ihre Einheit und Gleichheit erzeugt
(s. 314) (II, 10) (VI, Introd.)
Was darin dem Ich das Andre ist, ist nur das Ich selbst
(s. 383) (II, 92) (VI, B, a)
Ich = Ich
(s. 458) (II, 184) (VI, C, c)
Ich = Ich
(s. 461) (II, 188) (V, C, c) (la belle âme)
Ich = Ich
(s. 472) (II, 199) (VI, C, c)
Ich = Ich
(s. 546) (II, 287) (VII, C, 3)
Ich = Ich
(s. 553) (II, 298) (VIII, 1)
Ich ist nicht nur das Selbst, sondern es ist die Gleichheit des Selbst
mit sich selbst
(s. 560) (II, 307) (VIII, 2)
Ich = Ich
(s. 561) (II, 308) (VIII, 3)
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1. Correspondances personnelles.
2. Ce qu’Althusser dans son essai sur les « Appareils idéologiques d’État » (1970)
appelle la « structure d’interpellation », en se référant au passage d’Exode, III, 14
rapportant la vision de Moïse sur le Sinaï.
3. D’un point de vue dialectique, évidemment, cela veut dire que la loi rousseauiste,
« expression de la volonté générale » du peuple souverain, réalise une négation de la
négation par rapport à l’incarnation (Jésus-Christ = logos = amour), qui elle-même était
une négation de la loi mosaïque. Cette remarque engagerait dans la discussion d’une autre
piste, qui surdétermine certainement la reprise des énonciations johanniques : à savoir le
fait que, dans son écrit de jeunesse sur L’esprit du christianisme, Hegel produit, comme
première version du « mot de l’esprit », une itération ou symétrisation de la formule de
Jean (Première Epître) « Dieu est amour » : « Gott ist Liebe, die Liebe ist Gott » (Hegels
Theologische Jugendschriften, hsg. von Herman Nohl, 1907, p. 391), qu’on pourrait
schématiser comme GLLG. Cette formulation appartient à la fois au « règlement de
comptes » avec le « panthéisme » spinoziste et à la confrontation intime avec la
Vereinigungsphilosophie de Hölderlin (Christoph Jamme la rapproche du Deus sive
Natura, ce qui lui permet de parler d’un thème « johannique-spinoziste » dans son livre
sur la pensée commune de Hegel et de Hölderlin : « Ein ungelehrtes Buch », p. 180). Elle
retrouve aussi, bien entendu, le schème d’écriture biblique, proche d’une invocation
rituelle, typique de l’Évangile de Jean (« Au commencement était le logos, et le logos
était [en] Dieu, et Dieu était le logos… »). Cf. Daniel Weidner : « Gemeinschaft des
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aux prises avec ce modèle théologico-politique qui est aussi une méta-
physique du « nous » et de son unité ou indivisibilité souveraine, doit
remonter en deçà, jusqu’à une auto-énonciation du sujet dont il lui faut
faire entendre la « voix » propre pour désarticuler de l’intérieur la sim-
plicité apparente de l’affirmation politique. L’idée du « corps mys-
tique » ne suffit pas, et peut-être même c’est elle qui est ici remise en
question, jusque dans ses « traductions » séculières 1.
Je donne ici les principaux passages qui me semblent pertinents
dans l’Évangile de Jean (traduction de la Bible de Jérusalem), accom-
pagnés de la traduction allemande de Luther, qui était familière à Hegel.
Tous ces passages appartiennent aux « adieux » de Jésus à ses disciples,
commençant avec la Cène, l’annonce de la « trahison » de Judas et de la
Passion, et se terminant par la prière dans laquelle Jésus demande au
Père de réunir à lui les hommes par son intermédiaire, malgré leurs
péchés (ce que la tradition luthérienne appelle la « réconciliation », die
Versöhnung, évoquée à deux reprises par Hegel lorsqu’il commente le
« oui » constitutif de la communauté : « das Wort der Versöhnung ») 2 :
Jean, 14, 3 : « Je reviendrai vous prendre avec moi, afin que, là où je suis,
vous soyez, vous aussi » (will ich doch wiederkommen und euch zu mir
nehmen, auf dass ihr seid, wo ich bin)
Jean, 14, 10 : « Ne crois-tu pas que je suis dans le Père, et que le Père est
en moi (das sich im Vater und der Vater in mir ist)
Jean, 14, 20 : « Ce jour-là, vous comprendrez que je suis en mon Père et
vous en moi et moi en vous (dass ich in meinem Vater bin und ihr in mir
und ich in euch)
Jean, 15, 4 : « Demeurez en moi comme moi en vous » (Bleibt in mir und
ich in euch)
Jean, 17, 21 : « Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi
en toi, qu’eux aussi soient en nous (…) Je leur ai donné la gloire que tu
m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux
Geistes und Härte des Buchstabens : Georg. W. F. Hegel », Bibel und Literatur um 1800,
Wilhelm Fink, 2010, p. 236-245.
1. Pour la même raison, dans l’interprétation de Descartes évoquée ci-dessus, j’avais
privilégié l’Évangile de Jean, 8, 24 etc. : « Je suis », répétant Exode, 3, 14 : « Je suis qui je
suis », au détriment de considérations plus « théoriques » (ou plus « onto-théologiques »)
sur l’image finie de l’infini qui est censée faire descendre le modèle divin en l’homme (ou
faire de celui-ci l’émanation de celui-là). Au lieu de poursuivre une discussion sur ce qui
fait qu’une « sécularisation » suit toujours encore un modèle théologique, je cherchais
ainsi à poser la question des énoncés hérétiques ou blasphématoires qui marquent l’entrée
dans la modernité.
2. Phénoménologie, p. 471-472, fin du chapitre VI, répété à la fin du chapitre VII,
p. 546-548, ultime scission de la Gemeinde dans sa forme religieuse.
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et toi en moi, pour qu’ils soient parfaitement un » (auf dass sie alle eins
seien gleichwie du, Vater, in mir und ich in dir, auch sie in uns eins seien…
ich in ihnen und du in mir) 1
On voit que, si l’on suit mon hypothèse d’une « transformation » à
l’intérieur d’une même chaîne signifiante, il faut passer d’un schéma
trinitaire – les hommes/disciples du Christ seront un en (avec) lui
comme lui est en (avec) eux, à l’image de l’unité qu’il forme avec le
Père et le Père avec lui, ou de sa participation dans le Père qui est aussi
celle du Père en lui – à un schéma dualiste, ou plutôt au schéma d’une
double dualité (« Moi qui suis Nous, Nous qui sommes Moi », « Moi
qui suis l’Être, l’Être qui est Moi »), dont la « réconciliation » finale est
le Soi (Selbst, ou Ichselbst), l’historicité absolue de la communauté.
Dans un cas l’appartenance mutuelle des membres de la communauté à
venir passe par la relation transcendante du Maître à son Père éternel
(ou la scission du sujet divin, suivie de son incarnation et de sa réunifi-
cation par-delà la mort). Dans l’autre cas la construction de la commu-
nauté (ou peut-être la tentative d’une telle construction, qui ne peut
aboutir qu’au-delà de l’humain, dans le « savoir absolu ») passe par
l’appartenance ou reconnaissance mutuelle du Moi de la conscience
avec ses « autres » (« Nous ») et l’appartenance mutuelle de ce Moi avec
son « autre » (l’être, ou le monde objectif, ou l’universel), qui se
réconcilient sous le « nom » de Selbst. On a donc une réduction de la
transcendance au plan de l’immanence. Pour en comprendre la signifi-
cation contemporaine, il faut se tourner maintenant vers Rousseau.
Dans Saint Jean, le Christ est le seul qui dit « Je » (ou « Moi ») pour
tous, auprès du Père. Chez Hegel, mais après Rousseau, le « Moi » est
devenu la propriété d’un chacun, ou d’un citoyen-sujet quelconque,
mais à la condition de faire « indivisiblement » partie du « commun ».
Le passage décisif est la présentation du « pacte » dans le Contrat
social, I, 6 :
1. La Première Épître de Jean (4, 7-17) comporte une série d’énonciations presque
identiques, développant l’idée que « Dieu est Amour » : « Aimons-nous les uns les autres,
puisque l’amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui
qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour (…) En ceci consiste son amour :
ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son
Fils (…) Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli. À ceci nous
reconnaissons que nous demeurons en lui et lui en nous (Daran erkennen wir, daß wir
in ihm bleiben und er in uns) (…) Celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et
Dieu demeure en lui. »
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1. Rousseau, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, p. 361 [les italiques sont
dans le texte]. On notera que Rousseau exprime en termes de don et de droit ce que Saint
Jean exprime en termes d’amour et de grâce. À la verticale de la « grâce » que se font les
hommes en s’aimant « les uns les autres » (allèlous) chez Saint Jean se trouve le Père qui
en est l’origine et dont son Fils Jésus relaie le commandement. Dans la réduction de
verticalité à laquelle procède Rousseau, la place de l’origine n’est pas anéantie, mais elle
n’est occupée par « personne ». Et, d’un autre point de vue, c’est de cette place même,
laissée vide par l’absence du Père ou du Maître, que s’énonce la voix collective, à la fois
une et multiple, qui « effectue » la donation réciproque en la déclarant : « Chacun de nous
met en commun… » Hegel maintient l’horizontalité (ou le plan d’immanence) mais
renomme « l’Esprit » ce qui s’y déclare mutuellement.
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pratiquement l’État comme (…) une unité du nous limitée à eux-mêmes, tandis que le
reste de la population se composait d’individus avec lesquels on ne s’identifiait pas… »
(« Les transformations de l’équilibre Nous-Je » (1987), in La société des individus,
Agora-Pocket (Fayard, 1991). Inversement, le récit ou témoignage révolutionnaire qui
fonde la représentativité d’un porte-parole dans la conscience de l’oppression commune
au peuple entier, confond le « Je » et le « Nous » dans une seule énonciation faisant passer
du privé au public (par exemple : Moi, Rigoberta Menchù, trad. fr., Éditions du Seuil,
1983).
1. Cf. É. Balibar : « Apories rousseauistes », in L’anthropologie et le politique selon
Jean-Jacques Rousseau. Études réunies par Michèle Cohen-Halimi, Les Cahiers philo-
sophiques de Strasbourg, Tome 13, 2002.
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1. Non sans contradiction latente, mais laissons ce point qui regarde la discussion du
patriotisme et du cosmopolitisme.
2. Sur le passage des modèles naturalistes (en particulier chimiques) aux modèles
pragmatiques de la « volonté générale », en passant par la critique de la tradition
théologique et juridique, cf. Bruno Bernardi : La fabrique des concepts. Recherches sur
l’invention conceptuelle chez Rousseau, Honoré Champion, Paris, 2006.
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1. Ce qui veut dire que la construction rousseauiste n’est pas à ses yeux de la théorie
pure, ou plutôt qu’elle est une intrusion de la pureté théorique en tant que telle dans le réel
de la politique et de l’histoire, elle est de la théorie qui s’effectue ou se réalise, c’est-à-dire
de « l’esprit ». Rousseau, de ce point de vue, est bien pour Hegel, comme pour Louis-
Sébastien Mercier, « l’un des principaux auteurs de la Révolution » – et même le
principal. Cf. James Swenson, On Jean-Jacques Rousseau…, cit.
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1. Fréquemment rapporté par Hegel à un formalisme de type romain, mais aussi juif,
du moins dans les textes de jeunesse. Il changera bien d’avis dans la Philosophie du
droit…
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*
Je vois bien maintenant que je ne pourrai pas tenir la promesse que
je m’étais faite, à savoir de réserver le maximum de place et de temps
pour le troisième moment de l’explication : celui qui doit nous per-
mettre de rejoindre de façon plus détaillée la réflexion hégélienne sur
le problème de la communauté consciente de soi dans la Phénoméno-
logie, en tant que figure des figures, ou figure « générique » à partir de
laquelle peut être ressaisi l’ensemble du mouvement de la conscience,
comme devenir sujet de la substance spirituelle 1.
Faute de pouvoir le faire en détail, j’en évoquerai programmatique-
ment les étapes à mes yeux les plus importantes. Elles dérivent toutes
de cette idée que la tentative hégélienne pour transformer l’individuel
en universel et inscrire l’universalité dans l’élément de l’individuel
prend une forme spécifique, pour laquelle Hegel a détourné la notion
métaphysique de l’esprit (et je parle ici uniquement de l’esprit au sens
de la Phénoménologie de l’esprit, très profondément différent de ce
que, ultérieurement, Hegel en viendra à désigner par ce terme), qui
autorise à faire des difficultés, des obstacles, voire des impossibilités
d’une telle transformation ou d’une telle inscription la matière même
de son élaboration (en ce sens aussi la Phénoménologie est une « expé-
rience », dans et par l’écriture). Cette forme spécifique, c’est l’équiva-
lence des notions de subjectivité et de communauté, ou si l’on veut
c’est l’idée, poussée à la limite, qu’il n’y a de subjectivité que commune
ou dans l’horizon de la communauté (de la possibilité et de l’impossi-
bilité de la communauté), et qu’il n’y a de communauté ou mieux de
« mise en commun » de ce qui peut et doit l’être que dans l’élément de
la subjectivité, ou par l’effort que fait la subjectivité pour dépasser sa
propre limitation, sa propre finitude, sans pour autant retomber dans
l’objectivité et l’extériorité d’une « substance », voire d’une « nature ».
C’est cette équivalence que nomme et présente à la discussion le mono-
gramme IWWI, en même temps qu’il s’efforce de nous engager déjà,
en quelque sorte de l’intérieur, dans sa contradiction dialectique,
comme si nous en étions nous-mêmes les « sujets ».
Idéalement, il conviendrait de repartir d’une réflexion, à partir
du texte et de ses contextes, sur ce que signifie pour la subjectivité
1. J’ai repris la question dans mon exposé ultérieur : Zur Sache selbst. Du commun et
de l’universel dans la Phénoménologie de Hegel : cf. ci-dessous, chapitre VII.
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duit Hyppolite (den Vermittler als Rat), à qui elle fait l’abandon de sa
volonté) 1.
Deuxièmement, il faut s’intéresser à la façon dont Hegel se sert de
la réflexion du Je dans le Nous et du Nous dans le Je pour penser à la
fois la connaissance et la méconnaissance, ou le fait que la conscience
communautaire (toute conscience communautaire, en particulier celle
du peuple, première figure sous laquelle l’esprit sort de l’abstraction,
et devient « effectivement réel ») est à la fois Selbstbewusstsein et
Bewusstlosigkeit (qu’il faut traduire par « a-conscience » plutôt que par
« inconscience » et a fortiori « inconscient »), l’un étant l’envers ou la
contrepartie nécessaire de l’autre. Dans le cours de la Phénoménologie,
la notion de l’a-conscience a toujours caractérisé un universel qui est
encore abstrait, ou qui appartient au registre de l’être, mais non de la
réflexivité. Cependant, avec l’entrée en scène explicite du problème de
la communauté (comme réalité spirituelle dont le peuple ou ses succé-
danés historiques : culture, religion, forment la manifestation concrète),
l’a-conscience en vient à désigner ce qui sépare la communauté de sa
propre réalisation, ou de l’adéquation à son propre concept, que ce soit
celui de la Cité grecque ou celui de la « Culture », celui de la « Volonté
Générale », ou celui de la communauté des croyants (Gemeinde) uni-
fiée dans le Christ au moyen de sa « mort »… Nous éprouvons ici en
quelque sorte la résistance du « Je » à coïncider avec le « Nous » et
réciproquement, selon une parfaite réflexivité assimilable à l’unité, à la
« réconciliation » d’une même conscience de soi.
D’où, troisièmement, l’importance des moments qu’on peut dire
« extrêmes », ou qui figurent dans le cours de la Phénoménologie
comme des « expériences-limites » pour la conscience, où l’on est tenté
de dire que le Selbstbewusstsein se renverse immédiatement en son
contraire, Bewusstlosigkeit, c’est-à-dire que la conscience de soi en
vient non seulement à côtoyer l’a-conscience, mais à coïncider avec
elle, à se concentrer dans son propre résidu d’altérité inéliminable.
Deux figures sont ici particulièrement significatives (et bien entendu,
de longue date, elles ont polarisé les lectures de la Phénoménologie), à
savoir l’Ironie et la Terreur. Ce sont des figures radicalement négatives
de l’impossibilité de constituer la communauté en tant que communauté
subjective ou « esprit », ou qui opposent une limite infranchissable à
son intériorisation spirituelle comme conscience de soi collective. Il me
1. C’est-à-dire aussi un « médiateur » qui ne serait pas comme tel mort (pour les
hommes et par eux). Cf. Phénoménologie, éd. Hoffmeister, p. 171.
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1. Heinrich Heine : « Die armen Weber » [Die schlesischen Weber], publié le 10 juin
1844 dans le Vorwärts (1re strophe). Aristide Bruant s’en souvient peut-être lorsque, en
1894, il écrit le « chant des canuts » : « C’est nous les canuts, Nous allons tout nus ! / Mais
notre règne arrivera / Quand votre règne finira. (bis) / Nous tisserons le linceul du vieux
monde, / Car on entend déjà la révolte qui gronde ! / C’est nous les canuts, Nous n’irons
plus nus ! »
2. Article paru dans « Théologies politiques du Vormärz. De la doctrine à l’action
(1817-1850) », Revue germanique internationale, 8/2008, p. 143-160.
3. « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction », que
je citerai ci-après Einleitung (Marx-Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1970, vol. 1,
p. 378-391).
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1. Marx : Kritik des Hegelschen Staatsrecht, M.E.W., vol. 1, p. 201-333 (la traduction
française par A. Baraquin : Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, Éditions
Sociales, 1975, est à ma connaissance la seule à contenir également les passages de Hegel
discutés par Marx). Je citerai l’essai de Miguel Abensour dans la première édition :
« Marx et le moment machiavélien. “Vraie démocratie” et modernité », in Phénoménolo-
gie et politique. Mélanges offerts à Jacques Taminiaux, Éditions Ousia, Bruxelles, 1989,
p. 17-114 (voir également La démocratie contre l’État, Éditions du Félin, Paris, 2004).
2. Dans son article « Proletariat, Pöbel, Pauperismus » (Geschichtliche Grundbegriffe.
Historisches Lexikon der politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Klett Verlag,
Stuttgart, 1972-1997), Werner Conze montre comment, au cours des années 1835-1840,
le mot « prolétariat » importé de l’usage des socialistes français s’est substitué en
Allemagne à celui de Pöbel (« populace ») employé par Hegel pour désigner la masse
« sans » (sans propriété, ni domicile, ni profession, ni statut…) ou la classe paupérisée
extérieure au système corporatif de la « société civile-bourgeoise » (bürgerliche
Gesellschaft). Sur fond d’aggravation des antagonismes sociaux, il a fini par nommer
les travailleurs salariés dont les intérêts s’opposent à ceux du capital manufacturier. Conze
confronte alors les usages qui en sont faits par deux « hégéliens » : Lorenz von Stein
(1842) et Marx (1844), respectivement au titre d’ennemi interne de la société industrielle
et d’agent de la « décomposition » de l’ordre existant. De son côté Georges Labica (article
« Prolétariat » du Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1982) insiste sur le rôle de
Moses Hess dans la réception du terme prolétariat par Marx à partir de la lecture de Stein,
et dans la combinaison d’une critique de la paupérisation avec une philosophie de
l’action.
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1. Introduction à Kahldorf über den Adel, in Briefen an den Grafen M. von Moltke,
1831 (Heinrich Heine, Historisch-Kritische Gesamtausgabe der Werke, Hamburg, 1979,
Bd. XI, s. 174). De l’influence de cette phrase sur Marx témoigne sa reprise dans l’article
du 12 novembre 1848 de la Neue Rheinische Zeitung, commentant le cycle des
révolutions et des contre-révolutions en Europe : « Von Paris aus wird der gallische
Hahn noch einmal Europa wachkrähen » [le coq gaulois chantant à Paris va une fois
encore réveiller l’Europe]. L’ouvrage de Heine auquel Marx a emprunté l’essentiel de sa
conception de l’influence de la Réforme luthérienne sur la philosophie et de la significa-
tion « révolutionnaire » commune à l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel) et à la
politique française moderne est Sur l’histoire de la religion et de la philosophie en
Allemagne (1834/1835) (rééd. Imprimerie nationale, 1993, par J.-P. Lefebvre).
2. Dans le chant du coq gaulois identifié à une trompette eschatologique (schmettern)
il est loisible de voir la condensation de deux lignées allégoriques. Le « coq gaulois » est
un symbole national français inventé à la Renaissance, associé pendant la Révolution à
l’idée de fraternité, puis inscrit sur les monnaies par le Consulat et sur les drapeaux par la
révolution de Juillet 1830, en attendant ses usages cocardiers et sportifs plus récents. Le
chant du coq qui annonce l’imminence du jour est un thème messianique à la fois chrétien
(initialement rattaché à l’épisode du « reniement de Saint Pierre », dans les évangiles de
Matthieu et de Luc) et juif (remontant à l’exil de Babylone : cf. JewishEncyclopedia.com,
art. « cock »).
3. Cf. en particulier J.-P. Lefebvre : « Marx und Heine », Schriften aus dem Karl-Marx
Haus, Trier, 1972 ; J. Grandjonc : Marx et les communistes allemands à Paris, François
Maspero, Paris, 1974 ; Lucien Calvié, Le renard et les raisins. La Révolution française et
les intellectuels allemands (1789-1845), Paris, Edi, 1989 ; Christoph Marx : Heinrich
Heine als politischer Dichter und das ideologische Verhältnis zu Karl Marx 1843/44,
Studienarbeit, GRIN Verlag für Akademische Texte, 1997 (ebook) ; Eustache [Stathis]
Kouvélakis, Philosophie et Révolution de Kant à Marx, Paris, PUF, 2003 (je cite la
traduction anglaise : Philosophy and Revolution from Kant to Marx, Verso, 2003).
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triompher contre elle. Prenons garde de ne pas voir ici une « relève »
dialectique de la religion : il s’agit plutôt d’une interruption, même si
elle est conçue comme un retour à l’authenticité originaire.
Ce mouvement était au cœur de la réforme protestante, en tant
qu’elle dénonçait dans l’institution de l’Église « visible » une nouvelle
Babylone prostituant la révélation au service des puissances de ce
monde, avant d’être refoulé par le conflit entre Luther et Thomas
Münzer et par la Guerre des paysans 1. Il sera là aussi dans la façon dont
les « nouveaux christianismes » et les socialismes romantiques annon-
ceront l’avènement d’une religion de l’Homme débarrassée des super-
stitions théologiques 2. Il est plus vivant que jamais de nos jours dans la
façon dont les « théologiens de la libération » opposent, à l’idolâtrie
que représenterait le culte capitaliste de l’argent, la fonction eschatolo-
gique du « Dieu libérateur » qui fait des pauvres collectivement une
réincarnation du Christ, victime offerte en sacrifice mais aussi figure de
protestation et de révolte 3. Plus significativement peut-être pour l’inter-
prétation de notre texte, il traverse toutes les interprétations aussi bien
chrétiennes que juives (kabbalistes) qui, de façon antinomique, identi-
fient l’avènement du messie à l’abolition de la loi écrite, instituée. Chez
Marx cette interruption de la religion par l’élément messianique, au
centre de l’histoire moderne en passe de (re)devenir celle de l’homme
(ou de la réalisation de l’humanité), est représentée par l’avènement
d’une force paradoxale, essentiellement passive (Die Revolutionen
bedürfen nämlich eines passiven Elementes…) et cependant radicale-
ment transformatrice, habitée par « l’enthousiasme » du nouveau et
capable de le communiquer : la masse des prolétaires.
Ce n’est possible, évidemment, que parce que ceux-ci se trouvent
investis de caractéristiques antithétiques, conjoignant le rien de la déré-
liction, de l’anéantissement et de la paupérisation absolue avec le tout
1. On sait que les marxistes après Engels, et à sa suite Ernst Bloch, lui attacheront la
signification d’une première apparition historique du prolétariat révolutionnaire en
Allemagne. Ce conflit est périodiquement réactivé dans l’histoire du protestantisme,
avec ou sans traduction « politique », en particulier sous la forme d’une opposition entre
le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de l’Église » (cf. John Lewis : « The Jesus of
History », in Christianity and the Social Revolution, New York, 1935/1972).
2. Pierre Leroux : De l’Humanité. De son principe et de son avenir (1840), rééd.
Corpus des Œuvres de philosophie en langue française, Fayard, 1985.
3. H. Assmann et F.J. Hinkelammert : L’idolâtrie du marché, Éditions du Cerf, 1993 ;
cf. le commentaire de Michaël Löwy : « Le Marxisme de la Théologie de la Libération »,
http://www.lcr-lagauche.be/cm…, 19 juillet 2000 (et son livre La guerre des dieux,
Religion et politique en Amérique latine, Éditions du Félin, Paris, 1998).
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1. « Le plan de cet écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous
faire :1o Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. 2o Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre
politique ? Rien. 3o Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose » (Qu’est-ce que le
tiers-état ? 1789). Sur l’importance que revêtent pour le Marx de 1843 la pensée et
l’action de Sieyès, qui fonde l’unité de la nation politique sur « l’autodétermination du
peuple », cf. J. Guilhaumou : « Marx, la Révolution française et le Manuscrit de
Kreuznach », in É. Balibar et G. Raulet (dir.), Marx démocrate. Le Manuscrit de 1843,
PUF, 2001, p. 79-88 ; et Antonio Negri : Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives
de la modernité, PUF, 1997. Tout le premier couplet de L’Internationale écrite en 1871 par
Eugène Pottier est homogène au texte de l’Einleitung de Marx : « Debout ! les damnés de
la terre / Debout ! les forçats de la faim / La raison tonne en son cratère : / C’est l’éruption
de la fin / Du passé faisons table rase / Foule esclave, debout ! debout ! / Le monde va
changer de base : / Nous ne sommes rien, soyons tout ! »
2. Subida al Monte Carmelo, II.4. Voir Stanislas Breton : « La force du premier
marxisme, prophétique et critique à la fois, est d’avoir converti, à contre-courant de
l’époque, la masse humaine, prétendument inerte, d’une “classe nulle” en une énergie
transformante, d’ampleur universelle et d’intensité inégalée. Tel est, si je ne me trompe, le
sens profond du “rien” et du “tout” ; en leur réciproque implication, qui sous-tend la foi
d’un nouveau peuple élu, après des siècles de mépris… » (Esquisses du politique,
Messidor, Paris, 1991, p. 37-38).
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– dont on a pu dire que Marx s’y « approche au plus près des préoccupa-
tions d’un penseur national allemand » 1 – la confrontation la plus déci-
sive serait celle qui s’établit avec l’idée de salut national et de mission
universelle de l’Allemagne, en raison même de l’idée qui forme le fil
conducteur de son analyse. Au blocage des possibilités de la révolution
antiféodale et anticléricale après le tournant conservateur de la monar-
chie prussienne, s’ajoute l’incapacité de la bourgeoisie allemande à se
transformer en « classe universelle », c’est-à-dire à se faire le représen-
tant des intérêts et des droits de toute la société (et de « l’âme popu-
laire » : Volksseele) contre un régime d’oppression. Ils débouchent sur la
possibilité paradoxale de projeter l’Europe entière au-delà du régime
politique bourgeois. Les analogies sont frappantes avec la façon dont
Fichte, dans les Discours de 1807, avait décrit la nation allemande
comme une force spirituelle méta-politique, dont la libération de la
domination étrangère sera aussi celle de toute l’humanité parce qu’elle
en concentre l’énergie morale. Comme elles sont frappantes avec la
façon dont Cieskowski, inventeur de la philosophie de l’action reprise
par Hess et Marx, combinait l’idée du dépassement de l’antinomie entre
théorie et praxis dans l’histoire universelle avec la fonction rédemptrice
de la nation polonaise 2.
Bien entendu, le sens de ce rapprochement n’est pas d’identifier, à
la substitution près d’un « sujet de l’histoire » à un autre (la nation, la
classe), les discours du messianisme national et du messianisme prolé-
tarien, du moins dans sa forme marxienne originale – comme a trop
tendance à le faire Voegelin. C’est plutôt de mieux comprendre, dans
un contexte discursif conflictuel, comment l’un d’entre eux se définit et
démocratique au communisme, PUF, 1958, p. 150 sq. Sur Hess, voir Edmund Silberner,
Moses Hess, Brill, Leiden, 1966.
1. Eric Voegelin : « Marx : The Genesis of Gnostic Socialism », in From Enlightenment
to Revolution, Duke University Press, 1975, p. 282.
2. Cf. É. Balibar : « Fichte et la frontière intérieure », cit. Selected Writings of
August Cieskowski, edited and translated with an Introductory essay by André Liebich,
Cambridge University Press, 1979. Ce que Fichte appelle « nation » ou « peuple » ne se
laisse pas réduire à l’alternative devenue aujourd’hui banale entre le démos et l’ethnos ; il
faut pour l’interpréter faire appel à une troisième catégorie, celle du laos (mot homérique
dont les Septante se sont servis pour « traduire » le ‘am hébreu, peuple (élu) de Dieu par
opposition aux goyim). Une étude comparative générale ne pourrait d’ailleurs se limiter
au contexte européen. Ainsi que l’a montré Pocock dans The Machiavellian Moment
(Princeton, 1975), le thème de la « Elect Nation » est passé avec les puritains d’Angleterre
en Amérique au XVIIe siècle. Et c’est dans les années 1840 qu’a été forgée la terminologie
de la « destinée manifeste » du peuple américain qui permet de voir en lui un « nouvel
Israël » (cf. Anders Stephanson : Manifest destiny : American Expansionism and the
Empire of Right, New York, 1995).
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1. Je ne reviens pas ici sur ce que j’ai souligné ailleurs (Marx démocrate, ouvr. cit.), à
savoir la singularité d’écriture du texte de Marx qui s’installe dans le « dialogisme » du
texte de Hegel lui-même, et ainsi le révèle.
2. Je ne discute pas ici ce point ultrasensible pour l’appréciation du rapport entre la
pensée de Marx et l’usage qu’en feront ses successeurs : cf. mon ouvrage La philosophie
de Marx, Éditions La Découverte, Paris, 1993.
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1. On peut discuter cette traduction, empruntée à A. Baraquin, qui sert bien le projet
d’Abensour : le texte allemand parle plutôt des « moments de la totalité du démos » (« Die
Demokratie ist die Wahrheit der Monarchie, die Monarchie ist nicht die Wahrheit der
Demokratie… In der Demokratie erlangt keines der Momente eine andere Bedeutung, als
ihm zukommt. Jedes ist wirklich nur Moment des ganzen Demos. In der Monarchie
bestimmt ein Teil den Charakter des Ganzen », M.E.W., vol. 1, p. 230).
2. Ici encore on pourrait discuter certaines lectures : le texte de Marx sur lequel il
s’appuie (et dont il montre bien le rapport avec des écrits de socialistes français
contemporains, en particulier le Manifeste de la démocratie au 19e siècle de Victor
Considérant, publié en 1843) n’évoque pas la « vraie démocratie » comme une figure,
mais dit que « die neueren Franzosen haben dies so aufgefasst, dass in der wahren
Demokratie der politische Staat untergehe … » (M.E.W., I, 232). C’est-à-dire que, selon
les auteurs français les plus récents, l’État politique s’éteint, ou s’abolit, dans la
« démocratie véritable », lorsqu’elle devient véritablement ce qu’elle doit être. Il n’y a
pas de doute cependant que cette perspective correspond à l’hypothèse d’un principe
démocratique ou populaire radical agissant dans la succession des régimes (dont il
constitue la « vérité »), et débouchant au moins idéalement sur le dépérissement de l’État
en tant qu’organisme séparé. Shlomo Avineri, dans The social and political thought of
Karl Marx (Cambridge University Press, 1968) va plus loin qu’Abensour dans l’hypo-
stase de l’expression « true democracy ». Sa référence n’est pas le « démos total » mais la
« classe universelle » : Hegel au lieu de Machiavel comme penseur du « politique ».
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1. Dans son propre commentaire des textes de cette constellation (L’être et l’acte.
Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir, Vrin, 2002, chap. IV :
« L’agir libéré (Marx) », p. 131 sq.), Franck Fischbach insiste sur la fusion, dans le sujet
social ou transindividuel de la transformation révolutionnaire, des déterminations de
l’agir et du faire (que traduira dans L’Idéologie allemande la catégorie de Selbstbetäti-
gung). Il me semble que cette fusion est aussi le ressort de ce que j’appelle ici la
« plénitude » du sujet politique. La difficulté, c’est que pour pouvoir être un sujet, donc
un sujet, le « peuple » au regard de la lutte des classes doit être à la fois une « partie » (ou
un « camp »), et, « virtuellement », le tout. Le Manifeste communiste soutiendra cela : au
terme de l’évolution du capitalisme, le prolétariat (comme naguère le Tiers-État chez
Sieyès) est « l’immense majorité ». Tandis que l’Introduction de 1844 ose la thèse
« mystique » : le prolétariat est « tout », parce qu’il n’est plus « rien ».
2. M.E.W., I, 259 : « … damit der Mench mit Bewusstsein tut, was er sonst ohne
Bewusstsein durch die Natur der Sache gezwungen wird zu tun, ist es notwendig, dass die
Bewegung der Verfassung, dass der Fortschritt zum Prinzip der Verfassung gemacht
wird, dass also der wirkliche Träger der Verfassung, das Volk, zum Prinzip der
Verfassung gemacht wird… »
3. « … wo sie in ihrer Besonderheit als das Herrschende auftrat… » (M.E.W., I, 260).
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1. Aug. Comte, Discours sur l’esprit positif, 1844, Troisième partie : « Conditions
d’avènement de l’école positive ». Le projet « d’alliance » élaboré par Comte repose
essentiellement sur un programme d’enseignement populaire « supérieur », destiné à
surmonter la coupure sociale qui menace la poursuite du progrès comme développement
de l’ordre, et à fonder sur la réunion des forces opposées à l’esprit théologique et
métaphysique (la science, l’industrie) la possibilité d’un nouveau pouvoir spirituel,
mettant fin à l’ère des révolutions. En ce sens, c’est l’inverse du projet de Marx. Le
parallèle est discuté par Pierre Macherey dans son commentaire de l’expression « Im
Anfang war die Tat » et de ses interprétations, disponible sur le site : stl.recherche.univ-
lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Macherey20012002/
2. Marx parvient à cette formule à la fin de l’Einleitung au terme de trois essais
successifs dont elle représente la « solution » mais aussi la conversion en « mot d’ordre »
(Lösung/Losung) : « Ihr könnt die Philosophie nicht aufheben, ohne sie zu verwirklichen
[vous ne pouvez pas supprimer la philosophie sans la réaliser] (…) Sie glaubte, die
Philosophie verwirklichen zu können, ohne sie aufzuheben [elle croyait pouvoir réaliser
la philosophie sans la supprimer] », « Die Waffe der Kritik kann allerdings die Kritik der
Waffen nicht ersetzen [mais l’arme de la critique ne peut se substituer à la critique des
armes] », qui approchent une réciprocité transcendantale de la forme : les concepts sans
intuition sont vides, les intuitions sans concept sont aveugles.
3. Michaël Löwy : La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Maspero, Paris,
1979, p. 69 (je n’entends pas diminuer les mérites de ce livre, qui comportait de très utiles
explications, et que son auteur a fait suivre d’études fondamentales sur l’importance des
éléments « utopiques » et « messianiques » dans le marxisme).
4. Voir aussi les formulations de la correspondance avec Ruge, publiées en ouverture
des Deutsch-Französische Jahrbücher, sur la critique comme intériorisation (innewerden)
par le « monde » de sa propre conscience (M.E.W., I, 346).
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« révolution totale » exclusive de tout « nouveau pouvoir politique » (IIe partie, § 5 : « Les
grèves et les coalitions des ouvriers »).
1. Karl Löwith : Weltgeschichte und Heilgeschehen. Die theologischen Vorausset-
zungen der Geschichtsphilosophie, chap. II : Marx (in Sämtliche Schriften, K.B. Metzlersche
Verlagsbuchhandlung, Stuttgart, 1983, Bd. II, p. 61) (tr. fr. Histoire et salut, Gallimard,
2002).
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1. Ibid., p. 342.
2. Ibid., p. 311
3. Ibid., p. 290-292. À cette intuition immédiate de l’unité et de la liberté qu’elle
promet, Hegel associe une énonciation remarquable dont on va trouver bientôt les
variantes, qui place en quelque sorte le concept de la reconnaissance dans la bouche des
sujets : « Ich schaue die freie Einheit mit den Andern in ihnen so an, dass sie wie durch
Mich, so durch die Andern selbst ist : Sie als Mich, Mich als Sie » (je contemple en eux la
libre unité avec les autres de telle manière qu’elle est par les autres exactement comme
elle est par moi : Je les vois comme Moi, et Me vois Moi comme Eux). C’est le lieu
propre du « stade du miroir » hégélien.
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*
J’essayerai maintenant d’éclairer et de préciser ces propositions en
indiquant trois développements corrélatifs appelés par la lettre de notre
énoncé. Faute de place, il s’agira tout au plus d’un programme de dis-
cussions à venir.
Dans son commentaire, auquel (je n’en fais pas mystère) tout ceci
doit beaucoup, Jean Hyppolite a montré la nécessité d’associer étroite-
ment l’interprétation du TAJ avec celle d’un autre ensemble d’énoncia-
tions remarquables, qui scandent la progression de la Phénoménologie
en proposant une série de transformations dialectiques et d’explicita-
tions des virtualités de l’équation du sujet : « Ich = Ich » (ou « Ich
gleich Ich »). On sait qu’au début Hegel présente cette équation (inven-
tée par Fichte) comme l’expression du formalisme de la réflexion telle
que l’aurait conçu la philosophie transcendantale (c’est-à-dire iden-
tifiant la condition de possibilité de l’expérience à une conscience de
soi « vide » ou « tautologique », une simple forme d’identité qui reste
elle-même extérieure à cette expérience, ou indépendante de ses
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1. La Phénoménologie de l’esprit, trad. cit., tome I, p. 154. Dans une étude précé-
dente, j’ai essayé d’examiner plus en détail les sources de cette formule et sa trace dans la
Phénoménologie : « Première modernité, seconde modernité : de Rousseau à Hegel »
(« La philosophie au sens large », Groupe de Travail de Pierre Macherey, Université de
Lille III, séance du 3 mai 2006) : cf. supra chapitre 5.
2. Voir en particulier les commentaires de Franck Fischbach dans l’ouvrage cité.
3. La Phénoménologie de l’esprit, trad. cit., tome I, p. 343.
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1. C’est en somme une reformulation des grandes formules fondatrices : tauton gar
estin noein te kai einai, ou ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum,
ou « les conditions de possibilité de notre expérience des objets sont les mêmes que les
conditions de possibilité des objets de notre expérience », mais laissant en suspens la
question de savoir à quel « nous » renvoie précisément ce « notre »…
2. Dans cette présentation schématique, j’emploie concurremment « finitude » et
« représentation » comme marques de l’historicité des figures de l’esprit, ou je suggère
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1. É. Balibar : « Sub specie universitatis », in Topoi, Vol. 25, Numbers 1-2, September
2006, special issue “Philosophy : What is to be done ?”, Springer Verlag, p. 3-16.
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1. Rien n’est moins « historiciste », en fait, que l’historicité pensée et transcrite par
Hegel dans la Phénoménologie : nous ne sommes pas moins les « contemporains »
d’Antigone que des débats des Lumières entre matérialisme et idéalisme, ou foi et raison,
ni du « souverain du monde » que de la Terreur révolutionnaire.
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1. Je retrouve ainsi le même schème d’alternative entre deux « voies » que, partant du
développement de la Phénoménologie sur la « lutte des consciences de soi pour la
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Nous ne devons pas nous laisser induire ici en erreur par les appa-
rences de la succession linéaire des « moments » de la dialectique. Car
il est bien vrai que Hegel nous propose d’abord une phénoménologie
du « règne animal de l’esprit » dont le cœur est un mécanisme d’aliéna-
tion ou de « tromperie » (qui est d’abord tromperie de soi-même des
individus contribuant à la production d’une valeur sociale commune, à
savoir leur propre coopération, lorsqu’ils croient ne poursuivre qu’un
but particulier ou égoïste), avant de définir la Chose même comme une
« essence spirituelle » immanente à l’activité de tous et de chacun, pour
passer ensuite seulement à une phénoménologie des opérations de la
« raison législatrice » et de la « raison vérificatrice » dont l’enjeu est de
rassembler les consciences de soi individuelles autour d’une représenta-
tion souveraine de la loi par le moyen d’impératifs ou de déterminations
rationnelles de l’action « vertueuse ». La loi apparaît dès lors comme
l’horizon d’un dépassement des contradictions du commerce. Mais –
alors même qu’elle met en place un principe fondamental de liberté
civique ou d’autodétermination des membres de la communauté :
« l’obéissance de la conscience de soi n’est pas le service dû à un maître
dont les ordres seraient quelque chose d’arbitraire, et seraient des ordres
dans lesquels elle ne se reconnaîtrait pas elle-même » 1 – la tonalité
critique de cette dernière description (visant allusivement Rousseau et
Kant) est tellement forte dans le texte, confinant parfois à la dérision,
qu’on doit se demander si la conclusion à tirer est vraiment que la
volonté générale représente un dépassement de la main invisible du
marché. Ne serait-elle pas plutôt que cette dernière (à ce stade au moins)
comporte un degré de réalité, ou d’inscription de la subjectivité dans
l’être, très supérieur au principe politico-moral de la volonté, même si
(selon Hegel) elle pose toujours un problème « spirituel » non résolu de
représentation ou de conscience du résultat qu’elle produit (ou de la
« cause » qu’elle sert) ? En réalité il me semble que ce que Hegel veut
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1. Notons que Marx tentera, lui, après Hegel, une tout autre « médiation » du conflit
entre les deux modalités classiques du Tun aller und jeder, en concevant le « contrat
social » comme l’expression du système de l’équivalence des marchandises au moyen de
l’argent, et inversement : cf. infra « Le contrat social des marchandises : Marx et le sujet
de l’échange » (chap. IX).
2. Hegel, La raison dans l’histoire, trad. K. Papaïoannou, UGE collection « 10/18 »,
1979, p. 126 (Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, Band I, Die Vernunft
in der Geschichte, Hsg. Von J. Hoffmeister, Felix Meiner, 1955, s. 102).
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1. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, 5. Auflage, Tübingen, 1972, Erster Teil,
Kapitel I, § 8, p. 20 sq.
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d’une section entière l’entrée dans le « savoir absolu », alors que le long
développement sur la « moralité » et la conscience du mal aboutissait
déjà, à même le texte, au « oui de la réconciliation » (das versöhnende
Ja) et à l’identité des contraires :
« Le mot de la réconciliation est l’esprit étant-là (der daseiende Geist) qui
contemple le pur savoir de soi-même comme essence universelle dans son
contraire, dans le pur savoir de soi comme singularité qui est absolument
au-dedans de soi – une reconnaissance réciproque qui est l’esprit absolu
(ein gegenseitiges Anerkennen, welches der absolute Geist ist). » 1
On a alors le choix entre deux interprétations : ou bien l’étude de la
communauté religieuse, qui fait l’objet du chapitre VII, correspond à la
nécessité d’enraciner positivement la critique finale de la représenta-
tion dans une description de la conscience religieuse (qui en forme en
un sens le triomphe, car il s’agit d’un univers représentatif infiniment
plus concret, et même plus sensible, que ne l’est celui de la moralité et
de ses abstractions : le bien, le mal…) ; ou bien elle correspond à la
nécessité de critiquer la prétention d’absolu la plus puissante de toutes,
qui est celle de la religion. Vieux débat : Hegel chrétien (ou spiritua-
liste), Hegel athée (voire matérialiste)… Tout dépend de la question de
savoir si on entend par « esprit absolu » la même chose, en substance,
que « le savoir absolu », ou bien son autre radical : le plus proche et le
plus éloigné. Mais de toute façon – phénoménologiquement – il faut
problématiser la notion de réconciliation et l’esprit communautaire
qu’elle sous-tend, au lieu d’en faire le simple « mot de la fin ». Et pour
cela il faut en passer par une réécriture intégrale de « l’histoire des
religions » (qui remonte même jusqu’aux cultures des peuples primitifs
et des anciens Empires, au culte de la lumière du soleil et à l’invention
de la statuaire sacrée) de façon à inscrire dans sa genèse propre la
spécificité irréductible de la « communauté religieuse » dont l’aboutis-
sement est « le Christ », l’institution du commun (Gemeinde, plutôt que
Gemeinwesen ou Gemeinschaft, dont Hegel s’était servi précédem-
ment) à partir de l’événement symbolique de la « mort de l’homme-
dieu ». L’opposition sémantique de Gemeinde et de Gemeinschaft sou-
tient également le long développement sur la « communauté », c’est-
à-dire la théorie de l’Église comme « royaume de l’Esprit » sur lequel
s’achève l’introduction théorique à la section sur la « religion achevée
ou manifeste » des Leçons sur la philosophie de la religion. Il faudrait
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*
Il est beaucoup trop tôt, évidemment, pour « conclure » une enquête
de ce genre. On aura voulu seulement montrer aujourd’hui, à même le
texte de la Phénoménologie, qu’une certaine constellation de termes et
de syntagmes, totalement idiomatiques et, pour l’essentiel, propres à cet
ouvrage : la Sache selbst, le Tun aller und jeder, les équations du type
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« Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist » et « Sein, das Ich, und Ich, das Sein
ist » (et même Sie als Mich, Mich als Sie), organise dialectiquement sa
construction autour de l’élaboration d’un même problème, qui concerne
l’inadéquation (étonnamment résistante à tout dépassement, mais
jamais fixée pour autant comme une opposition terme à terme) des
notions corrélatives de communauté et d’universalité, sous leurs mul-
tiples figures historiques. Ce problème, ai-je suggéré, est destiné par
Hegel (dans cet état de sa pensée, à beaucoup d’égards le plus provo-
cant, celui qui pour nous est le plus actuel) à rester ouvert ou insoluble,
et c’est cette aporie qu’enregistrerait, ou mieux, que penserait comme
telle la notion de « savoir absolu », en s’élevant au-dessus des formes
particulières de la représentation pour la concevoir en général comme
finitude et historicité. Faut-il nous étonner de cette aporie ? On sait que
Hegel ne l’a pas maintenue sous cette forme quand, plus tard (et déjà la
Préface rédigée après coup en témoigne), il a trouvé dans les développe-
ments de la Phénoménologie à la fois son point d’honneur d’écrivain et
son embarras de philosophe… Il n’est pas certain que nous-mêmes,
nous définirions toujours les figures de la communauté (et inversement
de la solitude) en privilégiant les mêmes catégories, ou que nous les
associerions aux mêmes noms de l’universel, entre autres parce que
nous voyons ce que Hegel ne pouvait pas voir : les excès « imprévus »
des logiques du marché, de la loi, de la communion, qui se trament dans
leur dos, et les limites « géophilosophiques » (occidentales) d’une cer-
taine expérience de l’esprit (ou du sens). Mais il est probable que nous
n’aurions guère mieux à proposer nous-mêmes philosophiquement
qu’une telle multiplicité ouverte d’énonciations conflictuelles, si nous
cherchions à repenser la « chose même » de façon à la fois conceptuelle,
concrète, et critique. Nous autres, donc, « hégéliens »…
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1. Il a déjà fait l’objet d’une publication sous le titre : « Sur Guerre et Paix de Tolstoï.
Un essai de “philosophie littéraire” », dans War and Peace : the Role of Science and Art,
Edited by Soraya Nour and Olivier Remaud, Duncker & Humblot, Berlin, 2010 (il s’agit
des Actes du colloque de la Fondation Humboldt à Paris (Institut Goethe), 19-
21 novembre 2007. Je remercie vivement S. Nour et O. Remaud de m’avoir invité à
participer au colloque. Je procède à une coupure qui ne nuit pas au sens général.
2. Voir par exemple les ouvrages publiés dans la dernière décennie par Martin van
Creveld, Samuel Huntington, Mary Kaldor, Herfried Münkler, Alain Joxe, etc.
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1. Cette discussion est menée en particulier dans les ouvrages de Raymond Aron,
Herfried Münkler, Emmanuel Terray (Clausewitz, Fayard, 1999).
2. Non pas tant, d’ailleurs, de Vom Kriege, que de l’ouvrage antérieur, également
posthume, sur la guerre entre Napoléon et l’Empire russe, à laquelle Clausewitz avait lui-
même participé du côté russe : La Campagne de 1812.
3. De façon étrange, peut-être révélatrice, l’un des auteurs qui a consacré une étude
détaillée à la philosophie de la guerre, W.B. Gallie, dans son livre Philosophers of War.
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ROMAN ET ANTI-ROMAN
Kant, Clausewitz, Marx, Engels, and Tolstoy (Cambridge University Press, 1978),
consacre un long chapitre à Clausewitz, et un autre à Tolstoï, mais ignore tout rapport
entre les deux auteurs (à l’exception d’une allusion au passage de Guerre et Paix dans
lequel Tolstoï a fait allégoriquement figurer Clausewitz comme personnage épisodique).
1. Dans ses Récits du Caucase de 1853, il raconte l’expédition d’un corps franc contre
un village tchétchène, au cours de laquelle il faillit trouver la mort.
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armées de Koutouzov, ou plutôt elle change de nature dès lors que, sous
un nouveau commandant, les troupes russes et leurs alliés entreprennent
de poursuivre Napoléon jusqu’à Paris, et de modifier le régime de
l’Empire français, suivant un mouvement de flux et de reflux des
« masses » historiques dont il développera le concept dans Guerre et
Paix. Entre ses positions sur l’histoire contemporaine et la leçon philo-
sophique qu’il tente de dégager de sa reconstitution de la grande guerre
au cours de laquelle la nation russe a réussi à se sauver de l’anéantisse-
ment, il n’y a cependant à l’évidence pas de rapport simple : plutôt
qu’une illustration des thèses précédentes, le roman est le moyen de
poser les problèmes du rapport entre les guerres, l’existence des peuples
et le sens de l’histoire tels qu’ils surgissent à l’époque contemporaine.
C’est pourquoi il est impossible de dissocier les deux ordres de ques-
tions, aussi complexes les unes que les autres, que posent, d’une part,
l’idéologie (ou la philosophie) de Tolstoï, et d’autre part le mode d’écri-
ture de Guerre et Paix, qui en commande aussi le mode de lecture. Les
premières renvoient au complexe hétérogène de populisme et de patrio-
tisme (très éloigné de la « slavophilie », bien que fondé sur l’hypothèse
d’une différence essentielle entre l’Orient et l’Occident du continent
européen), d’« anarchisme » et de « fatalisme » historique qui précède
chez Tolstoï l’invention d’un « nouveau Christianisme » et la conver-
sion à un prophétisme de la non-violence, où la loi de l’amour doit
l’emporter sur la loi de la guerre 1. Les secondes renvoient à l’épineuse
question de savoir « qui parle » dans le texte du « roman ». Comment
faut-il interpréter la combinaison d’un récit romanesque apparemment
classique, dans lequel des personnages présentés sous un jour plus ou
moins favorable énoncent des opinions ou incarnent des attitudes
devant la vie et la politique, et d’une réflexion théorique exposée de
façon impersonnelle, donc mise au compte de « l’auteur » dont on sup-
pose qu’elles représentent la philosophie propre ? Entre les deux, faut-il
1. L’un des grands intérêts de l’étude de Gallie est de tenter l’articulation entre la
phénoménologie de la guerre proposée dans Guerre et Paix et la doctrine du dernier
Tolstoï (en particulier telle qu’exposée dans Le royaume de Dieu est en nous, 1891, et
dans Christianisme et pacifisme, 1894). Le pivot est constitué à ses yeux par le discours
du prince André à la veille de la bataille de Borodino, qui pour Gallie exprime aussi la
pensée de Tolstoï, dans lequel celui-ci, réagissant aux propos « cyniques » des officiers
allemands au service du Tsar, anticipe l’horreur des massacres et exprime l’opinion
que les seules guerres « justes » sont celles dont les participants acceptent de mourir
eux-mêmes par avance (cf. Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, trad. par Henri Mongault,
Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1952 : Livre Troisième, Deuxième partie,
chap. 25, p. 1010 sq.).
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1. Pierre Macherey : À quoi pense la littérature ? Paris, PUF, 1990 ; « Y a-t-il une
Philosophie littéraire ? », Bulletin de la Société Française de Philosophie 98.3, 2004
(également disponible sur le site de l’auteur, Université de Lille III).
2. Voir l’étude d’Emily Dalgarno : A British War and Peace ? Virginia Woolf reads
Tolstoy, Modern Fiction Studies 2004, 50.1 : 129-150.
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L’HISTOIRE NÉGATIVE
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1. “The laws of history Tolstoy advances in WP are negative laws. They are primarily
laws of ignorance, phrased in the language of absolute negation. No matter how
conscientious the historical narrator, an account of historical events must inevitably be
false. The more narratable the account and the more it appears to make sense, the more
certain it is to be false…” Morson, cit., p. 130 sq. (« Forms of negative narration »).
2. Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, cit., III, ii, chap. 19, p. 987. On comparera celle
que propose Engels dans l’article Borodino qu’il rédige pour la New American Cyclo-
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historiens ont dépensés, soit à décrire les actes des divers rois, généraux et ministres, soit
à exposer leurs réflexions au sujet de ces actes. » (La Guerre et la Paix, cit., 1952,
p. 1072). L’interprétation de la « philosophie de l’histoire » de Tolstoï, et notamment de sa
conception de la causalité, a fait l’objet de plusieurs études : à l’analyse célèbre d’Isaiah
Berlin (The Hedgehog and the Fox), à mon avis surévaluée, je préfère celle que vient de
proposer Ermanno Bencivenga (The Causes of War and Peace, in Philosophy and
Literature, 2006, 30.2 : 484-495).
1. La tentative de Joseph de Maistre de réactiver au bénéfice de l’intelligence des
révolutions modernes les schèmes providentialistes venus de Saint Augustin (Les soirées
de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence,
1821) est l’une des sources de Tolstoï, mais aussi de l’ouvrage homonyme de Proudhon
qui s’en réclame explicitement.
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DÉCONSTRUCTION DE L’ARCHIE
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1. Tout Guerre et Paix est manifestement structuré par la constitution des couples,
l’épreuve de leur consistance et de leur inconsistance. Ces couples entrent dans des
catégories sociales et psychologiques : les frères et les sœurs « naturels » ou « d’élection »
(André et Marie, Marie et Natacha), les « mauvais amours » (ainsi Pierre et Hélène,
Anatole et Natacha, ou même André et Lise), les « amours impossibles » (Nicolas et
Sonia, André et Natacha, Marie et Anatole), les amours de convention ou de convenance
(Boris et Vera), les mariages parfaits (Nicolas et Marie, et même les vieux parents
Rostov), etc. Ils illustrent les rapports de pouvoir ou les effets de situation historique :
Alexandre et Napoléon sont un « couple », comme d’un autre côté André et Koutouzov,
ou Pierre et Speranski, ou Dolokhov et Dolgorov. Surtout, ils entrent dans des systèmes
d’oppositions, qu’on peut organiser en considérant à tour de rôle les unions et les
séparations des personnages principaux : ainsi Natacha avec André, avec Anatole et
avec Pierre ; André avec son père, avec Lise, avec Natacha, avec Pierre, avec son
ministre… Au bout du compte, le couple de Pierre et de Platon s’oppose d’une certaine
façon à tous les autres, non seulement ceux dont participent ses protagonistes au cours de
l’histoire (essentiellement Pierre), mais ceux des « archontes » avec lesquels il n’a aucun
rapport (Napoléon et Alexandre, ou Alexandre et Speranski). Il existe dans un autre
temps, si fugace que la trace en demeure imperceptible.
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1. Le présent essai, issu d’un cours professé à l’Université de Paris X Nanterre, a fait
l’objet d’une première publication dans le volume L’argent. Croyance, mesure, spécula-
tion, sous la direction de Marcel Drach, Éditions La Découverte, Paris, 2004.
2. Marx n’a publié de son vivant que le Livre I du Capital (Das Kapital. Kritik der
politischen Ökonomie, Buch I : Der Produktionsprozess des Kapitals, 1864), qui devait
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en comporter trois (ou quatre, selon d’autres plans). Il a été traduit en français par Joseph
Roy au lendemain de la Commune. La traduction souvent assez éloignée du texte
allemand mais corrigée par Marx, parut en 44 livraisons entre 1872 et 1875. C’est elle
qui est aujourd’hui encore la plus diffusée (Éditions de Moscou, Pléiade, Garnier-
Flammarion, etc.). En 1983, une équipe sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre a
donné aux Éditions Sociales une nouvelle traduction française d’après la quatrième
édition allemande (la dernière revue par Marx), aujourd’hui reproduite à l’identique
dans la collection « Quadrige » des PUF (1993), à laquelle je me réfère dans la suite.
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1. « C’est seulement sur le marché mondial que la monnaie fonctionne à plein comme
la marchandise dont la forme naturelle est en même temps immédiatement la forme de
réalisation sociale du travail humain in abstracto. La modalité de son existence devient
adéquate à son concept » (Le Capital, Livre I, cit., p. 160).
2. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Introduction, § 31 Rem. (texte traduit
et commenté par Jean-François Kervégan, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 140).
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1. « Ce qui est désigné par Marx comme subjectivisation de la chose, c’est l’acquisi-
tion par la chose de la fonction de moteur du procès. Cette fonction n’appartient pas dans
le procès à un sujet ou à l’action réciproque d’un sujet et d’un objet, mais aux rapports de
production, lesquels sont radicalement étrangers à l’espace du sujet et de l’objet où ils ne
peuvent trouver que des supports (…) C’est en tant qu’elle a hérité du mouvement que la
chose se présente comme sujet. Le concept de sujet désigne une fonction qui a sa place
dans un mouvement illusoire » (Jacques Rancière : « Le concept de critique et la critique
de l’économie politique des manuscrits de 1844 au Capital », in Louis Althusser, Étienne
Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Lire le Capital (1965), nouv.
édition revue, Quadrige/PUF, 1996, p. 183).
2. Karl Marx, Le Capital, Livre I, cit., p. 96-106.
3. Evguéni Pašukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, présentation par
Jean-Marie Vincent, suivi de « en guise d’introduction » par Karl Korsch, EDI, Paris,
1970.
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1. Il faut dire l’ensemble (comme la 6e Thèse sur Feuerbach énonce que « l’essence
humaine/l’être humain [das menschlich Wesen] est, dans sa réalité/effectivité [in seiner
Wirklichkeit], « das ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse], parce qu’il n’y a ni
totalisation ni imputation de ces pratiques. De la même façon, Misère de la philosophie en
1846 écrira explicitement : « la société n’est pas une personne » (« Pour prouver que tout
travail doit laisser un excédent, M. Proudhon personnifie la société ; il en fait une société
personne, société qui n’est pas, tant s’en faut, la société des personnes, puisqu’elle a ses
lois à part, n’ayant rien de commun avec les personnes dont se compose la société, et son
“intelligence propre”, qui n’est pas l’intelligence du commun des hommes, mais une
intelligence qui n’a pas le sens commun. » K. Marx : Misère de la philosophie. Réponse à
la Philosophie de la misère de M. Proudhon, Éditions Sociales, Paris, 1961, p. 100).
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universel. Mais le même procès ne peut pas être à la fois pour tous les
propriétaires de marchandises un procès seulement individuel et en même
temps seulement un procès social universel (…) Dans leur perplexité, nos
possesseurs de marchandises pensent alors, comme Faust : au commence-
ment était l’action. Avant même d’avoir pensé, ils sont déjà passés à
l’action. Les lois qui dérivent de la nature de la marchandise s’actionnent
(betätigen sich) dans l’instinct naturel des possesseurs de marchandises.
Ils ne peuvent mettre en rapport leurs marchandises comme valeurs, et
donc comme marchandises, qu’en les référant et les opposant toutes à une
autre marchandise posée comme équivalent universel, quelle qu’elle soit.
C’est ce que nous a montré l’analyse de la marchandise. Or seul un acte
social (gesellschaftliche Tat) peut faire d’une marchandise déterminée un
équivalent universel (allgemeines Äquivalent). C’est pourquoi l’action
sociale (gesellschaftliche Aktion) de toutes les autres marchandises exclut
de l’ensemble une marchandise déterminée dans laquelle elles exposent
universellement leur valeur. La forme naturelle de cette marchandise
devient par là même la forme-équivalent dont la validité sociale est
reconnue (gesellschaftlich gültige Äquivalentform). Être équivalent uni-
versel devient au travers du procès social la fonction sociale spécifique de
la marchandise exclue. C’est ainsi qu’elle devient monnaie. » (p. 98-99)
On retrouve bien, nous semble-t-il, les trois caractères typiques de
la forme « contrat », telle que l’avaient développée les philosophes de
l’âge classique dans la tradition du « droit naturel » (et que Marx
connaissait soit directement, à travers sa lecture de Spinoza, Locke et
Rousseau, soit indirectement, à travers la critique de Hegel) : première-
ment, l’universalité sociale est le produit de l’action commune des
individus (donc de leur décision ou volonté, mais qui peut être
« tacite », et même l’est nécessairement lorsqu’il s’agit d’un contrat
véritablement originaire), et en retour elle les qualifie comme membres
du corps social (« citoyens »), c’est-à-dire qu’elle garantit leur
reconnaissance mutuelle (ou leur « égalité ») ; deuxièmement, cette
action commune institue un pouvoir représentatif des individus
sociaux, à la fois « idéalisé » et « incarné » dans un individu (ou un
« corps » d’individus) qui se trouve de ce fait appartenir à la société
dans la mesure même où il la transcende (inclus dans la mesure où il
est exclu), et qui se présente ainsi lui-même dans la figure du « double
corps » (ou du « corps mystique », charnel et spirituel) héritée de la
théologie et sécularisée ; enfin, troisièmement, le processus tout entier
obéit au schème logique de la présupposition, puisque son résultat – la
reconnaissance d’une communauté civique ou sociale, le passage de
l’existence et de l’intérêt particuliers à l’universalité – est toujours déjà
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LE SUPPLÉMENT « MYSTIQUE »
marché – du marché mondial » (trad. fr., cit., p. 114-115). C’est déjà la même idée d’une
communauté dont les relations constitutives sont instituées par les choses elles-mêmes.
1. Dans la présentation marxienne – qui vient ainsi s’insérer entre la phénoménologie
hégélienne de la « certitude sensible » et une théorie structuraliste de la fonction signi-
fiante – les marchandises elles-mêmes parlent par la bouche de leurs « maîtres et
possesseurs », réduits à n’être que les instruments d’une ventriloquie sociale : « On voit
donc que tout ce que nous avait dit antérieurement l’analyse de la valeur de la
marchandise, la toile nous le dit elle-même à partir du moment où elle se met à fréquenter
une autre marchandise (…) Pour dire que sa sublime objectivité de valeur est différente de
son roide corps d’étoffe, elle dit que la valeur a l’aspect d’un habit et que, du coup, elle-
même, en tant que chose-valeur, est aussi semblable à l’habit qu’un œuf l’est à un
autre… » (p. 59). Luce Irigaray a pris argument de cette ventriloquie pour découvrir
encore un autre sous-entendu de la forme d’expression décrite par Marx : le fait que le
« corps » des marchandises mises en circulation par l’argent est homologue à celui des
femmes « échangées » entre les hommes qui nomment leurs qualités (« Le marché des
femmes », in Ce sexe qui n’en est pas un, Les Éditions de Minuit, Paris, 1977).
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POST-SCRIPTUM : L’INTER-OBJECTIVITÉ
Trois remarques peuvent être faites pour mieux situer l’analyse pré-
cédente dans une enquête sur les problématiques de la subjectivité
moderne, notamment dans le rapport qu’elles entretiennent avec les
propositions de Hegel 2.
1) En premier lieu, on peut dire que la structure décrite sous le nom
de « contrat social des marchandises » figure non pas une « inter-
subjectivité » mais plutôt une « inter-objectivité », puisque c’est au
niveau des objets (les marchandises), en tant qu’elles portent la puis-
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1. C’est la lecture que j’avais suggérée, en particulier, dans mon petit livre La
philosophie de Marx (Éditions La Découverte, Paris, 1993).
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laquelle de ces deux apories, au sens propre, est plus intenable que
l’autre, ne relève évidemment pas d’une argumentation logique. Il se
peut aussi que, prises ensemble, elles appellent un nouveau mode de
définition du commun et de l’universel, auquel ne pourrait que corres-
pondre un autre concept du « sujet ».
TROISIÈME PARTIE
Du droit – à la transgression
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des sentiments moraux de 1759. cf. Pierre Macherey : article « Sympathie » du Diction-
naire de philosophie politique dirigé par P. Raynaud et S. Rials, Paris, PUF, 1996, p. 656-
660 ; Warren Montag : “Tumultuous Combinations”: Transindividuality in Adam Smith
and Spinoza, Graduate Faculty Philosophy Journal, The New School for Social
Research, New York, vol. 28, no 1 (2007) ; Michael Bray : Sympathy, Disenchantment,
and Authority : Adam Smith and the Construction of Moral Sentiments (ibid.).
1. Il s’agit de la première définition du citoyen parmi les trois successives qui seront
proposées par Aristote selon une progression dialectique : elle est suivie en 1277 (a) par la
définition de la citoyenneté comme exercice alterné de l’autorité (archein) et de l’obéis-
sance (archesthai), puis en 1283 (b) par la définition de la politeia (« constitution de
citoyenneté ») comme répartition selon le mérite des individus des fonctions de gouver-
nant et de gouverné (ce que l’Éthique à Nicomaque appellera, pour sa part, la « timocra-
tie », dont la démocratie ne représente à ses yeux que la perversion).
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1. On relira sur ce point les analyses de J.-P. Vernant sur « Le citoyen dans la cité », in
L’homme grec, Seuil, 1999.
2. Cf. J. de Romilly : Problèmes de la démocratie grecque, nouv. éd., Hermann, 2006.
3. Pour une intéressante élaboration récente des dimensions politiques de l’institution
du jury, à partir du débat actuel sur les « jurys citoyens », cf. Yves Sintomer : Le pouvoir
au peuple, La Découverte, 2007.
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les débats virulents sur le port d’armes dans un pays comme les États-
Unis d’Amérique). Elle ne représente certainement pas un impossible,
du moins en toute circonstance, mais plutôt un interdit, ou encore l’objet
d’un sacrifice qui est fait par l’individu en échange d’une plus grande
sécurité, ce qu’on peut identifier aussi comme un passage de la politique
à la police. On sait que ce point est central chez Hobbes, qui en discute
également les limites : nul ne peut être contraint (même par le souverain)
de s’accuser lui-même d’un crime qu’il a commis ou non. Et corrélative-
ment, nul n’a le droit de défendre un autre homme contre le souverain,
qu’il soit coupable ou innocent 1. Au chapitre 28 du Léviathan, Hobbes
rappelle que par le Covenant à l’origine de la société civile, chaque
homme abandonne le droit de défendre les autres, mais non de se
défendre lui-même. Il s’engage certes à prêter main-forte au souverain
contre autrui, mais non contre lui-même. C’est pourquoi le sujet cou-
pable qui se révolte, refuse sa punition, n’est pas puni comme citoyen,
mais comme rebelle ou ennemi de l’État. La question se pose corrélati-
vement de savoir s’il suffit, pour rester citoyen jusque dans la punition,
de s’y soumettre en abattant son orgueil 2. On comprend que le sacrifice
de la défense de soi-même et l’absolutisation du jugement de soi-même
forment les deux faces d’une même constitution de subjectivité.
Mais surtout il faut poser la question de savoir quel rôle joue le
surgissement de cette instance autoréférentielle de la justice dans la
refonte de l’institution judiciaire, de telle sorte que celle-ci ne soit pas
seulement l’émanation d’un pouvoir étatique (comme c’est massive-
ment le cas chez Hobbes, où le jugement de soi-même ne conserve
qu’une fonction résiduelle, négative, d’autant plus significative), mais
l’expression institutionnelle de la « personnalité morale », ou pour le
dire avec Foucault du doublet empirico-transcendantal qui fait de
l’individu, porteur d’une universalité morale et sociale, le pouvoir
constituant de l’État et le sujet de la communauté historique. C’est ce
que j’avais en vue il y a un instant en parlant de l’implantation de
l’universel au cœur de la subjectivité elle-même, dans la forme de la loi
(ou de son « impératif »). En ce point commence une dialectique du
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1. « Le peuple se juge lui-même à travers ceux de ses concitoyens qu’il nomme à cet
effet par un libre choix comme ses représentants, et ce à l’occasion spéciale de chaque
acte de justice » (Doctrine du droit, § 49).
2. Ire partie, 2e section, chap. 1. De façon très remarquable, c’est ce principe pratique
qui est donné au chapitre suivant comme le fondement moral du « connais-toi toi-même »,
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L’HONNEUR DU CRIMINEL
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1. Il est inutile d’insister sur l’actualité d’une telle thèse, ainsi que sur les difficultés
d’application qu’elle comporte quand il s’agit de juger des « non-citoyens », qu’ils soient
mineurs, incapables ou étrangers. Un certain constitutionnalisme républicain résoudra cette
difficulté en revenant à une inspiration hobbesienne : le délinquant qui peut être présumé
refuser l’autorité de la loi, se place par là même en position d’étranger intérieur, « sortant »
de la communauté nationale sans pour autant « échapper » à son emprise territoriale.
Cf. Carré de Malberg : « Le sujet passif de cette puissance, c’est l’individu, en tant qu’il
résiste aux mesures précédemment décidées (…) dès que certains individus se mettent en
état de résistance vis-à-vis de la loi, l’unité se dissipe et l’opposition des personnes se
manifeste ; le national en ce cas se met dans une position semblable à celle qu’occupe vis-
à-vis de l’État l’individu étranger à la communauté. Dès lors les relations de l’État avec ce
membre individuel deviennent à la fois des relations de puissance et des relations avec
autrui » (Contribution à la théorie générale de l’État, 1920, rééd. CNRS, 1962, I, p. 250-
254). Sur la conception hégélienne du droit du criminel à être puni, cf. Igor Primoratz :
Banquos Geist. Hegels Theorie der Strafe, Bouvier Verlag Herbert Grundmann, Bonn,
1986 (en particulier p. 83 sq. « Die Strafe als ein Recht des Verbrechers »).
2. On notera ici un nouveau silence significatif de Hegel, au moment où la logique de
sa réflexion devrait conduire à poser la question de la place des femmes dans le circuit de
la reconnaissance.
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moment est proposé par le § 228 dans lequel Hegel justifie la composi-
tion mixte des tribunaux, associant les principes rivaux du jury popu-
laire et de la magistrature composée de juristes professionnels : un jury
sans légistes est aveugle, peut-être tyrannique, mais des légistes sans
jury sont des oppresseurs, dont Hegel compare la position à l’institution
d’un servage ! On a donc ici un autre développement de la dialectique
du « maître et du serviteur », dont le conflit (lutte pour la reconnais-
sance) se résout dans l’État libéral (ou constitutionnel : ce que nous
appellerions un « État de droit ») 1.
En effectuant ce parcours vaste et sommaire à la fois, mon intention
n’a pas été seulement de mettre en place une « dialectique » de la fonc-
tion citoyenne et de la subjectivité constituante, dont on peut penser
qu’elle forme à travers de nombreuses vicissitudes un acquis de civili-
sation inhérent à la tradition démocratique. Cet objectif est important
dans la mesure où, comme je le disais au début, il semble que l’évolu-
tion technocratique et technologique des sociétés contemporaines
conduise à une expropriation tendancielle de la fonction judiciaire, et
plus généralement de la capacité de juger des citoyens. Il conviendrait
de se demander sous quelles formes, à quelles conditions, selon quels
fondements anthropologiques, dans quel cadre « culturel » ou « multi-
culturel » une telle capacité pourrait être défendue, voire étendue de
façon à retrouver son caractère « illimité ».
Mais j’ai voulu aussi attirer l’attention sur les contradictions, voire
la dimension d’inhumanité qui l’affectent inévitablement. Cette
« pathologie » de la fonction judiciaire (hors de laquelle, en vérité, elle
n’a qu’une existence symbolique) est manifeste dans le cas du partage
raison/folie, ou plus exactement crime/folie, type même de la diffé-
rence anthropologique fondamentale, à la fois inéluctable et indéfinis-
sable (ce qui veut dire que la société « humaine », aux deux sens du
terme, ne peut ni en faire abstraction, ni prétendre la fixer une fois pour
toutes par des critères « objectifs ») 2. Mais peut-être aussi est-elle plus
1. Sur les problèmes de « traduction » que pose cette notion, cf. Philippe Raynaud,
« État de droit/Rule of Law », in B. Cassin, Vocabulaire européen des philosophies, cit.
Sur la transition chez Hegel de la « reconnaissance » à l’État de droit, cf. Franck
Fischbach, Fichte et Hegel. La reconnaissance, PUF, coll. « Philosophies », 1999.
2. Je renvoie à mon étude : « Crime privé, folie publique » (ci-dessous chapitre XI),
où je discute les trois politiques théoriquement concevables en matière d’articulation de la
question de la responsabilité à celle de la criminalité. Cf. également Michel Foucault, Les
anormaux, Cours du Collège de France, 1975, Le Seuil/Gallimard, 1999, dont la position
me semble être que l’identification conservatrice du fou et du criminel dans la figure de
« l’individu dangereux » ne cesse pas de hanter les partages libéraux du crime et de la
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folie. Ultérieurement, Foucault est revenu sur cette question pour évaluer la distance qui
sépare sur ce point comme sur d’autres le « libéralisme » politique classique du « néo-
libéralisme » contemporain dominé par l’application du calcul coûts-profits à la gestion
de la délinquance (Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979,
Leçon du 21 mars 1979, Gallimard-Seuil, 2004, p. 245-270).
1. Dans une étude publiée sous le titre « Freud-Kelsen 1922. L’invention du Surmoi »
(ci-dessous chapitre XII), j’ai soutenu que cette élaboration entretient un rapport précis
avec l’élaboration par Kelsen de l’articulation interne entre la norme juridique et la
contrainte judiciaire.
2. On pourrait regretter, avec Deleuze et Guattari (cf. Kafka. Pour une littérature
mineure, cit., chap. 5, « Immanence et désir ») que, dans sa théorisation du Surmoi
essentiellement liée à une clinique de la « névrose obsessionnelle », Freud n’ait pas prêté
autant d’attention à Kafka (dont, il est vrai, la plus grande partie de l’œuvre lui était
inaccessible) qu’à Dostoïevski : en face d’une loi intérieure excessive, la loi kafkaïenne
est au contraire toujours en défaut dans sa violence même, conduisant à l’incapacité de
« croire » en l’autorité subie.
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1. Cette position apparaît dans la logique du combat mené – avec un succès qui n’est
peut-être pas définitif – contre la peine de mort : cf. la discussion entre J. Laplanche,
R. Badinter et M. Foucault, Le Nouvel Observateur, 30 mai 1977 [rééd. in Dits et Écrits
de M. Foucault, cit., vol. III, p. 282 sq.]. On peut se demander si c’est l’abolition de la
peine de mort qui contribue à libérer aussi la position inverse (déjà illustrée quelques
années auparavant dans l’affaire Ferraton : cf. S. Ferraton, Ferraton, le fou, l’assassin,
Paris, Solin, 1978) : refus de la psychiatrisation, donc revendication de la responsabilité
contre l’article 64.
2. Cf. F. Chaumon et N. Vacher, Psychiatrie et justice, coll. « Le point sur », La
Documentation française, Paris, 1988.
3. Tel est, semble-t-il, le sens des principales dispositions de la réforme de la loi de
1838 présentée en 1989 par le ministre Cl. Evin au nom du gouvernement.
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d’un « danger pour les autres ou pour soi-même » inscrite dans la loi de
1838 n’aurait pas pu se perpétuer aussi longtemps. Le crime apparaît
alors comme l’une des possibilités, l’un des destins de la folie, qu’il
n’est au pouvoir de personne d’exclure a priori (qu’il y aurait sans doute
folie à exclure, de même que, symétriquement, nous lisons aujourd’hui
quelque chose de démentiel dans l’entreprise naturaliste de la psychiatrie
et de la criminologie organicistes du XIXe siècle d’exclure a priori
l’éventualité du suicide en forgeant la catégorie du « criminel né ») 1.
1. Ce n’est pas, bien au contraire, annuler cette imminence de la mort que d’en
souligner l’incertitude, recouverte par les pratiques d’ordre public, et déniée par le
formalisme de l’expertise médico-légale, comme le fait L. Bonnafé en critiquant la notion
de « dangerosité » : « Rien n’est plus dangereux que de décréter “dangereux” un sujet en
difficulté de relations humaines, menacé de sombrer, et de lui opposer quelques foudres
plus ou moins “légales”, genre réclusion et contrainte (…) Il conviendrait de ne pas
oublier que les vieilles mesures “préventives” contraignantes, devant les risques du
suicide, ont à leur actif un lourd bilan de morts, poussant, en fait, les gens à se suicider »
(« Psychiatrie, libertés, droits de l’homme et du citoyen », in L’Humanité du 2 nov. 1989).
D’autres psychiatres revendiquent au contraire cette imminence comme preuve du sérieux
de leur discipline : « La psychiatrie, ce n’est pas un gadget médical. C’est une discipline
dans laquelle il y a beaucoup de morts » (Dr. Chabrand, cité par F. Chaumon et N. Vacher,
ouvr. cit., p. 54).
2. D. Coujard, « Problèmes de la législation spécifique et de l’obligation de soins »,
dans Le citoyen fou, cit.
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marxiste. En effet elles n’ont cessé de mettre en évidence que les caté-
gories de « maladie mentale » et de « délinquance » sont des catégories
structurellement décalées, en porte à faux par rapport à leur objet expli-
cite : laissant échapper conceptuellement et institutionnellement toute
une part (à vrai dire essentielle, dans les deux cas) de la « folie » ou de
l’« illégalité », elles leur amalgament en contrepartie massivement les
comportements incompatibles avec l’ordre social, qui sont générale-
ment le fait des classes populaires, ou les situations d’« exclusion » et
d’insécurité individuelle qui résultent pour les gens du bas peuple de la
férocité de ce même ordre social. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les
prisons et les hôpitaux psychiatriques soient peuplés de représentants
des classes populaires. Comment interpréter ce risque d’anormalité et
de dangerosité qui, au titre de la maladie mentale ou de la criminalité, se
trouve effectivement suspendu avant tout au-dessus des exploités,
potentiellement rebelles ? On peut en faire une lecture fonctionnaliste,
c’est-à-dire expliquer qu’il s’agit d’une stratégie d’intimidation et de
disqualification, qui fonctionne essentiellement à la marge, et au moyen
de la marginalisation : tout prolétaire n’est pas étiqueté fou ou criminel,
mais tout prolétaire, en cas de crime ou de folie, est menacé de retomber
dans le sous-prolétariat, c’est-à-dire dans l’insécurité et l’état de non-
droit qui, en retour, sont le terreau du « crime » et de la « folie ». On peut
redoubler cette explication en montrant le ressort de son efficacité idéo-
logique : le conflit de classe n’étant pas représenté comme tel, les ques-
tions d’ordre public ne relèvent plus de la politique, mais de l’hygiène
et de la « défense sociale ». Mais on peut y voir aussi un résultat non
recherché, une formation de compromis entre les exigences du contrôle
social, les objectifs « disciplinaires », et les formes de rationalité dans
lesquelles les élites bourgeoises perçoivent le sens de leur propre domi-
nation et de leur propre organisation sociale comme une œuvre progres-
sive et normalisatrice : l’« anormalité » figure alors en permanence à la
fois la preuve du bien-fondé de cette entreprise et l’indice des résis-
tances (délibérées ou non) auxquelles elle se heurte. Reste que si, dans
cette perspective, l’omniprésence de l’imaginaire du danger social et de
la paupérisation dans le type du criminel et dans le tableau des symp-
tômes de la folie s’interprète naturellement, deux questions au moins
restent pendantes. En premier lieu, la question même de la différencia-
tion du « fou » et du « criminel », la question de savoir pourquoi ces
deux figures complémentaires, constamment associées dans la pratique,
s’opposent conceptuellement l’une à l’autre. On s’attendrait plutôt à ce
qu’elles se réunissent tendanciellement dans une catégorie analogue à la
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maintenant tendanciellement repris par le positivisme : cf. J. Pinatel, ouvr. cit., p. 64 sq.
Un retournement semblable s’est produit, dans d’autres champs, avec la notion de
« différence ».
1. Cf. l’étude de J.-F. Braunstein : « Droit de punir, responsabilité et défense sociale »
(Le citoyen fou, cit.).
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1. M. Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, Julliard, Paris, 1989 (en particulier
p. 73 sq. : « Les anormaux », résumé du cours de 1974-75).
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d’un des termes. Mais alternative ouverte, en ce sens qu’elle doit tou-
jours laisser à un examen a posteriori, c’est-à-dire à une expertise sinon
à une délibération, la charge de déterminer le destin individuel. Le
paradoxe (et la violence) de l’expertise, c’est qu’elle fixe pratiquement
un destin tout en le proclamant contingent, révisable. Mais la forme
même de l’alternative – dont on sait bien qu’elle peut coexister dans la
pratique avec toute une gamme de pratiques plus ou moins répressives
– exclut l’idée de prédétermination. Elle fait partie du système des
« garanties » qui viennent confirmer que l’individu n’est pas à l’avance
sauvé ou condamné par la société, qu’il a jusque dans les situations
limites qui impliquent une ségrégation la possibilité formelle, théorique,
de choisir son rôle. On s’explique ainsi, me semble-t-il, que la structure
médico-psychiatrique fasse partie d’un ensemble dans lequel figurent
aussi l’institution du jury populaire d’une part, l’insistance de principe
sur la possibilité d’un « traitement moral » de la folie d’autre part. La
frontière entre crime et folie, responsabilité et irresponsabilité, punition
et traitement, ne doit jamais être tracée d’une façon définitive, mais elle
doit être comme telle (c’est-à-dire comme question posée et débattue)
incontournable, « régulatrice » aurait dit Kant. C’est pourquoi les dis-
cussions sur les conditions de l’expertise, la désignation de ceux qui
l’exercent, le moment de son intervention, l’adéquation ou l’inadéqua-
tion des catégories auxquelles elle aura recours, ne sont pas (ou pas
seulement) les symptômes de l’inadéquation ou du blocage du système,
mais aussi et surtout les modalités de son fonctionnement réel dans le
temps. Autour de ces modalités pourra toujours se reconstituer, sinon
un consensus, du moins un régime d’équilibre des pouvoirs et des
forces sociales 1.
On s’expliquerait ainsi le double décalage historique dans la
construction du système médico-légal dont nous observons aujour-
d’hui l’étonnante résistance au changement : d’une part le fait que
l’article 64 vienne avant la loi de 1838, bien que l’un et l’autre
émanent du « rationalisme » juridique, d’autre part le fait qu’ils soient
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1. Foucault et ses collaborateurs en sont passés bien près, cependant, dans l’admirable
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, Gallimard/Julliard,
Paris, 1973, mais l’analyse proprement politique y reste dominée par une perspective
culturaliste. C’est dans cette brèche que s’engouffre la pesante entreprise de révision de
M. Gauchet et G. Swain, La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la
révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980 [M. Gauchet a publié en 1994 un très
intéressant recueil posthume d’articles de G. Swain, Dialogues avec l’insensé, Gallimard,
en le faisant précéder d’une belle préface : « À la recherche d’une autre histoire de la
folie »].
2. Cf. mes précédentes études : « Citoyen sujet – Réponse à J.-L. Nancy » (ci-dessus
Ouverture) ; « Droits de l’homme et droits du citoyen : la dialectique moderne de l’égalité
et de la liberté », in Actuel Marx, no 8, 1990 (La proposition de l’égaliberté, cit.).
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L’INVENTION DU SURMOI
FREUD ET KELSEN 1922 1
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UNE RENCONTRE
1. Sur la rencontre de Freud et Kelsen, cf. Carlos Miguel Herrera, Théorie juridique et
politique chez Hans Kelsen, Éditions Kimé, Paris, 1997, p. 253-260, qui renvoie à la
biographie de Kelsen par Rudolf A. Métall : Hans Kelsen, Leben und Werk, Vienne,
1969. Enrique Mari : El Banquete de Platon. El Eros, el vino, los discursos, Editorial
Biblos, Buenos Aires, 2001 (Seccion II : La lectura psicoanalitica de El Banquete : Freud
y Platon ; Hans Kelsen y el Symposium, p. 201-288). Parmi d’autres références impor-
tantes on peut signaler : Mario G. Losano, « I rapporti fra Kelsen e Freud », Sociologia del
diritto, no 1, 1977, p. 142 sq.; Antonio A. Martino : « Freud, Kelsen et l’unité de l’État »,
Revue Interdisciplinaire d’études juridiques, Bruxelles, FUSL, 1985/14, p. 119-146 (je
dois ces références à Soraya Dib Nour, que je remercie de son aide).
2. Nos lectures concordent sur ce point avec les indications du Vocabulaire de la
psychanalyse de Laplanche et Pontalis, 1967, rééd. PUF, 2002 ; et du Dictionnaire de
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plus imprécises données par Jones dans sa propre biographie de Freud (cf. Ernest Jones,
La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Tome III, PUF, 1969, p. 90-91).
1. Voir Jean Clavreul : L’ordre médical, Éditions du Seuil, 1978. Les pages de Carlos
Herrera dans son livre cité supra constituent une exception : il s’interroge sur l’influence
que la critique kelsénienne du marxisme a pu exercer sur les jugements de Freud à propos
du communisme dans ses œuvres des années 20-30.
2. La seule réaction publique de Freud à l’exposé de Kelsen, à ma connaissance,
consiste dans une note ajoutée à la fin du chapitre III de Massenpsychologie und Ich-
Analyse dans la réédition de 1923, où Freud récuse l’idée que l’attribution à « l’âme de
masse » (Massenseele) d’une « organisation » conduise à « hypostasier » celle-ci, c’est-
à-dire à l’autonomiser par rapport aux processus psychiques (seelischen Vorgängen),
comme le lui reproche Kelsen, auteur d’une critique de l’ouvrage au demeurant pertinente
et acérée (verständnisvollen und scharfsinnigen). La lecture du passage correspondant de
Massenpsychologie, fondé sur une « traduction » de la thèse de McDougall relative à
l’individualisation de la masse en termes de composition des organismes supérieurs,
montre que la question n’a, pour le moins, rien d’évident.
3. On objectera qu’avec l’introduction de l’idée de censure au cœur de la théorie du
refoulement élaborée dans la Traumdeutung de 1900, cette interférence avait déjà eu lieu.
Mais il s’agit encore d’une métaphore, dont le statut pourra être repensé après coup, sur la
base que fournit justement la rencontre des années 20.
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1. Sur le problème que pose, chez Freud et ses successeurs, l’équivalence tantôt
affirmée, tantôt déniée, des termes « idéal du moi » (Ich-Ideal) et « surmoi » (über-Ich),
cf. le Vocabulaire de psychanalyse de Laplanche et Pontalis (PUF). Voir également : Janine
Chasseguet-Smirgel, La maladie d’idéalité. Essai psychanalytique sur l’idéal du moi,
Éditions Universitaires, Paris, 1990 ; Surmoi I : Le concept freudien et la règle
fondamentale par Jean-Luc Donnet ; Surmoi II : Les développements post-freudiens,
sous la direction de N. Amar, G. Le Gouès, G. Pragier (Monographies de la Revue
Française de Psychanalyse, PUF, 1995) ; Daniel Lagache : Rapport, in La psychanalyse,
no 6, « Perspectives structurales » (PUF, 1961, p. 5-54), auquel répond Lacan dans sa
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » (cf. Écrits, cit., en particulier p. 652 sq.,
683 sq.). Les textes de Lacan lui-même se référant au « surmoi » sont nombreux mais
dispersés et ne comportent pas, à ma connaissance, de discussion philologique : depuis les
recherches sur l’agressivité, la paranoïa et la criminalité (De la psychose paranoïaque
dans ses rapports avec la personnalité, 1932 ; « Fonctions de la psychanalyse en
criminologie », avec M. Cénac, 1950) jusqu’au Séminaire, Livre XX, Encore, où le
Surmoi est réinterprété comme impératif de la jouissance, en passant par diverses
références à la « figure obscène et féroce » du Surmoi dans les Écrits (« La chose
freudienne », « Variantes de la cure-type »). Jean Laplanche, dans Problématiques (I) :
l’angoisse, PUF, 1980, p. 331-363, développe un commentaire approfondi des textes de
Freud consacrés au Surmoi auxquels on verra que j’ai emprunté plusieurs suggestions. Du
côté des philosophes on n’oubliera pas que la distinction moi-surmoi fait aussi l’objet du
travail de Gilles Deleuze dans sa Présentation de Sacher-Masoch (Éditions de Minuit,
1967). Dans Soi-même comme un autre (Éditions du Seuil, 1990, p. 407 sq.), Paul Ricœur
crédite Freud d’une explication « légitime dans son ordre » (sic) du phénomène de la
conscience morale comme « parole des ancêtres résonnant dans ma tête », sous le nom de
« surmoi ».
2. Ou des masses : il est plus juste de traduire par masse, faute de quoi certaines
connotations politiques sont perdues, mais il est impossible d’oublier que l’essai de Le
Bon dont Freud commence par donner un commentaire et auquel, comme l’ont montré les
éditeurs, il ne cesse d’emprunter des formulations, parfois sans le dire, s’appelle en
français Psychologie des foules. Le terme choisi par Freud (figurant dans la traduction
allemande de 1912 par Eisler de l’ouvrage paru en français en 1895) lui permet de
surmonter l’antithèse avec le terme anglais « group » qui désigne l’objet du livre de
McDougall, The Group Mind, qu’il a lu dès sa parution (1920) et qui constitue l’autre
« source » fondamentale de sa théorisation.
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siné par Freud. L’essentiel est cette circularité qui fait que le moi est
produit dans sa caractéristique essentielle, le dédoublement intérieur
pouvant aller jusqu’à la scission, à partir de la « mise en commun » qui
double tous les objets d’une dimension quasi transcendantale, ou
comme dit Freud d’extériorité interne, dont elle forme la condition
inconsciente 1.
À partir de là, on peut articuler les deux versants de ce que Freud,
en jouant soigneusement sur les significations traditionnelles du mot,
appelle « identification » : le mimétisme intersubjectif ou l’assimilation
réciproque des individus (Imitation, Gemeinsamkeit), et la reproduction
d’un modèle supérieur (Vorbild), qu’il trouve respectivement dans la
description des phénomènes de foule offerte par la psychologie poli-
tique et dans sa propre analyse des processus d’introjection de l’objet
perdu. Ces deux dimensions, qu’on pourrait dire horizontale et verti-
cale, ou pour mieux respecter la disposition du graphe, transversale et
longitudinale, sont corrélatives, et condition l’une de l’autre. L’analo-
gie est ici flagrante avec les schémas de philosophie politique classique
qui instituent le politique dans la forme idéale d’un contrat fondateur –
« ce qui fait qu’un peuple est un peuple » pour le dire avec Rousseau –
et dont les paradoxes constitutifs ont d’ailleurs donné lieu aussi à éla-
boration graphique et allégorique, comme c’est le cas chez Hobbes 2. Il
s’agit en effet de penser un double rapport de tous à chacun et de
chacun à tous, dans lequel opèrent à la fois l’indivisibilité du commun
et la distribution des subjectivités multiples, l’égalité des sujets entre
eux et leur rapport originaire à l’autorité ou à la loi. À condition de
comprendre que nous avons affaire ici non à une conjecture historico-
juridique, mais à une structure inconsciente transindividuelle, ce rap-
prochement est décisif. D’autant que chez Freud aussi, alors que le
rapport au Vorbild « extérieur » constitue les sujets comme tels, ou
comme autant de « moi » attachés à leur idéal, la « place » du Vorbild
elle-même n’est pourtant rien d’autre que l’effet du désir commun des
sujets, qui sont ainsi à l’origine de ce qui les assujettit (de même que
chez Hobbes le contrat qui institue la place du souverain est conclu en
dehors de lui, entre les sujets). C’est pourquoi Freud, à la différence
1. Voir Zur Einführung des Narzissmus (1914) (S. Freud, Studienausgabe, Fischer
Taschenbuch Verlag, 2000, Band III, Psychologie des Unbewussten, s. 37-68.
2. Voir le livre de Horst Bredekamp : Thomas Hobbes : Visuelle Strategien. Der
Leviathan : Urbild des modernen Staates. Werkillustrationen und Portraits, Akademie
Verlag, Berlin, 1999 (traduction française, Éditions de la Maison des Sciences de
l’Homme, Paris, 2003).
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1. Voir cependant dans Zur Einführung des Narzissmus, p. 55, la suggestion que ce
qui présuppose certains individus à occuper la « place » de leader est la puissance de leur
propre narcissisme, qui les rend « attirants » pour les individus qui croient retrouver en
eux cet amour de soi qu’ils ont perdu depuis l’enfance, ou le revivre par procuration,
c’est-à-dire par identification.. Le rapport entre les pensées de Freud et de Max Weber
attend encore la formulation de ses questions (mais voir l’article de Pierre Macherey :
« Entre Weber et Freud : questions de modernité, modernités en question », Incidence
no 3, cit.).
2. Explicitement évoquée dans Das Ich und das Es, chap. III (Studienausgabe, Bd III,
s. 298).
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*
Passons maintenant à l’examen de l’essai de Kelsen. Le fait que
Freud, après l’avoir invité à s’exprimer en tant que juriste, philosophe
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« théorie pure du droit » 1. Elle passe par une confrontation serrée avec
tous les courants de philosophie et de sociologie politique et juridique du
temps, y compris le marxisme, ainsi que par une utilisation extensive de
certaines idées de Freud, comme on le voit dans le principal ouvrage de
la période, Der soziologische und der juristische Staatsbegriff (concept
sociologique et concept juridique de l’État), et dans une série d’articles
complémentaires 2. À rapprocher tous ces éléments et à confronter leur
contenu, il est difficile d’échapper à l’impression d’un moment de cris-
tallisation et d’affrontement d’une extraordinaire intensité, sur le fond
d’événements et d’interrogations dramatiques, dont l’essai de Freud fait
organiquement partie. Mais il est impossible aussi de ne pas voir en quel
sens la confrontation devait déstabiliser la philosophie de l’auteur de
Totem et tabou. L’image que lui renvoie son ami d’alors, le juriste vien-
nois, aura été l’un des instruments de cette déstabilisation.
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1. Voir en particulier, dans Der soziologische und der juristische Staatsbegriff, les
chapitres 3 et 4, où l’auteur établit longuement la réciprocité des deux notions, contre la
représentation unilatérale des tenants de « l’État-puissance » aussi bien que des théori-
ciens de « l’État de droit » – ce qui par contrecoup détermine ce qu’il faut entendre
conceptuellement par « ordre ». « Der „mächtige“ Staat und das „positive“ Recht sind so
sehr identisch, das man ebensogut von einem positiven Staat und einem mächtigen Recht
sprechen könnte. » (p. 93). « La puissance de l’État et la positivité du droit sont à tel point
identiques qu’on pourrait aussi bien parler d’une positivité de l’État et d’une puissance du
droit. »
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Mais l’erreur conceptuelle de Freud (ou celle que Kelsen lui attribue
en sollicitant ses intentions) se renverse aussitôt à nouveau en force
potentielle, dans l’idée d’un usage pratique de la psychanalyse au ser-
1. Durst nach Unterwerfung, qu’on pourrait rendre à son tour par « soif de sujétion »,
voire « d’abjection », donc plus forte que l’original de Le Bon qu’il reprend ici sans le
dire, et que Kelsen commente au § 13 de la IIe partie de son essai.
2. Toujours sous réserve que Freud ait bien parlé « métonymiquement » de l’État à
travers l’analyse comparée de l’Armée et de l’Église. Si l’on récuse cette lecture, la
situation change : la description de Freud devient adaptable soit à l’analyse de ce qui
menace l’État comme ordre juridique en son propre sein, soit à l’analyse d’un type d’État
« pathologique », qui se construirait comme une synthèse de militarisme et de religion en
détruisant ou neutralisant « l’État de droit ». L’intéressant, me semble-t-il, c’est que le
texte de Freud ne se laisse pas enfermer dans une telle alternative. C’est bien de
l’institution et de l’appartenance comme telles qu’il traite, mais la critique de Kelsen lui
fera découvrir que leur articulation manque encore d’un élément essentiel. La forme-État
comme réciprocité de la contrainte et du droit, et autonomisation de ce rapport, n’est pas
le signifié latent des institutions communautaires, elle est plutôt leur point de fuite.
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rique, etc., bref une identité réelle, donc à projeter en retour sur l’ordre
juridique des représentations métaphysiques « anthropomorphiques »
ou « subjectivistes », « volontaristes », etc.
À ce premier mécanisme, qui suit de près le schéma décrit par Kant
à propos de l’hypostase du sujet ou de la personne morale dans les
« Paralogismes de la raison pure », Kelsen en ajoute cependant un
second beaucoup plus troublant et même subversif. C’est l’idée que,
l’ordre juridique en tant qu’ordre de contrainte supposant une sanction
(et d’abord une menace – ou promesse – de sanction contre les infrac-
tions à la loi), qui passe par le tribunal, et fait de la puissance judiciaire
l’organe même de l’effectivité du droit, les individus qui sont assujettis
à la loi, même s’ils en sont collectivement les « auteurs », se trouvent
confrontés à un pouvoir qu’il ne leur appartient pas de discuter, avec
lequel ils ne peuvent négocier, et qui pour eux incarne en pratique une
toute-puissance. D’où un fantasme spécifique, inhérent au rapport des
sujets à l’État : alors que l’idée même d’une injustice de l’État, distincte
d’une simple erreur de ses fonctionnaires dans l’application de la loi,
est une contradiction dans les termes (Kelsen retrouve ici une idée
fondamentale de Hobbes 1), les sujets ne peuvent faire que la toute-
puissance de l’État et singulièrement sa toute-puissance de sanction ne
leur apparaisse comme potentiellement arbitraire. Ils ne peuvent pas ne
pas se demander si l’État n’est pas injuste envers eux, si sa bien-
veillance déclarée ne cache pas une cruauté profonde, ou ne risque pas
de se retourner en cruauté 2. Et, plus profondément, c’est cette supposi-
tion fantasmatique, juridiquement irrationnelle, mais psychologique-
ment incoercible, qui forme le revers de l’idée que l’État nous contraint
à l’autonomie juridique, ou nous « force d’être libres », et explique que
nous ne résistions pas à la tendance illusoire d’en faire une « per-
1. C’est là un thème récurrent dans son œuvre depuis l’article de 1913 : « Über
Staatsunrecht. Zugleich ein Beitrag zur Frage der Deliktsfähigkeit juristischer Personen
und zur Lehre vom fehlerhaften Staatsakt » (réédité dans Die Wiener Rechtstheoretische
Schule. Ausgewählte Schriften von Hans Kelsen, Adolf Julius Merkl und Alfred Verdross,
Wien, 1968, Band I, Seite 957-1058).
2. Kelsen, article cité, IIIe partie, §§ 13-14. Kelsen évoque un « antidote » à cette
crainte : l’idée de l’auto-limitation (Selbst-beschränkung) de la puissance de l’État, sur le
modèle de « l’auto-limitation de la puissance de Dieu », qui fait l’objet de la théodicée
(Dieu limite au Bien l’exercice de sa toute-puissance, ou du moins il évite le Mal qui n’est
pas strictement nécessaire à la réalisation du Bien). C’est là le type des représentations
fictives propres aux théoriciens de la souveraineté que la psychanalyse à ses yeux devrait
permettre de combattre. Sur la critique par Kelsen de la théorie de « l’État de droit »
comme effet d’une auto-limitation, cf. Philippe Raynaud, article « État de droit »,
Vocabulaire européen des philosophies, cit.
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Je voudrais maintenant, à mes risques et périls, mais en cherchant
tous les appuis possibles dans les textes eux-mêmes, tenter de reconsti-
tuer ce qu’a dû être la réaction de Freud à la lecture de cette critique
qu’il avait lui-même sollicitée, et de l’offre de services mutuels dont elle
s’assortissait. Je crois en effet – même sans entrer dans tous les détails –
qu’il n’a pu que la prendre très au sérieux, alors même qu’elle semblait
reposer sur un quiproquo, mais derrière lequel se cachait une vérité.
Il est certain que Freud n’avait pas prétendu proposer une théorie de
l’institution étatique, même si l’idée de celle-ci hante l’association de
l’Église et de l’Armée au sein d’une même théorie de l’institution – tout
particulièrement dans un contexte impérial ou post-impérial. Dans
Massenpsychologie und Ich-Analyse, Freud si l’on peut dire s’était
seulement occupé de certains « appareils » de l’État. Renversant la théo-
rie de Le Bon, il avait fait de l’identification (personnelle, idéologique)
non seulement le ressort de la désorganisation anarchique des masses,
mais celui de leur organisation dans des « communautés » ou des « sys-
tèmes » d’appartenance. Au bénéfice de leur analogie avec l’état amou-
reux et l’hypnose, il était allé jusqu’à introduire ces processus
d’identification dans la topique de la personnalité psychique, comme
condition quasi transcendantale de la reconnaissance de soi des indivi-
dus (le « moi ») aussi bien que de la reconnaissance mutuelle des sub-
jectivités (ce qu’on pourrait appeler le « nous »). Mais il ne s’était
demandé ni comment de tels systèmes d’identification deviennent com-
patibles entre eux, ni corrélativement à quels nouveaux investissements
d’objets idéaux, qu’ils soient positifs ou négatifs, il faut recourir pour
les unifier dans une politique et dans une économie de l’inconscient 1.
1. Problème dont on voit bien qu’il n’a aucune raison d’être lorsque, comme Le Bon
(et avant lui Platon…), on n’attache l’idée d’une « soif d’obéissance » qu’à des phéno-
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Ce qui semblait tenir lieu de cette synthèse, ou de cette unité des ras-
semblements (même conflictuelle, ou problématique), c’était une fois
de plus la régression, c’est-à-dire la racine commune des identifications
et de leur ambivalence caractéristique dans une archè venue du fond
des générations (celle du Urvater der Urhorde : le Père originaire de la
Horde primitive) 1. Or ce modèle archaïque, qui permettait à Freud dans
Totem et tabou de penser ensemble l’origine de la violence sociale
(Gewalt) et celle de la loi (Gesetz), est en réalité antipolitique, à la fois
parce qu’il dissout la spécificité de toutes les institutions dans une « pré-
histoire » générique de l’humanité (préhistoire sans histoire, à laquelle
nous nous rapportons sur le mode de la répétition), et parce qu’il identi-
fie – même dans la forme d’un mythe, ou d’une conjecture – l’essence
de l’autorité à la persistance d’un fond « immortel » de tyrannie, d’escla-
vage et de vengeance, comme tel nécessairement méconnu, et sur lequel
par définition aucune action délibérée n’est possible, qu’elle soit collec-
tive ou individuelle 2. En acceptant la théorie freudienne de la constitu-
tion affective des liens sociaux et des sentiments d’appartenance à des
institutions collectives (Bände, Bindungen, Verbindungen, Verbände),
tout en affirmant contre lui que les unités politiques et historiques de
type étatique, fondées sur la contrainte « normative » du droit et sur le
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1. Sur les origines de cette formulation chez les juristes allemands, dont Kelsen est
l’héritier critique, mettant en place la série des notions de « monopole de la contrainte »
(Zwangsmonopol), « pouvoir de contraindre » (Zwangsgewalt), « contrainte juridique »
(Rechstzwang), voir Catherine Colliot-Thélène : « La fin du monopole de la violence
légitime ? », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2003, vol. 34, no 1, p. 5-31.
2. Dans son commentaire de la rencontre Kelsen-Freud, Carlos-Miguel Herrera
rappelle à juste titre la prédilection de Kelsen pour l’aphorisme cinglant de Nietzsche,
en qui se condense cette « hypostase » : « Ich, der Staat, bin das Volk » (Also sprach
Zarathustra, « Vom neuen Götzen »). La nouvelle idole, l’État, se désigne elle-même
comme le peuple souverain.
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trouvera au tome III des Œuvres de Sandor Ferenczi, Psychanalyse III, éd. Payot, 1974,
p. 183-187) témoigne de l’intérêt qu’il portait à la problématique de Massen, mais les
deux hommes y observent un silence absolu sur les matières politiques litigieuses. Pour
compléter la triangulation politique des psychanalystes, voir également le texte de Federn
cité ci-dessus (Zur Psychologie der Revolution…).
1. Dans l’Introduction à la Doctrine du droit de Kant, la contrainte extérieure
inhérente au droit est définie comme « obstacle à l’obstacle à la liberté » : elle est
présentée comme le corrélat, en vertu du principe de contradiction, de la réciprocité des
obligations juridiques (Œuvres philosophiques, cit., III, p. 480 sq.).
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1. Une troisième possibilité serait l’ironie, la dérision : c’est la voie que Kafka explore
au même moment dans Le procès (et dans le récit détaché, publié séparément sous le titre
« Devant la loi »). Mais cet exemple suffit à démontrer que l’angoisse ne disparaît pas
pour autant. Cf. le commentaire récent de Michaël Löwy : Franz Kafka, rêveur insoumis,
Stock, 2004, qui insiste sur les liens de Kafka avec les milieux d’anarchistes pragois et
rappelle l’importance du thème de « l’injustice d’État » (Staatsunrecht) dans la culture
libertaire européenne au tournant du siècle. La démonstration de Deleuze à propos de
Sacher Masoch va dans le même sens.
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Le nom donné par Freud au principe de l’obéissance est le « sur-
moi », das Über-Ich. Nous « avons tous un surmoi », ou mieux nous
sommes nous-mêmes des « surmoi », en tant qu’histoires singulières de
l’appareil psychique – ce que Freud appelle de plus en plus des « per-
sonnalités psychiques » (psychische Persönlichkeit – terme qu’il n’est
pas interdit de mettre en série avec la « personnalité morale » et la
« personnalité juridique » et qui comporte lui aussi, bien entendu, une
part de fiction). Ou mieux encore, nous sommes « le surmoi », dont
nous nous faisons inconsciemment les représentants et les agents auprès
de nous-mêmes (ce qui veut dire aussi que nous nous faisons ses sujets,
dans la forme typique d’une division) 1. Ce choix de Über-Ich n’a rien
de simple 2. Il vient sans doute, entre autres, de l’insistance de Kelsen
sur la formation (Gebilde) d’une Über-Individualität et sur le caractère
über-individuell et über-persönlich de la norme juridico-étatique qui
exige l’obéissance à l’universel, ou si l’on veut à la loi. Mais il fait partie
aussi d’un vaste paradigme dont on remarquera au passage que Freud
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n’a cessé d’exploiter toutes les ressources les plus idiomatiques (Über-
tragung, Überdeterminierung, Überschätzung, Überarbeitung 1…).
Retenons surtout ici que la combinaison de la préposition über et du
pronom Ich produit simultanément deux effets de sens : über-Ich est ce
qui se tient « au-dessus » de Ich dans une hiérarchie d’instances, et c’est
ce que Freud semble privilégier chaque fois qu’il associe la fonction du
surmoi à l’idée d’une instance d’observation, de surveillance et de cri-
tique, venue de la tradition de l’empirisme moral (l’impartial spectator
de Hume et Smith, dont il avait été grand lecteur dans sa jeunesse) 2 ;
mais il est aussi, littéralement, un « surmoi », c’est-à-dire un moi supé-
rieur, plus grand et plus puissant, en tout cas dans l’imagination et le
fantasme, comme on dit « surmâle » ou « surhomme » : signification
plus directement associée à toute la thématique de la constitution du
surmoi à partir de l’image du père ou des parents et de leur pouvoir
absolu sur l’enfant qui éprouve avec angoisse sa propre impuissance à
leur résister, sa propre « petitesse » 3. En ce sens le surmoi c’est ce qui
en moi est plus grand que moi, ou mieux est un moi plus grand que (le)
moi, un moi qui se fictionne comme « plus grand que lui-même » 4. Au
point de rencontre de ces deux paradigmes, on aura dans Das Ich und
das Es (chap. V) l’expression « redondante » : das überstarke Über-Ich
(le surpuissant Surmoi) 5.
Le deuxième terme capital qui doit nous servir de fil conducteur est
bien entendu Zwang, traduit par coercition ou contrainte, et restitué
aujourd’hui par les traducteurs dans toute la série des concepts freudiens
qui s’y rattachent, depuis la Zwangsneurose (névrose « obsessionnelle »
ou de « contrainte », dont le paradigme est l’Homme aux rats), jusqu’au
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1. Ce qui rend pour nous difficile la clarification des positions de Freud sur ce point,
c’est aussi son hésitation dans l’usage du terme de Gewissen, traduit par « conscience
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Dans Das Ich und das Es (1923), le couple Idéal du Moi/Surmoi est
d’abord introduit de façon « génétique » à partir des identifications qui
se succèdent dans l’histoire de chaque individu et contribuent ainsi à la
formation de sa personnalité (ou aux différents caractères relationnels
de son « moi ») : sauf à déboucher sur une multiplicité pathologique
des identités, il faut une organisation ou synthèse, dont Freud nous dit
que la condition réside en une identification « primaire », issue de la
résolution ou décomposition du complexe d’Œdipe (identification au
morale ». Pour une fois l’absence d’une terminologie adéquate à la distinction des deux
termes allemands : Bewusstsein et Gewissen, aide à identifier la difficulté que soulève
l’idée d’un unbewusstes Gewissen, ou d’une « moralité inconsciente », discutée dans le
dernier chapitre de Le moi et le ça. Ce ne peut être qu’une « hypermoralité », une
« surmoralité » ou une « moralité par-delà la moralité » (Übermoral, terme qui figurait
déjà dans Totem et tabou)… Sur l’histoire des croisements entre Gewissen et Bewusstsein
(« conscience morale » et « conscience psychologique »), cf. mon article « Conscience »
du Vocabulaire européen des philosophies, et H. D. Kittsteiner : La naissance de la
conscience morale au seuil de l’âge moderne, Éditions du Cerf, 1997.
1. C’est dans l’essai sur « Le problème économique du masochisme » (Das ökono-
mische Problem des Masochismus, 1924), écrit comme continuation de Das Ich und das
Es, que Freud explicite cette équation entre Schuldgefühl et Strafbedürfnis, dans le cadre
de son analyse du « masochisme moral » (Studienausgabe, Bd. III, s. 350 sq.). Voir les
réflexions très éclairantes de Suzanne Gearhart à la lumière de la tragédie racinienne (The
Interrupted Dialectic : Philosophy, Psychoanalysis, and Their Tragic Other, The Johns
Hopkins University Press, 1992).
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« besoin d’être malade », mais d’un désir agressif de placer le médecin dans la position
d’un tourmenteur plutôt que d’un guérisseur.
1. Je dois ici citer l’essentiel du passage : « Le sentiment de culpabilité normal,
conscient (scrupule de conscience : Gewissen) n’offre à l’interprétation aucune difficulté :
il repose sur l’état de tension qui existe entre le moi et l’idéal du moi, il est l’expression
d’une condamnation (Verurteilung) du moi par son instance critique (kritische Instanz).
Les sentiments d’infériorité qu’éprouvent les névrosés se prêtent assez bien à cette
explication. Dans deux pathologies qui nous sont bien connues le sentiment d’infériorité
est intensément conscient (überstark bewusst) ; l’idéal du moi fait alors preuve d’une
rigueur (Strenge) particulière et sévit (wütet) contre le moi d’une façon souvent cruelle
(…) Dans la névrose obsessionnelle (Zwangsneurose) (…) le sentiment de culpabilité se
déclare bien fort (überlaut), mais ne réussit pas à se justifier (sich rechtfertigen) devant le
moi. Aussi le moi du malade se dresse-t-il contre ce sentiment, contre l’imputation de
culpabilité (die Zumutung, schuldig zu sein) (…) Dans la mélancolie on a l’impression
encore plus nette que le surmoi a attiré la conscience (Bewusstsein) de son côté. Mais
cette fois le moi n’élève plus aucune protestation, il se reconnaît coupable et se soumet
aux peines édictées (es bekennt sich schuldig und unterwirft sich den Strafen) (…) le moi
s’est incorporé par identification l’objet contre lequel est dirigée la colère du surmoi (der
Zorn des Über-Ichs) (…) On peut aller plus loin et hasarder l’hypothèse qu’à l’état
normal le sentiment de culpabilité doit rester en grande partie inconscient, parce que la
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sable » d’une faute qui serait la sienne propre. Le surmoi n’est certaine-
ment pas moins une structure transindividuelle que ne l’était l’idéal du
moi dont il constitue une nouvelle élaboration, mais ce qu’il a en propre
est – pour parodier une formule connue d’Althusser – d’interpeller les
sujets en individus et ainsi de produire leur isolement, leur solitude (et
leur angoisse de solitude) au sein de la foule 1. Il n’est pas difficile de
voir que se trouve ainsi constituée l’une des conditions au moins de la
formation d’un sujet de droit, dont l’obéissance à la loi, même si elle
correspond à une règle générale, fait l’objet d’un jugement ou d’une
menace de sanction qui le concerne exclusivement, en le mettant face à
lui-même ou, comme on dit, à sa responsabilité à laquelle, quoi qu’il
fasse, il « n’échappera pas ». On pourrait dire encore que le surmoi
institue un lien négatif entre les individus : ni l’amour ou la fraternité,
ni la haine ou l’hostilité, mais l’inhibition des pulsions destructrices
mutuelles ou du Bemächtigungstrieb, qui développe en contrepartie la
« destructivité » et « l’agressivité » interne du sentiment de culpabilité 2.
Il est loisible de voir ici la reprise par Freud, à son propre niveau, de
la problématique kantienne de « l’insociable sociabilité », qui combine
contradictoirement l’attraction et la répulsion, l’association et la disso-
ciation des individus dans une même « unité », comme le fait en parti-
culier Pierre Macherey dans un remarquable commentaire du Malaise
dans la civilisation et de son rapport critique aux idéaux de la moder-
nité 3. Mais il faut voir que se pose du même coup avec acuité, sous des
formes contradictoires, la question de l’appartenance, à laquelle les
analyses de la « formation de masse » (Massenbildung) et le schème
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1. Il est frappant que, dans la construction de Hobbes, cette hiérarchie des instances
judiciaires dans le cadre de la souveraineté ait pour « reste » ou « résidu » inassimilable,
précisément, les « masses » asociales ou antipolitiques, ferments de désagrégation de
l’État, qui prétendent « se faire justice elles-mêmes » : voir Leviathan, chap. 22 : « Of
Systemes subjects, politicall, and private ». J’en ai proposé un commentaire dans mon
essai introductif à la traduction française du livre de Carl Schmitt sur le Léviathan, « Le
Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes » (Éd. du Seuil, 2002 ; rééd. in Violence et
civilité, Galilée, 2010). Bien que située à l’autre extrémité de l’ordre social, cette figure
résiduelle et menaçante à la fois n’est pas sans analogie avec la façon dont Kelsen écartait
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rerait une pure fiction. On peut donc concevoir que le délit, qui ne le
contredit pas mais l’affirme comme norme obligatoire, est pratiquement
nécessaire à son existence. Et on peut voir dans « l’appartenance » des
individus à l’ordre juridique, toujours déjà donnée avec lui et constam-
ment vérifiée (aussi longtemps du moins que cet ordre se perpétue),
l’effet de subjectivité propre de la sanction.
Je voudrais soutenir que Freud, dans sa propre théorisation du
« moment judiciaire » de l’assujettissement (c’est-à-dire du surmoi
comme structure, système de relations sociales individualisantes au
moyen de la culpabilité), en faisant basculer toute la « logique » des
identifications négatives sur la scène inconsciente (dont la pathologie
des névroses obsessionnelles, des délires mélancoliques et du maso-
chisme moral ne lui fournissaient jamais qu’une représentation agrandie
et unilatéralement accentuée de ce qui, « normalement », est à l’œuvre
dans la constitution conflictuelle de la personnalité) 1, est parvenu à la
thèse inverse : il n’y a que de la transgression, c’est pourquoi il peut y
avoir de l’appartenance à cet ordre « impersonnel » qu’est l’ordre juri-
dique. Mais pour esquisser ce dernier point il nous faut reprendre,
même à très grands traits, la mécanique inconsciente de l’appartenance
à l’ordre social (qui est aussi une mécanique de l’appartenance incons-
ciente à cet ordre) telle que Freud l’organise dans Das Ich und das Es,
sous la forme d’une « genèse » du surmoi et de l’état de « dépendance »
qu’il impose au moi.
1. Cf. par exemple Das Unbehagen in der Kultur, chap. VIII (Studienausgabe, IX,
p. 264).
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C’est de cette façon que la nouvelle notion est mise en relations avec la
théorie du développement de la sexualité, avec la clinique des névroses
individuelles et l’interprétation des « formations de l’inconscient », avec
l’idée que les pensées et les affects qui font retour dans la conscience ou
se traduisent en symptômes du comportement ont été constitués à partir
d’expériences désirantes insupportables ou inacceptables dont nous
éprouvons et exprimons les effets après-coup. Le surmoi apparaît alors
comme un « stade » final de la construction de la personnalité, dont la
modalité est responsable du « caractère » de chacun, et qui impose à nos
vies la loi de la répétition. On sait bien cependant que la linéarité de ce
scénario, même corrigée par la reconnaissance (quasiment constitutive
de la psychanalyse) qu’il n’existe pas de développement standard uni-
formément reproduit par tous, mais seulement des variantes singulières,
ou si l’on veut des « interprétations » par le sujet lui-même des
contraintes de son histoire, a d’emblée représenté un problème autour
duquel sont venues se cristalliser les divergences et les refontes de la
théorie. Beaucoup de ces difficultés sont signalées dans le texte même
de Freud par des corrections ou des déplacements d’accent au fil de
l’écriture, soit dans le cadre d’une même œuvre, soit dans la série des
développements qu’elle engendre. Parmi ces déplacements je voudrais
ici en rappeler deux, qui me semblent toucher directement à la façon
dont nous pouvons comprendre l’idée d’une corrélation entre « senti-
ment de culpabilité » et « besoin de punition », issue de la contrainte et
engendrant à son tour une contrainte : non pas pour invalider le schème
de l’après-coup, qui fait de l’individu le sujet inconscient ou décalé de
sa propre histoire, mais pour montrer qu’il comporte des dimensions
relationnelles et institutionnelles dont la conflictualité propre surdéter-
mine les divisions constitutives de la personnalité, et contribue à leur
conférer l’efficacité d’une structure.
Le premier déplacement auquel je pense est celui qui amène Freud,
dès Le moi et le ça, et plus nettement encore dans les œuvres suivantes
(Malaise dans la civilisation, Nouvelles conférences), à substituer à la
référence au « père » du complexe d’Œdipe, dont le fils redoute la
« menace de castration » en raison du désir sexuel qu’il éprouve pour
la mère, et à qui il cherchera à s’identifier pour déplacer le conflit, une
référence collective aux « parents » 1. Ses implications sont, à l’évi-
dence, complexes, puisque la seconde formulation inclut la mère à
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1. Idée non pas tant marxiste que rousseauiste, au sens du Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité (Studienausgabe, Bd. IX, s. 277). Le fait que ces formulations
particulièrement nettes figurent dans un des textes de Freud sur la guerre, inaugurés par
l’essai de 1915 Zeitgemässes über Krieg und Tod (Studienausgabe, Bd. IX, s. 33 sq.), ne
saurait être dû au hasard. Elles s’inscrivent complètement dans le cadre de la « désillu-
sion » ou « destruction des illusions » (Enttäuschung, Zerstörung einer Illusion) à propos
de la valeur du progrès et du recul de la violence dans la civilisation qu’a entraînée la
guerre de 1914-1918, et qui débouche sur l’hypothèse du caractère originel, donc
indépassable, de la « pulsion de mort ».Voir P. Macherey, « Freud : la modernité entre
Éros et Thanatos », cit. ; René Kaës, « Travail de la mort et théorisation », in J. Guillaumin
et al., L’invention de la pulsion de mort, Dunod, 2000, p. 89-111. Et Georges
Canguilhem : « La décadence de l’idée de progrès », Revue de Métaphysique et de
Morale, no 4, 1987.
2. Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, XXXI,
Studienausgabe, Bd. I, s. 505.
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puisqu’elle pose un modèle, tandis que la série négative est plus proche du surmoi. Mais
non seulement il n’y a pas de complémentarité entre elles (…) mais il y a même
contradiction puisque les deux impératifs, positif et négatif, portent sur la même
proposition : “être comme le père”. Cette contradiction, assurément on peut feindre de la
résoudre, on peut la disjoindre pour tenter de se conformer à la logique (…) En fait je dis
que cette résolution de la contradiction n’est qu’une apparence puisque la plupart du
temps, et pas seulement dans la névrose cliniquement avérée, les deux séries se
chevauchent, les disjonctions deviennent conjonctions, aboutissant à ces impératifs
impossibles qui caractérisent justement la morale inconsciente, la morale du surmoi (…)
Cette contradiction (…) montre bien que le surmoi n’est pas un système cohérent, bien
ordonné. Il n’est qu’exceptionnellement et dans les cas… idéaux, un ordonnateur du
monde interne. La loi qu’il médiatise est une loi contradictoire où les propositions les plus
opposées viennent se juxtaposer. Une loi parfois sans pitié, sans merci, nous l’avons vu à
propos de la névrose obsessionnelle, où la culpabilité est présente des deux côtés, dans
l’ordre et dans le contrordre : “tu dois rendre cet argent” et “tu ne dois pas le rendre” sont
marqués de la même angoisse et de la même culpabilité ; et dans la mélancolie nous avons
rencontré aussi cette sorte d’absolu de la culpabilité, impossible à résoudre dans une
quelconque délimitation de l’interdit et du permis. Ceci nous amène à considérer le
surmoi comme une instance qui, dans les cas les plus extrêmes, semble mettre le
juridisme même des lois qu’il édicte, l’apparence de raison, la raison raisonnante, au
service du processus primaire. De toute façon tu es coupable, semble énoncer le surmoi »
(J. Laplanche, cit., p. 352-353).
1. La comparaison s’impose à nouveau avec le Nietzsche de la Généalogie de la
morale, mais surtout avec la proposition de Saint Paul dans l’Épître aux Romains (7.7)
faisant de la révélation de la loi (nomos) la condition de la reconnaissance du péché
(hamartia) en tant qu’elle s’oppose au désir (epithumia). Cependant Saint Paul récusait
l’identification « impossible » de la loi et du péché (ho nomos hamartia ; mè genoito).
Tandis que cette extrémité subversive a été complètement assumée par la tradition
mystique de la kabbale (dont Freud avait peut-être une connaissance au moins indirecte),
qui a conduit le « faux messie » Sabbataï Zevi au XVIIe siècle à revendiquer sa transgres-
sion de la loi et son droit au blasphème comme preuves d’une mission rédemptrice
(cf. Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi, le messie mystique, 1973, tr. fr. Verdier, 1990).
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L’ouvrage de David Bakan, Sigmund Freud and the Jewish Mystical Tradition (Van
Nostrand, 1958), n’apporte pas de lumières sur ce point, car les correspondances qu’il
discute entre la pensée de Freud et le sabbataïsme ne se fondent pas sur des évidences
documentaires mais sur des inférences (même si certaines sont suggestives).
1. Voir en particulier l’essai de 1915 : « Das Unbewusste », § 5 (Studienausgabe,
Bd. III, s. 145 sq.) ; et Nouvelles conférences, XXXI, Studienausgabe, Bd. I, s. 511.
L’identification des contraires dans l’inconscient est explicitement invoquée par Freud
dans son analyse du cas de « névrose obsessionnelle » (Zwangsneurose) que constitue
l’homme aux rats (Studienausgabe, Bd. VII, s. 95 sq.).
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POLITIQUE ET IMPOLITIQUE
Ayant ainsi tiré les fils de notre hypothèse (que j’ai cru pouvoir
rassembler sous la formule foucaldienne d’hypothèse répressive, en un
sens quelque peu modifié), nous devons faire face à des conclusions qui
ne vont pas de soi, parce qu’elles supposent d’attribuer à l’élaboration
méta-psychologique de Freud une portée et des conséquences pratiques
peut-être très éloignées de ce que lui-même a pu avancer à titre d’inter-
vention de la psychanalyse dans le champ politique. La situation ne me
paraît pas fondamentalement différente à cet égard de celle qui caracté-
rise déjà tous les effets sociaux de la psychanalyse, et notamment dans
le champ d’une médecine mentale commandée, hier comme aujour-
d’hui, par le dogme d’une différence de nature, « objectivement » repé-
rable, entre les états ou les comportements dits « normaux » et ceux qui
sont dits « pathologiques » 1. Tout tient me semble-t-il à l’effet de sub-
version que produit le rapprochement de l’équation kelsénienne :
Rechtsordnung ist Zwangsordnung (l’ordre du droit est identiquement
l’ordre de la contrainte), et de l’équation freudienne : Schuldgefühl ist
Strafbedürfnis (le sentiment de culpabilité est identiquement un besoin
de punition, et donc un appel à la transgression). Pour en expliciter la
signification, je prendrai la liberté d’emprunter à la façon dont Kelsen
en a développé les implications, et de les confronter une dernière fois à
ce que j’ai appelé l’antinomisme du surmoi freudien.
Dans la Reine Rechtslehre de 1934, Kelsen consacre un paragraphe
à la question de savoir quels sont les motifs qui entraînent l’obéissance
juridique des individus (en particulier leur obéissance à la loi) (Motive
des Rechtsgehorsam) 2. Il est difficile, doit-il convenir, d’affirmer que
c’est bien, dans les faits, la menace d’une sanction (la représentation
d’un acte de contrainte – Zwangsakt – comme conséquence de l’acte
illicite – Unrecht) qui entraîne l’obéissance du sujet, comme le vou-
drait un strict positivisme juridique pour qui le droit n’est qu’une
« technique », un système de moyens au service d’un ordre social quel
qu’il soit. Dans bien des cas la peur de la punition ou de l’exécution
1. Il n’est pas aisé, en dépit de ses fréquentes mises au point, d’attribuer à Freud une
position simple en matière de différenciation du « normal » et du « pathologique ». Et sans
doute en va-t-il de même, mutatis mutandis, pour le rapport entre « l’ordre » juridico-
politique et le « désordre » psychique.
2. H. Kelsen, Reine Rechtslehre, 1934, cit., p. 31 sq. Le passage est sérieusement
modifié dans la version traduite en français à laquelle je me réfère ci-dessous.
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1. Je résume ici les développements de la Théorie pure du droit (trad. fr. cit.),
chap. III, p. 57-68.
2. Kant esquisse lui-même une telle construction d’un schématisme de la règle de
droit à travers le double rejet de ses « exceptions » qui, comme telles, échappent à la
juridiction d’un tribunal : l’équité et la nécessité (ou cas de force majeure) (voir Doctrine
du droit, 1797, cit., Appendice à l’Introduction).
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peut pas non plus faire véritablement « comme si » il en avait un, sauf
à croire en la fiction, à la « réaliser », ce qui est en effet une forme de
mythe ou d’illusion. Si l’ordre juridique était « fondé » sur quelque
chose, ce serait plutôt sur la possibilité permanente de sa décomposi-
tion, et donc sur le conflit même qu’il entretient en le refoulant. Il est
loisible de lire ici non pas une thèse politique freudienne, qui prendrait
le contrepied de celle de Kelsen à la façon dont celui-ci s’oppose lui-
même à d’autres théoriciens du droit et de l’État, mais plutôt une thèse
impolitique, qui fait éclater l’autonomie et l’autosuffisance fictives du
politique. À moins que les seuls « concepts du politique » dignes de ce
nom ne soient précisément ceux qui, d’une façon ou d’une autre, en
montrent la relation dialectique avec une « autre scène » contradictoire,
qui les déborde ou les délimite. À vrai dire une équation comme
Rechtsordnung ist Zwangsordnung, dès lors qu’on en tirait toutes les
conséquences, ne laissait pas réellement d’autre possibilité.
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BLANCHOT L’INSOUMIS
(À PROPOS DE L’ÉCRITURE DU MANIFESTE DES 121)
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On l’a dit, même s’il n’est pas l’auteur de la première esquisse, due
à Dionys Mascolo et Jean Schuster, Blanchot est le principal rédacteur
de la Déclaration dont il reprend les phrases une à une, négociant au
plus juste avec ses coauteurs, répondant aux objections de tel signataire
dont le concours paraît essentiel, ou même l’anticipant 1. Cela donne un
texte dont il a toujours voulu marquer le caractère collectif, dont il ne se
veut pas « l’auteur », ni au sens du mythe classique ni au sens de ce que,
très peu de temps après, Foucault appellera la « fonction auteur », et
dont pourtant nous avons toutes les raisons de penser que, sans lui, il
n’aurait pas trouvé son effectivité, revêtu le caractère d’une œuvre
d’écriture produisant un effet politique. Cela pose un double problème,
de signature et de mise en mots.
Pour ce qui est de la signature, je me contenterai ici d’une sugges-
tion que je compléterai plus loin. Aux deux extrémités du spectre que
déploie la liste des signataires, et sans négliger personne – car chaque
nom a été celui d’un intellectuel ou d’un artiste dont l’autorité comptait,
d’une conscience dont la décision n’était jamais automatique – on peut
distinguer comme une signature visible, et même très visible : celle de
Sartre, et une signature invisible, ou peu visible, prise qu’elle est non
pas dans l’anonymat (que serait une « signature anonyme » ? même si
certains en ont rêvé, c’est évidemment l’impossible) mais dans le
nombre ou le multiple. Le paradoxe, si c’en est un, c’est qu’ici Sartre
n’a rien écrit et que Blanchot a tout écrit ou réécrit. La répartition des
rôles s’est inversée dans la mémoire institutionnelle. Si vous avez la
curiosité de vous reporter à un ouvrage historique moyen, vous trouvez
par exemple ceci, que j’emprunte à René Rémond, historien dont la
compétence et l’honnêteté font l’unanimité :
« Au lieu d’exploiter son succès 2, de Gaulle donne alors l’impression
d’hésiter sur la marche à suivre. Il temporise : jamais autant que dans cette
année 1960 on ne put avoir le sentiment du temps perdu. Il entreprend une
“tournée des popotes” pour ressaisir l’armée et rétablir son moral ; les
versions rapportées des propos qu’il aurait tenus divergent, mais ont
donné à croire qu’il était revenu sur certaines de ses déclarations et avait
1. Cf. Lignes, no 33, mars 1998 : « Avec Dionys Mascolo du Manifeste des 121 à Mai
68 », p. 84 ; et Chr. Bident, ouvr. cit., p. 391-402. Voir aussi désormais l’étude détaillée de
Jérôme Duwa : « La Déclaration des 121 : un texte fait par tous et non par un ». Utilisant
la ressource des archives Mascolo déposées à l’IMEC, Jérôme Duwa a suivi sur les douze
versions successives, annotées par les rédacteurs, la transformation du texte initial.
Cf. Blanchot dans son siècle, cit., p. 274-287.
2. Il s’agit de l’échec de la « semaine des Barricades » organisée en janvier 1960 par
les colons extrémistes contre l’autodétermination proposée par de Gaulle.
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parce que, pour l’essentiel, il les a déjà à sa disposition, dans son usage,
comme écrivain, serait-ce dans un tout autre contexte. Je m’approche
ainsi du problème que je voudrais poser. Pour le préciser je citerai un
autre protagoniste, Pierre Vidal-Naquet :
« J’avais reçu au début de l’été la visite de Jean Pouillon, porteur d’un
texte qui tranchait par sa vigueur avec les pétitions habituelles. Ce
manifeste n’appelait pas à l’insoumission ou à la désertion mais les
“respectait” et les jugeait “justifiées”. Il proclamait solennellement que la
cause du peuple algérien était celle de tous les hommes libres (…) Je fus
convoqué par Laurent Capdecomme, directeur de l’enseignement supé-
rieur. Il avait été recteur de l’Université d’Alger au moment de l’affaire
Audin et l’était encore au moment des barricades du 24 janvier 1960 (…)
Il me fit préciser par lettre dictée sur place que le manifeste que j’avais
signé au début de l’été s’appelait simplement “appel à l’opinion”. C’était,
je crois, Blanchot qui avait radicalisé le titre et Lindon qui avait arrêté le
nombre des signataires à 121… » 1
Radicalisé, voilà le mot important, à ne pas confondre avec violence
ou véhémence, car nullement exclusif de mesure, d’exactitude, de jus-
tesse 2. C’est la rencontre entre la radicalité du Manifeste dont dérivent
aussi bien ses effets politiques immédiats que la trace qu’il laisse jus-
qu’à nous, et la radicalité propre à la pensée et à l’écriture de Blanchot,
que je voudrais essayer d’analyser.
Je le ferai, comme il se doit, en trois temps. D’abord en m’attachant
à la lettre du manifeste et en discutant les implications de certaines
expressions qui portent son sens et qui, non par hasard, se concentrent
dans son titre : « insoumission », mais aussi « déclaration » et « droit ».
Ensuite, en recherchant les recoupements entre cette idée d’un « droit
déclaré à l’insoumission » et d’autres formulations de Blanchot qui,
même dans un tout autre contexte, renvoient à l’idée d’un refus ou
d’une négativité qui, dans des circonstances données, porte aux
extrêmes : en particulier le texte de 1948 sur La littérature et le droit à
la mort, déjà commenté ici par Vanghelis Bitsoris 3, et celui de 1965 sur
Sade, d’abord publié sous le titre « L’inconvenance majeure » comme
réédité à l’étranger pour déjouer la censure : Le droit à l’insoumission (le dossier des
« 121 »), cahiers libres no 14, François Maspero, 1961.
1. P. Vidal-Naquet, Mémoires 2 : Le trouble et la lumière 1955-1998, Éditions du
Seuil / La Découverte, 1995, p. 137-139.
2. Comparer les formulations de Bident, cit., p. 392.
3. V. Bitsoris : « Blanchot, Derrida : du droit à la mort au droit à la vie », in Blanchot
dans son siècle, cit., p. 179-193.
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Dans le procès auquel il est convoqué comme témoin, le romancier Claude Simon,
signataire de la Déclaration pas spécialement marxiste, cite la formule de Marx « Un
peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre » (F. Maspero, cit., p. 84).
Bident rapporte aussi cette déclaration de Blanchot : « pour la première fois une parole
s’élève de l’intimité d’un peuple pour revendiquer le droit de ne pas opprimer, avec la
même force qui a porté jusqu’ici tous les peuples à revendiquer le droit de n’être pas
opprimés » (Maurice Blanchot…, ouvr. cit., p. 395).
1. En ce sens il se distingue de « désertion », même si une discussion interne aux
signataires a conduit à considérer le second comme impliqué par le premier. À propos de
l’entrée en guerre de 1939, R. Rémond, cité ci-dessus, écrit : « La mobilisation s’effectue
sans à-coups (…) la proportion des insoumis ne dépasse pas 1,5 % » (Notre siècle,
p. 270).
2. Cette sémantique, avec les différents niveaux ou modalités de négation qu’elle
implique, sera déployée plus tard par Foucault (dans une anamnèse du Manifeste, et de
l’événement qu’il avait constitué pour tous ses contemporains, qui me paraît évidente)
dans son élaboration de la question des « contre-conduites » : cf. M. Foucault, Sécurité,
Territoire, Population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Éditions Gallimard - Le
Seuil, Paris, 2004, en particulier dans la leçon du 1er mars 1978, où il forge le néologisme
« s’insoumettre au pouvoir » (p. 211).
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registre qui peut évoquer Bataille mais qui, surtout, renvoie à la concep-
tion traditionnelle, lockienne et rousseauiste, d’une liberté fondatrice de
la citoyenneté, sans laquelle il n’y a pas de consentement valable, seule-
ment un « pacte de sujétion », une servitude volontaire. Le geste
d’insoumission, c’est le retour à ce moment premier qui conditionne la
possibilité même de l’obéissance comme libre consentement. Il y a une
dés-obéissance fondamentale qui précède et rend possible à la fois la
soumission à l’autorité, à la loi, au pouvoir institué en tant qu’elle est le
fait d’hommes libres (comme dit la Déclaration), et l’insoumission
quand elle est appelée par la dégénérescence ou la disqualification des
autorités, la perversion de la loi : ainsi lorsqu’elles démissionnent au
profit de l’armée, ou font pratiquer la torture, ou décrètent une guerre
qui n’a pas pour objet la défense nationale (formes modernes, élargies,
de ce que le discours classique appelait la tyrannie). De ce choix, ce sont
les citoyens in-soumis, dés-obéissants, qui sont juges en face de l’État,
et non l’inverse. Il s’agit donc bien de la revendication et de la restaura-
tion d’une liberté, mais une liberté qui a un caractère de nécessité et qui,
dans son refus même a une valeur affirmative. Faut-il penser ici à
l’expression quasi-nietzschéenne de grand refus, employée plus tard
par Blanchot ? C’est délicat car, dans le contexte de 1959 elle avait un
caractère péjoratif (comme dans le célèbre passage de L’Enfer de Dante
dont elle procède en dernière analyse). Impossible cependant de ne pas
noter l’ambivalence du terme de « refus » dans les textes politiques de
Blanchot précédant la rédaction de la Déclaration 1. Il s’agit de proposer
1. Dante, Inferno, Chant III, 58-60 : « Poscia ch’io v’ebbi alcun riconosciuto,/ vidi e
conobbi l’ombra di colui / che fece per viltade il gran rifiuto. » Cf. Blanchot, Écrits
politiques 1958-1993, Lignes - éditions Leo Scheer, 2003, p. 11-12 : « Le refus » (article
paru dans la revue 14 juillet, 1958) ; « Le grand refus », in L’entretien infini, p. 46-69 (les
deux articles dont se compose cette section, sous le titre du premier, ont respectivement
paru en octobre et novembre 1959 dans la NRF). Voir le commentaire de Christophe
Bident, ouvr. cit., p. 442. Il conviendrait d’étudier le « relais » de cette expression par
Herbert Marcuse qui l’introduit en 1964 dans la conclusion de One Dimensional Man
pour synthétiser l’opposition radicale à la société capitaliste avancée dont les mécanismes
répressifs ont neutralisé toutes les forces d’opposition interne (the Great Refusal). Elle
deviendra ainsi le mot d’ordre des mouvements étudiants révolutionnaires qui, en
Allemagne en particulier, préparent la révolte de 68. Marcuse cite alors Blanchot pour
son article de 1958 auquel il confère une portée générale (opposant la forme pure de la
négation à la forme pure de la domination) : « Ce que nous refusons n’est pas sans valeur
ni sans importance. C’est bien à cause de cela que le refus est nécessaire. Il y a une raison
que nous n’accepterons plus, il y a une apparence de sagesse qui nous fait horreur, il y a
une offre d’accord et de conciliation que nous n’entendrons pas. Une rupture s’est
produite. Nous avons été ramenés à cette franchise qui ne tolère pas la complicité »
(Blanchot, « le refus », cité par Marcuse, L’homme unidimensionnel, trad. fr. Éditions de
Minuit, 1968, p. 279). Mais dans Éros et civilisation (1955) le même Marcuse avait
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renvoyé l’expression à un passage de Whitehead (Science and the Modern World, 1925),
où elle désignait la protestation spontanée de la vie, relayée par l’art, contre la « répres-
sion non nécessaire » des instincts, et l’angoisse qu’elle génère, et l’avait associée à un
mythe néo-freudien d’Orphée et de Narcisse comme héros de la résistance à la normalité
érotique (trad. fr. Minuit, 1963, p. 135, 142 sq.).
1. L’édition des Écrits politiques 1958-1968 ne permet pas de déterminer si, où et
quand cette mise au point a été publiée.
2. Reproduit dans Lignes no 33, p. 79-83.
3. Comparer Sartre : « jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation
allemande » (à noter que Sartre en 1958 n’a pas été moins radical dans sa condamnation
de l’illégitimité du régime gaulliste institué après le putsch d’Alger).
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1. Phrase qu’on dirait tout droit venue des analyses de Hegel sur la « belle âme » dans
la Phénoménologie de l’esprit (Chap. VI.C).
2. Ph. Mesnard, Maurice Blanchot le sujet de l’engagement, L’Harmattan, 1996, p. 16-20.
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refus sont poursuivis. Blanchot et Duras ont bien dit qu’il fallait se
garder à tout prix de prescrire une conduite relevant de la liberté, d’en
faire une nouvelle obligation dans le moment où le principe de l’obli-
gation est remis en question. Mais il y a plus. Ce débat avait déjà eu
lieu au moment de la rédaction de la Déclaration des droits de 1789
qu’il avait été question, conformément à une tradition jusnaturaliste,
d’intituler « déclaration des droits et des devoirs » avant que cette
symétrie ne soit récusée par l’Assemblée nationale révolutionnaire 1.
Ce que retrouvent ici Blanchot et ses cosignataires, c’est la priorité du
droit sur le devoir dès lors qu’il ne s’agit pas de légitimer par avance
un ordre établi ou un ordre social, mais d’instituer une communauté
politique en vue de l’émancipation des individus et du gouvernement
du peuple par le peuple. La conséquence en est précisément l’antino-
mie du droit, le « droit sans le droit », qui ne se fonde sur rien d’autre
que sa revendication et son exercice – avec le risque qu’ils comportent
– et non pas génétiquement ou téléologiquement sur les devoirs ou les
obligations qu’ils rendent possibles. C’est-à-dire qui ne se fondent sur
« rien » de préexistant, de donné ou de substantiel.
Ici s’engagerait un deuxième débat, capital pour l’orientation de la
philosophie politique de notre temps : celui qui confronte l’idée du
« droit sans le droit » selon Blanchot et ses camarades – idée que j’avais
appelée naguère insurrectionnelle en me référant déjà à son essai de
1965 2 – avec l’idée arendtienne du « droit aux droits » (right to have
rights), ou mieux encore, au couple formé par l’idée d’Arendt et
la conception schmittienne de la souveraineté comme suspension de la
légalité en vue de restaurer la légitimité de l’État et de la décision sur
l’état d’exception qui forme le cœur du pouvoir constituant. Ce que
j’appelle chez Blanchot le droit sans le droit est bien une suspension ou
une interruption qui se porte à la limite où l’ordre juridique se retourne
contre lui-même. Mais au lieu que la limite où cette interruption se
produit puisse être définie comme un absolu (à la fois au sens métaphy-
sique et au sens de la tradition juridique la plus stricte : ab legibus
solutus), ce qu’elle matérialise est plutôt une contingence, une fragilité
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psychanalyse » (dans sa biographie : Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un
système de pensée, Fayard, 1993, E. Roudinesco a suggéré que l’une des raisons du choix
de cet objet était l’emprisonnement de la psychanalyste Laurence Bataille, belle-fille de
Lacan, pour aide au FLN).
1. Reproduit dans La part du feu, Gallimard, 1949, p. 293-331.
2. L’entretien infini, Gallimard, 1969, p. 64 (« Le grand refus », 2 : « Comment
découvrir l’obscur ? ») ; et à nouveau p. 268 (« l’expérience limite, 2 : victoire logique
sur l’absurde », il s’agit d’un commentaire critique d’Albert Camus).
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quitte à préciser quelques pages plus loin, sous le titre « nous avons
perdu la mort », et pour compliquer l’idée de « refus » : « la force du
concept n’est pas de refuser, mais d’avoir au contraire introduit, dans la
pensée, la négation propre à la mort, pour qu’en cette négation dispa-
raisse toute forme figée de la pensée et que celle-ci devienne toujours
autre qu’elle-même » (ce qui est bien une façon de déceler une théma-
tique de l’insoumission chez Hegel, dont il veut ici, contre Bonnefoy,
rétablir la radicalité) 1. La mort, et plus généralement la négativité, c’est
l’in-soumission, la dés-obéissance aux lois de la nécessité, dont se pré-
vaut toute obéissance, y compris l’obéissance à la nature.
Mais la référence majeure de La littérature…, ce n’est pas Hölderlin,
c’est Hegel, nous le savons, et plus précisément une certaine lecture, à
la fois directement issue de Kojève et, je le crois, subtilement déviante
par rapport aux intentions philosophiques de celui-ci, de l’épisode de la
Terreur dans la Phénoménologie de l’esprit, derrière lequel rôde la
thématique de la lutte à mort et du combat pour la reconnaissance, ou
plus généralement encore celle de la rencontre avec la mort, le « maître
absolu », en tant qu’épreuve de l’esprit à la fois nécessaire et impos-
sible, ou insoutenable 2. Comme la phénoménologie de la Terreur est
associée par Hegel à une présentation de la « liberté absolue » (et je ne
reviens pas ici sur la question de savoir si suivant Hegel, avec ou contre
Kojève, il faut voir là une transition dialectique vers l’esprit absolu ou
au contraire un abîme historique dans lequel il risque de se perdre à
jamais), on peut à nouveau tenter d’opérer une subsomption, mais cette
fois dans l’autre sens : l’insoumission n’a le sens d’une affirmation
absolue de la liberté que dans la mesure où elle va jusqu’à la mort, ou
s’inclut dans l’horizon de la mort. Non pas seulement au sens du danger
de mort qu’affronte un « maître », mais au sens du châtiment mortel
– ou équivalent – qu’accepte par avance celui qui, en revendiquant le
droit contre le droit (ce qui est éminemment le cas du révolutionnaire)
se définit par avance comme un « criminel » du point de vue de l’ordre
établi. Ce qu’il est effectivement, dans la finitude de son action. Il y a là,
notons-le, un schème non négligeable d’interprétation de la nature du
« risque » inhérent à l’exercice d’un droit à l’insoumission. On pourrait
aller jusqu’à poser que l’insoumission devient au sens fort un droit si et
seulement si elle constitue un moment du droit à la mort, si elle est
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1. Ibid., p. 330.
2. Ibid., p. 342.
3. On pense aussi à la phrase de Blanchot cité par Christophe Bident sur les camps de
concentration dont il rend coresponsables « ceux qui ne surent pas préférer à l’obéissance
dans sa folie la désobéissance dans la raison ».
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nelle qui détruit tout, mais aussi en tant que, du fond de la destruction
du monde, elle fait surgir un « indestructible ». Car cet « indestruc-
tible » n’a rien à voir avec un fondement nécessaire ou une nature des
choses, qu’elle soit purement anthropologique ou le reflet d’un ordre
divin, dont le socle demeurerait hors d’atteinte des vicissitudes de
l’histoire et des risques de l’action politique. Il est au contraire essen-
tiellement contingent, « aléatoire » et exposé en permanence à son
propre renversement. Il relève donc exactement de la même incerti-
tude que, à peu près à la même époque, Blanchot énonce dans son
commentaire de L’espèce humaine d’Antelme, où figure l’expression
par excellence de la fragilité de la résistance : « l’homme est l’indes-
tructible qui peut être détruit » 1. Par un court-circuit peut-être très
problématique, je serais tenté de dire aussi : Sade montre à Blanchot
que la liberté de tout dire, c’est-à-dire de tout écrire, est l’insoumission
qui peut être soumise, l’indestructible liberté qui peut être détruite. Il
n’y a certes rien d’optimiste là-dedans, seulement l’éthique d’une libé-
ration de la crainte par-delà l’anéantissement de l’espoir.
*
À partir de ces lectures croisées, et des phrases qu’elles nous
donnent, on peut revenir vers la Déclaration sur le droit à l’insoumis-
sion dans la guerre d’Algérie, et se demander si nous y avons gagné
des possibilités d’intelligibilité. Par là je n’entends pas seulement un
dispositif herméneutique, mais un fil conducteur pour poser la ques-
tion : que faire de la déclaration, au-delà de son « moment » propre ? Le
risque n’est-il pas, surtout après avoir fait de Sade comme un double de
Saint-Just plus « radical » que lui-même, d’aboutir à la suggestion que
le droit à l’insoumission, en tant qu’activité individuelle et collective à
la hauteur de l’état d’urgence démocratique, ce moment extrême où la
politique se retourne contre sa propre institution, n’existerait à propre-
ment parler que dans l’espace littéraire ?
Telle n’est pas me semble-t-il la conséquence à laquelle nous
sommes conduits, mais à condition d’accepter de séjourner pendant
quelque temps au moins dans une incertitude, peut-être une très pro-
fonde ambivalence philosophique, qui n’est certainement pas sans
effets pratiques. Deux schèmes, et non pas un seul, de l’illimitation ou
de l’extrémisation de la liberté, de l’exercice du droit contre le droit, ou
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FERMETURE
Malêtre du sujet
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UNIVERSALITÉ BOURGEOISE
ET DIFFÉRENCES ANTHROPOLOGIQUES
1. Brochure « La liberté du peuple », 1789. Cf. ci-dessus mon essai « Citoyen Sujet ».
2. K. Marx, « Les débats sur la loi relative aux vols de bois », 1842, in Œuvres, III,
Philosophie, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1982, p. 249.
3. J’ai cherché à poser cette question pour la première fois dans un essai datant de
vingt ans, « Citoyen Sujet – Réponse à la question de J.-L. Nancy : Qui vient après le
sujet ? » [ci-dessus Ouverture]. J’ai déjà touché à la question des « différences anthropo-
logiques », mais jamais de façon systématique. Je dois à l’amicale sollicitation de Michel
Naepels de m’avoir incité à y revenir pour L’Homme. Revue française d’anthropologie
(numéro à paraître au printemps 2012). Le présent chapitre, qui emprunte divers
développements à ce dernier essai, a bénéficié des séminaires que j’ai donnés en 2010 et
2011 aux Universités de Pittsburgh, Essex, Utrecht, Columbia, Irvine, et de deux exposés
au séminaire de Bertrand Ogilvie et Nestor Capdevila à l’Université de Paris-Ouest.
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complexe, car le droit romain range les esclaves parmi les personae « dépendantes »
(alieni iuris). Le terme manus qui désigne le pouvoir du maître sur l’esclave s’applique
aussi au pouvoir du mari sur l’épouse. Il n’empêche que l’Antiquité a développé le
commerce des esclaves : mais c’est avec son expansion dans le cadre d’une « économie-
monde capitaliste » que se développe la thèse de la « chose humaine », dont le caractère
évidemment contradictoire deviendra une pierre angulaire des discours abolitionnistes.
Sur la casuistique qu’entraîne la nécessité de considérer l’esclave à la fois, pour les
besoins de l’usage, comme une non-personne, et cependant, pour l’assujettir à la religion
et au code pénal, comme un « sujet », cf. Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire
de Canaan, PUF, 1987. Roberto Esposito a soumis récemment l’ensemble des registres du
« personnalisme » à une enquête généalogique, dans la perspective d’une critique de
l’immunité conçue comme l’autre et l’envers de la communauté, que je devrai discuter
ailleurs (Terza persona. Politica della vita e filosofia dell’impersonale, Torino, Einaudi,
2007).
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1. Sur la façon dont cette critique s’insère dans le contexte des « critiques des droits de
l’homme » postérieures aux révolutions française et américaine, cf. Bertrand Binoche,
Critiques des droits de l’homme, PUF, coll. « Philosophies », 1989.
2. Karl Marx, Sur la question juive, Présentation et commentaires de Daniel Bensaid,
Éditions La Fabrique, 2006, p. 55-63 (Marx-Engels Werke, Dietz Verlag Berlin, 1961,
vol. 1, p. 363-370).
3. Le terme est notoirement difficile à traduire, parce qu’il conjoint les deux idées
développées par Hegel et que Marx va en quelque sorte retourner contre lui : celle d’un
univers de relations « privées » économiques et juridiques, distingué de l’État et des
institutions « représentatives » de l’intérêt commun, et celle d’un mode d’appropriation
fondé sur la concurrence entre les individus propriétaires de marchandises. Dans son
édition de la section correspondante de la Philosophie du droit de Hegel, Lefebvre avait
proposé « société civile-bourgeoise » (G.W.F. Hegel, La société civile-bourgeoise, pré-
sentation et traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Maspero, Paris, 1975).
4. C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, trad. fr.
Gallimard, 1971. Sur l’émergence de la notion d’individualisme à partir de l’égoïsme dans
les années 1840, cf. É. Balibar, « Le renversement de l’individualisme possessif », in La
proposition de l’égaliberté, cit. Dans l’Anthropologie de Kant, « égoïsme » (défini comme la
tendance à « enfermer en soi le tout du monde » qui découle de la disposition du Je) s’oppose
à « pluralisme » (« se comporter comme un simple citoyen du monde »). C’est Tocqueville
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qui, semble-t-il, opère la substitution d’un terme à l’autre : cf. De la démocratie en Amérique,
Tome II, 2e partie, chap. II : « De l’individualisme dans les pays démocratiques ».
1. Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995, p. 120.
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1. Le « jeu de langage » pratiqué par Marx au moyen de ses deux langues vient
évidemment de Hegel qui, dès les textes d’Iéna et jusqu’aux « Remarques » de la
Philosophie du droit, avait interpolé les noms français de citoyen et de bourgeois, faisant
éclater la catégorie du Bürger pour marquer les conséquences « éthiques » des révolutions
contemporaines (politique et industrielle). Cette disjonction est commentée par Carl
Schmitt dans Der Begriff des Politischen (tr. fr. La notion de politique, Flammarion,
coll. « Champs », 2004, p. 62) qui y voit le germe de la dissolution libérale du politique
comme institution de la souveraineté. Cf. Jean-François Kervégan : « Le citoyen contre le
bourgeois ? La quête de l’esprit du tout », in L’effectif et le rationnel : Hegel et l’esprit
positif, Vrin, Paris, 2005, p. 151-175, qui expose et commente la généalogie complète du
débat dans la philosophie allemande à partir de la Révolution française. Également
Franck Fischbach, Fichte et Hegel…, cit., p. 70 sq.
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Citoyen
« Homme » = « Bourgeois »
Citoyen Bourgeois
———— = ————
Bourgeois Homme
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tion politique d’un lien communautaire même « fictif » entre les indivi-
dus propriétaires (et d’abord « propriétaires d’eux-mêmes », ou « de
leur personne »).
1. L’anthropologie et la pédagogie sont chez Kant deux volets d’un même dispositif
« pragmatique », qui se fixent pour objectif d’affronter le problème que posent les aspects
« pathologiques » de la subjectivité, c’est-à-dire ceux qui, au sein de la liberté, détournent
la volonté de l’obéissance à l’impératif catégorique et l’assujettissent aux « intérêts »
égoïstes, non universalisables. Chez Bourdieu, à qui j’emprunte un instant la terminologie
de l’habitus, la dimension pédagogique n’est pas moins évidente, mais elle comporte
deux degrés : la « formation » visible (scolaire) est doublée d’une pré-formation (qui est
aussi une archi-formation) sociale invisible conditionnant le succès ou l’échec de la
première comme le « corps » conditionne matériellement « l’esprit », qui est donc la
véritable matrice des subjectivités et de leurs différences.
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ironique dont Gayatri Spivak a fait la pierre d’angle de sa déconstruction des récits
coloniaux de la subjectivité : « the Subaltern cannot speak » (cf. Gayatri Chakravorty
Spivak, A Critique of Postcolonial Reason, cit.).
1. Mary Wollstonecraft avait publié en 1790 A Vindication of the Rights of Men, l’une
des principales « répliques » au pamphlet de Burke, Reflections on the Revolutions in
France, qui fondait la « critique des droits de l’homme » du côté conservateur. À la
réflexion, la disparité fait sens : si Men est au pluriel, ce pourrait être pour inclure dans ce
terme universel une diversité de genres (bien que ce pluriel ait plutôt pour effet
aujourd’hui, contre l’intention de l’auteur, de connoter la communauté des mâles) ; si
Woman est au singulier, c’est sans doute qu’elle veut décrire la condition et les
revendications de « La femme », faisant genre et exclue comme telle (mais on verra que,
comme chez Lacan, cette généricité est en fait « barrée », induisant plutôt l’effet d’un
« pas tout » : cf. Joan Copjec, Imagine There’s No Woman. Ethics and Sublimation, MIT
Press, 2004). Je cite d’après l’édition des Oxford Paperbacks, 2008. La violence logique
de Wollstonecraft fait souvent penser à celle de Virginia Woolf dans Three Guineas.
(1938) (cf. Françoise Duroux (dir.), Virginia Woolf. Identité, politique, écriture, Paris, éd.
Indigo, 2008).
2. Cette même décision est à l’origine de la Déclaration des droits de la femme
d’Olympe de Gouges, qui la conduira à la guillotine. Cf. William H. Sewell, « Le
Citoyen, La Citoyenne : Activity, Passivity and the French Revolutionary Concept of
Citizenship », in Colin Lucas, ed., The French Revolution and the Creation of Modern
Political Culture, vol. 2 (Oxford : Pergamon Press, 1988), 105-25.
3. Wollstonecraft dira plus loin que l’éducation des filles transforme les femmes en
abject slaves. Et elle invente la définition du mariage bourgeois comme « prostitution
légale », promise à un grand avenir. Cf. le livre classique de Geneviève Fraisse : Muse de
la raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, éditions Alinéa, 1989. La
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« … I have sighed when obliged to confess that either Nature has made a
great difference between man and man, or that the civilization which has
hitherto taken place in the world has been very partial. I have turned over
various books (…) the result [has been] a profound conviction that the
neglected education of my fellow creatures is the grand source of the
misery I deplore, and that women in particular are rendered weak and
wretched by a variety of concurring causes, originating from one hasty
conclusion. The conduct and manner of women, in fact, evidently proves
that their minds are not in a healthy state (…) One cause of this barren
blooming I attribute to a false system of education, gathered from the
books written on this subject by men who, considering females rather than
human creatures, have been more anxious to make them alluring mis-
tresses than affectionate wives and rational mothers ; and the understan-
ding of the sex has been so bubbled by this specious homage, that the
civilized women of the present century, with a few exceptions, are only
anxious to inspire love (…) In a treatise, therefore, on female rights and
manners (…) it is asserted, in direct terms, that the minds of women are
enfeebled by false refinement (…) and that, in the true style of
Mahometanism, they are treated as a kind of subordinate beings, and not
as a part of the human species, when improvable reason is allowed to be
the dignified distinction which raises men above the brute creation, and
puts a natural scepter in a feeble hand. Yet, because I am a woman, I
would not lead my readers to suppose that I mean violently to agitate the
contested question respecting the quality or inferiority of the sex… »
(p. 74-75).
On voit que, dans la première phrase, « man » est générique (comme
« homme » l’est resté en français, alors que l’allemand distingue Mensch
et Mann), et de nouveau à la fin du passage cité (c’est la raison, non la
force, qui élève les hommes en général au-dessus de l’animalité). Mais
ensuite une « partition » s’opère (qui se transforme en « partialité ») :
comparaison est très intéressante avec Kant : dans les textes de l’Anthropologie d’un point
de vue pragmatique, parus en 1798 mais datant des années 70, sur le « caractère du sexe »
(où il n’est pratiquement pas question des hommes : eux n’ont pas vraiment de « carac-
tère »), il reprend à son compte tous les stéréotypes misogynes sur la coquetterie des
femmes destinée à leur permettre de se rendre maîtresses de leur maître et seigneur. Mais
dans la Doctrine du droit de 1796, il propose une définition du mariage – dite par Hegel
« scandaleuse » – comme « contrat à vie entre deux personnes pour l’usage réciproque de
leurs facultés sexuelles », qui évacue toute discrimination entre l’homme et la femme (il
s’agit d’une « égalité de possession », la « supériorité » de l’homme n’intervenant qu’après
coup, comme argument pragmatique lié à la protection du foyer). Cf. Emmanuel Kant,
Œuvres philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, cit., vol. III, p. 535 sq. Ce moment de
matérialisme égalitaire embarrasse considérablement Carole Pateman dans son développe-
ment sur Kant (The Sexual Contract, cit., p. 168-173).
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1. Publié pour la première fois en 1952, la même année que divers textes fondamen-
taux sur la « race » et le « racisme », et notamment l’essai de Claude Lévi-Strauss, Race et
Histoire, qui présente avec lui un contraste d’autant plus frappant que leurs arrière-plans
philosophiques sont en partie les mêmes. Je cite le livre de Fanon dans la réédition de
1971, éditions du Seuil, coll. « Points Essais ».
2. La description par Fanon de cette procédure d’instrumentalisation de la langue est
profondément ironique car, tout en exprimant la souffrance qui en résulte et les
comportements d’échec qu’elle provoque chez le Noir colonisé, elle emprunte à l’écriture
d’un grand poète martiniquais, Léon-G. Damas (auteur de Hoquet), et s’en sert pour
flageller à la fois la paranoïa des uns et la névrose des autres.
3. Pour que cette possibilité apparaisse, il faut que la barbarie bien plus réelle de la
colonisation fasse surgir parmi les Blancs une admiration pour la culture « nègre » (le
jazz, la sculpture africaine…), et suscite un désir d’identification avec elle.
4. Voir Gayatri Chakravorty Spivak, cit., ainsi que : Les subalternes peuvent-elles
parler ?, trad. fr. Jérôme Vidal, éditions Amsterdam, 2006.
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Il est alors d’autant plus frappant que, dans les pages d’introduction
et de conclusion qui encadrent son livre, Fanon ait énoncé la « dialec-
tique » des contradictions de l’humanisme sous la forme d’un double
bind qui interdit aux Noirs, mais aussi aux Blancs, de se plier à la
« partition de l’humain » (ou bien… ou bien…) dont ils affirment le
caractère absolu :
« Que veut l’homme ?
Que veut l’homme noir ?
Dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleur, je dirai que le
Noir n’est pas un homme.
Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride,
une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement
peut prendre naissance. Dans la majorité des cas, le Noir n’a pas le
bénéfice de réaliser cette descente aux véritables Enfers (…)
Le Noir est un homme noir ; c’est-à-dire qu’à la faveur d’une série
d’aberrations affectives, il s’est établi au sein d’un univers d’où il faudra
bien le sortir.
Le problème est d’importance. Nous ne tendons à rien de moins qu’à
libérer l’homme de couleur de lui-même. Nous irons très lentement, car il
y a deux camps : le blanc et le noir (…)
Nous n’aurons aucune pitié pour les anciens gouverneurs, pour les anciens
missionnaires. Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi « malade »
que celui qui les exècre.
Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que
celui qui prêche la haine du Blanc.
(…)
Le Noir veut être Blanc. Le Blanc s’acharne à réaliser une condition
d’homme. »
Mais à la fin :
« Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose :
Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asser-
vissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre.
Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se
trouve.
Le nègre n’est pas, pas plus que le Blanc. »
Et pour conclure :
« Mon ultime prière :
Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge. » 1
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modalités de son accès au langage (et donc à l’expérience). Ou si l’on veut : avant
l’indifférenciation qui permet à tout un chacun de s’approprier « également » le langage, il
y a l’inégalité d’une « incorporation » différentielle des voix.
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1. Cf. la formule de l’humoriste Karl Valentin (un des maîtres de Brecht) : « fremd ist
der Fremde nur in der Fremde » (l’étranger n’est étranger qu’à l’étranger). Cette figure
comporte une ambivalence intrinsèque : objet de crainte, de haine ou simplement
d’étonnement, elle peut aussi engendrer l’attirance, l’amour, la bienveillance, etc. Les
configurations subjectives correspondantes ne sont pas moins complexes : voir les
analyses de Simmel et de ses successeurs (Alfred Schutz, Zygmunt Baumann) sur la
condition d’étranger, dont la scène typique n’est pas la rencontre par-delà les frontières,
mais l’expérience de l’expatriation, qui produit une part importante des « étrangers
intérieurs », dans la mesure précisément où ils ne le sont plus tout à fait. Dans le
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au profit de l’idée selon laquelle la distance culturelle remplit une fonction « biologique »
(ou bio-écologique) en faveur de la préservation des populations ; 2) rectification de l’idée
de cultures toujours déjà données, donc vouées inéluctablement à se raréfier, au profit d’une
(hypothétique) régénération de la diversité culturelle sur la base d’une résistance à la
mondialisation. Selon le point de vue qu’on privilégie, on ne lira pas de la même façon la
thèse toujours réitérée de Levi Strauss : une culture est indissociable d’un « ethnocen-
trisme », qui protège sa particularité, et prend la forme d’une illusion d’universalité (toute
culture, qu’il s’agisse des Grecs ou des Bororos, se considère comme seule « humaine »).
Cf. W. Stoczkowski : « Controverse sur la diversité humaine », in Sciences Humaines, no 8,
nov.-déc. 2008. Il est intéressant de confronter cette thèse avec les analyses de Fanon
exactement contemporaines : le fonctionnement de la « ligne de couleur » s’avère incompa-
tible, comme je le rappelais plus haut, avec cette fixation de la frontière entre l’humanité de
référence et son « extérieur ». On en conclura à volonté que la « race » post-esclavagiste (et
même postcoloniale) n’obéit pas à un modèle « ethnique », ou que l’ethnie comme
« culture » est une fiction. Chacun des deux grands Français a un précurseur américain :
Boas pour Lévi-Strauss, Du Bois pour Fanon.
1. Dans le cadre de ces stratégies, j’attribue une particulière signification à la
reconduction du schème généalogique, c’est-à-dire à l’idée d’une « transmission », à la
fois individuelle et collective, par laquelle les caractères passeraient d’une génération à
une autre, soit pour se reproduire à l’identique ou se conserver substantiellement, soit
pour s’altérer ou se perdre (éventuellement resurgir longtemps après coup). Le schème
généalogique a des origines théologiques et surtout aristocratiques (la race comme
« sang » ou comme « lignage »), à partir desquelles il a été transposé à la représentation
des peuples (en particulier ceux qui se considèrent historiquement comme les « maîtres »
des autres), des cultures, et à l’histoire de l’humanité elle-même. Il prévaut toujours
lorsque les descendants stabilisés d’étrangers sont considérés comme des « immigrés » de
la 2e ou 3e génération, ce qui est une façon immédiate de les désigner comme des « corps
étrangers », ou de tracer entre « eux » et « nous » une frontière intérieure. Mais il
transforme constamment ses justifications, passant du lignage à la génétique, ou à la
classification des civilisations et des individus selon une ligne de « progrès » – dont
l’envers est la hantise de la « décadence », le retour à la « barbarie ».
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LES ANORMAUX
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1. Cf. Surveiller et punir, cit., p. 311 : « Les juges de normalité y sont présents partout [=
dans notre société]. Nous sommes dans la société du professeur-juge, du médecin-juge, de
l’éducateur-juge, du “travailleur social”-juge : tous font régner l’universalité du normatif. »
2. C’est-à-dire essentiellement incapable de résister au « désir de transgresser la loi ».
cf. Les anormaux, cit., Cours du 8 janvier 1975, p. 19-20. Et Surveiller et punir, cit., p. 255
sq., sur « l’introduction du biographique », qui « fait exister le criminel avant le crime ».
3. Les anormaux, Cours du 12 février 1975, ouvr. cit., p. 127 sq. Foucault ne discute
pas explicitement dans ce contexte le « doublet » de la perversion (médicale) et de la
perversité (morale), mais il me semble évident que c’est l’un des ressorts de sa critique.
4. Pour Foucault cette analyse vaut généalogie de la psychanalyse : voir en particulier
son étude de l’obsession bourgeoise pour la masturbation infantile et la nécessité de sa
répression, qui rattache à une histoire institutionnelle et sociale l’un des traits dont Freud
avait fait la source du « complexe de castration ».
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insiste sur le fait que le procès d’assises moderne, dans lequel (serait-
ce par délégation et en coopération avec un appareil complexe d’inter-
prétation et d’application des lois) le peuple prend la responsabilité de
sa propre « sécurité », constitue une sorte de lieu de vérité 1. En même
temps que les citoyens se « défendent », ils cherchent à comprendre qui
ils sont, en tant qu’hommes agissant dans la sphère privée ou publique,
de quoi « tous et chacun » sont capables, quelles fragiles barrières (y
compris bien entendu des barrières de classe sociale) les protègent (ou
non) contre la perversion 2. La différence anthropologique dont l’enjeu
est la normalité, la responsabilité, la propriété, la capacité juridique, la
citoyenneté (tout ce qu’aurait pu rassembler en anglais à l’âge clas-
sique le terme de propriety, doublet « moral » de property, et héritier de
la convenientia ou de l’oikeiôsis des Stoïciens), acquiert une fonction
réflexive, dans le cadre d’une introspection collective, ou plutôt elle
fait l’objet d’une question dont l’excès des réponses qu’on lui apporte
cache mal l’angoissante aporie. À la question traditionnelle (placée par
Hobbes au centre du Léviathan) : quis judicabit ? (qui sera juge en
dernière instance ?), dont la réponse définit le « souverain », le régime
démocratique répond par un emboîtement de catégories à la fois
réflexives et prescriptives : le peuple, la majorité, la normalité. Mais il
semble toujours que la dernière soit présupposée dans la première.
L’articulation du jugement, de la réflexion et de la propriété de soi-
même (condition de la propriété en général) est ici fondamentale. De
mon côté, dans un texte rédigé en 1989 à l’occasion des débats interdis-
ciplinaires suscités par les projets de réforme du Code pénal et de la loi
de 1838 entraînant l’irresponsabilité des fous et leur soumission à
l’autorité administrative par dérogation du droit commun des per-
sonnes, j’avais essayé d’inscrire ces analyses de Foucault (en partie
seulement disponibles à l’époque) dans une réflexion sur les stratégies
1. Les anormaux, cit., Cours du 15 janvier 1975. C’est pourquoi la description des
institutions judiciaires fait éminemment partie de ce que, un peu plus tard, Foucault
appellera une « histoire politique de la vérité ».
2. Omnes et singulatim : Foucault a utilisé cette expression comme titre d’une
conférence de 1979 devenue célèbre, sous-titrée « Vers une critique de la raison poli-
tique » (cf. Dits et Écrits, cit., Tome IV, p. 134-161). Il n’en indique pas la provenance. Le
cours du 8 février 1978 de l’année 1977-1978 (« Sécurité, Territoire, Population », Seuil-
Gallimard, 2004) ne donne pas plus de précision, mais explicite un rapport à la
thématique du sacrifice en vue du salut de la communauté : « sacrifice de l’un pour le
tout, sacrifice du tout pour l’un, qui va être absolument au centre de la problématique
chrétienne du pastorat » (p. 133). Comment savoir si, à ce moment, il a pensé aux
formules hégéliennes de la Phénoménologie (das Tun aller und jeder), qui transposent
cette fonction du souverain en « loi » de la communauté des sujets ?
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of Mental Disorders), devant ce qu’il considère comme les « excès » et les « risques » de
la nouvelle version en préparation (DSM-V) : « It’s not too late to save ‘normal’ » (Los
Angeles Times, 1er mars 2010), ainsi que les vives réactions que suscitent les projets du
gouvernement français de créer un « casier judiciaire psychiatrique » et d’imposer les
soins comme substitut ou complément à l’incarcération des auteurs de crimes sexuels
récidivistes (voir l’article du Dr Daniel Zagury : « La loi sur la psychiatrie est l’indice
d’un État qui préfère punir que guérir », Le Monde du 22 mars 2011).
1. Honoré de Balzac, Le Père Goriot (1835) (il s’agit de l’inscription figurant au
fronton de la « maison Vauquer » dans laquelle vient se loger le héros).
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p. 22-36). Voir aussi : « On bat un enfant » (1919, S.E., vol. XVII ; « Psychogenèse d’un
cas d’homosexualité chez la femme » (S.E., 1920, vol. XVIII), « Quelques mécanismes
névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité » (S.E., 1922, vol. XVIII),
« L’organisation génitale infantile de la libido » (S.E., 1923, vol. XIX) ; « Le problème
économique du masochisme » (S.E., 1924, vol. XIX) ; « Le déclin du complexe
d’Œdipe » (S.E., 1924, vol. XIX) ; « Le fétichisme » (S.E., 1927, tome XXI).
1. En simplifiant, on pourrait dire que pour Freud, la transposition de la « bisexualité »
originaire en acceptation de choix d’objet à la fois homosexuels et hétérosexuels est
beaucoup plus « normale » chez la femme que chez l’homme, où l’une des deux
tendances doit nécessairement refouler l’autre : cf. « On bat un enfant » (1919) et
« Psychogenèse d’un cas d’homosexualité chez la femme » (1920), cit.
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1. Lacan, « Encore », cit., p. 74. Lacan forge le mot valise de « parlêtre », qui dans ce
contexte apparaît aussi, nécessairement, comme un « malêtre ».
2. Lacan retrouve ainsi à sa façon la thèse hégélienne, issue de l’interprétation
d’Antigone : la féminité, « éternelle ironie de la communauté ». Voir la discussion de
cette utilisation dans Lacan avec les philosophes, Albin Michel, 1991, p. 19-66 (inter-
ventions de Ph. Lacoue-Labarthe, F. Duroux, N. Loraux, S. Weber, P. Guyomard).
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1. La religion dans les limites de la simple raison (1793) appelle « mal radical » cette
intériorité transcendantale du pathologique, en la rattachant à une interprétation allégo-
rique du mythe de la « chute » (cf. Kant, Œuvres philosophiques, cit., tome III, p. 45 sq.).
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Abensour Miguel, 244, 255-258, Balzac Honoré de, 158, 201, 497
260, 263, 456, 470 Bart Jean, 359, 379
Adorno Theodor Wiesengrund, 210 Barth Karl, 266, 310
Agamben Giorgio, 71 Bataille Georges, 70-72, 79, 81, 84,
Alexandre II, 297 106, 266, 443, 452, 461, 505
Alquié Ferdinand, 5 Baumgarten Alexander Gottlieb, 72
Althusser Louis, 4-5, 11, 14, 16, 29, Benjamin Walter, 461
71, 81, 101, 118, 156-157, 161, Bennington Geoffrey, 84
174, 228, 261, 275, 322, 338, Benoist Jocelyn, 11, 75
401, 418, 459, 476, 514 Benveniste Émile, 6, 10, 98, 134,
Arendt Hannah, 23, 29, 388, 439, 184, 191-195, 198, 200, 202,
448-451, 466, 504 205, 215
Aristote, 22, 39, 49, 55, 63, 178, 347, Berlin Isaiah, 305
492, 502 Bernardi Bruno, 13, 18, 234
Arnauld Antoine, 75, 88, 146 Beyssade Jean-Marie, 32, 161
Aron Raymond, 296, 302, 304 Beyssade Michelle, 91, 95
Assoun Paul-Laurent, 396 Bident Christophe, 32, 435-436, 438,
Augustin (Saint), 105, 143, 145-147, 442-443, 445, 451, 459
150, 152 Bitsoris Vanghelis, 438
Avineri Shlomo, 257 Blanchot Maurice, 2, 4-5, 16, 60,
198-199, 204, 266, 275, 435-
Babeuf Gracchus, 54 439, 442-443, 445-452, 454,
Badinter Robert, 362 456-457, 459-460
Baier Annette, 110 Bloch Ernst, 248, 250, 261
Bakhtine Mikhaïl, 299-300 Bodei Remo, 165, 272, 389
Bakounine Michel, 305 Bodin Jean, 50
Balibar Renée, 121 Bonnafé Lucien, 367
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Malebranche Nicolas, 18, 72, 106, 128 Nietzsche Friedrich, 18, 21, 30, 35,
Mallarmé Stéphane, 106 67-71, 83, 95, 105, 135, 155,
Mao Zedong, 154, 301, 311-312 205, 226, 232, 401, 405, 417,
Marcuse Herbert, 223, 225, 265, 443 427, 455
Mari Enrique, 384, 401
Marion Jean-Luc, 22, 32, 88 Ogilvie Bertrand, 22, 29, 32, 82, 165,
Marx Karl, 6, 12, 14, 19, 24, 26, 30- 383, 426, 465, 473, 501, 508
31, 61-62, 78, 156, 205, 243-264, Olieu Pierre-Jean, 73
269, 282-284, 287, 297, 304-305, Orwell George, 62
315-341, 354, 379, 389, 439,
442, 457, 465, 467-471, 473, Pascal Blaise, 18, 29, 82, 95, 99,
476-477, 484, 510-514 124, 148, 215, 232, 345
Mascolo Dionys, 436, 444 Pašukanis Evgueni, 322
Maspero François, 246, 262, 437, Paul (Saint), 228, 266, 310, 427
439, 442, 446, 468 Pichon Édouard, 164
McDougall William, 386-387, 390 Pinel Philippe, 360
Mead George Herbert, 142
Pocock John Greville Agard, 244,
Mercier Louis-Sébastien, 235
253
Méricourt Théroigne de, 481
Poe Edgar Allan, 106, 115
Mersenne Marin, 39, 116
Politzer Georges, 195
Mesnard Philippe, 447
Métall Rudolf, 384-385, 395 Pontalis Jean-Bertrand, 384, 387,
Michelet Jules, 308 424
Michon Pascal, 29 Proudhon Pierre-Joseph, 51, 299,
Milner Jean-Claude, 32, 193, 195, 305, 317, 325
291 Puchta Georg-Freidrich, 78
Moïse, 81, 100-101, 116, 228 Pulcini Elena, 163, 176
Molière Jean-Baptiste Poquelin, dit,
96 Quesnay François, 389
Montaigne Michel de, 184-185, 212,
225, 267, 270, 276, 350 Rancière Jacques, 2, 251, 322, 441,
Montesquieu Jacques Segondat de, 469, 471, 476, 504
158, 234, 448, 458 Rémond René, 436-437, 442
Moreau Pierre-François, 64-65, 181 Renaut Alain, 3
Morson Gary Saul, 300-303 Ricardo David, 389
Musil Robert, 299 Ricœur Paul, 133, 192, 346, 349,
387
Nancy Jean-Luc, 2-4, 7, 29, 40-43, Rimbaud Arthur, 82, 105
88, 134, 216, 250, 266, 270, 291, Ritter Joachim, 72-73
379, 404, 449, 465 Robespierre Maximilien, 54, 457
Napoléon (Bonaparte), 63, 296-297, Rosenzweig Franz, 12, 268
306, 308, 313, 360, 381 Rousseau Jean-Jacques, 7, 9, 11-13,
Negri Antonio, 7, 13, 249 18, 22, 51, 53-54, 56-57, 61, 79-
Nicolas Ier, 297 80, 84, 124, 155-158, 160-161,
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163-166, 168-171, 173-180, 184, Swenson James, 32, 160, 168, 235,
209, 213-215, 226-228, 230-237, 266, 453
277, 286, 307, 330, 336, 339, 347,
350, 352, 392, 448, 455, 506 Taine Hippolyte, 389
Talleyrand (Périgord) Charles-
Sade Donatien-Alphonse-François Maurice de, 478
de, 59-60, 158, 438, 455-460 Tarde Gabriel, 389
Saint-Just Louis Antoine de, 55, 59- Taylor Charles, 23, 121, 511
60, 448, 455-458, 460 Terray Emmanuel, 32, 46, 296
Sardinha Diogo, 29-30, 32 Thomas d’Aquin, 49, 105, 175, 248,
Sartre Jean-Paul, 4, 29, 118, 126, 311, 370, 392
142, 265, 436-437, 444, 491
Tolstoï Léon, 12, 14, 295-306, 308,
Sato Yoshiyuki, 5
310-312, 314
Scheler Max, 29
Schelling Friedrich Wilhelm Joseph, Tort Michel, 503
102, 290 Troper Michel, 363
Schmitt Carl, 13, 388, 419, 471 Tugendhat Ernst, 225
Scholem Gershom, 250, 427
Schuster Jean, 361, 436, 444 Vaihinger Hans, 401
Shakespeare William, 261, 428 Valentin Karl, 486
Sieyès Emmanuel-Joseph, 13, 249, Vaughan Charles Edwyn, 61
259, 478, 487 Vernant Jean-Pierre, 348
Simmel Georg, 334, 388, 397, 486, Vidal-Naquet Pierre, 438
506 Virgile, 99, 112, 193
Sismondi Jean-Charles-Léonard Voegelin Carl, 253
(Simonde) de, 337
Smith Adam, 18, 30, 142, 153, 165- Wallerstein Immanuel, 15, 335, 489,
166, 272, 331, 346, 389, 410 496
Sophocle, 20, 241, 275, 428, 451 Weber Max, 18, 24, 243, 263, 288,
Spinoza Baruch, 10, 13, 19-20, 62, 305, 393, 472, 474, 488, 502
106, 116-117, 125, 140, 162, Weitling Wilhelm, 252
165, 168, 178, 180, 226, 234,
Whitehead Alfred North, 444
281, 305, 330, 347
Spivak Gayatri Chakravorty, 2, 32, Wittgenstein Ludwig, 20, 40, 102
478, 482 Wollstonecraft Mary, 63, 478, 480,
Starobinski Jean, 162, 171, 173, 176, 482
180 Woolf Virginia, 299, 478
Stein Lorenz von, 244
Steuart James, 331 Zagury Daniel, 497
Stevenson Robert-Louis, 146, 148, Zarka Yves-Charles, 77
152 Zhou Enlai, 31
Stirner Max, 105 Zizek Slavoj, 82, 166, 284, 278
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Annexe : Subjectus/subjectum
Un « intraduisible « de Nietzsche (p. 67) – Souveraineté du sujet :
Bataille ou Heidegger (p. 70) – Une invention kantienne : le sujet
« cartésien » (p. 72) – La subjectivité à la française (p. 78)
Première partie : « Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous »
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5. Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist : le mot de l’esprit
Les seuils de la modernité (p. 209) – Sujet en miroirs (p. 214) – Les deux
voies de l’esprit (p. 222) – Modèles d’intersubjectivité : Rousseau et
l’Evangile de Jean (p. 226) – La communauté dans ses limites (p. 235)
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PRATIQUES THÉORIQUES