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Citoyen Sujet
et autres essais d’anthropologie philosophique
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P R AT I Q U E S T H É O R I Q U E S
COLLECTION FONDÉE PAR
Étienne Balibar
Professeur à l’Université de Paris X - Nanterre
et
Dominique Lecourt
Professeur à l’Université de Paris VII

DIRIGÉE PAR
Guillaume le Blanc
Professeur à l’Université Michel-de-Montaigne - Bordeaux III
et
Bruno Karsenti
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
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Citoyen Sujet
et autres essais
d’anthropologie philosophique

ÉTIENNE BALIBAR

Presses Universitaires de France


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Ouvrages du même auteur

1965 : Lire le Capital (en collaboration avec L. Althusser, P. Macherey,


J. Rancière, R. Establet), Éditions François Maspero, Paris (3e édition,
Presses Universitaires de France, collection « Quadrige », 1996)
1985 : Spinoza et la politique, Presses Universitaires de France, Paris
1988 : Race, Nation, Classe (en collaboration avec I. Wallerstein), Éditions La
Découverte, Paris (2e édition, 1997)
1993 : La philosophie de Marx, Éditions La Découverte, collection « Repè-
res », Paris
1997 : La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx,
Éditions Galilée, Paris
1998 : Droit de cité. Culture et politique en démocratie, Éditions de l’Aube
(réédition augmentée, 2002, Presses Universitaires de France, collection
« Quadrige »)
1998 : Identité et différence. Le chapitre II, xxvii de l’Essay concerning
Human Understanding de Locke. L’invention de la conscience, Éditions du
Seuil
2001 : Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Éditions La
Découverte
2002 : Spinoza. Il transindividuale, Edizioni Ghibli, Milan
2003 : L’Europe, l’Amérique, la Guerre. Réflexions sur la médiation euro-
péenne, Éditions La Découverte, Paris
2007 : Très loin et tout près. Petite conférence sur la frontière, Éditions
Bayard
2010 : Violence et civilité. The Wellek Library Lectures 1996 et autres essais
de philosophie politique, Éditions Galilée
2010 : La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Presses
Universitaires de France
2011 : French Philosophy after 1945 (anthology and introductory essay) (en
collaboration avec John Rajchman et Anne Boyman), The New Press, New
York

ISBN 978-2-13-052002-3
ISSN0753-6216
Dépôt légal – 1re édition : 2011, septembre
© Presses Universitaires de France, 2011
6, avenue Reille, 75014 Paris
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SOMMAIRE

Avant-propos – Après la querelle 1

Ouverture
CITOYEN SUJET

Réponse à la question de Jean-Luc Nancy :


« qui vient après le sujet ? » 35
ANNEXE — Subjectus/subjectum 67

Première partie
« NOTRE VRAI MOI N’EST PAS TOUT ENTIER EN NOUS »

1 — « Ego sum, ego existo » : Descartes au point d’hérésie 87


2 — « My self », « my own » : variations sur Locke 121
3 — Aimances de Rousseau : sur La Nouvelle Héloïse
comme traité des passions 155
4 — De la certitude sensible à la loi du genre :
Hegel, Benveniste, Derrida 183

V
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Deuxième partie
ÊTRE(S) EN COMMUN

5 — Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist : le mot de l’esprit 209
6 — Le moment messianique de Marx 243
7 — Zur Sache selbst. Du commun et de l’universel
dans la Phénoménologie de Hegel 265
8 — Les hommes, les armées, les peuples :
Tolstoï et le sujet de la guerre 295
9 — Le contrat social des marchandises :
Marx et le sujet de l’échange 315

Troisième partie
DU DROIT – À LA TRANSGRESSION

10 — Juger de soi-même et des autres


(sur la théorie politique de l’individualisme réflexif) 345
11 — Crime privé, folie publique 359
12 — L’invention du surmoi : Freud et Kelsen 1922 383
13 — Blanchot l’insoumis
(à propos de l’écriture du Manifeste des 121) 435

Fermeture
MALÊTRE DU SUJET

Universalité bourgeoise et différences anthropologiques 465

Index des noms 517

Table des matières 523


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Avant-propos
Après la querelle

Le présent ouvrage voit le jour après avoir été annoncé plusieurs


fois par l’éditeur qui l’avait accepté il y a près de vingt ans, et que mes
promesses non tenues ont dû souvent exaspérer, bien qu’il n’en montrât
rien, et ne se soit jamais lassé de m’en demander la livraison. Je lui en
suis profondément reconnaissant, car il n’est pas certain que sans cette
constance d’intérêt et d’amitié j’aurais persévéré dans mes intentions,
en dépit des stimulations que je retirais de diverses rencontres et colla-
borations. Ma reconnaissance n’est pas moindre envers Bruno Karsenti
et Guillaume Le Blanc qui, en prenant la direction de la collection
« Pratiques Théoriques », ont aussitôt souhaité me voir revenir comme
auteur là où j’avais été essentiellement lecteur 1.
Évidemment, pendant tout ce temps, la conception et le contenu du
livre ont évolué, même si le point de départ et la méthode de sélection
des essais qui le composent sont restés, pour l’essentiel, identiques.
J’avais toujours voulu assembler des études autonomes, au besoin
réécrites, et à l’occasion produites en vue de cet usage, selon un ordre
d’intelligibilité et de complémentarité, de façon à éprouver, compli-
quer, rectifier les hypothèses proposées dans l’essai dont j’étends le
titre à tout l’ensemble : Citoyen-Sujet, et à en dégager les conséquences
pour notre compréhension des bouleversements que la modernité a
produits dans le champ de l’anthropologie philosophique. Aujourd’hui,

1. Michel Prigent est mort le 19 mai 2011. Il n’aura donc pu voir publié l’ouvrage
qu’il n’avait cessé de m’encourager à achever. Je le dédie à sa mémoire, en souvenir de
longues années de collaboration, de confiance et d’amitié.

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bien sûr, j’ai le sentiment d’avoir multiplié les questions plutôt que
produit des réponses incontestables. Mais j’espère aussi avoir clarifié
certains présupposés, produit quelques savoirs, et – par la progression
que j’ai construite – mieux dégagé les enjeux de ce qui, au départ,
relevait essentiellement d’une intuition. Il me faut donc, pour commen-
cer, dire ici quelques mots de ce point de départ, de l’ordre que j’ai
adopté, et de la façon dont je reformulerais aujourd’hui la question
posée.
J’attache une grande importance, et un grand prix, au fait que,
comme l’indique son titre complet, mon essai « Citoyen Sujet. Réponse
à la question de Jean-Luc Nancy : qui vient après le sujet ? » ait été
conçu comme une réaction aux formulations d’un autre, plutôt que
comme une élaboration entièrement autonome. Cela ne tient pas seule-
ment aux souvenirs d’amitié et de travail qu’il évoque aujourd’hui pour
moi. Mais, plus objectivement, au fait que la question lancée par Nancy
à un ensemble de philosophes français de plusieurs générations et
d’orientations diverses, dans l’esprit des concours et des consultations
du XVIIIe siècle, permettait à la fois de ponctuer un moment théorique, et
de décaler les formulations reçues d’une querelle obsédante 1. On peut
bien dire en effet que la « critique des philosophies du sujet » (ou plus
précisément du sujet originaire, référé à une lignée idéale reliant les
énoncés de Descartes, de Kant et de Husserl) avait constitué le point de
rencontre (mais aussi de friction) entre des discours relevant d’une
déconstruction phénoménologique (ou post-phénoménologique) de la
« métaphysique » du fondement, d’un « décentrement » structuraliste
des données immédiates de la conscience, et d’une critique marxiste,
freudienne, ou nietzschéenne des « illusions » que recouvre sa préten-
tion de vérité 2. Mais par son énoncé paradoxal (« qui vient après le

1. La question de Nancy suivie des réponses de Badiou, Balibar, Blanchot, Borch-


Jacobsen, Courtine, Deleuze, Derrida, Descombes, Granel, Henry, Lacoue-Labarthe,
Lyotard, Marion, Rancière, a paru en français dans Cahiers Confrontation, Cahier 20,
Aubier, 1989, et en anglais (ajoutant des textes de S. Agacinski, D. Franck, L. Irigaray,
S. Kofman, E. Levinas) dans E. Cadava, P. Connor, J.-L. Nancy, Who Comes after the
Subject ?, Routledge, 1991. On lira une référence à la « scansion » représentée par ce
débat, sous la plume de Jean-François Courtine, en ouverture du dossier « Moi qui suis le
sujet » publié par Les Études philosophiques (janvier 2009-1). Pour une autre caractéri-
sation du sens de cette « convention » philosophique et de la question même qui l’a
suscitée, cf. Gayatri Chakravorty Spivak, A Critique of Postcolonial Reason. Toward a
History of the Vanishing Present, Harvard University Press, 1999, p. 27-29.
2. Voir mon essai : « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », in Revue de
Métaphysique et de Morale, no 1, janvier 2005, également disponible sur le site du
CIEPFC : http://ciepfc.fr/spip.php?article35.

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sujet ? »), dont on verra que je relevais d’emblée (comme d’autres parti-
cipants) le caractère intentionnellement sophistique, Nancy coupait
court aux tentations de remplacer un « paradigme » par un autre (ou une
« positivité » par une autre), en croyant venu le moment de célébrer des
enterrements et des naissances, et de passer linéairement d’une philoso-
phie « du sujet » à une philosophie « sans sujet ». Il ne concédait rien
aux formulations réactives, qui s’employaient alors (et s’emploient tou-
jours) à défendre le sujet « menacé » (ou à le restaurer) sous l’une ou
l’autre de ses identités théorico-pratiques absolutisées (la conscience, la
personne, l’individualité, la responsabilité, la praxis, le dasein, la
liberté, le conatus, le pouvoir, l’agency, l’affect, le corps, et même la
chair…), en liaison plus ou moins étroite avec les valeurs de l’huma-
nisme (et, de façon généralement plus embrouillée, avec l’énonciation
de la question philosophique directrice comme « question anthropolo-
gique ») 1. Mais il montrait et même démontrait deux choses : d’une
part, que la critique de la « souveraineté du sujet » (à ses yeux essentiel-
lement une catégorie de la métaphysique, mais on en dirait autant, muta-
tis mutandis, à partir d’une critique de l’idéologie juridique ou
psychologique) est une tâche infinie, pour ne pas dire impossible, dans
la mesure où elle ne peut s’accomplir que par l’énonciation (ou la nomi-
nation) d’une fonction de « dépassement » de la subjectivité qui en
reproduit la figure d’imputation ou d’autoréférence (même si elle la
déplace ou la travestit) 2 ; d’autre part, que cette critique a toujours
déjà commencé au cœur des définitions et des institutions de la « subjec-
tivité du sujet » (ou, comme disait Heidegger, de sa « subjectité »,
Subjektheit) 3, parce que ces définitions et institutions sont essentielle-

1. Deux exemples seulement de ces productions réactives (ce qui ne veut pas dire
dénuées de talent ou d’enseignements), datant de la même période : Manfred Frank, Die
Unhintergehbarkeit von Individualität (1986) (trad. fr. L’ultime raison du sujet, Actes
Sud, 1988) ; Alain Renaut : L’ère de l’individu. Contribution à une histoire de la
subjectivité, Gallimard, 1989.
2. Aufhebung, dirait Hegel, ou « relève » dirait Derrida : Nancy se contentait d’inscrire
le mot « après », en l’affectant d’un point d’interrogation qui, convenablement entendu, la
contestait de l’intérieur : gommé dans le titre des Cahiers Confrontation (cit.), il subsiste
et même triomphe dans le volume anglais (Routledge, cit.).
3. Sur les origines médiévales de ces variantes, cf. les analyses d’Alain de Libera
(Archéologie du sujet : I. Naissance du sujet ; II. La quête de l’identité, Paris, Vrin, 2007
et 2008), qu’il avait magistralement esquissées dans sa contribution à notre article
commun pour le Vocabulaire européen des philosophies, dont je donne ci-dessous un
extrait. Partant du problème que pose le passage de l’hypokeimenon grec au subjectum
latin, de Libera reconstruit toute la concurrence entre la lignée aristotélicienne centrée sur
le rapport forme-matière dans l’individuation et la lignée augustinienne centrée sur la
certitude intérieure et l’analogie entre personnes humaines et divines, dont il poursuit les

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ment instables, traduisant non pas une affirmation ou une négation, une
thèse (de la conscience, de l’existence, de la praxis, de l’identité person-
nelle), mais une question sans réponse univoque, dont le projet critique
lui-même fait partie. De sorte que la seule forme sous laquelle on peut se
proposer philosophiquement de remettre en question le dogmatisme de
la subjectivité consiste à produire en son sein des différences constitu-
tives, des écarts sans réduction ou des disjonctions sans synthèse, et
ainsi à exhiber les points d’hérésie et les impossibilités d’une histoire,
qui finiront (mais quand ? comment ?) par la rendre méconnaissable et
la porter au-delà d’elle-même.
Je dois avouer ici que cette façon rusée de relancer la question de la
critique du « sujet constituant », venant après d’autres qui avaient
marqué notre génération, me troubla profondément et, dans un premier
temps, me mit dans l’impossibilité de réagir, tout particulièrement en
reproduisant ou en prolongeant la « non réponse » à laquelle, en un
sens, me préparaient les travaux d’école philosophique auxquels j’avais
été associé de longue date (et qui eût sans doute oscillé entre des for-
mules comme : avant le sujet doit toujours déjà « opérer » la structure,
ou « s’effectuer » le procès) 1. Lorsque je finis par émettre une réponse :
« après le sujet vient le citoyen », qui à bien des égards n’était qu’un
retournement de la question, je m’aperçus qu’elle m’avait transporté en
terrain inconnu (même si les termes dont je m’étais servi avaient toutes
les apparences de la familiarité) 2. Ainsi qu’on le verra ci-après, outre

conséquences jusqu’aux débats de la philosophie analytique et du cognitivisme contem-


porain.
1. Parmi les références communes à toute cette « critique de la subjectivité » clas-
sique, il faut au moins citer la phrase de Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la
science (écrit en 1943, publié en 1947) : « Ce n’est pas une philosophie de la conscience
mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science », et les
articles de Canguilhem : « Qu’est-ce que la psychologie ? » (1956, réédité dans Études
d’histoire et de philosophie des sciences, 1968) ; « Mort de l’homme ou épuisement du
cogito ? » (Critique, no 242, 1967), entre lesquels se situe le « Freud et Lacan » d’Althus-
ser (1964-65, réédité dans Écrits sur la psychanalyse, Stock-IMEC, 1993), où sont
comparées les critiques de l’homo psychologicus et de l’homo economicus. Sans doute
aussi, éclairé rétroactivement par Deleuze, l’essai de Sartre sur « La transcendance de
l’ego » (1934). Cf. les études rassemblées par P. Cassou-Noguès et P. Gillot, Le concept,
le sujet et la science. Cavaillès, Canguilhem, Foucault, Vrin, 2009.
2. Nancy tenait en réserve sa propre « réponse » : « l’être en commun », horizon d’une
ontologie du « nous autres » (cf. Être singulier pluriel, Galilée, 1996). Je compte y
revenir, en la confrontant à d’autres pensées du « commun » et du « communisme »
(dont une part essentielle, en France et au-delà, procède de la rencontre entre Nancy et
Blanchot, qui donna lieu en 1983 à deux livres entrelacés : La communauté désœuvrée, et
La communauté inavouable). Mais je n’ai pu m’empêcher de détourner, pour intituler la
deuxième partie de ce recueil, centrée sur le développement et les antithèses du Ich, das

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l’ébauche d’une rectification des évidences au moyen desquelles, dans


la trace de Kant, de Hegel, de Heidegger (mais aussi des historiens de
la philosophie qui avaient été nos professeurs : Alquié autant que
Gueroult), la « constitution philosophique du sujet moderne » était rap-
portée à l’invention cartésienne (ou, de façon plus historiciste, à la
révolution culturelle dont Descartes aurait été par excellence le porte-
parole), cette réponse se fondait sur un triple jeu d’hypothèses dans
lesquelles se mêlaient à chaque fois, inextricablement, les questions
d’une philologie, d’une politique, et d’une philosophie de l’histoire :
1) Je soutenais qu’il y avait eu quiproquo (mais quiproquo non
arbitraire, fondé sur la présence, au cœur de la philosophie occidentale
et – comme dirait Vincent Descombes – des « institutions [de son]
sens », d’un jeu de mots objectif, relevant de la matérialité de l’écriture
et du jeu des appareils de pensée) entre deux étymologies du « sujet » :
celle qui en dérivait la fonction métaphysique d’une ontologie et d’une
grammaire (le subjectum), et celle qui en rapportait le nom à la longue
histoire du rapport de souveraineté (le subjectus). Non que la première
dérivation fût sans importance, ou sans pertinence, mais elle ne pou-
vait ni occulter la seconde, ni a fortiori se substituer à elle, sauf à
rendre inintelligibles les termes dans lesquels la modernité avait for-
mulé la question de la liberté, et les raisons pour lesquelles elle l’avait
implantée au centre de sa réflexion sur « l’être du sujet ». Je me propo-
sais donc de commencer à tirer les fils d’une généalogie du subjectus-
subditus, allant des figures de son « assujettissement » à celles de son
émancipation, paradoxalement pensée comme une « subjectivation » 1.
2) Je posais que, dans la tradition européenne à laquelle – à tort ou à
raison – on nous a appris à conférer une signification plus que provin-
ciale, l’antithèse juridique et politique de la fonction « subjective »

Wir, und Wir, das Ich ist hégélien, une expression qui vient, en fait, de Nancy : « Êtres (en)
commun ». Je dis détourner, mais l’écart n’est pas si grand, car Nancy ne me semble
jamais avoir cessé de méditer Hegel et de dialoguer avec lui sur ce point (cf. son Hegel :
l’inquiétude du négatif, Hachette Littératures, 1997).
1. L’antithèse assujettissement-subjectivation insiste chez Foucault, mais caractérise
toute la philosophie française de la deuxième moitié du XXe siècle, dont l’un des fils
conducteurs est ce qu’on pourrait appeler la problématique des « modes de sujétion » : cf. ci-
dessous Subjectus/subjectum. Dans un travail très intéressant, en partie inspiré par les
analyses de Judith Butler (The Psychic Life of Power, 1997), Yoshiyuki Sato a mis cette
insistance en relation avec l’omniprésence du concept de « résistance », dont on voit bien les
connotations historiques dans la période considérée (Pouvoir et Résistance : Foucault,
Deleuze, Derrida, Althusser, Éditions L’Harmattan, 2007). Je suggérerai pour ma part une
dualité de la résistance et de la transgression, ce qui m’amène, on le verra, à conférer une
signification cruciale aux formulations de Blanchot dans différents contextes.

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avait été représentée par la figure (ou plutôt les figures successives) du
citoyen, et par la « constitution de citoyenneté » (politeia, civitas) 1,
dans la mesure où elle opérait une réduction de verticalité qui met les
instruments du pouvoir et de la loi au niveau de la communauté (idéa-
lement au moins, mais cette idéalité peut, comme dirait Marx, « s’em-
parer des masses », et ainsi engendrer des effets matériels). Plus
exactement elle les transforme en instruments immanents à la « conci-
toyenneté » (et le cas échéant en armes offensives ou défensives) : car,
si conflictuelle que soit cette communauté des citoyens (et même
d’autant plus qu’elle est conflictuelle, et que la « reconnaissance » y est
le résultat d’une lutte), c’est toujours de façon essentiellement horizon-
tale, par l’effet d’une procédure réciproque, que les individus ou les
collectifs dont elle se compose se « confèrent » mutuellement une égale
liberté 2.
3) Mais je posais également (et c’était, au fond, le ressort de la
thèse philosophique que je cherchais à formuler, en même temps que le
germe de beaucoup de difficultés à venir) que le rapport du « sujet » au
« citoyen » (bien qu’il soit certainement travaillé en permanence par un
conatus d’émancipation, qui le relance et le porte historiquement plus
avant, ou plus « après ») ne saurait se concevoir comme une succession
linéaire ou comme une transformation téléologique : ce qui veut dire en
particulier que la forme de l’Aufhebung dialectique, qu’elle soit hégé-
lienne ou marxiste, qui entretient évidemment avec lui une relation
privilégiée dans l’histoire des idées comme dans celle des institutions
et des formations sociales, en est plutôt une interprétation qu’une
explication. Il me semblait que cette grande « relève » se caractérisait à
la fois par son irréversibilité et par son incomplétude, ce qui veut dire
inachèvement, précarité et insuffisance. Je posais que le subjectus dont
la sujétion verticale est remise en question par la concitoyenneté des
citoyens ne cesse de « revenir » en son sein, non seulement du fait que

1. Une des données que je ne prenais pas assez en compte dans cette formulation est
le dédoublement interne de cette catégorie, qui ne tient pas seulement aux références à la
fois grecques et romaines, mais au fait que, par-delà cet écart historique, à même la
langue qui nomme les institutions, insiste une alternative dans la représentation du lien
des « sujets » à la « communauté », comme l’a montré Benveniste : « Deux modèles
linguistiques de la cité », in Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974,
p. 272-280.
2. Je rejoignais ainsi la « proposition » qu’au même moment je tentais aussi d’inscrire
au centre (mobile, problématique, contesté) des revendications et des extensions de la
citoyenneté à l’époque moderne : cf. « La proposition de l’égaliberté » (1989, rééd. in La
proposition de l’égaliberté, PUF, 2010).

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les modalités de la sujétion sont multiples, tenaces, plastiques, irréduc-


tibles à un modèle ou une institution uniques, mais du fait que
– comme l’avait admirablement vu Rousseau – la citoyenneté est un
« double rapport », dans lequel les citoyens se lient entre eux selon
deux modalités simultanées, dont l’une affirme leur souveraineté col-
lective (et donc, comme on a pu le soutenir à bon droit, transfère la
souveraineté à un nouveau « sujet » plutôt qu’elle ne l’abolit), cepen-
dant que l’autre individualise leur obéissance à la norme du pouvoir
politique, en construisant du même coup les modèles de leur « iden-
tité » et de leur « subjectivité » (y compris, bien entendu, dans les
formes de la désobéissance et de la transgression) 1. Je fixais donc
à une enquête théorique, indissociable des textes philosophiques,
juridiques, littéraires qui la documentent (et que, me réclamant de
l’interprétation de Kant par Foucault, j’appelais déjà un essai d’anthro-
pologie philosophique), la tâche de retracer les deux mouvements anti-
thétiques du devenir citoyen du sujet et du devenir sujet du citoyen, qui
ne cessent de se « succéder », mais plus profondément se précèdent et
se conditionnent l’un l’autre. Je croyais ainsi, au fond, retrouver
l’essence du « jeu de mots historial » sur le subjectus et le subjectum,
non plus dans la modalité d’un quiproquo aveugle, mais dans celle
d’un objet d’analyse, mis au jour par la médiation du « citoyen ». Et je
le crois toujours, bien que ce problème se soit chargé de beaucoup
d’incidentes. J’en livre ici les résultats, par définition toujours provi-
soires.

*
Je dois maintenant résister à deux tentations, quel que soit l’intérêt
documentaire ou autobiographique qu’elles pourraient comporter :
celle d’interpréter les conditions de temps et de lieu dans lesquelles
j’avais été poussé vers ma « réponse à la question de Jean-Luc
Nancy », en d’autres termes les tenants et aboutissants du privilège

1. Au modèle rousseauiste de la constitution du citoyen, on peut être tenté d’opposer


une figure spinoziste, représentative d’une autre modernité (ou d’une « anti-modernité »,
comme dit Negri) : c’est là un problème d’exégèse des textes dont les implications
politiques sont non négligeables. Cf. mon essai : « Jus, Pactum, Lex : sur la constitution
du sujet dans le Traité Théologico-politique », in Studia Spinozana, no 1 (1985), que je ne
reproduis pas dans ce volume comme j’en avais eu l’intention, à la fois pour ne pas le
gonfler encore davantage, et pour me concentrer sur une seule ligne de questionnement à
la fois.

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accordé au thème de la citoyenneté (autres, bien entendu, que ceux


dont j’espère avoir fait la matière d’une démonstration ou d’une cri-
tique au cours de mes études) 1 ; et celle de rapporter, en les associant à
autant de reconnaissances de dette, les entreprises collectives et les
projets de recherche auxquels je suis redevable d’avoir précisé ou
rectifié les hypothèses précédentes (bien que ces reconnaissances
témoigneraient d’une dimension du travail intellectuel hors de laquelle,
pour ma part, je ne pense rien, et réfèrent à quelques-unes des institu-
tions universitaires, aujourd’hui dangereusement fragilisées, qui le
rendent possible) 2. Je préfère aller directement à la façon dont, au
terme de vingt ans de ruminations et d’explications de textes, tantôt
très directement issues des questions précédentes, tantôt suivant des

1. Disons seulement qu’il faudrait réfléchir aux effets d’une surdétermination carac-
téristique des années 80, en particulier en France, qui donne lieu, précisément en 1989, à
une sorte d’interpellation symbolique. D’une part cette date est l’anniversaire de l’insur-
rection dont les institutions républicaines tirent leur légitimité (et dont la trace est
réactivée dans leurs conflits internes). Elle fait alors l’objet d’une vive controverse entre
ceux (dont les communistes) qui ne cessent de revendiquer l’héritage « jacobin », et ceux
(F. Furet, M. Gauchet) qui, symétriquement, y voient la source du totalitarisme de type
marxiste-léniniste-stalinien auquel il est temps de « mettre fin ». Mais d’autre part, de
façon imprévue, sinon imprévisible, elle coïncide avec deux événements qui – chacun à
sa façon – remettent en question toute notre représentation du procès historique dans
lequel s’est formé le discours de la citoyenneté moderne (qu’on peut dire « bourgeoise » :
je reviendrai plus loin sur l’extension et la compréhension que je confère à ce terme) : l’un
est le développement en Europe (et singulièrement en France) du conflit post-colonial,
dans lequel une modalité de « sujétion » et une catégorie particulière de « sujets » vient
inquiéter les « citoyens » quant à la propriété et à l’usage de leurs droits (cf. mon étude
« Sujets ou Citoyens ? Pour l’égalité » (1984), reproduite dans Les frontières de la
démocratie, Éditions La Découverte, 1992) ; l’autre est la « révolution de 1989 » dans le
monde socialiste, c’est-à-dire l’insurrection pacifique (victorieuse ici : Varsovie,
Budapest, Leipzig, Prague, réprimée là : Tien An Men) qui vient réactiver une notion de
citoyenneté ou de souveraineté populaire contre l’une de ses « dérivations » historiques
les plus caractéristiques, érigée en exemple mondial.
2. Je mentionnerai néanmoins cinq collectifs au sein desquels, directement ou
indirectement, ont été préparés et présentés la plupart des contenus recueillis dans ce
volume : le projet de la European Science Foundation, « The Origins of the Modern State
in Europe, 13th-18th Centuries », dont j’ai collaboré au Thème F : « The Individual in
Political Theory and Practice », sous la direction de Janet Coleman (publication par
Oxford University Press, 1996, traduction aux Presses Universitaires de France) ; le
Vocabulaire européen des philosophies, Unité de recherche du CNRS dirigée par Barbara
Cassin (dont les travaux ont été publiés en 2004 aux Éditions du Seuil et Le Robert) ; le
Groupe de Travail « La philosophie au sens large », dirigé par Pierre Macherey à
l’Université de Lille III (UMR « Savoirs, Textes, Langages ») ; le Groupe « Penser le
contemporain », dirigé par Catherine Colliot-Thélène et moi-même, au sein de l’UPRESA
du CNRS « Philosophie politique et sociale » (Université de Paris X et ENS de Fontenay-
aux-Roses) ; enfin le volume d’anthologie de la philosophie française contemporaine
préparé avec John Rajchman et Anne Boyman pour la série « Post-War French Thought »,
éditée par The New Press, New York, sous la responsabilité générale de Ramona Naddaff.

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chemins de traverse dont la convergence ne pouvait pas être présumée,


je crois pouvoir regrouper mes essais, de façon à mieux fonder, non
pas un programme positif d’« anthropologie philosophique », mais une
discussion de ses enjeux, de ses héritages et de ses apories. On verra
que je n’ai pas su échapper à la loi des trois parties, consacrée par
l’académie, mais aussi, du moins je l’espère, qu’en essayant de respec-
ter scrupuleusement la contrainte de la situation (et de la contextualisa-
tion) des textes, je me suis victorieusement dégagé des illusions de la
succession linéaire (et donc, j’y reviens dans un instant, de « l’histoire
des idées »). Sans prétendre par là épuiser toutes les dimensions d’une
généalogie des devenirs que je viens d’évoquer (devenir-citoyen du
sujet, devenir-sujet du citoyen), j’ai donc regroupé mes essais sous les
trois chefs suivants : premièrement l’auto-énonciation du sujet, dont le
fil conducteur est l’usage substantif et spéculatif des pronoms person-
nels dans les différentes langues européennes, et en particulier de la
« première personne » (à supposer qu’elle puisse s’isoler des autres, ou
de l’autre) ; deuxièmement l’historicisation du « nous » communau-
taire, dont Hegel a fourni une problématisation d’une profondeur
inégalable, combinant une spiritualisation et une socialisation, en fonc-
tion de laquelle on peut également étudier ses « renversements », dont
s’est nourrie la pensée du sujet politique à l’époque de la citoyenneté
bourgeoise ; troisièmement, l’individualisation du sujet par le moyen
de son assujettissement à la loi et de l’institution du « jugement », que
la psychanalyse freudienne a interprétée en termes de constitution du
« surmoi », à quoi il importe cependant d’apporter le contrepoint d’une
analyse de la transgression institutionnelle qui n’exprime pas seule-
ment la logique du désir, mais les antinomies du savoir, les dilemmes
de la normalisation sociale, et les résistances à l’imposition du pou-
voir.
Quelques mots sur chacune de ces constellations, non pour en tirer
les leçons par avance, mais pour en décrire l’organisation.
Dans la première partie, j’ai rassemblé des études sur Descartes
(l’ego sum, ego existo des Méditations), sur Locke (l’invention de la
« conscience » en tant que réciprocité de ce que je suis et de ce que je
possède : self et own), sur Rousseau (non pas le Rousseau du Contrat
social, bien qu’il serve de contrepoint pour tout ce qui suit : mais celui
de La Nouvelle Héloïse, où il a conféré à l’analyse classique des pas-
sions une forme utopique révolutionnaire), enfin sur Derrida et la pro-
blématique de la « certitude sensible » (que tout à la fois il prolonge et
déconstruit en la soumettant à la « loi du genre »). Beaucoup d’autres

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discussions seraient sans doute, ici, nécessaires 1. Ma première thèse est


que, si l’on veut saisir ce qui a fait d’un « je pense » en première per-
sonne (et, secondairement, d’un « je veux » ou « je désire », d’un « je
crois » et d’un « je sens ») le focus imaginarius des représentations de
l’entendement classique 2, il faut repartir de la grande divergence entre
Descartes et Locke (aujourd’hui occultée aussi bien par l’héritage des
histoires de la philosophie scolaires que par la « philosophie sponta-
née » du cognitivisme) : d’un côté (Descartes) un discours de la reven-
dication du sujet en face de cette toute-puissance divine qui pourtant le
crée et le conserve (le Ille des Méditations dont ego se distingue logi-
quement et existentiellement) 3, de l’autre (Locke) un discours de
l’appropriation des choses par le travail et la conscience, qui incorpore
leurs idées à une même « identité de personne ». Je soutiens ici, comme
je l’ai fait ailleurs, que c’est à la condition seulement de défaire entière-
ment le mythe historiographique d’un Descartes « inventeur de la
conscience », rendant à Locke ce qui est à Locke, et libérant pour
Descartes une autre position (éthico-politique plutôt qu’ontologique et
épistémologique), qu’on peut poser en termes propres la question de
leur « recomposition », dont les effets courent tout au long de la moder-
nité, dans une psychologie, une analytique et une phénoménologie
transcendantales 4. Mais plutôt que de suivre ici simplement cette ligne
(dont je ne veux certes pas prétendre qu’elle soit toute droite), j’ai

1. J’en esquisse certaines dans les articles rédigés pour le Vocabulaire européen des
philosophies : en particulier « Je-Moi-Soi », « conscience » et « âme-esprit ». Sur l’autoré-
férence, je ne peux que signaler ici l’importance du livre de Vincent Descombes : Le
complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Gallimard, 2004, dont nous
avons eu l’occasion de discuter au Collège International de Philosophie lors de sa
parution, en confrontant les leçons de Benveniste et de Tesnière.
2. Comme dira Kant à propos des idées de la raison en général : Critique de la raison
pure, Appendice à la Dialectique transcendantale (in E. Kant, Œuvres philosophiques,
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, I, p. 1248).
3. J’emprunte cette formulation à Canguilhem, qui en a fait le point d’aboutissement
de son dernier grand texte public « Le cerveau et la pensée » (1980, rééd. in Georges
Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Albin Michel, 1993, p. 29 sq.) : « Sous
ce rapport, le Je surveillant du monde des choses et des hommes, c’est aussi bien le Je de
Spinoza que le Je de Descartes… »
4. É. Balibar : Identité et différence. Le chapitre II, xxvii de l’Essay concerning
Human Understanding de Locke. L’invention de la conscience (traduction, introduction
et commentaire), Éditions du Seuil, 1998. M. Vincent Carraud, qui vient de publier un
ouvrage dans lequel, en vue de conclusions différentes, il reprend le même dossier
(L’invention du moi, PUF, 2010), me signale un certain nombre d’erreurs de fait ou
d’interprétation qui, selon lui, invalident ma position : je ne le pense pas, mais je tiendrai
compte, bien entendu, des rectifications qui me paraissent incontestables dans une
éventuelle réédition.

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voulu ajouter une deuxième thèse, et faire prendre au lecteur un autre


chemin : ce travers ou cette traverse qui contraint toujours déjà le moi à
rencontrer auprès de soi un « autre » qui n’est jamais, précisément, un
alter ego (ou qui ne le devient pas sans conflit), et ainsi à sortir de son
soliloque 1. D’où le titre de cette partie, emprunté au dialogue Rousseau
juge de Jean-Jacques : « Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous » 2.
C’est dans la fiction épistolaire de La Nouvelle Héloïse, on le verra, que
je pense avoir trouvé l’une des expositions les plus subtiles à l’âge
classique de cette problématique de la relation passionnelle des sujets
(et de ses schèmes topologiques : le triangle, le couple, le réseau). Elle a
pour contrepartie immédiate d’expliciter en termes modernes le rapport
que la question de l’âme (ou de ce qui en « reste » après les révolutions
théoriques du XVIIe siècle) entretient toujours avec celle de la différence
des sexes, avec ses fonctions affectives et sociales 3. Je crois qu’on peut
passer de là sans trop d’arbitraire à la question « postmoderne » de la
différence, qui ne concerne plus le sujet transcendantal, en position-
limite d’intériorité-extériorité par rapport au champ de l’expérience,
mais la relation quasi transcendantale immanente aux actes de parole
(j’ai dit aussi, dans la langue classique : le « commerce ») dont se consti-
tue cette expérience de la conjonction et de la disjonction des sujets
lorsqu’ils coexistent et se présentent les uns aux autres. Derrida de nos
jours aura été l’interprète infatigable de la responsabilité qu’elle institue
et qui transforme toute « appropriation » en « expropriation » 4.

1. Je reprends le terme de « soliloque » d’un article de Jocelyn Benoist, dans lequel il


se référait entre autres, avec une bienveillance dont je le remercie, à mon intervention
devant la Société française de philosophie, « Ego sum, ego existo », reproduite ci-dessous
(J. Benoist : « Les voix du soliloque. Sur quelques lectures récentes du cogito », Les
Études philosophiques, 1997/4, p. 541-555). Benoist rappelle que le « soliloque » est un
genre attesté depuis Saint Augustin, distinct à la fois du monologue et du dialogue, et
destiné à mettre en scène la « duplicité originaire de l’ego ».
2. « Notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas
tout entier en nous. Enfin telle est la constitution de l’homme en cette vie qu’on n’y
parvient jamais à bien jouir de soi sans le concours d’autrui » (Jean-Jacques Rousseau,
Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, p. 813). Que ce soit ici, ou dans le
passage du Contrat social qui décrit la formation de la personne publique par un « acte
d’association » comme surgissement d’un « moi commun », Rousseau écrit toujours le
réflexif substantivé de la première personne en italique.
3. Ce que j’ai appelé ailleurs le « reste de l’âme » chez les philosophes classiques qui
ont récusé les schémas hiérarchiques de correspondance entre les parties de l’âme et
l’ordre cosmologique : « l’union substantielle » cartésienne, l’uneasiness lockienne, le
Gemüt kantien : cf. « âme-esprit » cit.
4. Responsiveness ou answerability plutôt que responsibility formelle. Ce n’est pas à
dire que d’autres ne l’aient pas théorisée également, chacun à sa façon : Deleuze,
Althusser, Lacan, Lévi-Strauss, pour en rester aux Français contemporains. Plutôt que

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La relation à l’autre – et à la différance de l’autre –, est-ce l’inter-


subjectivité ? Oui et non, les débats de la philosophie contemporaine
l’auront assez montré. Il est quand même assez significatif que le plus
grand des commentateurs français de la Phénoménologie de l’esprit
(Jean Hyppolite) ait cru pouvoir y lire le surgissement d’une problé-
matique de l’intersubjectivité, à même la lettre d’un énoncé extraordi-
naire, autour duquel gravite tout le livre : Ich, das Wir, und Wir, das Ich
ist 1. À sa suite, saisissant l’occasion d’une invitation de Pierre Mache-
rey, j’en ai recherché la provenance et discuté la modalité d’énoncia-
tion, et je m’en suis autorisé pour construire toute ma deuxième partie,
consacrée au « sujet communautaire » (et au problème du sujet de la
communauté), comme un commentaire de Hegel et de quelques auteurs
immédiatement postérieurs qui lui font contrepoint (Marx, Tolstoï).
C’est là qu’il faut chercher, je crois, les clés d’une problématique de
« l’être en commun » comme formation d’un « être commun » (donc
d’une réciprocité de la subjectivité individuelle et sociale), permettant
d’en comprendre à la fois la domination prolongée et les difficultés 2.
Cela tient à ce que la Phénoménologie – le plus romanesque des textes
de Hegel, et peut-être le seul qui concurrence, de ce point de vue, les
grands « romans de formation » contemporains – est aussi l’un des plus
politiques : autant, certainement, que la Philosophie du droit de 1820,
bien que de façon diamétralement opposée, puisque radicalement non
étatique 3. On accède à cette singularité de la Phénoménologie en met-
tant au jour le lien qui unit l’intersubjectivité du « Je/Nous » à une autre
problématique, dont l’énoncé est directement emprunté à la langue
politique et sociale : celle de « l’action [ou de l’opération] de tous et de

de les inscrire de façon conventionnelle dans un tableau du structuralisme et du post-


structuralisme, je préférerais, si j’avais le temps d’y revenir, étudier ce que tous doivent à
la lecture de Rousseau (et de différents aspects de Rousseau).
1. « Je que Nous sommes, Nous que je suis », ou dans une autre tentative de
traduction : « Un Moi qui est un Nous, un Nous qui est un Moi ». cf. infra, chap. 5.
2. Cette problématique provient essentiellement de la lecture de Hegel par Hyppolite :
dans son commentaire de la Phénoménologie de l’esprit, et les cours que j’ai eu la chance
de suivre une année (1960-1961), il ne cessait de revenir sur l’importance du texte
hégélien pour discuter les problématiques de l’intersubjectivité : qu’est-ce qui, « dépas-
sant » Hegel, n’est pourtant rien d’autre que l’autonomisation ou le renversement d’un
moment de son discours ? qu’est-ce qui assigne à celui-ci des limites infranchissables, et
appelle pour nous une autre esthétique, une autre politique, une autre logique de la
« relation » ou du « rapport » ?
3. Ou mieux : a-étatique, donc allant déjà au bout de l’hypothèse d’un « concept du
politique » qui ne serait pas subordonné à la constitution de l’État, même par anticipation.
L’interprétation de la Phénoménologie sur ce point a divisé les disciples de Kojève et
ceux de Rosenzweig : Hyppolite essayait de ne pas choisir, mais est-ce possible ?

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chacun » (Tun Aller und Jeder). L’une et l’autre sont placées par Hegel
sous l’invocation d’une catégorie énigmatique, propre à la dialectique
de l’Esprit et de son aliénation (mais aussi omniprésente chez ses
continuateurs, en particulier chez Marx et les marxistes) : die Sache
selbst.
Je n’entre pas ici par avance dans le détail de tous ces énoncés, dont
chacun par lui-même constitue en un sens un « nom du sujet ». Mais je
veux, provoquant le lecteur à discuter par lui-même des conséquences
qui s’ensuivent pour l’articulation entre métaphysique et politique, sug-
gérer un autre nom sous lequel on pourrait essayer de penser la matière
« historique », la substance « spirituelle », l’effectivité « sociale » de
cette chose même à qui, dans l’enchaînement des « figures » de la
conscience, Hegel confère la fonction décisive d’en opérer le retourne-
ment vers l’historicité et l’universalité concrète. C’est tout simplement
le pouvoir constituant des sujets qui agissent ensemble, en le sachant
ou sans le savoir, tantôt au moyen d’une même praxis « national-
populaire » (telle que, peu auparavant, un juriste-philosophe comme
Sieyès et les révolutionnaires héritiers de Locke, de Spinoza et de
Rousseau en avaient proclamé l’entrée en scène historique), tantôt au
moyen d’un « commerce » productif et de l’émergence d’une civil
society telle que les Lumières écossaises en annonçaient les effets non
moins révolutionnaires 1. Cette notion de pouvoir constituant – intérieu-
rement travaillée par la dualité ou la scission – ne s’oppose pas seule-
ment à un « esprit objectif » incorporé aux mœurs et aux institutions,
elle se dépasse aussi, ou s’excède elle-même, dans diverses directions
que le Hegel de la Phénoménologie avait tenté de reléguer dans les
marges de son équation du sujet : en particulier dans l’événement histo-
rique par excellence, qui au XIXe siècle est soit la guerre soit la révolu-
tion (soit leur combinaison), ou dans la structure objective désormais
sous-jacente au commerce des hommes, à savoir la circulation mon-

1. On considère que le syntagme « pouvoir constituant » a été inventé par Sieyès


(Qu’est-ce que le Tiers-État ?, 1989), à qui Schmitt se réfère dans sa Théorie de la
constitution de 1928 en comparant avec la natura naturans spinoziste. C’est évidem-
ment de ce rapprochement qu’Antonio Negri est parti pour proposer une généalogie du
« pouvoir constituant » traversant toute la modernité comme alternative à son courant
dominant (et mettant soigneusement à l’écart aussi bien Rousseau que Hegel) dans Le
pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, PUF, 1997. Si l’on
repart de Sieyès, on ne peut éviter la « ligne » Rousseau – Hegel (c’est du moins la
thèse que je défendrai). En revanche, Hobbes n’en fait pas partie… Cf. aussi les
travaux récents de Bruno Bernardi disponibles sur son site (http://rousseau2.wordpress.
com/accueil/).

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diale des marchandises 1. C’est pourquoi j’inscris en contrepoint de


mes relectures de Hegel des analyses portant sur Tolstoï et sur les deux
Marx (le « jeune » et le « vieux »), qui montrent que la même « chose »
ne correspond pas toujours ni aux mêmes sujets ni aux mêmes objets 2.
Dans la troisième partie, je me suis installé sur un nouveau terrain
(ou n’est-ce que l’envers du précédent ?) auquel, par un jeu de syntaxe
qui restera sans doute intraduisible, j’ai donné pour intitulé « Du droit
– à la transgression ». Cela veut dire qu’à partir de différents contextes
je réfléchis sur l’antinomie du jugement, en tant que figure privilégiée
du devenir-sujet des citoyens. Pour introduire ici à cette nouvelle
combinaison de textes et d’analyses historiques, je souhaite rappeler
dans quel ordre, distinct de leur succession actuelle, les chapitres ont
été composés. Le point de départ, chronologiquement, c’est l’essai
« Crime privé, folie publique », que j’avais rédigé en 1990 pour le
volume de l’Encyclopédie Diderot Le citoyen fou 3. Troisième volet,
par conséquent, de mon enquête d’alors sur les institutions de la
citoyenneté « postrévolutionnaire ». J’avais des raisons personnelles
de m’intéresser aux disjonctions et aux recouvrements du crime et de
la folie : Althusser se mourait seul et désespéré, dix ans après avoir tué
sa femme et « bénéficié » d’un non-lieu assorti d’internement adminis-
tratif 4. Mais surtout, je vois rétrospectivement que, sous l’effet du
projet de réforme des codes pénal et civil mis au point par le gouver-
nement socialiste d’alors, nous participions tous (en tant que juristes,

1. Il y a dans la Phénoménologie un événement historique pur, entièrement négatif,


improductif : c’est la Terreur révolutionnaire (das Schrecken), caractérisé comme irrup-
tion dans le réel de la liberté abstraite. Il y a aussi une vue profonde de l’effet de
subjectivité « aliénée » inhérente au langage de l’objectivité. Mais il n’y a ni reconnais-
sance de ce que le conflit et sa dynamique opèrent au niveau même de la matérialité
« sans esprit », ni compréhension de l’autonomisation de la « langue des marchandises »
par rapport à la conscience (bien que sa description par Marx s’inspire en partie des
thèmes de la « certitude sensible » hégélienne).
2. J’ai décidé d’écarter l’une de l’autre les deux lectures de Marx que je propose ici
(l’une à propos du « moment messianique » ultra-subjectif qu’incarne l’invention du
prolétariat comme agent révolutionnaire, l’autre à propos de la « structure » d’objectiva-
tion par excellence, associée à l’analyse de la forme-équivalent comme objektive
Gedankenform, dont procède l’assujettissement juridique). Elles débordent Hegel par
des côtés opposés, mais en un sens tout ce que Marx a jamais écrit sur le « rapport
social », en reprenant parfois à son compte une terminologie hégélienne (celle du
Herrschafts- und Knechtschaftsverhältnis : Das Kapital, Livre III, « Genèse de la rente
foncière capitaliste ») s’insère quelque part « entre » ces deux pôles.
3. Issu d’une commande de la MIRE et dirigé par Nathalie Robatel.
4. Cf. É. Balibar, Écrits pour Althusser, La Découverte, 1991. Voir également ma
notice biographique sur le site du CIEPFC : http://www.ciepfc.fr/ecrire/?exec=articles&i-
d_article=47

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magistrats, psychiatres, historiens, philosophes, sociologues) à l’une


des dernières grandes « critiques internes » de l’appareil de pensée
libéral qui, issu des codes postrévolutionnaires, allait se voir pro-
gressivement remis en question par les politiques de la « gestion des
risques », de la « défense de la société » et de la « société de
contrôle » 1. Or cet appareil de pensée (ou ce « savoir-pouvoir ») qui
s’efforce de maintenir la différence théorique de la norme médicale et
de la loi pénale au sein même de leur complémentarité pratique,
constitue peut-être la condition institutionnelle majeure du mode de
subjectivation politique des « bourgeois-citoyens », articulant leur par-
ticipation à leur responsabilité (ou si l’on veut, subordonnant leur
accès aux droits à leur capacité de se reconnaître des devoirs). Non
seulement le libéralisme ne peut ainsi « défendre » la liberté des sujets
individuels sans la contrôler ou la limiter, mais il ne cesse en même
temps de la menacer, du fait que l’espace qu’il lui concède est une
voie étroite et incertaine entre le Charybde de la pénalisation et le
Scylla de la médicalisation.
En apparence, ce premier traitement de la question du sujet jugeant et
jugé auquel m’incitaient les circonstances ne relevait que d’un « sociolo-
gisme » foucaldien et marxien. Il ne s’intéressait pas à la rationalité propre
des normes juridiques, ignorait Freud, et n’évoquait qu’indirectement le
fond kantien de la question de la responsabilité, au sens d’une articulation
entre obligation morale et contrainte légale, qui change progressivement
de modalité mais ne perd rien de son efficacité entre l’idéalisme classique
et le positivisme moderne. Quinze ans plus tard, l’invitation du Séminaire
Interuniversitaire Européen d’Enseignement et de Recherche en
Psychopathologie et Psychanalyse (dirigé par Fethi Benslama) devait me
permettre à la fois de corriger « l’impasse sur Freud » et d’exhumer une
partie de ce socle juridique qu’on peut dire, à nouveau, quasi-
transcendantal. Suivant la méthode de l’épistémologie historique, je cen-
trai mon exposé sur une hypothèse concernant « l’invention du surmoi »
(tenu par Freud pour l’instance inconsciente du « surveiller et punir »
appliqué à soi-même) qui faisait intervenir la « rencontre » de la psycha-

1. Ces expressions sont respectivement de Robert Castel, de Michel Foucault (syn-


thétisant les discours du nouveau racisme biopolitique du XIXe siècle), et de Gilles
Deleuze. Dans mon essai sur « crime et folie » (ci-dessous chapitre XI), on verra que je
m’appuyais sur les analyses de Foucault, et que je tentais une formalisation des postulats
respectifs des « trois idéologies » de la modernité politique : libéralisme, conservatisme,
anarchisme (le thème des « trois idéologies » vient d’Immanuel Wallerstein ; la thèse du
primat ou de la « normalité » du libéralisme est commune à Foucault et à Wallerstein).

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nalyse et du droit comme une détermination conceptuelle impliquée dans


une altercation personnelle. Mais surtout je cherchai à clarifier avec
l’aide de Freud et de Kelsen le mécanisme de « l’interpellation des sujets
en individus » qui passe par l’intériorisation de la culpabilité, ou l’antécé-
dence de la punition par rapport au délit 1. Je me trouvai ainsi en mesure
de déployer (sinon de théoriser à proprement parler) une constellation de
figures sécularisées et démocratisées de l’assujettissement – sans doute
typiquement bourgeoises – qui relancent (pour la dernière fois ? comment
le savoir ?) la querelle millénaire (en Occident ? ou aussi ailleurs ?) des
fondements entre le « jugement de soi-même » et le « jugement des
autres », à l’origine de la thématique de la conscience, auxquelles je
donne par analogie le nom d’individualisme réflexif. Mais de façon plus
inattendue, à première vue au moins, je pouvais redéployer dans les
mêmes termes (ou des termes étrangement voisins) la dimension poli-
tique de l’idée du crime public, ou de ce qui est réputé tel aussi longtemps
que l’État impose au citoyen son « monopole de jugement légitime »
(depuis le Who shall be Judge ? hobbesien l’une des principales figures
de sa prétention à la souveraineté). Ce n’est évidemment pas un hasard si
un écrivain comme Blanchot, lorsqu’il lui a fallu trouver les mots de
l’insoumission qui revendique la justice contre la raison d’État, ou rétablit
le primat du droit sur le devoir (essence même, nous le savons, de la
citoyenneté comme figure insurrectionnelle), est allé les chercher dans
une alliance inconvenante des traditions républicaines de la résistance et
du discours sadien de la transgression (dont il allait à nouveau, quelques
années plus tard, évoquer l’indécision entre le « crime » et la « folie »). La
transgression de la loi, voire la loi de transgression, qu’on ne saurait
circonscrire une fois pour toutes dans les espaces réservés du public et du
privé, est ici pensée comme le destin nécessaire de la subjectivité qui
« double » la citoyenneté.

1. J’inverse la formule bien connue d’Althusser, ce qui ne me paraît d’ailleurs pas


incompatible avec ses intentions. Je veux faire ainsi apparaître que le schème de
« l’interpellation » ne doit pas seulement servir à penser l’emprise de la communauté sur
les individus au moyen d’une figure de l’universel, mais aussi l’autonomisation relative
des sujets, qui rend leur comportement problématique au sein de la communauté et pour
elle (ce qui l’a conduit à essayer de faire place à l’idée de « sujets » qui sont de « mauvais
sujets »).

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Je voudrais maintenant assortir le résumé précédent d’une considé-


ration de méthode, à laquelle j’attache aussi une valeur de principe :
presque tous les essais précédents relèvent de la lecture, ils portent sur
des textes ou passent par l’interprétation de textes. Et ces textes sont
toujours rigoureusement individualisés, non seulement en ce sens
qu’ils ont des auteurs mais surtout en ce sens qu’ils sont à chaque fois
uniques. Je compare des textes entre eux, mais je ne discute pas des
« œuvres » au sens que donne à ce terme l’idéologie littéraire et univer-
sitaire, moins encore des « systèmes » ou des « tendances » dont les
produits seraient représentatifs d’une idée. Je propose une relecture de
la Deuxième Méditation et non du cartésianisme, de La Nouvelle
Héloïse et non du rousseauisme, de la Phénoménologie de l’esprit (ou
plutôt de quelques-uns de ses moments) et non de l’hégélianisme, de la
section du Capital sur le « fétichisme de la marchandise » et non du
marxisme, etc. Je m’inscris ainsi, bien entendu, dans la continuation
d’une « pratique théorique » des rapports entre le discours et l’histori-
cité, dont j’ai eu la chance, autrefois, d’observer presque de l’intérieur
la formation et de suivre les débats constitutifs. C’est donc une façon de
la mettre à l’épreuve du temps et de la discussion, s’il doit y en avoir
une. Mais plus précisément, je voudrais insister ici sur quatre points :
1) Seuls des textes singuliers (dont, bien entendu, le découpage
aussitôt fait problème : rien ne dit en effet que leurs limites coïncident
avec celles d’un livre, qui d’ailleurs ne sont pas toujours fixes) énoncent
des thèses et posent des problèmes d’interprétation déterminés. Cela
tient, en particulier en philosophie (mais par ce biais la philosophie
s’avère inséparable de l’activité littéraire, comme l’est aussi la pensée
scientifique), à ce qu’un auteur (avant l’invention du « couper-coller »,
qui d’ailleurs peut se passer d’informatique…) n’écrit jamais deux fois
le même texte. La variation est déjà l’expression d’une dialectique, elle
traduit une « inquiétude » de la pensée en dehors de laquelle il n’y a pas
d’idées. On en aura l’illustration dès la discussion que je consacre à
l’énoncé des Méditations métaphysiques : écrire « ego sum, ego existo »,
ce n’est pas écrire « cogito, sum », même si toute une tradition historio-
graphique fait comme si c’était le cas et construit son interprétation sur
cette base (peut-être d’ailleurs Descartes a-t-il été le premier à s’inter-
préter lui-même en ce sens, ce qui est très révélateur du rapport
complexe qu’un philosophe entretient avec ses propres textes). A for-
tiori on ne peut pas travailler – comme le font les représentants de la
tradition « analytique » – avec de simples reconstructions d’arguments,
substituées aux textes (mais on peut travailler, souvent de façon fruc-

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tueuse, sur cette reconstruction elle-même, comme fait d’écriture et


d’invention philosophique « seconde »).
2) En conséquence, ce n’est qu’avec un texte singulier – voire avec la
singularité des énoncés d’un texte lui-même singulier – qu’un lecteur et
commentateur, qui peut être un traducteur, entre dans un rapport dialo-
gique (ce que j’ai constamment essayé de faire), qui comporte une part
d’imagination (imaginer ce que Locke a conseillé à Pierre Coste d’incor-
porer à ses notes de traduction pour « éviter » Malebranche, imaginer
ce que Freud a pensé des objections de Kelsen à sa théorie des
Massenbildungen), mais doit pouvoir résister à une contre-épreuve tex-
tuelle. De cette façon le commentateur tente aussi de s’insérer en tiers, et
même de se faire après coup le médiateur (plus ou moins « évanouissant »)
du dialogue inachevé ou interrompu entre les auteurs 1. Qui croira que
Rousseau ait écrit « le moi commun », en contrepoint du « bien commun »,
pour nommer le sujet de la Volonté Générale, indépendamment du fait que
Descartes, suivi par Pascal et par Condillac, aient inventé « ce moi », « le
moi » 2 ? que Hegel ait pu nommer das Selbst la subjectivité de la sub-
stance qui coïncide avec son historicité, ou son double mouvement d’inté-
riorisation-mémorisation (Erinnerung) et d’expropriation-appropriation
(Entäusserung et Aufbewahrung) des « objets » de la conscience, hors
d’une conversation avec Descartes, Locke, Rousseau (et d’autres) ? que
Freud ait pu « nier » l’écartement cartésien de l’Ego et du Ille dans la
conceptualisation d’un « Über-Ich » inconscient, hors de sa connaissance
de Nietzsche (qu’il a déniée) et de sa lecture des empiristes écossais,
inventeurs du « spectateur impartial » (Hume, sinon Smith), qui est attes-
tée ? Mais il faut les traces de tout cela. Et surtout il faut qu’un écho en
retentisse dans nos propres interrogations, ou celles de « notre temps ».
3) Ce sont les textes, bien plus que les « auteurs » (et a fortiori les
« hommes »), qui entretiennent un rapport intrinsèque à des conjonc-
tures, dont ils font saillir les contradictions, et qu’ils permettent ainsi
de « problématiser ». J’avais soutenu cette thèse en 1993, en présentant
mes travaux (dont faisait déjà partie une version provisoire du présent

1. J’observe sur ce point une remarquable mise en abyme dans l’essai de Fredric
Jameson qui a introduit, dans la « théorie » contemporaine, la problématique du Vanishing
Mediator : puisque, sans sa propre intervention « évanouissante », le rapport des textes où
il identifie cette problématique ne serait pas lui-même repérable (« The Vanishing
Mediator ; or, Max Weber as Storyteller » (1973), in The Ideologies of Theory, Essays
1971-1986, University of Minnesota Press, 1988, Volume 2, p. 3-34).
2. Bruno Bernardi : La fabrique des concepts. Recherches sur l’invention concep-
tuelle chez Rousseau, Honoré Champion, Paris, 2006

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recueil) en vue de l’Habilitation universitaire, et je ne peux que me


répéter : « La philosophie s’efforce constamment de dénouer et de
renouer de l’intérieur le nœud de la conjoncture et de l’écriture (…) Je
tiens en effet que la philosophie n’est jamais indépendante de conjonc-
tures déterminées. Je prends évidemment ce terme dans un sens quali-
tatif et non quantitatif, en tant qu’il connote l’événement très bref ou
prolongé d’une crise, d’une transition, d’un suspens, d’une bifurcation,
et qui se manifeste par son irréversibilité, c’est-à-dire par l’impossibi-
lité d’agir et de penser comme avant (…).
« Une telle notion pose l’immanence du travail philosophique à l’his-
toire, mais elle s’oppose résolument à toutes les variantes de la notion de
Zeitgeist, de “culture” ou d’“esprit” d’un temps, y compris dans la forme
que lui a donnée Marx par le concept d’“idéologie dominante”, y
compris dans la forme que lui a donnée Foucault par le concept d’épis-
tèmê. En revanche elle voudrait rejoindre, en libérant ses potentialités
critiques et analytiques, l’autre notion de Foucault : celle des points
d’hérésie qui sont “communs” à plusieurs philosophies, en ce sens qu’ils
désignent dans leur langage même l’enjeu de leur affrontement. Les
“contradictions” de Marx, les “apories” de Spinoza, “l’ambivalence” de
Descartes, etc., autour desquelles j’ai organisé l’examen de leurs argu-
mentations et de leurs concepts, devraient pouvoir s’éclairer en tant que
termes d’une conjoncture contradictoire, et réflexion de ses propres
“points d’hérésie” collectifs au sein même de chaque discours philoso-
phique (…). Ceci nous conduit au deuxième aspect : non seulement les
philosophes écrivent toujours dans une conjoncture, mais, réciproque-
ment, dans la conjoncture ils écrivent. Ils “pensent” sans doute
– comment ne penseraient-ils pas ? – mais seulement à travers l’écriture,
et dans une confrontation constante aux problèmes qu’elle leur pose, en
ayant recours aussi aux facilités qu’elle leur donne. Toute philosophie
est essentiellement écrite, et les philosophes ont un rapport original à
l’écriture, incluant nécessairement la question de ses formes, genres ou
modalités “techniques” (…) ou de ses “styles” (…), mais surtout déter-
miné par ceci qu’une expérience singulière de pensée est toujours une
expérience d’écriture, et que la “pratique philosophique” est celle qui,
consciemment ou non, cherche par l’écriture à remonter aux contraintes
mêmes que celle-ci impose à la pensée. » 1 Et je passais à l’examen de

1. É. Balibar : « La contradiction infinie », exposé de soutenance en vue de l’Habili-


tation à Diriger les Recherches, Université de Paris I, samedi 16 janvier 1993 (traduction
américaine par les soins de Jacques Lezra dans Yale French Studies, 1995, Nr. 88).

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quelques modalités de cette contrainte : l’aporie, la dissémination, le


recoupement de la chaîne signifiante [sur lequel je vais revenir].
4) Soutenir que l’objet, mieux : l’interlocuteur à qui nous avons
affaire lorsque dans les textes, « noués » à des conjonctures à chaque
fois singulières, nous cherchons la formulation d’un problème (comme
celui de la subjectivité), les raisons de son évolution ou de sa perma-
nence, les formes de sa division entre des solutions antithétiques, c’est
déboucher alors sur deux nouvelles thèses dont, de plus en plus (comme
d’autres à qui me lie souvent un travail commun), je pense qu’elles sont
corrélatives.
La première, c’est qu’il n’y pas en philosophie de « métalangage »,
qui permette de reformuler les textes dans une langue universelle, des-
criptive ou systématique, les « élève » au-dessus de leur lettre pour
dégager leur teneur rationnelle, ou les réduise à quelque matérialité
ultime, plus fondamentale que la leur. Cette critique de l’idée du méta-
langage est bien entendu courante, selon des modalités variées, dans
toute une partie de la philosophie contemporaine, en particulier chez
Wittgenstein (bien que lui-même et ses héritiers en restreignent parfois
la portée par une dénégation du caractère effectivement « philoso-
phique » des questions dont ils traitent et des jeux de langages qu’ils
décrivent). Elle est déjà présente chez Hegel, une fois de plus dans la
Phénoménologie, mais selon une modalité très étrange, qu’il faut
décrypter et retourner contre elle-même : pour donner la parole à
« l’esprit » en tant que tel, qu’il pense leur être commun (ce qu’il finit
par appeler le « savoir absolu »), Hegel se refuse à décrire et à classer les
systèmes 1, il se forge une langue originale qui permet de faire dialoguer
les textes entre eux, au prix évidemment d’une « traduction » (mais une
traduction, on le voit à l’épreuve, dans laquelle perce toujours un élé-
ment de leur idiome propre). C’est pourquoi – sauf rarissimes excep-
tions (comme l’Antigone de Sophocle) – les prophètes, les orateurs, les
philosophes et les écrivains affleurent constamment dans son écriture,
mais au prix de l’anonymat. Dans ce livre, toutes proportions gardées,
j’ai voulu faire l’inverse, parce que l’Esprit, entre-temps, s’est absenté
(sauf comme catégorie philosophique historiquement située) : j’ai donc
remplacé la continuité par la discontinuité, l’anonymat par l’identifica-
tion des auteurs et même leur personnification, la recherche d’un idiome

1. Pratique normale pour un philosophe-professeur : il y reviendra dans la Logique, au


risque de se prendre au piège de la « réfutation » : cf. Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza,
2e édition, La Découverte, 2003.

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unique par l’attention aux particularités de chaque texte (y compris


linguistiques), qui résistent à l’intégration. J’ai voulu pratiquer, comme
dirait Deleuze, la « synthèse disjonctive ». Le résultat, je pense, n’est
pas antidialectique. Peut-être même est-il de nature, en plus des discus-
sions que je consacre à Hegel dans la partie centrale, à éclairer la ques-
tion des usages de la dialectique dans la philosophie d’aujourd’hui.
Mon espoir est qu’il donne accès, non au savoir absolu, mais à un
champ de transformations et de contestations où d’autres pourront aussi
entrer.
Mais cette thèse n’est pas séparable d’une autre qui concerne le
rapport de la traduction et de la tradition. Dire que les philosophes
écrivent d’une façon particulière, c’est dire qu’ils écrivent dans une
langue donnée ou dans un « idiome », dont ils cherchent par un sur-
croît d’inventivité (pas nécessairement de jargon…) à compenser le
défaut d’universalité. Tout le monde en convient aujourd’hui. C’est
pourquoi une partie du travail philosophique a commencé de passer
par l’examen systématique des effets de traduction en philosophie,
donc aussi des « intraduisibles », et du procès de « traduction des
intraduisibles » en tant que moment d’invention conceptuelle 1. Je pro-
pose dans la suite de ce volume de nombreuses applications de cette
idée (et, prise à la rigueur, il n’est peut-être aucune de mes analyses
qui en soit séparable). J’ai donc apporté un soin maniaque à discuter
les textes des philosophes dans leur langue, elle-même confrontée à
d’autres qu’ils pratiquent ou transposent. Je ne crains pas, à cet égard,
de paraître pédant ou nostalgique d’un « ordre européen des langues »
qui, sans doute, fait corps avec une prétention impériale dont nous
avons aujourd’hui à évaluer et à corriger les conséquences. Je crains
plutôt de laisser éclater mes insuffisances en matière de philologie, et
les limites de mes connaissances linguistiques. Mais il fallait prendre
ce risque pour mettre en évidence, en particulier, ce que j’appelais il y
a un instant (en citant une rédaction antérieure) le rapport des textes
aux chaînes signifiantes qu’ils recoupent (le Zeichenkettel de
Nietzsche) 2 et qui déterminent pour une part essentielle leurs « condi-
tions matérielles d’écriture », en les provoquant et les soumettant à un
mécanisme d’interpellation venu parfois de très loin. Rien d’inat-

1. On aura reconnu ici le programme du Vocabulaire européen des philosophies,


publié en 2004 sous la direction de Barbara Cassin qui en a conçu et organisé toute la
réalisation.
2. Généalogie de la morale, II, § 12.

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tendu, sans doute, dans les indices que j’en ai proposés : la dépen-
dance constante des philosophes européens classiques par rapport à
un fond scripturaire (biblique) à la fois relayé et recouvert par la
théologie, et le recours des théoriciens de la citoyenneté moderne aux
formules du républicanisme et du cosmopolitisme antique, tel qu’ils
l’ont hérité d’Aristote et des Stoïciens – bien que les objections soule-
vées par mes lectures (j’ai fait état de certaines, émanant de spécia-
listes bien plus compétents que moi sur « mes » propres auteurs)
montrent à l’évidence que la modalité du recoupement (l’identifica-
tion de sa lettre, l’appréciation de ses effets) fait toujours problème.
Je n’ai aucune intention de ramener tout cela à une formule unique,
qu’il s’agisse de la « répétition » par Descartes d’une parole fondatrice
du monothéisme juif, puis chrétien, ou de la « transmission » par
Locke du thème de la double personnalité entre la morale religieuse
augustinienne et la psychiatrie criminelle de l’âge positiviste 1, ou du
« renversement » par Rousseau (dans le cadre de son utopie familiale
élargie) des rapports d’activité et de passivité qui forment l’horizon
métaphysique de la citoyenneté antique, ou du « retour » de Freud à
une théorie des « parties de l’âme » qui ne se libère du mythe cosmo-
logique que pour déployer l’allégorie du théâtre et du tribunal… En
revanche, je veux bien reconnaître par avance, comme on me l’a fait
parfois observer (Jean-Luc Marion, Jacques Derrida, Bertrand Ogilvie
en particulier), que beaucoup de questions restent obscures, ou formu-
lées de façon imprécise, qu’il s’agisse de la différence entre le recou-
pement d’une énonciation religieuse et la répétition d’une thèse onto-
théologique, ou de la différence entre une métaphysique de la sub-
stance (fondée sur les hiérarchies spéculatives de la forme et de la
matière, ou de l’actif et du passif) et une anthropologie de la « condi-
tion » qui fait corps avec un ordre politique. Ce qui est sûr, en tout
cas, c’est que toutes ces questions échappent radicalement au genre
de « l’histoire des idées », dont chacun des points de méthode que je
viens de souligner : le primat des textes, la forme dialogique de leur
interprétation, le nœud de l’écriture et de la conjoncture, la procédure
de traduction infinie imposée par l’idiome, constitue une condition
d’impossibilité. Aurais-je réussi à arracher la discussion philoso-

1. Qu’il aurait fallu pouvoir aussi comparer à la thématique de l’« homme double » à
l’âge classique : cf. Homo duplex. Filosofia e esperienza della dualità, a cura di Giovanni
Paoletti, Edizioni ETS, Pisa, 2004.

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phique sur le sujet à l’histoire des idées sans l’extraire pour autant de
l’histoire, que je me tiendrais déjà pour très satisfait 1.

*
Et maintenant, après le rappel d’une « question » lancée à la canto-
nade et de la réponse prématurée que j’avais cru pouvoir y apporter,
après le résumé des trois voies que j’ai empruntées pour interroger les
énonciations du sujet en philosophie (l’autoréférence, la communauté,
le jugement), après l’esquisse des règles de « méthode » qui sous-
tendent mes lectures, à quels résultats suis-je parvenu ? Seulement de
nouvelles questions, bien sûr, dont je me contenterai ici d’indiquer le
sens général, tel qu’on le trouvera illustré dans mon essai conclusif :
Malêtre du sujet. Universalité bourgeoise et différences anthropolo-
giques. Pour le dire schématiquement, ce que j’ai essayé de montrer,
c’est que le « site » de la question du sujet et de son émancipation à
l’époque moderne (ou mieux, dans le champ de ce qu’il nous faut
appeler problématiquement la « modernité », à laquelle nous apparte-
nons toujours, pour une part au moins : du moins est-ce notre question,
la question de « ce que nous sommes » et surtout de ce que nous
devenons), est venu tendanciellement coïncider avec la jointure d’un
discours politique de l’universel (non seulement des « valeurs » uni-
verselles, mais des droits universels) et d’un discours de la différence
anthropologique (lui-même décliné selon une multiplicité de schèmes
d’identification et de normalisation, dont la réflexion foucaldienne sur
« l’anormal » nous aura donné un exemple typique, mais non directe-
ment généralisable). Or cette jointure, pour nécessaire qu’elle soit en
fait, n’en est pas moins très profondément contradictoire, et à la limite
intenable. On ne peut s’y tenir, ou s’y établir, et pourtant c’est de là
que le sujet, indissociablement individuel et collectif, s’énonce comme
question de son propre « devenir citoyen » (ou, comme dirait Arendt,
de son propre « droit aux droits ») 2. Le « souci du soi » inhérent à

1. Me permettra-t-on de marquer sur ce point la différence avec une entreprise comme


celle de Charles Taylor dans Sources of the Self. The Making of Modern Identity
(Cambridge University Press, 1989), dont il y a tant à apprendre, et qu’il serait illusoire
de vouloir concurrencer ?
2. Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme, cit., chap. IX, § II : « Les embarras
suscités par les droits de l’homme » (nouvelle édition, Quarto-Gallimard, 2002). Dans la
formulation d’Arendt (the right to have rights), je pense qu’on peut lire une définition de
la fonction que remplit l’appartenance des individus à une communauté de citoyens en
vue de leur incorporation à « l’humanité », mais aussi une problématisation du rapport

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toute position subjective, à tout mouvement de subjectivation qui serait


aussi une émancipation, est ainsi condamné, non seulement à l’« in-
quiétude » ou à l’état d’une « conscience malheureuse », comme l’ont
dit des philosophes classiques qui ont ainsi sécularisé le thème reli-
gieux de l’incertitude du salut, non seulement à traduire dans les expé-
riences de la conscience et les relations intersubjectives le « malaise »
(Unbehagen) de civilisation que Freud nous a appris à renvoyer à la
culpabilité inconsciente, ou « l’étrangèreté à soi » (Entfremdung) que
Marx et certains marxistes ont enracinée dans l’aliénation (Entäus-
serung) de la capacité de travail, mais à rechercher son « être » dans
une structure beaucoup plus objective (sinon plus fondamentale) qui
tout à la fois l’inscrit immédiatement dans l’universel, et lui interdit
violemment d’y trouver une place « reconnaissable ».
Cela tient d’abord au fait que cette « place » indéfinie (aoristos) de la
subjectivation est essentiellement une « place de relation » (ou une place
« pour la relation », pour l’institution de ce qu’à un certain moment – au
tournant des XVIIIe et XIXe siècles – la modernité en est venue à appeler
« le rapport social ») 1, et ensuite au fait que la forme privilégiée sous
laquelle sont « noués » ensemble l’universalité du sujet, la multiplicité
des différences caractéristiques de « l’humain », et la reconnaissance ou
la revendication des droits, est celle d’une communauté politique qui,
elle-même, ne peut pourtant ni se penser comme particulière ni comme
absolument universelle, ni dériver le droit aux droits d’une « caractéris-
tique » anthropologique ni ignorer celle-ci au nom d’une équivalence
transcendantale de toutes les façons de « relier » entre eux des sujets
humains, ni fixer les différences dans des catégories, des classifications
ou des hiérarchies de castes, ni les faire fluctuer au gré de « purs »
rapports de forces ou de configurations du désir 2. Une telle situation,

anthropologique entre la citoyenneté, la nationalité et la reconnaissance de la personnalité


(donc le « droit à la différence ») à l’époque moderne.
1. Pierre Macherey : « Aux sources des “rapports sociaux” : Bonald, Saint-Simon,
Guizot », in Genèses, année 1992, vol. 9, p. 25-43.
2. La « nation », qui n’est identifiable ni à une « cité » (ou cité-État) ni à un « empire »,
ni à une « Église », même si elle partage avec toutes ces institutions historiques des
formes de « socialisation » et de « communautarisation » au sens de Max Weber (Ver-
gesellschaftung, Vergemeinschaftung), est la communauté politique dominante de
l’époque bourgeoise, mais nullement sa forme unique ou généralisable. Elle n’appartient,
au fond, qu’à la région dominante de l’univers moderne, qui coïncide avec le « centre »
d’une économie-monde fondée sur l’expansion coloniale de l’Europe : ce qui est l’indice
du fait que la constitution de l’universel « civique-bourgeois » et le rapport qu’il entretient
avec un « devenir-sujet » spécifique s’inscrivent dans un cadre ou une « distribution »
géographique qui a, par rapport à eux, une fonction quasi transcendantale. Lorsque la

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non pas contingente mais structurelle, dans laquelle le double bind est
de règle, et affecte les sujets dans leur existence même (dans leur être de
relation) est ce que, tentant de tenir ensemble les questions de l’inquié-
tude ou du malaise de la culture aussi bien que celles de l’aliénation
historique, pour les inscrire dans les déterminations et les différencia-
tions d’une structure, j’appelle « malêtre » (ou si l’on veut rapport qui
fait d’un « être » – Wesen – un « monstre » – Unwesen) 1.
Qu’y a-t-il là de spécifiquement « moderne », demandera-t-on à juste
titre ? Ne faut-il pas considérer que toute subjectivation a toujours pour
condition, ou pour horizon ultime, l’inscription des sujets dans l’univer-
sel par la médiation problématique d’une communauté réelle ou surtout
idéale, et que toute représentation de l’humain s’accompagne de la défi-
nition plus ou moins immédiate de « différences », qui ont pour fonction
à la fois de marquer des bords de l’être humain (ou de l’appartenance à
« l’espèce » humaine : du côté de « l’animalité », mais aussi du « divin »
ou, génériquement, du « surhumain ») et de mettre l’humanité en rela-
tion avec elle-même, dans la personne des individus ou sujets qui la
composent (les femmes et les hommes, mais aussi les adultes et les
enfants, les bien-portants et les malades, les honnêtes gens et les crimi-
nels, les compatriotes et les étrangers, etc.) ? Sans doute est-ce le cas,
même si la projection rétrospective ou la généralisation de catégories
comme celle, précisément, de « sujet », doit faire problème. Aussi n’est-
ce pas dans la simple difficulté qu’il y a toujours à définir ou instituer
l’universel, à y inscrire d’abord la communauté, puis le rôle des diffé-
rences anthropologiques dans la constitution de la communauté ou sur
ses bords, que je veux situer le « malêtre » du sujet moderne et repérer sa
nécessité structurale. Mais je veux les rapporter à une modalité spécifi-

stabilité de cette distribution, ou le cadre interétatique de son institution, sont remis en


question, le problème d’une « citoyenneté sans communauté » revient sous des formes à
la fois affirmatives et réactives : cf. É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières,
l’État, le peuple, Éditions La Découverte, 2001, p. 93 sq.
1. Je n’ignore pas que Heidegger a joué lui aussi de ce renversement, en particulier
dans les développements qu’il consacre à la question de « l’essence de la vérité » (qui est
elle-même identifiée à un « questionnement » inépuisable de l’être). Ainsi que le disent
les Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), § 223 (vol. 65 des œuvres complètes,
V. Klostermann, Frankfurt am Main, 1976, p. 348), « Un-wesen » s’entend en un double
sens : celui d’une négation déterminée de l’essence (ainsi la représentation de la vérité
comme exactitude ou adéquation), et celui d’une négativité radicale qui est aussi une
indétermination originaire (l’ouverture d’une présence dans laquelle la vérité se manifeste
comme demeurant essentiellement voilée). Je pratique au contraire le jeu de mots au plus
près des usages communs du terme Un-wesen (surtout employé dans l’expression « sein
Unwesen treiben », causer des troubles, faire du grabuge).

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quement « bourgeoise » (ou civique-bourgeoise) de l’institution de l’uni-


versel, qui en fait un objectif directement politique, immanent à l’institu-
tion de la citoyenneté, et simultanément à une profonde transformation
historique de la fonction des « différences anthropologiques » et de leur
définition, qui est en un sens un renversement. Je me fonde ici, on le
verra, sur une lecture à l’envers de la célèbre critique de l’universalisme
des « droits de l’homme et du citoyen » par Marx (dans la Question
Juive de 1844) et sur le rapport qu’elle entretient avec la formule non
moins célèbre des Thèses sur Feuerbach (1845) qui dit que « l’être
humain (das menschliche Wesen) n’est pas une abstraction logée au sein
de l’individu singulier (dem einzelnen Individuum innewohnend), [mais]
dans sa réalité effective l’ensemble des rapports sociaux [das ensemble
der gesellschaftlichen Verhältnisse] ». Ces formules, me semble-t-il,
peuvent être lues ou utilisées non pas tant pour « réduire » l’idée de
l’homme en général (« abstrait »), sur laquelle les constitutions poli-
tiques de l’âge moderne fondent les droits du citoyen, à une représenta-
tion bourgeoise de l’humain (impliquant en particulier la « naturalité »
de l’individualisme possessif, ou de ce que les classiques appelaient
« l’égoïsme »), quelle que soit la force de cette opération critique, que
comme une façon de poser le problème de l’anthropologie immanente à
une constitution bourgeoise du politique (en prenant le terme de « bour-
geois » dans son sens institutionnel, qui en fait l’autre nom du citoyen) 1.
Il faut donc se demander ce qui singularise l’universalité bour-
geoise par rapport à des universalités théologiques (plus précisément :
monothéistes) : et c’est précisément le fait de ramener l’universel « du
ciel sur la terre » (ou, comme le montre Marx, de transformer le « ciel »
en une construction institutionnelle « aliénée » au sein même du sys-
tème des « rapports sociaux » terrestres) ou cosmologiques (rapportées
à l’ordre du cosmos comme à leur être ultime) : et c’est le fait de passer
de la nature à la constitution ou à la « construction » historico-politique
de l’universel (de la phusis au nomos comme essence de l’universel) 2.
Ensuite il faut se demander ce qui, de ce fait, assigne à la communauté
politique (ou si l’on veut, à la civitas terrena) une tâche beaucoup plus
directe, pratique, séculière, de réalisation (Verwirklichung et Verwelt-

1. On a là un autre grand « jeu de mots » historique ou historial, dont on verra que j’ai
été amené à lui conférer une valeur symptomale au moins égale à celle que j’avais
conférée d’emblée au doublet subjectus/subjectum.
2. Le terme « constructions de l’universel » a été employé en particulier par Monique
David-Ménard dans un livre dont j’ai beaucoup retiré : Les constructions de l’universel,
psychanalyse, philosophie, PUF, 1997.

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lichung) de l’universalité (ni « donnée » dans l’ordre naturel du monde,


ni « espérée » dans un au-delà eschatologique) et la rend en même
temps beaucoup plus problématique : et c’est, me semble-t-il, précisé-
ment le fait que, désormais, les différences anthropologiques sont à la
fois disqualifiées en tant que justifications de discriminations au niveau
des droits fondamentaux des « êtres humains » (dont le premier, ou le
dernier, qui reprend tous les autres en son sein, est précisément l’accès
à la citoyenneté), et disqualifiantes en tant que moyen privilégié de
légitimer les ségrégations ou les exclusions intérieures qui privent de
citoyenneté (ou de citoyenneté pleine et entière, « active ») une partie
des êtres humains formellement « égaux en droits ». En d’autres termes
elles réalisent ce paradoxe vivant d’une construction inégalitaire de la
citoyenneté égalitaire, ou d’une limitation elle-même universaliste
(puisque fondée sur des traits généraux, et même génériques, de
l’espèce humaine) de ce qui confère à l’universel « politique » une
portée au moins virtuellement illimitée. On peut bien dire qu’il y a ici,
sur le plan des « rapports sociaux », l’émergence d’un Unwesen ou
« malêtre » du Wesen (de « l’être en relation ») lui-même. Et on peut
essayer de décrire, logiquement et phénoménologiquement, les consé-
quences qui en résultent dès lors que le lieu de la subjectivation comme
processus conflictuel d’assujettissement et d’émancipation, se situe au
voisinage de cette impossibilité qu’il faut différer sans cesse, ou que la
subjectivation du citoyen (et d’abord l’accès à la citoyenneté) passe par
une confrontation politique avec cette contradiction.
J’ai donc repris le schème de construction de la différence anthropo-
logique que, dans mon essai « Crime privé, folie publique », j’avais cru
pouvoir tirer des analyses de Foucault consacrées à la construction de la
figure de l’anormal dans la période postrévolutionnaire. Et j’ai essayé
d’en caractériser sur nouveaux frais les limites de validité ainsi que le
principe épistémologique (en particulier le sens de l’incertitude qui
affecte d’emblée la définition de « l’anormal » – et par voie de consé-
quence celle du « normal » lui-même – renvoyé à la fois au registre du
pathologique et à celui de la délinquance), pour l’étendre hypothétique-
ment à d’autres « cas » de différences anthropologiques non moins fon-
damentales dans l’institution de l’accès à la citoyenneté : celui de la
différence sexuelle, bien sûr, mais aussi celui de la différence intellec-
tuelle (ou différence des « hommes-corps » et des « hommes-esprits ») 1,

1. J’ai dû réserver pour une autre occasion l’inclusion, même elliptique, de ce « cas »
dans le tableau que j’esquisse ici. Je n’exclus pas qu’il en aurait dérangé les symétries et
remis en cause certaines des conclusions.

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et d’abord celui des différences « raciales » et « culturelles » (constam-


ment renvoyées, à l’époque moderne, d’un code sémantique à l’autre).
À chaque fois j’ai essayé de tenir ensemble les différents registres : celui
d’une discrimination et à la limite d’une « exclusion » intérieure, dont
les causes et les effets sont entièrement situables dans le champ du
politique, et dont le fondement, ou si l’on préfère, le mode de définition,
exige qu’il se précède lui-même dans la forme d’un savoir de l’humanité
de l’homme, qui ne comporte pas tant une démarcation avec l’inhumain
qu’une production de « sous-humanité » ou d’humanité déficiente ; et
celui d’une problématisation du sujet qui ne cherche pas tant à en faire
le support d’une essence humaine générique ou le destinataire d’une
interpellation transcendante, que l’objet d’une différenciation continue,
en un sens jamais « avérée » ou jamais « déterminée » de façon uni-
voque, et aussi, tôt ou tard, le porteur d’une rébellion et l’agent d’une
revendication d’égalité et d’accès à la citoyenneté qui passe par la
contestation des différences : soit dans leur définition même, soit dans la
fonction institutionnelle qu’elles reçoivent 1.
De cette façon j’ai cru pouvoir aborder en des termes renouvelés au
seuil de deux questions philosophiques classiques qui, sans doute,
avaient toujours hanté l’ensemble de ces études. Je n’ai pas la prétention
de les avoir traitées comme telles, mais de les avoir peut-être déplacées
d’une formulation et d’un langage à un autre. L’une est celle de la
possibilité de l’anthropologie philosophique, ou plutôt du sens de la
question anthropologique en philosophie. Cette question ne peut être
indépendante de l’histoire, ni comme histoire « longue » des métamor-
phoses de l’universel et de ses langages, ni comme histoire « récente »
des débats d’écoles autour de la question « qu’est-ce que l’homme ? ».
Mais une fois de plus il faut se garder de procéder à un traitement
historiciste de ce qui est pourtant profondément historique. La meilleure
façon d’y parvenir est de procéder par récurrence, c’est-à-dire de se
demander pourquoi, sur trois générations au moins et à travers deux
frontières (dans la forme d’une grande translatio quaestionum des uni-
versités allemandes des années 20-30 à l’institution philosophique fran-
çaise des années 50-70, et de façon différente à l’anthropologie et à la
théorie politique américaines), la question anthropologique est apparue
indissociable de la question de l’humanisme, si ce n’est confondue avec

1. Comme on a vu les sujets de la colonie, les femmes, les minorités sexuelles, ou les
criminels et les fous, en appeler de leur exclusion intérieure à la fois au nom du « droit à la
différence » et au nom de « l’humanité commune ».

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elle 1. Il se pourrait cependant que dans l’après-coup de la « querelle de


l’humanisme » qui a formé l’arrière-plan des débats sur le « sujet » d’il y
a quelques décennies (encore vivace au moment où, comme je l’ai
rappelé, Jean-Luc Nancy nous a lancé son défi théorique), cette confu-
sion se soit peu à peu défaite 2. Il est devenu tout à fait possible de
réfléchir au statut de la question anthropologique en philosophie indé-
pendamment de prises de positions pour ou contre l’humanisme, ou
plutôt en comprenant de façon rétrospective pourquoi c’était seulement
dans des conditions historiques et intellectuelles déterminées que les
deux se présentaient comme l’endroit et l’envers d’une même
médaille 3. Je crois que le problème du rapport entre « universalisme
bourgeois » et « question anthropologique » s’enracine à un niveau
beaucoup plus profond, et plus général, que ne le suggère le débat sur
l’humanisme, qu’il soit moral ou métaphysique. Mais cette inhérence

1. Les questions qui avaient été agitées dans l’Université allemande entre 1927 et
1930 par les disciples de Dilthey (Groethuysen), les phénoménologues (Scheler,
Heidegger) et les néo-kantiens (Cassirer), à partir de la redécouverte des formulations de
Kant sur la « 4e question critique » (Was ist der Mensch ?), ont resurgi sous une forme
nouvelle, plus directement liée à l’ethnologie et à la théorie politique, aussi bien dans
l’Amérique des années 40-50 (Cassirer, Arendt) que dans la France des années 60-70
(Sartre, Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Derrida) ; mais (sauf erreur de ma part) c’est
seulement en Allemagne et en France qu’il y a eu discussion sur la question de droit :
possibilité d’une « anthropologie philosophique » et, à la limite, d’une identification de la
philosophie avec l’anthropologie (qu’Althusser appelle « humanisme théorique »). Je
laisse ici de côté, faute de compétence, les développements postérieurs de la notion dans
la philosophie allemande (Gehlen, Plessner). Dans la reconstitution de la conjonction
opérée en France entre les deux questions de l’humanisme et de l’anthropologie, il faut
certainement évaluer le poids des formulations de Heidegger contenues dans la Lettre sur
l’Humanisme de 1947 (Brief an Jean Beaufret). Pour se faire une idée des voies de la
dissociation, il faudrait discuter, en particulier, la distance prise par Foucault avec les
« mots d’ordre conclusifs » de Les Mots et les Choses (1966), qu’on peut essayer
d’interpréter à la lumière d’essais ultérieurs (en particulier ses commentaires sur le texte
de Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? »). Une mise en perspective intéressante,
insistant sur l’importance de l’œuvre de Groethuysen comme « passeur » entre les deux
pays, mais orientée plutôt vers les rapports entre « formes de vie » et « positions
énonciatives » que vers les textes philosophiques, se trouve dans Pascal Michon, Élé-
ments d’une histoire du sujet, Kimé, 1999. Sur le traitement heideggérien de la question,
le livre de Françoise Dastur est irremplaçable : Heidegger et la question anthropologique,
Peeters, Leuven, 2003. Sur Foucault, voir en particulier la thèse à paraître de Diogo
Sardinha : Ordre et temps dans la philosophie de Michel Foucault (L’Harmattan, 2011).
2. Je reprends l’expression dont Althusser avait voulu faire le titre d’un essai inachevé
de 1967 (publié dans ses Écrits politiques et philosophiques posthumes, Éditions Stock-
IMEC, t. II, 1995, p. 433-532).
3. Je suis ici les indications de Bertrand Ogilvie dans « Anthropologie du propre à
rien » (Le Passant Ordinaire, octobre 2003), et dans son livre à paraître : La seconde
nature du politique : Servitude, violence, institution (issu de la thèse soutenue en 2010 à
l’Université de Paris VIII).

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mutuelle ne peut devenir claire que si, à la considération d’un être de


relation (posée par Marx dans la VIe Thèse sur Feuerbach) ou d’un
sujet divisé par le refoulement d’une partie de son psychisme (et donc
dans l’impossibilité d’une entière « présence à lui-même ») systématisée
par Freud, nous ajoutons celle des différences à la fois irréductibles et
indéterminables qui sont impliquées dans la construction ou l’institu-
tionnalisation de toute relation sociale et qui surdéterminent « politique-
ment » toute scission ou division inconsciente du sujet. Cela revient à
dire que l’adjectif « anthropologique » ne désigne pas tant un champ
donné ou une idée régulatrice qu’une question critique à propos du
rapport nécessaire, mais ambivalent, que les concepts philosophiques
ou sociologiques entretiennent avec la politique moderne.
Et par là nous touchons aussi à la seconde question : qu’appelons-
nous « modernité » ? comment la délimitons-nous ? comment nous y
« trouvons-nous » et nous y « retrouvons-nous » (ou non) ? à quels
indices reconnaissons-nous (ou non) l’émergence d’une « postmoder-
nité » ? Dans les essais qui composent ce livre, je n’ai fait en un sens que
travailler ces questions en permanence 1. Bien entendu, toute réponse qui
se contenterait de répéter ou de résumer les thèmes à propos desquels j’ai
argumenté, n’aurait qu’un caractère tautologique : la modernité est
l’âge ou plutôt le « moment » des deux processus du devenir-citoyen du
sujet et du devenir-sujet du citoyen, en tant qu’ils se recouvrent et se
contredisent ; la modernité est le « moment » où le rapport entre la rela-
tion du moi au soi (ou au « propre ») et la relation du moi à l’autre se
perçoivent comme un conflit ou une contradiction interne ; la modernité
est le « moment » où le rapport du commun à l’universel ne peut plus se
définir ni comme inclusion du commun dans l’universel (ce qui est fon-
damentalement la position du cosmopolitisme ancien), ni comme exten-
sion universelle de la communauté (ce qui est la base révolutionnaire des
théologies politiques chrétienne et islamique), mais devient un écart au
sein de l’universel lui-même (ce qui vaut aussi bien pour l’État de droit
hégélien que pour la « république marchande universelle » de Smith ou

1. Ces questions sont bien entendu très proches de celles que se pose Foucault (que ce
soit dans ses enquêtes généalogiques portant sur les institutions de la « normalité » et de
« l’anormalité » bourgeoise, dans ses commentaires des philosophes qui problématisent
l’individualisme « réflexif » et l’individualisme « possessif » du citoyen moderne, en
particulier Kant, Hegel et Nietzsche, ou dans son archéologie des sciences humaines qui
est aussi une théorie du « moment anthropologique » de la philosophie). Mais, tout en le
recoupant à de nombreuses reprises, je tente de formuler une problématique qui ne
coïncide pas exactement avec la sienne. Voir le livre de D. Sardinha, cit.

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la « division du travail parvenue au stade de la totalité » de Marx) 1 ; la


modernité est le « moment » où l’assignation de responsabilité sociale (le
« jugement des autres ») doit être rapporté à un « jugement de soi-
même » qui fait de l’antinomie naguère caractéristique du « souverain »
(l’identité de la moralité et de la faute, l’identité du respect des lois et de
leur transgression) le problème propre du sujet (l’objet de son « souci »
et des « soucis » qu’il inspire) ; enfin, la modernité est ce « moment » où
l’humain ne peut devenir coextensif au politique (ce qu’aucune société
n’avait jamais connu) qu’à la condition de l’opposer à lui-même, comme
une unité « d’espèce » et une division de « genres » dont chacune serait la
condition de l’autre. L’avantage de cette dernière formulation, cependant,
sur toutes les précédentes (qu’elle n’invalide aucunement), c’est que tout
en donnant à la « modernité » un contenu correspondant à l’affirmation
d’un principe nouveau (ou du moins d’une question nouvelle), elle
oblige aussi à ne jamais la comprendre indépendamment de son envers,
qui la conteste de l’intérieur 2. Et surtout, elle oblige à poser autrement la
question de la temporalité dans laquelle se déploie le conflit de l’univer-
salité bourgeoise avec elle-même : non pas temps de succession, mais
temps de précédence, et temps d’après-coup. Alors la question (ou que-
relle, caractéristique des années 80-90 comme celle de l’humanisme
l’avait été des années 60-70) qui divise entre eux une partie de nos
contemporains : à l’horizon de ce conflit, faut-il voir s’étendre le champ
d’un « discours postmoderne » (Lyotard), ou bien au contraire se pour-
suivre le « projet inachevé de la modernité » (Habermas), se trouve en
quelque sorte suspendue. Comme avait dit un jour, paraît-il, le Premier
ministre Zhou Enlai interrogé à propos du sens de la Révolution fran-
çaise : « il est encore trop tôt pour le savoir », c’est-à-dire qu’il faudra un
jour poser la question autrement 3.

1. « Nous en sommes arrivés aujourd’hui au point que les individus sont obligés de
s’approprier la totalité des forces productives existantes non seulement pour parvenir à
manifester leur moi mais avant tout pour assurer leur existence. Cette appropriation est
conditionnée, en premier lieu, par l’objet qu’il s’agit de s’approprier, ici donc les forces
productives développées jusqu’au stade de la totalité et existant uniquement dans le cadre
d’échanges universels. » Marx-Engels, L’Idéologie allemande, présentée et annotée par
Gilbert Badia, Éditions Sociales, 1976, p. 71.
2. Il y a une affinité entre cette thèse et celle qui a conduit à penser « Les Lumières »,
non seulement dans leur rapport aux « Anti-Lumières », mais comme une tension entre
« savoir » et « non-savoir » : cf. H. Adler et R. Gödel (Hrsg.), Formen des Nichtwissens
der Aufklärung, Wilhelm Fink Verlag, München, 2010.
3. “It’s too soon to tell” (Simon Schama, Citizens : A Chronicle of the French
Revolution, Alfred Knopf, New York, 1989, p. XIII).

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*
J’adresse mes remerciements pour leur intérêt et leurs réflexions cri-
tiques envers tel ou tel des développements contenus dans ce livre, aux
étudiants en philosophie des Universités de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
et Paris X Nanterre (aujourd’hui Paris Ouest), aux étudiants du Graduate
Program « Critical Theory Emphasis » de l’Université de Californie à
Irvine, du Centro Franco-Argentino de Altos Estudios de la UBA, et de
l’Institute for Comparative Literature and Society de l’Université
Columbia à New York, ainsi qu’à mes collègues et ami(e)s Jonathan
Arac, Fethi Benslama, Jean-Marie Beyssade, Christophe Bident, Olivier
Bloch, Philippe Büttgen, Nestor Capdevila, Barbara Cassin, Michèle
Cohen-Halimi, Janet Coleman, Alice Crary, Marc Crépon, Françoise
Dastur, Vincent Descombes, Françoise Duroux, Yves Duroux, Franck
Fischbach, Didier Franck, Martine de Gaudemar, Suzanne Gearhart,
Jean-Philippe Genet, Carlos Herrera, Maurizio Iacono, Claude Imbert,
Christoph Jamme, Denis Kambouchner, Bruno Karsenti, Françoise
Kerleroux, Pierre-Jean Labarrière, Sandra Laugier, Jean-Jacques
Lecercle, Jean-Pierre Lefebvre, Alain de Libera, Béatrice Longuenesse,
Pierre Macherey, Patrice Maniglier, Jean-Luc Marion, Giacomo
Marramao, Natacha Michel, Jean-Claude Milner, Warren Montag,
Michel Naepels, Soraya Nour, Bertrand Ogilvie, John Rajchman,
François Regnault, Diogo Sardinha, Mariafranca Spallanzani, Gayatri
Spivak, James Swenson, Emmanuel Terray, Frédéric Worms.
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OUVERTURE

Citoyen Sujet
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RÉPONSE À LA QUESTION
DE JEAN-LUC NANCY : « QUI VIENT APRÈS LE SUJET ? » 1

LE MYTHE DU « SUJET CARTÉSIEN »

Après Hegel et aussi contre lui, Heidegger donne Descartes comme


le moment où s’établit (en philosophie) la « souveraineté du sujet », par
où s’inaugure le discours de la modernité. Ce qui suppose que
l’homme, ou plutôt l’ego, soit déterminé et conçu en tant que sujet
(subjectum).
Sans doute, d’un texte à l’autre, et parfois à l’intérieur du même
« texte » (je me réfère ici avant tout à la conférence « L’époque des
conceptions du monde » de 1938 et au Nietzsche de 1939-1946),
Heidegger nuance-t-il sa formulation. Tantôt il affirme positivement
que, dans les Méditations de Descartes (qu’il cite en latin), l’ego en tant
que conscience (explicité par lui comme cogito me cogitare) est posé,
fondé comme le subjectum (qui se disait en grec hypokeimenon). Ce qui
a aussi comme effet, corrélativement, d’identifier pour toute la philoso-
phie moderne l’hypokeimenon et le fondement avec l’être du sujet de la
pensée, l’autre de l’objet. Tantôt il se contente de marquer que cette
identification est implicite chez Descartes, et qu’il faudra attendre
Leibniz pour qu’elle soit explicitée (« nommée de son propre nom ») et
réfléchie en tant qu’identité de la réalité et de la représentation, dans sa
différence avec la conception traditionnelle de l’être.

1. Première publication dans Cahiers Confrontation, 20, 1989, cit. Les sous-titres
sont ajoutés pour la présente réédition.

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Cette nuance est-elle décisive ? Le fait est qu’on aurait du mal à


trouver la moindre référence au « sujet » comme subjectum dans les
Méditations, et qu’en général la thèse qui poserait l’ego ou le « je pense/
je suis » (ou le « je suis une chose qui pense ») comme sujet, soit au sens
de l’hypokeimenon, soit au sens du futur Subjekt (opposé à l’Objekt ou
à la Gegenständlichkeit), ne figure nulle part chez Descartes. En évo-
quant une définition implicite, en attente de sa formulation, donc une
téléologie de l’histoire de la philosophie (un retard de la conscience, ou
plutôt du langage), Heidegger ne fait que rendre sa thèse plus intenable,
pour peu qu’en réalité la position de Descartes soit incompatible avec
ce concept. Or c’est ce qu’il est aisé de vérifier en se reportant à la fois à
l’usage que fait Descartes du nom de « sujet », et aux raisons de fond
pour lesquelles il ne nomme pas « sujet » la substance pensante ou
« chose qui pense ».
Le problème de la substance apparaît tardivement, on le sait, dans
le cours des Méditations : il n’est posé ni dans la présentation du
cogito, ni lorsque Descartes en tire la conséquence épistémologique
fondamentale (l’âme se connaît elle-même avec « plus d’évidence, de
distinction et de netteté » qu’elle ne connaît le corps), mais dans la
IIIe Méditation, lorsqu’il entreprend d’établir et de penser le lien causal
entre cette « chose qui pense » pour laquelle l’âme se connaît, et le
Dieu dont elle trouve en elle-même immédiatement l’idée, en tant
qu’idée de l’être infini. Mais là encore il n’est pas question de sujet. Le
terme n’apparaîtra incidemment, avec sa signification scolastique, que
dans les Réponses aux Objections, dans le cadre d’une discussion sur
la différence réelle des substances finie et infinie, pensante et étendue,
dont plus tard les Principes proposeront une définition mise en forme.
À ces discussions il convient d’ajouter celle qui porte sur l’union de
l’âme et du corps, « troisième substance » constitutive de l’individua-
lité, dont la théorie sera exposée dans la VIe Méditation et développée
dans le Traité des passions.
De ces différents contextes il ressort clairement que le concept
essentiel chez Descartes est celui de substance, mais dans la significa-
tion toute nouvelle qu’il lui confère. Cette signification ne se limite pas
à objectiver chacune pour son compte la res cogitans et la res extensa :
elle sert à penser tout l’ensemble des relations de causalité entre Dieu
(infini) et les choses (finies), les idées et les corps, mon âme et mon
corps (propre). C’est donc avant tout un concept relationnel. Entendons
par là que l’essentiel de sa fonction théorique s’accomplit dans la mise
en relation de « substances » distinctes, qui revêt en général la forme

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d’une unité de contraires. Le nom de substance (c’est sa caractéristique


principale, négative) ne peut être attribué univoquement à l’infini
(Dieu) et au fini (les créatures), il sert donc à penser leur différence, et
cependant il permet de comprendre leur dépendance (car seule une
substance peut en « causer » une autre : c’est sa seconde caractéris-
tique). De même, la pensée et l’étendue sont des substances réellement
distinctes, n’ayant en commun aucun attribut, et cependant la réalité
même de cette distinction implique une union substantielle (non acci-
dentelle), comme base de l’expérience que nous faisons de nos sensa-
tions. Toutes ces distinctions et ces oppositions trouvent finalement
leur cohésion – sinon la solution des énigmes qu’elles recèlent – dans
un nexus à la fois hiérarchique et causal, entièrement commandé par le
principe de la causalité éminente, en Dieu, des relations « formelles »
ou « objectives » entre substances créées (c’est-à-dire de celles qui
consistent en actions et en passions, et de celles qui consistent en repré-
sentations). C’est seulement parce que toutes les substances (finies)
sont éminemment causées par Dieu (ont leur cause éminente, ou mieux
l’éminence de leur cause, en Dieu) qu’elles sont aussi en relation cau-
sale les unes avec les autres. Mais inversement la causalité éminente –
autre nom de l’infini actuel – n’exprime rien qui soit intelligible pour
nous, si ce n’est précisément l’unité « objective » de causalités formel-
lement distinctes.
Rien n’est donc plus éloigné de Descartes qu’une métaphysique de
la substance, conçue comme un terme univoque. Ce concept a plutôt
chez lui acquis une nouvelle équivocité, sans laquelle il ne saurait
remplir sa fonction structurale : nommer tour à tour chacun des pôles
d’une topique où je me situe à la fois comme cause et comme effet (ou
comme une cause qui n’est elle-même qu’un effet). On comprend que
la notion du subjectum/hypokeimenon ait ici un statut tout à fait évanes-
cent : elle n’est mentionnée par Descartes, en réponse à des objections,
que pour soutenir à la manière scolastique sa thèse réaliste (toute sub-
stance est le sujet réel de ses propres accidents). Mais elle n’ajoute
aucun élément de connaissance au concept de la substance (et en parti-
culier aucune idée d’une « matière » distincte de la « forme ») : c’est
pourquoi la substance est pratiquement indiscernable de son attribut
principal, qu’il soit compréhensible (l’étendue, la pensée) ou incompré-
hensible (l’infini, la toute-puissance).
Sans aucun doute il est essentiel de caractériser, chez Descartes, la
« chose pensante » que (donc !) je suis comme substance ou comme
substantielle, dans un nexus des substances, qui sont autant d’instances

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de l’appareil métaphysique. Mais il est inessentiel de rattacher cette


substance à la représentation d’un subjectum, et en tout cas impossible
de nommer l’ego cogito du nom (propre) de subjectum. Par contre il est
possible et même nécessaire de se demander en quel sens l’individu
humain, composé d’âme, de corps, et de leur unité, est par excellence
le « sujet » ou l’assujetti (subjectus) d’une souveraineté divine. La
représentation de la souveraineté est en effet impliquée dans l’idée
d’éminence, et inversement la réalité des choses finies ne saurait se
comprendre hors d’une dépendance spécifique « selon laquelle toutes
choses sont sujettes à Dieu » 1. Ce qui vaut au point de vue ontologique
vaut aussi bien au point de vue épistémologique : de la thèse de la
« création des vérités éternelles » à celle, propre aux Méditations, qui
veut que l’intelligibilité du fini soit impliquée par l’idée de l’infini,
s’affirme une même conception de l’assujettissement de l’entendement
et de la science, non pas certes à un dogme extérieur ou révélé, mais à
un centre intérieur de la pensée qui a la structure d’une décision souve-
raine, d’une présence absente, ou d’une source d’intelligibilité comme
telle incompréhensible.
Ainsi se conserve, et même se renforce, chez Descartes l’idée que
causalité et souveraineté se convertissent l’une dans l’autre. On peut
même dire qu’elle se trouve poussée à l’extrême – ce qui est peut-être,
en tout cas pour nous, l’annonce d’une décomposition prochaine de
cette figure de pensée théologico-politique. Qu’il en résulte une extrême
tension intellectuelle est une évidence reconnue et constamment réexa-
minée par Descartes lui-même. Comment concevoir la liberté absolue
de l’homme – ou plutôt de sa volonté : mais elle est l’essence même du
jugement –, semblable à celle de Dieu, sans remettre en cause cet assu-
jettissement ? Comment la concevoir hors de cet assujettissement,
puisqu’elle est l’image d’une autre liberté, d’une autre puissance ? On
sait que la pensée de Descartes oscille sur ce point entre deux tendances.
L’une, mystique, consiste à identifier liberté et assujettissement : vouloir
librement, au sens d’une liberté nécessaire, éclairée par la connaissance
vraie, c’est coïncider avec l’acte par lequel Dieu me conserve dans une
perfection relative. L’autre tendance, pragmatique, consiste à déplacer
la question, en jouant de la topique des substances, en faisant de ma
sujétion envers Dieu l’origine de ma maîtrise et possession de la nature,
et plus précisément du pouvoir absolu que je peux exercer sur mes

1. Lettre de Descartes à Christine, du 20.XI.1647, citée par Jean-Luc Marion, Sur la


théologie blanche de Descartes, PUF, 1981, p. 411.

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passions. Il n’y a pas moins de difficultés dans l’une que dans l’autre de
ces thèses, et ce n’est pas ici le lieu d’en discuter : mais il est clair que,
dans tous les cas, la liberté ne saurait en effet être pensée que comme
celle du sujet, de l’être assujetti, c’est-à-dire dans les termes d’une
contradiction.
Le « sujet » de Descartes est donc toujours (plus que jamais) le
subjectus. Mais qu’est-ce que le subjectus ? C’est l’autre nom du sub-
ditus, selon une équivalence pratiquée par toute la théologie politique
médiévale, et systématiquement exploitée par les théoriciens de la
monarchie absolue : l’individu soumis à la ditio, à l’autorité souveraine
d’un prince, autorité qui s’exprime dans ses ordres, et qui est elle-
même légitimée par la Parole d’un autre Souverain (le Seigneur Dieu).
« C’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des
lois en son royaume », écrira Descartes à Mersenne (lettre du 15 avril
1630). C’est cette dépendance même qui le constitue. Mais le sujet de
Descartes n’est pas le subjectum dont – quitte à en inverser le sens, au
regard de l’« objet » – on suppose la permanence depuis la métaphy-
sique d’Aristote jusqu’à la subjectivité moderne.
D’où vient alors qu’on ait pu les confondre 1 ? Une partie de la
réponse réside évidemment dans l’effet prolongé jusqu’à nos jours de
la philosophie kantienne, et dans sa nécessité propre. Heidegger, avant
et après le « tournant », se situe clairement dans cette dépendance. C’est
à la lettre même de la Critique de la raison pure qu’il faut remonter
pour découvrir l’origine de la projection sur le texte cartésien d’une
catégorie transcendantale du « sujet ». Mieux : cette projection, avec la
distorsion qu’elle comporte (retranchant et ajoutant simultanément
quelque chose au cogito), est bel et bien constitutive de l’« invention »
du sujet transcendantal, qui est inséparablement une sortie et une inter-
prétation du cartésianisme. Pour que le « sujet » apparaisse comme
l’unité originairement synthétique des conditions de l’objectivité (de
« l’expérience »), il faut en effet reformuler le cogito non seulement
comme réflexivité, mais comme thèse du « je pense » « accompagnant
toutes mes représentations » (c’est-à-dire comme thèse de la conscience
de soi, ce qui se dira chez Heidegger : cogito = cogito me cogitare), il
faut ensuite distinguer cette conscience de soi aussi bien de l’intuition

1. Je n’ignore pas qu’il s’agit de les opposer : mais pour les opposer directement,
comme l’envers et l’endroit, il faut supposer la permanence d’une même question (d’une
même « ouverture »), par-delà la question du subjectus, qui tombe dans les oubliettes de
l’« histoire de l’être ».

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d’un être intelligible que de l’intuition du « moi empirique » dans le


« sens interne », enfin il faut dissoudre le « paralogisme de la substan-
tialité » de l’âme. En d’autres termes une seule et même opération
historico-philosophique découvre le sujet dans la substance du cogito
cartésien, et dénonce la substance dans le sujet (comme illusion trans-
cendantale), installant ainsi Descartes dans cette situation de « transi-
tion » (en avance et en retard sur le temps de l’histoire, conçue comme
histoire de l’avènement du sujet), que les philosophies des XIXe et
XXe siècles ne cesseront de commenter.
Paraphrasant Kant lui-même, nous pouvons bien dire que ces for-
mulations de la Critique de la raison pure forment le « texte unique »
d’où, en particulier, les philosophies transcendantales tirent « toute leur
sagesse » : puisqu’elles ne cessent de réitérer le double rejet de la sub-
stantialité et de la phénoménalité qui forme l’être paradoxal du sujet
(être – non être, en tout cas non chose, non « catégorisable », non
« objectivable ») 1. Et ceci ne vaut pas seulement pour la face « épisté-
mologique » du sujet, mais aussi pour sa face pratique : le fait qu’en
dernière instance le sujet transcendantal qui effectue l’unité non sub-
stantielle des conditions de l’expérience soit aussi le même qui, en se
prescrivant à lui-même ses actes sur le mode de l’impératif catégorique,
inscrit la liberté dans la nature (on est tenté de dire plutôt qu’il l’y
exscrit : Heidegger sur ce point est un bon guide), c’est-à-dire le même
qui s’identifie dans une perspective téléologique avec l’humanité de
l’homme.

UN JEU DE MOTS HISTORIAL

Pourquoi avoir proposé cette glose, à la fois longue et schématique ?


C’est qu’il vaut la peine, à mes yeux, de prendre au sérieux la question
de J.-L. Nancy, ou plutôt la forme que Nancy a su conférer par une
simplification radicale à une interrogation diffuse dans ce qu’on appelle
la conjoncture philosophique : mais à la condition de le faire d’une

1. Au besoin en l’appliquant à Kant lui-même : car le destin de cette problématique


– du fait même que le sujet transcendantal est une limite, voire la limite comme telle,
déclarée constituante (Wittgenstein) – est de constater qu’il y a toujours encore en lui de
la substance, ou du phénomène, qu’il faut réduire.

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manière très littérale – au risque de s’y enferrer. Il n’appartient pas à tout


un chacun de produire une véritable question sophistique, c’est-à-dire
susceptible de confronter la philosophie, dans l’élément d’un langage
donné (voire d’une langue donnée), à l’aporie de sa propre réflexion
« fondatrice », à la circularité de son énonciation. Donc à la nécessité et
à l’impossibilité d’une « décision » dont dépend la progression de son
discours. Avec cette petite phrase : « qui vient après le sujet ? », il
semble bien que Nancy y soit parvenu, puisque la seule « réponse »
possible – au même niveau de généralité et de singularité – désignerait
le non sujet, quel qu’il soit, comme « ceci » qui succède au sujet (et
donc lui met fin), mais que la place où il doit venir est déjà, par la
question « qui », déterminée comme la place d’un sujet, autrement dit
comme l’être (qui est le) sujet, et rien d’autre. Et notre « sujet » (c’est-
à-dire inéluctablement nous-même, qui que nous soyons ou nous
croyions), pris dans la contrainte de l’énoncé, de s’interroger indéfini-
ment : « comment se pourrait-il que de moi ceci (ne) vint (pas) ? ».
Voyons donc plutôt ce qui caractérise cette forme.
Premièrement, la question est posée au présent : un présent qui sans
doute fait allusion à une « actualité », et derrière lequel nous pourrions 1
restituer toute une série de présupposés sur les caractères de l’« époque »
dans laquelle nous nous trouvons : soit que nous nous la représentions
comme le triomphe de la subjectivité ou comme sa dissolution, comme
une époque toujours en cours ou tirant à sa fin (donc en un sens déjà
dépassée). À moins que précisément ces alternatives ne fassent partie
des pré-formulations dont la question de Nancy conduirait à suspendre
l’évidence. Mais il est une autre façon d’interpréter un tel présent :

1. Comme le suggère Nancy lui-même dans les attendus de sa lettre d’invitation, dont
je reproduis ici un passage : « Cette question peut s’expliciter ainsi : une des détermina-
tions majeures de la pensée contemporaine est la mise en question de l’instance du
“sujet”, selon la structure, le sens et la valeur subsumés sous ce terme de Descartes à
Hegel, sinon à Husserl. Les questions inaugurales de la pensée actuelle (…) ont toutes
comporté un procès de la subjectivité. Un discours répandu dans une époque concluait à
sa simple liquidation. Tout semble indiquer pourtant la nécessité, non pas d’un “retour au
sujet” (…) mais au contraire d’une avancée vers quelqu’un – quelque un – d’autre à sa
place (cette dernière expression est évidemment de pure commodité : la “place” ne saurait
être la même). Qui serait-il ? Comment se présenterait-il ? Pouvons-nous le nommer ? La
question “qui” lui convient-elle ? (…) En d’autres termes : s’il convient d’assigner
quelque chose comme une ponctualité, une singularité ou une haeccéité en tant que lieu
d’émission, de réception ou de transition (de l’affect, de l’action, du langage, etc.),
comment désigner sa spécificité ? Ou bien, la question doit-elle être transformée – à
moins qu’il n’y ait, en fait, pas lieu de la poser ? » (Jean-Luc Nancy, Présentation, in
Après le sujet qui vient, cit., p. 8).

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comme un présent indéterminé, sinon anhistorique, par rapport auquel


nous n’avons pas (du moins pas immédiatement) à nous situer sous la
forme d’une caractérisation de « notre époque » et de son sens, mais qui
requiert seulement que nous nous demandions ce qui advient lorsqu’il
(ou cela) vient après le sujet, à quelque moment que cet « événement »
ait lieu, ou ait eu lieu. C’est ce point de vue que je choisis : on verra dans
un instant pourquoi.
Deuxièmement, la question posée est : qui vient…? Ici encore, deux
écoutes sont possibles. L’une, que j’esquissais à l’instant, est peut-être
plus naturelle au philosophe contemporain : partant d’une précompré-
hension du « sujet » tel que l’a constitué la philosophie transcendantale
(das Subjekt), et tel que l’ont ensuite déconstruit ou décentré différentes
philosophies « du soupçon », différentes analyses « structurales », elle
débouche sur l’énigme induite par la personnalité du sujet : qu’il se
succède toujours à lui-même à travers différentes figures philoso-
phiques, ou différents modes de (re)présentation – ce qui n’est peut-
être que la répétition en miroir de la façon dont il se précède toujours
lui-même (question : qui vient avant le sujet ?). Mais pourquoi ne pas
suivre plus complètement encore les indications de la langue ? S’il est
une question d’identité présupposée dans l’énoncé de Nancy, elle n’est
pas de la forme « qu’est-ce que le sujet ? » (ou « qu’est-ce que cela, ce
que nous nommons sujet ? »), mais de la forme : « qui est le sujet ? »,
voire comme préalable absolu : « qui est donc sujet ? ». Elle ne porte
pas sur le subjectum, mais sur le subjectus, celui qui est assujetti. Non
pas, du moins pas immédiatement, le sujet transcendantal (avec
l’ensemble de ses doubles : sujet logique, sujet grammatical, sujet sub-
stantiel), qui est par définition un neutre (avant de devenir un ça), mais
le sujet comme individu ou personne soumise à l’exercice d’un pou-
voir, dont le modèle est d’abord politique et le concept juridique. Non
pas le sujet en tant qu’il s’oppose au prédicat ou à l’objet, mais celui à
qui renvoie cette thèse de Bossuet : « Tous les hommes naissent sujets
et l’empire paternel qui les accoutume à obéir les accoutume en même
temps à n’avoir qu’un seul chef » (Politique tirée de l’Écriture
Sainte) 1.

1. Bossuet dit : « tous les hommes naissent sujets ». Descartes, lui, dit : il y a des idées
innées : celles que Dieu a toujours déjà mises dans mon âme, comme « semences de
vérité », dont la nature (de vérités éternelles) est contemporaine de ma nature (car Dieu
les crée ou conserve à chaque instant de même qu’il me crée ou conserve), et qui sont au
fond toutes comprises dans l’infini qu’enveloppent toutes mes idées vraies, à commencer
par la première de toutes : mon existence pensante.

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La langue française (ou franco-anglaise) présente ici, sur l’allemand


et même sur le latin, un avantage proprement philosophique : celui de
retenir dans l’unité équivoque d’un même nom le subjectum et le sub-
jectus, le Subjekt et l’Untertan. C’est peut-être faute d’avoir prêté atten-
tion à ce qu’indique une telle continuité que Heidegger a proposé une
interprétation fictive de l’histoire de la métaphysique dans laquelle
l’antériorité de la question du subjectus/Untertan est « oubliée » et
recouverte par une projection rétrospective de la question du Subjekt
comme subjectum. Or cette présentation, qui marque l’aboutissement
d’une longue entreprise d’intériorisation de l’histoire à la philosophie,
est aujourd’hui assez largement acceptée même par des philosophes qui
ne se veulent pas « heideggériens » (et qui n’ont pas souvent le savoir
de Heidegger), pour qu’il ait été utile d’en situer exactement le moment
de forçage.
Mais si tel est d’abord le sujet (à la fois historiquement et logique-
ment), la question de Nancy comporte une réponse très simple, mais
d’une conséquence telle qu’on peut se demander si elle n’est pas sous-
jacente à toute autre interprétation, à toute relance de la question du
sujet, y compris comme sujet transcendantal. Voici cette réponse : après
le sujet vient le citoyen. Le citoyen (défini par ses droits et devoirs) est
ce « non sujet » qui vient après le sujet, et dont la constitution et la
reconnaissance mettent fin (en principe) à l’assujettissement du sujet.
Cette réponse n’a pas à être (fictivement) découverte, ou proposée
dans un pari eschatologique (à supposer que le sujet soit déclinant, que
dire de son successeur à venir ?), mais elle est déjà donnée et nous
l’avons tous en mémoire. Nous pouvons même la dater : de 1789,
même si nous savons que cette date et le lieu qu’elle indique sont trop
simples pour enfermer tout le processus de substitution du citoyen au
sujet : reste qu’elle en marque l’irréversibilité, l’effet de rupture.
Nous savons aussi que cette réponse apporte avec elle historique-
ment sa propre justification : si le citoyen vient après le sujet, c’est au
titre d’une réhabilitation, voire d’une restauration (impliquée dans
l’idée même de révolution) : c’est que le sujet n’est pas l’homme
originaire et que, contrairement à la thèse de Bossuet, les hommes
« naissent » non pas « sujets » mais « libres et égaux en droits ». Dans
la réponse de fait dont nous disposons déjà (et dont on est alors tenté
de se demander pourquoi elle doit être périodiquement remise en sus-
pens, dans le jeu d’une question qui l’inverse) est aussi contenue toute
la difficulté d’une interprétation qui fait du « sujet » un donné non
originaire, un commencement qui n’est pas (et ne peut pas être) l’ori-

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gine. Puisque l’origine ce n’est pas le sujet, mais l’homme. Mais cette
interprétation est-elle la seule possible ? Est-elle indissociable du fait
lui-même ? C’est à l’intérêt de ces questions pour la philosophie – y
compris lorsqu’elle se déplace du subjectus au subjectum – que je
voudrais ici consacrer quelques réflexions provisoires.
Ces réflexions ne tendent pas – on s’en convaincra rapidement – à
minimiser le tournant opéré par Kant, mais à se demander en quoi réside
exactement sa nécessité, et s’il est véritablement incontournable et indé-
passable (donc incompréhensible), c’est-à-dire si toute critique de la
représentation de l’histoire de la philosophie que nous avons héritée
de Kant ne peut se faire que du point de vue d’un « sujet » au sens
kantien. La réponse me semble résider au moins pour une part dans
l’analyse de cette « coïncidence » : le moment où Kant produit (et pro-
jette rétrospectivement) le « sujet » transcendantal, est précisément celui
où la politique détruit le « sujet » du prince, pour le remplacer par le
citoyen républicain. Que cette coïncidence n’en soit pas véritablement
une, nous en trouvons déjà l’indice dans le fait que la question du sujet,
autour de laquelle pivote la révolution copernicienne, est immédiate-
ment caractérisée comme question de droit (quant à la connaissance,
quant à l’action). Dans cette question de droit vacille la représentation
de l’« homme », dont on disait plus haut qu’il forme l’horizon téléolo-
gique du sujet : ce qu’il s’agit de trouver sous son nom n’est pas
l’homme de fait, assujetti à diverses puissances intérieures et exté-
rieures, mais l’homme de droit (qu’on pourrait encore appeler l’homme
de l’homme ou l’homme dans l’homme, et qui est aussi bien le non-
homme empirique), dont l’autonomie correspond à la position d’un
« législateur universel ». Ce qui, coupant au plus court, nous ramène à la
réponse évoquée ci-dessus : après le sujet (subjectus) vient le citoyen.
Mais ce citoyen est-il immédiatement ce que Kant nommera « sujet »
(Subjekt) ? Ou bien ce dernier n’est-il pas plutôt la réinscription du
citoyen dans un espace philosophique et, par-delà, anthropologique, qui
évoque encore en le déplaçant le défunt sujet du prince ? À ces questions
que fait inévitablement lever la lettre de l’invention kantienne, dès lors
qu’elle est replacée dans l’actualité de son moment, nous ne pouvons
apporter une réponse directe. Il faut prendre le temps d’un détour par
l’histoire. Qui est le sujet du prince ? Et qui est le citoyen qui vient après
ce sujet ?

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LE SUJET DE L’OBÉISSANCE

Enfermer le « subjectus » dans une définition unique est une


gageure, puisqu’il s’agit d’une figure juridique dont l’évolution s’étend
sur dix-sept siècles, depuis le droit romain jusqu’à la monarchie absolue.
On a souvent exposé que, dans l’histoire politique de l’Europe occiden-
tale, le temps des sujets coïncide avec celui de l’absolutisme. En effet
l’absolutisme semble donner sa forme achevée, cohérente, à un pouvoir
qui ne se fonde que sur lui-même, et qui se fonde comme sans limites
(donc incontrôlable et irrésistible par définition) : un tel pouvoir fait
véritablement des hommes des sujets, et rien que des sujets, puisque
l’être même du sujet est l’obéissance. Du point de vue du sujet la préten-
tion du pouvoir à incarner à la fois le bien et la vérité est alors entière-
ment justifiée : le sujet est celui qui n’a pas à savoir, en tout cas à
comprendre pourquoi ce qui lui est prescrit l’est en vue de son propre
bonheur. Pourtant cette perspective est trompeuse : plutôt qu’une forme
cohérente, l’absolutisme classique est un nœud de contradictions, et
ceci se voit aussi dans la théorie, dans le discours. Jamais il ne réussit à
stabiliser sa définition de l’obéissance, donc sa définition du sujet. On
peut se demander pourquoi il en va nécessairement ainsi, et quelles
conséquences en résulteront pour le « dépassement », la « négation » du
sujet dans le citoyen (c’est le cas ou jamais de parler de relève : le
citoyen est un sujet qui se redresse !). Pour cela il faut esquisser une
genèse historique du sujet et de ses contradictions.
La première question serait de savoir comment on passe de l’adjec-
tif au substantif, des individus qui sont assujettis à la puissance d’un
autre à la représentation d’un peuple ou d’une communauté comme un
ensemble de « sujets ». La distinction des personnes indépendantes et
dépendantes est fondamentale dans le droit romain. Un texte suffira à
le rappeler :
« Sequitur de jure personarum alia divisio. Nam quaedam personae sui
juris sunt, quaedam alieno juri sunt subjectae. Sed rursus earum perso-
narum quae alieno juri subjectae sunt, aliae in potestate, aliae in manu,
aliae in mancipio sunt. Videamus nunc de iis quae alieno juri subjectae
sint ; si cognoverimus quae istae personae sunt, simul intellegemus quae
sui juris sint » 1.

1. Gaius, Institutes, Commentarius primus, par. 48-50. « Nous arrivons à une autre
division du droit des personnes. Certains individus sont autonomes, d’autres soumis au

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Étrangement c’est par la définition (la division dialectique) des


formes de l’assujettissement qu’on obtient, a contrario, la définition
des hommes libres, des maîtres. Mais cette division ne fait pas un
collectif de sujets, elle ne crée entre eux aucun « lien ». Pour cela, ne
suffisent pas les notions de potestas, de manus, de mancipium. Les
sujets ne sont pas l’ensemble hétérogène formé par les esclaves, plus les
enfants légitimes, plus les épouses, plus les parents acquis ou adoptés.
Ce qu’il faut, c’est un imperium. Des sujets sont donc apparus avec
l’empire (et en rapport avec la personne de l’empereur, auquel les
citoyens et beaucoup de non-citoyens doivent « service », officium).
Mais je suppose que cette condition nécessaire n’est pas suffisante :
encore a-t-il fallu que des Romains puissent être soumis à l’imperium
de la même façon (s’ils l’ont jamais été) que des populations conquises,
« sujettes du peuple romain » (confusion qui pointe, contradictoirement,
à l’horizon de la citoyenneté romaine généralisée comme statut person-
nel dans l’empire) 1. Et surtout, il a fallu que l’imperium soit théologi-
quement fondé comme imperium chrétien, un pouvoir issu de Dieu et
conservé par lui 2.
En effet le sujet a deux grandes caractéristiques, qui conduisent
toutes deux à des apories (en particulier dans la forme que leur donnera
la monarchie absolue) : il est un subditus ; il n’est pas un servus. Elles
sont réciproques, mais chacune a sa dialectique propre.
Le sujet est un subditus : cela veut dire qu’il entre dans un rapport
d’obéissance. L’obéissance est autre chose, elle est plus que la
contrainte : elle ne s’établit pas seulement entre un chef qui a le pou-
voir de contraindre et ceux qui subissent ce pouvoir, mais entre un
sublimis, « élu » pour commander, et des subditi, qui se tournent vers
lui pour entendre une loi. Le pouvoir de contraindre se distribue tout
au long d’une hiérarchie de puissances inégales (rapport de majoritas

droit d’autrui. De plus, parmi les individus soumis au droit d’autrui, les uns sont en
puissance, les autres en main, d’autres encore en mainprise. Occupons-nous donc de ceux
qui sont soumis au droit d’autrui : quand nous connaîtrons quels sont ces individus, nous
comprendrons du même coup quels sont ceux qui sont autonomes » (Gaius, Institutes,
Texte établi et traduit par Julien Reinach, Troisième tirage, Paris, Société d’édition « Les
Belles Lettres », 1979, p. 9).
1. Cf. Christian Bruschi, « Le droit de cité dans l’Antiquité : un questionnement pour
la citoyenneté aujourd’hui », in La citoyenneté, volume coordonné par C. de Wenden,
Fondation Diderot, Edilig, 1988.
2. Emmanuel Terray me suggère que c’est l’une des raisons du ralliement de
Constantin au christianisme paulinien (« tout pouvoir vient de Dieu » : cf. l’Épître aux
Romains).

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– minoritas). L’obéissance, elle, est le principe, identique à lui-même


tout au long de cette chaîne, et rattaché en dernière instance à son
origine transcendante, qui fait de tous les obéissants les membres d’un
même corps. L’obéissance institue le commandement du haut sur le
bas, mais elle vient fondamentalement d’en bas : en tant que subditi,
les sujets veulent leur propre obéissance. Et s’ils la veulent c’est parce
qu’elle s’inscrit dans l’économie d’une création (leur création) et d’un
salut (leur salut, à chacun pris individuellement et à tous pris collecti-
vement). Ainsi le fidèle sujet (celui qui « volontiers », « loyalement »,
c’est-à-dire activement et de bon gré, obéit à la loi et exécute les ordres
d’un souverain légitime) est-il nécessairement un sujet fidèle : c’est-
à-dire un chrétien, sachant que tout pouvoir vient de Dieu. En obéis-
sant à la loi du prince, c’est à Dieu qu’il obéit 1. Est constitutif du sujet
le fait que l’ordre (au sens d’injonction) auquel il « répond » lui vient
d’au-delà de l’individu et de la bouche qui le profèrent.
Cette structure contient en germe une dialectique infinie. C’est elle
en effet qui unifie le sujet (de même qu’elle unifie dans la personne du
souverain l’acte et sa sanctification, la décision et la justice) : elle fait
qu’il n’a pas à (se) poser de questions, puisque les réponses ont toujours
été déjà données. Mais c’est elle aussi qui le divise. Ainsi lorsqu’un
« pouvoir spirituel » et un « pouvoir temporel » se disputent la préémi-
nence (ce qui suppose que chacun tente aussi de s’approprier les attri-
buts de l’autre). Mais plus simplement lorsque la question se pose de
savoir quel souverain est légitime, quelle pratique de gouvernement est
« chrétienne » donc conforme à son essence (l’idée même d’un « droit
de résistance » étant contradictoire dans les termes, le choix – si le
gouvernement est mauvais – est entre le régicide et la prière pour la
conversion du souverain…). Surtout une contradiction se développe
avec la monarchie absolue. On peut voir dans celle-ci l’aboutissement
du conflit entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel : du droit divin des
rois on passe à l’idée de leur élection directe : c’est comme tel que le
pouvoir royal est divinisé (et que l’État se transfère les différents sacre-
ments). Mais non pas (du moins en Occident) la personne individuelle
du roi : incarnation d’un pouvoir divin, le roi n’est pas lui-même
« Dieu ». Le roi (le souverain) est lex animata (nomos empsuchos) (de

1. Sur tous ces points, cf. par exemple Walter Ullmann, The Individual and Society in
the Middle Ages, Baltimore, 1966 ; trad. ital. Individuo e Società nel medioevo, Laterza,
Bari, 1983. Et du même auteur : A History of Political Thought : The Middle Ages,
Penguin Books, 1965 ; trad. ital. Il pensiero politico del Medioevo, Laterza, Bari, 1984.

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même que la loi est inanimatus princeps). Alors la personne (le


« corps ») du roi doit elle-même se diviser : en personne divine et per-
sonne humaine. Et corrélativement l’obéissance 1…
Une telle obéissance, dans son unité et ses divisions, implique donc
la notion de l’âme. C’est une notion que l’Antiquité n’a pas connue, en
tout cas dont elle n’a pas fait le même usage pour penser un rapport
politique (aussi n’existe-t-il en grec, si je ne me trompe, aucun équi-
valent du subjectus – subditus, pas même le terme hypèkoos, désignant
ceux qui obéissent à la parole d’un maître, qui deviendront les « dis-
ciples », et dont les théologiens tireront le nom de l’obéissance chré-
tienne : hypakoè). Pour un ancien l’obéissance ou bien est une situation
contingente dans laquelle on se trouve par rapport à un commandement
(archè), donc à un commandant (archôn) : mais être commandé (archo-
menos) implique alors qu’on puisse aussi soi-même – au moins théori-
quement – commander (c’est la définition aristotélicienne du citoyen) ;
ou bien elle est une dépendance naturelle de type « familial ». Sans
doute il convient ici de faire des différences (dont l’ignorance caractérise
proprement la barbarie) : la femme (même chez les Grecs, a fortiori chez
les Romains) n’est pas une esclave. Toutefois ces différences se laissent
subsumer sous des oppositions analogues : la partie et le tout, la passivité
et l’activité, le corps et l’âme (ou l’intellect). Cette dernière opposition
vaut particulièrement pour l’esclave, qui est à son maître ce qu’un corps,
un « organisme » (ensemble d’outils naturels) est à l’intelligence. Dans
une telle perspective, l’idée même d’une « libre obéissance » est une
contradiction dans les termes. Qu’un esclave puisse être aussi libre est
une idée tardive (stoïcienne) : il faut l’entendre comme signifiant que sur
un autre plan (dans une cité « cosmique », une cité « des esprits ») celui
qui est ici esclave peut être aussi un « maître » (maître de soi, de ses
passions). Il peut être aussi un « citoyen » lié à d’autres par un lien
réciproque (philia). Rien qui approche de l’idée d’une liberté résidant
dans l’obéissance elle-même, résultant de cette obéissance. Pour la
concevoir il faut transférer l’obéissance du côté de l’âme, et cesser de
concevoir celle-ci comme naturelle : il faut au contraire nommer ainsi
une part surnaturelle de l’individu qui entend la divinité de l’ordre.
Aussi le subditus – subjectus a-t-il constamment été distingué de
l’esclave, de même que la souveraineté du prince, du sublimis, a été

1. Sur tout ceci, voir Ernst Kantorowicz, L’empereur Frédéric II, trad. fr., Gallimard,
1988 ; The King’s Two Bodies, Princeton University Press, 1960 ; Mourir pour la patrie,
trad. fr., PUF, 1984.

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distinguée d’un « despotisme » (littéralement : l’autorité d’un maître


d’esclaves) 1. Mais cette distinction fondamentale a été élaborée de
deux façons. Elle a été élaborée à l’intérieur du cadre théologique, tout
simplement en développant l’idée que le sujet est un fidèle, un chrétien :
puisque c’est son âme qui obéit en dernière instance, il ne saurait jamais
être la « chose » du souverain (dont on peut user et abuser) ; son obéis-
sance s’inscrit dans un ordre qui, finalement, doit le sauver : elle a pour
contrepartie une responsabilité (un devoir) du prince. Mais cette façon
de penser la liberté du sujet est, en pratique, extraordinairement ambi-
valente : car elle peut se comprendre soit comme l’affirmation et la
contribution active de sa volonté à l’obéissance (de même que le chré-
tien, par ses œuvres, « coopère au salut » : on voit ici la nécessité poli-
tique du compromis théologique sur la question de la prédestination),
soit comme l’anéantissement de la volonté (c’est pourquoi les mys-
tiques qui tendent à l’obéissance parfaite exercent leur volonté à
s’anéantir dans la contemplation de Dieu, seul souverain absolu). Des
raisons intellectuelles aussi bien que des intérêts matériels (ceux des
seigneurs, des corporations, des villes « bourgeoises ») incitent alors à
penser autrement la liberté du sujet : en combinant paradoxalement ce
concept avec celui du « citoyen », apporté de l’Antiquité et notamment
d’Aristote, mais soigneusement distingué de l’homme en tant qu’il est
l’image du créateur.
Ainsi le civis – politès revient sur scène, pour marquer la différence
quasi ontologique entre un « sujet » et un serf/esclave. Mais l’homme
désigné comme citoyen n’est plus le zôon politikon : il n’est plus que
l’« animal sociable », c’est-à-dire qu’il est sociable en tant qu’animal
(et non en tant que son âme est immortelle). Thomas d’Aquin distingue
la christianitas (surnaturelle) de l’homme et son humanitas (naturelle),
le « fidèle » et le « citoyen ». Celui-ci est le titulaire d’une liberté natu-
relle, d’une « franchise » : ce qui n’a rien à voir avec une souveraineté,
mais revient à dire que sa soumission à l’autorité politique n’est ni
immédiate, ni arbitraire : il est soumis en tant que membre d’un ordre,
d’un corps, habitant d’une ville à qui sont reconnus certains droits, qui
lui confère un certain statut, un domaine propre d’initiative, une immu-
nité. Que devient alors le « sujet » ? En un sens il est plus réellement

1. Comment passe-t-on d’un servus romain à un serf médiéval ? Par un changement


de « mode de production » sans doute (bien qu’il soit douteux que, du strict point de vue
de la production, chacun de ces termes corresponde à un mode simple) : mais ce
changement présuppose ou implique que le « serf » ait lui aussi une âme immortelle,
incluse dans l’économie du salut ; c’est pourquoi il est attaché au domaine, non au maître.

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libre (car sa sujétion est l’effet d’un ordre politique qui intègre la « civi-
lité », la « politie », et s’inscrit ainsi dans la nature). Mais il devient de
plus en plus difficile de le penser comme subditus : le concept même de
son « obéissance » est menacé.
Cette tension devient, à nouveau, contradiction dans la monarchie
absolue. On a déjà vu qu’elle porte au point de rupture l’unité mysté-
rieuse du souverain temporel et spirituel. Il en va de même pour la
liberté du sujet. En tant que la monarchie absolue concentre les pouvoirs
dans l’unité de l’« État » (ce terme apparaît alors, avec sa « raison »
propre), elle dissout tous les pouvoirs intermédiaires (au moins idéale-
ment) et supprime toutes les sujétions au profit d’une seule : il n’y a plus
qu’un prince dont la loi est la volonté, « père de ses sujets », ayant sur
eux une autorité absolue (puisque toute autre autorité, à côté de la
sienne, est nulle). « L’État c’est moi », dira (prétendument) Louis XIV.
Mais la monarchie absolue est un pouvoir d’État, précisément, c’est-à-
dire un pouvoir qui s’institue et s’exerce par le droit et l’administration ;
c’est un pouvoir politique (imperium) qui ne se confond pas avec la
propriété (dominium) – sauf « éminente » – de ce qui revient aux indivi-
dus, et sur quoi ils exercent leur puissance : les sujets y sont, sinon des
« sujets de droit », du moins des sujets « en droit », membres d’une
« république » (Hobbes dira : Commonwealth). Tous les théoriciens de
la monarchie absolue (avec ou sans « pacte de sujétion ») expliqueront
que les sujets sont des citoyens (ou, comme Bodin dans la République, I,
6, que « tout citoyen est subject, estant quelque peu de sa liberté dimi-
nuée par la majesté de celuy auquel il doit obeïssance : mais tout subject
n’est pas citoyen, comme nous avons dit de l’esclave »). Ils n’empêche-
ront pas – les circonstances aidant – que soit perçue comme intenable la
condition de ce « franc subject tenant de la souveraineté d’autrui »
(ibid.). Tel, comme La Boétie, par un renversement terme à terme, leur
opposera la définition du pouvoir de l’Un (lisez le Monarque) comme
une « servitude volontaire », à laquelle dans le même temps la raison
d’État ne confère plus aucune signification de liberté surnaturelle. La
controverse sur la différence (ou non) entre absolutisme et despotisme
accompagne toute l’histoire de la monarchie absolue 1. Et la condition
du sujet sera rétrospectivement identifiée à celle de l’esclave, la sujétion
à un « esclavage », du point de vue du nouveau citoyen et de sa révolu-
tion (ce qui sera aussi un ressort essentiel de sa propre idéalisation).

1. Cf. le livre d’Alain Grosrichard, Structure du sérail, La fiction du despotisme


asiatique dans l’Occident classique, Éditions du Seuil, 1979.

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UNE PROPOSITION HYPERBOLIQUE

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 marque


évidemment une rupture. On pourrait être tenté de dire qu’elle produit
un « effet de vérité » rétroactif. On parlerait aujourd’hui de « performa-
tivité ». C’est pourtant un texte intrinsèquement équivoque, comme le
signalent aussitôt les dualités de son titre et de sa première phrase :
droits de l’homme et du citoyen, naissent et demeurent, libres et égaux.
Chacune de ces dualités, en particulier la première, divisant l’origine,
recèle la possibilité de lectures antithétiques : la notion fondatrice est-
elle l’homme, ou le citoyen ? Les droits déclarés sont-ils ceux du citoyen
en tant qu’homme, ou bien ceux de l’homme en tant que citoyen ? Dans
l’interprétation esquissée ici, c’est la seconde lecture qui doit prévaloir :
les droits énoncés sont ceux du citoyen, l’objectif est la constitution de
la citoyenneté – en un sens radicalement nouveau. En effet ni l’idée
d’humanité ni son équivalence avec la liberté ne sont nouvelles ; on a
vu qu’elles ne sont pas non plus incompatibles avec une théorie de la
sujétion originaire : le chrétien est essentiellement libre et sujet, le sujet
du prince est « franc ». Ce qui est nouveau c’est la souveraineté du
citoyen, qui entraîne une tout autre conception (et une tout autre déter-
mination pratique) de la liberté. Mais cette souveraineté doit être rétro-
activement fondée : dans un certain concept de l’homme. Mieux : dans
un nouveau concept de l’homme, qui contredit ce que connotait précé-
demment ce terme.
Pourquoi cette fondation est-elle nécessaire ? Je ne crois pas que ce
soit, comme on le dit souvent, par symétrie avec la façon dont la souve-
raineté du prince se fondait dans l’idée de Dieu, parce qu’il faudrait à la
souveraineté du peuple (ou de la « nation ») un fondement humain de
même qu’il fallait à la souveraineté impériale ou monarchique un fon-
dement divin, autrement dit en vertu d’une exigence inhérente à l’idée
de souveraineté, qui aboutit à mettre l’Homme à la place de Dieu 1.
Mais au contraire à cause de la dissymétrie qui s’introduit dans l’idée de
souveraineté, à partir du moment où elle est dévolue aux « citoyens » :
jusqu’alors l’idée de souveraineté a toujours été inséparable d’une hié-
rarchie, d’une éminence ; désormais il faut penser le paradoxe d’une

1. Cf. le thème fréquemment développé, notamment à partir de Proudhon : Rousseau


et les révolutionnaires français ont substitué le peuple au roi de « droit divin » sans
toucher à l’idée de souveraineté, d’« archie ».

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souveraineté égalitaire, chose radicalement nouvelle. Il faut s’expliquer


(en même temps qu’on le déclare) comment les concepts de souverai-
neté et d’égalité peuvent ne pas se contredire. La référence à l’homme,
ou l’inscription rien moins qu’évidente, voire tout à fait improbable,
de l’égalité dans la nature humaine, comme égalité « de naissance », est
le moyen d’expliquer ce paradoxe 1. C’est ce que j’appellerai une pro-
position hyperbolique.
C’est aussi le surgissement d’un nouveau problème. Un paradoxe
(l’égalité de naissance) en explique un autre (la souveraineté comme
égalité). La tradition politique de l’Antiquité, à laquelle les révolution-
naires ne cessent de se référer (Rome, Sparte, plutôt qu’Athènes) a
pensé une égalité civique fondée sur la liberté, s’exerçant dans les
conditions déterminées de cette liberté (qui est un statut, héréditaire ou
quasi héréditaire). Il s’agit maintenant de penser l’inverse : une liberté
fondée sur l’égalité, engendrée par le mouvement de l’égalité. Donc
une liberté illimitée, ou plus exactement autolimitée : n’ayant d’autres
limites que celles qu’elle s’assigne elle-même pour pouvoir respecter
la règle de l’égalité, c’est-à-dire pour rester conforme à son principe.
En d’autres termes il s’agit de répondre à la question : qui est le
citoyen ? et non pas à la question : qui est citoyen ? (ou : qui sont les
citoyens ?). La réponse est : le citoyen est un homme jouissant de tous
ses droits « naturels », réalisant complètement son humanité d’homme,
un homme libre parce que simplement égal à tout autre. Cette réponse
(ou cette nouvelle question en forme de réponse) se dira aussi, mais
après coup : le citoyen est le sujet, le citoyen est toujours supposé sujet
(sujet de droit, sujet psychologique, sujet transcendantal).
J’appellerai ce nouveau développement le devenir-sujet du citoyen :
un développement préparé, sans doute, par tout un travail de définition
de l’individualité juridique, morale et intellectuelle, qui remonte au
« nominalisme » de la fin du Moyen Âge, qui s’investit dans des pra-
tiques institutionnelles et « culturelles », qui est réfléchi par la philoso-
phie, mais qui ne peut trouver son nom et sa place structurale qu’après
l’émergence du citoyen révolutionnaire, puisqu’il repose sur le renver-
sement de ce qu’était précédemment le subjectus. Dans la Déclaration
des Droits, et dans tous les discours, toutes les pratiques qui réitèrent

1. Dans les Cahiers de doléance de 1789, on voit les paysans légitimer par le fait
qu’ils sont des hommes la revendication d’égalité qu’ils élèvent : devenir des citoyens
(notamment par la suppression des privilèges fiscaux et des droits seigneuriaux).
Cf. Régine Robin, La société française en 1789 : Semur en Auxois, Plon, 1970.

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son effet, nous devons lire à la fois la présentation du citoyen, et les


marques de son devenir-sujet. C’est d’autant plus difficile qu’il est pra-
tiquement impossible au(x) citoyen(s) de se présenter sans être déter-
miné(s) comme sujet(s). Mais l’universalité n’a pu venir au sujet que
par le citoyen. Un dictionnaire du XVIIIe siècle écrivait : « En France,
hors le Roi, tout est citoyen. » 1 La révolution dira : si quelqu’un n’est
pas citoyen, personne n’est citoyen. « Toute distinction cesse. Tout est
citoyen, ou doit l’être, et quiconque ne l’est pas doit être exclu » (bro-
chure La Liberté du Peuple, 1789, cit. ibid.).
L’idée des droits du citoyen, au moment même de son émergence,
institue donc une figure historique qui n’est plus le subjectus, et qui
n’est pas encore le subjectum. Mais d’emblée, dans sa formulation et sa
mise en pratique, elle excède sa propre institution. C’est ce que j’appe-
lais à l’instant l’énoncé d’une proposition hyperbolique. Ses dévelop-
pements ne peuvent être faits que de conflits, dont on peut esquisser les
enjeux.
Conflits d’abord à propos de l’idée fondatrice d’égalité. L’absolu-
tisme de cette idée s’est dégagé de la lutte contre le « privilège », lors-
qu’il est apparu que le privilégié n’est pas celui qui a plus de droits,
mais celui qui en a moins : chaque privilège se substitue pour lui à un
droit possible, bien que dans le même temps son privilège dénie des
droits au non-privilégié. En d’autres termes il est apparu que le « jeu »
du droit – pour parler un langage aujourd’hui à la mode – n’est pas un
jeu « à somme nulle » : c’est ce qui le distingue du jeu du pouvoir, du
« rapport de forces ». Rousseau a admirablement développé cette diffé-
rence, sur laquelle repose toute l’argumentation du Contrat social : un
supplément de droits pour l’un est un anéantissement du droit pour
tous ; l’effectivité du droit a pour condition que chacun ait exactement
« autant », ni plus ni moins de droit(s) que tous les autres.
Dès lors deux voies sont ouvertes. Ou bien l’égalité est « symbo-
lique », ce qui veut dire que tout individu, quelles que soient d’ailleurs
ses forces, son pouvoir, ses propriétés, est réputé équivalent à tout autre
en tant que citoyen (et dans les actes publics où s’exerce la citoyen-
neté). Ou bien l’égalité est « réelle », ce qui veut dire qu’il n’y aura de
citoyenneté que si les conditions des individus sont elles-mêmes égales,
ou du moins équivalentes : alors en effet les jeux du pouvoir ne pour-
ront plus faire obstacle au jeu du droit, la puissance propre de l’égalité

1. Cité par P. Rétat, article « Citoyen-Sujet, Civisme », Handbuch politisch-sozialer


Grundbegriffe in Frankreich 1680-1820, Heft 9, München 1988.

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ne sera pas détruite par les effets de pouvoir. Alors que l’égalité symbo-
lique s’affirme d’autant mieux, préserve d’autant mieux son idéalité, se
fait d’autant mieux reconnaître comme inconditionnée que les condi-
tions sont plus inégales, l’égalité réelle suppose la société sans classes,
et donc travaille à la produire. Si l’on veut une preuve de ce que
l’antinomie de la démocratie « formelle » et de la démocratie « réelle »
est ainsi d’emblée inscrite dans le texte de 1789, il suffira de relire le
célèbre discours de Robespierre sur le « marc d’argent » (avril 1791) 1.
Mais cette antinomie est intenable, car elle a la forme du tout ou
rien (elle reproduit dans le champ de la citoyenneté le tout ou rien du
sujet ou du citoyen). L’égalité symbolique doit n’être rien de réel, mais
une forme universellement applicable. L’égalité réelle doit être tout, ou
si l’on veut toute pratique, toute condition doit lui être mesurée, car
toute exception la détruit. On peut se demander – nous y reviendrons –
si les deux côtés, mutuellement exclusifs, de cette alternative, ne sont
pas également incompatibles avec la constitution d’une « société ». En
d’autres termes l’égalité civique est indissociable de l’universalité,
mais elle la sépare de la communauté. Pour restituer celle-ci, il faudra
un supplément de forme symbolique (penser l’universalité comme
Humanité idéale, règne des fins pratiques), ou un supplément d’égalita-
risme substantiel (le communisme, l’« ordre d’égalité » de Babeuf).
Mais ce supplément, quel qu’il soit, appartient déjà au devenir-sujet du
citoyen.
Conflits aussi à propos de l’activité du citoyen. Ce qui distingue
radicalement celui-ci du sujet du Prince, c’est sa participation à la for-
mation et à la mise en œuvre de la décision : le fait qu’il soit législateur
et magistrat. Ici encore Rousseau, avec son concept de la « volonté
générale », énonce irréversiblement ce qui fait rupture. La comparaison
est instructive avec la façon dont la politique médiévale avait défini la
« citoyenneté » du sujet : comme un droit de tous à être bien gouvernés 2.
Désormais l’idée d’un « citoyen passif » est une contradiction dans les
termes. On sait que, cependant, cette idée a été immédiatement formu-
lée. Mais voyons le détail.
L’activité du citoyen est-elle exclusive de l’idée de représentation ?
On a pu le soutenir : d’où la longue série des discours qui identifient

1. Œuvres, édition Laponneraye (1840), Reprint Burt Franklin, New York, 1970,
vol. 1, p. 158 sq. (ou Éditions Sociales, édition Poperen, « Les Classiques du Peuple »,
vol. 1, p. 65 sq.).
2. Cf. R. Fédou, L’État au Moyen Âge, PUF, p. 162-163.

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citoyenneté active et « démocratie directe », avec ou sans référence à


l’antique 1. En réalité cette identification repose sur une confusion.
Initialement la représentation est une représentation auprès du
Prince, du Pouvoir, et généralement auprès de l’instance de décision
quelle qu’elle soit (incarnée dans une personne vivante ou anonyme,
elle-même représentée par des officiers d’État) : c’est la fonction des
« députés des États » d’Ancien Régime, qui présentent des doléances,
des suppliques, des remontrances (à bien des égards cette fonction de
représentation des administrés auprès de l’administration est redevenue
de fait celle des nombreuses assemblées élues de l’État contemporain).
Tout autre est la représentation du souverain dans ses mandataires,
en tant que le souverain est le peuple. Non seulement elle est active,
mais elle est l’acte de souveraineté par excellence : le choix des gouver-
nants, qui a pour corrélat leur contrôle. Élire des représentants, c’est
agir, et c’est rendre possible toute action politique, qui tire sa légitimité
de cette élection. Il y a une « alchimie » de l’élection, dont on va retrou-
ver ci-dessous d’autres aspects : comme action civique primordiale, elle
singularise chaque citoyen, responsable de son vote (de son choix), en
même temps qu’elle unifie le corps « moral » des citoyens. 2 À nouveau
il faudra se demander plus loin comment cette détermination engage la
dialectique d’un devenir sujet du citoyen : quels citoyens sont « repré-
sentables », et à quelles conditions ? Surtout : qui doivent être les
citoyens pour pouvoir se représenter et être représentés ? (par exemple :
n’importe-t-il pas qu’ils sachent lire et écrire ? cette condition est-elle
suffisante ? etc.). En tout cas on a ici un concept très différent, à nou-
veau, du concept antique de la citoyenneté, qui impliquait pourtant lui
aussi l’idée d’une activité, mais non celle de volonté souveraine : aussi
les Grecs privilégiaient-ils, dans la désignation des magistrats, le tirage
au sort, comme seul véritablement démocratique, tandis que par défini-
tion l’élection leur paraissait « aristocratique » (Aristote).
Il est vrai cependant que la notion d’une activité représentative est
problématique. On le voit bien dans le débat sur la question du mandat
impératif : faut-il, pour que se manifeste l’activité des citoyens, que leurs
mandataires soient liés en permanence par leur volonté (à supposer

1. Cf. la discussion sur l’apathie, évoquée par Moses I. Finley, Démocratie antique et
démocratie moderne, trad. fr., Petite Bibliothèque Payot.
2. Cf. Saint-Just, Discours sur la Constitution de la France, 24 avril 1793 : « La
volonté générale est indivisible (…) La représentation et la loi ont donc un principe
commun » (Œuvres choisies, édition Soboul, Éditions Sociales, « Les Classiques du
Peuple », p. 107).

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qu’elle soit connaissable), ou bien suffit-il qu’ils soient révocables, à


charge pour eux d’interpréter la volonté générale par leur propre activité ?
Le dilemme peut encore s’exprimer en disant que la citoyenneté implique
un pouvoir de déléguer ses pouvoirs, mais exclut l’existence d’« hommes
politiques », de « professionnels », a fortiori de « techniciens » de la poli-
tique. En vérité ce dilemme était déjà présent dans l’étonnante construc-
tion hobbesienne de la représentation, comme dédoublement d’un auteur
et d’un acteur, qui reste à la base de l’État moderne.
Mais l’antinomie la plus profonde de l’activité du citoyen concerne
la loi. Ici encore Rousseau circonscrit le problème, en posant sa célèbre
définition : « À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom
de peuple, et s’appellent en particulier Citoyens comme participants à
l’autorité souveraine, et Sujets comme soumis aux lois de l’État »
(Contrat social, I, 6). Dont les conséquences suivent immédiatement :
« On voit par cette formule (…) que chaque individu, contractant, pour ainsi
dire, avec lui-même, se trouve engagé dans un double rapport (…) par
conséquent il est contre la nature du corps politique que le Souverain s’im-
pose une loi qu’il ne puisse enfreindre (…) par où l’on voit qu’il n’y a ni ne
peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du
peuple, pas même le contrat social (…) Or le Souverain, n’étant formé que
des particuliers qui le composent, n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au
leur ; par conséquent la puissance Souveraine n’a nul besoin de garant envers
les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses
membres (…) Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le Souverain, auquel
malgré l’intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements s’il ne
trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité. En effet chaque individu
peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable
à la volonté générale qu’il a comme citoyen (…) il jouirait des droits du
citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès
causerait la ruine du corps politique. Afin donc que le pacte social ne soit pas
un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement (…) que quiconque
refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui
ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre (…) » (ibid., I, 7).
Il fallait tout citer pour qu’on ne s’y trompe pas : dans ces formules
implacables, nous voyons paraître pour la dernière fois le « sujet » au
sens ancien, celui de l’obéissance, mais métamorphosé en sujet de la
loi, strictement corrélatif du citoyen qui fait la loi 1. Nous voyons aussi

1. Sous la Révolution, un grammairien militant écrira : « La France n’est point un


royaume, parce que ce n’est plus un pays où le roi soit tout et le peuple rien (…) Qu’est-
ce donc que la France ? Il faut un mot nouveau pour exprimer une chose nouvelle (…)

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paraître, sous le nom d’« homme », partagé entre son intérêt général et
son intérêt particulier, ce qui sera le nouveau « sujet », le Citoyen Sujet.
Il s’agit bien d’une antinomie. En tant précisément que « citoyen »,
le citoyen est (indivisiblement) au-dessus de toute loi, sans quoi il ne
pourrait légiférer, moins encore constituer : « nulle espèce de loi fonda-
mentale obligatoire (…) pas même le contrat social ». En tant que
« sujet » (c’est-à-dire en tant que les lois qu’il formule sont impératives,
universellement et inconditionnellement exécutoires, que le pacte n’est
pas « un vain formulaire ») il est nécessairement au-dessous de la loi.
Rousseau (et la tradition jacobine) résolvent cette antinomie en identi-
fiant, au « rapport » (c’est-à-dire au point de vue) près, les deux proposi-
tions : de même qu’un citoyen n’a ni plus ni moins de droit(s) qu’un
autre, de même il n’est ni seulement au-dessus, ni seulement au-dessous
de la loi, mais exactement au même niveau qu’elle. Pourtant il n’est pas
la loi (le « nomos empsuchos »). Ce qui n’est pas la conséquence d’une
transcendance de la loi (du fait qu’elle viendrait d’Ailleurs, d’une Autre
bouche parlant sur quelque Sinaï), mais bien de son immanence. Ou
encore : à l’activité absolue du citoyen (la législation) doit correspondre
exactement sa passivité absolue (l’obéissance à la loi, avec laquelle on
ne « transige » pas, on ne « ruse » pas). Mais il est essentiel que cette
activité et cette passivité soient exactement corrélatives, qu’elles aient
exactement les mêmes limites. Déjà dans l’énigme de cette unité des
contraires réside la possibilité d’une métaphysique du sujet (celle-ci,
chez Kant par exemple, procédera notamment de la double détermina-
tion du concept de droit comme liberté et comme contrainte). Mais la
nécessité d’une anthropologie du sujet (psychologique, sociologique,
juridique, économique…) sera manifeste dès que, si peu que ce soit, la
corrélation exacte se dérangera pratiquement : quand surgira une dis-
tinction des citoyens actifs et des citoyens passifs (sur laquelle nous
n’avons pas fini de vivre), donc un problème du critère de leur distinc-
tion, et de la justification de ce paradoxe. Or cette distinction est prati-
quement contemporaine de la Déclaration des Droits elle-même : en
tout cas elle est inscrite (non sans opposition) dans la première des
Constitutions qui se « fondent » sur la Déclaration des Droits. Ou tout
simplement quand il apparaîtra que gouverner n’est pas exactement la

Nous nommons royaume un pays régi souverainement par un roi ; le pays où la loi seule
commande, je le nommerai loyaume » (Domergue, Journal de la langue française,
1er août 1791, cité par S. Branca-Rosoff, « Le loyaume des mots », in Lexique, no 3,
Presses Universitaires de Lille, 1984).

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même chose que légiférer, ni même que faire exécuter des lois, c’est-
à-dire que la souveraineté politique n’est pas la maîtrise de l’art poli-
tique.
Conflits, enfin, à propos de l’individu et du collectif. On a relevé
plus haut que l’institution d’une société ou d’une communauté à partir
des principes de l’égalité est problématique. Ceci ne tient pas – du
moins pas uniquement – au fait que ce principe serait identique à celui
de la concurrence entre les individus (ou encore de l’« égoïsme », ou
d’une liberté uniquement bornée par l’antagonisme des intérêts). Cela
tient moins encore au fait que l’égalité serait l’autre nom de la simili-
tude, qu’elle impliquerait que les individus soient indiscernables et donc
incompatibles, en proie à la rivalité mimétique : au contraire l’égalité, en
tant précisément qu’elle n’est pas l’identification des individus, est l’un
des grands moyens culturels de légitimer les différences, de contrôler
l’ambivalence imaginaire du « double ». Mais la difficulté tient à l’éga-
lité elle-même : dans ce principe (dans la proposition qui déclare que les
hommes, en tant que citoyens, sont égaux), bien qu’il y ait référence
nécessaire au fait de la société (sous le nom de « cité »), il y a concep-
tuellement trop (ou trop peu) pour « lier » une société. On voit bien ici
comment la difficulté surgit du fait que, dans le concept moderne de la
citoyenneté, la liberté se fonde dans l’égalité, et non l’inverse (et la
« solution » de la difficulté consistera précisément en partie à renverser
ce primat, à faire de la liberté un fondement voire, métaphysiquement, à
identifier l’originaire avec la liberté).
L’égalité en effet n’est pas limitable. Dès lors que certains X
(« hommes ») ne sont pas égaux, le prédicat d’égalité ne s’applique
plus à personne, car tous ceux à qui il est censé s’appliquer sont en fait
« supérieurs », « dominants », « privilégiés », etc. La jouissance de
l’égalité des droits ne peut se propager de proche en proche, à partir de
deux individus et en allant progressivement jusqu’à tous : il faut qu’elle
concerne immédiatement l’universalité des individus, disons tautologi-
quement l’universalité des X qu’elle concerne. On s’explique ainsi
l’insistance du thème cosmopolitique dans la pensée politique égali-
taire, ou l’implication réciproque de ces deux thèmes. On s’explique
aussi l’antinomie de l’égalité et de la société car, lors même qu’elle ne
se définit pas en termes « culturels », « nationaux », « historiques », une
société est nécessairement une société, définie par quelque particula-
rité, par quelque exclusion, ne serait-ce que par un nom. Pour pouvoir
parler de « tous les citoyens », il faut que citoyens de telle cité tous ne
le soient pas.

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De même l’égalité, bien qu’elle préserve les différences (elle


n’implique pas que les catholiques soient des protestants, que les Noirs
soient des Blancs, que les femmes soient des hommes ou inversement :
on pourrait même soutenir que faute de différences, l’égalité serait à la
lettre impensable) n’est pas en elle-même différenciable : les diffé-
rences sont à côté d’elle, mais ne procèdent pas de sa mise en œuvre.
On a déjà vu pointer ce problème à propos de l’activité et de la passi-
vité. Il prend toute son extension dès lors qu’il s’agit d’organiser une
société, c’est-à-dire d’y instituer des fonctions et des rôles. Quelque
chose comme un « mauvais infini » est ici impliqué par la négation des
inégalités toujours encore présente dans le principe d’égalité, et qui fait
précisément son efficacité pratique. C’est d’ailleurs exactement ce que
dira Hegel.
On a vu ce principe s’affirmer en 1789 avec l’énoncé : le roi n’est
lui-même qu’un citoyen (« Citoyen Capet »), un mandataire du peuple
souverain. On le voit se développer en affirmant que l’exercice des
magistratures exclut de la citoyenneté : « Le soldat est citoyen, l’offi-
cier ne l’est pas, et ne peut l’être » 1.
« On dit ordinairement : le citoyen est celui qui participe aux honneurs,
aux dignités ; on se trompe. Le voici, le citoyen : c’est celui qui ne possède
pas plus de bien que les lois ne permettent d’en posséder ; celui qui
n’exerce point de magistrature et est indépendant de la responsabilité de
ceux qui gouvernent. Quiconque est magistrat n’est plus du peuple. Il ne
peut entrer dans le peuple aucun pouvoir individuel (…) Lorsqu’on parle à
un fonctionnaire, on ne doit pas dire citoyen ; ce titre est au-dessus de lui »
(Saint-Just, cité ibid.).
A contrario, il est permis de penser que l’existence d’une société
suppose toujours une organisation, et celle-ci un élément de qualifi-
cation, de différenciation de l’égalité, donc de « non égalité » déve-
loppé à partir de l’égalité elle-même (qui n’est pas pour autant un
principe d’inégalité) 2. Si on appelle cet élément « archie », on
comprendra qu’une des logiques de la citoyenneté conduise à l’idée
d’anarchie. C’est Sade qui a écrit : « L’insurrection doit être l’état

1. Annales patriotiques, 1791, cité par P. Retat, art. cit.


2. La Déclaration des Droits de 1789, article Premier, après « Les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits », poursuit immédiatement : « Les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Les distinctions sont
sociales, et qui dit société, lien social, dit distinctions (et non pas inégalités, ce qui
contredirait le principe). C’est pourquoi ici la liberté et l’égalité doivent être prédiquées
de l’homme, non du citoyen.

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permanent de la république », et le rapprochement avec Saint-Just a


été fait par Maurice Blanchot 1.
On dira que la solution de cette aporie est l’idée de contrat. Le lien
contractuel est en effet le seul qui se pense comme absolument homo-
gène à l’action réciproque d’individus égaux, n’ayant pas d’autre pré-
supposé que cette égalité. Pas d’autre présupposé ? Il faut aussi, tous
les théoriciens s’y accordent, quelque désir de sociabilité, ou quelque
intérêt à regrouper les forces et à limiter les libertés les unes par les
autres, ou quelque idéal moral, « moteurs » indispensables. On accor-
dera en effet que la forme propre du contrat est celle du contrat d’asso-
ciation, et que le contrat de sujétion est un artefact idéologique destiné
à détourner les bénéfices de la forme contractuelle au profit d’un pou-
voir établi. Mais la question se pose de savoir si le contrat social peut
être pensé comme le mécanisme qui « socialise » des égaux par la
seule vertu de leur égalité. Je pense que c’est l’inverse, c’est-à-dire que
le contrat social ajoute à l’égalité une détermination qui compense son
« excès » d’universalité. Pour cela il faut penser l’égalité elle-même
autrement que comme un principe nu, il faut la justifier, ou lui conférer
ce que Derrida appelait naguère un supplément d’origine.
C’est pourquoi toutes les théories du contrat comportent, comme un
préalable indispensable, une « déduction » de l’égalité, qui montre soit
comment elle est produite, soit comment elle est détruite et restaurée
dans une dialectique de la sociabilité et de l’insociabilité naturelles, ou
de l’animalité et de l’humanité dans l’homme (la forme extrême étant
celle de Hobbes : égalité produite par la menace de mort, dans laquelle
s’anéantit ponctuellement la liberté). La Déclaration de 89 donne à ce
supplément la forme la plus économique, celle d’un fait de droit : « Les
hommes naissent et demeurent … » Alors – comme l’a bien vu Michel
Foucault à partir d’autres prémisses – le temps des théories concur-
rentes de la nature humaine s’achève. Peut commencer le temps de
l’homme-sujet (empirique et transcendantal).

1. « L’inconvenance majeure », préface à Sade, Français, encore un effort…, extrait


de La Philosophie dans le Boudoir, édition J.-J. Pauvert, 1965.

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D’UNE SUJÉTION L’AUTRE

Je crois qu’on peut comprendre dans ces conditions l’indétermina-


tion de la figure du citoyen – référée à l’égalité – par rapport aux
grandes alternatives qui seront celles de la pensée politique et sociolo-
gique moderne : individu et collectivité, sphère publique et sphère pri-
vée. Le citoyen proprement dit n’est ni l’individu ni le collectif, de
même qu’il n’est ni l’être exclusivement public ni l’être privé. Pourtant
ces distinctions sont présentes dans son concept : il ne serait pas exact
de dire qu’elles sont absentes ou niées ; il faut plutôt dire qu’elles sont
en suspens, c’est-à-dire qu’elles ne se laissent pas réduire à des fron-
tières institutionnelles fixes, qui reviendraient à poser d’un côté le
citoyen, de l’autre un homme non citoyen.
Le citoyen est impensable comme individu « isolé », puisque ce qui
le fait exister est sa participation active à la politique. Mais il ne saurait
pour autant se confondre avec un collectif « total ». Quoi qu’on en dise,
la référence de Rousseau au « corps moral et collectif composé d’autant
de membres que l’assemblée a de voix », produit par l’acte d’association
qui « fait qu’un peuple est un peuple », n’est pas la reprise, mais l’anti-
thèse de l’idée organiciste du corpus mysticum (les théologiens ne s’y
sont jamais trompés) 1. Le « double rapport » sous lequel les individus
contractent a aussi pour effet d’interdire la fusion des individus dans le
tout, que ce soit immédiatement, ou par le moyen terme de quelque
« corporation ». De même le citoyen n’est pensable que s’il existe, au
moins tendanciellement, une distinction du public et du privé : il se
définit comme acteur public (et même comme le seul acteur public
possible). Pourtant il ne peut être cantonné dans la sphère publique, en
réservant une sphère privée, que ce soit à la façon d’un oïkos antique,
d’une « famille » moderne (celle qui sortira du Code civil et de ce qu’on
a coutume d’appeler aujourd’hui « l’invention de la vie privée »), ou
d’une sphère des relations industrielles et commerciales, non poli-
tiques 2. Ne serait-ce que pour cette raison : dans une telle sphère, pour

1. Je suis entièrement d’accord sur ce point avec le commentaire que, contre Vaughan,
R. Derathé donne de l’adjectif « moral » dans l’édition de la Pléiade (Œuvres complètes
de J.J. Rousseau, vol. III, p. 1446).
2. Cf. Marx, Le Capital, livre I, cit., p. 208 : « Le produit du travail de l’ouvrier dans
son atelier appartient au capitaliste exactement de la même façon que le produit de la
fermentation dans son cellier » (trad. fr. sous la dir. de J.-P. Lefebvre, Éditions Sociales,
1983).

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devenir autre que lui-même, le citoyen aurait à entrer en rapport avec


des non-citoyens (ou avec des individus considérés en tant que non
citoyens : femmes, enfants, serviteurs, salariés). Le « délire » du citoyen,
on le sait, n’est pas l’abolition de la vie privée, mais c’est sa transpa-
rence, de même qu’il n’est pas l’abolition de la politique, mais sa mora-
lisation.
Pour exprimer ce suspens du citoyen, nous sommes obligés de cher-
cher dans l’histoire et la littérature des catégories instables, et qui
expriment l’instabilité. Par exemple celle de masse, à un certain
moment de son élaboration : ainsi lorsque Spinoza parle à la fois de la
dissolution de l’État (monarchique) et de sa constitution (démocratique)
comme d’un « retour à la masse » 1. Un concept qui n’est pas sans
rapports, à l’évidence, avec ce qui, dans la Terreur, inspirera durable-
ment la terreur aux penseurs libéraux.
J’ai présenté ci-dessus la Déclaration des Droits comme une propo-
sition hyperbolique. Il est possible maintenant de reformuler cette idée :
dans cette proposition en effet l’énoncé excède toujours l’énonciation,
il porte d’emblée plus loin qu’elle (mais on ne sait où), et ceci s’est vu
immédiatement avec ses effets d’incitation à la libération. Dans
l’énoncé de la Déclaration, bien que tel ne soit pas du tout le contenu
de l’énonciation des droits subséquents, s’entend immédiatement la
phrase qui deviendra mot d’ordre ailleurs, plus tard : « on a raison de se
révolter ». Notons à nouveau que c’est l’égalité qui est à l’origine du
mouvement de libération.
Toutes sortes de modalités historiques sont ici engagées. Ainsi la
Déclaration de 89 pose que la propriété – aussitôt après la liberté – est
un droit « naturel et imprescriptible de l’homme » (sans aller toutefois
jusqu’à reprendre l’idée que la propriété soit une condition de la
liberté). Et dès 1791 la lutte s’engage entre ceux qui en concluent que
la propriété qualifie l’égalité constitutive de la citoyenneté (autrement
dit que les « citoyens actifs » sont les propriétaires), et ceux qui posent
que l’universalité de la citoyenneté doit prévaloir sur le droit de pro-
priété, dût-il en résulter une négation du caractère inconditionnel de ce
dernier. La revendication de l’abolition des différences de classes
s’exprime, comme le notera Engels, en termes d’égalité civique, ce qui
ne signifie pas que celle-ci n’est qu’un vêtement d’époque, mais au

1. Cf. É. Balibar, « Spinoza, l’anti-Orwell – la crainte des masses », Les Temps


Modernes, no 470, sept. 1985. réédité dans La crainte des masses. Politique et philoso-
phie avant et après Marx, Galilée, 1997.

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contraire qu’elle est une condition effective de la lutte contre l’exploi-


tation.
De même les Constitutions qui se « fondent » sur les principes de
89 qualifient immédiatement – explicitement et implicitement – le
citoyen comme un homme (= un mâle), sinon comme un père de famille
(ceci viendra avec le Code Napoléon). Pourtant dès 1791 une Olympe
de Gouges se trouve pour tirer de ces mêmes principes la Déclaration
des droits de la femme et de la citoyenne (et l’année suivante Mary
Wollstonecraft une Vindication of the Rights of Woman), et la lutte
s’engage – pleine d’avenir, sinon de plaisir – sur la question de savoir
si le citoyen a un sexe (donc quel est le sexe de l’homme en tant que
citoyen).
Enfin la Déclaration de 1789 ne parle pas de la couleur des
citoyens et, même si l’on n’accepte pas de considérer 1 que ce silence
soit une condition requise pour pouvoir se représenter comme « escla-
vage » les rapports politiques d’Ancien Régime (l’assujettissement au
Prince et aux seigneurs) tout en préservant le véritable esclavage (celui
des Noirs), il faut admettre qu’il correspond à de puissants intérêts de
ceux qui se déclarent ainsi collectivement « souverains ». Il n’en reste
pas moins que l’insurrection pour l’abolition immédiate de l’esclavage
(Toussaint Louverture) se fait au nom d’une égalité des droits qui,
comme énoncé, est indiscernable de celle des « sans culottes » et autres
« patriotes », même s’il est vrai que les esclaves n’ont pas attendu la
prise de la Bastille pour se révolter 2.
Ainsi ce qui nous est apparu comme l’indétermination du citoyen (à
certains égards comparable au moment fugitif pointé par Aristote sous
le nom d’archè aoristos (« souveraineté infinie »), mais qui serait cette
fois développée comme une figure historique entière) se manifeste aussi
comme l’ouverture d’une possibilité : la possibilité pour toute réalisa-
tion donnée du citoyen d’être mise en question et détruite par une lutte
pour l’égalité, donc pour le droit de cité. Mais cette possibilité n’a rien
d’une promesse, encore moins d’une fatalité, puisque sa concrétisation
et son explicitation dépendent entièrement de la rencontre entre un
énoncé et des situations ou des mouvements contingents au point de
vue du concept 3. Si le devenir-sujet du citoyen prend la forme d’une

1. Avec Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1987.


2. Cf. le livre d’Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies, La
Découverte, Paris, 1988.
3. Notons que cette thèse n’est pas kantienne : à la fois parce que l’accent est mis sur
le citoyen, non sur les fins de l’homme ; parce que l’objet de la lutte n’est pas anticipé,

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dialectique, c’est précisément parce que s’y cristalliseront à la fois la


nécessité de « fonder » des définitions institutionnelles du citoyen et
l’impossibilité d’ignorer leur contestation, la contradiction infinie dans
laquelle elles sont prises.
Il est une autre façon de rendre compte du passage du citoyen au
sujet (subjectum), venant après le passage du sujet (subjectus) au
citoyen, ou plutôt surdéterminant immédiatement celui-ci. Le citoyen
défini par l’égalité, absolument actif et absolument passif (ou si l’on
veut capable de s’auto-affecter : ce que Fichte appellera das Ich), en
suspens entre individualité et collectivité, entre public et privé, est-il
l’élément constituant d’un État ? Oui sans doute, mais précisément en
tant que l’État n’est pas, ou n’est pas encore, une société. C’est, comme
l’a expliqué de façon convaincante P.-F. Moreau, une figure utopique,
c’est-à-dire non pas une figure irréaliste ou millénariste, projetée dans
l’avenir, mais le terme élémentaire d’un « État abstrait » 1. Cet État abs-
trait possède historiquement une réalité tout à fait tangible : celle de la
mise en place progressive d’un droit politique et administratif dans
lequel les individus sont également traités par l’État en fonction de la
logique des situations et des actions, non de leur condition ou de leur
personnalité. C’est cette « épochè » juridico-administrative des diffé-
rences « culturelles » ou « historiques », cherchant à créer ses propres
conditions matérielles de possibilité, qui s’explicite paradoxalement
pour elle-même dans l’égalitarisme minutieux des cités idéales de
l’Utopie classique, avec leurs thèmes de fermeture, d’étrangeté, de ges-
tion rationnelle, leur négation de la propriété. Lorsqu’il apparaîtra que
la condition des conditions, pour que les individus soient également
traités par l’État (ce qui est la logique de son bon fonctionnement : la
suppression de l’exception), c’est qu’ils y soient aussi également titu-
laires de la souveraineté (c’est-à-dire qu’on ne peut faire à moins, en
conservant la sujétion), le « sujet de droit » implicite dans cette machi-
nerie d’État « individualiste » se concrétisera en la personne du citoyen.
Mais ceci veut dire aussi – compte tenu de tout ce qui précède – que
le citoyen peut être simultanément considéré comme le membre consti-
tuant de l’État et comme l’acteur d’une révolution. Non seulement

mais découvert dans l’après-coup d’une action politique ; et parce que chaque figure
donnée n’est pas une approximation de l’Idée régulatrice du citoyen, mais un obstacle à
l’égalité effective. Elle n’est pas non plus hégélienne : parce que rien n’oblige à ce qu’une
nouvelle réalisation du citoyen soit supérieure à la précédente.
1. Pierre-François Moreau, Le récit utopique, Droit naturel et roman de l’État, PUF,
1982.

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l’acteur d’une révolution fondatrice, table rase d’où surgit un État, mais
l’acteur d’une révolution permanente : précisément cette révolution
dans laquelle le principe d’égalité contredit toute différence dès qu’elle
sert de base ou de prétexte à l’institution d’une inégalité, d’un « excès
de pouvoir » politique. Excès contre excès, donc. Or l’acteur d’une
révolution comme celle-là n’est pas moins « utopique » que le membre
de l’État abstrait, de l’État de droit. Il serait donc assez instructif de
conduire sur les utopies révolutionnaires la même analyse structurale
que Moreau a conduite sur les utopies administratives. On y découvri-
rait sans doute, non seulement que les thèmes sont les mêmes, mais que
le réquisit fondamental de l’individu défini par son activité juridique est
identique à celui de l’individu défini par son activité révolutionnaire :
c’est l’homme « sans propriété » (Eigentumslos), « sans particularités »
(ohne Eigenschaften). Plutôt que de parler d’utopies administratives et
d’utopies révolutionnaires, il vaudrait mieux parler, en réalité, de lec-
tures antithétiques des mêmes récits utopiques, de réversibilité de ces
récits.
En conclusion de son livre, P.-F. Moreau décrit la Métaphysique des
mœurs et l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant comme
les deux versants de la même construction du sujet de droit : d’un côté
déduction formelle de son essence égalitaire, de l’autre description his-
torique de tous ces traits de « nature » (de toutes ces « propriétés » indi-
viduelles ou collectives) qui forment la condition ou l’obstacle à ce que
les individus s’identifient en pratique comme de tels sujets (par
exemple la sensibilité, l’imagination, le goût, la bonne santé mentale, le
« caractère » ethnique, les vertus morales, ou cette supériorité naturelle
qui prédispose les hommes à l’indépendance civile, à la citoyenneté
active, les femmes à la dépendance, à la passivité politique). Une telle
dualité correspond assez bien à ce que, dans Les Mots et les Choses,
Foucault appelait le « doublet empirico-transcendantal ». Pourtant, si
l’on veut comprendre que ce sujet (que le citoyen sera supposé être)
contienne en lui l’unité paradoxale d’une souveraineté universelle et
d’une finitude radicale, il faut envisager sa constitution – dans toute la
complexité historique des pratiques et des formes symboliques qu’elle
associe – à la fois du point de vue de l’appareil d’État et du point de
vue de la révolution permanente. C’est cette ambivalence qui fait sa
force, son emprise historique. Toute l’œuvre de Foucault, ou du moins
cette partie qui, par approximations successives, s’acharne à décrire les
aspects hétérogènes de la grande « transition » moderne entre le monde
de la sujétion et le monde du droit et de la discipline, de la « société

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civile » et des appareils d’État, est une phénoménologie matérialiste de


la transmutation de l’assujettissement, de la naissance du Citoyen Sujet.
Quant à savoir si cette figure, tel un visage de sable à la limite de la
mer, est sur le point de s’effacer avec la prochaine grande marée d’équi-
noxe, c’est une autre question. Peut-être n’est-ce rien d’autre que l’uto-
pie propre à Foucault, support nécessaire à l’entreprise d’en dire la
facticité.
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Annexe

SUBJECTUS/SUBJECTUM 1

UN « INTRADUISIBLE » DE NIETZSCHE

Au cœur des problèmes posés aujourd’hui par l’utilisation de la


catégorie de sujet – plus que jamais centrale en philosophie, mais selon
des orientations que le XXe siècle aura profondément renouvelées – se
situe un « jeu de mots » explicite ou implicite portant sur la double
étymologie latine : à partir du neutre subjectum (considéré par les philo-
sophes depuis la scolastique, à l’instar de suppositum, comme la traduc-
tion du grec hypokeimenon) ou à partir du masculin subjectus (mis en
équation au Moyen Âge avec subditus). De l’une dérive une lignée de
significations logico-grammaticales et ontologico-transcendantales, de
l’autre une lignée de significations juridiques, politiques et théologiques.
Bien loin de demeurer indépendantes l’une de l’autre dans la réflexion
philosophique, elles n’ont cessé au contraire de se surdéterminer, autour
de l’articulation problématique de la « subjectivité » et de « l’assujettis-
sement », depuis qu’avec Kant la philosophie s’est définie comme théo-
rie du sujet constituant. Mais de façon ouverte ou latente, voire refoulée,
selon que l’idiome en favorisait ou non la mise au jour et le travail.

1. Cette annexe reproduit (avec l’aimable autorisation des Éditions du Seuil) l’essen-
tiel de ma contribution à l’article « Sujet », rédigé en collaboration avec Barbara Cassin et
Alain de Libera pour le Vocabulaire européen des philosophies, cit., p. 1243-1253, à
l’exception d’une « Notule : Subjectus/subjectum, le jeu de mots historial », dans laquelle
j’avais condensé les développements homologues de l’essai « Citoyen Sujet » ci-dessus,
et d’un développement final sur la « traduction des philosophes français ».

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Pour introduire à ces problèmes dans la philosophie moderne, le


mieux est peut-être de relire en traduction française un étonnant texte
de Nietzsche, au § 19 de Par-delà bien et mal. Nous citons l’édition la
plus autorisée, en indiquant les expressions du texte allemand :
« Les philosophes ont coutume de parler de la volonté comme si c’était la
chose la mieux connue au monde (…) Un homme qui veut commande en
lui-même à quelque chose qui obéit ou dont il se croit obéi (befiehlt einem
Etwas in sich, das gehorcht oder von dem er glaubt, dass es gehorcht). Mais
considérons maintenant l’aspect le plus singulier de la volonté, de cette
chose si complexe (vielfachen Dinge) pour laquelle le peuple n’a qu’un
mot : si, dans le cas envisagé, nous sommes à la fois celui qui commande et
celui qui obéit (zugleich die Befehlenden und Gehorchenden), et si nous
connaissons, en tant que sujet obéissant (als Gehorchende), la contrainte,
l’oppression, la résistance, le trouble, sentiments qui accompagnent immé-
diatement l’acte de volonté ; si, d’autre part, nous avons l’habitude de
nous duper nous-mêmes en escamotant cette dualité grâce au concept syn-
thétique du “moi” (uns über diese Zweiheit vermöge des synthetischen
Begriffs “ich” hinwegzusetzen, hinwegzutäuschen), on voit que toute une
chaîne de conclusions erronées, et donc de jugements faux sur la volonté
elle-même, viennent encore s’agréger au vouloir (…) Comme dans la très
grande majorité des cas, la volonté n’entre en jeu que là où elle s’attend à
être obéie, donc à susciter un acte, on en est venu à croire, fallacieusement,
qu’une telle conséquence était nécessaire (so hat sich der Anschein in das
Gefühl übersetzt, als ob es da eine Notwendigkeit von Wirkung gäbe). Bref,
celui qui veut est passablement convaincu que la volonté et l’acte ne sont
qu’un en quelque manière (dass Wille und Aktion irgendwie Eins seien)
(…) “Libre arbitre”, tel est le mot qui désigne ce complexe état d’euphorie
du sujet voulant, qui commande et s’identifie à la fois avec l’exécuteur de
l’action (das Wort für jenen vielfachen Lust-Zustand des Wollenden, der
befiehlt und sich zugleich mit dem Ausführenden als Eins setzt), qui goûte
au plaisir de triompher des résistances, tout en estimant que c’est sa volonté
qui les surmonte. À son plaisir d’individu qui ordonne, le sujet voulant
ajoute ainsi les sentiments de plaisir issus des instruments d’exécution (Der
Wollende nimmt dergestalt die Lustgefühle der ausführenden, erfolgrei-
chen Werkzeuge) qui sont les diligentes “sous-volontés” ou sous-âmes
(“Unterwillen” oder Unterseelen), car notre corps n’est pas autre chose
qu’un édifice d’âmes multiples (ein Gesellschaftsbau vieler Seelen). L’effet
c’est moi [en français dans le texte] : ce qui se produit ici ne diffère pas de ce
qui se passe dans toute collectivité heureuse et bien organisée : la classe
dirigeante s’identifie au succès de la collectivité (dass die regierende
Klasse sich mit den Erfolgen des Gemeinwesens identificiert)… » 1

1. Friedrich Nietzsche : Jenseits von Gut und Böse. Zur Genealogie der Moral,

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Il ne s’agit pas ici de contester des choix de traduction (ce qui


supposerait l’intention d’en proposer d’autres), mais de faire observer
les problèmes qu’ils révèlent. On attachera une importance particulière
au fait que le texte de Nietzsche comporte lui-même une réflexion sur
la « traduction » en tant que processus de travestissement auquel il faut
conférer une signification anthropologique fondamentale. Non moins
remarquable : le fait que, face aux illusions d’unité inhérentes à la
volonté, l’invocation de la métaphore politique (si c’en est une…)
s’accompagne de la construction d’une phrase française (donc « intra-
duisible »), détournement parodique d’une célèbre allégorie de la
monarchie absolue, attribuée à Louis XIV (l’État, c’est moi).
Dans cet horizon, on notera deux aspects frappants de la traduction
française. Elle introduit systématiquement le mot « sujet » (« sujet
obéissant », « sujet voulant ») pour supposer métaphysiquement un
etwas qui soit « le même » de part et d’autre des actions de commande-
ment et des effets d’obéissance, contournant ainsi la critique que, au
même moment, le texte de Nietzsche fait porter sur l’illusion du « Ich ».
Mais d’un autre côté, elle se donne ainsi les moyens – jouant d’une
connotation du mot français « sujet » ignorée du strict équivalent alle-
mand dans la langue philosophique (das Subjekt) – d’exprimer par un
terme générique l’ambivalence des rapports réels ou imaginaires de
subordination (arkhein et arkhesthai) entre « parties de l’âme » (à
moins que ce ne soit du corps) qui constituent pour lui l’essence du
phénomène de la « volonté » : « sujet obéissant » apparaît comme une
tautologie, « sujet voulant » quasiment comme une contradiction. Ou
serait-ce l’inverse ?
Bien loin de constituer une curiosité, un tel texte nous jette en plein
cœur des tensions linguistiques propres à la construction et à l’usage de
la notion de « sujet ». Elles ont pour caractéristique essentielle, sur le
fond de notions grecques et latines, d’avoir conduit tendanciellement à
deux paradigmes séparés d’interprétation du sujet, l’un propre aux
langues néo-latines (en particulier le français), l’autre propre à l’alle-
mand. Dans un cas – favorisée par une sorte de « jeu de mots historial »
entre les significations du subjectum et du subjectus – la connotation à
la fois logico-ontologique et juridico-politique du « sujet » est exploitée

Kritische Studienausgabe, Hg. von Giorgio Colli und Mazzino Montinari, DTV-de
Gruyter, 3. Auflage, 1993 ; Par-delà bien et mal. La généalogie de la morale, in Œuvres
philosophiques complètes, vol. VII, textes et variantes établis par G. Colli et M. Monti-
nari, traduits de l’allemand par C. Heim, I. Hildenbrandt et J. Gratien, Gallimard, 1971.

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dans une investigation systématique des modalités de « l’assujettisse-


ment du sujet ». Dans l’autre, la dimension politique étant immédiate-
ment occultée par la langue, ou plutôt renvoyée par elle au système
latent des traductions, la relation entre le mode d’être du sujet et le
registre de la loi ou du pouvoir peut être exclusivement cherchée du
côté d’une ontologie de la liberté qui l’oppose à la nature. Bien entendu,
ces deux paradigmes ne se sont pas développés indépendamment l’un
de l’autre, puisque toutes leurs références classiques sont communes
et que la traduction plus ou moins simultanée des œuvres de la méta-
physique européenne est l’un des ressorts principaux de son histoire. Il
est frappant, à cet égard, que les lectures divergentes de l’œuvre de
Nietzsche y aient joué le rôle de révélateur.

SOUVERAINETÉ DU SUJET : BATAILLE OU HEIDEGGER ?

Le premier cas peut être illustré par l’exemple de Bataille qui, le


premier sans doute chez les auteurs de langue française contemporains,
exploite consciemment la possibilité d’inscrire une antinomie dialec-
tique (ou mystique) au cœur de l’anthropologie, en définissant le sujet
par sa « souveraineté », c’est-à-dire son non-assujettissement. Pour lui
il s’agit encore d’un « jeu de mots mal venu » – bien qu’à l’évidence
ce soit le ressort de sa construction :
« Si j’ai parlé de souveraineté objective, jamais je ne perdais de vue que la
souveraineté n’est jamais objective vraiment, qu’elle désigne au contraire
la subjectivité profonde (…) [dans le monde des choses et de leurs
interdépendances] nous apercevons des rapports de forces et, sans doute,
l’élément isolé subit l’influence de la masse, mais la masse ne saurait le
subordonner. La subordination suppose un autre rapport, celui de l’objet
au sujet [* L’usage des souverains disant : “mes sujets” introduit une
équivoque qu’il m’est impossible d’éviter : le sujet, c’est pour moi le
souverain. Le sujet dont je parle n’a rien d’assujetti.] Le sujet est l’être
comme il apparaît à lui-même de l’intérieur (…) Le souverain différent
des autres en diffère comme le sujet diffère de l’action objective du travail.
Ce jeu de mots inévitable est mal venu. Je veux dire que l’individu de la
masse, qui, pendant une partie de son temps, travaille au bénéfice du
souverain, le reconnaît ; je veux dire qu’il se reconnaît en lui. L’individu
de la masse ne voit plus dans le souverain l’objet qu’il doit d’abord être à
ses yeux, mais le sujet (…) le souverain, résumant l’essence du sujet, est

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celui par lequel et pour lequel l’instant, l’instant miraculeux, est la mer où
se perdent les ruisseaux du travail… » 1
L’obstacle sur lequel Bataille croit ici buter a peut-être déterminé
pour une part l’interruption de son livre. Mais c’est de là aussi que,
renversant l’impasse en ouverture, partiront Lacan, Althusser, Foucault.
Le deuxième cas est celui de Heidegger, lorsqu’il se propose de
situer la doctrine nietzschéenne de la « volonté de puissance » dans le
cours de « l’histoire de l’être » caractéristique de la métaphysique occi-
dentale. Nietzsche (en particulier dans les fragments de 1887-1889
publiés sous le titre « Volonté de puissance ») caractérisait comme une
fiction grammaticale le « sujet » qui se désigne comme « Je » (Ich) ou
« ego ». Cependant Heidegger entreprend de montrer qu’il « se tient sur
le fond de la métaphysique établi par Descartes », dans la mesure où,
tout en substituant le « corps » à « l’âme » et à la « conscience » comme
substance de la pensée, il identifierait plus que jamais celle-ci à la sub-
jectivité, ou ferait de la définition de l’homme comme sujet le critère de
la vérité 2. La question qui se pose alors à Heidegger est de déterminer,
par une enquête généalogique sur la « métaphysique en tant qu’histoire
de l’être » (ibid., p. 319 sq.), les conditions et le moment de la conversion
ontologique (étroitement liée à la mutation même de l’idée de vérité) qui
a fait du subiectum, considéré par les latins comme « traduction » de
l’hypokeimenon aristotélicien, non pas le simple présupposé de l’actuali-
sation d’une substance individuelle selon sa forme d’être propre, mais la
puissance même de penser, d’où procèdent toutes les représentations, et
qui se « réfléchit » elle-même en première personne (cogito me cogitare,
phrase-clé attribuée par Heidegger à Descartes). Cette instauration de la
« souveraineté du sujet » (Herrschaft des Subjekts) dont nous serions
encore dépendants, ce serait fondamentalement l’œuvre de Descartes
dans les Méditations métaphysiques et les Principes de la philosophie.
Pour commencer à débrouiller cet embarras (et, du même coup, à
élucider une part au moins du « non-dit » des débats philosophiques

1. G. Bataille, La part maudite III, La Souveraineté, « L’identité du “souverain” et du


“sujet”, en conséquence de la connaissance de la souveraineté et de la connaissance de
soi », in Œuvres complètes, VIII, p. 283-286. Cf. Giorgio Agamben : « Bataille e il
paradosso della sovranità », in AA.VV., Georges Bataille, il politico e il sacro, Napoli,
Liguori, 1987, a cura di J. Risset.
2. Martin Heidegger : Nietzsche I et II, tr. fr. Gallimard, 1971, p. 140 sq. ; ainsi que
« L’époque des conceptions du monde » (Die Zeit des Weltbildes), in Chemins qui ne
mènent nulle part, tr. fr. W. Brokmeier, Gallimard, 1962, p. 69-100. Voir la critique de
Michel Henry : Généalogie de la psychanalyse, PUF, 1985.

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de la fin du XXe siècle à propos de la « philosophie du sujet » et de ses


diverses critiques), il faut, d’une part, ramener la construction heideg-
gérienne de l’histoire de l’Être comme histoire des généralisations
successives de la « subjectité » (Subjektheit) à ce qui est à la fois son
prototype et sa condition de possibilité : la définition kantienne du
« Ich denke » (Je pense) comme autoréférence (ou autonymie) du
sujet transcendantal et son attribution rétrospective à Descartes, pour
en faire le point de départ de l’attitude spécifiquement moderne en
philosophie ; d’autre part, restituer derrière la gêne de Bataille à pro-
pos de ce qu’il nomme un « jeu de mots » une sémantique de longue
durée dont les effets n’ont cessé de se préciser et de devenir plus
conscients dans sa propre postérité, qu’elle contribue à unifier par-
delà d’évidentes divergences de doctrine. Commençons par le premier
point.

UNE INVENTION KANTIENNE : LE SUJET « CARTÉSIEN »

Les expressions de « sujet cartésien » et de « subjectivité carté-


sienne » sont si courantes, elles servent si souvent à situer le cartésia-
nisme dans des séries historiques ou comparatives (soit au sein d’un
discours français, soit entre le français et d’autres idiomes philoso-
phiques), qu’il vaut la peine d’exposer en détail les conditions de cette
invention qui est en même temps un quiproquo de traduction. Mais ce
quiproquo témoigne d’un extraordinaire travail du concept au sein de la
langue elle-même (à partir des écarts syntaxiques du latin, du français
et de l’allemand). Il est suffisamment puissant et suggestif pour induire
rétroactivement une compréhension du texte de Descartes et des enjeux
de sa philosophie, dont il ne nous est plus vraiment possible de faire
abstraction. Venant après la lecture kantienne de Descartes, nous pou-
vons tout au plus lire en lui une résistance anticipée à la problématique
transcendantale, non l’arracher au langage de la « subjectivité ». De ce
point de vue, Kant a commis l’irréversible…
Subjektivität, désignant le champ et la qualité des phénomènes qui,
dans l’individu pensant, percevant et sentant, ne sont pas l’effet des
objets extérieurs qui l’affectent, mais de ses propres dispositions (ce
que Locke ou Malebranche appelaient « qualités secondes »), est déjà
un terme important dans l’Esthétique de Baumgarten. J. Ritter le rap-

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pelle judicieusement 1. Mais contrairement à ce qu’il suggère, l’usage


de subjectum ou plutôt, en allemand, de Subjekt, ne précède pas cette
formation conceptuelle abstraite : il la suit. En réalité, ce n’est pas avant
la Critique de la raison pure que das Subjekt (selon ses différentes
qualifications : le sujet logique, le sujet empirique, le sujet rationnel, le
sujet transcendantal, le sujet moral) devient le concept-clé d’une philo-
sophie de la subjectivité. C’est donc d’un seul et même mouvement que
la philosophie de Kant invente la problématique d’une pensée dont les
conditions d’accès à l’objectivité des lois de la nature comme à l’uni-
versalité des valeurs éthiques et esthétiques, résideraient dans sa propre
constitution (ce qu’on a appelé la « révolution copernicienne »), et
qu’elle nomme « sujet » (c’est-à-dire autre de l’objet) l’individualité
générique immanente au jeu des facultés de connaissance qui, pour tous
les esprits finis, constitue « le monde » et donne un sens au fait d’y agir.
Même si l’on prend en compte les anticipations remarquables (comme
celle que A. de Libera a identifée chez le « spirituel » franciscain du
XIIIe siècle, Pierre-Jean Olieu) 2, dont il reste à savoir comment elles
auraient pu être connues de Kant, le seul rapport intrinsèque entre cette
création kantienne du Subjekt et la notion scolastique du subiectum ou
suppositum est justement celle qu’indique l’idée de « révolution coper-
nicienne » : désormais les catégories, c’est-à-dire les modalités les plus
générales selon lesquelles sont « attribués » les prédicats des choses par
l’activité du jugement, ne seront plus des genres de l’être, mais des
règles internes à la pensée, non des catégories de l’être mais des catégo-
ries du sujet, constitutives de l’objet (et en ce sens, de l’expérience en
général : « transcendantales »).
Pourquoi faut-il que, dans ces conditions, Kant ait voulu projeter
rétrospectivement cette découverte sur un « précurseur », Descartes,
accréditant pour plus de deux siècles l’idée (déjà acquise chez Hegel)
d’une invention cartésienne du sujet, et incitant ainsi les plus grands à
rechercher chez le philosophe des Méditations les traces d’une muta-
tion sémantique de termes dont il ne se sert pratiquement jamais ? La
réponse, comme souvent, réside dans la lettre du texte. On rapprochera
trois passages de la Critique de la raison pure (« Déduction transcen-
dantale » et « Paralogismes de la raison pure ») qui, il faut le dire, ne
sont pas toujours aisés à traduire :

1. Joachim Ritter : Subjektivität, Éd. Suhrkamp, 1974.


2. Cf. la contribution d’Alain de Libera à l’article « Sujet » du Vocabulaire européen
des philosophies.

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1) « Das : Ich denke, muss alle meine Vorstellungen begleiten können ;


denn sonst würde etwas in mir vorgestellt werden, was gar nicht gedacht
werden könnte (…) Also hat alles Mannigfaltige der Anschauung eine
notwendige Beziehung auf das : Ich denke, in demselben Subjekt, darin
dieses Mannigfaltige angetroffen wird. Diese Vorstellung aber ist ein
Aktus der Spontaneität, sie kann nicht als zur Sinnlichkeit gehörig ange-
sehen werden. Ich nenne sie die reine Apperzeption (…) weil sie dasjenige
Selbstbewusstsein ist, was, indem es die Vorstellung Ich denke hervor-
bringt, die alle anderen muss begleiten können, und in allem Bewusstsein
ein und dasselbe ist (…) von keiner weiter begleitet werden kann. » 1
2) « Ich, als denkend, bin ein Gegenstand des inneren Sinnes, und heisse
Seele (…) Demnach bedeutet der Ausdruck : Ich, als ein denkend Wesen,
schon den Gegenstand der Psychologie (…) Ich denke, ist also der
alleinige Text der rationalen Psychologie, aus welchem sie ihre ganze
Weisheit auswickeln soll. Man sieht leicht, dass dieser Gedanke, wenn er
auf einen Gegenstand (mich selbst) bezogen werden soll, nichts anderes,
als transzendentale Prädikate desselben, enthalten könne (…) Zum
Grunde derselben können wir aber nichts anderes legen, als die einfache
und für sich selbst an Inhalt gänzlich leere Vorstellung : Ich ; von der man
nicht einmal sagen kann, dass sie ein Begriff sei, sondern ein blosses
Bewusstsein, das alle Begriffe begleitet. Durch dieses Ich, oder Er, oder
Es (das Ding), welches denkt, wird nun nichts weiter, als ein transzenden-
tales Subjekt der Gedanken vorgestellt = x, welches nur durch die
Gedanken, die seine Prädikate sind, erkannt wird… » 2

1. Immanuel Kant : Kritik der reinen Vernunft (1781/1787), Felix Meiner Verlag,
1976, p. 140 (B 132) ; tr. fr. in Œuvres philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1980,
I, p. 853 : « Le “je pense” doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, sinon il y
aurait en moi quelque chose qui serait représenté, mais qui ne pourrait pas être pensé du
tout (…) Tout divers de l’intuition a donc un rapport nécessaire au “je pense”, dans le
même sujet où il se rencontre. Mais cette représentation est une action de la spontanéité,
elle ne peut être regardée comme appartenant à la sensibilité. Je l’appelle l’aperception
pure (…) parce qu’elle est cette conscience de soi qui, en produisant la représentation “je
pense”, est identique à elle-même en toute conscience (…) et ne trouve aucune représen-
tation ultérieure pour l’accompagner. »
2. Kritik…, cit., 371-374 ; tr. fr. cit., p. 1047-1050 : « Je suis, en tant que pensant, un
objet du sens interne, et je me nomme “âme” (…) En conséquence l’expression “Je”, en
tant qu’un être pensant, dénote déjà l’objet de la psychologie (…) Je pense, tel est donc
l’unique texte de la psychologie rationnelle, d’où elle doit tirer toute sa science. On voit
aisément que, si cette pensée doit être rapportée à un objet (moi-même), elle ne peut rien
contenir d’autre que des prédicats transcendantaux (…) À son fondement nous ne
pouvons cependant poser rien d’autre que la représentation simple et par elle-même
entièrement vide de contenu “Je”, dont on ne peut même pas dire qu’elle soit un concept,
mais une simple conscience accompagnant tous les concepts. Par ce “Je”, ou cet “Il”, ou
ce “Cela” (la chose) qui pense, rien d’autre n’est représenté qu’un sujet transcendantal
des pensées = x, que nous connaissons seulement par les pensées qui sont ses
prédicats… »

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3) « Der Satz : Ich denke, wird aber hierbei nur problematisch genommen ;
nicht sofern er eine Wahrnehmung von einem Dasein enthalten mag, (das
Cartesianische cogito, ergo sum,) sondern seiner blossen Möglichkeit
nach, um zu sehen, welche Eigenschaften aus diesem so einfachen Satze
auf das Subjekt desselben (es mag dergleichen nun existieren oder nicht)
fliessen mögen. Läge unserer reinen Vernunftserkenntnis von denkenden
Wesen überhaupt mehr, als das cogito zum Grunde (…) so würde eine
empirische Psychologie entspringen… » 1
Laissant de côté la remarquable alternative des pronoms (Ich, Er,
Es) 2, on voit que Kant a procédé ici à une opération sous le couvert
d’une autre. Il a attribué à Descartes une nominalisation de l’énoncé
« cogito » ou « je pense » pour en faire le nom de l’opération autoréfé-
rentielle par laquelle la pensée se prend elle-même pour objet, dont la
formule complète serait « Je suis pensant que je pense ce que je
pense ». Et il a désigné le « quelque chose » ou « l’être » qui se trouve
ainsi à la fois visant et visé par la pensée comme un « sujet » (subjec-
tum, qu’il transcrit Subjekt) au sens de la métaphysique classique, pôle
ou support d’attribution de prédicats, quitte à suggérer par là à ses
successeurs (Fichte, Hegel) que le seul sujet (hypokeimenon) pensable
est celui qui se pense lui-même, et dont les prédicats sont les pensées.
D’un point de vue cartésien ces deux opérations sont contradictoires,
comme on s’en convaincra en reprenant le texte des Méditations. En
toute rigueur la nominalisation de la phrase simple cogito/je pense
n’existe pas chez Descartes (on la voit apparaître chez Arnauld, Des
vraies et des fausses idées), même si elle est préparée par la façon dont
il réfléchit sur les propriétés de sa propre énonciation. En revanche, le
passage au sujet métaphysique est incompatible avec le « cogito » pro-
prement dit (réduit dans les Méditations à la proposition existentielle Je
suis, j’existe). Le cogito est en effet strictement inséparable d’une énon-
ciation en première personne (ego), à laquelle Descartes oppose le « Il »
(Ille) de Dieu et le « ceci » (hoc) du corps propre, dans une probléma-

1. Kritik…, cit., 375 ; tr. fr. cit., p. 1051 : « La proposition “je pense” n’est cependant
prise ici que problématiquement, c’est-à-dire non en tant qu’elle peut impliquer la
perception d’une existence (le cogito, ergo sum cartésien), mais d’après sa seule
possibilité, pour voir quelles propriétés peuvent découler de cette proposition si simple
quant à son sujet (qu’il existe ou non en ce sens). Si la connaissance rationnelle que nous
avons d’êtres pensants en général avait d’autre fondement que le cogito (…) une
psychologie empirique en résulterait… » Voir aussi Jocelyn Benoist, « La subjectivité »,
in Notions de philosophie, sous la direction de D. Kambouchner, vol. II, Gallimard, 1995.
2. Voir mon article « JE/MOI/SOI », Vocabulaire européen des philosophies, cit.,
p. 629-643.

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tique de l’identité ou du « moi » : « Ce moi, c’est-à-dire mon âme, par


laquelle je suis ce que je suis » (Discours de la méthode, VIe Médi-
tation). « Je pense » équivaut à « Je suis », lequel se développe en
« je suis qui je suis », c’est-à-dire mon âme ou mon esprit (mens), non
Lui (Dieu) ou ça (mon corps). Il s’agit donc bien d’un contresens
– lourd de conséquences, puisque, lisant à travers les lunettes de Kant,
toute la philosophie transcendantale jusqu’à Husserl et Heidegger
inclus ne cessera de reprocher à Descartes d’avoir « substantialisé le
sujet » dans le moment de sa découverte.
Mais ce contresens est dû au fond à la difficulté que Kant éprouve
pour situer dans l’histoire une idée philosophiquement révolutionnaire,
où se concentre toute l’originalité de sa propre « dialectique transcen-
dantale », et qui diffère aussi bien de la « subjectité » de la métaphysique
aristotélicienne (tode ti, hypokeimenon, ousia) que de « l’ipséité » de
la « chose qui pense » cartésienne (ego ipse a me percipior) : celle de la
vérité de l’apparence perceptive inhérente à la pensée. Pour Kant, du
fait que nous ne pouvons penser (former des concepts, leur subsumer
des intuitions, etc.) sans que notre sens interne en soit affecté et sans
que, de ce fait, ne surgisse l’illusion d’une réalité « intérieure », elle-
même objet de pensée, le « soi » pensant se reconnaît dans sa fonction
logique (unifier l’expérience) dans la mesure même où il ne cesse de se
méconnaître, en se croyant connaissable (comme phénomène, littérale-
ment « ce qui paraît » sur la scène de la représentation : erscheint). Or la
« substance », chez Kant, n’est plus de l’ordre de l’être ou de la Chose
« en soi ». Elle n’est que le concept pur de ce qui demeure permanent
dans les phénomènes. Ainsi Kant nous explique-t-il que le « sujet », qui
par lui-même (en tant que puissance ou faculté logique) n’est rien de
substantiel, puisqu’il n’est rien de phénoménal, ne cesse pourtant, à
mesure qu’il (se) pense et puisqu’il (se) pense, de s’apparaître dans la
modalité d’une substance. Dès la Déduction transcendantale, Kant écri-
vait (§ 25) : « je n’ai donc nulle connaissance de moi tel que je suis,
mais seulement tel que je m’apparais à moi-même (wie ich mir selbst
erscheine). » Le « je », qui n’est donné que dans la forme inséparable
d’un énoncé : « je pense », lequel fonctionne aussi comme son « nom »
propre, c’est-à-dire générique, ne peut s’appréhender (en « s’affectant »
lui-même) que de façon illusoire. Mais cette illusion ou apparence trans-
cendantale (Schein) est la seule à délivrer une vérité originaire, elle est
la seule forme possible du « fondement ». En un sens, c’est la vérité
même. « Sujet » est le mot qui dénote désormais cette étonnante unité
de contraires. Et Kant attribue à Descartes l’illusion métaphysique dont

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lui-même affirme se dégager. En se « trompant » comme il le fait,


Descartes témoigne de ce que le faux est logé au cœur du vrai, l’appa-
rence au cœur du paraître.
Dans tout ceci – où l’on aura remarqué que les formes syntaxiques
de l’énonciation et les traductions ou transpositions jouent un rôle déter-
minant –, il semble bien que nous ayons affaire exclusivement à des
propositions épistémologiques et à des expériences de pensée. Rien qui
évoque ouvertement une dimension « pratique », a fortiori politique, de
la question du sujet. Ce n’est pas certain cependant, si l’on prête atten-
tion à deux caractéristiques des raisonnements que nous venons d’évo-
quer. La première, c’est que le « sujet » kantien (c’est-à-dire le Ich ou
mieux Ich denke) est fondamentalement pris dans un rapport d’imputa-
tion. La réflexion lui impute, c’est-à-dire qu’il s’impute à lui-même une
représentation qui est à la fois vérité et erreur, reconnaissance et
méconnaissance. La seconde, c’est que ce cercle de l’aperception
débouche sur une injonction qu’il est non seulement tentant mais requis
de rapprocher de la forme même de l’impératif catégorique : celle de
libérer sa propre représentation du « phénoménisme » (ou ce qui revient
au même, du substantialisme) pour la rattacher à l’idée d’une « pure »
activité de penser. Or une telle idée n’a pas de sens dans l’horizon de la
nature, elle ne peut en recevoir un que comme corrélat de la liberté.
C’est ici que la façon dont s’achève l’étude des « Paralogismes de la
raison pure », par l’identification du « sujet » transcendantal (ou de
l’identité réflexive du « soi », Selbst) à la « personnalité » morale
(Persönlichkeit), qui rend l’être humain « capable d’être le citoyen d’un
monde meilleur dont il a l’idée », acquiert toute sa signification.
Historiquement, on souhaiterait pouvoir mettre ce substrat de la
pensée kantienne en relation avec un « devenir sujet » du citoyen révo-
lutionnaire et post-révolutionnaire, et notamment un mouvement de
constitution de la catégorie de « sujet de droit » (Rechtssubjekt) dont
nous n’avons pas encore une idée suffisamment précise. Dans une
étude récente, Yves-Charles Zarka pointe chez Leibniz, en contrepoint
d’une problématique de la justice et de l’équité exigeant de chacun
qu’il « se mette à la place de tous », l’émergence de l’expression subjec-
tum juris au sens d’une « qualité morale » universalisante du porteur 1.
Mais l’on sait aussi que Kant (et Hegel à sa suite), alors même qu’il

1. Yves-Charles Zarka : « L’invention du sujet de droit », Archives de philosophie, 60/


1997, 531-550 (réédité in L’autre voie de la subjectivité. Six études sur le sujet et le droit
naturel au XVIIe siècle, Beauchesne, 2000).

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semble le plus proche d’en définir l’idée (comme dans la « Doctrine du


droit » de 1795, où les divisions du droit sont déduites « selon le rapport
subjectif des obligeants et des obligés ») n’a jamais employé l’expres-
sion Rechtssubjekt, pour laquelle il faudra, semble-t-il, attendre l’École
historique du droit (Savigny, Hugo, Puchta) 1. Ces sujets (Subjekte) par
« rapport » auxquels on pense l’obligation (et qui la « rapportent » à
eux-mêmes) n’ont formellement rien à voir avec les « sujets » politiques
(Untertan, donné par Kant comme l’équivalent du latin subditus) obéis-
sant à un souverain (qui peut être le peuple lui-même, constitué en
État). La rencontre avec la thématique de la souveraineté et de la loi
qu’appelle implicitement l’idée d’une libération du sujet, et du sujet en
tant qu’il est « celui qui se libère », demeure donc refoulée. Seul le
jeune Marx, dans sa critique de la philosophie hégélienne de l’État,
aura tenté de lever un coin du voile en accréditant Staatssubjekt 2. Mais
son manuscrit devait demeurer inédit pendant plus d’un siècle.

LA SUBJECTIVITÉ À LA FRANÇAISE

Par contraste, il devient possible d’interpréter la façon dont la phi-


losophie contemporaine – particulièrement de langue française –
comprend la question de la subjectivité : non pas comme une question
d’essence, rapportant l’être à la vérité et à l’apparence, ou dans le
cadre métaphysique d’une opposition entre la nature et la liberté, mais
comme un enjeu politique, un devenir ou un rapport de forces, elles-
mêmes « intérieures » à leur propre conflit.
Du point de vue de l’histoire des idées et des mots, il conviendrait
évidemment de disposer un certain nombre de maillons intermédiaires,

1. G.-F. Puchta : Cursus der Institutionen (I), 1841 (rééd. par P. Krüger, Leipzig, 1893).
2. « So wird hier die Souveränität, das Wesen des Staats, zuerst als ein selbständiges
Wesen betrachtet, vergegenständlicht. Dann, versteht sich, muß dies Objektive wieder
Subjekt werden. Dies Subjekt erscheint aber dann als eine Selbstverkörperung der
Souveränität, während die Souveränität nichts anders ist als der vergegenständlichte
Geist der Staatssubjekte » (Ainsi la souveraineté, qui est l’essence de l’État, commence
par être considérée comme un être autonome, elle est objectivée. Ensuite, cela va de soi, il
faut que l’objectif redevienne sujet. Mais ce sujet apparaît maintenant comme une auto-
incorporation de la souveraineté, tandis que la souveraineté n’est rien d’autre que l’esprit
objectivé des sujets de l’État) (Kritik des Hegelschen Staatsrecht, remarque au § 279,
Marx-Engels Werke, Dietz Verlag Berlin, 1961, p. 225).

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que nous ne ferons ici qu’évoquer. D’abord et avant tout Rousseau,


dont les deux versants de l’œuvre et les tours d’écriture correspon-
dants laissent une trace omniprésente. Pensons à la façon dont le
Contrat social donne comme rigoureusement corrélatives les figures
du « citoyen », membre du souverain c’est-à-dire auteur de la loi, et du
« sujet » qui trouve sa liberté dans l’obéissance absolue à cette même
loi, en conséquence de « l’aliénation totale » des volontés individuelles
d’où surgit la volonté générale, constitutive d’un « moi commun »
reflèté par toutes les consciences individuelles (Hegel dira, dans la
Phénoménologie de l’esprit, en se référant implicitement à Rousseau :
« un moi qui est un nous, un nous qui est un moi », « Ich, das Wir, und
Wir, das Ich ist »). Mais pensons aussi à la façon dont son œuvre
autobiographique associe le thème de l’authenticité du moi avec celui
de l’assujettissement : « Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec
joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie où je fus
moi pleinement sans mélange et sans obstacle et où je puis véritable-
ment dire avoir vécu (…) je ne pouvais souffrir l’assujettissement,
j’étais parfaitement libre, et mieux que libre, car assujetti par mes
seuls attachements, je ne faisais que ce que je voulais faire… » 1
Ensuite, il faudrait prendre en considération la césure révolution-
naire, dont l’effet n’est pas seulement d’opérer la « relève » du sujet
(subjectus, subditus) par le citoyen (titulaire des droits politiques), mais
aussi d’engager un devenir sujet (subjectum) du citoyen, au sens d’une
naturalisation de son humanité, qui inscrit toutes les différences anthro-
pologiques (âge, sexe, culture, santé, capacités, moralité, etc.) dans un
« caractère individuel » déterminant pour sa reconnaissance sociale,
auquel il s’identifie (plus ou moins) au cours de l’éducation. Avec le
théorème rousseauiste et ses critiques hégélienne ou nietzschéenne, elle
forme la condition de possibilité historique et politique de la subversion
du rapport entre souveraineté et subjectivité qui s’accomplit chez
Bataille. Telle serait (c’est du moins notre hypothèse) la généalogie de
l’identification entre le problème de la subjectivité et le problème de la
sujétion, qui va renouveler complètement le sens de la question du sujet
en philosophie (et du même coup notre perception de son histoire).
Donnons pour finir quelques points de repère à ce sujet.
Gilles Deleuze y fait référence dès Empirisme et subjectivité :
« Cette différence [entre le point de vue de l’origine des idées et celui

1. Rousseau : Rêveries du promeneur solitaire, Xe Promenade, in Œuvres complètes,


Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, 1959, p. 1099.

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de leur qualification], c’est celle que Hume rencontre encore sous la


forme d’une antinomie de la connaissance ; elle définit le problème du
moi. L’esprit n’a pas de sujet, il est assujetti. Et quand le sujet se
constitue dans l’esprit sous l’effet de principes, l’esprit se saisit en
même temps comme un Moi parce qu’il est qualifié. Mais justement,
si le sujet se constitue seulement dans la collection des idées,
comment la collection des idées peut-elle se saisir elle-même comme
un moi, comment peut-elle dire “moi”, sous l’effet des mêmes prin-
cipes ? » 1

Plus tard (avec Guattari) il travaille soigneusement la différence des


paradigmes de la servitude ou de l’asservissement (servus) et de la
sujétion ou assujettissement (subjectus, subditus) pour rendre compte
de la modernité propre au sujet capitaliste : « Nous distinguons comme
deux concepts l’asservissement machinique et l’assujettissement social.
Il y a asservissement lorsque les hommes sont eux-mêmes pièces
constituantes d’une machine (…) sous le contrôle et la direction d’une
autorité supérieure. Mais il y a assujettissement lorsque l’unité supé-
rieure constitue l’homme comme un sujet qui se rapporte à un objet
devenu extérieur (…) Il semble en ce sens que, avec le développement
technologique, l’État moderne ait substitué à l’asservissement machi-
nique un assujettissement social de plus en plus fort (…) En effet, le
capital agit comme point de subjectivation constituant tous les hommes
en sujets, mais les uns, les “capitalistes”, sont comme les sujets d’énon-
ciation qui forment la subjectivité privée du capital, tandis que les
autres, les “prolétaires”, sont les sujets d’énoncé, assujettis aux
machines techniques où s’effectue le capital constant… » 2

Jacques Derrida découvre cette amphibologie constitutive à partir de


Rousseau : « L’écriture a dès lors pour fonction d’atteindre des sujets qui
ne sont pas seulement éloignés mais hors de tout champ de vision et
au-delà de toute portée de voix. Pourquoi des sujets ? Pourquoi l’écri-
ture serait-elle un autre nom de la constitution des sujets et pourrait-on
dire, de la constitution tout court ? d’un sujet, c’est-à-dire d’un individu
tenu de répondre (de) soi devant une loi et du même coup soumis à cette

1. Gilles Deleuze : Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon


Hume, PUF, 1953, p. 15.
2. Gilles Deleuze et Félix Guattari : Mille Plateaux (Capitalisme et schizophrénie, II),
Éditions de Minuit, 1980, p. 570-571).

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loi ? » 1 Et il la retrouve à propos de Lévinas : « La subordination de la


liberté signifie une sujétion du subjectum, certes, mais un assujettissement
qui, au lieu de l’en priver, donne au sujet à la fois sa naissance et la liberté
ainsi ordonnée. Il s’agit bien d’une subjectivation, sans doute, mais non
pas au sens de l’intériorisation, plutôt d’une venue du sujet à soi dans le
mouvement où il accueille le Tout-Autre comme Très-Haut. Cette subor-
dination ordonne et donne la subjectivité du sujet… » 2 Mais il cherche
aussi à la pousser hors d’elle-même, reprenant le néologisme d’Artaud :
« forcener le subjectile ».

Louis Althusser, en même temps que Bataille, avait insisté sur le


paradoxe de la souveraineté : « Ce Dieu est un Roi-Sujet, c’est-à-dire un
Roi-Esclave. La liberté hégélienne délivre précisément le sujet de son
assujettissement et convertit sa servitude en royaume. Le concept est le
royaume de la subjectivité, c’est-à-dire le domaine du sujet devenu roi
(…) Telle est la circularité de la liberté dans le concept : elle est la
conversion de la servitude, la conversion du sujet en son règne. » 3 Il en
fait le mécanisme général de « l’interpellation des individus en sujets »
par l’idéologie, dont le type est la conscience religieuse : « Il apparaît
alors que l’interpellation des individus en sujets suppose “l’existence”
d’un Autre Sujet, Unique et central, au Nom duquel l’idéologie reli-
gieuse interpelle tous les individus en sujets (…) Dieu se définit donc
lui-même comme le Sujet par excellence, celui qui est par soi et pour soi
(“Je suis Celui qui suis”), et celui qui interpelle son sujet, l’individu qui
lui est assujetti par son interpellation même, à savoir l’individu
dénommé Moïse. Et Moïse, interpellé-appelé par son Nom, ayant
reconnu que c’était “bien” lui qui était appelé par Dieu, reconnaît qu’il
est sujet, sujet de Dieu, sujet assujetti à Dieu, sujet par le Sujet et
assujetti au Sujet. La preuve : il lui obéit et fait obéir son peuple… » 4

Lacan et Foucault déploient le plus systématiquement le spectre de


la subjectivité comme procès de la sujétion. Mais en sens inverse l’un
de l’autre.

1. Jacques Derrida : De la Grammatologie, Éditions de Minuit, 1967, p. 399 ; voir


aussi Forcener le subjectile. Étude pour les Dessins et Portraits d’Antonin Artaud,
Gallimard, 1986.
2. Jacques Derrida : Adieu à Emmanuel Lévinas, Galilée, 1997, p. 101.
3. Louis Althusser : « Du contenu dans la pensée de G.W.F. Hegel », 1948, in Écrits
politiques et philosophiques, vol. I, Stock-IMEC, 1994, p. 132.
4. « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1971), in Sur la reproduction, PUF,
1995, p. 309.

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Lacan recueille l’héritage lointain de deux phrases françaises para-


doxales, mais absolument idiomatiques : « le moi est haïssable »
(Pascal), « Je est un autre » (Rimbaud). Qu’est-ce pour lui que « le
sujet » ? Rien d’autre que la succession des effets d’une aliénation de
l’individu vivant à la « loi du signifiant » : s’il doit être tenu pour irré-
ductible, le sujet n’est jamais originaire, mais toujours déjà « dépen-
dant ». Il n’existe que comme effet en retour de la parole qui le constitue
(et pour commencer le nomme), dans un univers symbolique de discours
et d’institutions dont, par définition, il n’a pas la maîtrise. C’est en ces
termes que Lacan interprète la « méconnaissance » constitutive de
l’inconscient. Parce que « soumis au signifiant » qui le sépare irrémédia-
blement de lui-même, il faut au sujet osciller à l’infini entre l’illusion
d’identité, les croyances narcissiques d’une « captation imaginaire »,
résumées dans la figure du moi, et l’inconnu du conflit, la reconnais-
sance d’une question venue de l’autre (à commencer par l’autre sexe)
comme ce qu’il a pourtant de plus propre. Ce choix sans issue le consti-
tue. « Si le désir est en effet dans le sujet cette condition qui lui est
imposée par l’existence du discours de faire passer son besoin par les
défilés du signifiant (…) le sujet a à trouver la structure constituante de
son désir dans la même béance ouverte par l’effet des signifiants chez
ceux qui viennent pour lui à représenter l’Autre, en tant que sa demande
leur est assujettie. » 1 Au mieux l’analyse inverse le parcours de la consti-
tution du désir, qui reconduit le sujet à l’énonciation de son « manque à
être » (« le désir ne fait qu’assujettir ce que l’analyse subjective ») 2.

Foucault, de son côté, avait trouvé dans les méthodes d’obtention de


l’aveu ou de la confession (qui transitent de la religion et de l’inquisition
à la psychologie et à la psychiatrie) le modèle du rapport entre la subjec-
tivité, l’apparence et la vérité (Histoire de la folie, Histoire de la sexua-
lité), et dans le « panoptisme » de Bentham le diagramme idéal de toutes
les « relations fictives » (mais matérialisées dans le jeu des institutions
de normalisation sociale) d’où « naît mécaniquement un assujettisse-
ment réel » 3. À partir de là il a forgé le programme d’une investigation

1. Jacques Lacan : Écrits, Éditions du Seuil, 1966, p. 628.


2. Écrits, p. 623 ; voir aussi Bertrand Ogilvie : Lacan. La formation du concept de
sujet (1932-1949), PUF, 1987 ; Slavoj Zizek : Subversions du sujet. Psychanalyse, philo-
sophie, politique, Presses Universitaires de Rennes, 1999.
3. Michel Foucault : Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975,
p. 204.

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des « modes d’objectivation qui transforment les individus en sujets »,


et notamment des relations de pouvoir 1. Mais il n’existe aucun pouvoir,
que ce soit sur « soi » ou sur « les autres », qui ne passe par la constitu-
tion d’un savoir, et à son tour celui-ci n’est pas une activité simplement
théorique, c’est une pratique sociale, une production d’objectivité. La
question du sujet et celle de l’objet, ramenées à un double procès de
subjectivation et d’objectivation, d’assujettissement de l’individu à des
règles et de construction du « rapport de soi à soi » selon différentes
modalités pratiques, ne sont donc pas opposées entre elles, mais deux
faces d’une même réalité. « Michel Foucault a maintenant entrepris,
toujours à l’intérieur du même projet général, d’étudier la constitution
du sujet comme objet pour lui-même : la formation des procédures par
lesquelles le sujet est amené à s’observer lui-même, à s’analyser, à se
déchiffrer, à se reconnaître comme domaine de savoir possible. Il s’agit
en somme de l’histoire de la “subjectivité”, si l’on entend par ce mot la
manière dont le sujet fait l’expérience de lui-même dans un jeu de vérité
où il a rapport à soi. » 2 Les mots mêmes de la Dialectique transcendan-
tale, mais retournés contre leur signification d’origine ! On voit qu’il y a
un cercle de présupposition : le « sujet » est l’ensemble des dispositifs
d’assujettissement ou de subjectivation qui agissent objectivement sur
la « subjectivité » de l’individu, c’est-à-dire qui présupposent sa
« liberté », ou sa capacité de résistance pour la retourner contre lui. En
d’autres termes il s’agit d’une différentielle de puissance. Elle débouche
à la fois sur une politique (essayer de libérer l’individu de certaines
disciplines, de certains types d’individualité) et sur une éthique (inven-
ter des « pratiques de liberté », de « nouveaux rapports de pouvoir », des
modes d’ascèse, plutôt que de conscience de soi).

Ces propositions – dans leur dispersion conflictuelle – transforment


notre lecture du passé philosophique européen. En conférant le jour de
l’évidence aux associations et aux métaphores qui sous-tendent le
texte de Nietzsche, elles rendent possible une autre utilisation de
la subjectivité définie dans la Critique de la raison pure. Si le sujet
(subjectum, Subjekt, mais aussi subjectus) n’avait pas été mis en rela-
tion interne avec la sujétion personnelle, et donc avec le pouvoir poli-

1. « Le sujet et le pouvoir » (1982), rééd. in Dits et écrits 1954-1988, IV, 1994, p. 223.
2. « Foucault », in Dits et écrits 1954-1988, IV, 1994, p. 633 ; voir aussi « Qu’est-ce
qu’un auteur ? », Conférence à la Société française de philosophie, 22 février 1969, rééd.
avec la discussion in Dits et écrits, I, 789-821 (intervention de Lacan, p. 820).

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tique, juridique, théologique dont il est l’effet et l’image inversée,


nous ne saurions pas reconnaître dans la conjonction paradoxale de la
vérité et de l’apparence transcendantales dont parlent les « Paralo-
gismes de la raison pure » le signe d’une différence (ou différance)
originaire qui renvoie à l’éthique de l’obéissance intérieure et de
l’ascèse autant et plus qu’à la métaphysique de l’esprit et à la psycho-
logie de la « conscience de soi ». Pour finir elles ouvrent à nouveau la
question de la finitude active propre au sujet (ou non-sujet) cartésien :
non pas tant, peut-être, « nature » ou « substance » pensante, c’est-
à-dire représentation, que revendication (comme dit Canguilhem)
d’un pouvoir de dire « Je », « entre l’infini et le néant », ou entre Dieu
et le corps 1.

POST-SCRIPTUM

Dans un essai paru postérieurement à la rédaction du présent article


(Superanus, dans le numéro 8:1 de la revue online Theory and Event,
publiée par Johns Hopkins University Press), Geoffrey Bennington
parcourt à sa façon une partie des mêmes « lieux » de théorie et d’écri-
ture – en particulier le rapport de Bataille à Rousseau – à partir de la
question derridienne de la « pulsion d’emprise » (Bemächtigungstrieb).
Une discussion entre nous (et d’autres) s’imposerait.

1. « Le cerveau et la pensée », 1980, rééd. in Georges Canguilhem, Philosophe,


Historien des sciences, Albin Michel, 1993.
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PREMIÈRE PARTIE

« Notre vrai moi


n’est pas tout entier en nous »
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« EGO SUM, EGO EXISTO »


DESCARTES AU POINT D’HÉRÉSIE

Monsieur le Président, vous m’avez prescrit des limites de temps


draconiennes 1. J’entrerai donc immédiatement en matière. L’argument
qui vous a été adressé n’était pas, vous l’avez bien compris, le résumé
de ma communication : non seulement parce que je n’avais pas encore
donné à celle-ci une forme définitive, mais parce que ce que j’ai à dire
ici, étant éminemment discutable, est très difficilement résumable. Plu-
tôt qu’à des conclusions, je voudrais aboutir à des questions, et je
m’estimerai très heureux si, pour une part au moins, vous pensez que
ces questions peuvent en effet être posées. Bien que je parle d’« esquis-
ser une interprétation à certains égards renouvelée de la “métaphy-
sique” cartésienne », je n’ai pas non plus la prétention de présenter ici
des idées qui soient nouvelles dans leur totalité. Au contraire, la plus
grande part sans doute en est acquise grâce au travail d’éminents carté-
siens. Mais il m’a semblé que ces idées se disposaient mieux, et, sur
quelques points importants, se comprenaient peut-être autrement dès
lors qu’on restituait à l’analyse une clé qui, de façon étonnante, n’était
jamais explicitée – bien qu’affleurant parfois dans ce que, naguère, en
un jargon aujourd’hui passé de mode, on eût appelé le « non dit » des
discussions 2. À partir de cette restitution, « symptomale » si vous vou-

1. Le texte qui suit est, à quelques ajouts et corrections près, celui de ma communi-
cation lue à la Société française de philosophie le samedi 22 février 1992. Les notes
avaient été omises ou ont été ajoutées après coup. Première publication dans le Bulletin de
la Société française de philosophie, 86e année, no 3, juillet-septembre 1992.
2. Les deux auteurs de langue française qui – de façon non absolument indépendante
peut-être – approchent le plus près de cette reconnaissance sont certainement Jacques

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lez, et dont il va me falloir apporter les justifications, j’ai voulu tenter


un exercice de relecture d’un texte constitutif de notre culture philoso-
phique, dans lequel nous n’avons pas fini de découvrir de l’imprévu,
voire de l’inconnu. Et pour que cet exercice ait sur nous tous quelques
effets de titillatio, j’ai donné à mon argument une forme quelque peu
provocatrice. Vous vous doutez bien que cette provocation, au sens
étymologique, s’adressait d’abord à moi-même.

ABSENCE DU COGITO

Partons, si vous le voulez bien, de ce qui est connu. Le commentaire


des Méditations, de très longue date, a isolé au début de la IIe Médi-
tation un argument désigné sous le nom de cogito, et lui a assigné une
place fondamentale dans l’économie du texte, dans ce que Gueroult
d’une formule empruntée à Descartes lui-même et désormais incontour-
nable a appelé son ordre des raisons. On dit donc « le cogito » 1, et on
désigne par là : soit, globalement, le raisonnement par lequel, sortant du
« doute métaphysique » qu’il a lui-même institué au moyen de diverses
« hypothèses hyperboliques », Descartes découvre dans l’irréductibilité
de sa propre pensée la certitude de son existence, première vérité néces-
saire à partir de laquelle reconstruire les autres éléments de la science ;
soit, plus spécifiquement, la phrase qui, au cœur de ce raisonnement,
nous présente le moment de la certitude atteinte, le point de rebrousse-
ment de la méditation ; soit enfin l’énoncé, isolé par Descartes lui-
même, qui peut être dit absolument certain. De là on procède dans deux
directions complémentaires : d’un côté à l’étude des relations que, de
proche en proche, cet argument entretient avec tout le système de la
métaphysique cartésienne, en tant qu’elle privilégie la subjectivité de
l’Ego et l’être de la pensée, de l’autre à l’analyse de l’énoncé lui-même

Derrida et Jean-Luc Marion (voir mes notes ci-dessous). Une de leurs sources (car aucune
idée n’est absolument première…) est peut-être le Descartes de Paul Valéry (Les pages
immortelles de Descartes choisies et expliquées par Paul Valéry, Paris, Éditions Correa,
1941 ; cf. en particulier p. 34 sq.).
1. « Quelle erreur d’avoir dit le cogito… » (J.-L. Nancy, Ego sum, Aubier-
Flammarion, 1979, p. 33). Cette erreur, si c’en est une, est principalement due à Kant
(das Ich denke), mais sa généalogie remonte aux formulations d’Arnauld dans Des vraies
et des fausses idées (1683) (réédité dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue
française, Fayard, Paris, 1986).

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(souvent désigné aujourd’hui comme « énoncé canonique » ou « proto-


colaire ») du point de vue de sa structure et de sa fonction discursive,
analyse d’ailleurs déjà bien engagée du vivant de Descartes, dans les
discussions qui le mirent aux prises avec différents lecteurs et contra-
dicteurs.
C’est ici cependant que les difficultés commencent. Car, on le sait,
le texte des Méditations exhibe sans doute un énoncé qu’on peut dire
canonique, qui fait même l’objet d’une « mise en scène » particulière-
ment spectaculaire et dont il est aisé de se convaincre qu’il gouverne
stratégiquement toute la construction de l’ouvrage. Mais cet énoncé ne
peut être appelé « cogito » que par amalgame avec ceux qui, dans
d’autres ouvrages où Descartes expose avec plus ou moins de détails
une argumentation semblable, et semblablement « fondatrice »,
contiennent effectivement, en latin, le verbe cogito ou, en français, « je
pense ». Principalement, dans la IVe partie du Discours de la méthode :
« je pense, donc je suis », et dans les Principes de la philosophie : Ego
cogito, ergo sum, retraduit en français par : « je pense, donc je suis ».
Mais l’énoncé des Méditations est différent. C’est tout simplement Ego
sum, ego existo, où disparaît toute référence immédiate, interne, au
cogitare et à la cogitatio. La désignation de cet énoncé comme
« cogito » ou comme vérité du « cogito » est donc, au mieux, une inter-
prétation. Naturellement cette interprétation s’explique, et même elle
s’explique fort bien. C’est Descartes lui-même qui, dès les Réponses
aux objections, accepte de discuter à propos du texte des Méditations,
qui pourtant ne contient pas cette expression, sur le caractère d’infé-
rence médiate ou immédiate du passage de cogito à sum, ainsi que sur la
question de savoir pourquoi il y a ici privilège de l’énoncé cogito (« je
pense ») sur d’autres verbes exprimant des actions du sujet, comme par
exemple ambulo (« je marche »). Les indications ne manquent pas non
plus qui suggèrent que l’exposé des Méditations, en raison précisément
de sa forme discursive très singulière, celle d’une argumentation
réflexive à la première personne reconstituant ou même constituant le
mouvement de la pensée, serait une sorte de version originale, ou la
restitution de la version originale de l’argument fondateur, inscrit, ne
l’oublions pas, dans une expérience intellectuelle effective, et indisso-
ciable de cette expérience. Les « autres » versions, proposées dans les
ouvrages que j’ai rappelés, peuvent et doivent se présenter soit comme
le récit de cette expérience, soit comme le commentaire de sa fonction
métaphysique, et c’est à ce titre qu’ils nous indiquent sans ambiguïté le
lieu, le point où il faut chercher, dans le texte écrit des Méditations, ce

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qu’ils suggèrent d’appeler « le cogito ». Mais ne voyons-nous pas que,


plus nous accumulerons ainsi les raisons incontestables d’identifier au
« cogito », voire à l’original du « cogito », précisément cet énoncé des
Méditations, Ego sum, ego existo, que Descartes dit « nécessairement
vrai toutes les fois que je le prononce ou le conçois », plus le fait que cet
énoncé ne soit pas de la forme « je pense, je suis » (avec ou sans donc),
deviendra énigmatique et provocant ?
À cette énigme, et je passe ici très vite, vous savez que les commen-
tateurs ont réagi très différemment. Certains, parmi les plus grands,
l’ont purement et simplement ignorée, et n’ont cessé de commenter
sous le nom de Méditations un autre texte que celui de cet ouvrage de
Descartes. D’autres y ont été sensibles, ils y ont vu un problème : soit la
nécessité de prouver l’équivalence de Ego sum, ego existo et de (Ego)
cogito, ergo sum, en particulier en montrant l’implication de la « pen-
sée » et du « je pense » dans l’énoncé des Méditations ; soit l’invitation
à reconnaître l’originalité de l’écriture des Méditations, de la pensée
qui s’écrit dans les Méditations, voire de la pensée du sujet qui s’écrit
lui-même dans les Méditations. Au risque de découvrir alors, sous
l’univocité apparente et avouée du « système » de Descartes, une plura-
lité tendancielle, en tout cas une singularité de chaque œuvre, qu’il
faudrait dès lors considérer d’abord comme se suffisant à elle-même,
comme se construisant à sa façon son propre langage et ses propres
« raisons ».
Mais même dans ce cas il m’a semblé que manquait encore un
élément d’explicitation de cette singularité, touchant à la lettre même
du texte, un élément que sans doute Descartes n’a pas besoin de nous
indiquer lui-même par un commentaire car, qu’il en ait été ou non
clairement conscient (et d’ailleurs il conviendrait de discuter ce qu’il
faut entendre par là), cet élément ne pouvait fonctionner comme tel
que dans le sous-entendu. Plutôt que dans le sous-entendu, je préfére-
rais dire d’ailleurs dans l’entendu, c’est-à-dire qu’il ne peut être
qu’entendu (ou lu) au fil du texte de la « méditation » elle-même, mais
il ne peut en être extrait ni y être commenté par quelque métadiscours
(à la différence de ce qui se passe précisément avec « je pense donc je
suis »), sauf à perdre immédiatement toute son efficacité et sa signifi-
cation. Ce que nous allons pourtant faire. Je m’explique.
Reprenons donc les Méditations, ou plutôt les Meditationes, car il
s’agit ici, de toute nécessité, du texte latin princeps tel que Descartes l’a
écrit, donc pensé en l’écrivant, pensé par l’écriture. Les traductions,
celle d’époque, revue par Descartes, ou modernes (celle que vient de

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nous procurer Michelle Beyssade 1) n’interviendront qu’en seconde


ligne, comme révélatrices de certains nœuds et de certaines difficultés
du texte. Feignons de n’avoir jamais lu ce texte ; feignons surtout de ne
rien savoir du « système cartésien », ou d’être strictement limités, pour
le découvrir, au texte des Meditationes, qui justement ne se présentent
pas à nous comme la description d’un système, mais comme le proto-
cole d’une réflexion singulière, une réflexion qui cependant par la vertu
de son écriture, et sous la condition précisément que cette écriture lui
soit parfaitement adéquate, est ouverte à la participation universelle de
tous ses lecteurs potentiels. Parvenons au début de la IIe Méditation, au
moment où Descartes va découvrir ce qu’il appelle lui-même le « point
d’Archimède », vel minimum quid… quod certum sit et inconcussum,
permettant de sortir des « grands doutes » où l’a jeté « sa Méditation
d’hier ». Après le résumé des arguments qui forment un scepticisme
absolu (Quid igitur erit verum ? fortassis hoc unum, nihil esse certi),
après le rappel des hypothèses du « Dieu trompeur » et du « Malin
Génie », voici ce que nous lisons :
Haud dubie igitur ego etiam sum, si me fallit ; et fallat quantum potest,
numquam tamen efficiet, ut nihil sim quamdiu me aliquid esse cogitabo.
Adeo ut, omnibus satis superque pensitatis, denique statuendum sit hoc
pronuntiatum, Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente
concipitur, necessario esse verum 2.
Je traduis avec Michelle Beyssade :
« Il n’y a donc pas de doute, moi aussi je suis, s’il me trompe ; et qu’il me
trompe autant qu’il peut, il ne fera pourtant jamais que je ne sois rien tant
que je penserai être quelque chose ; de sorte que tout bien pesé et soupesé,
il faut finalement poser que cet énoncé, je suis, j’existe, moi, toutes les fois
que je le prononce ou que je le conçois mentalement, est nécessairement
vrai. »
Pas de difficulté majeure apparente. Quelques remarques cependant.
Michelle Beyssade a bien raison (ce que ne faisait pas le duc de Luynes)
de vouloir souligner l’insistance d’Ego, qui n’est pas nécessaire en latin
pour exprimer la première personne : « moi aussi je suis », « je suis,
j’existe, moi ». Il ne fait aucun doute, pour une lecture de premier degré,

1. Descartes, Méditations métaphysiques, Présentation et traduction de Michelle


Beyssade, Le Livre de Poche, LGE, 1990 (l’édition de M. Beyssade reproduit également
le texte latin et la traduction du duc de Luynes).
2. Les mots Ego sum, ego existo sont imprimés en italique dans la première édition.

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que c’est ce moi ou Ego qui supporte l’essentiel de l’argument. C’est lui
(moi), étant, existant, se (me) découvrant et donc se (me) pensant tel,
qui constitue le « point d’Archimède ». Petit problème cependant : Ego
en latin, moi en français ne fonctionnent pas tout à fait de la même
façon : moi, forme réfléchie, peut être considéré comme désignation du
sujet, Ego est ce sujet même. D’autre part il me semble qu’il faut aller
jusqu’au bout de l’insistance, comme Descartes lui-même : « Moi je
suis, moi j’existe » (ou : « je suis, moi, j’existe, moi » ce qui fera peut-
être mieux sentir sur quel mode, selon quel ton s’effectue la sortie du
néant fictif où risquait de nous plonger l’hypothèse du Malin génie, et
s’affirme mon existence contre cette négation supposée).
Esquissons alors un premier commentaire. Trois points retiendront
notre attention :
1) Descartes nous présente un « énoncé », c’est-à-dire une phrase
qu’il prononce lui-même (hoc pronuntiatum : mon énoncé, cet énoncé
que je profère maintenant) et dont il donne la formule exacte, quasi-
ment entre guillemets ; la vérité nécessaire ou certitude qualifie la pro-
nonciation ou profération de cet énoncé. Quoties a me profertur, vel
mente concipitur veut donc dire très exactement : chaque fois que je le
profère à haute voix ou mentalement, chaque fois qu’il s’énonce dans
mes paroles ou dans un discours intérieur ;
2) Comment comprenons-nous quoties ? Je ne vois aucune raison,
si nous n’anticipons pas sur ce que Descartes dira plus loin, de l’inter-
préter comme une restriction. Au contraire, c’est une généralisation :
cet énoncé n’est pas vrai seulement maintenant, il est instantanément
vrai aussi souvent qu’il sera proféré, ce qui est toujours en mon pou-
voir, je peux le répéter ad libitum et j’en reproduis ainsi indéfiniment
la certitude ponctuelle ;
3) Comment comprenons-nous la dualité sum, existo ? Question
capitale. Il est très peu satisfaisant de voir là un « pléonasme », ou une
variante rhétorique. Depuis le début des Meditationes, existere a signi-
fié l’existence réelle : être vraiment, être réellement, être pour ainsi dire
« dans le réel », par opposition à n’être qu’une fiction, être imaginaire.
Ego sum, ego existo signifie donc, au minimum : « je suis, je suis
vraiment, moi », je suis au sens de l’existence (réelle). Voilà pourquoi
d’ailleurs cette affirmation ne tardera pas à appeler la question de la
nature ou de l’essence, car qu’est-ce que penser une « existence » ou
une « réalité » quand on ne sait pas « de quoi » elle est l’existence ?
Toutefois nous ne pouvons en rester là : car si tel est bien le sens d’exis-
tere, à quoi bon alors le sum, pourquoi commencer par Ego sum ?

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Cette fois, anticipons : plus nous avancerons dans les Meditationes,


plus nous nous convaincrons que la problématique de l’essentia et de
l’existentia, qui devient explicite et dominante après la IIIe Méditation,
et culmine dans la Ve, se construit précisément à partir du développe-
ment et de la transformation dialectique de l’énoncé Ego sum, ego
existo. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas reçue de l’extérieur, de quelque
tradition scolastique (même si elle la recoupe), ni non plus « sous-enten-
due » ou « suggérée » par notre pronuntiatum, ce qui supposerait préci-
sément que nous la connaissons déjà, mais qu’elle est en puissance,
dans une « différence indifférente », dans ce pronuntiatum dont la for-
mule sera scrupuleusement répétée plusieurs fois. Exprimons cela en
disant que la construction même de l’énoncé exhibe une équivalence de
l’esse et de l’existere où chaque terme garde cependant ses connotations
et son usage propre : esse renvoie à « être quelque chose », à ne pas
« être rien » (Ego sum = non sum nihil), existere renvoie à « être réelle-
ment », à ne pas « être fictif » (Ego existo = je ne suis pas un être de
raison, un songe ou un délire), comme nous l’avons vu. Osons donc le
dire : ce qui est ici en germe ou en idée, c’est comme le schéma d’un
« argument ontologique » possible, mais à propos de l’Ego, et qui serait
réduit à l’équivalence immédiate de ce que viendront formaliser plus
loin les catégories d’essence et d’existence. Si ténue que soit cette indi-
cation, elle n’en est pas moins importante, car elle enferme la question
de nature ou d’essence qui va venir dans un cercle au moins apparent :
l’essence ou nature d’Ego ne peut être qu’immédiatement identique à
son existence, l’essence d’exister ou de ce qui existe comme tel.
Contrainte très forte en vérité : avant dix lignes, Descartes aura écrit par
exemple qu’il n’est pas, que je ne suis pas un homme, c’est-à-dire que
cette essentia n’est pas l’essence humaine : Quidnam igitur antehac me
esse putavi ? Hominem scilicet. Sed quid est homo ? etc. Et nous savons
qu’il faudra longtemps avant qu’Ego puisse se penser rigoureusement
comme « homme », ou plutôt comme l’esprit d’un « homme »…
Or ceci n’empêche pas, bien au contraire, qu’une dernière connota-
tion ne soit présente, en tout cas suggérée par le contexte : celle qui
identifie l’existence à la vie, ou mieux, moins abstraitement, le fait
d’exister au fait d’être vivant. Cette connotation court depuis les passages
de la Première Méditation qui ont inscrit dans les illusions et les folies
génératrices de scepticisme, susceptibles d’être reprises globalement
comme tromperies d’un Dieu mauvais ou d’un malin génie, l’idée d’être
mort, ou de ne pas être né, et elle va ressurgir bientôt dans les descriptions
de l’exister en tant que res cogitans, c’est-à-dire en tant que mens, esprit,

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comme une vie de cet esprit, faite de l’enchaînement quotidien de toutes


ses pensées qui couvrent le champ entier de l’existence. Il y aura aussi
sous quelques lignes une opposition entre cette existence et la nature du
corps, vu ici comme un cadavre, comme toujours encore mort. Je ne suis
pas « cet assemblage d’organes qu’on appelle un corps humain », je ne
suis pas non plus « un feu » ou « un souffle », mais telle est (à présent) ma
vie : je doute, je connais, j’affirme, je nie, je veux, je ne veux pas, j’ima-
gine aussi et je sens… Dès lors que Descartes n’a formulé aucun concept
métaphysique de l’existentia, pourquoi nous interdire de comprendre
Ego sum, ego existo comme « Je suis, moi qui pense, je suis vivant »,
c’est-à-dire comme l’être singulier d’une existence (pensante, ou pensée)
qui est la vie, s’assurant d’elle-même en première personne ? Or il y a
dans notre culture, qui est aussi celle de Descartes, un énoncé déjà
donné, omniprésent même, d’Ego sum au sens précisément de « je suis,
je vis » signifiant « je suis le vivant » (voire « je suis la vie », ce qui est
incontestablement faire un pas de plus). Nous n’avons pas encore d’élé-
ments suffisants pour l’introduire ici, et le confronter à l’énoncé carté-
sien, mais nul ne peut nous empêcher d’entendre son étrange similitude.

QUI JE SUIS

Nous avançons trop lentement sans doute, mais nous sommes en


réalité au point même de la découverte, car tout ce que nous venons de
dire était en un sens une façon d’essayer de deviner comment Descartes
va traiter son propre énoncé, c’est-à-dire en effet comment il va le
comprendre, ou se poser lui-même la question de sa compréhension. Ce
n’est pas la moindre originalité du texte des Meditationes que d’inscrire
dans son écriture même un moment d’étonnement et d’interrogation sur
le sens de ce qui vient d’être énoncé. Tous les lecteurs ont perçu une
pause après le pronuntiatum, pause qui ne traduit rien d’autre que
l’immédiate difficulté de comprendre, l’énigme de ce qui était apparu
comme une solution. Les traducteurs (dont le premier a été relu par
Descartes) l’ont matérialisé par un passage à la ligne :
Nondum vero satis intelligo, quisnam sim ego ille, qui jam necessario sum…
Traduction Luynes : « Mais je ne connais pas encore assez clairement ce
que je suis, moi qui suis certain que je suis. »

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Traduction Beyssade : « Mais je ne connais pas encore d’une intelligence


suffisante ce qu’est ce moi, ce que je suis, moi qui à présent de toute
nécessité suis. »
Aucune de ces deux traductions ne me semble satisfaisante, parce
qu’aucune n’est exactement équivalente au latin. Mais le fond de la
question, comme je vais essayer de le montrer, ne réside aucunement
dans une faiblesse ou une confusion des traducteurs. Il réside dans le fait
que la phrase de Descartes est intraduisible en français, bien qu’en un
sens elle ait été construite à partir d’un élément qui vient du français, ou
qui a passé par le français (celui que représente ego ille, dont l’un des
équivalents possibles est « le moi » ou « ce moi », néologisme forgé par
Descartes avant d’être repris par Pascal). J’irai jusqu’à dire – on trouvera
que je force mais le forçage est dans la syntaxe même du texte – que cette
phrase, dans sa simplicité et sa clarté limpide, a été construite pour être et
demeurer intraduisible, pour demeurer attachée à son sens et l’exhiber
dans une singularité absolue, dont une composante nécessaire est la sin-
gularité de la langue dans laquelle elle est écrite, et dans laquelle – j’anti-
cipe – est également écrit le modèle ou le moule dont elle tire ses effets.
En sorte que plus on s’efforce de rendre exactement certains aspects de
cette syntaxe, moins on réussit à produire une phrase simplement équiva-
lente : ce qui est le cas de Michelle Beyssade progressant vers la « lettre »
par rapport à Luynes. Elle ne m’en voudra pas, nous en avons déjà parlé :
il lui a fallu s’y reprendre à trois fois pour « rendre » l’unique Ego : « ce
qu’est ce moi, ce que je suis, moi qui ». L’impossibilité de traduire la
phrase de Descartes, que je tiens pour acquise jusqu’à nouvel ordre, est
l’indice du problème que je vais essayer maintenant de poser. Elle nous
fournit en même temps le fil conducteur de notre analyse.
Commençons par le plus évident. Aucun traducteur n’a voulu, ou
pu, rendre exactement quisnam sim (qui je suis), tous ont fait comme
s’il y avait quidnam (que suis-je ? ce que je suis ?). Or il n’est pas
besoin d’avoir lu Nietzsche, ou Heidegger ou Deleuze, d’avoir été
sensibilisé à la différence entre la question qui et la question quoi,
question de la Werheit et question de la Washeit comme enjeu philoso-
phique, pour comprendre que ce glissement n’est pas rien, surtout au
moment où il se produit ici, c’est-à-dire au moment crucial de l’articu-
lation entre l’énoncé de la première certitude qui soit absolument hors
de doute (je suis, j’existe) et la relance de la réflexion sur cette certi-
tude, sur son « objet » (Ego) et sur sa signification. La question que
pose, que se pose Descartes, certain d’être et d’exister, certain que

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l’énoncé d’être et d’existence qu’il prononce est nécessairement (le)


vrai toutes les fois qu’il le prononce, n’est pas que suis-je ? mais qui
suis-je donc ? Il se la pose avec un certain étonnement, et il y a de quoi.
La question d’essence proprement dite viendra, sans doute, mais elle
doit passer d’abord par la question d’identité, qui surgit elle-même de
l’immédiate coïncidence de l’être et de l’exister dans le pronuntiatum.
Comprendre le sens de ce passage, du problème d’identité ou d’iden-
tification au problème d’essence ou de « nature », c’est aussi comprendre
pourquoi il était aussi difficile de ne pas l’éluder. Le contexte immédiat
est en effet puissamment « trompeur ». Il comporte une succession ultra-
rapide d’oscillations du neutre au masculin dans des énoncés très voi-
sins 1. En fait dans tout le passage sauf précisément dans la phrase
névralgique Descartes a écrit au neutre : suis-je bien quelque chose (plu-
tôt que rien) ? Quelle chose précisément suis-je ? (et non pas telle autre,
par exemple celle que j’ai cru être olim, naguère, jusqu’au moment où je
viens de penser que j’existais de toute nécessité : quelle chose donc ?
notamment celle que la Première Méditation rattachait à une vetus opi-
nio, une vieille ou ancienne opinion 2, Deum esse qui potest omnia, et a
quo talis, qualis existo, sum creatus : une « vieille opinion selon laquelle
il est un Dieu tout-puissant, qui m’a créé tel que j’existe », donc une res
creata, une creatura, ou encore un « homme » comme il va le redire).
Il ne faut pas alors s’étonner de l’attraction qui s’exerce sur les tra-
ducteurs et plus généralement sur les lecteurs. D’autant qu’ils savent le
latin, connaissent la règle haec est mea culpa, attraction en genre du
pronom démonstratif par le nom attribut. Mais alors pourquoi Descartes

1. (AT 24) Nunquid ergo saltem ego aliquid sum ? « Ne suis-je donc pas, moi, à tout
le moins quelque chose ? » ; (AT 25) Haud dubie igitur ego etiam sum, si me fallit : « Il
n’y a donc pas de doute, moi aussi je suis, s’il me trompe » ; Nondum vero satis intelligo,
quisnam sim ego… : « Mais je ne comprends pas (ou je n’entends pas) encore assez qui je
suis donc… » ; deincepsque cavendum est ne forte quid aliud imprudenter assumam in
locum mei : « pour ne pas risquer de prendre imprudemment quelque chose d’autre pour
moi » (ou : afin de ne pas supposer imprudemment quelque autre chose à ma place) ;
quare jam denuo meditabor quidnam me olim esse crediderim : « C’est pourquoi je vais
maintenant à nouveau méditer ce que j’ai cru être autrefois » (MB) (« je considérerai
derechef ce que je croyais être » (L))…
2. « Opinion » dans laquelle on peut difficilement éviter d’entendre, avec H. Gouhier
(La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, 1962, p. 187), l’écho du début du Credo.
Avec le hoc corpus meum esse (AT 18), le « Satan épistémologique » (H. Gouhier, ibid.,
p. 119) du Malin Génie, et surtout la profession de foi « arithmétique » (comme eût dit le
Sganarelle de Molière) du paragraphe précédent, cette formulation fait partie du réseau
serré et, il faut bien le dire, très équivoque, car frisant le blasphème, des allusions
religieuses des Première et Deuxième Méditations. Cf. l’article de Mariafranca
Spallanzani, « Bis bina quatuor », Rivista di filosofia, vol. LXXXIII, n. 2, agosto 1991.

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écrit-il cinq lignes plus bas quidnam me esse crediderim ? En réalité


Descartes ne respecte pas cette règle, il choisit délibérément tantôt le
qui, tantôt le quoi. Non seulement il n’y a là chez lui nulle inadvertance,
nul « lapsus », mais il y a un effet de sens qui est crucial et qui est
intrinsèquement lié à la forme sous laquelle il – c’est-à-dire je – sort
(sors) du doute (et de la fiction au moyen de laquelle il s’est contraint lui-
même (i.e. je me suis contraint moi-même) à aller à l’extrême du doute.
Pour le vérifier, élargissons l’enquête à tout l’ensemble de la
IIe Méditation. Nous découvrons alors une remarquable alternance, en
même temps qu’une remarquable insistance qui, on le sait, scande toute
la progression de la réflexion. Par trois fois 1, la question qui (quisnam
sim, quis sim), correspondant à l’étonnement toujours renaissant
qu’éprouve Ego devant sa propre certitude Ego sum, ego existo, viendra
préparer, interrompre et relancer la question quoi (quidnam sim), à
laquelle on pourrait répondre soit à l’ancienne manière (je suis une
créature, je suis un homme, je suis un corps, je suis une âme, etc.) soit à
la nouvelle : sum igitur praecise tantum res cogitans, « je ne suis donc
rien d’autre qu’une chose pensante ». Nous voici bel et bien au cœur de
la difficulté : si les traducteurs n’ont pas pu ne pas effacer ces trois
occurrences remarquables (mais Luynes, en homme de qualité du Grand
Siècle, a deux fois biaisé en écrivant : « quel je suis »), ce n’est pas
seulement à cause du contexte immédiat, mais beaucoup plus profondé-
ment à cause de l’effet rétroactif de la réponse, qu’ils connaissent évi-
demment par avance : sum res cogitans, je suis une chose qui pense, ou
peut-être, car le latin ne nous autorise absolument pas à éliminer cette
lecture (et pour l’instant il n’y en a qu’une), je suis la chose qui pense.
En tant que je suis, que j’existe, et que cette certitude est pour moi
nécessaire, je suis cela, et rien que cela : cette chose même, celle qui
pense… La Sache selbst, est-on tenté de gloser en langage hégélien.
Nous serions alors en droit de rétablir dans le texte de Descartes
une dialectique très simple, en quelque sorte pré-ontologique ou mieux
pré-substantielle (la notion de « substance », on le sait, n’intervient pas
encore dans la IIe Méditation) : dialectique du qui et du quoi, du « Je »
et du « Cela ». Elle aurait déjà l’avantage d’infirmer par les faits cer-
taines lectures critiques pourtant prestigieuses qui se sont entièrement
fondées sur l’idée que Descartes aurait « oublié », méconnu d’entrée de

1. (AT 25) quisnam sim ego ille, qui jam necessario sum ; (AT 27) Novi me existere ;
quaero quis sim ego ille quem novi ; (AT 29) Ex quibus equidem aliquanto melius incipio
nosse quisnam sim.

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jeu la différence entre les deux modes d’être incompatibles de la per-


sonne et de la chose, alors que c’est cette différence même qu’il tra-
vaille, et qu’il fait travailler. Mais cette constatation nous amène en
réalité au plus près de la singularité intraduisible de la phrase carté-
sienne. Ce qui la caractérise est de reproduire intérieurement d’une
façon pratiquement inextricable une oscillation semblable, mais cette
fois entre les personnes qui peuvent être prises pour sujet. La phrase de
Descartes est instable du point de vue du genre, parce qu’elle est pro-
fondément indécidable du point de vue des personnes 1, comme si elle
superposait, fusionnait deux énoncés concurrents :
– je me demande ce qu’est cet Ego, qui est maintenant nécessaire-
ment (ou dont nous savons maintenant nécessairement qu’il est ou
existe) ; en (pseudo)latin quelque chose du genre : quidnam sit « Ego »
illud, quod jam necessario est ; et :
– je me demande qui je suis, s’il est nécessairement vrai mainte-
nant que j’existe ; en (pseudo)latin quelque chose du genre : quisnam
(ego) sim, qui jam necessario existo.
Ce que j’essaye tant bien que mal de faire voir ainsi, c’est que la
question du quis, celle de la première personne (Ego) et celle de la
troisième personne ou de la substantivation (Ille) sont inextricablement
mêlées 2. On m’accordera peut-être qu’il y a ici beaucoup plus qu’une

1. Françoise Kerleroux me renvoie ici à la démonstration de Benveniste (« Structure des


relations de personnes dans le verbe » et « La nature des pronoms », in Problèmes de
linguistique générale, I, Gallimard, 1966 ; « L’antonyme et le pronom en français moderne »,
in Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974) : la première et la deuxième
personne (Je et Tu) d’une part, la troisième personne (Il) d’autre part, ne sont pas des
« personnes » dans le même sens ; en réalité seules les deux premières sont des personnes au
sens strict, c’est-à-dire qu’elles effectuent ou présupposent l’auto-référence de l’énoncé à
l’énonciation ; la « troisième personne » a un statut complètement différent : c’est une « non
personne » en ce sens. Corrélativement elle est la seule à comporter un « véritable » pluriel.
Cette démonstration me semble aller tout à fait dans le sens de ce que j’exposerai plus avant.
Dans son célèbre article de 1962 (« Cogito ergo sum : inférence ou performance ? », trad.
française dans Philosophie, no 6, mai 1985), Hintikka souligne lui aussi nettement cette
corrélation dont nous retrouverons plus bas les conséquences : « L’indépendance, quant à
l’introspection, de ce que vise Descartes est illustrée par le fait qu’il existe une particularité de
certaines phrases en seconde personne, étroitement liée aux particularités de l’Ego sum, ego
existo cartésien. De même qu’il est auto-annulant de dire “Je n’existe pas”, il est ordinaire-
ment absurde de dire “Tu n’existes pas”. Si cette dernière phrase est vraie, elle est ipso facto
vide, puisqu’il n’existe personne à qui l’on puisse concevoir qu’elle s’adresse… » (p. 37). Je
n’insiste pas ici sur un autre aspect du problème (dont on soupçonne qu’il relève d’un Génie
bien autrement « malin ») : la fréquence et l’efficacité dans la vie courante des énoncés du
type « Tu n’existes pas », adressés préférentiellement à certain(e)s.
2. On en trouvera encore la confirmation dans l’équivoque de certains démonstratifs
du texte cartésien (hujus), qui a conduit les traducteurs à des choix opposés :

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curiosité de grammaire, mais un véritable symptôme, s’agissant du texte,


et du lieu dans ce texte où, pour la première fois sans doute, en tout cas
dans la philosophie moderne, les implications ontologiques de la pensée
de soi-même, ou de la pensée du « soi » en première personne, ont été
thématisées. L’usage de Ille qui est fait ici, et qui commande aussi bien
l’hésitation est/sum que l’oscillation quis/quid, est profondément équi-
voque. Ille est employé à la fois comme démonstratif et comme pronom
personnel : Ego ille s’entend à la fois comme « ce moi » ou plutôt comme
« ce je » (ce fameux je, comme on nous apprenait au lycée à traduire
mentalement, pour ne pas oublier la différence hic/ille) et comme « lui »,
« celui », donc « l’autre ». Tant qu’à gloser, à dédoubler, il faudrait donc
chercher du côté de « ce je, lui qui » ou de « je, ce lui (celui) qui… » De
même, après l’antécédent Ego ille, s’il signifie ce « je », ou si l’on veut
ce « moi », nominalisé, il aurait fallu est où, chez Descartes, nous lisons
sum. Pascal n’a pas écrit « le moi suis haïssable » mais « est haïssable »,
et dans le Discours de la méthode Descartes lui-même avait écrit : « en
sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est
entièrement distincte du corps », phrase qui sera littéralement interpolée
par le duc de Luynes dans la VIe Méditation (AT 78).
Inversement le latin classique connaissait un tour emphatique Ille ego
qui ne signifiait nullement « ce je » ou « ce moi », mais que suivait la
première personne du verbe (ainsi Virgile, dans l’exorde retranché de
l’Enéide : Ille ego qui quondam gracili modulatus avena / carmen et
egressus silvis vicina coegi / ut quamvis avido parerent arva colono, /
gratum opus agricolis, at nunc horrentia Martis / arma virumque
cano… : « Oui c’est moi, cet homme sorti des bois, qui jadis au chant d’un
pipeau léger ai réuni tous les champs du voisinage (…), c’est moi mainte-
nant qui vais chanter les horreurs de la guerre… » 1). Mais Descartes (qui,

(AT 27-28) Novi me existere ; quaero quis sim ego ille quem novi. Certissimum est
hujus sic praecise sumpti notitiam non pendere ab iis…
Traduction Luynes : « J’ai reconnu que j’étais, et je cherche quel je suis, moi que j’ai
reconnu être. Or il est très certain que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi
précisément prise, ne dépend point des choses »
Traduction Beyssade : « J’ai reconnu que j’existe ; je cherche ce que je suis, moi, ce
moi que j’ai reconnu. Il est tout à fait certain que la connaissance de cet être considéré
dans ces limites précises ne dépend pas des choses »
1. Tour repris par Ovide, Amours, II, 1 : Hoc quoque composui Paelignis natus
aquosis, / Ille ego nequitiae Naso poeta meae… et Tristes, IV, 10 : Ille ego qui fuerim,
tenerorum lusor amorum, / Quem legis, ut noris, accipe, posteritas (…) Editus hic ego
sum, nec non, ut tempora noris, / Cum cecidit fato consul uterque pari… Je dois ces
références à M. Bardin, à l’occasion du séminaire d’Histoire du Matérialisme de
l’Université de Paris I dirigé par Olivier Bloch, et à mon ami Gabriel Albiac. Je remercie

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nous le savons, a lu Virgile) a écrit ici quelque chose comme « qui suis-je
moi ce lui qui suis maintenant nécessairement ? » Et nous comprenons
parfaitement, même si nous ne pouvons pas vraiment traduire.

MODÈLE THÉOPHANIQUE

Or pourquoi comprenons-nous parfaitement ? Parce que cette


phrase paradoxale a un modèle ou un « moule », tout aussi paradoxal,
que nous connaissons très bien, elle a un précédent que Descartes, lui
aussi, connaissait nécessairement par cœur, c’est le cas de le dire : c’est-
à-dire qu’il pouvait le reproduire sans même avoir besoin de se le
représenter, ou de se le remémorer. Où avions-nous lu, où avait-il lu
sum qui sum (devenu, en style indirect, sim … qui … sum, mots autour
desquels sont répartis les autres éléments de la phrase : quisnam SIM
ego ille, QUI jam necessario SUM) ? Au seul lieu où se trouve cette
formulation, c’est-à-dire dans la Bible, très précisément en Exode, 3,
14, épisode dit du « Buisson ardent », fondateur de la révélation comme
lien personnel entre l’homme et (son) Dieu 1. Prenons garde : ce n’est

également M. Jean Plaud, Inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale, qui a


bien voulu répondre par écrit à mes questions sur la syntaxe comparative des différentes
phrases en présence. Bien entendu mes propositions de traduction (ou de non-traduction)
n’engagent finalement que moi-même.
1. « Moïse, qui paissait les moutons de Jéthro (…) parvint à la montagne de Dieu :
l’Horeb. L’Ange de Yahvé se manifesta à lui sous la forme d’une flamme de feu jaillissant
du milieu d’un buisson. Moïse regarda : le buisson était embrasé mais ne se consumait pas
(…) Yahvé le vit s’avancer pour mieux voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson :
“Moïse, Moïse !” – “Me voici”, répondit-il. Alors il dit : “N’approche pas d’ici. Ôte tes
sandales de tes pieds, car le lieu que tu foules est une terre sainte.” Dieu dit encore : “C’est
moi le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob.” Moïse
alors se voila la face, dans la crainte que son regard ne se fixât sur Dieu. Et Yahvé dit :
“J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple (…) je connais ses angoisses (…) Maintenant va,
je t’envoie auprès de Pharaon pour faire sortir d’Égypte mon peuple, les enfants d’Israël.”
Moïse dit à Dieu : “Qui suis-je, pour aller trouver Pharaon et pour faire sortir d’Égypte les
enfants d’Israël ?” Dieu dit : “Je serai avec toi et voici le signe (…)” Moïse dit alors à
Dieu : “Soit ! Je vais trouver les enfants d’Israël et je leur dis : le Dieu de vos pères m’a
envoyé vers vous ! Mais s’ils demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ?” Dieu
dit alors à Moïse : “Je suis celui qui suis.” Et il ajouta : “Voici en quels termes tu
t’adresseras aux enfants d’Israël : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous”… » (Traduction de la
Bible de Jérusalem).
Les problèmes de traduction et d’interprétation de ce passage, et notamment de la
formule hébraïque Eyeh asher eyeh, traduite par les Septante comme Egô eimi ho ôn, et
assez différemment par la Vulgate comme sum qui sum, lui-même plus ou moins

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pas l’homme (Moïse) qui dit sum qui sum (dans la traduction latine
traditionnelle), c’est « Dieu », ou plutôt c’est en disant sum qui sum
que, selon le récit traditionnel, censé rapporter celui de Moïse lui-
même, il communique son Nom divin, que donc il se communique
comme Dieu par son Nom, ou comme le Dieu qui est un Nom. Mais en
se communiquant ainsi aussi il se dérobe : avant de devenir impronon-
çable, ce Nom est inintelligible, du moins il est énigme. Mon objet n’est
pas ici de reprendre les questions posées par l’interprétation de l’origine
et des usages de cette expression, mais seulement de vérifier que le
texte cartésien est bien inexplicable, dans sa lettre même, en dehors de
cette référence, et d’étudier quelques-uns des effets qu’elle y produit.
Étienne Gilson en a fait, on le sait, le point de départ d’une « métaphy-
sique de l’Exode », elle-même orientée vers la double démonstration
qu’une ontologie originale serait ici engagée, et que, par voie de consé-
quence, une philosophie chrétienne est possible et même nécessaire 1.
Nous allons voir que, dans le contexte cartésien, les effets de la répéti-
tion de cet énoncé par définition fondateur dans le champ du sacré
judéo-chrétien, sont assez différents, et même quasiment antinomiques.
Ce qui est sans doute encore une façon de rendre la confrontation
inévitable.
Revenons en arrière et récapitulons. Si la structure du sum qui sum
est bien présente dans la question posée par Descartes aussitôt après le
pronuntiatum dont il souligne lui-même la fonction de première vérité
nécessaire, cela ne veut pas dire que Descartes « se prend pour Dieu »,
je vais y revenir. C’est même en un sens exactement l’inverse : c’est un
moment dans une progression réflexive qui devra finalement rendre
une telle confusion absolument impensable, mais pour des raisons

malaisément rendu en français par « Je suis celui qui suis », « je suis celui qui est », « je
suis qui je suis », etc., ne sont pas ici mon objet. Cf. notamment A. Caquot, « Les énigmes
d’un hémistiche biblique », Dieu et l’Être, Exégèses d’Exode 3,14 et de Coran 20, 11-24,
Présentation par Paul Vignaux, Études augustiniennes, Paris, 1978, p. 17-26 ; G. Madec,
« “Ego sum qui sum” de Tertullien à Jérôme », ibid., p. 121-139. Soyons toutefois
attentifs à la façon dont, dans ce dialogue fictif, circulent l’eccéité (« Me voici ! »,
« C’est moi ») et la question « Qui suis-je ? » (en sorte que la « réponse » de Yahvé,
interprétable comme la fourniture d’un nom propre, pourrait aussi apparaître comme une
façon de retourner sa question à Moïse). Entre autres utilisateurs, L. Althusser avait
naguère, on s’en souvient, renvoyé à ce texte comme au modèle de toute « interpellation
de l’individu en sujet » (« Idéologie et appareils idéologiques d’État », in Positions,
Éditions Sociales, 1976).
1. Cf., en dernier lieu, É. Gilson, Constantes philosophiques de l’Être (Vrin, 1983),
chap. VII et VIII. Voir aussi la discussion de S. Breton, Libres commentaires, Éditions du
Cerf, 1990, chap. IV.

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dont, sans doute, certaines représentations traditionnelles de « Dieu »


ne sortiront pas indemnes. Cela ne veut même pas dire que Descartes
reprend à son compte, à titre de réponse à la question qui suis-je ?, un
énoncé de la forme sum qui sum, « je suis celui qui suis », « je suis celui
qui est » ou « je suis qui je suis », selon diverses interprétations cou-
rantes. La question reste une question. Mais cela veut dire que dans la
forme de cette question, forme aussi nécessaire que la proposition dont
elle cherche à expliciter le sens, insiste de façon visible, ou si l’on veut
« cryptique », ce qui revient au même, la forme d’une réponse possible,
par rapport à laquelle il faudra bien se déterminer 1. De telle sorte en
particulier que si cette réponse virtuelle se trouve finalement récusée, si
la forme de la question est ainsi en quelque sorte niée dans la réponse
qu’on lui apportera, le sens même de cette réponse (dont la première
approximation, mais la première approximation seulement, est : sum
res cogitans) sera intrinsèquement déterminé par ce qu’elle a exclu, ou
si l’on veut dépassé.
Mais alors il faut encore remonter d’un cran, et se demander
comment la reconnaissance de la forme de cette question, qui répète, et
pour ainsi dire « problématise » l’énoncé théophanique, éclaire et déter-
mine rétrospectivement l’énoncé dont elle dérive chez Descartes : Ego
sum, ego existo. Elle le détermine évidemment comme étant lui-même
la répétition d’une répétition du même énoncé, selon une « variante »
qui est indiscutable parce que attestée (traditionnellement, institution-
nellement) par l’origine même de ces formules. Si quisnam sim ego
ille, qui jam necessario sum implique une référence à sum qui sum,
c’est-à-dire qu’on pourrait transformer ainsi la question en réponse
(« je suis celui qui suis » ou « je suis qui je suis » étant comme la
réponse intérieure – qui est aussi, d’un autre point de vue, une non-
réponse – induite dans la question par sa propre répétition formelle 2),
c’est que Ego sum, ego existo lui-même impliquait une référence… à
Ego sum, unique répétition du sum qui sum dans le texte sacré, que
nous trouvons cette fois placée par l’Évangéliste trois fois de suite
dans la bouche de Jésus (Évangile selon Saint Jean, chap. 8, versets

1. Parodiant la terminologie du Tractatus de Wittgenstein, on dirait que cette insis-


tance ne se dit ou ne s’énonce pas (sprechen) mais qu’elle se fait voir (zeigen) à la forme
de l’énoncé.
2. D’où la « traduction » en « abyme » du sum qui sum proposée par Schelling (Les
Âges du monde, tr. fr., Paris, 1949, p. 100) : « Je suis celui qui dit : je suis ». Un même
procédé sera plus tard appliqué par Lacan à l’autre énoncé « canonique » : « Je pense :
“donc je suis” » (« La science et la vérité », in Écrits, cit., p. 864).

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24, 28 et 58) 1. C’est ce que nous avions pressenti, ou laissé entendre,


en décrivant dans l’énoncé cartésien le germe d’une proposition onto-
logique, et plus encore en associant la notion d’existence à celle de la
vie réelle ou de la vraie vie. Car tel est précisément le sens de Egô eimi
chez Saint Jean : l’identité de l’existence et de la vie, réunies dans
l’élément du logos, de la parole, ou de l’énonciation, ou de la proféra-
tion. Mais cette analogie, si séduisante fût-elle, ne pouvait suffire.
Quand nous lisons le récit de l’Évangile, nous savons que l’expression
« Je suis » (où le Egô, en grec comme en latin, est déjà aussi insistant,
auto-référentiel, que chez Descartes : moi je suis, c’est moi qui suis,
me voici qui suis) désigne Dieu en première personne parce que le
texte le dit, ou plus exactement l’indique, le fait voir par la situation où
il place celui qui la profère, imposant ainsi d’y voir la reprise du sum
qui sum. Rien de tel dans le texte de Descartes, qui n’est pas un récit
des paroles d’un Homme, d’un Dieu, ou d’un Homme-Dieu, mais la
parole même du sujet qui se pense (écrite, ou transcrite, il est vrai,
comme toute parole rapportée par une tradition). C’est pourquoi le
recoupement, ici, ne pouvait avoir d’abord que le statut d’une intuition

1. « Jésus leur redit encore : “Je m’en vais : vous me chercherez et néanmoins vous
mourrez dans votre péché. Là où je vais vous ne pouvez aller (…) Vous êtes d’en bas, moi
je suis d’en haut ; vous êtes de ce monde, moi je ne suis pas de ce monde. C’est pourquoi
je vous ai dit que vous mourrez dans vos péchés. Si en effet vous ne croyez pas que Je
Suis, vous mourrez dans vos péchés” (Dixi ergo vobis quia moriemini in peccatis vestris ;
si enim non credideritis quia ego sum, moriemini in peccatis vestris). Ils dirent alors :
“Toi, qui es-tu ?” (Tu quis es ?) Jésus leur répondit : “Ce que je ne cesse de vous dire
depuis le commencement (…) celui qui m’a envoyé est véridique et ce que j’ai entendu
auprès de lui, c’est cela que je déclare au monde.” Ils ne comprirent pas qu’il leur avait
parlé du Père. Jésus leur dit alors : “Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’Homme, vous
connaîtrez que ‘Je Suis’ et que je ne fais rien de moi-même (Cum exaltaveritis Filium
hominis, tunc cognoscetis qiua ego sum et a meipso facio nihil) : je dis ce que le Père m’a
enseigné. Celui qui m’a envoyé est avec moi : il ne m’a pas laissé seul…” Alors qu’il
parlait ainsi, beaucoup crurent en lui (…) Ils lui répliquèrent : “Nous sommes la
descendance d’Abraham (…) nous savons maintenant que tu es un possédé ! (…) Pour
qui te prends-tu donc ?” Jésus leur répondit : “C’est mon Père qui me glorifie, lui dont
vous affirmez qu’il est votre Dieu. Vous ne l’avez pas connu tandis que moi je le connais.
Si je disais que je ne le connais pas, je serais, tout comme vous, un menteur ; mais je le
connais et je garde sa parole. Abraham votre père, a exulté dans l’espoir de voir mon
Jour : il l’a vu et il a été transporté de joie.” Sur quoi les Juifs lui dirent : “Tu n’as même
pas cinquante ans et tu as vu Abraham !” Jésus leur répondit : “En vérité, en vérité je vous
le dis, avant qu’Abraham fût, Je Suis (Amen, amen dico vobis : Antequam Abraham fieret,
ego sum).” Alors ils ramassèrent des pierres pour les lancer contre lui, mais Jésus se
déroba et sortit du Temple. » (J’interpole le latin de la Vulgate.)
Ici encore, mon objet n’est pas d’interpréter ce texte. Je note simplement l’insistance
de l’opposition entre la fiction d’un Dieu qui serait « menteur » et l’attestation de Dieu
véridique, étroitement associée à la reprise du « nom » Je suis.

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ou d’une hypothèse peut-être fantaisiste. Mais cette hypothèse se


change pour nous en certitude dès lors que, interprétant son propre
énoncé, Descartes fabrique au risque de l’intraduisible, sinon de l’inin-
telligible, un second énoncé qui reproduit dans sa structure et contient
littéralement le sum qui sum. Car ceci veut dire que, après avoir « pro-
duit » comme première vérité (vérité fondatrice, dans laquelle s’opère
la levée de tout doute métaphysique) un énoncé en première personne
qui répète celui par lequel Jésus, au risque du blasphème, est dit dans
l’Évangile s’être déclaré Dieu, s’être attribué le nom de Dieu,
Descartes a confirmé immédiatement le caractère non accidentel de ce
recoupement. Qui veut interpréter Ego sum, ego existo, en tant qu’il y
a là une vérité nécessaire, est contraint par la forme même de cette
nécessité d’en répéter à son tour l’origine même, qui se présente dans
notre culture comme le nom autoréférentiel d’une théophanie. Voilà
pourquoi sans doute, sur la base de sa complexité grammaticale, la
collusion Ego ille est dans notre texte (et dans la suite, je vais y venir)
si lourdement chargée de sens. La nouveauté conceptuelle et gramma-
ticale qu’elle représente : substantivation du sujet, avant même qu’il
soit question de le penser comme substance, exprime la tension de
deux personnes en une suivant le modèle même de la filiation des
personnes « divines » 1.

*
Nous pouvons maintenant dresser un bilan provisoire de notre lec-
ture. Partis de la singularité du texte des Méditations, des effets de style
et des difficultés de traduction qu’il comporte, nous avons constaté que
le chemin d’écriture de la méditation recoupe, en ce point que Descartes
désigne comme la première vérité ou le « premier principe » de sa philo-
sophie, comme le point même de la certitude, une chaîne signifiante
venue des origines mêmes de la tradition théologique : précisément la
chaîne des transformations et des déplacements de l’énoncé attribué à
Dieu (attribuable à Dieu seulement, et par lequel il se désigne – si tant

1. Je laisse aux théologiens le soin de nous expliquer ici que ces deux « personnes »
ne peuvent être liées entre elles que par le moyen d’une « troisième », l’Esprit qui leur est
consubstantiel, et de se demander quel rapport il entretient avec ce qui va surgir
incessamment comme mens, res cogitans. La question des rapports de la pensée
cartésienne avec la théologie trinitaire, qui ressurgira nécessairement à l’occasion du
débat sur la « similitude » de la substance finie et de la substance infinie, est hors du
champ de cet exposé.

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est qu’il puisse se désigner), énoncé auquel d’un point de vue théolo-
gique, est suspendue toute révélation, toute croyance et donc toute certi-
tude. En écrivant les Meditationes, en passant du doute à l’affirmation
d’existence, puis de l’affirmation d’existence à la question d’identité,
avant de passer de celle-ci à la question d’essence, Descartes remonte en
quelque sorte cette chaîne, il la parcourt en sens inverse, en direction de
ce qui est considéré comme sa source. À partir de là, sans doute, plu-
sieurs voies seraient possibles pour nous.
Nous pourrions nous installer dans cette chaîne, la suivre d’âge en
âge, essayer de la compléter de ses maillons manquants, tenter de situer
la place singulière que Descartes, parmi d’autres – philosophes et non
philosophes – y occupe, et les effets qu’y produit historiquement sa
présence, ou si l’on veut son intervention. Cette chaîne en effet s’insti-
tue à partir d’une répétition initiale : celle qui lie les deux hapax, le
sum qui sum de l’Ancien Testament et le Ego sum du Nouveau Testa-
ment. Seule cette répétition permet de considérer, d’un côté, la théo-
phanie du Buisson ardent comme une annonciation du Messie, et de
l’autre la parole de Jésus, Ego sum via, et veritas et vita (Jn, 14, 6), en
abrégé Ego sum, comme la « première vérité » pour la tradition théolo-
gique, comme le fait par exemple Saint Thomas dans la Somme théolo-
gique, Quaest. XVI De veritate (art. 5 : Dieu est-il la vérité ?).
« Entre » l’énoncé évangélique et le texte de Descartes s’intercalent
nécessairement bien d’autres « répétitions », sans qu’il soit nécessaire
de supposer qu’il les ait toutes connues, ni même qu’il en ait connu
une seule, puisqu’il ne s’agit pas ici de citation, mais du retour objectif
d’un énoncé. Celles de Saint Augustin (inventeur putatif du cogito, ce
qui pose un problème tout à fait différent) et de Maître Eckhart (inven-
teur de la Ichheit, promise à un bel avenir philosophique) mériteraient
sans doute un sort particulier. Mais je parle ici de ce que je ne connais
pas, sinon fragmentairement et de seconde main.
Non moins importante serait évidemment la suite des répétitions
postérieures à Descartes, qu’elles soient spéculatives, blasphématoires
ou parodiques (ou tout cela à la fois) : ainsi la répétition par Voltaire
(« Je suis corps et je pense, je n’en sais pas davantage »), la répétition
par Fichte (Ich gleich Ich, à lire comme Ich bin Ich), la répétition par
Stirner (« Je baserai donc ma cause sur Moi : aussi bien que Dieu, je
suis la négation de tout le reste, je suis l’Unique »), la répétition par
Freiligrath redite par Rosa Luxemburg (« J’étais, je suis, je serai »), les
répétitions par Nietzsche (« Ich bin kein Mensch, ich bin Dynamit »,
dans un livre intitulé Ecce Homo), la répétition par Rimbaud (« Je est

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un autre »), la répétition par Freud (« Wo Es war, soll Ich werden »), la
répétition par Poe, Mallarmé et Bataille (« Je suis mort »), la répétition
par Lacan (« Moi, la vérité, je parle »), etc. On voit que sont parodiques
notamment celles qui font intervenir le nom « Dieu » ou quelque Nom
Divin. Mais la grande question est de savoir si l’« intervention » de
Descartes ne marquerait pas ici un point d’inflexion décisif, de part et
d’autre duquel le sens et le mode même de répétition ne peuvent plus
être les mêmes, l’effet d’antinomie d’une telle répétition inversant en
quelque sorte ses batteries. Pour répondre à une question de ce genre, il
nous manque ici manifestement des éléments essentiels.
Une autre ligne d’enquête consisterait à nous demander quels sont
les commentaires ou les lectures de Descartes, jusqu’à l’époque contem-
poraine incluse, dans lesquels, méconnue comme telle, la référence des
Méditationes au texte sacré n’en a pas moins été obliquement prise en
compte. Je n’en donnerai qu’un seul exemple, évidemment privilégié
puisqu’il confirme indirectement le bien-fondé de la question que nous
cherchons ici à poser. Dans une récente contribution au volume du
Centre d’Études des Religions du Livre intitulé Celui qui est, Interpré-
tations juives et chrétiennes d’Exode 3, 14 1, Madame G. Rodis-Lewis
étudie la critique de Descartes par Malebranche, et elle montre que la
rupture entre le point de vue de la raison incréée, du second, et le point
de vue du premier, celui de la finitude des esprits créés, se marque par la
substitution de l’auto-définition de Dieu comme « Celui qui est », avec
référence à Exode 3, 14, au cogito dans la fonction de première vérité, et
la transformation corrélative des preuves de l’existence de Dieu. Mais
faut-il s’étonner que le sum qui sum (dans l’une des traductions en
usage) vienne à la place du cogito (ou de ce qu’on nomme ainsi), s’il y
était déjà en réalité présent ? Ne faut-il pas dire plutôt qu’il y revient 2 ?

1. Publié par le Centre d’Études augustiniennes, sous la direction d’Alain de Libera et


Elisabeth Zum Brunn, Éditions du Cerf, 1986, p. 217-236.
2. M. Jean-Christophe Goddard me communique le texte de la Conférence « Fichte
critique de Spinoza » qu’il a prononcée le 30 novembre 1991 à l’Association des Amis de
Spinoza de Paris : j’y trouve des analyses remarquables qui me semblent confirmer le
bien-fondé de ce questionnement. M. Goddard montre notamment comment, formulant et
formalisant le « Ich bin », « Ich bin ich » comme Grundsatz d’une ontologie de l’activité,
qu’il veut être une alternative au substantialisme spinoziste, Fichte est amené à définir le
Moi non seulement à partir du « Je pense » kantien, mais à partir d’une reformulation du
cogito, ergo sum cartésien comme un sum, ergo sum (sic), avant d’en venir à une
paraphrase de l’Évangile selon Saint Jean dans son discours de 1795 De la dignité de
l’homme, au terme de laquelle l’homme – nouveau Christ – « se distingue par son aptitude
à dire “Je suis”… ». M. Goddard fait également référence à l’étude de G. Rodis-Lewis,
pour la partie consacrée à la confrontation de Descartes et de Spinoza. Pour sa part, Kant,

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Mais ces différentes questions, pour intéressantes qu’elles soient,


nous écartent de notre objet principal, qui doit être de rechercher, dans
le développement même des Méditations, la trace du fait discursif que
nous avons identifié, et ainsi d’en comprendre la signification pour
Descartes lui-même. J’ignore si vous m’accorderez maintenant que,
comme je l’ai écrit dans l’argument de cette communication, la présence
de l’Ego sum et du sum qui sum dans le texte même des Méditations
sont matériellement incontestables. Mais je suis certain que, supposé
que vous me l’accordiez, vous conviendrez avec moi que la portée
théorique d’une telle constatation est parfaitement équivoque. Peut-être
est-elle d’ailleurs destinée à le rester. Ou plus exactement peut-être est-
elle destinée à déboucher sur la constatation d’une profonde ambiva-
lence du cartésianisme au regard des présupposés et des effets religieux
de la réflexion philosophique, ambivalence que nous ne nous hâterons
certes pas de nommer masque ou duplicité.

LUI AUSSI, IL EXISTE

Il me semble que cette discussion doit commencer par la question


suivante. La collusion ou coïncidence des personnes (la « première » et
la « troisième », respectivement signifiées par Ego et Ille) inscrite au
centre d’une question de la forme « qui suis-je, <sinon> celui qui
suis ? », ou « sinon qui je suis ? », elle-même chargée d’interpréter la
nécessité de la certitude que « Je suis », conduit inévitablement à la
question de savoir comment Descartes va en penser le rapport à une
autre nécessité : celle que supporte traditionnellement le concept de
Dieu, identifié à l’être nécessaire. Ou si l’on veut elle conduit à exami-
ner de plus près la relation de Ego et de Ille, désignant cette fois la
Personne divine, souveraine. Abstraitement parlant, ce rapport peut être
d’identité, d’analogie, de distinction ou même d’opposition.
Notons que le problème traverse en fait toutes les Méditations,
c’est-à-dire qu’il est déjà engagé avant le pronuntiatum dont nous

responsable de la nominalisation « le cogito », ne fait pas référence au « Je suis », mais il


pose à l’orée de son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1797) que le propre
de l’homme, qui « l’élève infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la
terre », est de « posséder le Je dans sa représentation » (in seiner Vorstellung das Ich
haben).

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venons de nous occuper, et qu’il recevra de nouvelles déterminations


au-delà de sa solution apparente, la « preuve de l’existence de Dieu »
fournie par la IIIe Méditation, souvent interprétée comme la position
d’un « deuxième fondement », soit antérieur au premier, dans une nou-
velle régression vers l’origine, soit en concurrence et pour ainsi dire en
rivalité métaphysique avec lui 1. En effet, dans la Ire Méditation, rappor-
tant la « vieille opinion » de la toute-puissance divine qui l’obligera à
radicaliser le doute par l’hypothèse du Dieu trompeur à son tour rem-
placé par le Malin Génie, Descartes avait écrit Deum esse qui potest
omnia, et a quo talis, qualis existo, sum creatus (AT 21) (Il y a un Dieu
tout-puissant, qui m’a créé tel que je suis réellement). Cette formule
s’opposait terme à terme, par avance, au pronuntiatum : l’équivalence
de l’esse et de l’existere y était bien posée, mais enchâssée entre l’être
de Dieu et son action créatrice : c’est comme creatus, comme créature
de la puissance divine, non de façon indépendante, moins encore de
façon nécessaire, que mon être réellement existant y était pensé, dans le
registre de l’opinion. Et, au début de la IIe Méditation (AT 24), aussitôt
avant de proférer que « Je suis », il s’était posé la question : « N’y a-t-il
pas quelque Dieu, ou peu importe le nom dont je l’appelle (aliquis
Deus, vel quocunque nomine illum vocem) qui met en moi ces pensées
mêmes ? Mais pourquoi le croirais-je, alors que moi-même, peut-être,
je pourrais en être l’auteur (cum forsan ipsemet illarum author esse
possim) ? » Du même coup nous voyons à quoi engage la position du
pronuntiatum comme première vérité dans l’examen du « problème de
Dieu » : rien de moins qu’à suspendre radicalement toute référence
initiale à un créateur et à une création (ou peut-être plus exactement au
sens de la « création » : qui crée quoi ? voire même : qui crée qui ?) dans
la pensée de mon rapport à Dieu. D’un autre côté, la Ve Méditation
nous montre que ce n’est pas avant d’avoir développé l’idée du « Dieu
vérace », posé les conditions et les limites de ma connaissance certaine
des essences, que je peux réinterpréter l’existence de Dieu comme un
attribut nécessaire de son essence (qui est la perfection ou l’infinité en
acte), en d’autres termes le penser comme l’être nécessaire, dont la
connaissance commande « la certitude et la vérité de toute science ». Je

1. L’exposition la plus récente, qui est aussi la plus impressionnante par son ampleur
et sa subtilité, d’une telle interprétation est bien entendu l’analyse des « deux paroles sur
l’être de l’étant » et de l’« onto-théologie redoublée » de Descartes proposée par J.-
L. Marion dans Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, Paris, 1986. Je ne puis
ici m’engager sur cette voie puisque je m’en tiens à Ego sum, ego existo, alors que, pour
Marion, la « première parole » est cogitatio (la seconde étant causa).

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dois donc considérer que toute démonstration ou connaissance a priori


de l’essence et de l’existence divines constitueraient, jusque-là, une
pétition de principe. Ce qui introduit une nouvelle contrainte discursive
très forte, et mène au « paradoxe » bien connu d’une « preuve » qui se
présente comme autosuffisante, mais qui occupe une position dérivée
dans l’« ordre ». Entre ces deux moments – dont on s’accorde générale-
ment à considérer qu’ils ouvrent et ferment respectivement le cycle de
la skepsis cartésienne dans les Méditations – s’élabore précisément la
dialectique du fondement, aux prises avec les tensions de pensée et être,
temps et éternité, création et conservation, liberté et nécessité.
Je proposerai de rechercher la solution de ces difficultés, qui ont
suscité de longs débats, en partant d’une spécificité textuelle des argu-
ments de la IIIe Méditation qui est, certes, connue, mais qui n’est peut-
être pas toujours assez radicalement prise en compte. À la lettre ces
arguments n’ont pas en effet pour objet de « démontrer l’existence de
Dieu » ou de « démontrer que Dieu existe », mais de démontrer que
Dieu existe aussi, mieux encore, qu’il est et existe lui aussi. Tout tient
dans le petit mot etiam, constamment inséré par Descartes dans la for-
mulation de sa thèse :
(AT 51) … concludendum, ex hoc solo quod existam, quaedamque idea
entis perfectissimi, hoc est Dei, in me sit, evidentissime demonstrari Deum
etiam existere : « il faut conclure que de cela seul que j’existe et qu’il y a
en moi une certaine idée d’un être tout parfait, càd de Dieu, il est très
évidemment démontré que Dieu (lui) aussi existe »

(AT 52) … Totaque vis argumenti in eo est quod agnoscam fieri non posse
ut existam talis naturae qualis sum, nempe ideam Dei in me habens, nisi
revera Deus etiam existeret, Deus, inquam, ille idem cujus idea in me
est… : « Toute la force de l’argument consiste en ce que je reconnais qu’il
ne serait pas possible que j’existe avec une nature telle que je suis, à savoir
en ayant l’idée de Dieu, si effectivement Dieu n’existait (lui) aussi, Dieu,
dis-je, lui-même dont l’idée est en moi… »
Ces formules sans ambiguïté ne résolvent-elles pas très simplement
la question si controversée de savoir pourquoi Descartes a, comme on
dit, commencé par proposer une preuve a posteriori de l’existence de
Dieu, variante « auto-référentielle » de la preuve classique a contingen-
tia mundi 1, « avant » d’en proposer une preuve a priori, qui est sa

1. Il arrive aussi qu’on dédouble cette preuve de la Troisième Méditation en une


« première preuve par les effets » et une « deuxième preuve par les effets » (comme

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version de l’argument ontologique ? C’est qu’en réalité, dans la


IIIe Méditation, Descartes ne s’est nullement proposé de « prouver
l’existence de Dieu », comme s’il répondait à l’objection d’un scep-
tique, d’un négateur de cette existence (« Je vous dis qu’il n’y a pas de
Dieu ! » « Et moi je vais vous prouver qu’il existe ! »). Mais, ce qui n’est
ni plus, ni moins, mais autre chose, il s’est employé à prouver que
« Dieu existe réellement hors de moi », ou mieux, que « Dieu est réelle-
ment autre que moi », bien qu’il soit inséparable de moi, très précisé-
ment en tant que son idée est toujours déjà en moi, et constitutive de
l’idée que je me fais de moi-même, res cogitans qui devient res cogitans
ideam Dei in se (in me), véritable « cogito » des Méditations, surgissant
enfin après un long retard et sous une forme développée, complexe 1.
Comme s’il répondait à l’objection, qui ne vient pas d’un négateur
externe, mais de lui-même : qu’est-ce qui me prouve que je ne suis pas
indiscernable de Dieu, moi qui suis certain d’exister, et donc suis néces-
sairement, chaque fois que je dis Ego sum 2 ?
Question à inscrire évidemment dans la lignée de la réponse virtuel-
lement donnée dans le Qui suis-je ? précédent : « je suis qui je suis », je
suis qui, étant, existe. Ne nous étonnons plus, dans ces conditions, de
découvrir au centre même de la « preuve » le lemme négatif, qui suffit
à rendre la conclusion nécessaire, après élimination de toutes les autres
possibilités : je ne suis pas Dieu, proposition enfin énoncée en toutes
lettres, même si c’est à l’irréel 3 : atque ipsemet Deus essem, à entendre

M. Gueroult). D’autres commentateurs s’efforcent de montrer que les deux moments de


l’argumentation, qui s’enveloppent l’un l’autre, forment une seule « preuve ».
1. Ce sont ces considérations qui me conduiraient à risquer l’hypothèse suivante : s’il
y a un énoncé que, dans les Méditations, nous devrions appeler cogito ou le cogito, c’est
précisément celui qui affirme que je pense simultanément, dans une seule « idée claire »,
l’idée de Dieu (infini) et l’idée de moi-même (fini), en mesurant l’imperfection de la
seconde à la perfection de la première (alors que, point décisif, l’inverse est impossible).
Non seulement donc ce « cogito » n’est pas de la simple forme cogito me cogitare, mais il
n’est pas immédiat : il est au contraire construit par la méditation (ce qui n’empêche pas
que la modalité intellectuelle correspondante soit, dans le langage des Regulae, une
« intuition »). Il faudrait reprendre ici la discussion minutieuse menée par J.-M. Beyssade
dans La philosophie première de Descartes, Flammarion, 1979, p. 272 sq.
2. À beaucoup d’égards, je suis ici une démarche inverse de celle qu’expose Annette
Baier dans son étude « The Idea of the True God in Descartes », in Essays on Descartes’
Meditations, Edited by A. Oksenberg Rorty, University of California Press, 1986, p. 359
sq.
3. Dans la Troisième Méditation, au cœur de sa « démonstration de l’existence de
Dieu », Descartes explique que, ayant en moi l’idée de cet écart entre l’imperfection et la
perfection (qu’aucun « progrès » n’annulera jamais en acte), je ne peux pas être cause de
moi-même (pas plus qu’aucun être semblable à moi ne peut l’être : par exemple mes
parents) : (AT 48) Atqui, si a me essem, nec dubitarem, nec optarem, nec omnino

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selon les deux modalités parallèles qui interviennent dans la preuve : je


pourrais être l’auteur de mon existence, m’être engendré et me conser-
ver moi-même ; et : je pourrais avoir forgé moi-même l’idée de la
perfection infinie à partir de laquelle je pense et mesure ma propre
imperfection.
Alors commencerait sans doute à mieux s’éclairer, si nous avions
ici le temps de le suivre en détail, le trajet de pensée et d’écriture qui
associe constamment :
– d’une part la dissociation progressive des « personnes » représen-
tées par Ego et Ille (encore renforcée par l’introduction simultanée,
pour désigner la première personne, de la nouvelle formule ego ipse).
Cette dissociation au sein même de l’unité (unité de la relation de causa-
lité ou de création, unité de la relation de représentation) culmine bien
entendu à la fin de la IIIe Méditation : (AT 51) « Il me reste seulement à
examiner comment j’ai reçu de Dieu cette idée (…) et il n’est pas non
plus nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de
l’ouvrage même, mais de cela seul que Dieu m’a créé, il est fort
croyable que j’ai été fait en quelque façon à son image et à sa ressem-
blance, et que je perçois cette ressemblance, dans laquelle est contenue
l’idée de Dieu, par la même faculté par laquelle je me perçois moi-
même (per quam ego ipse a me percipior), c’est-à-dire que, lorsque je
retourne sur moi-même le regard de l’esprit (in meipsum mentis aciem
converto), non seulement je connais que je suis une chose incomplète
(…) mais en même temps je connais aussi que celui dont je dépends
possède en soi tout ce plus (…) en effet infiniment, et ainsi qu’il est
Dieu (sed simul etiam intelligo illum, a quo pendeo, majora ista
omnia… reipsa infinita in se habere, atque ita Deum esse). Et toute la
force de l’argument consiste, etc. »
– ensuite la recherche systématique, par énumération et élimination
progressive, de la seule « chose », objet de mes idées, dont je puisse
être certain d’emblée qu’elle existe aussi, et qu’ainsi elle ne me laisse
pas « seul au monde » : (AT 42) hinc necessario sequi non me solum
esse in mundo, sed aliquam aliam rem, quae istius ideae est causa,

quicquam mihi deesset ; omnes enim perfectiones quarum aliqua idea in me est, mihi
dedissem, atque ita ipsemet Deus essem. Dans la quatrième (AT 54) il reprend cette idée
et écrit encore plus clairement : « je ne suis pas moi-même l’être suprême » : … ut,
quatenus a summo ente sum creatus, nihil quidem in me sit, per quod fallar aut in
errorem inducar, sed quatenus etiam quodammodo de nihilo, sive de non ente, participo,
hoc est quatenus non sum ipse summum ens, desunt mihi quam plurima… On comprend
alors, rétrospectivement, que la question ne pouvait pas ne pas se poser.

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etiam existere… quod me de alicujus rei a me diversae existentia cer-


tum reddat (« Il suit de là nécessairement que je ne suis pas seul dans le
monde, mais qu’il existe aussi (etiam, omis par M.B.) quelque autre
chose, qui est la cause de cette idée. Si au contraire il ne se rencontre en
moi aucune idée qui soit telle, je n’aurai absolument aucun argument
qui me rende certain de l’existence d’aucune chose différente de
moi »). Cette « seule chose » 1 qui « existe aussi », par laquelle je ne suis
pas seul (et qui finira par me redonner, en quelque sorte par surcroît,
toutes les autres « choses » du monde), se révèle être une autre chose
qui pense. Je suis tenté de dire, selon la suggestion de la langue et la
logique de l’argument : l’autre chose qui pense (car nous n’en connais-
sons pas, et n’en connaîtrons pas d’autre 2) : (AT 49) et idcirco, cum sim
res cogitans, ideamque quandam Dei in me habens, qualiscunque tan-
dem mei causa assignetur, illam etiam esse rem cogitantem… fatendum
est (« et pour cette raison, puisque je suis une chose qui pense, ayant en
moi une certaine idée de Dieu, quelle que soit finalement la cause
assignée à mon être, il faut avouer qu’elle aussi est une chose qui
pense, et qu’elle a l’idée de toutes les perfections que j’attribue à
Dieu. ») (souligné par moi E.B.)
– enfin l’identification de la cause qui fait que, étant maintenant
avec certitude, à chaque instant, je serai aussi à l’instant suivant avec
cette même res cogitans autre que moi « objectivement » présente en
moi-même (toujours le etiam ! (AT 49) an habeo aliquam vim per quam
possim efficere ut ego ille, qui jam sum, paulo post etiam sim futurus :
« C’est pourquoi je dois maintenant m’interroger sur moi-même, pour
savoir si j’ai quelque force par laquelle je puisse faire que moi, ce moi,
moi qui suis à présent, je sois encore un peu après… »).
Si nous avions parcouru à nouveau la totalité de ce trajet, nous
aurions vu se déployer en toute clarté la symétrie de l’argumentation
des deux premières Méditations, qui montrent que moi aussi je suis

1. majus illud : « cette Plus Grande Chose », ou « cela, qui est plus » (trad. M.B.), écrit
Descartes dans le même remarquable passage de la Troisième Méditation (AT 48) où il
marque que lui-même, Ego, ne saurait être Dieu.
2. Dans les Méditations. Ce qui n’est pas à dire qu’en général Descartes ignore le
problème d’« autrui », en tant que problème de l’autre homme (ou femme), ni même qu’il
n’y ait pas un chemin, passant par le dialogue, qui conduise de l’Ego sum, ego existo de la
Deuxième Méditation jusqu’au philosophe de l’amour qui, dans la Lettre à Chanut du
1er février 1647, s’écrie avec Virgile : Me, me, adsum qui feci… Jean-Marie Beyssade, qui
commente merveilleusement ces textes dans son Introduction à la Correspondance de
Descartes avec Elisabeth (Garnier-Flammarion, Paris, 1989) parle cependant d’un
« extraordinaire contraste » (p. 34).

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(ego etiam sum, AT 24-25), dès lors que (si fas est dicere…) on pose
une toute-puissance capable de me tromper, Dieu ou démon, et de la
troisième, qui montre que lui aussi (c’est-à-dire Dieu) il existe, dès lors
qu’on pose que j’ai en moi (même si, absolument parlant, je ne la
« comprends » pas) l’idée claire de l’infini ou de la toute-puissance. Si
Dieu, ou plutôt le malin génie, est et me trompe, càd d’une certaine
façon me pense, alors il faut nécessairement que moi aussi je sois ; son
existence hypothétique implique la mienne, réelle. Mais si je suis, et
que j’aie en moi l’idée de Dieu comme être infini, càd que je le pense,
alors il faut nécessairement que lui aussi il soit, comme une autre sub-
stance individuelle. Mon existence réelle implique la sienne, également
réelle. Pas plus que ce tout-puissant trompeur hypothétique ne peut
feindre que je n’existe pas, pas davantage je ne peux me tromper en
feignant que Dieu n’existe pas autrement que moi, ou qu’en ce sens je
sois lui.
De cette dissymétrie substantielle dans la symétrie formelle, nous
connaissons bien les conséquences : c’est la dépendance de mon exis-
tence et de ma pensée par rapport à celles de Dieu, dépendance non
pas externe mais interne, par rapport à un Autre à qui ou à quoi je suis
immédiatement uni, puisque je le trouve représenté en moi et qu’il agit
en moi à chaque instant. Nous en connaissons aussi les difficultés,
d’ailleurs étroitement liées entre elles : difficulté de penser ma ressem-
blance avec l’autre chose pensante qui diffère de moi comme l’infini
de la finitude, difficulté de penser ma liberté de décision (comme tra-
duit excellemment M. Beyssade) non pas comme une exception à cette
dépendance, mais comme sa réalité et sa réalisation même. C’est toute
la question de la « marque ». Mais il vaut la peine avant de conclure
d’en faire observer un aspect très étroitement lié à la thématique du
pronuntiatum, et qui sans doute en délivre finalement le sens.
Une fois que Descartes aura montré que Dieu existe (lui) aussi, une
fois qu’il aura interprété cette démonstration comme la garantie que
Dieu n’est pas trompeur, une fois qu’il aura enfin produit le corollaire
de cette thèse sous la forme : ce n’est pas Dieu qui me trompe, mais
moi-même, dans la mise en œuvre de ma volonté elle aussi infinie, et
par conséquent il est toujours en mon pouvoir de décider de ne pas me
tromper, au moins par abstention du jugement, il pourra enfin passer à
la conception claire et distincte du lien nécessaire qui unit l’esse de
Dieu, ou son essence, et son existere, ou son existence. On se souvient
qu’il y verra la même indissolubilité, la même implication logique

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qu’entre le triangle et ses angles, la montagne et la vallée. Mais relisons


le texte :
(AT 68-69) « cette idée (sc. de Dieu) n’est pas quelque chose de fictif qui
dépend de ma pensée (illam non esse quid fictitium a cogitatione mea
dependens) mais l’image d’une nature vraie et immuable. Par exemple,
d’abord parce que je ne peux tirer de ma pensée aucune autre chose à
l’essence de laquelle appartient l’existence, hormis Dieu seul (…) Qu’y a-
t-il en effet de plus manifeste par soi-même (ex se apertius) que ceci : le
souverain être est, autrement dit Dieu, à l’essence duquel seul appartient
l’existence, existe (quam summum ens esse, sive Deum, ad cujus solius
essentiam existentia pertinet, existere). »
On le voit, nous sommes revenus au voisinage immédiat du pro-
nuntiatum initial. Il n’y a pas à proprement parler d’« argument »
ontologique, mais une proposition identique, ou si l’on veut une « tau-
tologie » 1. Plus exactement, toute l’argumentation de la Ve Méditation
n’est pas tant la preuve « ontologique » que la préparation dialectique,
par une discussion comparée des propriétés des essences finies et infi-
nies, de ce nouvel énoncé canonique, dans lequel s’exprime la véritable
identité de l’être infini et de l’existence nécessaire, avec une certitude
au moins égale à celle des vérités mathématiques (AT 65-66), dont la
nécessité est pour moi tellement contraignante (AT 67) qu’elle rend
tout doute impraticable (AT 70).
Qu’est-ce qui distingue donc un tel énoncé (en somme : Qui est, Ille
existit) de Ego sum, ego existo ? C’est parfaitement clair, c’est qu’une
telle certitude s’établit immédiatement dans l’élément de la vérité, sans
avoir aucun besoin de se référer à l’Ego. Plus précisément : elle est sans
aucun doute réflexive, expressive de la « suffisance » ou de la référence
à soi qui caractérise l’essence divine et qui se reflète dans l’idée que j’en
ai, mais elle n’est pas « héauto-référentielle », elle ne comporte aucune
idée de première personne se posant ou se désignant comme telle 2.
Mais ceci peut et doit sans doute se lire aussi dans l’autre sens : il y a

1. Sur la « violence des propositions tautologiques », cf. Stanislas Breton, Philosophie


buissonnière, Éditions Jérôme Millon, Grenoble, 1989, chap. 9 (« Dieu est Dieu »).
2. Dans une analyse récente, comparant les « métaphysiques » du Discours et des
Meditationes, Jean-Luc Marion soulignait le fait que la formule des secondes (Ego sum,
ego existo), à la différence du cogito proprement dit (celui du Discours), « excluant la
pensée elle-même de l’énoncé, ne vaut que si et aussi longtemps qu’une pensée
effectivement pensante pense l’énoncé de l’existence » (« Quelle est la métaphysique
dans la méthode ? », in Questions cartésiennes, PUF, 1991, p. 60). J’ajouterai que cette
effectivité-là suffit à l’Ego… Mais ce qui n’est pas moins frappant, c’est la façon dont
l’énoncé « ontologique » de la Ve Méditation, si parfaitement symétrique de celui de la

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certes une analogie entre le lien d’être et d’existence que supportait


l’Ego et celui que supporte maintenant l’idée de Dieu, mais il y a aussi
une différence abyssale, qui tient à ce que seul un être fini, une ou la res
cogitans « finie » 1 peut se penser et se nommer elle-même comme Ego,
ou comme Ego ille. Cette possibilité est exclue pour Dieu, mieux : elle
est exclue de Dieu, en tant précisément qu’il est autre qu’Ego. Si Dieu
est nécessairement, et si, bien que non « compréhensible », il est pen-
sable comme être nécessaire, non seulement il n’est pas vivant au sens
d’une chose finie, existant dans la durée, ce qui est un pléonasme, mais
il n’est pas « Je » ou « moi », bref il n’est pas première personne, et il ne
peut ni se penser ni se dire comme tel. Il ne peut donc pas dire « je suis
la vie », pas plus que « je suis la vérité » (ou la « voie » de vérité), bien
qu’il soit le vrai Dieu (expression reprise deux fois par Descartes 2), le
Dieu vérace que nous contemplons, admirons et adorons comme une
« immense lumière » (AT 52).

IIe qu’on ne peut plus, désormais, penser ce dernier autrement que dans la récurrence de
celui-là, exclut à son tour l’Ego du nœud de l’esse et de l’existere.
1. Je mets « finie » entre guillemets, car je soupçonne que nous avons affaire ici à un
véritable cercle : dans son fond, le concept cartésien de la finitude de la pensée (ou de la
« chose pensante ») ne dérive pas d’une catégorie transcendantale de finitude (commune à
la pensée et à la non-pensée) ; ne se définirait-il pas justement par l’énonciation en
première personne (je doute, je suis, j’existe, je pense, j’imagine, je me trompe,
j’écris…) ? La « différence ontologique » de l’être pensant fini et de l’être pensant infini,
dans l’étonnante ambivalence de son énonciation, ne reposerait-elle pas avant tout sur ce
paradoxe : poser le moins d’être comme un plus de dire ? Qu’est-ce qui est « comme
quelque chose d’intermédiaire entre Dieu et le néant », sinon : je dis (que) je suis, je suis
disant je suis (toutes les fois que je le dis) ?
[On se reportera ici pour comparaison aux analyses de J. Derrida dans La voix et le
phénomène (p. 59 sq., p. 105 sq.) que, comme de juste, je retrouve après coup :
« L’apparaître du je à lui-même dans le je suis est donc originairement rapport à sa propre
disparition possible. Je suis veut donc dire originairement je suis mortel. Je suis immortel
est une proposition impossible. On peut donc aller plus loin : en tant que langage, « Je suis
celui qui suis » est l’aveu d’un mortel (…) L’idéalité de la Bedeutung a ici une valeur
structurellement testamentaire (…) L’énoncé « je suis vivant » s’accompagne de mon être-
mort et sa possibilité requiert la possibilité que je sois mort ; et inversement. Ce n’est pas
là une histoire extraordinaire de Poe, mais l’histoire ordinaire du langage… »]
2. (AT 53) « Et à présent il me semble voir un chemin (aliquam viam) conduisant de
cette contemplation du vrai Dieu (ab ista contemplatione veri Dei)… à la connaissance de
toutes les autres choses » ; (AT 71) « Ainsi je vois manifestement que la certitude et la
vérité de toute science dépendent de la seule connaissance du vrai Dieu (ab una veri Dei
cognitione pendere)… »

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HUMANISME DE L’HOMME SEUL

Nous apercevons alors les conséquences latentes, et peut-être redou-


tables, des tours d’écriture dont Descartes a usé dans son argumentation
depuis la IIe Méditation. « Par l’idée de Dieu », Descartes n’a-t-il vrai-
ment « pas entendu autre chose que ce que tous les hommes ont cou-
tume d’entendre lorsqu’ils en parlent », comme il l’écrit à Mersenne en
juillet 1641 ? Si vous m’accordez que la référence au sum qui sum et à
l’Ego sum bibliques n’est pas une pure fantaisie de ma part, qu’elle est
bien à l’œuvre dans le texte, il faudra maintenant conclure par implica-
tion que ce n’est pas Dieu, que ce n’est jamais Dieu qui se désigne lui-
même ainsi. D’une référence, ou d’un recoupement, inscrits dans une
descendance littéraire, nous sommes donc passés à une coupure, à une
dénégation brutale, probablement inacceptable par tous les fidèles de la
religion révélée, et par conséquent aussi par les théologiens 1.
On peut l’exprimer de diverses façons.
Premièrement, personne en réalité (sauf peut-être les fous, mais
Descartes pense ne pas pouvoir être fou), personne donc ne peut dire
quelque chose comme « Je suis Dieu ». Je ne peux pas le dire, parce
que je pense nécessairement Dieu comme autre que moi et moi, donc,
comme autre que Dieu. Mais Dieu non plus ne peut pas le dire, parce

1. On voit ici à la fois la proximité et l’incompatibilité avec Spinoza, lequel écrit dans
le Tractatus theologico-politicus (chap. I) : « Car il semble bien contraire à la raison de
poser qu’une chose créée, dépendant de Dieu de la même manière que toutes les autres,
ait pu exprimer en actes ou en paroles l’essence ou l’existence de Dieu, ou l’expliquer par
sa propre personne (per suam personam). À savoir en disant, à la première personne :
C’est moi qui suis Jehovah ton Dieu, etc. (Nempe dicendo in prima persona, Ego sum
Jehovah Deus tuus etc.) Certes, quand quelqu’un dit par la bouche : C’est moi qui ai
connu (Ego intellexi), personne ne pense que ce soit la bouche de l’homme disant cela qui
a « connu », mais on pense que c’est son esprit. Toutefois, parce que la bouche renvoie à
la nature de l’homme qui parle ainsi, et que celui à qui ces paroles sont adressées connaît
déjà la nature de l’intelligence, il reconnaît facilement l’esprit de l’homme qui les profère,
par comparaison avec le sien. Mais ceux qui de Dieu n’avaient jusque-là rien connu, que
son nom, et qui désiraient lui parler pour acquérir la certitude de son existence (ipsum
alloqui cupiebant, ut de Ejus Existentia certi fierent), je ne vois pas comment leur
demande a pu être satisfaite par une créature (laquelle ne renvoie pas plus à Dieu
qu’aucune autre chose créée, et n’appartient pas à la nature de Dieu) et qui aurait dit : Je
suis Dieu (per creaturam… quae diceret : Ego sum Deus). Je vous le demande, si Dieu
avait tordu les lèvres de Moïse, que dis-je de Moïse ? d’une bête quelconque, pour leur
faire proférer ces paroles et leur faire dire Je suis Dieu, auraient-ils par là entendu ce
qu’est l’existence de Dieu (si Deus labia Mosis… contorsisset ad eadem pronuntiandum,
et dicendum, Ego sum Deus, an inde Dei existentiam intelligerent) ? Et pourtant toute
l’Écriture semble attester que Dieu a parlé en personne (Deum ipsum locutum fuisse)… »

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qu’il n’est pas « Je », il n’a pas de « Je » 1. Cette propriété, comme


d’ailleurs la « capacité » de tromper et de me tromper, comme proba-
blement la « capacité » de douter, puis de ne plus douter, lui fait entiè-
rement défaut et, comme pour la causalité de l’erreur, il faut sans
doute comprendre – aux limites mêmes de notre faculté de « compré-
hension » – que ce n’est pas là chez lui un manque, une privatio, mais
une simple negatio. Ne faudrait-il pas aller jusqu’à suggérer que seul
celui (ce « lui ») qui dit, et qui, donc, est « Je », peut effectivement (se)
tromper, de même que seul celui qui peut se tromper, en tant que
« Je », peut aussi, absolument tromper, c’est-à-dire ne pas être immua-
blement et parfaitement « vérace » ? 2
Deuxièmement, moi seul, la chose qui pense, et qui pense Dieu,
mais aussi qui doute, qui me trompe, qui sens, qui imagine, etc. (moi
en qui volonté, ou liberté de décision, et intelligence demeurent irré-
médiablement inégales et distinctes : et c’est alors seulement que
Descartes recommence à parler d’humanité, de nature et de « fai-

1. Et ne restons pas en chemin : si Dieu n’est pas « Je » ou n’a pas la disposition du


« Je », il devient très douteux que nous ayons, par rapport à lui, la disposition du « Tu »
(depuis le « Qui es-tu, Seigneur ? » jusqu’au nunc dimittis… et au fiat voluntas tua…). Ce
qui pourrait suggérer en revanche que notre propension à « entendre » Dieu disant Je
provient d’abord, rétroactivement, de celle qui nous pousse à lui dire Tu (toi, Seigneur,
commande, pardonne, entends…) : mais ici nous sortons des textes, en tout cas des textes
cartésiens. Il faudrait reprendre la discussion engagée par J.-L. Marion (à partir de
Heidegger et contre lui) dans « L’Ego et le Dasein », in Réduction et donation, PUF,
1989, p. 148 sq.
2. C’est ce que, partant d’autres prémisses, avait proposé Georges Canguilhem :
« Penser est un exercice de l’homme qui requiert la conscience de soi dans la présence au
monde, non pas comme la représentation du sujet Je mais comme sa revendication, car
cette présence est vigilance et plus exactement surveillance (…) Sous ce rapport le Je
surveillant du monde des choses et des hommes c’est aussi bien le Je de Spinoza que le Je
de Descartes. Alors que Descartes juge intimement de l’évidence de son Cogito, Spinoza
énonce comme axiome impersonnel Homo cogitat. Mais quand il compose le Traité
théologico-politique Spinoza est ce Je qui revendique, au dernier chapitre, face au droit
reconnu au Souverain de régler toute chose dans l’État, quant aux actions des citoyens,
“qu’il soit accordé à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense”. Bien que
Spinoza ait adopté le Nous de modestie, il ne peut s’empêcher d’écrire à la fin : “J’ai ainsi
achevé de traiter les questions qui rentraient dans mon dessein… Je sais que je suis
homme et que j’ai pu me tromper.” Dessein, erreur, marques de la pensée, nous l’avons
proposé… » (« Le cerveau et la pensée », réédité dans Georges Canguilhem, philosophe,
historien des sciences, Albin Michel, Paris, 1992).
La Première Méditation, quant à la cause responsable en dernière instance de ce mal
qu’est l’erreur, et dans sa forme radicale d’erreur sur mon être propre, proposait
implicitement trois possibilités : Dieu, le diable, ou moi qui pense… À la fin des
Méditations, la réponse est acquise : c’est moi et moi seul. Il n’y a pas lieu de chercher
ailleurs le principe de l’éthique cartésienne, d’où procédera également sa morale,
radicalement a-théologique.

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blesse » humaines), je puis dire Ego, ego sum, et d’une certaine façon,
oblique et implicite, ou simplement virtuelle, sum qui sum. Je ne suis
évidemment pas seul au monde : mais « au monde » (c’est-à-dire en
son sein, ou le transcendant, dans une remarquable neutralisation de
cette alternative), qui que je sois d’ailleurs, je suis seul, je suis l’unique
« Je ».
Si nous nous autorisions donc un langage hautement métaphorique,
et dangereusement anthropomorphique, nous pourrions conclure de
cela qu’au bout du compte Descartes a enlevé, nié de Dieu l’Ego, l’ego
sum, le sum qui sum, bref ce qu’en termes modernes on a pris l’habi-
tude de désigner comme la subjectivité. Je suis un « sujet », mais Dieu
n’en est pas un. Donc je suis le sujet, ce qui ne veut pas dire, et pour
cause, que je sois la substance. Ego ille, moi ou « le moi » se dresse
ainsi d’une certaine façon en face de Dieu (comme son autre), dans sa
dépendance même, et dans sa dépendance absolue. Hier stehe ich, ich
kann nicht anders… Ou bien n’est-ce que pour nous, lisant aujourd’hui
Descartes, qu’une telle représentation a un sens ?
Notons toutefois à nouveau la subtile ambivalence de cette implica-
tion. La façon la plus faible, la plus contradictoire de l’entendre, si je
me suis bien expliqué, consisterait à penser que le « sujet », a fortiori :
l’homme, s’est approprié chez Descartes une marque de la vérité que la
tradition théologique avait identifiée à Dieu, en la ramenant en quelque
sorte « du ciel sur la terre », ou de l’éternité dans le temps 1. La façon
qui me semble la plus satisfaisante consiste à dire au contraire : dans
cette marque de vérité, dans cet énoncé sacralisé, qu’on a voulu charger
d’un effet de révélation, il n’y a au fond rien de plus que la vérité
indubitable, mais quotidienne (quoties…), et que je serais tenté de dire
quelconque, d’une profération ou, si l’on veut, d’une « performation » à
la portée de n’importe quel Ego qui s’énonce comme tel, en faisant
référence à son être propre. Descartes, ou le Descartes des Méditations,
est un « humaniste » sans doute, un philosophe de l’autonomie de la
liberté humaine (qu’il appelle « suffisance ») et de la bonté essentielle
de la nature humaine (étranger, comme on l’a souvent fait remarquer, à
toute préoccupation du « péché ») d’une extrême radicalité : il l’est, si
j’ose dire, par définition, et dans son antagonisme avec tout ce que,

1. Souvenons-nous par exemple de Feuerbach : « L’être absolu, le Dieu de l’homme,


est sa propre essence » (Introduction de L’essence du christianisme (1841), in Manifestes
philosophiques, Textes choisis par L. Althusser, PUF, 1960, p. 62). Ou encore de Sartre,
qui attribue précisément à Descartes l’intuition de cette réappropriation (« La liberté
cartésienne », in Situations I).

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suivant M. Gouhier, nous pouvons appeler l’« anti-humanisme » du


XVIIe siècle. Mais il a par avance complètement barré la route à tout cet
autre humanisme, plus souvent reconnu comme tel, en dépit de son
ascendance elle-même clairement théologique, dont le mot d’ordre, en
référence ou non à la « mort de Dieu », consiste à projeter en l’homme
les attributs de Dieu, ou à se faire une image divine (et divinisée, pour
ne pas dire sacralisée) de la nature humaine.
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« MY SELF », « MY OWN »
VARIATIONS SUR LOCKE 1

Dans cette conférence, je voudrais raconter une histoire de mots.


Ou plutôt deux en une. La première est publique, c’est un moment de la
grande histoire des « pronoms personnels » et des « possessifs » qui, par
le biais de ce qu’on a pu appeler son colinguisme, traversent l’histoire
de la « culture occidentale », et déterminent sa compréhension de la
subjectivité 2. La seconde, bien plus modeste, est privée, bien qu’elle
doive tout à des institutions publiques de recherche et d’enseignement :
c’est une étape de mon voyage d’initiation à la langue anglaise, dont,
sans trop m’y complaire, je voudrais néanmoins tirer une leçon. Ces
deux histoires se recoupent au point d’une erreur – grossière – que j’ai
commise il y a quelques années, parce que j’avais la présomption de
me croire assez familier avec certaines tournures de l’anglais pour en
tirer un argument. Je voulais en effet éclairer les raisons pour lesquelles

1. Irvine Lectures in Critical Theory, The Critical Theory Institute, University of


California, Irvine, Wednesday 12 February, 2003 (Première publication en anglais in Bill
Maurer and Gabrielle Schwab (eds.), Accelerating Possession. Global Futures and
Personhood, Columbia University Press, New York, 2006 ; adaptation française par
l’auteur).
2. Comme en témoignent les titres et le contenu d’innombrables ouvrages savants,
parmi lesquels le livre de Charles Taylor : Sources of the Self (traduction française : Les
sources du moi, Éditions du Seuil, 1998), que je mentionne ici à la fois pour les
problèmes fondamentaux qu’il pose, pour le problème de traduction que soulève son
titre en passant de l’anglais au français, et parce que, du point de vue de la méthode
comme des interprétations, j’en prends pratiquement le contre-pied. J’emprunte à Renée
Balibar la notion et le terme de colinguisme : cf. L’institution du français. Essai sur le
colinguisme des Carolingiens à la République, PUF, 1985 ; Le colinguisme, PUF, coll.
« Que sais-je ? », 1993.

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dans cette langue européenne et nulle autre, sous la plume d’un des
grands philosophes du XVIIe siècle, avait été inventée (en même temps
que la catégorie moderne de la « conscience ») l’équivalence terminolo-
gique fondant une théorie de l’identité personnelle, désormais considé-
rée et discutée comme classique : self et own, donc aussi « myself »
et « my own » : « moi-même » et « moi seul », ou « ce qui n’est qu’à
moi » 1. J’avais écrit et publié (en France…) une erreur manifeste, dont
il m’a fallu quelque temps pour me rendre compte. Je crois en avoir
appris cependant quelque chose de neuf, qui se pourrait partager.

L’INTRADUISIBLE LOCKIEN

Lorsque Barbara Cassin entreprit avec toute une équipe française et


étrangère le Vocabulaire européen des philosophies, en me chargeant
particulièrement d’organiser le champ des entrées concernant la « sub-
jectivité », elle conçut aussitôt l’idée de l’accompagner par une série de
volumes bilingues, à chaque fois centrés sur un ouvrage (ou un
ensemble de textes historiquement solidaires), dans lequel les pro-
blèmes d’intraductibilité qui faisaient l’objet du Vocabulaire seraient
illustrés et mis à l’épreuve de la « traduction de l’intraduisible » 2. Pour
cette collection je proposai une nouvelle version du chapitre 27 du

1. Je regrette de devoir ici laisser de côté les questions voisines posées par le
néologisme allemand que forge Heidegger : Jemeinigkeit, dont il fait la pierre d’angle
des analyses phénoménologiques de Sein und Zeit (1927). Ce qui serait intéressant ici, ce
n’est pas seulement ce terme, introduit au § 9 de Sein und Zeit, et « traduit » tantôt de
façon incomplète comme « mienneté », tantôt de façon abstraite comme « insubstituabi-
lité », ou encore paraphrasé comme « le fait d’être à chaque instant le mien », qui
caractériserait le Dasein. Mais c’est le fait que Heidegger en neutralise immédiatement
la construction par la thèse selon laquelle « l’adresse de cet étant doit toujours… énoncer
en même temps un pronom personnel : Ich bin, Du bist… » comme si la différence du
« Je » et du « Tu » était inessentielle (alors qu’elle vient d’être évoquée dans le mein). Tout
ceci inscrit en tout cas complètement Heidegger dans l’histoire de ce qu’on a pu appeler
« l’individualisme possessif », sur laquelle je vais revenir.
2. Le Vocabulaire européen des philosophies a paru, sous la direction de B. Cassin,
aux Éditions du Seuil-Le Robert (Paris, 2004). Il fait aujourd’hui à son tour l’objet de
traductions (qui sont, inévitablement, des adaptations) en cours dans une série de langues,
allant de l’arabe et du persan au russe en passant par l’anglais. J’ai moi-même rédigé dans
le Vocabulaire les articles « conscience », « âme-esprit », « sujet » (en collaboration avec
B. Cassin et A. de Libera), « Je-Moi-Soi », « praxis », « agency » (en collaboration avec
S. Laugier), dont le contenu recoupe ou développe sur plusieurs points le présent exposé.

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Livre II de l’Essay on Human Understanding de Locke : « Of identity


and diversity », accompagnée d’une introduction, d’un dossier histo-
rique et d’un commentaire. C’est Locke en effet qui, dans ce dévelop-
pement de son grand ouvrage de « théorie de la connaissance », où se
trouve thématisée pour la première fois la notion du self, avait proposé
comme « critère » de l’identité personnelle l’inhérence mutuelle de la
conscience et de la mémoire, en en tirant des conséquences métaphy-
siques, psychologiques et politiques radicales 1. Ce chapitre – en vérité
une sorte d’essai dans l’essai – aux conséquences uniques dans l’his-
toire de la philosophie moderne, ne tire pas tant les conséquences des
développements déjà donnés à propos des opérations du mind (un
« intraduisible » typique !) et de l’entendement (understanding), qu’il
ne leur procure un nouveau fondement. Locke l’avait ajouté dans la
seconde édition de son livre (1694), pour répondre aux critiques des
théologiens selon qui sa conception du mind, en remplaçant la méta-
physique de l’âme substantielle et de son immortalité par des descrip-
tions « empiriques » (ou phénoménologiques) de la perception, de la
réflexion et de l’association des idées, ne pouvait que ruiner les fonde-
ments de la responsabilité personnelle, qui importent pourtant à la
morale autant qu’à la religion. Sa réponse, consistant essentiellement
dans la formulation de ce qu’on appelle aujourd’hui le « critère de
Locke » pour l’identité personnelle – ramenant strictement l’identité à
la continuité de la conscience –, ne pouvait que susciter à son tour un
flux d’objections. Depuis l’évêque Butler, qui dénonçait la circularité
du raisonnement de Locke, elles n’ont cessé d’alimenter le débat philo-
sophique jusque dans ses développements les plus « techniques » : les
uns (comme Hume) s’efforçant de pousser plus loin que Locke lui-
même son « empirisme », les autres (comme Leibniz) cherchant au
contraire à renouveler le point de vue de la « substance » (et avec lui
toute la métaphysique du sujet) 2.

1. Identité et différence. Le chapitre II, xxvii de l’Essay concerning Human Under-


standing de Locke. L’invention de la conscience (traduction, introduction et commentaire
par É. Balibar), Éditions du Seuil, Paris, 1998. La seule traduction française disponible à
l’époque (que je reproduis en parallèle dans mon édition) était encore celle de Pierre
Coste, réalisée sous le contrôle de Locke lui-même et publiée pour la première fois en
1700 (utilisée par tous les lecteurs « continentaux » de Locke au XVIIIe siècle, et d’abord
par Leibniz qui en interpole des extraits dans ses propres Nouveaux Essais sur l’entende-
ment humain).
2. Je cite John Locke : An Essay concerning Human Understanding, Edited with an
introduction by Peter H. Nidditch, Oxford University Press, 1975 (réédition de 1990).
Parmi les très nombreux commentaires on consultera en particulier : Henry E. Allison :

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En marge de ces débats, plusieurs raisons me poussaient à vouloir


me mesurer à mon tour à « l’intraduisible » lockien. La première tenait
à la difficulté, inscrite matériellement dans la langue, de comprendre ce
qui sépare le « moi » des philosophes français classiques (Descartes,
suivi par Pascal, et plus tard Rousseau) du self lockien, pour lequel le
traducteur Coste (travaillant en étroite collaboration avec l’auteur) avait
proposé les équivalents « soi » et « soi-même », néologismes dans notre
langue promis à un grand avenir également. Tous ces termes, alternati-
vement proposés en français et en anglais, passant et repassant par la
traduction, sont évidemment révélateurs d’un « tournant » fondamental
dans l’histoire de la philosophie (et même dans la culture). Ils sont
aussi symptomatiques du « point d’hérésie » qui la divise. Je passais de
là tout naturellement au problème classique de l’anthropologie philoso-
phique et de la philosophie politique : la définition lockienne de l’indi-
vidu comme « propriétaire de soi-même » (Proprietor in one’s Person),
énoncée dans le Deuxième Traité du Gouvernement Civil (aux §§ 27,
44, etc.) 1. Elle se substitue aux notions classiques du dominium sui

« Locke’s Theory of Personal Identity : a re-examination », in Locke on Human Unders-


tanding, Selected Essays edited by I.C. Tipton, Oxford University Press, 1977 ; Michael
Ayers : Locke, Epistemology and Ontology, « The Arguments of the Philosophers »,
Routledge, Londres, 1991 ; Cathy Caruth : Empirical Truths and Critical Fictions.
Locke, Wordsworth, Kant, Freud, The Johns Hopkins University Press, Baltimore,
1991 ; K. Olivecrona : « Locke’s Theory of Appropriation », Philosophical Quarterly,
24/96, 1974 ; Udo Thiel : « Locke’s Concept of Person », in R. Brandt (ed.), John Locke.
Symposium Wolfenbüttel 1979, Walter de Gruyter, Berlin-New York, 1981. L’ouvrage
contemporain qui a sans doute le plus fait pour relancer la question du « critère lockien de
l’identité » chez les philosophes analytiques est celui de Derek Parfit : Reasons and
Persons, Oxford University Press, 1984. Voir la critique de John McDowell :
« Reductionism and the First Person », in Mind, Value, Reality, Harvard University
Press, 1998.
1. Two Treatises of Government, A critical Edition with an Introduction and
Apparatus criticus by Peter Laslett, Revised Edition, Cambridge University Press, 1963.
Conformément à l’ontologie stoïcienne, qui ne part pas du sujet et de l’objet mais
privilégie le point de vue de l’agent et de ses fonctions, appropriate s’applique chez
Locke uniquement à des actions : c’est le jeu de la conscience et de la mémoire qui
permet de les « avouer pour siennes » (own) et ainsi de les « concilier » ou « confier » au
sujet, c’est-à-dire au « soi ». Mais d’autre part la notion d’appropriation est identiquement
celle qui, dans les œuvres politiques et notamment dans le Second Treatise on
Government, permet de définir la personnalité civile comme celle d’un individu « pro-
priétaire de soi-même » et ramenant à lui les biens et les droits nécessaires à son
indépendance par l’intermédiaire du travail (plus généralement de l’effort) :
§ 27 : « Though the Earth, and all inferior Creatures be common to all Men, yet every
Man has a Property in his own Person. This no Body has any Right to but himself. The
Labour of his Body, and the Work of his Hands, we may say, are properly his. Whatsoever
then he removes out of the State that Nature has provided, and left it in, he has mixed his
Labour with, and joined to it something that is his own, and thereby makes it his

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(maîtrise de soi) et du sui iuris esse (autonomie, ou indépendance par


rapport à tout autre, encore fondamentale chez Spinoza, par exemple,
où elle s’oppose à l’alieni iuris esse), et permet d’instituer un ordre
contractuel fondé sur l’égalité des sujets, ou sur ce que Macpherson a
appelé la « théorie politique de l’individualisme possessif » 1. Enfin je
m’intéressais à la généalogie du concept moderne de la « subjectivité »
et de la notion même de sujet. J’attachais à cet égard une particulière
importance au fait que, contrairement à ce que feraient croire les dis-
cussions des cinquante dernières années (en particulier en France, où
elles avaient souvent revêtu un tour passionné) autour du « primat » ou

Property … » (Même si la terre et toutes les créatures inférieures sont communes à tous
les hommes, reste que tout homme a une propriété de sa propre personne, et que sur elle
personne n’a aucun droit que lui-même. Le travail de son corps et l’œuvre de ses mains,
nous pouvons bien le dire, sont proprement siens. En conséquence toute chose qu’il retire
de l’état dans lequel la nature l’avait mise et laissée, en lui mêlant son travail et lui
combinant ainsi quelque chose qui est à lui, il en fait par là-même sa propriété…)
§ 44 : « Man (by being Master of himself, and Proprietor of his own Person, and the
actions or Labour of it) had still in himself the great Foundation of Property ; and that
which made up the great part of what he applied to the Support or Comfort of his being
(…) was perfectly his own, and did not belong in common to others… » (L’homme – en
tant que maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne, et des actions ou du
travail de celle-ci – n’en avait pas moins en lui-même le grand fondement de la propriété ;
de sorte que tout ce qui formait, pour l’essentiel, le moyen appliqué à la subsistance et à
l’aisance de son existence (…) était parfaitement sien, et n’appartenait pas aussi en
commun à tous les autres…)
§§ 193-194 : « The nature whereof is, that without a Man’s own consent [his Property]
cannot be taken from him (…) Their Persons are free by a Native Right, and their
properties, be they more or less, are their own, and at their own dispose (…) or else it is
no property » (… dont la nature est que, sans le propre consentement d’un homme, sa
propriété ne peut lui être enlevée… Leurs personnes sont libres par un droit naturel, et
leurs propriétés, quelle qu’en soit la grandeur, sont à eux, et à leur disposition exclusive…
sinon il n’y a pas de propriété).
Pour que la terminologie de ces textes soit cohérente avec celle de l’Essay, il faut
supposer qu’il y a présupposition réciproque entre la théorie de l’identité personnelle, qui
se fonde sur la continuité intérieure de la conscience, et celle de la propriété de soi-même,
qui se fonde sur l’autonomie matérielle acquise dans le travail. Il faut, me semble-t-il,
aller jusqu’à l’idée d’un « doublet anthropologique » de la conscience et du travail, qui
rend inutile toute référence à une union substantielle du corps et de l’esprit, parce qu’il est
immanent à la sphère de l’action, et non attaché à la représentation d’un substrat.
1. Crawford Brough Macpherson : The Political Theory of Possessive Individualism.
Hobbes to Locke, Oxford University Press, 1962 (traduction française : La théorie
politique de l’individualisme possessif, trad. fr., Gallimard, 1971). Je pense que c’est
Macpherson qui a introduit en anglais le néologisme « self-ownership » pour remplacer la
formule plus « archaïque » de Locke, proprietor in one’s person. Ce néologisme a été
ensuite repris par toute la philosophie analytique « de droite » et « de gauche » : Robert
Nozick, Carole Pateman, Gerald A. Cohen… Voir mon essai : « Le renversement de
l’individualisme possessif », in La propriété : le propre, l’appropriation, ouvrage coor-
donné par Hervé Guineret et Arnaud Milanese, Ellipses, 2004 (rééd. in E.B., La
proposition de l’égaliberté, cit.).

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de la « souveraineté » du sujet en philosophie, les problèmes de la


subjectivité et de la conscience ne se confondent pas 1. C’est vrai non
seulement pour l’époque présente, où l’influence de la psychanalyse et
de l’anthropologie conduit à faire du sujet une instance essentiellement
« inconsciente », mais aussi et plus radicalement, peut-être, à l’âge clas-
sique, dans le contexte de ce qu’on présente comme la « naissance »
des métaphysiques du sujet. J’en voulais pour preuve le fait que la
théorie cartésienne de la « chose qui pense » n’a pas de relation intrin-
sèque avec l’idée (ni d’ailleurs avec le terme) de « conscience » (et
moins encore avec celui de « conscience de soi »). Sur ce point, à
nouveau, c’est chez Locke qu’il faut chercher « l’invention » d’un
concept de la subjectivité qui l’implante dans le champ de la conscience
individuelle et finalement (comme plus tard chez Kant, malgré la diffé-
rence des points de vue), l’identifie pratiquement avec la « conscience
de soi ». C’est ainsi que tous ces intérêts convergeaient vers l’étude de
Locke – un philosophe que, certes, je n’ignorais pas entièrement (bien
qu’il fût très négligé dans les cursus universitaires français à l’époque
de mes études), mais dont je n’avais qu’une connaissance convention-
nelle et en partie de seconde main 2.
Rien de tout cela, cependant, ne suffit à déterminer le point précis
où se recoupent un problème philosophique et un problème philolo-
gique, ce qui me conduisit à prendre la mesure du travail accompli par
Locke à l’intérieur de la langue, en partie au travers des « traductions »
et des « interprétations » auxquelles il avait dû procéder pour élaborer
des distinctions conceptuelles qui, à leur tour, posent de redoutables
problèmes de traduction. Mais il se trouve que Pierre Coste avait déjà
proposé une discussion de ces problèmes à propos de trois termes-clés,
en montrant à la fois pourquoi – contre l’apparence et malgré la
commune référence des deux langues au latin – ils n’avaient pas d’équi-
valent immédiat et comment on pouvait leur en « inventer » d’inédits,
ouvrant des voies nouvelles à la philosophie. Le premier terme discuté
était l’anglais self, pour lequel Coste proposait d’introduire en français

1. C’est ce que soutenait Jean-Paul Sartre d’un point de vue phénoménologique dans
« La transcendance de l’Ego » (La transcendance de l’Ego et autres textes, introd. par
V. de Coorebyter, Vrin éditeur, Paris, 2003).
2. À ces considérations relevant de l’histoire de l’enseignement philosophique en
France, je dois apporter aussitôt un correctif : c’est à un cours extraordinaire, professé à la
Sorbonne en 1960-61 par Georges Canguilhem et consacré aux « Origines de la psycho-
logie scientifique » que je dois la première idée de « l’invention de la conscience » par
Locke, en-deçà des distinctions ultérieures entre points de vue « psychologique » et
« transcendantal », auxquelles conduisent les débats philosophiques du XVIIIe siècle.

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le néologisme « soi » ou « soi-même », de façon à marquer la différence


avec moi, ou le moi, termes fondamentaux de la métaphysique à la
française après Descartes. Le second était précisément consciousness,
qu’il proposait de traduire par « con-science », artifice typographique
(comme il y en eut beaucoup d’autres depuis) destiné à éviter la confu-
sion avec « conscience », équivalent de l’anglais conscience, terme cou-
rant dans le discours moral (comme dans la formule shakespearienne :
« conscience doeth make cowards of us all », qui revient dans Hamlet et
dans Richard III) 1. Enfin le troisième était uneasiness, qui avait été
rendu dans les premières traductions d’extraits de Locke (antérieures à
la publication même de son livre) par malêtre (ou si l’on veut moderni-
ser : malaise), et qu’il proposait désormais de rendre par « inquiétude »,
donnant le branle à la grande thématique de l’inquiétude (en allemand :
Unruhe) qui dominerait la littérature du XVIIIe siècle et du roman-
tisme 2. Sur chacun de ces points, Coste ne se contentait pas de produire
un néologisme de mot ou de sens pour surmonter l’intraduisibilité dans
l’état donné de la langue, mais il proposait de longues notes justifica-
tives, certainement rédigées en accord avec Locke lui-même, qui
démontrent avec éclat l’impossibilité de dissocier philologie et philoso-
phie, dès lors que celle-ci ne se fait pas (comme le voudrait aujourd’hui
toute une partie de la philosophie dite « analytique ») dans une « langue
des concepts » sans particularité idiomatique, mais passe par une expé-
rience d’écriture translinguistique.

IDENTITÉ/PROPRIÉTÉ

J’en viens alors à la question du rapport entre self et own, à l’origine


de ma bévue. Le plus simple est ici de citer dans leur intégralité les
passages significatifs de l’Essay, en dépit de leur longueur. Il s’agit de

1. En 1690, “consciousness” (défini par Locke “the perception of what passes in a


Man’s own Mind”, Essay, II.1, § 19) était en anglais un quasi-néologisme. Il avait été
inventé par le chef de file des « néo-platoniciens » de Cambridge, Ralph Cudworth, dans
son ouvrage à la fois monumental et inachevé de 1678 : The True Intellectual System of
the Universe, The First Part ; Wherein All the Reason and Philosophy of Atheism is
Confuted ; and Its Impossibility Demonstrated (voir le reprint par Thoemmes Press,
Bristol, 1995).
2. Voir Jean Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au XVIIIe siècle,
Librairie J. Vrin, Paris, 1979.

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faire voir l’insistance (presque obsessionnelle) et l’association récur-


rente des deux mots dans l’argumentation, pour qu’on perçoive bien
comment Locke, à même l’idiome qu’il écrit, produit une signification
sans précédent (ce qui ne veut pas dire, on va le voir, sans « sources » ni
conditions préalables) à laquelle il s’agit de faire place dans le champ du
discours philosophique. J’espère aussi, ce faisant, montrer que l’anglais
de Locke ne se comprend pas sans référence à des langues voisines
(avant tout le français de Descartes et de Malebranche, qui sont ses
interlocuteurs, sinon ses adversaires). Parce que toutes ces phrases sont
littéralement « intraduisibles » dans un sens ou dans l’autre, on se trouve
toujours à l’intérieur d’un écart et non d’une équivalence, ce qui vaut en
particulier pour ces petits mots : self et own, comparés à leurs concur-
rents français : « moi », « soi », « propre », « le propre ». J’ajoute qu’il
faut accorder une attention particulière aux graphies de Locke dans son
anglais du XVIIe siècle, qui paraît aujourd’hui légèrement archaïque,
bien que toujours compréhensible sans difficulté : il comporte la possi-
bilité de présenter les pronoms composés tantôt comme un seul mot,
tantôt comme une réunion de deux mots, ce qui lui permet de jouer très
consciemment sur deux syntaxes alternées : le pronom personnel réflé-
chi (myself, itself, himself, oneself) ou le possessif (my self = ce « soi »
qui est « mien », qui « m’appartient en propre », ce qu’on dirait aussi en
anglais my own self, ou mieux my own – mais aussi par analogie : it(s)
self, ce « soi » qui « lui » est propre, ou « lui appartient »). N’allons
surtout pas croire qu’il s’agisse là de finasseries grammaticales.
J’essayerai de montrer que ces jeux de langage sont essentiels à la
sémantique comme à la théorie du « sujet » lockien. C’est pourquoi, en
dépit de la difficulté, généralement insurmontable sans paraphrase, il
faut absolument essayer de les faire passer d’une langue dans l’autre.
Voici maintenant quatre passages de l’Essay on Human Understan-
ding, qui me semblent détenir les clés du problème. Le premier se situe
au Livre II, chapitre 27, § 14, au cours de la discussion sur le point de
savoir si différentes « consciences » (consciousnesses) ou mémoires
incommunicables entre elles conféreraient au même individu diffé-
rentes identités, et corrélativement si la même « conscience » (ou conti-
nuité de mémoire) passant d’un individu à un autre (comme on pourrait
imaginer que Platon hérite non seulement la « pensée » de Socrate,
mais ses souvenirs…) en ferait ipso facto une seule et même personne
au lieu d’une pluralité d’« hommes » :

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“Let any one reflect upon himself, and conclude that he has in himself an
immaterial spirit, which is that which thinks in him, and, in the constant
change of his body keeps him the same : and is that which he calls
himself : let him also suppose it to be the same soul that was in Nestor or
Thersites, at the siege of Troy, (…), which it may have been, as well as it
is now the soul of any other man : but he now having no consciousness of
any of the actions either of Nestor or Thersites, does or can he conceive
himself the same person with either of them ? Can he be concerned in
either of their actions ? attribute them to himself, or think them his own,
more than the actions of any other men that ever existed ?” 1
Le second est dans le même chapitre, aux §§ 17 et 18, qui pour-
suivent la même discussion en passant de l’identité à la responsabilité
des actions :
“(17) Self is that conscious thinking thing (…) which is sensible or
conscious of pleasure and pain, capable of happiness or misery, and so is
concerned for itself, as far as that consciousness extends. Thus every one
finds that, whilst comprehended under that consciousness, the little finger
is as much a part of himself as what is most so. Upon separation of this
little finger, should this consciousness go along with the little finger, and
leave the rest of the body, it is evident the little finger would be the person,
the same person ; and self then would have nothing to do with the rest of
the body (…) That with which the consciousness of this present thinking
thing can join itself, makes the same person, and is one self with it, and
with nothing else ; and so attributes to itself, and owns all the actions of
that thing, as its own, as far as that consciousness reaches, and no further ;
as every one who reflects will perceive. (18) In this personal identity is
founded all the right and justice of reward and punishment ; happiness and
misery being that for which every one is concerned for himself, and not
mattering what becomes of any substance, not joined to, or affected with
that consciousness. For, as it is evident in the instance I gave but now, if

1. Je propose la traduction suivante : « Que chacun fasse réflexion sur lui-même, il


conclura qu’il a en lui un Esprit immatériel qui est ce qui pense en lui, et qui le conserve
comme le même dans la continuelle transformation de son corps ; et qui est ce qu’il
appelle lui-même. Si nous supposons maintenant (supposition qui ne comporte aucune
apparence d’absurdité puisque, pour autant que nous sachions quelque chose de ce qu’est
leur nature, les âmes sont indifférentes à tout corpuscule de matière) qu’il croie cette âme
être la même qui habitait le corps de Nestor ou celui de Thersite au siège de Troie, comme
elle pourrait avoir été l’âme de n’importe quel autre homme, ce qu’elle est aujourd’hui,
pense-t-il pour autant et pourrait-il même concevoir qu’il est la même personne que
Nestor ou Thersite, alors qu’il n’a aucune conscience de la moindre de leurs actions ?
Pourrait-il alors se soucier de l’une ou l’autre de leurs actions et se les attribuer, ou penser
qu’elles sont siennes plutôt que les actions d’un homme quelconque ayant jamais
existé ? » (Identité et différence…, cit. p. 159).

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the consciousness went along with the little finger when it was cut off, that
would be the same self which was concerned for the whole body
yesterday, as making part of itself, whose actions then it cannot but
admit as its own now. Though, if the same body should still live, and
immediately from the separation of the little finger have its own peculiar
consciousness, whereof the little finger knew nothing, it would not at all
be concerned for it, as a part of itself, or could own any of its actions, or
have any of them imputed to him.” 1
Le troisième figure aux §§ 23-24, où le « critère de Locke » permet
de critiquer radicalement les ontologies substantialistes :
“(…) So that self is not determined by identity or diversity of substance,
which it cannot be sure of, but only by identity of consciousness. (24)
Indeed it may conceive the substance whereof it is now made up to have
existed formerly, united in the same conscious being : but, consciousness
removed, that substance is no more it self, or makes no more a part of it,
than any other substance ; as is evident in the instance we have already
given of a limb cut off (…) In like manner it will be in reference to any
immaterial substance, which is void of that consciousness whereby I am

1. « § 17. [Le Soi dépend de la conscience] Soi est cette chose qui pense consciente
(de quelque substance, spirituelle ou matérielle, simple ou composée, qu’elle soit faite,
peu importe) qui est sensible, ou consciente du plaisir et de la douleur, capable de
bonheur et de malheur, et qui dès lors se soucie de soi dans toute la mesure où s’étend
cette conscience. Chacun trouve ainsi que son petit doigt, tant qu’il entre dans cette
conscience, est une partie de soi autant que ce qui lui est le plus essentiel. Ce petit doigt
étant amputé, si la conscience s’en allait avec lui et se séparait du reste du corps, il est
clair que c’est le petit doigt qui serait la personne, la même personne ; et soi n’aurait alors
rien à voir avec le reste du corps. De même que dans ce cas c’est la conscience qui
accompagne la substance, lorsqu’une partie est séparée d’une autre, qui fait la même
personne, et constitue ce soi indivisible, de même en va-t-il par rapport à des substances
éloignées dans le temps. Celle avec qui peut se joindre la conscience de la chose pensante
actuelle fait la même personne, elle forme un seul soi avec elle, et avec rien d’autre ; elle
s’attribue ainsi et avoue toutes les actions de cette chose, qui n’appartiennent qu’à elle
seule aussi loin que s’étend cette conscience (mais pas plus loin), comme le comprendra
quiconque y pensera.
« § 18. [Objet de récompense et de châtiment] C’est dans cette identité personnelle que
se fondent tout le droit et toute la justice de la récompense et du châtiment, c’est-à-dire du
bonheur et du malheur dont chacun se soucie pour lui-même, indépendamment de ce qui
peut advenir à toute substance qui ne serait pas unie à cette conscience, ou affectée en
même temps qu’elle. Car, comme il apparaissait clairement dans l’exemple que je donnais
à l’instant, si la conscience s’en allait avec le petit doigt quand il a été coupé, ce serait le
même soi qui hier se souciait du corps tout entier et le considérait comme faisant partie de
soi, et dont il lui faudrait bien admettre alors que les actions sont maintenant les siennes.
Tandis que si le même corps étant toujours en vie acquérait sa conscience à lui aussitôt
après la séparation du petit doigt, dont celui-ci ne saurait rien, il ne s’en soucierait plus, ne
verrait pas en lui une partie de soi, ne pourrait faire siennes aucune de ses actions ni se les
voir imputer. » (Ibid., p. 165.)

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my self to my self : if there be any part of its existence which I cannot upon
recollection join with that present consciousness whereby I am now my
self, it is, in that part of its existence, no more my self than any other
immaterial being. For, whatsoever any substance has thought or done,
which I cannot recollect, and by my consciousness make my own thought
and action, it will no more belong to me, whether a part of me thought or
did it, than if it had been thought or done by any other immaterial being
anywhere existing.” 1
Enfin, il convient de prendre en considération le § 26, où la ques-
tion du « soi » est replacée dans le contexte de la jurisprudence (« Per-
son a forensic term », un terme de barreau comme traduit Coste) :
“Person, as I take it, is the name for this self. Wherever a man finds what
he calls himself, there, I think, another may say is the same person. It is a
forensic term, appropriating actions and their merit ; and so belongs only
to intelligent agents, capable of a law, and happiness, and misery. This
personality extends it self beyond present existence to what is past, only
by consciousness, – whereby it becomes concerned and accountable ;
owns and imputes to it self past actions, just upon the same ground and
for the same reason as it does the present. All which is founded in a
concern for happiness, the unavoidable concomitant of consciousness ;
that which is conscious of pleasure and pain, desiring that that self that is
conscious should be happy. And therefore whatever past actions it cannot
reconcile or appropriate to that present self by consciousness, it can be no
more concerned in than if they had never been done (…)” 2

1. « (…) En sorte que le soi n’est pas déterminé par une identité ou une différence de
substance, dont il n’a aucune assurance, mais uniquement par l’identité de conscience.
« § 24. Sans doute il peut concevoir que la substance dont il est fait à présent a aussi
existé antérieurement, réunie dans le même être conscient : mais si vous ôtez la
conscience, cette substance n’est plus davantage soi-même, ou n’en fait pas plus partie
que toute autre substance, de même que dans l’exemple que nous avons donné d’un
membre amputé, dont nous n’avons plus aucune conscience qu’il a chaud, qu’il a froid ou
qu’il éprouve une autre affection, il est clair que ce membre ne fait pas plus partie du soi
d’un homme qu’une matière quelconque dans l’univers. Il en ira exactement de même si
nous nous référons à quelque substance immatérielle, vidée de cette conscience par
laquelle je suis moi-même pour moi-même : s’il est quelque partie de l’existence de ce
soi que je ne peux pas réunir par le souvenir avec cette conscience présente par où je suis
maintenant mon propre “soi”, il n’est pas plus moi-même c’est-à-dire mon soi, en tout cas
pour cette partie de son existence, que ne l’est tout autre être immatériel. Car quelque
chose qu’une substance ait pensé ou fait, si je ne peux pas me la rappeler et en faire ma
pensée à moi, mon action à moi, en me l’appropriant par la conscience, elle ne
m’appartiendra pas plus (même si c’est une part de moi-même qui l’a pensée ou faite)
que si elle avait été pensée ou faite par n’importe quel autre être immatériel existant par
ailleurs. » (Ibid., p. 173-175.)
2. « § 26. [La personne, terme judiciaire] Le mot “personne”, tel que je l’emploie, est
le nom de ce soi. Partout où un homme découvre ce qu’il appelle lui-même, un autre

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Dois-je m’excuser de ces longues citations ? Il y a ici une matéria-


lité linguistique qui ne se peut éluder : il faut la voir et l’entendre. Je
ferai alors deux suggestions. La première, c’est qu’une part essentielle
de l’argumentation repose sur l’idée que la conscience (conscious-
ness) 1 est l’opérateur d’une « appropriation du soi » (ou simplement de
« soi », traité comme nom propre : self) par soi (même) (itself). Mais
que veut dire « approprier » ? Indissociablement s’identifier avec et
acquérir, donc transformer en une « propriété privée ». Ainsi soi-même
(itself) n’est pas autre chose que « son propre soi » (it self), en miroir.
Cela ne fait plus de doute quand toute l’argumentation est transposée
à la première personne (or précisément « l’expérience » qui correspond
à cette réflexion est « à la première personne ») : la « conscience »,
c’est ce qui m’approprie à moi-même, en m’appropriant toutes les
idées dont je suis « conscient » (dont je me souviens, que je retiens en
moi), et donc me rend propriétaire de moi-même par le moyen de mes
pensées. En anglais : « consciousness appropriates myself to my self ».
D’où une seconde suggestion : une part tout aussi essentielle de l’argu-
mentation repose sur le déploiement du spectre complet des usages et
des sens du mot own, qui en anglais peut être soit adjectif (« my own
thought and action » : ma propre pensée, mes propres actes) soit verbe
(to own), devenant alors « l’équivalent » de plusieurs verbes français
(essentiellement posséder ou avoir, être propriétaire, mais aussi
avouer, donc « reconnaître » ce dont on est l’auteur – qu’il s’agisse de
ses péchés ou de ses enfants, mais avant tout ses pensées). En réalité

homme, ce me semble, pourra dire qu’il s’agit de la même personne. C’est un terme du
langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel
n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et
d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité
s’étend soi-même au passé, par delà l’existence présente : par où elle devient soucieuse et
comptable des actes passés, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour
le même motif que les actes présents. Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son
propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir
et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient.
C’est pourquoi s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi
actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été
accomplis (…) » (ibid. p. 177).
1. Mieux encore l’inhérence mutuelle de la conscience et de la mémoire, le flux
temporel de la conscience qui se « retient » elle-même : il est inutile d’évoquer ici
longuement la proximité avec les célèbres analyses de Husserl dans les Leçons pour une
phénoménologie de la conscience interne du temps de 1904-1905 : je m’y suis référé,
bien que rapidement, dans Identité et différence…, cit., p. 217 sq., en même temps qu’aux
analyses de William James. Husserl avait étudié Locke et sa postérité de très près comme
on peut le voir en particulier dans les cours sur la « philosophie première » de 1923-1924
(trad. fr., PUF, 1972).

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ces deux significations ne sont pas indépendantes, puisqu’on ne peut


avouer/reconnaître quelque chose qui ne serait pas « sien » (ou ne vien-
drait pas « de soi »), et qu’inversement le seul fait d’avouer, de se
reconnaître responsable de quelque chose le rend ipso facto « sien », et
l’approprie, en particulier lorsqu’il s’agit non de biens mais d’actions,
ce qui est le nœud du problème juridique et moral. La conséquence de
ces opérations verbales, grosses d’effets théoriques infinis, c’est
d’engendrer au cœur de l’argumentation fondatrice une circularité
essentielle, qui relie entre elles, dans les deux sens, les questions de
l’identité et de l’identification d’un côté, celles du propre et de la
propriété de l’autre. Elles ne cessent d’échanger leurs fonctions au
point de devenir pratiquement équivalentes. Ainsi je peux considérer
que ce qui est « moi », « moi-même » (myself) ou « mon soi » (my self),
est comme une « chose » que je possède (own) ou que j’avoue (own
encore), ou dont j’avoue que je la possède effectivement parce que
c’est moi qui l’ai faite ou qui l’ai pensée. Elle est devenue « moi »/
« mienne » dès lors que, la faisant ou la pensant consciemment, je me
la suis « appropriée ». Mais ce que je m’approprie ainsi, c’est, circulai-
rement, ce que j’identifie à « self », c’est-à-dire à ce qui déjà est « mon
propre » ou est indiscernable de moi comme le sont mes pensées parce
que formant « my own (self) », etc. Ce qui m’est propre au sens fort
(my own), c’est toujours moi-même (myself) ou c’est « mon soi » (my
self), de même que ce qui est moi-même (myself) ou « identique à
moi » est tout ce que j’ai ou possède (what is my own) et que je peux
avouer (that I can own) 1.
Il m’apparut que tout ceci n’avait rien d’une simple curiosité lin-
guistique : il ne s’agit pas du fait que Locke utiliserait avec habileté les
propriétés de l’anglais, mais de ce qu’on pourrait appeler un « jeu de
langage métaphysique ». Son importance ne le cède en rien à celle des
effets de la syntaxe et de la sémantique du verbe grec einai et de ses
flexions ou de ses dérivés (eimi, esti, on, ousia, etc.) dans la formation

1. On trouve aussi dans le texte de Locke l’adjectif composé, apparemment redon-


dant : self-same. Des locuteurs latins diraient qu’il combine les significations de l’idem
(que Paul Ricœur a proposé de rendre par « mêmeté »), et de l’ipse (qu’il rend par
« ipséité »), ou encore en anglais contemporain sameness et selfhood. Dans son livre
postérieur à Soi-même comme un autre, Ricœur s’est référé favorablement aux commen-
taires de Locke que j’avais proposés dans Identité et différence, mais je suis obligé de dire
que la lecture de Locke que je propose dément, précisément, l’idée d’une antithèse
radicale entre les deux notions : il y a une « zone de recouvrement » qui est justement
celle où se forme l’idée réflexive du sujet comme « soi » (La mémoire, l’histoire, l’oubli,
Éditions du Seuil, 2000, p. 123 sq.).

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d’une métaphysique de « l’être » et de « l’essence », ou du « jeu de


mots historial » à l’œuvre dans la double étymologie latine du « sujet »,
combinant une référence à l’impersonnalité du subjectum, « support »
de certains prédicats ou « substrat » de certaines propriétés, et une
référence à la personnalité du subjectus, individu soumis à l’autorité
ou au pouvoir d’une autre personne 1. J’ai cru pouvoir fonder sur ce jeu
de langage, sinon une explication, en tout cas une interprétation et une
localisation théorique du rapport existant chez Locke (et d’autres)
entre une métaphysique du sujet dont la conscience devient la marque
d’identité et une théorie politique qui généralise ou mieux « univer-
salise » l’idée de citoyenneté, en tant que chaque individu peut être
considéré comme « propriétaire de soi-même » (ou « de sa propre per-
sonne »), et dans la mesure seulement où il exerce réellement cette
propriété. C.B. Macpherson n’avait pas hésité à parler à ce sujet d’une
« ontologie occidentale » de la propriété : peut-être en effet faut-il aller
jusque-là, en tout cas il s’agit bien du cœur de l’individualisme subjec-
tif qui se déploie simultanément sur les plans psychologique, moral,
juridique et politique, et dont la philosophie transcendantale se propo-
sera d’énoncer les structures a priori 2. La raison de ce rapport intime
entre conscience, identité, propriété et citoyenneté serait au fond à
rechercher dans cette métaphysique de la propriation, pour le dire avec
Derrida, dont la circularité des rapports de sens entre le « soi » et le
« propre », ou mieux encore my self et my own, le fait que le sens du
self réside dans sa référence à own et owning, et inversement, en

1. Sur les conséquences métaphysiques des propriétés du verbe grec, voir l’essai
classique d’Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue », in
Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, Paris, 1966, p. 63-74, et sa critique
par Jacques Derrida, « Le supplément de copule », in Marges de la philosophie, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 209-246. Plus récemment Barbara Cassin a proposé
une nouvelle interprétation du problème dans son édition du Poème de Parménide : Sur la
nature ou sur l’étant, Parménide, La langue de l’être ?, traduction et commentaires par
Barbara Cassin, Éditions du Seuil, Paris, 1998. Sur la double généalogie du sujet comme
subjectus et subjectum, voir ci-dessus « Citoyen Sujet. Réponse à Jean-Luc Nancy », ainsi
que ma contribution à l’article « sujet » du Vocabulaire européen des philosophies, cit.
2. La cohérence des deux parties de la doctrine va encore plus loin, puisqu’il y a
rigoureuse analogie entre le procès d’acquisition de la connaissance par l’entendement,
sous condition que ma conscience m’approprie à moi-même, et le procès de constitution
de la propriété privée par le « travail personnel », sous condition que je sois d’abord
« propriétaire de moi-même » (c’est-à-dire, selon la formule héritée des révolutions
anglaises, de ma « vie, de ma liberté et de mes biens » : Life, Liberty, and Estates).
Cf. C.B. Macpherson, Democratic Theory : Essays in Retrieval (Oxford : Oxford
University Press, 1973), 24 sq. Voir aussi É. Balibar : « Le renversement de l’individua-
lisme possessif », cit.

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constitue l’anticipation avant d’en devenir l’expression linguistique


privilégiée 1.
So far, so good… mais j’eus la tentation de faire un pas de plus, en
fait un pas de trop. Je voulus montrer que self et own, et donc, de proche
en proche, the self et the own, my self et my own, ne faisaient au fond
qu’un – self-same concepts si l’on peut dire. Il se serait agi d’une
identité spéculative, mais aussi matérielle, inscrite à même le langage
quotidien et dans les tournures d’un idiome spécifique. Ainsi Locke
aurait procuré ses fondements à l’individualisme européen parce qu’il
était anglais, en raison de l’élément spéculatif inhérent à certains usages
des locutions my self et my own et de leur synonymie. Un tel histori-
cisme est toujours tentant, il circule au gré des exemples du grec à
l’allemand, ou au français, chaque fois chargé d’intentions politiques et
de conséquences métaphysiques : pourquoi pas, donc, à l’anglais ? Je
ferai observer, textes à l’appui (je viens de les citer), que la lettre même
de l’Essay semble parfois très proche d’énoncer cette équivalence, bien
qu’elle n’échange jamais purement et simplement les expressions « my
self » et « my own ». Elle n’identifie leur sens que de façon implicite, en
passant par des notions intermédiaires comme « appropriation » mais
aussi concern (le souci de soi), ou attribute, impute (l’imputation), etc.
À la preuve que je recherchais faisait encore défaut un appui qui fût
indépendant du texte de Locke.

UN POÈME DE ROBERT BROWNING

À l’époque où je traduisais et étudiais Locke – pure coïncidence –


je lisais le Journal de Gide. On sait qu’André Gide connaissait admira-
blement la littérature anglaise (il avait joué un rôle important dans
l’introduction en France et la traduction d’écrivains contemporains, tel
Conrad). Son Journal comporte des citations en langue originale, et je
tombai sur une strophe du poème de Robert Browning By the Fire
Side (plus tard incorporé au recueil « Men and Women » de 1855) qui
se présente ainsi 2 :

1. Voir en particulier J. Derrida : Éperons. Les styles de Nietzsche, Garnier-


Flammarion, « Champs », 1978.
2. André Gide, Journal, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1940, p. 659. À

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“My own, confirm me ! If I tread


This path back, is it not in pride
To think how little I dreamed it led
To an age so blest that, by its side,
Youth seems the waste instead ?”
J’avoue que je fus très ému par ces vers, sans doute parce que je
crus à tort que « l’âge » dont ils parlent était le grand âge, celui dont je
ne suis plus très éloigné. Erreur favorisée par le contexte dans lequel
Gide s’y référait, et qui de toute façon était lié à l’idée de s’assurer
contre la façon dont une mémoire vacillante ébranle l’identité person-
nelle elle-même. Je pensai qu’il s’agissait d’une interpellation rhéto-
rique que le poète s’adresse à lui-même, se prenant à témoin de sa
propre vie (forme classique dans la poésie lyrique), et je dus me dire
aussi à moi-même : « my own, confirm me… », croyant parler au
« moi » qu’au même instant j’étais, dans l’écho de la lecture. Surtout
(et j’admets qu’il n’était pas très sérieux de fonder sur une base aussi
fugace une interprétation qui se voulait savante) j’écrivis que je dispo-
sais d’un exemple où, en anglais, « my self » et « my own » sont pure-
ment et simplement synonymes 1. Il n’en est rien (comme auraient dû
me le faire comprendre certaines réactions d’embarras de mes col-
lègues de l’Université d’Irvine), mais il fallut pour m’en apercevoir que
j’aille après coup chercher en bibliothèque le texte complet du poème
By the Fire Side 2. Voici ce qu’on peut y lire (je cite plusieurs strophes,
à la suite de la précédente, non seulement pour leur beauté, mais parce
qu’elles sont scandées par le retour de l’apostrophe « my own… », de
telle sorte que l’ambiguïté ne peut subsister, et parce que s’y introduit
un autre thème dont nous allons voir l’importance : celui de la tension
entre l’un et le deux, qui se déplace tendanciellement vers un thème
plus troublant encore, celui de la « possession » du sujet dont l’identité
est assujettie à un double) :

ma connaissance il n’y a pas de traduction française de ce poème. Je ne me risque pas à en


proposer une, si ce n’est un mot à mot pour ces quelques vers : « Mon âme à moi, dis-moi
que j’ai raison : si je refais ce chemin dans l’autre sens, n’est-ce pas que je pense avec
fierté combien peu j’aurais rêvé alors qu’il dût me conduire jusqu’à un âge béni –
tellement qu’à côté de lui la jeunesse semble [n’avoir été que] du temps perdu ? »
1. Étienne Balibar, John Locke. Identité et différence…, cit., p. 252.
2. C’est par là bien entendu que j’aurais dû commencer, car une citation n’est jamais
intelligible hors contexte, on nous apprend cela pendant nos études. Cf. Robert Browning,
« By the Fire Side », §§ XXV-XXIX, The Complete Works of Robert Browning, With
Variant Readings and Annotations, Roma A. King, Jr. General Editor, Volume V, Ohio
University Press, Athens, Ohio, Baylor University, Waco, Texas, 1981, p. 205-206.

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Date : 18/7/2011 14h7 Page 143/536

“My own, confirm me ! If I tread


This path back, is it not in pride
To think how little I dreamed it led
To an age so blest that, by its side,
Youth seems the waste instead ?

My own, see where the years conduct !


At first, ‘twas something our two souls
Should mix as mists do ; each is sucked
In each now : on, the new stream rolls,
Whatever rock obstruct.

Think, when our one soul understands


The great Word which makes all things new.
When earth breaks up and heaven expands,
How will the change strike me and you
In the house not made with hands ?

Oh I must feel your brain prompt mine,


Your heart anticipate my heart,
You must be just before, in fine,
See and make me see, for your part,
New depths of the divine !

But who could have expected this


When we two drew together first
Just for the obvious human bliss,
To satisfy life’s daily thirst
With a thing men seldom miss ?”
On m’autorisera ici quelques indications sur le contenu et les cir-
constances du poème. D’abord, bien sûr, « my own » n’interpelle pas le
poète lui-même, mais son épouse dont on sait qu’il l’a perdue peu de
temps après leur rencontre : ce poème romantique d’amour et de regret,
écrit longtemps après la mort de l’aimée, évoque de façon directe la
félicité (bliss) d’une nuit d’amour sous le ciel étoilé d’Italie. Désormais
ce sont les âmes des amants qui se pénètrent comme autrefois leurs
corps, et cette nouvelle union durera pour l’éternité, ou plutôt jusqu’au
Jugement dernier : when earth breaks up and heaven expands, etc. Si le
poème fait allusion au grand âge, ce n’est que par anticipation, ainsi
que le montre encore la strophe précédente qui comporte d’intéres-
santes variations sur le thème de la « possession » : « My perfect wife,

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my Leonor, / Oh heart, my own, oh eyes, mine too, / Whom else could I


dare look backward for, / With whom beside should I dare pursue / The
path grey heads abhor ? » 1 Mais qu’on me permette de jouer encore un
instant le rôle d’étudiant prolongé : bien que seul un novice un peu
présomptueux ait pu l’ignorer, l’expression « my own » dans un tel
contexte est certes courante, mais elle n’en reste pas moins très idioma-
tique. Il y a des expressions semblables en français, en allemand ou en
italien (peut-être le plus proche) : mon trésor, Mein Schatz, mio bene.
Aucune cependant ne me semble connoter exactement la même combi-
naison de proximité, de tendresse et de brutalité ou de force. Ne cher-
chons pas ici à déterminer si les amants anglais sont particulièrement
« possessifs », ou s’ils forcent leur langue à exprimer plus directement
que d’autres l’élément de possession (dominium) inhérent à leur pas-
sion, ce qui peut aussi être une façon de chercher dans l’amour la seule
possession qui serait absolue, parce que réciproque. « Personnelle-
réelle », dira Kant à propos du mariage. Retournons plutôt à la construc-
tion de l’identité personnelle ou de la « conscience d’identité » proposée
par Locke, en essayant de tirer le bénéfice d’une rectification de l’erreur
que j’avais commise. Que donnerait une lecture conjointe du poème de
Browning et de l’essai de Locke au point de vue de la conscience
d’identité comme phénomène d’appropriation ? Il me semble que ce
serait en particulier de mieux comprendre la modalité à la fois subtile et
troublante selon laquelle la construction de l’identité implique une
interrogation sur la division ou la dualité du « soi ».
Pourquoi subtile et troublante ? Parce qu’en un sens, affirmée à un
premier niveau (celui de l’énonciation), elle est en même temps récu-
sée à un autre niveau (celui de l’énoncé). La langue travaille en perma-
nence à annuler des divisions qu’elle est en train de poser. Inversement
elle ne cesse de diviser ou de dédoubler un « soi possédant » et un « soi
possédé » – il faut bien qu’elle le fasse pour pouvoir nommer les deux
pôles, ou les « moments » du procès d’identification qu’elle décrit,
alors que la théorie explique que le soi est un seul et même soi, « the
same to itself », puisqu’il se possède ou se reconnaît lui-même (owns
itself) et qu’il est son « propre soi » (its own self). Ne nous hâtons pas
de qualifier cette situation de contradiction performative, ou plutôt ne
méconnaissons pas l’usage extraordinairement productif que le texte

1. « Femme parfaite, ma Léonore, ô cœur qui m’appartient, yeux qui sont aussi à moi,
qui d’autre que toi pourrais-je oser aller rechercher dans le passé, aux côtés de qui oserai-
je encore avancer sur le chemin qui fait horreur aux têtes grises ? »

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sait faire d’une telle « contradiction », en l’associant au problème de


l’identité personnelle en tant que devenir suspendu à une fin. Je sou-
tiendrai que Locke en a pleinement tenu compte lui-même, sans quoi il
n’aurait pas produit une argumentation aussi complexe, chargée de
rhétorique et même de poésie, pour expliquer que le seul moyen dont
nous disposions pour « juger » de l’identité d’une personne (et donc de
sa responsabilité devant un tribunal quelconque, que ce soit celui des
hommes ou celui de Dieu) est que cette personne elle-même admette,
« avoue » et demeure constamment consciente d’avoir pensé et agi
d’une certaine manière. Si le texte peut mobiliser, de façon productive,
la division ou le dédoublement qui résulte du simple fait d’utiliser self
en anglais comme un nom propre, tout en affirmant théoriquement son
identité à soi, c’est évidemment parce que son écriture même manifeste
une conscience aiguë des effets « performatifs » de la première per-
sonne (peut-être le seul élément véritablement « cartésien » du texte de
Locke) 1. Mais c’est indissociablement parce que self n’est pas comme
le français « moi » un pronom, ni un nom comme « le moi ». Quand,
avec Locke, je parle en anglais de moi-même (about myself), donc du
« soi » que je suis (about my « self »), je le mets à distance, même
fictive, au point de pouvoir l’interpeller : et pourtant le contenu
de cette interpellation n’est rien d’autre qu’une identification, une
(ap)propriation ou un aveu de soi (owning), non une expropriation ou
un déni (disowning). Il est en somme une découverte de l’inaliénable
du « soi », qui n’est rien d’autre que « ma conscience ».
Tout ceci, qui est éminemment « moderne », bien que puisant ses
sources aussi loin que l’oikeiôsis stoïcienne et la confessio augusti-
nienne, peut donc parfaitement se dire dans le vocabulaire de Locke, et
c’est l’un des développements les plus remarquables de l’Essay on
Human Understanding. En voulant à tout prix « confondre » my self et
my own, en faire une identité nominale au prix d’un faux sens, ce que
j’effaçais n’était en fait rien d’autre que l’élément d’inquiétude ou de
« malêtre » (uneasiness) qui, chez Locke, affecte et définit cette unité.
C’est dans un autre chapitre fondamental de l’Essay, le chapitre 21 du
Livre II « Of Power » 2, que nous trouvons la théorie de l’uneasiness. De

1. Comme le dira Roman Jakobson, la première personne est un shifter : ne cessant de


reproduire la contradiction performative, il exhibe la différence de l’énoncé et de
l’énonciation tout en annulant leur écart. On a traduit en français shifter par
« embrayeur » : cf. Essais de linguistique générale, trad. fr. N. Ruwet, Éditions de Minuit,
1963, chap. 9 : « Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe ».
2. Non pas ajouté, mais considérablement augmenté et transformé dans la seconde

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façon qui évoque très fortement Spinoza, Locke nous y explique qu’il
n’y a pas de conscience (consciousness) sans un désir (desire), qui tout
à la fois la dérange et l’entraîne vers de nouveaux contenus ou de
nouvelles idées : aussi l’idée d’une conscience de soi stable ou immo-
bile est-elle une contradiction dans les termes. La conscience étant par
nature sans repos, elle doit s’échapper (d’)elle-même pour aller vers de
nouveaux contenus. Son identité à soi est immanente à un « flux » per-
pétuel ou « change » des idées (train of ideas). La catégorie qui désigne
précisément cette association intrinsèque de la conscience et du désir
est celle de l’uneasiness 1. Ce que je proposerai donc ici, en me corri-
geant moi-même et en ajoutant une nouvelle référence aux précédentes,
c’est qu’il y a bien une identité ou « mêmeté » (sameness) du self et de
l’own, instituée dans la langue, non pas toutefois donnée, ou acquise,
mais existant comme identité « troublée » (et à la limite comme un
trouble de l’identité). C’est d’autant plus intéressant que Locke ne
donne pas vraiment à ce trouble ou à ce malêtre la forme d’une thèse. Il
l’exprime et la matérialise en quelque sorte dans la subtilité de son
écriture, qui ne cesse d’imiter le mouvement produisant, perdant et
retrouvant l’identité, ou le procès d’une appropriation différée du
« soi », la dialectique du dédoublement de la conscience de soi dont la
raison d’être est de se nier ou de s’annuler en tant que « différence
évanouissante ».
Mais il y a peut-être plus encore. Revenons un instant au poème de
Browning. Ce qui, sans doute, était à la source de ma bévue initiale,
c’est le refoulement auquel je soumettais cet aspect de dualité « éro-
tique » qui diffère d’une pure et simple appropriation « instrumentale »
de l’autre et qui, dans le texte, renvoie clairement à la différence des
sexes. Si « ce qui m’appartient » et forme ainsi « ce qui m’est propre »
(my own) est, suivant Robert Browning, mon épouse, c’est plus généra-

édition de 1694. En français « power » est à la fois « pouvoir » et « puissance » : on ne


peut pas trancher.
1. John Locke : An Essay concerning Human Understanding, cit., p. 233-287. La
présence chez Locke d’un élément de « spinozisme » occulte, sur le fond d’une commune
appartenance au courant du Radical Enlightenment, est soutenue par Wim Klever :
« Locke’s Disguised Spinozism », http://www.benedictusdespinoza.nl/lit/Locke%27s_Dis-
guised_Spinozism.pdf). Dans mon article « Âme-Esprit » du Vocabulaire européen des
philosophies, cit., j’ai tenté de situer l’uneasiness lockienne dans une autre probléma-
tique : celle du « reste de l’âme » dans les philosophies de l’âge classique, entre la
« troisième substance » cartésienne (l’union de l’âme et du corps) et le schématisme
kantien de l’imagination transcendantale (« art caché dans les profondeurs de l’âme
humaine »).

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lement l’autre sexuellement différent avec qui je peux « ne faire


qu’un » spirituellement dans la mesure où nous ne serons jamais physi-
quement indiscernables, celui ou celle avec qui je fais, en général,
l’expérience d’une relation mêlant identité et différence. Non seulement
parce que cette relation peut devenir conflictuelle sans s’abolir, mais
parce qu’on n’y trouvera jamais la « frontière » entre ce qui est partagé
ou indivis, et ce qui est divorcé, ou distribué. Traditionnellement on
nomme « amour » cette relation trouble et troublée, mais ce n’est jamais
que le nom d’une difficulté ou d’un problème, où conscience et désir
ont également leur part. Comment réintégrer cette idée de « différence
sexuelle », en général, au concept même de l’identité personnelle ? Y
aurait-il chez Locke lui-même un élément qui aille dans ce sens, et nous
permette d’affirmer que, même obliquement, quelque chose de la diffé-
rence sexuelle est toujours impliqué dans l’uneasiness du rapport self-
own ? En sorte que ce rapport demeure hanté par un dédoublement de
l’un, ou ne s’approprie lui-même, au prix d’un effort permanent, qu’en
évoquant – peut-être fugitivement – des « doubles ». Et comment com-
prendre que ces doubles métaphorisent bien la différence sexuelle : non
seulement en tant que différence « des sexes » ou des « sexualités »,
supposée donnée, mais surtout en tant que différenciation préalable,
toujours encore à venir autant que résiduelle, dont la description coïn-
cide avec une « expérience sexualisée de moi-même » dans laquelle
je diffère « sexuellement » de moi-même autant que de l’autre ? Une
telle question – si on accepte de la prendre en compte dans l’interpréta-
tion d’un auteur de l’âge « classique » – engage vers une dernière série
de comparaisons textuelles. Elle oblige aussi à considérer le rapport
existant chez Locke entre ce qui, pour lui, est la « norme » ou la « nor-
malité » de la conscience, et ce qui en représente l’exception, l’horizon
monstrueux ou pathologique. Mais il suffit de relire l’Essay, II, 27,
pour découvrir que cette exception en occupe, en fait, la plus grande
partie.

LA DIFFÉRENCE ÉVANOUISSANTE

Parce que je veux aller aux figures les plus étranges de ce rapport
entre la norme et l’exception que nous propose l’Essay, je n’évoquerai
ici qu’en passant la vaste question des conceptualisations de la « diffé-

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rence évanouissante » dans la tradition philosophique, qu’elle soit


relative ou non à la conscience, à l’identité personnelle, et plus fonda-
mentalement à l’unité d’un « soi » qui ne devient « soi-même » qu’au
prix d’une opposition interne. Elle passerait – à l’époque moderne – par
le paralogisme kantien de la raison pure, par James, par Sartre, par
Freud. Les confrontations les plus intéressantes pour interpréter le texte
de Locke sont avec Hegel, Adam Smith ou Mead. Ce n’est pas un
hasard si j’ai déjà flirté avec un langage hégélien pour évoquer le pas-
sage d’un point de vue de la propriété comme résultat, ou comme titre,
au point de vue de l’appropriation comme processus ou comme devenir.
Chez Hegel, nous le savons, l’expérience de la conscience (dans la
Phénoménologie) est décrite comme une succession de scissions et de
réunifications, où le « soi » (Selbst) se présente sous les espèces de la
certitude et de la vérité. Mais surtout le mouvement de l’expérience de
la conscience confère une extraordinaire ambivalence à l’appropria-
tion : elle en fait à chaque instant un procès d’expropriation ou de
désaveu autant que d’identification pour toute identité acquise (doublé
en permanence de ce qui se joue « dans son dos » et qui demeure ainsi
bewusstlos). Cela s’explique en dernière analyse par le fait que pour
Hegel le « sujet » du processus n’est ni le « soi » individuel ni un « soi »
collectif déjà constitué (une société au sens des sociologues), mais le
rapport essentiellement troublé de l’individu et de la communauté (ou
de la « substance »), qui se perçoit lui-même comme un procès de
« reconnaissance » infini 1. Comparé à Hegel, ou à d’autres que nous
pourrions convoquer ici – Adam Smith pour sa construction du « spec-
tateur supposé impartial », figure de l’autre générique « intérieur » ou
« intériorisé » que la sympathie engendre au sein du « soi » 2 ; George
Herbert Mead pour sa dialectique d’opposition tendancielle entre le
« soi » (Self), le « Je » (I) et le « Moi » (Me), dont l’effet est de « me »
diviser entre des personnalités dont chacune représente une part ou une
forme de participation au réseau des communications sociales 3 – il y a

1. Prenons garde toutefois de ne pas simplifier le « substantialisme » ou le « person-


nalisme » sociologique : cf. Bruno Karsenti, La société en personnes, Études durkhei-
miennes, Economica, Paris, 2006.
2. “I divide myself as it were, into two persons…” Voir The Theory of Moral
Sentiments, With an Introduction by E. G. West, Liberty Classics, Indianapolis, 1969,
p. 247, 352, 371, etc. (Adam Smith nomme le Spectateur Impartial « l’homme intérieur »,
ou littéralement « l’homme qui habite notre poitrine », the Man within the breast).
3. George H. Mead : Mind, Self, and Society from the standpoint of a Social
Behaviorist, edited and with an introduction by Charles W. Morris, The University of
Chicago Press, 1934, p. 135-226.

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ceci de remarquable cependant chez Locke qu’il ne théorise et donc ne


fétichise pas la dualité ou le dualisme des « moments » de la conscience
sous forme d’instances ou de pôles dialectiques. Il ne fait qu’en indi-
quer par la rhétorique de son discours, et par les jeux de mots qu’il
emprunte à la langue, la nature essentiellement évanouissante, celle
d’un flux de pensées purement temporel, ou constitutif de la mémoire.
Tout ceci vient évidemment de Saint Augustin, et va vers Hegel, mais
aussi vers Husserl, Sartre, et surtout William James 1.
C’est ce que j’avais appelé il y a un instant la « subtilité » de la
différence lockienne : or elle trouve sa contrepartie dans une autre
manifestation de la division du « soi », qui relève certes du fantastique,
mais ne laisse pas de doute à mes yeux sur l’existence d’une connota-
tion sexuelle au sens large 2. Il s’agit des développements sur la division
et la réunion des personnes résultant de dissociations ou de fusions des
consciences, qui situent Locke historiquement au point de passage
entre les doctrines anciennes de la transmigration des âmes et de la
réincarnation des morts, les théologies de la résurrection et les doctrines
modernes de la dissociation du psychisme qui, pour sembler plus
« expérimentales », ne sont pas nécessairement moins spéculatives. Le
problème psychologique et psychiatrique qu’on appelle aujourd’hui
« des multiples personnalités » (multiple personality syndrom) est en
fait purement lockien, soit que les auteurs qui en traitent admettent, ou
au contraire nient la réalité du phénomène de dédoublement « longitu-
dinal » de la mémoire et de la conscience du temps, qui conduirait à la
coexistence de plusieurs « personnalités » ou « identités » au sein d’une
même individualité physique (aujourd’hui : cérébrale). Chacune possé-
derait « en propre » ses expériences, ses souvenirs, son comportement
social et affectif, ce qui conduit à une discontinuité permanente de la
« vie » et des relations sociales, à l’adoption de plusieurs noms et de
plusieurs apparences, etc. 3 Relisons alors le §23 du Livre II, chap. 27,
dont j’avais déjà donné un extrait :

1. Cf. David Lapoujade : William James. Empirisme et pragmatisme, PUF, 1997. Une
autre raison de comparer Locke et James est l’intérêt de ce dernier pour la question des
« personnalités multiples », à laquelle j’en viens maintenant.
2. Dois-je dire « sexuelle », ou plutôt « érotique » (ce qui peut inclure un auto-
érotisme) ? Je laisserai la question en suspens.
3. On compte aujourd’hui, dans les exemples répertoriés, non seulement des cas de
dédoublement, mais jusqu’à 18 « personnalités » distinctes pour un seul individu.
Cf. Mikkel Borch-Jacobsen : « Who’s Who ? Introducing Multiple Personality », in Joan
Copjec (ed.), Supposing the Subject, Verso, London-New York, 1994. Également Ian
Hacking, Rewriting the Soul : Multiple Personality and the Sciences of Memory,

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“Nothing but consciousness can unite remote existences into the same
person : the identity of substance will not do it ; for whatever substance
there is, however framed, without consciousness there is no person : and a
carcass may be a person, as well as any sort of substance be so, without
consciousness. Could we suppose two distinct incommunicable conscious-
nesses acting the same body, the one constantly by day, the other by night ;
and, on the other side, the same consciousness, acting by intervals, two
distinct bodies : I ask, in the first case, whether the Day and the Night-man
would not be two as distinct persons as Socrates and Plato ? And whether, in
the second case, there would not be one person in two distinct bodies, as
much as one man is the same in two distinct clothings ? Nor is it at all
material to say, that this same, and this distinct consciousness, in the cases
above mentioned, is owing to the same and distinct immaterial substances,
bringing it with them to those bodies ; which, whether true or no, alters not
the case : since it is evident the personal identity would equally be determi-
ned by the consciousness, whether that consciousness were annexed to
some individual immaterial substance or no. For, granting that the thinking
substance in man must be necessarily supposed immaterial, it is evident that
immaterial thinking thing may sometimes part with its past consciousness,
and be restored to it again : as appears in the forgetfulness men often have of
their past actions ; and the mind many times recovers the memory of a past
consciousness, which it had lost for twenty years together. Make these
intervals of memory and forgetfulness to take their turns regularly by day
and night, and you have two persons with the same immaterial spirit, as
much as in the former instance two persons with the same body. So that self
is not determined by identity or diversity of substance, which it cannot be
sure of, but only by identity of consciousness.” 1

Princeton University Press, 1995. C’est un trait d’écriture remarquable que Locke (à la
difference de son prédécesseur Cudworth) puisse employer le mot consciousness au
pluriel nominal : consciousnesses, ou « des consciences » individualisées et personnifiées.
Sur la « métonymie de la conscience », cf. mon article « Conscience » du Vocabulaire
européen des philosophies, cit.
1. « § 23. [Seule la conscience fait le soi] Il n’y a que la conscience qui puisse unir des
existences éloignées au sein de la même personne, l’identité de substance n’y parviendra
pas. Car quelle que soit la substance, et sa constitution, sans conscience il n’y a pas de
personne : ou un cadavre pourrait être une personne aussi bien que n’importe quelle sorte
de substance pourrait l’être sans conscience.
« Si nous pouvions supposer d’un côté deux consciences différentes, sans communi-
cation entre elles, mais faisant agir le même corps, l’une tout au long du jour, et l’autre de
nuit, et d’autre part une même conscience faisant agir alternativement deux corps
distincts, la question ne se poserait-elle pas bel et bien de savoir, dans le premier cas, si
l’Homme du jour et l’Homme de la nuit ne seraient pas deux personnes aussi différentes
que Socrate et Platon ? Et, dans le second cas, s’il n’y aurait pas une seule personne dans
deux corps différents, tout autant qu’un homme est le même dans deux costumes
différents ? Et nous n’avons aucun intérêt réel à dire, dans les deux cas qui viennent
d’être évoqués, que cette conscience tantôt identique, tantôt différente, est due au fait que

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Ce développement illustre admirablement le congé donné par


Locke aux vieux dualismes de l’âme et du corps, grâce à une applica-
tion radicale du critère de la conscience de soi : mais on voit aussi
comment, du fait que celle-ci est caractérisée par un trouble intérieur
ou une différenciation évanouissante, elle contient la possibilité d’une
projection fantastique de la dualité dans un autre domaine. Dans cette
expérience imaginaire, la différence des « personnes », c’est-à-dire des
« identités » ou des « soi », rejoint maintenant le conflit du Jour et de la
Nuit, des forces du Bien et du Mal, dont les enjeux ne dépassent peut-
être pas notre entendement, mais échappent à notre maîtrise 1.

L’HOMME DU JOUR ET L’HOMME DE LA NUIT

Tout ceci commence peut-être à s’éclairer si nous comprenons que


le texte de Locke fait partie d’une chaîne, au long de laquelle la
question de la division du « soi » s’exprimant par la dualité de la
conscience (ou des consciences) n’a cessé de trouver de nouvelles
élaborations. Je me contenterai pour finir d’évoquer à ce sujet un
« point de départ » et un « point d’arrivée » (provisoire). Je pense en
effet que c’est à Saint Augustin, au Livre X des Confessions, que
Locke est originellement redevable du scénario de l’opposition et de la

des substances immatérielles, tantôt identiques, tantôt différentes, l’apportent avec elles à
ces corps. Que ce soit vrai ou non, cela ne change rien à l’affaire : car il est évident que
l’identité personnelle serait toujours déterminée par la conscience, que cette conscience
dépende d’une substance individuelle immatérielle ou non. Car si on accorde que la
substance pensante en l’homme doit nécessairement être supposée immatérielle, il est
évident que cette chose pensante immatérielle devra tantôt prendre congé de sa
conscience passée, tantôt la retrouver, comme on voit dans l’oubli où les hommes sont
souvent de leurs actes, et dans la façon dont il peut arriver que l’esprit recouvre la
mémoire d’une conscience passée qu’il avait perdue depuis au moins vingt ans. Si vous
faites en sorte que ces périodes de mémoire et d’oubli alternent régulièrement avec le jour
et la nuit, vous aurez deux personnes avec le même Esprit immatériel, comme vous aviez
précédemment deux personnes avec un seul et même corps. En sorte que le soi n’est pas
déterminé par une identité ou une différence de substance, dont il n’a aucune assurance,
mais uniquement par l’identité de conscience. »
1. Dans Identité et différence…, cit., p. 237-240, j’avais déjà discuté cet aspect de la
pensée de Locke. J’en développe ici les implications. Entre-temps le grand spécialiste de
l’œuvre de Locke, John W. Yolton (mort en 2005) a reconstitué le paradigme complet de
la doctrine des « esprits » (Spirits) chez Locke : The Two Intellectual Worlds of John
Locke. Man, Person, and Spirits in the « Essay », Cornell University Press, 2004.

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scission entre « l’homme du jour » (The Day-man) et « l’homme de la


nuit » (The Night-man), agissant en fonction de valeurs morales anta-
goniques et personnifiant des principes incompatibles au sein de la
même individualité humaine. Et je suggère que l’écho des formules de
l’Essay résonne toujours, en même temps que celui des débats crimi-
nologiques et psychiatriques du XIXe siècle, dans la « nouvelle fantas-
tique » de Robert Louis Stevenson, The Strange Case of Dr. Jekyll and
Mister Hyde (publiée en 1886). Locke se trouve en quelque sorte à
mi-parcours, mais comme nous allons le voir, sur une trajectoire
propre.
Voici le passage connu de Saint Augustin :
« iubes certe ut contineam a concupiscentia carnis et concupiscentia
oculorum et ambitione saeculi. iussisti a concubitu et de ipso coniugio
melius aliquid quam concessisti monuisti. et quoniam dedisti, factum est,
et antequam dispensator sacramenti tui fierem. sed adhuc vivunt in
memoria mea, de qua multa locutus sum, talium rerum imagines, quas ibi
consuetudo mea fixit, et occursantur mihi vigilanti quidem carentes
viribus, in somnis autem non solum usque ad delectationem sed etiam
usque ad consensionem factumque simillimum. et tantum valet imaginis
inlusio in anima mea in carne mea, ut dormienti falsa visa persuadeant
quod vigilanti vera non possunt. numquid tunc ego non sum, domine deus
meus ? et tamen tantum interest inter me ipsum et me ipsum intra
momentum quo hinc ad soporem transeo vel huc inde retranseo ! ubi est
tunc ratio qua talibus suggestionibus resistit vigilans et, si res ipsae
ingerantur, inconcussus manet ? numquid clauditur cum oculis ? numquid
sopitur cum sensibus corporis ? et unde saepe etiam in somnis resistimus
nostrique propositi memores atque in eo castissime permanentes nullum
talibus inlecebris adhibemus adsensum ? et tamen tantum interest ut, cum
aliter accidit, evigilantes ad conscientiae requiem redeamus ipsaque dis-
tantia reperiamus nos non fecisse quod tamen in nobis quoquo modo
factum esse doleamus. » 1

1. The Confessions of Augustine : An Electronic Edition, Text and Commentary by


James J. O’Donnell © 1992, Book X, § 30.41. Je donne la traduction française d’Arnauld
d’Andilly (1649) : « Vous me défendez, mon Dieu, de me laisser emporter aux désirs de la
chair, à la convoitise des yeux et à l’ambition du siècle. Vous avez défendu les amours
illégitimes, et vous nous avez enseigné qu’il y a quelque chose de meilleur que le
mariage, quoique vous l’ayez permis : et d’autant que vous m’avez fait cette grâce, j’ai
accompli en cela votre volonté avant même que d’avoir été appelé au ministère de votre
Église, et à la dispensation de vos sacrements. Mais parce que les images de mes
désordres passés sont encore vivantes dans ma mémoire, où mes longues habitudes les
ont si profondément gravées, elles se présentent souvent à moi. Et bien que lorsque je
veille elles n’aient aucune force sur mon esprit, elles en ont tant néanmoins dans mes
songes, qu’elles ne me portent pas seulement jusques à y prendre plaisir [ad delectatio-

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Ce qui importe dans la description que donne Augustin des pollu-


tions involontaires provoquées par les incubae, ou les « visiteuses »
nocturnes revenues du passé de luxure auquel le saint a renoncé « une
fois pour toutes » en s’imposant la continence, c’est qu’elle contribue à
une discussion qui porte sur les limites de la conversion : dans quelle
mesure le fait de se détourner de l’amour de soi pour se consacrer à
l’amour exclusif de Dieu (donc de s’abandonner absolument à son pou-
voir ou à sa grâce : subjectio) entraîne-t-il un changement d’identité
radical, la naissance d’un homme nouveau ? C’est pourquoi le Livre X
des Confessions engage cette discussion, qui l’a rendu célèbre, à propos
des rapports entre la memoria (disons la « mémoire », à condition de lui
subsumer toutes les opérations de l’esprit, mens) et la concupiscentia
(ou la recherche de plaisir) dans la constitution de la personnalité
morale, le rapport de soi à soi. Mais il faut accorder une attention parti-
culière au fait qu’Augustin, racontant l’histoire de sa vie pour pouvoir
parler des modalités du désir en toute connaissance de cause, maintient
toujours une différence entre le désir sexuel et les autres, associés à
différents plaisirs : se donnant lui-même en exemple, il affirme que le
désir sexuel peut être complètement surmonté ou refoulé (du moins en
tant qu’attraction physique causée par la beauté et la sensualité des
autres corps), tandis que les plaisirs de la nourriture et de la boisson, ou
ceux qui naissent du spectacle des beaux paysages et des œuvres d’art,
de la découverte et de l’exercice des facultés intellectuelles, ou des
témoignages d’estime qu’on s’attire par des actions vertueuses, sont

nem ne se traduirait pas mal non plus : jusqu’à en jouir], mais même jusques à une espèce
de contentement et d’action. Et l’illusion de ces vains fantômes a tant de pouvoir sur mon
esprit et sur mon corps [litt. sur ma chair], que de fausses visions me persuadent [autre
traduction : obtiennent de moi] lorsque je dors, ce que de véritables objets ne sauraient me
persuader lorsque je veille. Seigneur mon Dieu, ne suis-je pas alors ce que j’étais
auparavant ? Et comment se peut-il donc faire qu’il y ait une aussi grande différence
entre moi-même et moi-même, comme il y en a entre ce moment auquel je m’endors, et
celui auquel je m’éveille ? Où est alors cette raison qui dans le temps que je veille résiste à
de semblables tentations, et demeure ferme sans être touchée de ces objets, lorsqu’eux-
mêmes se présentent à elle ? S’enferme-t-elle lorsque je ferme les yeux ? S’endort-elle
avec mes sens corporels ? Et comment arrive-t-il donc que souvent nous résistons même
dans nos songes à ces attraits impudiques, et que nous souvenant de nos saintes
résolutions, nous demeurons dans une chasteté inébranlable, sans donner aucun consen-
tement à ces mauvaises illusions ? Toutefois lorsque le contraire arrive, et qu’après nous
être éveillés, nous avons examiné notre conscience, et trouvé qu’elle ne nous reproche
rien sur ce sujet, nous connaissons qu’à parler selon la vérité, nous n’avons pas fait ce que
nous savons avec beaucoup de déplaisir s’être fait en nous, en quelque manière qu’il se
soit fait. » Un nouveau traducteur de Saint Augustin (Frédéric Boyer) vient de proposer
de rendre le mot latin Confessiones, non sans raison, par Les aveux (POL, 2007).

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beaucoup plus difficiles à « oublier » 1. Ils engendrent un conflit intermi-


nable, un combat de toute la vie dans lequel les « deux hommes » asso-
ciés aux « deux amours » (humain et divin) et appartenant aux « deux
Cités » (ou aux deux mondes : l’en-deçà et l’au-delà) coexistent et ne
cessent de s’affronter. Mais cette dissymétrie peut se comprendre dans
l’autre sens, et c’est ce qu’enseignent les accidents de la nuit : lorsqu’il
en vient à se demander en première personne qui est le sujet de ces
plaisirs défendus et de ces actes involontaires, ce sujet pour qui, à en
juger par leurs effets, les traces mémorielles sont plus réelles que le réel
même, les deux réponses possibles : « c’est moi », et « ce n’est pas
moi », sont aussi troublantes l’une que l’autre. Mais le malaise ainsi
suscité renvoie directement aux réflexions d’Augustin sur l’élément
involontaire qui habite au sein même de la volonté, trahissant la pré-
sence du mal en tant qu’élément « dormant » qui peut toujours se
réveiller et faire obstacle à notre inclination vers le bien. Pire, puisque la
seule explication possible pour cette résilience du désir, et avec lui
d’une personnalité ou d’un « homme » qu’on croyait avoir effacés pour
toujours, c’est que Dieu lui-même a voulu préserver la possibilité de ce
rapport au plaisir : il faut donc (suivant la « raison des effets », comme
dirait Pascal) supposer que l’autre homme habite exactement le même
« lieu » que Dieu et la vérité, autrement dit l’intimité du moi, interior
intimo meo. Ce lieu intérieur est à la fois celui de l’altérité, et celui où se
manifeste l’ambivalence de l’amour. En ce sens « l’homme de la nuit »
incarne bien le reste d’ambivalence passionnelle ou libidinale qui
empêche l’amour de Dieu de s’installer en quelque « forteresse » que ce
soit, maintenant chaque homme dans l’incertitude quant aux intentions
de Dieu pour ce qui est de Son serviteur.
Le texte de la nouvelle de Stevenson, qui constitue le troisième
terme de notre comparaison, prête certainement lui aussi à plus d’une
interprétation 2. J’estime que Stevenson, issu d’une famille calviniste
comptant plusieurs pasteurs, ayant reçu une bonne éducation classique
(bien qu’intermittente et anticonformiste), ne pouvait être étranger à la

1. Un interprète freudien serait ici tenté de dire : et pour cause, le conflit psychique lié
à la sexualité étant le plus violent, ou la source du plus grand trouble, c’est aussi celui qui
est le plus profondément refoulé…
2. Je cite la traduction de Georges Hermet (rééditée avec une préface et un commen-
taire de Maurice Mourier : L’étrange cas du Dr. Jekyll et de M. Hyde, Pocket, 1994), en
interpolant les passages anglais nécessaires pris dans Robert Louis Stevenson, The
Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde, edited by Martin A. Danahay, broadview
literary texts, Peterborough, Ontario, 1999 (disponible sur internet).

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tradition augustinienne, au moins de seconde main. Les réminiscences


se lisent en particulier dans l’intitulé et le contenu du dernier chapitre
de la nouvelle, la confession de Jekyll 1. Je n’ai aucune indication
concernant une lecture de l’Essay de Locke par le romancier écossais,
mais il est clair que toute l’histoire des deux « personnalités » de sa
nouvelle représente un retour de la deuxième hypothèse de Locke (un
seul esprit ou une seule conscience dans deux individus corporels
distincts) à la première (deux consciences pour un seul corps, celle qui
« répète » Augustin). Pour cette raison d’ailleurs il ne s’agit pas tout à
fait d’un « cas » de personnalité multiple, mais d’un jeu de l’imagina-
tion et donc, sans doute, d’une réflexion critique sur les hypothèses à
l’œuvre dans la littérature scientifique 2. Le passage crucial se situe
dans le cours de « l’aveu » final : Jekyll explique, en passant et repas-
sant sans cesse de la première à la troisième personne, comment il a
découvert que la seconde personnalité (the second self) qu’il a créée au
moyen d’une « médecine transcendantale » afin d’extérioriser la
nature double de l’homme, ou d’expérimenter la possibilité de séparer
effectivement l’homme voué au bien de l’homme voué au mal (le Day-
man et le Night-man), ne lui appartient plus ou n’est plus « lui » (his
own), mais s’est autonomisée de façon incontrôlable, comme si elle
obéissait à une volonté propre (et mauvaise). Ce qu’il interprète
comme l’effet du déchaînement de forces aveugles, relevant de la
« bestialité » ou de la « dégénérescence ». C’est à ce moment que la
« chose » monstrueuse créée par Jekyll, dans laquelle il a concentré
tout le désir qui l’habitait de se libérer des contraintes de la société (ce
qu’il appelle « the very pink of the proprieties » : la fine fleur du
conformisme), devient effectivement une « personne », parce qu’elle
devient le maître de son maître (transformation que le majordome aura
préalablement observée et commentée tout au long du récit). C’est
aussi le moment où Jekyll se déclare incapable de s’identifier à Hyde
et de continuer à dire « Je » pour décrire les actions de son double.
Mais en réalité – dans la réalité de la fiction – ce moment est celui où
les deux identités sont devenues si profondément entrelacées que seule
une mort « commune » peut encore les dissocier. Pour « tuer » Hyde en

1. The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde, cit., Chapter 10 : Henry Jekyll’s Full
Statement of the Case, p. 75-91.
2. Au point de vue « psycho-pathologique », les deux personnalités sont dissymé-
triques : l’une est inconsciente des pensées de l’autre, mais non l’inverse, jusqu’au point
où ce rapport de forces se renverse.

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lui, il faut que Jekyll se tue lui-même 1. Ce suicide, toutefois, est si


équivoque que nous ne savons pas s’il accomplit une dissociation
absolue ou une ultime identification. La question, bien entendu, c’est :
qui sera jugé ? 2 Nous pouvons aussi y voir une allégorie de la pulsion
de mort, d’autant plus parfaite que Jekyll est manifestement une figure
mélancolique.
On en jugera par les extraits suivants :
« Tout par conséquent semblait indiquer que j’étais lentement en train de
perdre le contrôle de cette partie première, et la meilleure, de ma person-
nalité, pour m’incorporer lentement à la seconde, de beaucoup la pire.
Entre ces deux moi je sentais maintenant qu’il me fallait choisir (All things
therefore seemed to point to this ; that I was slowly losing hold of my
original and better self, and becoming slowly incorporated with my
second and worse. Between these two, I now felt I had to choose). Mes
deux natures avaient en commun la mémoire, mais se partageaient toutes
les autres facultés de la façon la plus inégale. Jekyll (caractère complexe)
(who was composite), tantôt avec les appréhensions les plus vives, tantôt
avec un enthousiasme avide, se transportait jusque dans les plaisirs et les
aventures de Hyde et les partageait ; mais Hyde, lui, ne se souciait guère
de Jekyll, ou se contentait de se le rappeler comme le bandit de la
montagne se souvient de la grotte où il se dissimule à ses poursuivants.
Jekyll lui témoignait plus que l’indifférence d’un père, Hyde plus que
l’indifférence d’un fils. Décider de partager le sort de Jekyll c’était
renoncer à ces appétits que j’avais si longtemps satisfaits en secret et
dont j’avais récemment commencé à me délecter. Accepter d’être Hyde
c’était mourir à mille sujets d’intérêt, à une foule d’aspirations, et devenir,
d’un seul coup et à tout jamais, un homme méprisé et sans amis (To cast in
my lot with Jekyll, was to die to those appetites which I had long secretly
indulged and had of late begun to pamper. To cast it in with Hyde, was to
die to a thousand interests and aspirations, and to become, at a blow and
forever, despised and friendless). Cela pouvait paraître un marché de
dupes ; mais une autre consideration encore pesait dans les plateaux de la

1. Tout ceci, qui relève évidemment du fantastique ou du fantasme, est soutenu dans
le texte par un jeu de mots franco-anglais qu’ont relevé les commentateurs : Jekyll = Je
kill (voir en particulier Masao Miyoshi : « The Divided Self », in The Definitive Dr. Jekyll
and Mr. Hyde Companion, edited by Harry M. Geduld, Garland Publishing, Inc., New
York and London, 1983, p. 104-105). L’édition française citée comporte un glossaire
indiquant tous les « puns » recouverts par les noms des personnages, ainsi qu’un dossier
littéraire comparatif, mais qui ne contient ni Saint Augustin ni Locke.
2. Au début de son expérience, Jekyll a pris soin de rédiger un testament qui assure à
chacune de ses deux personnalités la jouissance de l’héritage de l’autre, en cas d’accident.
De même qu’il arrive à Jekyll de signer des chèques pour désintéresser les victimes de
Hyde dont les activités criminelles, en retour, l’enrichissent.

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balance ; car, tandis que Jekyll souffrirait mille morts dans les flammes de
l’abstinence, Hyde ne se rendrait même pas compte de tout ce qu’il aurait
perdu. » 1

« Dès lors, il resta assis toute la journée à se ronger les ongles devant le feu
dans le petit salon ; c’est là qu’il dîna, seul avec ses craintes, tandis que le
garçon visiblement tremblait devant son regard ; de là, quand l’obscurité
fut venue, il partit, enfoncé dans le coin d’un cab aux rideaux tirés, et se fit
conduire sans but le long des rues de la cité. Je dis “il” – je ne puis me
résoudre à dire “je” (He, I say—I cannot say, I). Cette créature née de
l’enfer n’avait rien d’humain (…) Il marchait vite, poursuivi par ses
angoisses, jacassant tout seul, se glissant le long des avenues les moins
fréquentées et comptant les minutes qui le séparaient encore de minuit. Il
arriva qu’une femme lui adressa la parole pour lui proposer, je crois, une
boîte d’allumettes. Il la frappa au visage, et elle s’enfuit. Lorsque, chez
Lanyon, je fus redevenu moi-même, l’horreur que mon vieil ami manifesta
m’affecta peut-être à un certain degré : je n’en sais trop rien ; ce n’était, du
moins, qu’une goutte dans cet océan de répulsion que me causa la vision
de ces heures passées. Un changement s’était opéré en moi. Ce n’était plus
la crainte d’être pendu, mais l’horreur d’être Hyde, qui me torturait (Once
a woman spoke to him, offering, I think, a box of lights. He smote her in
the face, and she fled. When I came to myself at Lanyon’s, the horror of my
old friend perhaps affected me somewhat : I do not know ; it was at least
but a drop in the sea to the abhorrence with which I looked back upon
these hours. A change had come over me. It was no longer the fear of the
gallows, it was the horror of being Hyde that racked me) (…) mais j’étais
de nouveau chez moi, dans ma propre maison (in my own house), mes
produits chimiques à portée de la main ; et la gratitude que je ressentais
pour l’avoir échappé belle illuminait mon âme jusqu’à rivaliser presque
avec l’éclat de l’espoir… »

« À toutes les heures du jour et de la nuit, j’étais saisi du frisson


prémonitoire ; c’est surtout lorsque je dormais, ou seulement somnolais
un moment dans mon fauteuil, que je me réveillais tout à coup sous les
traits de Hyde (…) je devins, dans mon être même, une créature rongée et
vidée par la fièvre, par une langueur affaiblissante du corps comme de
l’esprit, et uniquement habitée par une seule pensée : l’horreur de mon
autre moi-même (languidly weak both in body and mind, and solely
occupied by one thought : the horror of my other self). Mais lorsque je
dormais, ou lorsque l’effet du médicament s’atténuait, presque sans

1. On voit que, « des deux », celui qui nomme le sujet de la jouissance n’est pas Hyde,
mais Jekyll.

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transition (…) je me trouvais doué d’une imagination riche en images de


terreur, d’une âme brûlant de haines irraisonnées et d’un corps qui
semblait trop faible pour abriter les énergies déchaînées de la vie. Les
forces de Hyde semblaient avoir profité de la faiblesse maladive de Jekyll.
Et certainement la haine qui maintenant les opposait semblait égale de part
et d’autre. Chez Jekyll, ce n’était qu’un instinct vital. Il avait maintenant
perçu l’entière monstruosité de cette créature avec laquelle il avait en
commun certains phénomènes de la conscience, et devait tout partager
jusqu’à la mort (He had now seen the full deformity of that creature that
shared with him some of the phenomena of consciousness, and was co-heir
with him to death) (…) La haine que Hyde nourrissait à l’égard de Jekyll
était d’un ordre différent. Sa terreur de la potence le poussait continuelle-
ment à commettre un suicide temporaire, et à retourner à la situation
subordonnée d’une partie au lieu d’une personne (to commit temporary
suicide, and return to his subordinate station of a part instead of a person)
(…) D’où les mauvais tours, dignes d’un singe, qu’il me jouait, griffon-
nant de ma propre écriture des blasphèmes sur les pages de mes livres
(scrawling in my own hand blasphemies on the pages of my books),
brûlant les lettres de mon père et détruisant son portrait ; et vraiment,
n’eût été sa peur de la mort, il se serait depuis longtemps détruit, afin de
m’entraîner dans sa perte. Mais son amour pour moi [traduction corrigée]
est merveilleux ; j’irai même plus loin : moi qui me sens malade et glacé
rien qu’à penser à lui, lorsque je me rappelle l’abjection et la passion de cet
attachement à l’existence, et lorsque je sais à quel point il craint le pouvoir
que j’ai de le supprimer par mon propre suicide, je sens monter en mon
cœur une grande pitié pour lui (But his love of me is wonderful ; I go
further : I, who sicken and freeze at the mere thought of him, when I recall
the abjection and passion of this attachment, and when I know how he
fears my power to cut him off by suicide, I find it in my heart to pity
him)… »
Comment interpréter ces variations ? Chez Saint Augustin comme
chez Stevenson, le dédoublement a clairement une connotation
sexuelle, ou du moins érotique, attachée à la présence troublante de
l’altérité au sein de toute conscience qui cherche à s’approprier elle-
même pour s’identifier à un « soi ». Il s’agit là d’un conflit radical qui
ne peut se résoudre dans la vie ordinaire, seulement se masquer ou se
détourner. Dans un cas il est décrit en termes de théologie morale, dans
l’autre dans les termes d’une physiologie fantastique, mais dans tous
les cas le résultat est l’expropriation absolue du (ou de) soi, qui est
aussi son désaveu (disowning) : que ce soit dans la forme de l’amour
de Dieu qui s’implante in interiore homine pour y énoncer la vérité et
incarner l’autorité à laquelle il faut se soumettre inconditionnellement

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si l’on veut faire son salut, ou dans la figure du maître du maître, la


mort, qui se projette également dans la forme d’un être à la fois inté-
rieur et extérieur à moi, identifiable alternativement à moi-même (à ma
propriety) et à mon désir « monstrueux » de fuir toute identité, et ainsi
toute responsabilité 1. Où situer Locke entre ces extrêmes ? Pour lui le
principe suprême n’est ni Dieu ni la mort : c’est peut-être quelque
chose comme la vie humaine, car sa philosophie associe clairement la
conscience à la vie, élevée au rang d’un principe. Mais Locke, médecin
devenu grand philosophe, est aussi un grand écrivain : tout en portant à
ses dernières conséquences l’idée d’un « self » qui ne serait pas défini
par le conflit intérieur ou la division, mais par l’appropriation ou
l’identification tendancielle du « soi » et du « propre », il ne peut igno-
rer qu’une telle identité inclut l’altérité, ou qu’elle doit se définir par
son rapport intrinsèque à « son autre ». Il sépare donc les deux figures
de la différence, posant d’un côté l’uneasiness, la tension du soi et du
propre qui maintient la vie et la conscience en état de mouvement
perpétuel (ce qui veut dire que l’inquiétude est la norme, et que la
normalité de la vie est inquiète, troublée ou malaisée), de l’autre l’état
d’exception, ou la figure-limite qui surgit quand l’inquiétude rejoint le
monstrueux, engendrant le clivage du corporel et du mental, la disso-
ciation radicale de la personnalité et de l’individualité. En un sens elle
représente pourtant la vérité de la première figure, parce qu’elle nous
fait voir que, dans l’identification du soi et du propre, où le fait d’être
soi-même ne se sépare plus du fait de se posséder soi-même, il n’y a
rien de naturel ou de nécessaire. Ce n’est qu’un postulat, pour ne pas
dire une injonction.

APRÈS-COUP

Je reproduis ici l’essentiel d’une lettre que m’avait adressée Jean-


Jacques Lecercle 2, à qui j’avais soumis la version anglaise de cet
exposé :

1. La propriety est l’équivalent moderne (et d’ailleurs la traduction, par exemple chez
Adam Smith) de l’oikeiôsis ou oikeiôtès des Stoïciens, rendu en latin par convenientia
(Cicéron).
2. Auteur en particulier de Frankenstein, mythe et philosophie (1988), Philosophy of

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« Le rapprochement entre “self ” et “own”, malgré la distance syntaxique


qui sépare les deux termes, me semble s’imposer. Ce que je ne parviens
pas à déterminer, c’est si ce rapprochement a été inspiré à Locke par le
mouvement de la langue même, ou s’il en a été l’initiateur, ou un des
initiateurs (par le passage de “self” de morphème grammatical à nom, la
chose est claire). D’où ces quelques réflexions de linguisitique spécula-
tive. Sémantiquement les deux termes s’opposent. Dans le langage de
Culioli, l’un, “self ”, est du côté de “be”, marqueur d’identification, et
l’autre, “own”, du côté de “have” marqueur de différenciation/localisation.
Sauf que la langue est sans cesse en mouvement, d’où le rapprochement,
que je propose de formuler ainsi : avec “self ”, un se divise en deux
(comme on disait aux temps bénis du Président Mao), tandis qu’avec
“own”, deux se fondent en un. “Self ”, qui est le pronom réfléchi, a
syntaxiquement besoin d’un antécédent dans la même proposition, dont
il donne l’image en miroir (ce dédoublement est encore plus clair dans
l’usage emphatique, dérivé du réfléchi, “although I say it myself ”). Le
“self ”, c’est donc l’ego en miroir. “Own”, au contraire, est issu d’un
participe passé (de “owe”) transformé en verbe à deux arguments (d’où
la différenciation/localisation) : ce que je possède est localisé par rapport à
moi (I own a car) et l’ego en tant que “own” résulte de la fusion de ces
deux éléments séparés, fusion telle que “own” en est venu à désigner la
solitude (he is on his own). Je crois que ce rapprochement a dû se produire
au XVIIe siècle. Mon dictionnaire étymologique me susurre que le sens du
verbe “own”, “reconnaître comme sien”, donc “accepter comme vrai”, est
lui aussi apparu au XVIIe siècle. »

Nonsense (1994), La violence du langage (1996), Interpretation as Pragmatics (1999),


Une philosophie marxiste du langage (2004), etc.
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AIMANCES DE ROUSSEAU
SUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE COMME TRAITÉ DES PASSIONS 1

« Je me figurai l’amour, l’amitié, les


deux idoles de mon cœur, sous les plus
ravissantes images. » 2

« Ô divine amitié, seule idole de mon


cœur ! » 3

Le chapitre que Paul de Man consacre à Julie ou la Nouvelle


Héloïse dans Allegories of Reading 4 ne représente pas seulement un
tournant du livre, où se trouve explicitée et justifiée la catégorie qui
lui donne son titre et gouverne ses interprétations. C’est aussi une
discussion particulièrement éclairante du nœud de questions relatives
à la passion, dont on s’accorde à penser qu’elles détiennent la clé
philosophique du roman. Pour essayer ici de comprendre comment se
superposent l’écriture et la théorie dans La Nouvelle Héloïse, je
m’appuierai sur deux propositions de De Man. La première dit que la
passion « n’est pas, comme la sensation, quelque chose qui appartient
en propre à un être ou à un sujet, mais c’est plutôt, comme la musique,
un système de rapports n’existant que dans les termes mêmes de ce
système… » 5 : c’est donc une notion relationnelle. On en déduira que

1. « Lovence in Rousseau’s Julie ou la Nouvelle Héloïse » – Communication au


colloque : “Property, Sovereignty, and the Theotropic : Paul de Man’s Political Archive”,
University of California, Irvine, 24 et 25 avril 2009. Je remercie Erin Obodiac de m’avoir
invité à ce colloque, organisé en marge de ses recherches à la Bibliothèque d’Irvine.
Version française adaptée pour l’École d’Été de l’Association Jan Hus, Bratislava, 8 juillet
2010.
2. Lettre de Rousseau sur Julie ou la Nouvelle Heloïse, citée Pléiade, O.C. II, p. XXX.
3. Julie ou la Nouvelle Héloïse, I, Lettre 14 (de Claire à M. d’Orbe).
4. Je cite d’après Paul de Man, Allegories of Reading. Figural Language in Rousseau,
Nietzsche, Rilke, and Proust, Yale University Press, 1979. Traduction française : Allégo-
ries de la lecture, Éditions Galilée, Paris, 1989.
5. “Passion is not something which, like the senses, belongs in proper to an entity or
to a subject but, like music, it is the system of relationships that exists only in the terms of
this system” (Allegories, p. 210) (tr. fr., p. 255).

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la description de l’amour, dans l’infinie variété de ses modalités, ainsi


que celle des passions corrélatives, peuvent servir à élucider (en partie
au moins) ce que sont des rapports ou des relations, non seulement
au point de vue phénoménologique ou existentiel, mais au point de
vue logique. La seconde proposition définit l’allégorie, en tant que
catégorie littéraire, comme relevant d’un « récit au second degré » 1
qui inclut une déconstruction de sa propre signification immédiate,
apparemment réaliste : de ce fait elle suspend la possibilité de disso-
cier raisonnement et fiction en se plaçant au point de vue d’un « obser-
vateur impartial », situé en dehors du texte et le prenant comme objet
de critique.
Cette définition de l’allégorie est grosse de multiples conséquences.
Elle n’interdit nullement de reconnaître dans Julie le lieu d’une produc-
tion de concepts, mais à la condition d’admettre que ceux-ci ne se
séparent jamais de l’expérience littéraire qui nous les présente. On se
souviendra ici que, dans un autre passage de son livre, de Man s’en
était pris à la formule conclusive de l’essai d’Althusser sur le Contrat
social, où l’auteur de Pour Marx et de Lire le Capital achevait sa
lecture critique du grand ouvrage politique de Rousseau en suggérant
que, la résolution des contradictions du « contrat originaire » s’avérant
introuvable, Rousseau s’était finalement détourné de la théorie et tourné
vers la « littérature », pour imaginer – mais sans la penser vraiment au
niveau de ses conditions de possibilité – une société dotée de la pro-
priété extraordinaire de retrouver l’authenticité d’une nature perdue 2.
Cette alternative brutale – « théorie » ou « littérature », « concept » ou
« métaphore » – est intenable aux yeux de De Man, et je pense qu’il a
raison (même si je ne suis pas certain qu’il faille lire ici Althusser « au
premier degré »). Cependant à la fin de son chapitre sur Julie, homo-
nyme du livre tout entier (« L’allégorie »), il lui faut admettre à son tour

1. Allegories, page 205 (tr. fr., p. 250).


2. Allegories, p. 138-139 (tr. fr., p. 174-175). La référence est au paragraphe final de
l’essai d’Althusser (publié en 1970 dans les Cahiers pour l’analyse, réédité comme un
petit livre séparé : Sur le Contrat social, précédé de Troublante clarté, par Patrick
Hochart, Éditions Manucius, Houilles, 2009, p. 107) : « S’il n’est plus de Décalage
possible – puisqu’il ne servirait plus à rien dans l’ordre théorique, qui n’a fait que vivre de
ces Décalages, en chassant devant lui ses problèmes jusqu’à la rencontre du problème
réel, insoluble, il reste pourtant un recours, mais d’une autre nature : un transfert, cette
fois, le transfert de l’impossible solution théorique dans l’autre de la théorie, la littérature.
Le “triomphe fictif”, admirable, d’une écriture sans précédent : La Nouvelle Héloïse,
l’Émile, les Confessions. Qu’elle soit sans précédent n’est peut-être pas sans rapport avec
“l’échec”, admirable, d’une théorie sans précédent : le Contrat-Social. »

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que la lecture qu’il a conduite a laissé de côté une bonne partie de ce


que les lecteurs du roman ont cru pouvoir y lire. Une telle lecture ne
nous dit rien, en particulier, de la description (jugée normative ou sub-
versive, selon les points de vue) d’un ordre social utopique, centré sur
la famille, ni de ses rapports très équivoques au religieux.

FICTION DE LA CORRESPONDANCE

Plutôt que de chercher ici à relancer la discussion entre le point de


vue d’Althusser et celui de De Man, je voudrais essayer de lever les
limitations qui affectent encore l’idée d’une portée conceptuelle de
l’écriture allégorique, en prenant en compte (autant que le permet un
simple exposé) le système entier des « passions » représentées dans
Julie, et donc le monde complet des sujets qui se construisent à même
l’écriture des lettres fictives échangées entre les personnages du
roman. Sans aller aussi loin qu’Alain Grosrichard, pour qui le person-
nage de Julie aurait fourni, en fait, son modèle à la chose en soi
kantienne, je soutiendrai que le système des rapports intersubjectifs
que nous présente La Nouvelle Héloïse a pour effet de subvertir toutes
les dichotomies reçues de la passion et de la raison, du privé et du
public, et qu’il représente en ce sens la tentative la plus originale, de la
part de Rousseau, pour atteindre son but philosophique « inacces-
sible » : l’idée d’un rapport social qui soit à la fois la négation et la
restauration de ce qui inscrit l’humain dans la nature, ou si l’on veut
posséderait à la fois les caractères de la « première » et de la « seconde
nature » 1.
Pour commencer, il faut caractériser brièvement les traits d’écriture
du roman qui en commandent manifestement la forme. L’un concerne le
« style » : c’est le fait pour Rousseau d’avoir construit son roman dans la
forme d’une correspondance fictive, un échange de lettres entre ses pro-
tagonistes, laissant au lecteur le soin d’imaginer les intentions et les effets
de leur réception, et de suppléer aux lacunes dans le compte-rendu des
actions qu’elles rapportent. Rousseau suit ici de près le modèle de la
Clarisse Harlowe de Richardson, ouvrage qui avait connu un énorme

1. Cf. Alain Grosrichard : « L’inoculation de l’amour », in De l’amour, sous la


direction de l’École de la Cause freudienne, Flammarion, Paris, 1999, p. 73.

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succès dans l’Europe entière 1. Mais il s’inscrit aussi (en particulier par
l’allégorie de son titre) dans une tradition humaniste dont le rapport à la
fiction est plus compliqué 2. L’autre aspect concerne l’enchaînement des
actions révélées par la correspondance, autrement dit l’intrigue roma-
nesque « proprement dite » : les personnages de Julie qui sont affectés de
passions, soumis à des intérêts sociaux, mus pas des mobiles sentimen-
taux et idéologiques, etc., évoluent entre la situation initiale, dans
laquelle se noue la liaison amoureuse de Saint-Preux avec son élève,
provoquant l’hostilité de sa famille à laquelle elle finit en apparence par
céder, et la péripétie finale, profondément ambiguë, où devenue épouse
et mère, mais prenant peu à peu conscience de son insatisfaction, Julie
trouve une mort accidentelle qu’on peut lire comme un acte manqué, un
renoncement ou un sacrifice délibéré. Ces deux aspects de style et
d’intrigue sont, à l’évidence, profondément imbriqués l’un dans l’autre.
La reprise de la forme du « roman par lettres » est à l’origine d’une
glorieuse lignée de répliques et de renversements 3. De Man nous rap-
pelle que, d’emblée, elle fut critiquée comme un artifice, dans la mesure
où les correspondances inventées par Rousseau pour une bonne part ne
font que décrire des événements ou des états appartenant à la vie inté-
rieure des protagonistes ou à la société dans laquelle ils évoluent, mais
ne constituent que rarement des actions provoquant d’autres actions ou
réactions, comme ce serait le cas si un personnage découvrait par ses
correspondances un fait qu’il aurait autrement ignoré, ou recevait une
lettre qui ne lui était pas destinée 4, ou se trouvait abusé par la fiction

1. Julie ou la Nouvelle Héloïse, rédigé au cours des années 1756-1759, paraît en


1761. La traduction française de Clarisse Harlowe (paru en anglais en 1748) avait été
publiée en 1751 par l’abbé Prévost. Rousseau se vante dans les Confessions (Livre XI)
d’avoir surpassé ce modèle. Les Lettres persanes avaient été rééditées en 1758 après la
mort de Montesquieu. Laurent Versini crédite ces deux ouvrages du mérite d’avoir
introduit la « polyphonie » dans le roman épistolaire, avant le chef-d’œuvre de Rousseau
(Le roman épistolaire, PUF, 1979, p. 71).
2. Dans la Lettre I, 24, Saint-Preux commente pour Julie l’histoire d’Héloïse et
Abélard qu’il se défend de vouloir imiter. En 1687 avait paru une adaptation par Bussy-
Rabutin des Lettres d’Héloïse et Abélard (cf. Œuvres de Jean-Jacques Rousseau, Tome II,
Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. XXXVI).
3. Jacobi : Allwill en 1775 ; Laclos : Les liaisons dangereuses, en 1782 ; Sade : Aline
et Valcour, publié en 1793 ; Hölderlin : Hyperion, en 1797 et 1799 ; Balzac : Mémoires de
deux jeunes mariées en 1842… Le Werther de Goethe, paru en 1774, où l’influence de
Rousseau se fait sentir, est généralement classé dans les « romans épistolaires », mais il ne
comporte qu’un seul scripteur : le terme ici est équivoque.
4. Il y a cependant des épisodes de ce type, comme la « surprise » des lettres de Saint-
Preux par la mère de Julie, qui déclenche la première péripétie dramatique : cf. II, lettre
28, et III, lettre 1.

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d’un sentiment d’amour, de jalousie, de colère, de gratitude, etc. Ce


reproche d’« artificialité » peut aller jusqu’à prétendre que les corres-
pondances échangées dans Julie ne sont pas vraiment des « lettres », ou
n’ont aucune fonction performative, c’est-à-dire qu’elles ne produisent
ou n’effectuent pas l’action qu’elles mentionnent, la transformation des
pensées et des comportements de leurs auteurs et de leurs destinataires.
On note à ce propos que les lettres des différents personnages ne com-
portent pas vraiment de différence de style, ce qu’on interprétera en
posant qu’elles ne s’adressent pas tant à leurs « destinataires » qu’aux
lecteurs du roman, qui sont en quelque sorte les destinataires sociaux
d’une forme de convention. Je soutiendrai volontiers l’inverse : une
telle critique repose sur une conception des rapports entre le sujet et
l’action beaucoup trop conventionnelle, elle ne voit pas que l’écriture
de Rousseau se proposait précisément de les remettre en question.
L’effet de correspondance auquel nous avons affaire dans Julie ne se
limite pas à décrire ou à susciter des réactions chez les individus, il doit
être conçu comme procès transindividuel : c’est la production et la trans-
formation du rapport social lui-même dans le « commerce » de ceux
qu’il relie, et dont on pourrait dire que Rousseau, en tant qu’« auteur »,
se fait le médiateur évanouissant. Mais ce rapport est fait de « passions »
dont les symétries et les dissymétries, l’orientation active ou passive, les
conséquences constructives ou destructives, la modalité secrète ou
publique, ne cessent de faire question pour les protagonistes qui, de
façon spontanée ou délibérée, s’engagent dans la production d’une cor-
respondance (à la fois au sens d’objet, de trace écrite, et de relation
logique), qui est en quelque sorte leur œuvre propre (ou leur « pro-
priété » commune). C’est cette correspondance qui tantôt les rapproche
et tantôt les éloigne, les rendant « étrangers » l’un à l’autre, ou simple-
ment faisant obstacle à l’unité de leurs sentiments dont elle voulait
témoigner. La dimension performative de la correspondance fictive pré-
sentée au lecteur par Rousseau dans Julie n’en est donc pas affaiblie
mais au contraire considérablement renforcée et démultipliée. Suggé-
rons que l’expérience phénoménologique dont le livre veut rendre
compte (et qu’on pourrait appeler ironiquement une « science de l’expé-
rience de la conscience passionnelle ») n’existe que comme effet de la
correspondance, produit ou intensifié par l’échange des lettres fictives.
C’est ce qui la distingue, en particulier, d’un rapport « spéculaire ». Elle
ne préexiste donc en rien au moment de leur écriture, qui à son tour
n’est pas « réellement » distinct du moment de leur lecture. Et bien
entendu, comme l’indique fortement de Man, cela vient du fait que

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Rousseau lui-même les lit en les écrivant (ou, pour certaines d’entre
elles, si nous admettons qu’elles sont empruntées à la correspondance
avec Madame d’Houdetot, en les réécrivant) 1. L’expérience à laquelle
procède l’auteur – qui se dérobe derrière le double masque d’un anony-
mat démenti et d’une dénégation sans conviction 2 – en « s’identifiant »
alternativement à ses personnages en dépend bien entendu elle aussi : ce
qui deviendra clair lorsque nous serons convaincus que l’écriture du
roman possède une temporalité ouverte, donc une dimension expéri-
mentale. Rousseau n’en connaissait pas entièrement d’avance la fin, ou
plutôt il ne pouvait décider avant l’écriture des lettres dont il se feignait
l’auteur – et auxquelles par conséquent il conférait son « style » propre –
quel « sens » délivrerait cette fin.
Faisons alors un pas de plus. D’abord l’usage de la forme épistolaire
est lié à une structuration fluctuante de l’espace et du temps, faite de
« distances » variables entre les personnages, de « moments » de sépara-
tion auxquels succèdent des moments de réunion, dont l’alternance
joue dans l’intrigue un rôle fondamental. L’amour aussi bien que l’ami-
tié sont affaire de distances imposées ou acceptées, que l’imagination
annule par avance ou qu’elle compense en multipliant les déclarations
et les aveux, mais aussi d’espacements ou d’écarts que la correspon-
dance recrée au cœur de l’intimité et de la présence, et qui ont pour effet
contradictoire d’interrompre la jouissance qu’il s’agissait de prolon-
ger 3. Les lettres, en tant qu’elles sont écrites, envoyées voire imposées
à l’autre, attendues, lues par un ou plusieurs destinataires, matérialisent
cette complexité du rapport entre la distance corporelle et l’imagination
qui, selon Rousseau, fait la « communauté » : soit que les individus

1. Ceci est un cercle en lui-même fascinant et énigmatique, si on suppose que


Rousseau n’écrivait à Madame d’Houdetot que dans l’intention de faire bénéficier son
roman de la communauté sentimentale et de l’excitation érotique engendrées par son flirt
avec cette grande dame, lequel était essentiellement alimenté par l’admiration de celle-ci
pour ses talents d’écrivain. Cf. B. Guyon, Introduction, cit., p. XLV sq. En sens inverse,
l’effet de suggestion de La Nouvelle Héloïse a été tel que des lectrices ont proposé à
Rousseau, « supposé » dans le personnage de Saint-Preux, de reprendre la correspondance
en réincarnant pour leur compte les personnages de Claire et de Julie : cf. James Swenson,
On Jean-Jacques Rousseau considered as one of the first authors of the Revolution,
Stanford University Press, 2000, p. 134-135.
2. Cf. la « Seconde Préface » de Julie ou la Nouvelle Héloïse, en forme de dialogue,
Pléiade, cit., p. 11-30 : « Je me nomme à la tête de ce recueil, non pour me l’approprier,
mais pour en répondre. » On lira le commentaire d’Ellen S. Burt : « Rousseau the Scribe »,
Studies in Romanticism, 18:4 (1979 : Winter).
3. Voir en particulier les lettres 54 et 55 de la Première partie, précédant et suivant
immédiatement le rapport sexuel entre Saint-Preux et Julie : « Quel bonheur d’avoir
trouvé de l’encre et du papier ! »

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vivent à distance les uns des autres, soit qu’ils coexistent dans le même
lieu et que, par conséquent, il puisse sembler « artificiel » qu’ils aient
besoin de s’écrire. C’est aussi pourquoi leur « effet de société » (comme
dirait Althusser) ne peut se passer de relations épistolaires avec des
« tiers », momentanément absents, mais essentiels à la cohésion du
groupe. Allons jusqu’à suggérer que ce qui fait « lien » entre des per-
sonnages (donc des sujets) présents au « même endroit » et au « même
moment » (hic et nunc) n’est à la limite rien d’autre que l’ensemble des
lettres par lesquelles ils se rattachent à des « amis » momentanément
absents. Dirons-nous, en détournant quelque peu Lacan, que la commu-
nauté relève ici d’une instance de la lettre qui transforme le « rapport »
en un « non-rapport » ? C’est à voir.
Une seconde remarque peut être formulée. C’est justement parce
que les personnages du roman communiquent entre eux au moyen de
phrases écrites qu’ils se trouvent dotés non pas exactement d’une
individualité ou d’une personnalité au sens social et psychologique,
mais d’une voix singulière 1. Faut-il voir une contradiction dans ce fait
que la voix d’un sujet a besoin de se trouver représentée par l’écriture
d’un « correspondant » pour se distinguer comme telle ? N’est-ce pas
au contraire l’effet « grammatologique » fondamental (comme aurait
dit Derrida, et pour lequel il aurait pu chercher appui dans l’écriture
de Julie) ? Non seulement cette seconde hypothèse me semble la
bonne, mais je la mettrai en relation avec le fait que toute œuvre de
Rousseau est toujours écrite de façon implicitement ou explicitement
dialogique, faisant ressortir le contraste et à l’occasion le conflit de
plusieurs « voix », d’où résulte la division de la fonction auteur entre
différentes voix qu’il emprunte au fil de l’écriture. C’est vrai de La
Nouvelle Héloïse, « roman » hors normes, mais tout autant des œuvres
« théoriques », comme les Discours et le Contrat social, bien que
d’une autre manière, dont les conséquences philosophiques sont irré-
ductibles à un modèle unique 2. « Dialogue » et forme « dialogique »
sont bien entendu des notions complexes : ceci renvoie au fait (sur
lequel je compte revenir en conclusion) que l’ensemble des livres de
Rousseau traitant du problème de la communauté ne forment pas tant
les pièces – complémentaires entre elles – d’une doctrine unifiée, que

1. De Man lui-même a repris à son compte ce vieux reproche fait à Rousseau : ses
personnages manquent d’individualité, il n’a pas su les faire vivre et nous faire
imaginer leurs sentiments et leurs pensées comme l’aurait fait un « véritable » romancier.
2. J’étends ici les conclusions d’un article de J.-M. Beyssade : « J.-J. Rousseau : le pacte
social ou la voix du gueux », Cahiers de Fontenay, no 67/68, septembre 1992, p. 31-47.

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des expérimentations, des voies alternatives empruntées par Rousseau


pour explorer un même problème, au fond aporétique. Cependant le
fait que Julie soit un roman entraîne sur ce point des conséquences
extrêmes : nous n’aurons accès à la signification et aux résultats de
l’enquête qu’à travers le rapport qui s’établit entre les « voix » dont
chacune porte le nom d’un personnage « signataire » de telle ou telle
série de lettres. Aucune voix souveraine, qu’on pourrait dire neutre ou
absolue, ne s’élève dans ce dialogue pour nous montrer le chemin de
la vérité, engendrer ce qu’on pourrait appeler à la façon de Spinoza
des idées adéquates (sinon « géométriques ») quant à la nature et aux
effets des passions qui se déploient entre les personnages. Les seuls
critères que nous ayons à notre disposition surgissent du contenu des
lettres et de leur enchaînement, de l’accord et du désaccord entre les
jugements que les différents correspondants portent sur leurs rapports
mutuels. Pour nous de telles interprétations restent donc par définition
hypothétiques. L’importance de ce fait apparaît dès que les person-
nages pris dans la passion amoureuse, avant tout Julie et Saint-Preux,
découvrent littéralement dans l’écriture que leur union physique et
morale constitue bien plutôt une différence, qui les écarte l’un de
l’autre en les réunissant. C’est comme une fêlure dans la réciprocité
qui rend deux êtres inséparables : « je veux jouir, et tu veux aimer »,
écrit Saint-Preux à Julie (I, lettre 55). Est-ce l’expression allégorique
d’une thèse (sartrienne et lacanienne) sur « l’inexistence » du rapport
sexuel ? la description d’un affect qui suit en général du désir masculin
confronté à la demande féminine (ou inversement) ? l’indication d’un
trait de caractère du héros (sur lequel il peut bien se méprendre) ?
Nous n’aurons jamais aucun moyen d’en décider absolument. La
conséquence en sera que chacun des problèmes relatifs à la nature de
la communauté dans laquelle se réunissent les personnages est tou-
jours formulé au pluriel, par le contraste de plusieurs voix 1. On sera
conduit par là à se demander si l’irréductibilité des voix doit être
considérée à la fin comme le signe de l’impossibilité de la commu-
nauté, ou si au contraire elle exhibe la différence sans laquelle il n’y a
pas, au sens fort, de réciprocité transindividuelle.

1. Trop de commentateurs (même Starobinski), croient pouvoir faire abstraction, dans


leur interprétation de tel passage (par exemple la fête au domaine de Clarens), de la
partialité de la voix qui l’énonce : ainsi c’est Saint-Preux (lui-même élevé par son
instruction au-dessus de sa condition initiale et promu dans l’intimité des maîtres), qui
écrit à l’aristocrate Milord Édouard : « La douce égalité qui règne ici rétablit l’ordre de la
nature » (V, Lettre 7). Mais ce n’est pas « Jean-Jacques », ou « le citoyen de Genève »…

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TRANSMUER L’AMOUR EN AMITIÉ

Venons à la considération de l’intrigue. On dit souvent qu’il y a


deux grandes parties dans La Nouvelle Héloïse, dont la première traite-
rait de l’amour et la seconde du mariage. Rousseau lui-même marque
la césure en présentant la « reprise » de la correspondance au début de
la IVe partie comme faisant suite à une interruption de « six ans ». Plus
dialectiquement, le roman décrirait la façon dont la puissance naturelle
de l’amour détruit les fondements d’une certaine forme traditionnelle
de la famille (aristocratique), après quoi la sublimation de l’amour et
son alliance avec la raison mèneraient à la construction d’une autre
forme familiale, plus stable et plus authentique, qu’on peut dire bour-
geoise 1. Les indications que nous donne Rousseau dans ses préfaces,
complétées par les réflexions a posteriori contenues dans les Confes-
sions, viennent à l’appui de cette présentation en deux mouvements. Ce
qui n’a pas empêché les lecteurs de se partager quant à la signification
de l’épisode conclusif, où les uns voient la réfutation de l’idée que le
mariage et le sentiment raisonné qui le fonde seraient supérieurs à la
passion amoureuse, tandis que d’autres croient y trouver la preuve que
pour Rousseau l’institution du mariage a encore besoin d’un supplé-
ment de croyance religieuse pour se soutenir 2. Que signifie au juste cet
enchaînement de circonstances mélodramatiques : la « seconde conver-
sion » de Julie à une forme de religion plus « mystique » que celle dans
laquelle elle avait été élevée et auprès de laquelle elle a trouvé les
raisons de rentrer dans l’ordre des familles, le désaccord qui en résulte

1. L’un des meilleurs exposés de cette thèse, qu’elle met en relation avec la nouvelle
fonction de l’affectivité et de la différence des sexes dans la société bourgeoise où la
femme est reconnue comme « sujet » sans accéder à la qualité (et aux « vertus » propres)
du « citoyen », se trouve dans le livre d’Elena Pulcini : Amour-passion et amour conjugal.
Rousseau et l’origine d’un conflit moderne, Paris, Honoré Champion, 1998. On lira en
particulier le très beau chapitre qu’elle consacre à « l’amour-amitié, condition du bon-
heur » (ouvr. cit., p. 149-191) : je suis content de ne l’avoir relu qu’après coup (même s’il
est probable que j’en aie élaboré inconsciemment le souvenir), car il traite chacun des
« moments » que je commente ici, parfois de façon bien plus subtile et détaillée que moi,
mais pour les insérer dans une autre démonstration.
2. La Nouvelle Héloïse se termine ainsi, dans la forme d’écriture qui lui est propre, par
une position du « problème religieux », de même que le Contrat social s’achève sur la
« religion civile ». Dans Émile ou de l’éducation, troisième des grands livres de
l’année 1761-1762, ce développement est anticipé par la « Profession de foi du vicaire
savoyard ». D’où la tentation de faire de l’Émile la « synthèse » des deux autres œuvres,
coïncidant avec une théorie de l’éducation. Mais Émile est un anarchiste raisonné plutôt
qu’un citoyen actif, et son mariage est un échec…

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entre elle et son époux Monsieur de Wolmar (par où l’excès de la


religion semble défaire ce que sa modération avait fait, à moins que la
faute en soit à l’irréligion), enfin sa mort accidentelle – ou providen-
tielle – dans laquelle il est loisible de lire une dimension sacrificielle 1 ?
Je voudrais ici faire l’essai d’une hypothèse qui déplace quelque peu
les interprétations courantes.
Il me semble que le ressort dramatique fondamental du roman,
porteur de ses enjeux philosophiques, est constitué par le projet
d’accomplir la transformation d’une « passion » dans une autre, et d’en
étudier « expérimentalement » les conditions de possibilité. Il s’agit
d’une véritable transmutation de l’amour en amitié : deux passions
certes très proches l’une de l’autre, et pourtant radicalement hétéro-
gènes. C’est pour rendre l’aspect pratique et théorique à la fois de ce
« problème » que j’emprunte au livre de Derrida paru en 1994, Poli-
tiques de l’amitié (lequel, sauf erreur de ma part, ne comporte aucune
allusion à Rousseau, bien qu’il traite longuement de la « fraternité ») le
néologisme qu’il a adopté : « aimance » (que les traducteurs anglais ont
rendu par lovence, mais que, me semble-t-il, on pourrait aussi considé-
rer comme une traduction originale de libido, en pensant aux usages
que Freud en fait dans ses textes sur la « culture ») 2. Je laisse ouverte

1. La fin « mystique » (sinon édifiante) du roman de Rousseau répond à la fin


« libertine » de son modèle anglais (Clarissa Harlowe). Je remercie Françoise Duroux
d’avoir attiré mon attention sur ce point. Cf. également David Marshall : « Fatal Letters :
Clarissa and the Death of Julie », in Clarissa and Her readers. New Essays for The
Clarissa Project, Edited and Introduced by Carol Houlihan Flynn and Edward Copeland,
AMS Press, New York, 1999.
2. Le terme a été créé en 1926 par Édouard Pichon, linguiste et psychanalyste, mais
c’est par l’œuvre de son ami Abdelkader Khatibi que Derrida le reçoit. Cf. Politiques de
l’amitié, Galilée, 1994, p. 23 : « Au-delà de toute frontière ultérieure entre l’amour et
l’amitié, mais aussi entre la voix passive et la voix active, entre l’aimer ou l’être aimé, il y
va de l’aimance. Il faut savoir comment il vaut mieux aimer l’aimance… » ; ainsi que,
ibid., p. 88 : « On aura pressenti que c’est là ce que je serais tenté d’appeler l’aimance :
l’amour dans l’amitié, l’aimance au-delà de l’amour et de l’amitié dans leurs figures
déterminées, par delà tous les trajets de lecture de ce livre, par delà toutes les époques,
cultures ou traditions de l’aimer. Ce qui ne veut pas dire que cette aimance puisse se
produire elle-même sans figure : par exemple la philia dite grecque, l’amour courtois, tel
ou tel courant, comme on dit, de la mystique. Mais une aimance traverse ces figures » ;
ibid., p. 331 : « Ce désir (“pur désir impur”) qui, dans l’aimance – amitié ou amour –
m’engage auprès de celui-ci ou de celle-là plutôt que de quiconque, de tous et de toutes,
auprès de ceux-ci ou de celles-là (et non de tous et de toutes, et non de quiconque), auprès
d’un “qui” singulier, fût-il en nombre, en nombre toujours petit (…) ce désir de l’appel à
franchir la distance (nécessairement infranchissable) n’est (peut-être) plus de l’ordre du
commun ou de la communauté, de la part prise ou donnée (…) Et dès lors, s’il y avait une
politique de cette aimance, elle ne passerait plus par les motifs de la communauté, de
l’appartenance ou du partage, de quelque signe qu’on les affecte… » Et Abdelkébir

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pour l’instant la question de savoir si – suivant un schéma de division


courant dans les « traités des passions » classiques qui, pour une part
sans doute, servent de modèle à Rousseau, mais dont il veut aussi
révolutionner la problématique – ce que nous pouvons appeler ainsi
représente un affect plus originaire et plus indéterminé que l’amour et
l’amitié, une « pulsion » à l’œuvre dans leurs vicissitudes respectives,
leurs intensités croissantes ou décroissantes, le déplacement de leurs
choix d’objets, leurs renversements de l’attraction en répulsion, etc. ;
ou bien plutôt un effet conjoint de l’amour et de l’amitié, éventuelle-
ment d’autres passions encore, dont la combinaison rendrait compte
des effets « sociaux » complexes dans lesquels on les voit entrer en
concurrence, se substituer l’une à l’autre, ou passer d’un sujet à
l’autre 1. L’importance de cette question pour l’interprétation de La
Nouvelle Héloïse ressort bien de deux observations. D’abord la diffé-
rence de l’amour et de l’amitié constitue traditionnellement un pro-
blème difficile, pour des raisons philologiques qui affectent chaque
langue ou surtout le passage de l’une à l’autre : il s’agit de l’équivocité
notoire, pour nous Français (ou Anglais, Allemands, etc.) modernes, de
ce que les Grecs appelaient philein ou les Latins amare, ou du fait que
nous traduisons indifféremment par « amour » les mots d’éros et
d’agapè, d’amor et de charitas, etc. 2 Or cette distinction de l’amour et
de l’amitié, comme le rappelle Derrida dans son livre, a eu une impor-
tance fondamentale pour la pensée politique – avant et après la « cou-
pure épistémologique » du Christianisme 3. Peut-être pourrait-on dire
qu’elle supporte la différence du politique comme telle, dans la mesure
où elle recoupe les distinctions du privé et du public, de l’espace des

Khatibi, « L’aimance et l’invention d’un idiome », in Œuvres de A.K., Éditions de la


Différence, 2008, vol. II, p. 125 sq.
1. La question de la place que La Nouvelle Héloïse occupe dans la série des « Traités
des passions » de l’âge classique et romantique, entre Descartes, Spinoza, Hume, Smith,
Stendhal, Fourier, etc., et de la transformation qu’elle fait subir à leur « méthode »
génétique ou typologique, figure à l’horizon de cet exposé, bien que je ne puisse la traiter
pour elle-même. Dans son beau travail (dont le titre est inspiré par Spinoza), Géométrie
des passions. Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique (tr. fr., PUF,
1997), Remo Bodei ne discute Rousseau que pour le rapport du Contrat social et de
l’Émile aux discours révolutionnaires, laissant de côté ce qui est peut-être l’essentiel.
2. Voir Vocabulaire européen des philosophies, cit., article « Aimer, amour, amitié »
(par C. Auvray-Assayas, Ch. Baladier, Ph. Büttgen, B. Cassin).
3. Voir aussi L’amitié. Dans son harmonie, dans ses dissonances, sous la direction de
Sophie Jankélévitch et Bertrand Ogilvie, Éditions Autrement, Paris, 1995. L’article de
Pierre Macherey dans ce volume (« Le Lysis de Platon : dilemme de l’amitié et de
l’amour », p. 58-75) permet de voir comment Rousseau renverse le schème platonicien
de dépassement philosophique de l’amitié (philia) dans l’amour (eros).

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relations domestiques et de la polis. Le simple fait, par conséquent, que


dans une des lectures possibles au moins, nous puissions considérer La
Nouvelle Héloïse comme s’organisant autour de l’idée d’une transmu-
tation de l’amour en amitié, ou de la question de savoir si cette trans-
mutation est possible ou non (et à quelles conditions), serait une raison
suffisante (bien qu’encore formelle) pour que nous y lisions un propos
qui n’est pas politique marginalement mais au contraire éminemment.
Ce dont il traite ne serait rien de moins que la condition de possibilité –
ou d’impossibilité – de la société politique, précédant celle de la diffé-
rence entre les régimes, de leur valeur respective, ou des institutions qui
les caractérisent, et que pour cette raison il est légitime de mettre en
parallèle avec la question de savoir « ce qui fait qu’un peuple est un
peuple » posée dans le Contrat social 1.
Remarquons alors que (par une mise en abyme très caractéristique
de l’art poétique du XVIIIe siècle, dont on trouvera d’autres exemples en
particulier chez Marivaux : L’Île des esclaves, La Double Inconstance,
La Dispute, etc.) cette transmutation a dans le roman lui-même le statut
d’une expérience 2. Proposée à l’origine par l’un des personnages :
Monsieur de Wolmar, qui représente la combinaison classique de la
raison et de l’autorité, incarnant par conséquent la figure du Maître ou
de la « loi vivante » (nomos empsuchos), l’expérience sera reprise à leur
compte par l’ensemble des personnages du roman, qui en feront l’objet
même de leur émulation vertueuse 3. Dans un mouvement qu’on pour-
rait dire violent, et même cruel – « Vous jouissez durement de la vertu

1. É. Balibar : « Ce qui fait qu’un peuple est un peuple : Rousseau et Kant », repris
dans La crainte des masses, cit.
2. Ce montage expérimental est bien indiqué par Fulvia de Luise et Giuseppe Farinetti
dans leur « Histoire du bonheur » (Storia della felicità. Gli antichi e i moderni, Piccola
Biblioteca Einaudi, 2001, p. 401 sq. : XXIII. Rousseau : una felicità sofferta).
3. Je dois à mon étudiante Debra Ligorski-Channick, auteure d’une thèse sur
« Romantic Emulation and Aesthetic Citizenship », d’avoir attiré mon attention sur
l’omniprésence du thème de l’émulation dans l’œuvre de Rousseau et sur l’influence
qu’elle a eue à l’époque romantique en particulier chez les écrivaines féministes (Mme de
Staël, Charlotte Smith, Frances Burney). Dans son livre récent, Living in the End Times
(Verso, 2010, p. 109 sq.), Slavoj Zizek propose une interprétation de Julie inspirée par la
distinction lacanienne entre le « discours du maître » et le « discours de l’université »,
assez sensiblement différente, qui place Wolmar du côté de « l’université ». En comparant
les figures de Wolmar, du « législateur » dans le Contrat social, et du « maître » de
l’Émile, je suis plutôt tenté de penser que Rousseau s’est employé (avec succès) à mettre
en échec cette distinction au moyen d’une conception « négative » de l’enseignement dont
il n’est pas interdit de reconnaître la dimension manipulatoire. Cf. aussi Howard Caygill :
« The master and the magician », in Timothy O’Hagan (ed.), Jean-Jacques Rousseau and
the Sources of the Self, Avebury series in philosophy, Ashgate publishing, 1997, p. 16-24.

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de votre femme », lui écrit Julie 1 – Wolmar propose à sa jeune femme


d’inviter à leur domaine son ancien amant Saint-Preux, pour faire de lui
non seulement l’ami de la famille, mais son confident le plus proche et
le plus cher. Puis il met en scène l’épreuve cruciale – terriblement
« risquée » – qui consiste à les conduire au bosquet (un symbole éro-
tique assez clair, explicite dans d’autres langues) où ils se sont naguère
déclaré leur amour dans un baiser passionné, pour « guérir » les obses-
sions de leur imagination, et leur faire découvrir la possibilité d’un
autre genre de sentiments. Mais c’est Julie elle-même qui avait
demandé à Saint-Preux l’autorisation de révéler leur aventure à son
mari, lui offrant la perspective de l’amitié en échange de cette permis-
sion. Et finalement Saint-Preux se rallie à ce plan (ou peut-être croit-il
s’y rallier en toute sincérité) en acceptant la proposition que lui fait
Wolmar de s’occuper de l’éducation de ses enfants (qui sont surtout les
enfants de Julie, avec qui par conséquent il doit « répéter » la situation
passée en vue de tout autres résultats). On voit clairement fonctionner
ici la dimension performative : en se ralliant collectivement au projet de
substituer un lien d’amitié réciproque et partageable aux rapports amou-
reux exclusifs, en réduisant par là même l’amour conjugal, ou la rela-
tion affective institutionnalisée par le mariage à ne former qu’un des
éléments du système plus large et multilatéral de l’amitié passionnée 2,
les trois protagonistes qui s’écrivent pour discuter de leur projet
commun sont en fait déjà en train de le réaliser (je laisse pour l’instant
de côté les autres personnages, qui sont aussi des « amis », mais ont
joué ce rôle depuis le début, et n’ont donc pas à s’y convertir). La
question dont dépend l’enchaînement des épisodes romanesques
devient alors celle-ci : à quelles conditions un tel plan – comparable à
une conspiration à ciel ouvert – a-t-il pu se former dans l’esprit de ses
porteurs, et sur quels résultats va-t-il déboucher au terme de « l’expé-
rience réelle » conduite par les personnages de la fiction rousseauiste
sur leur propre personne ?
Intéressons-nous maintenant aux questions qui découlent de la pos-
sibilité de lire Julie comme un « traité des passions » ou même comme
une « histoire naturelle » des passions au sens de Locke et, plus tard, de
Fourier. L’écriture dans la forme d’une correspondance fictive n’a plus

1. Lettre IV, 16.


2. On ne remarque pas assez, me semble-t-il, cet aspect du « plan » de Wolmar :
l’impossibilité de l’amour comme passion entre sa femme et lui se trouve ainsi non
seulement compensée mais justifiée et convertie en valeur positive au service d’une autre
passion dont ils ne sont pas les seuls participants.

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rien d’un ornement littéraire, elle quitte le registre de la métaphore pour


devenir un ressort allégorique de la théorie elle-même. Si nous repar-
tons de l’idée d’une alchimie sentimentale qui transforme une passion
en une autre (et donc un rapport transindividuel en un autre), nous
devons d’abord examiner ce qui leur confère au départ des qualités
opposées. On peut faire l’hypothèse suivante : pour Rousseau, à la
différence de toute une tradition venue du stoïcisme antique et portée à
sa perfection à l’époque moderne dans les œuvres de Descartes et de
Spinoza, à la différence aussi des « moralistes » augustiniens du Grand
Siècle, plus proches au contraire d’une autre lignée, qu’illustrent les
« tragiques » français (Racine, Marivaux), la définition des passions
singulières ne procède pas par différences, dérivations et typologies,
mais par interférences et dialogue. Ce qui singularise les passions c’est
la façon dont elles agissent les unes sur les autres, et par là deviennent
« gouvernables » ou « ingouvernables », se manifestent comme trans-
formables ou intransformables. À cette différence correspond me
semble-t-il une tout autre conception du désir, orientée non pas vers
« l’objet » (comme disent Descartes aussi bien que Freud), mais vers la
réponse de « l’autre sujet ». Les passions se forment dans le micro-
cosme d’un petit cercle social. Surtout, elles ne se laissent décrire que
dans la forme temporelle d’un développement ou d’une transformation,
incluant par conséquent une dimension « historique » qui prend sponta-
nément la forme d’un récit de soi, faisant de la mémoire et de l’imagi-
nation rétrospective des sensations et des épreuves passées un élément
de leur qualité sentimentale présente, et renvoyant l’assignation de leur
« vérité » à la série de leurs après-coups. Cette dimension temporelle
devient manifeste lorsque l’amitié est présentée non seulement comme
un substitut de l’amour perdu ou interdit, mais comme le rapport affec-
tif actuel à un amour passé, qu’elle conserve en même temps qu’elle le
transforme en autre chose (« Il l’aime dans le temps passé, voilà le vrai
mot de l’énigme », IV, lettre 14, De Wolmar à Claire) 1. En d’autres
termes l’amitié répète l’amour : rapport extraordinairement ambivalent
qui implique le traumatisme d’une réactivation des gestes anciens pour
en opérer la transmutation. Ainsi en va-t-il du célèbre épisode déjà cité
de la « profanation du bosquet », retour au lieu secret (et sacré) dans
lequel s’était déclaré l’amour, de façon à y échanger en présence d’un

1. Sur l’ambivalence de cette négation de l’affect passé qui en assure en même temps
la répétition, interprétée à partir du texte comme une « œuvre de mort », cf. J. Swenson,
On Jean-Jacques Rousseau, cit., p 141.

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tiers (c’est-à-dire du mari) un nouveau baiser, celui de l’amitié – qui est


aussi, bien sûr, le signe de la mort des illusions, dans lequel gît peut-
être cependant une promesse inconsciente ou un germe de renaissance
du désir (IV, lettre 12, De Julie à Claire).
Un aspect typique, mais théoriquement troublant, de la description
rousseauiste semble résider dans l’élimination des passions négatives,
et par conséquent dans la rupture avec cette polarité de l’amour et de la
haine, de la joie et de la tristesse, de l’espoir et de la crainte, etc., qui
jouait un rôle déterminant, voire architectonique, dans les traités clas-
siques, en rapport avec la question des effets sociaux et antisociaux des
passions. Tout se passe comme si Rousseau n’avait retenu que des pas-
sions bonnes, qui ne peuvent jamais être destructives par elles-mêmes 1.
Ce qui leur confère cette qualité, c’est le fait que dans la fiction il n’y a
que des personnages positifs, incapables de se vouloir du mal entre eux,
sinon de s’en faire : le roman les appelle des « belles âmes », d’une
expression que Rousseau n’avait pas inventée, mais qu’il rendra célèbre,
et dont Schiller, puis Hegel, feront une catégorie morale et politique
déterminante 2. Dans La Nouvelle Héloïse, par conséquent, même si
Saint-Preux fait d’abord figure de « vil séducteur » (I, Lettre 4, de Julie)
et redevient pour finir un « homme dangereux » (V, Lettre 13, de Mad.
de Wolmar), point de Lovelace ou de Marquise de Merteuil, pour ne rien
dire des héros sadiens. Le contraste est entier avec le genre tragique que
j’évoquais à l’instant, pour qui l’instinct de mort habite originairement
chaque passion 3. Les résultats, pourtant, ne sont pas moins drama-
tiques : sous la forme des sentiments « tristes » (la jalousie, la mélancolie
qu’engendre l’écart entre l’imagination du plaisir et son expérience
réelle, le regret causé par l’éloignement de l’objet d’amour, etc.), le
négatif n’est pas exclu définitivement, mais il doit se loger du côté de

1. Il y a là cependant un aspect qu’on pourrait rapprocher de Descartes, pour qui (dans


Les passions de l’âme) il importe de montrer que « toutes les passions sont bonnes par
elles-mêmes ». Cf. le grand livre de Denis Kambouchner : L’homme des passions.
Commentaires sur Descartes, 2 vol., Albin Michel, Paris, 1995.
2. Il semble que Rousseau l’ait empruntée à La Mettrie : « Dieu des belles âmes,
charmant plaisir, ne permets pas que ton pinceau se prostitue à d’infâmes voluptés…
Disparaissez, courtisanes impudiques ! » (L’art de jouir, 1750). Selon Allen Speight :
Hegel, Literature and the Problem of Agency, Cambridge University Press, 2001, p. 94
sq., la figure de la « belle âme » dans la Phénoménologie de l’esprit renvoie essentielle-
ment au roman de Jacobi, Woldemar (1779), dont le nom même du personnage principal
évoque assez clairement le Wolmar de La Nouvelle Héloïse. Cela n’empêche pas, bien au
contraire, que Hegel ait été pénétré de Rousseau.
3. Cf. Suzanne Gearhart : The Interrupted Dialectic : Philosophy, Psychoanalysis, and
Their Tragic Other, The Johns Hopkins University Press, 1992.

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l’excès du bien, formant comme son abîme ou l’ombre qu’il doit conju-
rer en permanence. « Excès », pourtant, n’est pas le meilleur terme : il
semble caractériser parfaitement ce qui se produit avec l’amour sexuel,
mais ne pas convenir à d’autres formes d’amour qui sont « modérées »
par elles-mêmes, ou du moins paraissent telles, parce qu’elles sont com-
patibles avec la raison et peuvent se combiner à elle. Si nous cherchons
un terme plus général et plus abstrait, nous parlerons d’une inadéqua-
tion inhérente aux passions dont le critère serait la distance intrinsèque
entre l’expérience du bonheur, de la jouissance même qu’apporte la
passion, et le sentiment d’attente et d’espérance qu’elle comporte en
tant que désir d’une réponse de l’autre. Cela vaut bien sûr pour l’amour
sexuel, constamment décrit par Rousseau comme inassouvi ou inégal à
sa propre imagination, à moins de se trouver précisément remplacé par
une certaine forme de fusion imaginaire 1. Mais c’est vrai aussi de l’ami-
tié : en fin de compte (tout particulièrement, bien sûr, dans le cas de
Julie, mais elle ne fera ainsi que prendre conscience de ce qui est l’obs-
cure perception de tous) l’amitié s’avère chargée elle aussi d’insatisfac-
tion, échoue à tenir ses promesses, et débouche sur un sentiment de
mélancolie au sein du bonheur qui précipite la recherche de nouvelles
dispositions, raisonnables ou déraisonnables. Cela veut dire aussi que
l’amitié ne se construisait pas moins que l’amour sur le sentiment de
l’espoir : et même davantage, s’il est vrai que ce qui nourrissait l’amitié
c’était l’espoir d’une satisfaction des attentes que l’amour avait déçues.
Dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau joue sur les significations
larges et strictes du mot amour, et il en distingue au moins cinq variétés,
éprouvées plus ou moins complètement par les différents personnages :
l’amour sexuel passionné (voué à l’illégalité), l’amour conjugal illustré
par le mariage de raison réussi, l’amour maternel 2, l’amour de Dieu ou

1. Lettre I, 53, De Julie à Saint-Preux : « viens donc, âme de mon cœur… viens te
réunir à toi-même ». Dans une lettre plus tardive, déclinant la proposition que lui fait Julie
d’épouser sa cousine, Saint-Preux formalise ainsi la différence de l’amour et de l’amitié :
« Je retrouve entre elle et moi deux amis qui s’aiment tendrement et qui se le disent. Mais
deux amants s’aiment-ils l’un l’autre ? Non ; vous et moi sont des mots proscrits de leur
langue ; ils ne sont plus deux, ils sont un… » (VI, lettre 7). À partir de ces formulations,
on pourrait discuter ce qui – dans La Nouvelle Héloïse – écarte la formation sociale de
l’idée de communauté (en partie venue du Contrat social) dont Hegel, dans la Phénomé-
nologie de l’esprit (chapitre IV, introduction) énonce ainsi la formule constitutive : « Moi
que nous sommes, nous que je suis » (Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist : cf. infra,
chapitre VII).
2. Visiblement, l’amour paternel n’est pour Rousseau qu’une pâle contrepartie de
l’amour maternel, à moins d’en faire une composante de la « préférence rationnelle » pour
l’ordre domestique conforme à la justice, incarnée en Monsieur de Wolmar.

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« dévotion », et finalement l’amitié en tant qu’ouverture des cœurs fon-


dée sur la sincérité. Le roman nous invite à en suivre les métamor-
phoses, les conflits, les déplacements d’un personnage (ou d’un couple
de personnages) à un autre. Délaissons à regret cette phénoménologie,
ou plutôt retenons-en seulement quelques aspects qui illustrent la com-
préhension que Rousseau avait de la plasticité du désir, et permettent de
comprendre ce qui fait la structure aporétique du roman, indissociable
de son caractère « allégorique » au sens de Paul de Man, c’est-à-dire
d’une structure dont le déploiement des articulations contredit les inten-
tions en même temps qu’elle les conduit à leur terme.
Il est remarquable, d’abord, que Rousseau nous décrive l’amitié
comme formant elle-même un sentiment, un « attachement pas-
sionné » 1 – non moins passionné en vérité que l’amour sexuel qu’il est
censé remplacer, ou plutôt déplacer, dans le cadre du « plan » dont les
personnages poursuivent la réalisation, en formant une société où les
âmes seraient unies par la confiance mutuelle absolue, permettant et
même exigeant de tout se dire 2. Je suggérerai que ce fond passionné de
l’amitié vient du fait que, tout en désexualisant l’amour ou en le cou-
pant de son but sexuel (la « possession ») 3, il n’implique en rien de
supprimer ou de neutraliser la différence des sexes : c’est même exacte-
ment l’inverse. Cela va de pair avec le fait que l’amitié soit essentielle-

1. Je reprends intentionnellement l’expression de Judith Butler, dérivée de Hegel


(cf. The psychic Life of Power : Theories in Subjection, Stanford University Press, 1997).
2. Ou, selon l’expression de Starobinski, une société de « transparence » (c’est dans
une lettre de Rousseau à Madame de la Tour à propos de son roman que Starobinski
trouve le mot de « transparence » dont il se sert en général pour caractériser le « paradis
perdu » des rapports naturels entre les hommes, désormais voilés : « Si j’imagine bien les
cœurs de Julie et de Claire, ils étaient transparents l’un pour l’autre », cit. in Jean-Jacques
Rousseau : la transparence et l’obstacle, nouvelle édition augmentée, TEL Gallimard,
1971, p. 105). L’équivalence fondatrice de l’amitié et de la sincérité (ou de la confidence
– doublet de « confiance », trust, pistis…) s’énonce dans la lettre III, 18, De Julie à Saint-
Preux, qui marque le retournement de l’amour en amitié, ou plutôt le propose, dans la
forme d’une « mise au passé » de l’amour ou de sa transformation délibérée en souvenir :
« Vous êtes depuis si longtemps le dépositaire de tous les secrets de mon cœur, qu’il ne
saurait plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il
veut s’épancher avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami ; recueillez dans votre
sein les longs discours de l’amitié ; si quelque fois elle rend diffus l’ami qui parle, elle
rend toujours patient l’ami qui écoute… » Elle mériterait d’être comparée aux thèses de
Kant sur l’incompatibilité du mensonge et de la société civile, et la nécessité politique de
la publicité.
3. Ce but, pour Rousseau, n’est pas « naturel », même s’il peut être dit « pulsionnel » :
c’est la leçon du Discours sur l’origine de l’inégalité, et du strict parallèle qu’il établit
entre la propriété des biens (d’où résulte la concurrence et la guerre) et l’appropriation des
femmes (qui engendre la violence et la jalousie).

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ment fondée sur le souvenir de l’expérience de l’amour (ou du désir


d’aimer), qui conserve donc le caractère sexué des sujets. En un sens
nous pourrions dire que l’amitié, en suspendant l’obtention du plaisir
sexuel ou l’imagination de la fusion amoureuse, intensifie le sexe
comme différence ou comme distance. Elle se colore toujours, ou se
détermine, du fait qu’elle a lieu entre un homme et une femme, ou bien
comme nous le verrons, entre un homme et un homme, ou une femme
et une femme, mais jamais entre des individus sexuellement « neutres »
ou « quelconques ». L’amitié reste une attente et un désir, et il n’y a pas
de désir entre des êtres sans sexe. Telle est l’unité de contraires ou la
« contradiction » pour laquelle Wolmar, dans une lettre centrale (adres-
sée à Claire), trouve une formulation aux accents pascaliens : « J’ai fait
une Découverte que ni vous ni femme au monde avec toute la subtilité
qu’on prête à votre sexe n’eussiez jamais faite… que ces deux opposés
soient vrais en même temps ; qu’ils brûlent plus ardemment que jamais
l’un pour l’autre, et qu’il ne règne plus entre eux qu’un honnête atta-
chement ; qu’ils soient toujours amants et ne soient plus qu’amis… ce
qui est pourtant selon l’exacte vérité. Telle est l’énigme que forment les
contradictions… » (IV, Lettre 14).
Mais il y a plus. La métamorphose qui transforme l’amour sexuel
en amitié est essentiellement destinée à anéantir toute possibilité de
jalousie : passion triste, meurtrière, que le Discours sur l’inégalité dans
une description dramatique avait associée au désir de possession. Mais
elle crée de nouvelles possibilités de transfert et d’identification. Un
des ressorts du roman est constitué par l’idée qu’un ami tend toujours à
tomber amoureux de l’ami(e) de son ami(e) : elle est illustrée d’emblée
par le cas de Milord Édouard, l’ami de Saint-Preux, qui tombe amou-
reux de Julie, et par celui de Claire, cousine de Julie qui est son amie et
sa confidente, et qui tombe amoureuse de Saint-Preux. La complexité
du phénomène de transfert s’accroît quand Julie, qui peut-être se
trompe sur la nature de ses vrais sentiments, mais pourrait aussi cher-
cher à mettre en œuvre une stratégie rationnelle de « distanciation »,
veut convaincre son amant d’épouser son amie, ce qui revient à instal-
ler celle-ci à la place de l’objet d’amour dont il est obsédé, de façon à
s’en dégager elle-même (à moins qu’il ne s’agisse de l’occuper tou-
jours par procuration). Tous ces jeux, ces substitutions, mènent à l’idée
d’une réversibilité de la transformation de l’amour en amitié, hantée
par la possibilité d’un retour de la passion sublimée, contre laquelle il
faut sans cesse élaborer de nouvelles tactiques. D’où l’incertitude qui
ne cesse de grandir, à mesure que le roman approche de sa fin, et dont

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l’interprétation affecte aussi sa signification « politique ». Il semble


bien que l’élimination de la jalousie et la métamorphose de l’amour en
une passion tout aussi intense, mais qui ne comporterait plus d’ambiva-
lence ni d’instabilité, n’a de chance de réussir que si un supplément de
transcendance vient s’ajouter à la réciprocité des affects et des senti-
ments de confiance mutuelle engendrant les confidences, que les sujets
partagent et mettent en commun.
Quel peut être cet élément ? Soit un œil vivant appartenant lui-même
à la communauté et y exerçant une autorité fondée sur sa puissance
supérieure de rationalité : tel est Monsieur de Wolmar dont différents
commentateurs ont relevé l’analogie avec le « Dieu mortel » de la philo-
sophie politique hobbesienne 1. Soit un rapport de « dévotion » au Dieu
caché des religions révélées, qui peut cependant s’incarner dans les
sentiments et les actions d’un être humain singulier. C’est ce qui se
produit avec la conversion finale de Julie (en fait, nous le savons, une
seconde conversion, puisque la première avait eu lieu quand, sur
l’injonction de sa famille et sous l’emprise de la culpabilité que lui a
inspirée la mort de sa mère, elle avait sacrifié son amour tenu par la
société pour illégitime) : voici maintenant que, de plus en plus mal à
l’aise avec l’athéisme de son mari, elle s’enfonce dans le mysticisme, et
finit par se sacrifier à son tour – ou du moins par mourir d’une façon
qu’on peut interpréter allégoriquement comme un sacrifice, procurant à
la communauté la base « religieuse » de sa refondation. Ce moment
quasi « théologique » est cependant très étrange : si on le pousse à son
terme, il ne peut déboucher que sur l’hérésie et le blasphème, puisqu’il
met la femme à la place du Christ 2. Rien de tout cela n’est bien clair

1. « Peu sensible au plaisir et à la douleur, je n’éprouve même que très faiblement ce


sentiment d’intérêt et d’humanité qui nous approprie les affections d’autrui. Si j’ai de la
peine à voir souffrir les gens de bien, la pitié n’y entre pour rien, car je n’en ai point à voir
souffrir les méchants. Mon seul principe actif est le goût naturel de l’ordre (…) Si j’ai
quelque passion dominante c’est celle de l’observation : j’aime à lire dans les cœurs des
hommes (…) La société m’est agréable pour la contempler, non pour en faire partie. Si je
pouvais changer la nature de mon être et devenir un œil vivant, je ferais volontiers cet
échange. Ainsi mon indifférence pour les hommes ne me rend point indépendant d’eux,
sans me soucier d’en être vu j’ai besoin de les voir… » (IV, Lettre 12, De Mad. de Wolmar
à Mad. d’Orbe, rapportant les propos de M. de Wolmar aux anciens amants). Cf. Jean
Starobinski : Jean-Jacques Rouseeau : la transparence et l’obstacle, cit., p. 106 et 138 ;
Judith Shklar : « Rousseau’s Images of Authority », in Hobbes and Rousseau, edited by
Maurice Cranston and Richard S. Peters, Doubleday Anchor, 1972.
2. Voir dans les notes de l’édition de la Pléiade, par B. Guyon (p. 1777 sq.)
l’indication du rapport tendanciellement hérétique que le protestant Rousseau, influencé
par le « quiétisme » de Fénelon et de Mme Guyon, entretient avec la doctrine officielle de
l’Église.

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pour autant, et tout reste suspendu dans un espace allégorique : d’abord


parce que la conversion de Monsieur de Wolmar à la religion de sa
femme après la mort édifiante de celle-ci n’est qu’une vague rumeur
dont fait état la fidèle Claire dans une lettre ultime chargée de passion
(VI, Lettre 13) ; et surtout, me semble-t-il, parce que l’attitude de Saint-
Preux lui-même demeure dans l’obscurité, tandis que son amitié « cos-
mopolitique » avec Milord Édouard – unissant en dépit des apparte-
nances de classe un modeste précepteur suisse à un riche aristocrate
anglais – évoque une tout autre façon de mettre fin à l’instabilité des
sentiments de la communauté, à la fois plus « sociale » et plus « égali-
taire » 1. Cette incertitude essentielle qui affecte la « conclusion » de La
Nouvelle Héloïse du point de vue de son « intrigue » mérite aussi, sans
doute, d’être interprétée du point de vue de la théorie, à condition de
faire droit ici à l’idée que le roman comporte lui-même un « décalage »
(comme dirait Althusser) ou un élément de critique interne de sa propre
utopie. D’une part en effet la noyade dont Julie sauve son fils au prix de
sa propre vie est le type même de l’événement contingent qui, comme
dans le Discours sur l’inégalité, vient interrompre la continuité d’une
histoire, et comme dans la Deuxième Promenade, opère une conversion
subjective à ce qui est plus profondément « soi » que le « moi » lui-
même. Mais d’autre part cet événement révèle les limites absolues qui
affectent les deux modèles de transparence ou de clarté susceptibles de
gouverner la société « éclairée » des amis, en concurrence l’un avec
l’autre : celui de l’œil vivant d’un maître-éducateur rationnel, et celui
d’une sincérité sans réserve des sujets. Car ni l’un ni les autres ne
peuvent, en fait, tout prévoir et tout savoir de ce qui constitue leurs
relations 2.

1. Ces deux « camarades » ou hetairoi au sens grec, dont les voyages à travers le
monde sont comme une ouverture sur l’extérieur de la communauté, lui procurent de ce
fait même un autre développement possible. Les lecteurs et critiques tendent générale-
ment à l’ignorer en raison de leur intérêt exclusif pour la dimension « domestique » du
roman, qu’ils identifient à une étude du monde « privé ».
2. C’est sur ce point sans doute que dans son roman de 1779, Woldemar, Jacobi
s’écarte décisivement de Rousseau : comme la cause du malentendu entre les personnages
est un secret que l’un des protagonistes a cru devoir celer à l’autre (pour des raisons
morales), il peut être levé par une confession qui à son tour entraîne un pardon et une
réconciliation. Tandis que chez Rousseau il n’y a jamais de possibilité de remonter à la
source d’une perte qui est essentiellement insue. Cf. A. Speight, cit., p. 112 sq.

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RÉSEAU : DOUBLES ET TRIANGLES

Ce qui me conduit à mon dernier point. La meilleure façon de


l’exposer est de tracer un schéma géométrique sous-jacent au récit
de La Nouvelle Héloïse. Ce qui est très frappant dans la façon dont
Rousseau construit le réseau des rapports d’amitié, intégrant et dépla-
çant l’amour sexuel de façon à réconcilier l’affectivité avec l’intérêt et
la raison, c’est évidemment son interprétation quasi structuraliste de
l’intersubjectivité, entièrement fondée sur des symétries et des opposi-
tions. On ne peut mieux faire ici que de fournir un diagramme des
rapports binaires et ternaires qui se composent tout en conservant entre
eux une tension déconstructrice 1.
La structure qui organise la situation et commande l’intrigue de La
Nouvelle Héloïse se présente d’abord comme un triangle de rapports,
dont la nature quasi œdipienne n’a pas échappé aux commen-
tateurs 2. Je dis quasi œdipienne, parce que sans doute Monsieur de
Wolmar, le père « réel » des enfants de Julie, entend aussi incarner une
figure paternelle élargie à toute la « famille », qui est explicitement
symbolique 3. Mais toutes les relations sentimentales se reflètent égale-
ment dans l’unité de « l’âme » de Julie, et se trouvent subsumées sous
l’amour maternel qu’elle étend à toute la communauté. Ce primat vir-
tuel du féminin se donne à entendre dans l’aveu de Saint-Preux écri-
vant à son amante : « Ô Julie ! Quel est ton inconcevable empire ! Par
quel étrange pouvoir tu fascines ma raison ! » (III, Lettre 16). Le terme
d’empire est celui dont se sert Claire pour faire à son amie l’aveu de ce
qu’elle trouve d’irrésistible en elle, dont elle ne peut se détacher (IV,
Lettre 2). Le triangle fondamental a donc virtuellement deux points de
souveraineté, l’un masculin, l’autre féminin 4.

1. J’emprunte cette idée à Deleuze et Guattari qui dans leur essai sur Kafka, parlent
d’un « champ d’immanence qui fonctionne comme un démantèlement », dans la mesure
où Kafka lui-même ne cesserait de faire « proliférer les doubles » pour subvertir la
signification des « triangles » (Kafka. Pour une littérature mineure, Les Éditions de
Minuit, 1975, p. 17 sq.). Il serait intéressant de se demander ce qui, de cette topologie, a
passé chez Fourier pour y atteindre un nouveau degré de généralité, mais au prix du retour
à une méthode classificatoire.
2. Thomas Kavanagh, Writing the Truth. Authority and Desire in Rousseau,
University of California Press, 1987.
3. Sa qualité « surmoïque » au regard de l’inceste latent dans le triangle est tout aussi
évidente : dans un moment dramatique, il lui arrive de désigner sa femme et l’ancien
amant de celle-ci, Saint-Preux, comme « mes enfants » (IV, Lettre 12).
4. La « souveraineté » de Julie dans la « petite société » de Clarens est ce qu’Elena

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Cependant nous devons à Starobinski d’avoir fait subir à une telle


lecture, à nouveau, un remarquable déplacement, en y projetant la
logique du couple, qui est tout autre : pour lui, le « principe organisa-
teur » ou « l’élément germinatif » de toute l’intrigue ne réside pas dans
la place ou la fonction d’un individu, mais dans le couple formé par
Julie et sa cousine Claire, car c’est d’abord entre elles que s’établit le
lien de confiance absolue ou le rapport de « transparence », reposant sur
la décision de partager sans réserve les sentiments les plus secrets, qui
deviendra la pierre d’angle de l’amitié entre tous, formant comme un
cercle où sont attirés progressivement tous les personnages 1. Cette

Pulcini (ouvr. cit.) interprète en termes de pouvoir de l’amour complètement « privé »,


donc subordonné ou assujetti au pouvoir public des hommes qu’il ne renverse localement
que pour le conforter globalement, dans la « grande société » : c’est ne pas voir que, dans
Julie ou la Nouvelle Héloïse, la « grande société » est, soit neutralisée, soit envisagée
utopiquement comme l’extension possible de la petite. Tout en contribuant historique-
ment à forger les stéréotypes de l’ordre bourgeois partagé entre « les deux gouverne-
ments » (suivant l’expression de Geneviève Fraisse, Les deux gouvernements : la famille
et la Cité, Folio-Gallimard, 2000), Rousseau construit allégoriquement une scène de
superposition et de conflit latent entre deux souverainetés, et par voie de conséquence
deux façons de penser la « sujétion ». Mais on peut dire aussi : s’il y a deux « souverai-
netés » (deux places pour le sublimis de la tradition romaine : non plus celles du souverain
temporel et du souverain spirituel, mais celle de « l’homme » et de la « femme »), alors la
place du « sujet » (le subjectus) qu’elles se disputent ne pourra qu’être un lieu d’indéci-
sion, de division et de malaise. La Nouvelle Héloïse est d’ailleurs un texte privilégié pour
l’étude de la circulation du thème lockien de l’uneasiness à l’âge classique, que Rousseau
transmet au romantisme (cf. Jean Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au
XVIIIe siècle, cit.).
1. « Chacun des nouveaux personnages, non sans troubles et sans égarements à
vaincre, viendra compléter cette première transparence, élargir ce petit univers d’âmes
ouvertes. Saint-Preux ne sait rien dissimuler (…) À mesure que l’on avance dans
l’ouvrage, les secrets sont divulgués, la confiance s’accroît, les personnages se
connaissent d’une manière toujours plus parfaite (…) Après la découverte des lettres de
Saint-Preux, qui révèlent à la mère de Julie la coupable passion de sa fille, la cousine
Claire écrit : “Il s’agit de cacher sous un voile éternel cet odieux mystère… Le secret est
concentré entre six personnes sûres” (III, Lettre 1). Six personnes ! Il n’y en avait que
trois au début. Le nombre des “initiés” a augmenté, tandis que les amants subissent
l’épreuve de la séparation. Car précisément à mesure que l’amour de Saint-Preux se
sublime, à mesure qu’il s’éloigne des satisfactions charnelles, il devient transparent au
regard des autres (…) Le dépassement progressif par lequel cet amour se purifie coïncide
avec le mouvement qui le dévoile et le révèle à un plus grand nombre de témoins. La
conquête de la vertu prend la signification d’une conquête de la confiance (…) Un monde
unanime se constitue… » (Jean Starobinski, La transparence et l’obstacle, cit., p. 105-
107). Starobinski révèle ainsi un des ressorts de l’écriture romanesque épistolaire : la
passion morale et physique de Julie et Saint-Preux, en tant que nous la connaissons non
par une « narration » réaliste, mais par leur correspondance, constitue comme une
préhistoire, le matériau sur lequel s’édifie la véritable intrigue : celle de la transformation
que lui fait subir son « partage » ou sa « divulgation », toujours épistolaire. Il montre aussi
comment Rousseau « socialise » – je dirai même, pour ma part, « politise » – l’amitié entre
les sexes en la faisant travailler à rebours de son image traditionnelle. On peut se

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brillante idée a pour effet de ramener aussitôt des marges vers le centre
l’ambivalence qui caractérise la passion au sein des couples. Sans doute
il est risqué de proposer ainsi d’identifier le couple « premier » de la
fiction non pas à Julie et Saint-Preux, mais à Julie et Claire : ce qu’elles
partagent et qui les attache, initialement, n’est pas l’amour, mais le récit
de l’amour. C’est bien sûr, à nouveau, le ressort de l’amitié comme ce
sentiment qui déplace, ou diffère, ou réfléchit l’amour. Mais c’est aussi
le lieu de l’indécision des sentiments. Car ces deux cousines, la blonde
et la brune comme dans les couples mythologiques, sont en réalité des
Doppelgänger : des « doubles » problématiques, à la fois une en deux et
deux en une. Elles pourraient se remplacer l’une l’autre en diverses
fonctions : comme épouses, comme mères. Elles éprouvent certaine-
ment l’une pour l’autre un amour homosexuel qui n’est qu’en partie
refoulé. Elles finissent sur cette base par former elles-mêmes comme un
couple d’amantes 1.
Poussons cette idée structurale d’un cran plus avant : nous obtenons
la possibilité de combiner le « triangle » central du roman avec la série
complète des « doubles » homosexuels qui s’y rattachent : comme Julie
a son double en Claire, Saint-Preux a son double en Milord Édouard,
et Monsieur de Wolmar lui-même a son double dans la figure muette –

demander néanmoins, dans ces conditions, pourquoi la relation de Saint-Preux à Milord


Édouard (qui finira elle aussi par s’étendre à tous les autres) n’est pas valorisée également
pour sa contribution à la constitution de « l’unanimité ». Sans doute est-ce l’effet d’une
« préférence pour le féminin », énoncée par Rousseau dans ses commentaires de Julie,
combinée avec une lecture « matriarcale » de la structure quasi familiale de Clarens. Mais
la structure réelle est plus complexe. Elle est aussi politiquement plus significative,
puisque la correspondance entre Saint-Preux et Édouard est le lieu de la critique des
mœurs et des formes d’autorité paternelle dans l’Ancien Régime (cf. Barbara Carnevali,
Romanticismo e riconoscimento. Figure della coscienza in Rousseau, Il Mulino, Bologna,
2004, p. 155).
1. À la fin, alors que Julie va mourir, Claire déclarera sa passion pour sa cousine, et
elles dormiront dans le même lit. La sensualité du rapport entre Julie et Claire a été
soulignée par Alain Grosrichard dans son essai sur « L’inoculation de l’amour », cit. Tout
était dit par avance dans la lettre I, 23, où Saint-Preux décrit à Julie l’effet que produit sur
lui le spectacle des caresses échangées par les deux cousines : « Dieux ! quel ravissant
spectacle ou plutôt quelle extase, de voir deux Beautés si touchantes s’embrasser
tendrement, le visage de l’une se pencher sur le sein de l’autre, leurs douces larmes se
confondre, et baigner ce sein charmant comme la rosée du Ciel humecte un lis
fraîchement éclos ! J’étais jaloux d’une amitié si tendre ; je lui trouvais je ne sais quoi de
plus intéressant qu’à l’amour même, et je me voulais une sorte de mal de ne pouvoir
t’offrir des consolations aussi chères, sans les troubler par l’agitation de mes transports.
Non, rien, rien sur la terre n’est capable d’exciter un si voluptueux attendrissement que
vos mutuelles caresses… » L’auteur des notes de la Pléiade, B. Guyon, éprouve alors le
besoin d’argumenter : « Rien ne nous autorise à trouver à cette page un sens équivoque »,
surtout venant d’un amoureux aussi « orthodoxe » (sic) que l’aurait été Rousseau…

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semblable à une « effigie » – du père de Julie (le baron d’Étanges), qui


a toujours voulu la marier à son ami en raison d’une dette assez obs-
cure 1 :

Baron d’Étanges

*
Wolmar

* *
Julie * Saint-Preux

* *
Claire Milord Édouard

Une telle présentation n’a pas seulement l’intérêt de nous fournir de


belles possibilités combinatoires pour mettre en rapport les différentes
perspectives (ou plutôt, comme je le suggérais plus haut, les différentes

1. Laissons de côté la question réciproque de savoir s’il peut véritablement exister des
couples, au sens absolu, c’est-à-dire exclusif, de ce terme, sans intervention de « tri-
angles » supplémentaires. En revanche il est impossible de ne pas remarquer que, de ce
système, sont exclus d’autres « habitants » du domaine : les serviteurs. À moins de
considérer que Saint-Preux lui-même (comme plus tard Julien Sorel) « représente »
l’intrusion des plébéiens au sein du monde des maîtres, en tant que précepteur et
prétendant à l’amour d’une femme de qualité. Mais ce n’est pas à ce titre que, après
avoir acquis son indépendance, il revient faire partie de la « petite société ». Les deux
seules lettres écrites par un serviteur dans le roman émanent de Fanchon Regard-Anet :
elles sont presque caricaturalement « subalternes ». Suivant une tradition qui remonte à
Aristote, le roman discute la possibilité de l’amitié entre maîtres et serviteurs (IV, lettre
10 : « À la subordination des inférieurs se joint la concorde entre les égaux, et cette partie
de l’administration domestique n’est pas la moins difficile (…) cette disposition à la
concorde commence par le choix des Sujets (…) toute maison bien ordonnée est à l’image
de l’âme du maître… »). Il montre que les deux empires concurrents dans la maison n’ont
ni le même ressort ni la même amplitude : celui de la femme, qui est plus intense au sein
du monde des maîtres, ne s’étend pas aux serviteurs. Une comparaison avec l’aporie sur
laquelle s’inachève le Traité politique de Spinoza, montre que Rousseau ici défait la
symétrie qu’il avait construite dans le Discours sur l’inégalité : le lien d’amitié conjure les
périls de la jalousie et lève l’interdit pesant sur l’égalité des femmes, mais il ne change
rien au rapport de classes. Et ce rapport rétablit l’empire de l’homme. Cf. Françoise
Duroux : « Des passions et de la compétence politique. La démonstration spinoziste de
l’inopportunité de la présence des femmes au gouvernement d’un État », in Cahiers du
GRIF, no 46, 1992, p. 103-123.

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« voix »), symétriques et dissymétriques à la fois, dont se construit le


roman, et ainsi de conceptualiser la nécessité des décalages entre les
points auxquels sont parvenus, à tel moment de l’intrigue, les person-
nages qui ont formé le projet d’opérer collectivement la conversion de
l’amour en amitié. Mais elle nous permet de faire voir le système, ou le
réseau complet des rapports transindividuels qui commande les mouve-
ments ou tropes de subjectivation des personnages. Au bout du compte
elle précise le modèle de « communauté » que Rousseau a en vue dans
La Nouvelle Héloïse comme un système combinant des relations (ou
des « commerces ») relevant aussi bien de l’homosexualité que de
l’hétérosexualité, sur un pied d’égalité. Retournant à la terminologie de
Derrida, on pourrait dire qu’en déployant les modalités de l’aimance, il
fait aussi apparaître le sexe comme une différance (ou une différence
différant d’elle-même).
C’est cette conséquence radicale de l’idée d’une transformation
sociale des passions qui, sans doute, est la plus remarquable. Il faudrait
comparer en détail la structure de subjectivations différentielles (elle-
même d’essence relationnelle, ou non subjective) inhérente à La Nou-
velle Héloïse avec ce que le Contrat social (I, 7) appelle le « double
rapport » de chacun à chacun et de chacun à tous définissant la commu-
nauté politique. Non seulement nous avons ici un défi à toute concep-
tion de l’amitié qui se fonde sur ce que, dans Politiques de l’amitié
toujours, Derrida appelle la « double exclusion du féminin » : celle qui
dénie la possibilité de l’amitié entre hommes et femmes aussi bien que
celle de l’amitié entre femmes (du moins dans le sens « public » ou
« social » de la catégorie d’amitié) 1. Mais nous sommes en présence
d’une alternative au modèle de communauté que Rousseau propose
dans le Contrat social, dans lequel la neutralisation discursive de la
différence des sexes à chaque instant de la construction du « souverain »
ne dissimule qu’à peine la conception purement homosexuelle qu’il se
fait de l’unité constituante des volontés des citoyens (« ce qui fait qu’un
peuple est un peuple ») 2.

1. Ouvr. cit., p. 308-310.


2. On peut discuter telle ou telle lecture textuelle opérée par Carole Pateman dans son
ouvrage célèbre : The Sexual Contract, Stanford University Press, 1988, mais non pas
qu’elle touche juste sur le fond. Pateman soutient que la tradition contractualiste, de
Hobbes à Rousseau (« the leading theorist of the original sexual contract »), si on la relit
en même temps que le « mythe » freudien de l’origine des institutions dans la conjuration
des frères et le meurtre du père, avec lequel elle comporte une analogie structurale, révèle
que le contrat de citoyenneté conclu exclusivement entre les hommes en présuppose un
autre qui opère l’exclusion des femmes de la sphère publique au bénéfice de leurs pères,

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Il y a deux façons, me semble-t-il, de formaliser la « structure »


élaborée par Rousseau dans La Nouvelle Héloïse par comparaison
avec celle du Contrat : ou bien on suppose que le système des relations
est un « quasi-sujet » 1, ce qui conduit à rapprocher la Julie du Contrat
au titre de la genèse d’un « moi commun » ; ou bien, solution plus
satisfaisante à mes yeux, on pense qu’il s’agit d’un « non-sujet » dis-
posant les places subjectives entre lesquelles, selon différentes modali-
tés passionnelles, les sujets eux-mêmes doivent circuler pour chercher
à contruire un rapport « transparent » (ou authentique), et finalement
en éprouver les limites. Alors que – face à l’aliénation du monde de la
« possession » décrit dans le Discours sur l’origine de l’inégalité – le
Contrat cherchait à penser les conditions de possibilité quasi transcen-
dantales d’une anti-société, La Nouvelle Héloïse cherche à penser (en
renouvelant le genre utopique) une contre-société 2. À la différence du
schème d’unité subjective de la communauté des citoyens exploré par
le Contrat social (le « moi commun »), le processus de subjectivation
et de socialisation collective décrit dans La Nouvelle Héloïse (ou plus
exactement, « performativement » opéré par sa fiction épistolaire),
repose sur une essentielle hétérogénéité de ses constituants. Hétérogé-
néité des passions fondamentales, hétérogénéité des paires de
« doubles » sexués égalitaires entre qui, tendanciellement, se décom-
pose la structure quasi hiérarchique du tout. Beaucoup de lecteurs du
roman, bien sûr, ont perçu cette tension, mais ils ont eu tendance,
conventionnellement, à y voir une contrepartie sentimentale et privée

frères et maris. Sa lecture de Rousseau se fonde essentiellement sur la corrélation entre le


Contrat social et l’Émile. Elle n’évoque La Nouvelle Héloïse que pour y déceler des
aveux de faiblesse par rapport à ce scénario (sans se rendre compte, me semble-t-il, que
ces « aveux », inscrits dans la fiction épistolaire, ne peuvent être directement mis au
compte de l’auteur ; ils pourraient, en revanche, inciter à lire Julie comme l’exposition
d’une autre histoire, au prix d’un renoncement à l’idée d’une « doctrine unique » de
l’écrivain) : « But modesty is a precarious control of sexual desire. The story of Julie in La
Nouvelle Héloïse shows just how fragile it is, when, despite all Julie’s efforts to live an
exemplary life as a wife and a mother, she is unable to overcome her illicit passion and
takes the only course she can to preserve the haven of family life at Clarens : she goes to
her “accidental” death » (ouvr. cit., p. 97).
1. L’unanimité dont parle Starobinski, qui fait aussi penser à la définition spinoziste
de la communauté politique au chapitre III, § 2 du Traité politique : voir mon article :
« Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur », in Ethik, Recht und Politik bei
Spinoza, hg. von Marcel Senn und Manfred Walther, Schulthess, Zürich, 2001, p. 105-
137.
2. Et peut-être l’Émile éprouve-t-il encore une troisième possibilité, celle d’une
nouvelle nature, ou mieux d’une « nouvelle sauvagerie » au sein de la société, obtenue
par l’effet d’une « éducation à rebours ».

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pour la notion du « contrat », qui relève seule de la raison publique.


Au fond, prenant Rousseau au mot de certaines de ses déclarations,
généralement décontextualisées, ils ont voulu ramener la Julie à
n’exposer qu’une « affaire de famille », sans incidence sur les affaires
d’État. Or la Julie n’est pas plus le « roman de la famille » qu’elle
n’est le « roman de l’État » (selon l’expression de Pierre-François
Moreau à propos des utopies classiques) : elle subvertit cette
opposition 1. Je proposerai, au contraire, que chacune des trois grandes
œuvres écrites entre 1760 et 1762 – la Julie, le Contrat et l’Émile –
combine le concept et la fiction d’une façon qui lui est propre et qui
entre virtuellement en concurrence avec les deux autres. Plutôt que
d’en faire les trois volets d’un même système doctrinal, je préfère y
voir, pour ma part, les tentatives que Rousseau a faites pour résoudre
l’insoluble problème de la communauté : celui d’un lien social compa-
tible avec la « voix de la nature », que le deuxième Discours avait
exposé en des termes radicalement négatifs, et quasiment nihilistes. Il
nous faudra alors convenir qu’en ces années dont la productivité et
l’inventivité ne peuvent que stupéfier, Rousseau toujours écrivain
aussi bien que philosophe n’a pas été un, mais trois en un.

1. Pierre-François Moreau, Le récit utopique, Droit naturel et roman de l’État, cit.


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DE LA CERTITUDE SENSIBLE À LA LOI DU GENRE


HEGEL, BENVENISTE, DERRIDA 1

L’exposé que je vous soumets n’est pas consacré de façon exclusive à


la pensée et à l’œuvre de Jacques Derrida. C’est plutôt une tentative que
je fais pour en articuler la lecture et la discussion avec d’autres textes,
d’autres héritages, de façon à illustrer la façon dont sa manière de philo-
sopher a transformé notre compréhension de certains problèmes fonda-
mentaux. Je veux suggérer que la pratique de déconstruction qui a été la
sienne déplace la question classique des « paradoxes de l’universel », ne
serait-ce qu’en récusant l’opposition métaphysique de l’universel et du
particulier, comme d’ailleurs celles de l’absolu et du relatif, du formel et
du matériel, de l’un et du multiple, du même et de l’autre.
Ce n’est pas de façon générale, cependant, que je souhaite aborder
cette question, mais par un biais plus limité et aussi plus technique, qui
nous permette d’entendre quelque chose de la voix de Derrida de façon
moins impersonnelle. Je vous proposerai donc d’esquisser une série de
relectures, en commençant par le célèbre chapitre premier de la Phéno-
ménologie de l’esprit, « La certitude sensible ». Au texte hégélien je
confronterai différents textes de Derrida, extraits de La carte postale, de
Parages, et du Monolinguisme de l’autre, dont je soutiendrai que, pris
ensemble, dans leur dispersion et leur parenté, ils forment ce qu’on

1. Communication au colloque « Derrida, la tradition de la philosophie », École


Normale Supérieure, 21 et 22 octobre 2005, dont les actes ont paru (sans ma contribution)
aux Éditions Galilée. Une version précédente a été présentée le 3 juin 2005 dans le cadre
des Derrida Lectures organisées par l’Institut Français de Londres et le Birkbeck Institute
for the Humanities, University of London (publication sous la responsabilité de Costas
Douzinas, Adieu Derrida, Palgrave Macmillan, 2007).

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pourrait appeler la « certitude sensible » de Derrida. Mais entre ces deux


termes, il me faudra encore insérer une médiation : celle que nous pro-
cure l’essai publié par Benveniste en 1970 sous le titre « L’appareil
formel de l’énonciation » et réédité en 1974 dans le volume II des Pro-
blèmes de linguistique générale.

LE SUPPLÉMENT DE PAROLE

Je commence par un passage du Monolinguisme de l’autre, un livre


dans lequel autobiographie et théorie, qui ne sont jamais loin l’une de
l’autre chez Derrida, pas plus qu’elles ne l’étaient chez Montaigne ou
chez Rousseau, forment une unité particulièrement étroite. Le thème
général du livre de Derrida est le paradoxe d’une situation où un homme
éprouve l’incapacité de considérer comme véritablement sienne une
langue qui est pourtant la seule qu’il puisse parler et écrire en la
reconnaissant de l’intérieur, avec laquelle il puisse s’identifier subjecti-
vement et qui lui serve de référence lorsqu’il en parle ou en écrit
d’autres. Le « français » dans le cas de Derrida. C’est ce paradoxe d’une
relation qui n’est ni d’appropriation ni d’expropriation pure et simple
mais d’ex-appropriation que Derrida analyse à partir de sa propre his-
toire, et qu’il nous demande à la fin de considérer comme typique du
rapport que tout sujet parlant entretient avec sa langue « maternelle »,
même si c’est à des degrés et sous des modalités à chaque fois différents,
irréductibles à un modèle unique. « Quiconque doit pouvoir déclarer
sous serment, dès lors : je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne,
ma langue “propre” m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule
que je m’entende parler et m’entende à parler, c’est la langue de
l’autre. » 1 Qui est cet autre, demandera-t-on ? Dans le cas d’un Juif
d’Algérie, violemment privé pendant quelque temps à l’âge scolaire de
ses droits de citoyen français, comme il le raconte longuement ici et
ailleurs, l’autre c’est le colon, le « maître » de la terre des Arabes et des
Juifs, du moins c’est ce que nous serions tentés de croire d’abord, au
prix de quelques simplifications historiques 2. Mais ce maître, on va

1. Le monolinguisme de l’autre, Galilée, p. 47.


2. Cf. Benjamin Stora : Les trois exils juifs d’Algérie, Stock, 2006 (qui contient une
référence au témoignage de Derrida et permet de le replacer dans l’histoire).

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s’en rendre compte, ne possède pas non plus véritablement sa « propre »


langue, dite « maternelle » ou « nationale », parce que celle-ci est hantée
jusque dans sa lettre, et en tout cas dans son usage, par la présence
refoulée des langues des colonisés, qui la parasitent ou la limitent. Elle
non plus n’est pas synonyme de possession ou de maîtrise absolue. Et
plus généralement encore, toute langue pour tout locuteur ou commu-
nauté de locuteurs, soumise à un procès de permanente transformation
par son interférence plus ou moins violente avec d’autres, excède la
possibilité d’une identification avec la propriété naturelle ou historique
d’une communauté.
Derrida réfléchit alors sur la valeur démonstrative de son témoi-
gnage personnel, qui exhibe en grandes lettres l’élément de déposses-
sion enfoui dans son rapport à une langue maternelle à la fois aliénée et
aliénante. Il parle donc à la première personne, et il écrit ceci : « Que
se passe-t-il quand quelqu’un en vient à décrire une “situation” préten-
dument singulière, la mienne par exemple, à la décrire en en témoi-
gnant dans des termes qui le dépassent, dans un langage dont la
généralité prend une valeur en quelque sorte structurelle, universelle,
transcendantale ou ontologique ? Quand le premier venu sous-entend :
“Ce qui vaut pour moi, irremplaçablement, cela vaut pour tous. La
substitution est en cours, elle a déjà opéré, chacun peut dire, pour soi et
de soi, la même chose. Il suffit de m’entendre, je suis l’otage univer-
sel.” » 1 L’autre, c’est donc tout autre, et je suis, en un sens, tout autre.
C’est là exactement ce que j’appelle la « certitude sensible » de
Derrida, sa propre sinnliche Gewissheit. Et c’est à partir de là que je
vous proposerai d’effectuer d’abord un retour vers la Phénoménologie
de l’esprit. Comme l’ont souvent remarqué ses lecteurs, le court cha-
pitre de Hegel sur la « certitude sensible » est un texte très étrange 2. Il
est supposé résoudre l’aporie du commencement de la progression dia-
lectique alors que précisément une telle progression récuse l’idée d’un
point de départ fixe, d’un présupposé que prétendrait légitimer l’évi-
dence empirique ou rationnelle, ou la décision axiomatique, dans tous
les cas un artifice extérieur au développement lui-même. Il est donc
étroitement associé à un moment de scepticisme constitutif de l’idée de
dialectique. Or chaque fois que Hegel a affaire à ce problème du

1. Le monolinguisme de l’autre, cit., p. 40.


2. G.W.F. Hegel, Die Phänomenologie des Geistes, Édition Hoffmeister, F. Meiner
Verlag, 1952, p. 79-89 ; La phénoménologie de l’esprit, traduction de J. Hyppolite,
Aubier-Montaigne, 1939, tome I, p. 81-92 ; traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Aubier,
1991, p. 91-101.

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commencement, nous savons qu’il le résout en prenant comme point de


départ non pas un terme simple, mais une unité de contraires dont la
tension sera à l’origine d’un développement infini, au cours duquel se
succéderont des figures de plus en plus concrètes, de plus en plus
englobantes, dans lesquelles l’antithèse initiale continue à se réaliser,
ou figure comme une trace de la contradiction initiale. L’exemple le
plus célèbre, également considéré comme fournissant le concept de
cette figure de pensée, est l’identité obtenue par le renversement de
l’être pur en néant au début de la Logique, dont la résolution est le
devenir, c’est-à-dire le concept abstrait du mouvement dialectique lui-
même. Contrairement à une opinion répandue, le traitement de la ques-
tion du commencement dans la Phénoménologie n’en est pas un simple
équivalent dans une autre terminologie ou un autre élément (qui serait
celui de la « conscience »). Le chemin qu’elle suit est beaucoup plus
complexe. Le « sujet » du développement dialectique est en effet ici le
sujet lui-même (das Subjekt) se présentant comme conscience – ou
plutôt il va le devenir à mesure que la conscience se transforme en
« conscience de soi », puis en « esprit conscient de soi », et finalement,
dans le savoir absolu, ne garde que la forme même du « soi » (Selbst).
Mais pour lancer ce développement et lui communiquer son principe de
dépassement permanent des figures dans lesquelles la conscience a cru
trouver l’adéquation de la certitude et de la vérité, pour installer
d’emblée une inquiétude, un manque dans le rapport entre la conscience
et son monde, entre ses critères de certitude et ses représentations du
vrai, Hegel nous propose une description phénoménologique de ce
qu’on pourrait appeler la conscience avant la conscience, le seuil au
bord duquel elle est encore essentiellement bewusstlos, privée des
caractéristiques d’une conscience représentative : non seulement la
conscience de soi, mais la capacité synthétique d’unifier les propriétés
d’une « chose » pour en faire un objet. Cette conscience d’avant la
conscience n’est pas tant de l’ordre de la représentation que de la pré-
sentation, et son contenu est complètement formel (d’où l’ironie de
l’utilisation du mot « sensible », qui fonctionne ici comme instrument
de déconstruction de discours philosophiques préexistants). C’est
l’unité immédiate d’une référence à un Je/Moi sans qualités (nous
avons besoin de deux mots là où l’allemand peut se contenter de Ich) et
à un « objet » dénué de toutes propriétés stables, réduit à un trait d’iden-
tification qui peut être n’importe quelle qualité d’un « étant » nom-
mable, et que Hegel appelle « ceci » (Dieses). On voit qu’il ne s’agit pas
de contenus cognitifs, mais de notions indexicales pures, à la limite de

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la notion de « signe », équivalents théoriques et d’abord linguistiques


du geste de montrer (le mot est dans le texte), des « gestes de parole »
en somme, dont Hegel dresse un tableau d’oppositions quasi structural.
Les trois mots caractéristiques de ce langage originaire, Je, Ici et Main-
tenant, sont organisés selon deux niveaux de corrélations successives.
La corrélation du dieser (celui-ci) et du dieses (ceci) qui forme le pre-
mier niveau se divise en effet à son tour sur chacun de ses versants : le
dieser devient à la fois Ich et der andere Ich, étonnante formulation qui
n’est pas un solécisme (Ich comme nom normalement est neutre), mais
signifie « l’autre qui est aussi Je » (voire : qui dit aussi Je), ou inverse-
ment « Je qui est un autre », donc dénote la répétition à l’infini de sujets
de l’énonciation toujours formellement identiques et toujours substan-
tiellement différents, même lorsqu’on peut s’imaginer qu’ils sont pro-
férés par la même conscience ou par le même individu. De son côté
dieses devient à la fois Hier et Jetzt, une corrélation qui fonctionne
comme parallélisme et comme complémentarité : puisque d’un côté les
renversements dialectiques qu’on peut exhiber à propos de l’Ici valent
aussi pour le Maintenant, et que de l’autre la méprise inévitable de la
certitude sensible peut s’interpréter comme le fait d’être toujours
ailleurs que là où elle dit au moment où elle dit, et toujours en un autre
temps que celui qu’elle nomme dans le lieu auquel elle se réfère.
Au cours du texte, Hegel finira par montrer que l’essence de ces
corrélations réside dans une différence évanouissante. La corrélation
des deux pôles, Ich et Dieses, correspond à une unité transitoire de ces
termes, dans laquelle ils semblent inséparables, ce que précisément
la tradition philosophique appelait une sensation pure. Il ne s’agit pas là
d’une perception au sens propre, mais plutôt d’un effet de l’usage
combiné des deux termes corrélatifs, de même qu’ensuite pour la corré-
lation désignée par ici et maintenant, et pour l’effet de « présence »
qu’elle engendre. On pourrait croire alors, en sens inverse, que la vérité
de ces effets réside dans la séparation des termes : le ceci et le celui-ci,
le Je et son autre, l’ici et le maintenant et leurs autres respectifs, etc.
Mais ceci est tout autant une illusion, car Je ne suis rien d’autre que ce
que j’indique et ce que j’indique n’est rien d’autre que l’intention de
mon geste de parole. Unité et séparation également évanouissantes, à la
limite indiscernabilité et pouvoir de discrimination réunis dans les
mêmes mots, forment donc le tissu de l’expérience décrite ici, qui
constitue l’essence de la certitude sensible : la réversibilité des catégo-
ries de l’universel et du particulier, le fait que chaque terme apparaisse
paradoxalement à la fois comme absolument singulier et comme irré-

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médiablement universel, que ces deux essences logiques soient une


seule et même chose. C’est ce que la conscience trouve insupportable,
évidemment : le fait que je sois moi-même, ou que je sois proprement
« mien », irréductible à tout autre, et que pourtant, en tant que je dis
« Je », je puisse être de façon équivalente n’importe qui, un moment
d’une chaîne infinie de substitutions, de même que cette chose, qui n’est
qu’elle-même, ici et maintenant, en tant que je la désigne, n’est qu’une
chose quelconque substituable à une autre, et par conséquent indéfini-
ment autre qu’elle-même. C’est pourquoi la conscience veut en sortir,
ou plus exactement elle se constitue comme conscience en sortant de
cette expérience contradictoire, de cette sophistique à laquelle elle ne
préexistait pas, en en dissociant radicalement les termes. Elle devient
alors ce qu’essentiellement elle est : une conscience en face d’une
chose, une conscience « thétique » de la chose, posant la chose.
Si je me suis attardé sur cette figure hégélienne, cependant, et sur
ses caractéristiques bien connues, ce n’est pas simplement pour répéter
la thèse de l’indiscernabilité de l’universel et du singulier, mais pour
amener à ce qui me paraît le plus intéressant, et aussi le plus étrange, à
savoir l’écriture du texte, l’élément de fiction fantasmagorique qu’il
comporte. Sans doute cette façon qu’a Hegel de nous présenter la
conscience d’avant la conscience comme l’origine de la dialectique
n’est-elle pas absolument sans modèles ou précédents historiques (on
pense à Hume et à Condillac, au Descartes de la Première Méditation et
au Platon du Théétète, aux Sophistes eux-mêmes, etc.). Ces confronta-
tions sont instructives mais elles ne sont pas l’essentiel. Ce qui est
beaucoup plus important c’est la façon dont, à la fin du chapitre, Hegel
énonce de façon hyperbolique une thèse concernant l’appartenance
réciproque de la pensée et du langage en critiquant de façon violemment
ironique la notion de l’inexprimable (ou de l’ineffable, de l’indicible :
das Unaussprechliche), une notion qui appartient aussi bien au plato-
nisme, dans lequel elle connote la transcendance du principe noétique
situé au-delà de l’essence, qu’à l’empirisme, dans lequel elle connote
l’irréductibilité des données sensibles à la représentation abstraite, aussi
bien à la tradition mystique qu’à la philosophie romantique de l’art et
de la religion. Hegel suggère que ce qui est décrété inexprimable dans
la réalité ou au-delà de la connaissance, ne fait qu’exprimer la contra-
diction inhérente au langage, qui ne peut désigner la singularité sans la
priver de sa détermination, et donc la confondre avec l’universalité
pure, dont elle apparaît indiscernable. Mais cette critique décisive pour
l’orientation à venir de la dialectique n’est possible que parce que,

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d’une façon qu’on pourrait considérer comme circulaire, l’exposition


de la certitude sensible a été installée d’emblée dans l’élément du lan-
gage, elle a reposé sur l’exploitation de propriétés de la langue qui
concernent le fait de dire ou d’énoncer (sagen, aussagen), et sur la
présentation par leur nom des fonctions de l’énonciation. L’expérience
dénommée « certitude sensible » n’a rien à voir, non seulement avec la
perception, mais avec la sensation en un sens psychologique ou physio-
logique : elle relève d’une expérimentation linguistique fictive. Et la
« contradiction » sur laquelle Hegel dirige ici notre attention n’est pas
une contradiction de la conscience empirique, mais une forme de
contradiction originairement inscrite dans notre usage du langage, qui
précède toutes nos expériences et les structure. Tout ceci est d’autant
plus remarquable qu’après ce commencement Hegel semblera abandon-
ner pour longtemps la référence au langage en tant qu’aspect constitutif
de l’expérience, pour ne la faire resurgir que beaucoup plus loin,
lorsque dans le grand récit de sa genèse la conscience apparaîtra comme
un phénomène de culture, un phénomène social 1. Bien entendu le lan-
gage dont il est question dans le chapitre sur la certitude sensible est
absolument élémentaire, ou plutôt il paraît tel, parce qu’il est réduit à
une fonction unique, la fonction de désignation ou d’indication, portée
par le système des corrélations entre les mots qui effectuent comme tels
des gestes de parole ou des gestes dans la parole.
Comment caractériser un tel langage, sur le plan logique et sur le
plan rhétorique ? Plutôt que de chercher du côté d’une primitivité plus
ou moins imaginaire, je pense qu’il faut y voir un effet d’écriture,
exactement au sens que Derrida a conféré à ce terme lorsqu’il a
commencé à s’intéresser aux « suppléments d’origine » que les philo-
sophes ou les anthropologues inscrivent dans leurs expositions 2. En
l’occurrence il s’agit d’un supplément de parole, et c’est ici que le texte

1. Dans la Phénoménologie, les développements « thématiques » sur les questions de


la langue et de la parole figurent, d’une part, dans la section consacrée à la culture
(Bildung) comme forme « aliénée » (entfremdete) de l’Esprit (dont la réalisation extrême
est la vie sociale où règne la flatterie envers les puissants : thème éminemment rous-
seauiste) (trad. fr. Hyppolite, cit., II, p. 69 sq.), d’autre part, et à l’opposé, dans les
développements sur l’hymne religieux, comme élévation de la « religion esthétique »
(Kunstreligion, qu’il vaudrait mieux traduire comme « religion artistique », ne se discer-
nant pas d’un art) à un « élément supérieur » (par rapport à la représentation sensible)
(ibid., p. 230 sq.)
2. Voir J. Derrida, De la grammatologie, cit., p. 203 sq., 379 sq. ; La voix et le
phénomène, PUF, 1967 (rééd. « Quadrige »), p. 98 sq. ; « La pharmacie de Platon », in La
dissémination, Éditions du Seuil, 1972, p. 180 sq.

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acquiert une dimension fantastique. Hegel ne décrit pas « de l’exté-


rieur » l’expérience dont il s’agit, il construit une fiction par l’écriture, il
fait comme si c’était la certitude sensible, transformée en un quasi-sujet,
ou mieux encore en une voix sans sujet traversant tous les sujets, qui
énonçait elle-même les paradoxes de l’énonciation du « Je », de l’« Ici »
et du « maintenant ». Le récit de l’expérience de la certitude sensible,
petit récit qui précède le grand récit de l’expérience de la conscience et
le rend possible, relève d’une ventriloquie théorique. Il est donc fantas-
magorique en un sens, mais cette fantasmagorie n’a rien d’arbitraire :
c’est elle qui permet à l’unité paradoxale du singulier et de l’universel
d’apparaître comme une propriété indiscutable de l’expérience. Certi-
tude Sensible (ne croirait-on pas le nom de quelque dame chinoise
d’autrefois, ou le pseudonyme épistolaire d’une internaute…) se met à
parler, et elle « nous » dit, à nous qui la répétons en nous-mêmes : Je dis
Je, et Je suis déjà un autre, soit parce que je ne suis plus moi-même la
même, parce que j’ai changé, soit parce qu’un autre individu occupe
maintenant ma place de sujet, énonce mes propres mots avec le même
droit et la même certitude. Je dis ceci, et c’est déjà cela, autre chose, ce
n’est pas l’identité mais la différence. Je dis ici, et c’est ailleurs, je dis
maintenant et c’est déjà plus tard, je répète « jour » et c’est la « nuit »,
« arbre » et c’est la « maison ». Les mêmes noms qui confèrent à l’expé-
rience sa structure élémentaire y inscrivent aussi la contradiction – on
est vraiment tenté ici de parler de « contradiction performative ». Mais
si Hegel ne fait pas usage d’une telle catégorie ou de son équivalent,
c’est parce qu’il veut que la contradiction soit dite au sein de l’expé-
rience elle-même, c’est-à-dire parce qu’il l’inscrit dans une mise en
scène ou l’écrit dans la modalité d’une fiction. Il écrit donc Je comme si
Je dévoilait à lui-même la nature contradictoire de son acte de parole,
comme si la contradiction entre la visée ou l’intention (Meinung) de
l’énoncé et la forme de son énonciation ou ce qu’il appelle le sprechen
affleurait dans le langage lui-même, en formait la continuation, le déve-
loppement. C’est en combinant ainsi la fiction d’une parole ventriloque
et l’usage de catégories syntaxiques, ou syntaxico-sémantiques, concer-
nant la façon dont le sujet se désigne et désigne la présence des objets
dont il parle en empruntant aux ressources de la langue, que Hegel a
produit ce texte extraordinaire.

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LE COMMERCE DU SUJET

Le moment est venu de passer au second texte dont je veux refaire


avec vous la lecture – non pas une lecture « derridienne », mais une
lecture orientée vers Derrida, et pratiquée en fonction d’une confronta-
tion avec lui. Ce texte : « L’appareil formel de l’énonciation », date de
1970 et constitue comme nous pouvons le vérifier aisément une syn-
thèse, une récapitulation systématique des thèmes et des analyses ras-
semblés dans les deux volumes des Problèmes de linguistique générale,
sous le titre général – combien problématique – de « l’homme dans la
langue » 1. Benveniste emploie aussi l’expression sur laquelle je vais
revenir : « la subjectivité dans le langage ». Tous ces essais traitent de la
signification et de l’usage des pronoms personnels, en commençant par
la définition désormais fameuse des deux « corrélations » qui donnent
son sens à cette notion grammaticale : la corrélation de subjectivité,
entre le Je et le Tu, seuls pronoms à nommer des « personnes » au sens
strict, c’est-à-dire à représenter au sein de l’énoncé lui-même, ou plus
généralement du discours, les agents ou sujets de l’énonciation, les
interlocuteurs ; et la corrélation de personnalité, entre le couple Je-Tu
d’une part, et d’autre part le Il(s) ou le Elle(s), donc entre les personnes
et la « non-personne », qui n’est pas partie prenante à l’interlocution,
mais ce dont parlent entre eux le Je et le Tu, comme d’une chose, d’un
autre, d’un tiers, en tout cas d’une absence 2. Ces textes, qu’il faudrait
pouvoir relire dans tout leur détail, ont affaire en général à ce que
Benveniste appelle des indicateurs de l’énonciation, notamment les
relations entre les formes qui marquent le temps du verbe, d’où procède
un remarquable critère de différenciation entre les deux modes d’énon-
ciation du passé, qu’il appelle le mode historique et le mode subjectif,

1. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I (Gallimard, 1966) ; II


(Gallimard, 1974). Le volume II, compilé par les élèves de Benveniste après son accident
cérébral, reprend exactement le même classement et les mêmes intitulés de sections que le
premier : mais l’article synthétique « L’appareil formel de l’énonciation » (volume II,
chapitre V, p. 79-88) a été placé dans une section sur la « communication ». Ces
disjonctions sont en fait extrêmement problématiques, puisque la thèse anthropologique
sous-jacente (à laquelle ne cessera de s’en prendre Derrida) identifie pratiquement les
deux problèmes : « L’intersubjectivité a ainsi sa temporalité, ses termes, ses dimensions.
Là se reflète dans la langue l’expérience d’une relation primordiale, constante, indéfini-
ment réversible, entre le parlant et son partenaire. En dernière analyse, c’est toujours à
l’acte de parole dans le procès de l’échange que renvoie l’expérience humaine inscrite
dans le langage » (PLG, II, 78).
2. Problèmes de linguistique générale, I, p. 231-232, 235, 255-256.

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distinction qui réplique celle de l’impersonnel et du personnel 1. Ils


englobent aussi la reprise et la discussion critique du concept austinien
du performatif : comment dépend-il de la qualité du locuteur, et à
quelles conditions son effet typique : l’efficacité institutionnelle de la
parole, peut-il être ou non obtenu 2 ? Je rappelle que ces articles désor-
mais classiques, auxquels « L’appareil formel de l’énonciation » apporte
une systématisation et une interprétation philosophique, ont été écrits
dans les années 50 et 60. Ils sont donc exactement contemporains de
textes fondateurs de « l’anthropologie structurale » dans l’œuvre de
Claude Lévi-Strauss, à commencer par les Structures élémentaires de la
parenté (1949) et l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss (1950),
avec lesquels il faudrait avoir le temps de les confronter en détail.
Lorsque, en 1970, Benveniste confère à ses analyses la forme d’un
système, et du même coup les installe au point de recouvrement de la
linguistique et de la philosophie, il décrit la fonction des pronoms per-
sonnels, la signification des différences de temps verbal et l’efficacité
des performatifs (tels que je promets, je décrète, je jure, nous jurons de
ne pas nous séparer sans avoir donné à la France une constitution, etc.)
comme autant d’aspects complémentaires d’un procès qui se situe au
sein même du langage, et qui cependant, par l’usage d’instruments et de
formes purement linguistiques, fournis par la langue elle-même, per-
mettrait aux sujet de s’approprier le langage 3.
Que veut dire « s’approprier » ? Cela veut dire à la fois que les
sujets se représentent eux-mêmes dans la langue qu’ils parlent, qu’ils
acquièrent ainsi la disposition du langage dans sa totalité, et qu’ils
définissent une condition de possibilité pour l’usage normal, le sens
« propre » des catégories sémantiques. Bien entendu ces actes d’appro-
priation, qui coïncident avec des actes de parole à chaque fois singu-
liers, sont entièrement prescrits dans leur forme, ou dans leurs règles,
par les dispositions de la langue. La notion cruciale, à cet égard, chez
Benveniste, est celle de phrase. Les sujets ou subjectivités dont il est
ici question sont eux-mêmes des fonctions de la structure, ce qui leur
permet de se réaliser à l’infini chaque fois que la fonction d’appropria-
tion que supportent les indicateurs de subjectivité est remplie, ou si

1. Ricœur, on le sait, en a fait grand usage : cf. en particulier Temps et récit, Éditions
du Seuil, 1983-1985, Tome II, p. 92 sq. (« Les jeux avec le temps ») ; Tome III, p. 332 sq.
(« Le présent historique »).
2. Problèmes de linguistique générale, I, chap. XVII : « La philosophie analytique et
le langage », p. 267 sq.
3. Problèmes de linguistique générale, II, p. 82 sq.

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l’on veut assumée par des locuteurs réels. Nous avons donc ici affaire à
un retournement de la catégorie classique de sujet, qui nous fait passer
du point de vue d’une subjectivité constituante au point de vue d’une
subjectivité constituée, opéré par Benveniste dans son champ propre et
avec les moyens de la linguistique, mais absolument typique de l’entre-
prise structuraliste, telle qu’on l’observe aussi au même moment chez
Lévi-Strauss à propos de la parenté et chez Lacan à propos de l’incons-
cient 1.
Dans un merveilleux essai consacré à Benveniste, récemment
publié dans son recueil Le périple structural sous le titre « Ibat obscu-
rus » pris de Virgile 2, Jean-Claude Milner a soutenu que la théorisation
des pronoms personnels chez Benveniste n’est pas seulement analogue
à ce que Hegel avait exposé dans son chapitre sur la « certitude sen-
sible », mais en procède ou lui doit son inspiration pour une part essen-
tielle. C’est particulièrement évident dans la façon dont Benveniste
forme une corrélation qui associe la signification des pronoms et des
démonstratifs « ceci », « cela », avec les indicateurs de la présence, ici,
maintenant, auxquels il associe de façon frappante les interjections de
l’affirmation et de la négation (oui et non), qui relèvent eux aussi,
comme les pronoms personnels, de l’auto-référence par où les sujets
prennent position au sein de leur propre discours. Chez Benveniste
comme chez Hegel, « Je » n’est rien d’autre que la personne en train de
parler, quelle qu’elle soit, qui se désigne comme locuteur par un certain
geste inscrit dans la parole elle-même, et de même « Tu » n’est rien ou
personne d’autre que la personne à laquelle s’adresse, matériellement,
virtuellement ou même fictivement, le locuteur qui se désigne par
« Je ». C’est ce que Benveniste appelle la « corrélation de subjecti-
vité », ou la corrélation des sujets. Nous apercevons du même coup,
suivant les indications de Milner, un élément de continuité remar-
quable entre une partie de la tradition dialectique, il est vrai très aty-
pique, et le structuralisme, qui mériterait d’être prise en compte
lorsqu’on étudie la généalogie de ce « mouvement ». Mais ceci ne suffit
pas à mon propos.
Ce que je voudrais tenter maintenant, c’est en quelque sorte une
seconde lecture de Benveniste, telle que Derrida a dû la faire, lecture

1. É. Balibar : « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », cit.


2. Énée et la Sibylle pénètrent dans les enfers : « Ibant obscuri sola sub nocte per
umbram » (Énéide, VI, 269), cf. Milner, Le périple structural (2e édition augmentée,
Éditions Verdier, 2008, p. 121 sq.).

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qui en subvertit certaines des significations, et qui aboutirait à décons-


truire l’une des positions les plus caractéristiques de son anthropologie,
sans pour autant, du moins je l’espère, annuler purement et simplement
la question qu’il pose. C’est sur cette base que je pourrais idéalement
revenir à la « certitude sensible » et tenter de montrer qu’elle est elle-
même en un sens « auto-déconstructrice ». Naturellement c’est moi qui
invente cette lecture de Benveniste par Derrida ou qui tente de la devi-
ner. Même si les références à Benveniste sont omniprésentes dans l’œu-
vre de Derrida, allant de la critique dévastatrice contenue dans Marges
à propos de la question de la copule « est » et du modèle grammatical
« indo-européen » de l’ontologie classique (qui n’est certainement pas
ce que Benveniste a produit de plus original) jusqu’aux lectures beau-
coup plus nuancées du Vocabulaire des institutions indo-européennes à
propos du « don » et de « l’hospitalité » dans Donner le temps, elles ne
concernent jamais – à ma connaissance – ce qui est le plus important
pour poser la question du rapport de Derrida au structuralisme linguis-
tique et à sa conception de l’effet d’appropriation qui articule le sujet à
la structure. Il faut donc prendre le risque de reconstituer cette confron-
tation, je n’ose dire ce dialogue 1.
Au début de son essai, Benveniste définit l’énonciation, qu’il
appelle un « grand procès » ou un « grand phénomène », en termes
d’usage de la langue et aussi d’action : « Tout autre chose est l’emploi
de la langue. Il s’agit ici d’un mécanisme total et constant qui, d’une
manière ou d’une autre, affecte la langue entière. La difficulté est de
saisir ce grand phénomène, si banal qu’il semble se confondre avec la
langue même, si nécessaire qu’il échappe à la vue. L’énonciation est
cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utili-
sation. Le discours, dira-t-on, qui est produit chaque fois qu’on parle,
cette manifestation de l’énonciation, n’est-ce pas simplement “la

1. Les références de Derrida à Benveniste sont trop nombreuses pour être énumérées
ici (sans même tenir compte du « continent inexploré » que constituent les séminaires en
attente de lecture ou de publication, conservés aux Archives littéraires de l’Université
d’Irvine en Californie). Elles suivent en général un schéma caractéristique, qui consiste à
emprunter à Benveniste une analyse de l’institution (et de son ambivalence) telle que
l’étymologie la rend possible, pour en contester l’interprétation anthropologique au nom
d’une déconstruction à venir. Aux indications ci-dessus (Marges de la philosophie, cit.,
p. 214-246 ; Donner le temps (I : La fausse monnaie), Galilée, 1991, p. 94, 103 sq.), on
ajoutera en particulier : Politiques de l’amitié, cit., p. 118-121 ; De l’hospitalité (avec
A. Dufourmantelle), Calmann-Lévy, 1997, p. 31 sq. ; « Poétique et politique du témoi-
gnage », in Derrida, Cahier de l’Herne dirigé par M.-L. Mallet et G. Michaud, 2004,
p. 526 sq.

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parole” ? Il faut prendre garde à la condition spécifique de l’énoncia-


tion : c’est l’acte même de produire un énoncé et non le texte de
l’énoncé qui est notre objet. Cet acte est le fait du locuteur qui mobilise
la langue pour son compte. La relation du locuteur à la langue déter-
mine les caractères linguistiques de l’énonciation… » 1 Ce procès de
conversion de la langue en discours individuel, ou énonciation, a diffé-
rents aspects, mais ce qui intéresse avant tout Benveniste c’est son
cadre formel : ce sont donc les conditions formelles de ce qui est pour-
tant présenté essentiellement comme une action individuelle. On voit
bien dans la suite de l’exposition que ces conditions ont un statut très
proche de celui de conditions transcendantales de la constitution de la
subjectivité dans et par le langage, et en ce sens d’un a priori.
Benveniste nous dit que les premières conditions qui engageront tout le
mécanisme de la référence à un monde d’objets et donc la possibilité
d’entrer dans un procès d’appropriation de la signification, concernent
l’introduction du locuteur dans son propre discours, ou la « présence »
du locuteur à sa propre énonciation. C’est pourquoi elles sont entière-
ment suspendues au fait que le locuteur qui dit Je et Tu, Oui et Non, Ici
et Maintenant, parle à la première personne et au présent, temps de
référence, temps « absolu ». Ce sont les « points » où l’énonciation
revient sur l’énoncé, pour y entrer circulairement. On semble être très
près de la description hégélienne, même si le dessin des corrélations
s’est étendu et précisé. Mais Benveniste va apporter une rectification
cruciale à ce que Hegel faisait dire à sa « certitude sensible » : alors que
le locuteur ventriloque de la Phénoménologie se présentait comme une
figure solipsiste, et d’autant plus irrémédiablement que son Je s’engage
aussitôt dans une répétition qui le multiplie à l’infini, le locuteur de
Benveniste est d’emblée un interlocuteur, il a une constitution « dialo-
gique » et porte deux noms alternativement : Je et Tu 2. Ce qui veut dire

1. Problèmes de linguistique générale, II, p. 80.


2. Je laisse de côté la question de savoir ce que Benveniste pourrait ici éventuellement
devoir aux élaborations de Martin Buber dans l’ouvrage de 1923 portant ce titre, il y a
d’ailleurs d’autres « sources » sans doute plus significatives, en particulier chez
Humboldt, d’où vient peut-être l’expression d’« homme dans la langue ». [À ce sujet,
Jean-Claude Milner, que je remercie vivement, m’écrit ceci : « 1) La relation de
Benveniste à Hegel ne naît pas de Kojève. J’en suis d’accord. Benveniste cite Hegel en
allemand en 1932 : je pense qu’il l’avait lu (ou du moins quelques mots) dès les
années 25-26, en relation avec le groupe dit des Philosophes (Lefebvre, Guterman, etc.)
et cela avant que des traductions potables soient disponibles ; 2) Je pense que Benveniste
avait lu Buber. N’oublions pas ses relations avec le RP Jean de Menasce, qui a écrit un
livre sur le hassidisme : Quand Israël aime Dieu [1931 ; réédité aux éditions du Cerf en
1992]. La réflexion sur les pronoms me paraît [aussi] devoir quelque chose à Politzer. »]

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que la parole douée de sens ne peut prendre place que dans le cours
d’un échange ou d’un dialogue, même si l’interlocuteur en est abstrait
ou imaginaire (Benveniste emploie de préférence le terme allocutaire,
qui indique l’adresse du discours, comme on dit en anglais : the addres-
see). Disons mieux : toute parole – toute phrase à la première personne
– se présente comme l’anticipation d’un dialogue dans lequel un sujet
s’adresse à un interlocuteur possible ou à la possibilité d’un interlocu-
teur. Les noms jumeaux du sujet, Je et Tu, sont constamment ramenés à
la vie par l’acte de parole : « Ils sont engendrés chaque fois qu’une
énonciation est proférée, et chaque fois ils désignent à neuf » 1. Mais
toujours ensemble. Nous pourrions dire aussi, en prenant un peu de
distance par rapport à la terminologie de l’auteur, que le procès
d’appropriation, l’introduction de la subjectivité dans le langage sans
laquelle la langue demeurerait une abstraction morte, a la forme d’un
« commerce » au sens que ce vieux mot avait à l’âge classique (le
Verkehr des Allemands, l’intercourse des Anglais). Benveniste parle,
lui, constamment, de communication. Cette communication ou
commerce est symétrique, car les positions de Je et de Tu sont destinées
à s’échanger à un certain moment, ce qui veut dire que l’appropriation
subjective du langage n’existe que comme un procès social, au sens
général, anthropologique. Ce qu’il constitue n’est donc pas un sujet
individuel, mais transindividuel. Pour autant la symétrie ne fait aucune-
ment des deux places de sujet des places identiques, ni des pronoms
correspondants des signifiants interchangeables. Il suffit d’un peu de
réflexion pour comprendre que ce que Benveniste appelle « pronom
personnel », au sens transcendantal, c’est la corrélation de subjectivité
elle-même, telle que le commerce la met en œuvre : non pas Je ou Tu
séparément, mais le couple qu’ils forment, et que telle est justement la
raison profonde pour laquelle Il ou Elle (Er ou Sie, ou Es dans une
langue qui a un « neutre ») ne sont pas des pronoms personnels, ou
nomment des « non-personnes », dont ils servent éventuellement à
décrire le caractère « personnel » ou « impersonnel » de l’extérieur,
comme une propriété. Notons comme une pierre d’attente que c’est à
ce niveau seulement que le « genre » peut être marqué. Cette différence
tient à ce que, pour Benveniste, manifestement, Je ne forme pas couple
avec Il, ou avec Elle, mais seulement avec Tu. Pour que Il ou Elle
forment couple avec Je, il faut que Je commence à les tutoyer (« Où
vas-tu, Seigneur ? »). Mais il y a plus : car les formulations de

1. Problèmes de linguistique générale, II, p. 83.

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Benveniste initialement donnaient un primat au Je, ce qui affaiblissait


l’idée de la corrélation de subjectivité : le locuteur, disait-il, « signale sa
position » dans le discours par l’usage du pronom Je, ce qui provoque,
au moins virtuellement, une réaction ou une réponse de quelqu’un qui,
dès lors, s’appellera Tu. Mais ses formulations ultérieures tendent à
renverser le primat du Je, à donner le primat au Tu : en effet un locuteur
n’entre dans le langage que s’il anticipe, s’il imagine une réplique d’un
interlocuteur dont l’idée, voire tout simplement la place, est déjà don-
née, si oblique ou peut-être indéfiniment différée qu’elle puisse être.
Une interprétation lacanienne, ou lacanisante, nous remettrait ici en
mémoire la fameuse formule : le sujet reçoit de l’autre son message sous
une forme inversée 1. Elle la rattacherait au fait que tout acte de parole,
inconsciemment, reproduit ou répète une situation primordiale dans
laquelle le sujet a été interpellé et nommé de son nom, quel que soit ce
nom ou ce signifiant qui fonctionne comme nom (et il y en a parfois de
très étranges), par l’initiative de quelque Grand Autre. Mais une interpré-
tation derridienne telle que j’essaye de l’imaginer va dans une autre
direction : elle insiste, nous le savons, sur l’idée que « la lettre peut ne pas
parvenir à destination » 2. Et sans doute pour acquérir une validité univer-
selle, pour ne laisser place à aucune exception, pour être ouverte à toute
possibilité ou à tout événement, il faut justement qu’elle n’y parvienne
pas, ne provoque pas la réaction attendue d’un interlocuteur, à savoir une
réponse. Le caractère essentiel de la communication, ou de ce que j’ai
préféré appeler le commerce, ce n’est pas le fait qu’elle s’établisse, en
tout cas ce n’est pas seulement cela, c’est le fait qu’elle puisse s’inter-
rompre ou se briser, échouer à trouver sa réponse, ou sa réponse adé-
quate, c’est-à-dire personnelle. C’est finalement – en passant à la limite –
le fait que la réponse adéquate, lorsqu’il est question en particulier de
demande ou d’appel, représente l’impossible. C’est bien le cas de dire ici
que la réponse est toujours différée, qu’elle est la différance même, et
que pour cette raison elle ne peut être enfermée dans la symétrie dialo-
gique des personnes, mais doit se disséminer hors de leur portée, et les
exposer à la perte. Telle serait la nouvelle forme – non pas « immédiate »
ou « sensible », mais formelle et indéfiniment médiatisée – du paradoxe
dialectique instituant la coïncidence du singulier et de l’universel.

1. Jacques Lacan : « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse »,


in Écrits, cit., p. 298.
2. « Le facteur de la vérité », in La carte postale de Socrate à Freud et au-delà,
Flammarion, 1980, p. 441 sq.

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L’ATTENTE DE L’AUTRE

À partir de cette remarque, dont je concède le caractère schématique,


je voudrais donner enfin la parole à Derrida, ou à Derrida « seul » (à ceci
près qu’aucune écriture n’est moins solitaire que la sienne, puisqu’elle
ne cesse de citer, de dialoguer et de répondre). À cette troisième partie,
après ce qu’autour de Hegel j’ai appelé le supplément de parole, autour
de Benveniste le commerce du sujet, je voudrais donner pour titre indi-
catif l’attente de l’autre ou la loi du genre, pour les raisons qu’on va
voir. La possibilité toujours déjà présente ou logée au cœur de la pré-
sence, de la perte et de l’attente indéfinie, du retour impossible de la
parole à son point de départ, est rendue elle aussi tangible par certains
mots, notamment certains appels, tels qu’ils peuvent être employés en
littérature – et au-delà. C’est le cas tout particulièrement de « Viens »,
que nos manuels de grammaire appelleraient formellement un « impéra-
tif », mais qui fonctionne aussi comme le renversement de l’impératif
(par exemple en prière, en déclaration d’amour). C’est de Blanchot, on
le sait, dans L’arrêt de mort, mais aussi dans L’attente, l’oubli, ou
encore dans Le pas au-delà, que Derrida a reçu cette insistance sur la
fonction du « viens », du « venez », et sur la façon dont elle organise
l’écriture, qu’il a voulu porter encore un peu plus loin, dans une
confrontation directe avec la tradition philosophique. Après Blanchot,
ou plutôt en même temps que lui, Derrida nous fait entendre dans le
« Viens » ce primat de l’absence ou cette impossibilité de la présence de
l’autre, qui l’emporte toujours sur sa présence, même et surtout quand il
y a là quelqu’un, quand quelqu’un est là, dont nous pressentons qu’il
(ou elle, j’y viens) ne répondra jamais comme il faut, et que pourtant
nous nous obstinons à appeler de ce pseudo-nom ou pro-nom : « Tu »,
« Vous ». De telle sorte que le Tu ou le Vous tend à devenir, non pas le
nom de l’autre effectivement présent, ou supposé présent, l’interlocu-
teur actuel ou virtuel qui pourrait toujours se matérialiser, mais celui
d’un autre dont l’absence est comme sensible, dont la certitude est pro-
blématique. Permettez que je cite, beaucoup trop brièvement, un pas-
sage extrait de Parages : « Viens. Viens : comment appeler ce que je
viens de – ce que je viens de quoi. Ce que je viens de dire ? Viens, est-ce
un mot ? Un mot de la langue française ? Un verbe ? Voilà en apparence
un impératif nécessairement présent, mode ici conjugué à la deuxième
personne du singulier. Cette définition paraît aussi sûre qu’insuffi-
sante (…) Qu’ai-je fait ? J’ai appelé. Comment appeler cela ? As-tu

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remarqué comment cela, “Viens”, disons ce mot étrange, dans L’arrêt


de mort, tout près de la fin, avant ces deux derniers paragraphes disparus
d’une édition à l’autre et provoquant plus, par leur disparition… – Je
dois vous interrompre, vous me perdez. M’avez-vous dit “viens” ou
déjà cessé de me parler pour vous entretenir, vous, avec qui que ce soit,
de ce – disons ce mot, et de savoir comment il – il quoi, au fait ? Je suis
perdue… » 1
Et dans un autre livre consacré à Blanchot, Demeure, publié en
1996 et à nouveau sous une forme étendue en 1998 (ce titre, notons-le,
se lit de deux façons, il oscille entre le nom d’une chose, comme une
maison ou pourquoi pas un arbre, et un appel qui veut dire « reste », ou
« s’il te plaît, ne t’en va pas ! », ou même : « reviens toujours comme si
tu n’étais déjà plus là ! »), dans ce livre, donc, nous trouvons la consé-
quence logique : Je devient Tu. « Mais qui parle ici ? Qui ose clamer “je
suis vivant” ? Qui ose répliquer “Non, tu es mort” ? Jusqu’ici, nous
l’avons remarqué, un “je” parle d’un autre, d’un tiers : “je” parle de lui.
“Je”, c’est moi, parle du jeune homme qu’il fut, et c’est encore moi. On
appelle cela une narration. Mais pour la première fois, entre les deux
instances du narrateur et du personnage, qui sont le même sans être le
même, il y a des guillemets, du discours cité en direct. Quelqu’un parle
à quelqu’un, un témoin parle à l’autre pour la première fois, dans un
dialogue à la fois intérieur et, si je puis dire, transcendant. “Je” devient
“tu” ou s’adresse à “toi”, mais on ne sait pas si le “je” est celui qui dit
“je” au début du texte : “JE ME SOUVIENS”, ou si c’est l’autre, le
jeune homme. On ne sait pas qui est “tu”, qui dit “tu” ni qui est tu de
ces deux instances. Cette conclusion est, comme chacune de ces
phrases, singulièrement c’est-à-dire proprement géniale. L’un des deux,
l’Un du Deux dit à l’Autre : “Je suis vivant”, et ce serait donc celui qui
a survécu. Mais c’est l’autre, celui qui a survécu qui lui répond : “Non,
tu es mort”. Et voilà le colloque, voilà le dialogue entre les deux
témoins qui sont tous deux le même au demeurant, vivants et morts,
mort-vivant, et qui tous les deux en demourance prétendent ou
allèguent que l’un est vivant, l’autre mort, comme si la vie n’allait qu’à
un je et la mort au tu. » 2 Ce que je paraphraserai ainsi pour ma part :
dans la nouvelle « certitude sensible », la référence ultime, le fondement
sans fond ou sans substance n’est pas Je mais Tu, interlocuteur qui

1. J. Derrida, Parages, Éditions Galilée, 1986, p. 21.


2. Demeure, p. 129-130. Il s’agit ici de L’instant de ma mort, publié par Blanchot en
1994.

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échappe toujours encore, ou dont la présence est indéfiniment différée.


Ce qui, explique Derrida un peu plus haut, divise irrémédiablement le
sujet 1.
De ces indications télégraphiques, rapprochons alors immédiate-
ment certains passages de La carte postale. De Socrate à Freud et au-
delà, un livre publié en 1980 que les philosophes à l’époque ont eu
tendance à lire surtout pour ses appendices, en particulier la fameuse
critique de Lacan d’abord parue sous le titre « Le facteur de la vérité »,
négligeant de ce fait la partie principale, sans doute jugée trop litté-
raire, ou étrangère aux genres démonstratif, dissertatif et argumentatif
dominants en philosophie, et la façon dont s’y trouve traitée la ques-
tion de la corrélation de subjectivité. Vous vous souvenez peut-être
que cette première partie consiste dans une longue correspondance
fictive, une correspondance amoureuse-amicale comme dans La Nou-
velle Héloïse, où il est question de l’étrange découverte que l’auteur
des lettres a faite à la Bodleian Library d’Oxford d’une carte postale
représentant Platon se penchant sur le dos d’un Socrate écrivant (si ce
n’est écrivain). Je cite un bref extrait de la lettre datée du 5 juin 1977:
« Tu me donnes les mots, tu les délivres, un à un dispensés, les miens,
en les tournant vers toi et te les adressant – et je ne les ai jamais tant
aimés, les plus communs devenus très rares, ni tant aimé les perdre
non plus, les détruire d’oubli à l’instant même où tu les reçois, et cet
instant précéderait presque tout, mon envoi, moi-même, les détruire
d’oubli, avant moi, pour qu’ils n’aient lieu qu’une fois. Une seule
fois, tu vois la folie pour un mot ? Ou pour quelque trait que ce
soit ? » 2
Tu me donnes les mots : c’est donc bien « toi », ou plutôt « Tu »,
comme l’avait pressenti Benveniste, qui donne les mots, qui donne à Je
le langage, ce langage dont Je n’est aucunement le maître. C’est Tu qui
fait « entrer » Je dans le langage. Mais autre chose émerge ici, à quoi
cette fois Benveniste est totalement étranger, ou qui par définition
tombe en dehors des oppositions constitutives de son « appareil formel
de l’énonciation », bien qu’il nous soit désormais impossible, parce que
nous avons repris en compte la matérialité d’écriture du dialogue (c’est
à cela que peuvent servir des lettres, un commerce épistolaire), de ne
pas nous demander comment le formalisme et son usage en sont
affectés. N’y a-t-il pas là quelque chose de plus, une « loi du genre » qui

1. Ibid., p. 65-66.
2. La carte postale, cit., p. 17.

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est elle aussi constitutive, de façon quasi transcendantale, du « grand


procès » ou du « grand phénomène » de l’entrée de l’homme dans la
langue 1 ? Le fait est pourtant que, cette chose, le grand linguiste l’a
négligée, pour ne pas dire qu’il l’a refoulée ou déniée. Quelle est donc
cette chose ? Ce n’est pas simplement le fait que toute communication
vécue, « existentielle », ait un caractère sexué (ou comme on dirait
maintenant, à l’américaine, « genré »). Car ceci ne relève que de l’ima-
ginaire. C’est une caractéristique structurale beaucoup plus matérielle et
donc plus contraignante : le fait qu’il soit impossible d’engager un dia-
logue ou d’entrer dans un commerce par la porte des pronoms « Je » et
« Tu » sans que soit ipso facto soulevée la question du genre, à la fois
neutralisé momentanément dans ces pronoms et en quelque sorte en
embuscade derrière eux. Modalité paradoxale, donc, que celle du
« genre des pronoms », ou de la soumission des pronoms à la loi du
genre : le genre est évoqué, mais il est différé, de telle sorte qu’il
demeure au moins pour un certain temps indécidable. Il y a un « trouble
du genre » ou un « genre trouble » dans l’usage des pronoms personnels,
qui introduit un élément à la fois érotique et énigmatique dans toute
correspondance réelle. Les correspondants sont en effet nécessairement
ou bien du même sexe, ou bien de sexe différent, ou bien d’un autre
encore, comme disait le Balzac du Père Goriot (« Pension bourgeoise
des deux sexes et autres »). Mais la langue immédiatement refoule la
question qu’elle soulevait elle-même. Si vous relisez le passage de La
carte postale que je viens de citer, et tous ceux qui suivent, vous ne
pouvez être insensible à la tonalité très insistante de différence des sexes
qui se fait entendre dans l’usage du Je et du Tu, y compris parce que
vous avez des modèles littéraires en tête (j’évoquais à l’instant La Nou-
velle Héloïse, où les configurations cependant sont très compliquées).
Mais pouvez-vous assigner avec certitude cette différence, et quand le
pourrez-vous ? Il ne suffit pas, il ne suffit surtout pas, de lire le nom de
l’auteur – Jacques Derrida – sur la page de garde, apparemment celui
d’un homme, de l’identifier « auto-biographiquement » à l’auteur des
lettres de fiction sur Platon et Socrate, et de supposer « normalement »
qu’il écrit passionnément à une femme… La lettre de l’écriture interdit
une telle présomption de réponse, bien qu’elle suscite irrépressiblement
la question. En réalité il faut attendre (et l’auteur du livre a mis un
certain art à le retarder) le moment où surviendra dans le texte l’accord

1. J’emprunte l’expression à un autre essai de Derrida bien connu : « La loi du


genre », in Parages, cit., p. 249-287.

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d’un adjectif, d’un participe au masculin ou au féminin 1. Alors la sus-


pension du genre dans la langue est levée, momentanément peut-être
(ce qui ne veut d’ailleurs toujours pas dire que nous connaissions avec
« certitude » le sexe réel des interlocuteurs, il y a des masques, des
déguisements, des pseudonymes, des inversions de genre, on le sait de
reste).
Derrida le redit, plus spéculativement, dans Parages : « Dans Celui
qui ne m’accompagnait pas, celles à qui “il me suffirait de dire”
“Viens”, ce sont cette fois des “paroles”. Relis au moins la séquence qui
débute ainsi : “J’écoute cela. À qui s’adresse-t-il ? De qui est-il ques-
tion ? Qui parle ? Qui écoute ? Qui pourrait répondre à un tel lointain ?
Cela vient de si loin et cela ne vient même pas…”. Rien de ce que je
pourrais te dire ici ne peut s’y mesurer. Ce qu’il appelle alors des
“paroles”, ce ne sont ni des mots, ni des discours, ni une désignation
figurée de qui tiendrait un discours, et prononcerait des mots dans la
proximité de sa pensée ou de sa voix, ni rien de ce qu’on croit
reconnaître sous ces mots : paroles, mots, discours, énoncé ou énoncia-
tion, etc. Ce ne sont pas non plus des choses que nous pourrions opposer
aux paroles, ni des actes. Entendues depuis le viens qu’elles entendent et
qu’elles émettent, elles appartiennent au sans-nom puisque c’est seule-
ment “à partir” du viens qu’elles pourraient crier leur nom. Que, pour-
tant, le nom anonyme, impropre (pensée, parole), donné au sans-nom,
soit choisi de telle sorte que son genre soit féminin et que son pronom
soit toujours elle, voilà qui à la fois marque et neutralise la différence
sexuelle. Tout le transfert du code (par exemple “je l’ai aimée et n’ai
aimé qu’elle”) fait latéralement, comme par un accompagnement silen-
cieux de la langue, peser, pencher la “pensée”, ou ailleurs la “parole” du
côté féminin ; c’est littéralement un movimentum, un moment féminin ;
il annonce par pression inconsciente la différence sexuelle avant toute
autre détermination, toute autre identification. Et comme elle ne se
détermine, ne s’appelle qu’à partir du viens qu’elle lance et renvoie,
l’éloignement du viens instruit le pas de différence sexuelle. » 2
Une de mes amies qui n’est pas à ma connaissance une féministe
militante mais certainement une linguiste brillante, à qui je posais un
jour de façon naïve la question de savoir s’il existe des langues dans
lesquelles les pronoms personnels « vrais », au sens de Benveniste,

1. « Avant de poster cette carte je t’aurai appelée » (La carte postale, cit., p. 14).
2. Parages, cit., p. 80-81 : la référence est à L’arrêt de mort (1948) et à Celui qui ne
m’accompagnait pas (1953).

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comporteraient une flexion de genre (masculin/féminin), comme ils


possèdent une flexion de nombre (singulier/pluriel), me répondit de
façon un peu véhémente : « Ah non ! Il faut bien que dans la langue
subsiste un élément d’universalité ! » 1 Ne pourrions-nous suggérer
cependant, avec Jacques Derrida, que cet élément est remis en question
en permanence par l’usage, la mise en mouvement, le movimentum des
formes linguistiques, leur « engendrement » comme disait Benveniste ?
L’universalité des formes est parasitée par une singularité, ou plutôt par
un insistant effet de singularité, car il ne s’agit toujours que de mettre en
œuvre des corrélations ou des oppositions formelles : la question de la
différence sexuelle, qui est aussi bien celle de l’indifférence sexuelle,
s’introduit dans la neutralité du dialogue. Devons-nous alors parler d’un
élément de silence, d’indicible ? Oui et non. Ce qui est hors langage en
tout cas momentanément n’est certainement pas « hors texte ». Il serait
sans doute tentant de suggérer que nous avons touché là le côté obscur
de la thèse de Benveniste selon laquelle seuls le Je et le Tu, dans la
forme d’un couple, sont des pronoms personnels, alors que le Il et le
Elle, nécessairement marqués d’un genre, ne le sont pas. Ou que le
genre appartient à la « non-personne ». De sorte que, pour un linguiste
du moins, la « personne » serait essentiellement dénuée de genre, pour
ne pas dire a-sexuée. Ce qui semble indiscutable en termes de descrip-
tion structurale du rapport entre l’énoncé et l’énonciation tel que le
portent les indicateurs de subjectivité deviendrait alors, sur son revers,
ou son envers, la marque d’une répression de la différence sexuelle, ou
plutôt de son expression, dans la « corrélation de subjectivité ». Mais ne
serait-ce pas aller là un peu vite en besogne ? Plutôt que de faire ainsi
subir à Benveniste, et à travers lui à la linguistique, ou au structuralisme,
une psychanalyse sauvage, ou de lui infliger une leçon de political
correctness, il vaut mieux opérer par déplacement et supplémentation,
opérations déconstructives par excellence : l’expression du genre est
différée par la langue, et ainsi ouverte à l’indétermination, aux jeux de

1. Il s’agit de Françoise Kerleroux qui, tout en niant avoir proféré cette exclamation,
m’a fourni un article exhaustif sur la façon dont les différentes langues distinguent (ou
non) les genres dans la distribution des pronoms personnels : Anna Siewierska : « Gender
Distinctions in Independent Personal Pronouns », The World Atlas of Language Struc-
tures, Haspelmath, Dryer, Gil & Conrie eds., Oxford University Press, 2005. Il est à noter
qu’à l’exception de certaines langues africaines on ne trouve pas d’exemples de langues
qui déclineraient en genre les pronoms personnels des deux premières personnes mais pas
de la troisième. D’autre part, dans les langues « sémitiques » comme l’arabe ou l’hébreu,
les deuxièmes personnes du singulier et du pluriel se déclinent en genre, mais pas la
première (le « Je »).

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parole et d’écriture. À un certain moment elle sera provoquée, inévita-


blement : la « troisième personne », nécessairement différenciée ou gen-
rée, entrera en scène, ou Je et Tu rentreront en scène comme Il ou Elle,
comme « non-personnes » ou fausses personnes, dont le genre est
encore à venir, et dont nous ne sommes même pas sûrs (comme les
paroles ou la mort) qu’ils appartiennent toujours au genre humain.
C’est d’ailleurs à peu près ce que dit un remarquable passage de
« La loi du genre », à nouveau écrit en marge de Blanchot, ou à quatre
mains avec lui, le dernier que je citerai : « Premier mot et mot impos-
sible de La folie du jour, “je” se présente comme moi, un homme. La
loi grammaticale ne laisse à ce sujet aucun doute. La première phrase,
au masculin (“Je ne suis ni savant ni ignorant”), ne dit rien qu’une
double négation au regard du savoir (ni… ni). Elle n’a donc rien d’une
présentation de soi. Mais la double négation donne le passage à une
double affirmation (oui, oui) qui se lie ou s’allie à elle-même. Faisant
alliance ou hymen avec elle-même, cette double affirmation sans limite
dit un oui sans mesure, excessif, immense : et à la vie et à la mort.
Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop peu dire ; je
vis, et cette vie me fait le plaisir le plus grand. Alors, la mort ? Quand je
mourrai (peut-être tout à l’heure), je connaîtrai un plaisir immense. Je ne parle
pas de l’avant-goût de la mort qui est fade et souvent désagréable. Souffrir est
abrutissant. Mais telle est la vérité remarquable dont je suis sûr : j’éprouve à
vivre un plaisir sans limite et j’aurai à mourir une satisfaction sans limite.
Or sept paragraphes plus loin, la chance, et la probabilité, d’une telle
affirmation est accordée à la femme. Elle revient à la femme. Plutôt :
non pas à la femme ou même au féminin, au genre féminin, à la généra-
lité du genre féminin mais – c’est pourquoi j’ai parlé de chance et de
probabilité – “presque toujours” à des femmes. Ce sont “presque tou-
jours” des femmes qui disent oui, oui. À la vie à la mort. Ce “presque
toujours” évite de traiter le féminin comme une puissance générale et
générique, il fait sa part à l’événement, à la performance, à l’aléa, à la
rencontre. Et c’est bien depuis l’expérience aléatoire de la rencontre que
“je” parle ici. Dans le passage que je vais citer, l’expression “les
hommes” intervient une fois, la seconde, pour nommer le genre sexuel,
la différence sexuelle (…), une autre fois, la première, de façon indécise
pour nommer ou bien le genre humain (nommé d’ailleurs “espèce” dans
le texte), ou bien la différence sexuelle. » 1

1. Parages, p. 278-279.

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Il n’y a pas plus d’appropriation du langage sans cette entrée en


scène, cette conséquence ou cette dissémination du dialogue, qu’il n’y
en a sans Je et Tu. N’est-ce pas là une part au moins, mais une part
importante, des raisons pour lesquelles Derrida a forgé le néologisme
un peu barbare d’exappropriation, où se combinent de façon oxymo-
rique les idées d’appropriation et d’expropriation 1 ? Benveniste a bien
raison d’expliquer que parler à la première personne au présent est une
façon d’acquérir d’un seul coup la totalité du langage, que c’est donc
un événement structural toujours réitéré. Là où Hegel décrivait une
perte d’identité, au fond une expropriation du sujet, lui voit une appro-
priation, sans doute parce que la corrélation du Je et du Tu comporte
une certitude que n’a pas celle du celui-ci et du ceci. Mais le supplé-
ment de genre inséré par Derrida dans la figure du commerce (qui est
aussi celle du « don » de la parole) nous ramène, sinon au point de
départ, du moins à une situation plus ambivalente : dans cette appro-
priation quelque chose demeure à la fois exigible et inaccessible, pré-
sent et absent, donné et retiré, à savoir l’identité du sujet (son identité
sexuelle, mais peut-être pas uniquement). Et sans doute cela vaut-il
beaucoup mieux ainsi pour un « sujet ».
J’espère avoir montré, en m’y exerçant à ma façon, qu’une décons-
truction n’est pas un pur renversement, notamment pour ce qui concerne
l’usage de catégories logiques comme l’universel, le singulier. Mais
sans doute fait-elle surgir d’une façon irréversible au cœur de ces caté-
gories ou de l’usage que nous en avons un élément d’impureté et de
conflit qu’aucune dialectique ne saurait surmonter. Où serait alors la
différence entre Hegel et Derrida à cet égard ? Un Hegel que nous
réussirions à contenir dans les limites de son point de départ, à qui nous
demanderions en somme de suspendre sa propre téléologie comme il
voudrait que « nous » le fassions pour que l’expérience de la certitude
sensible soit véritablement une expérience, un Hegel que nous force-
rions à prendre au sérieux et au pied de la lettre les opérations de fiction
auxquelles il a dû avoir recours pour sortir de la métaphysique du sujet
transcendantal, ne serait pas très loin sans doute d’une telle reconnais-
sance. C’est cette impureté ou ce conflit que figure le « supplément de
parole ». Mais ce supplément est lui-même immédiatement résorbé

1. Sur l’élaboration par Derrida de la catégorie de « l’exappropriation », cf. E. B. :


« Le renversement de l’individualisme possessif », cit. Je renvoie à Éperons. Les styles de
Nietzsche (1972), Marges de la philosophie (1972), Glas (1974), La carte postale (1980),
Spectres de Marx (1993), Donner le temps (1991).

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dans son effet d’inquiétude, peut-être parce que Hegel n’accorde encore
aux formes symboliques qu’il a dégagées qu’une valeur instrumentale
et provisoire. En va-t-il autrement de la « loi du genre » derridienne à
laquelle j’ai tenté de rattacher une description particulière de l’effet en
retour de l’écriture sur la parole elle-même, en tant bien entendu qu’il
ne s’agit pas d’anthropologie mais de structure ? Nous aurions des rai-
sons de le penser, en particulier pour ce qu’elle introduit sans cesse
d’une proximité inquiétante (unheimlich) de la mortalité et du genre, les
deux seules déterminations qui soient au fond indissociables d’un
« Tu » marqué de finitude, à qui « Je » s’adresse indéfiniment en lui
disant Viens !
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DEUXIÈME PARTIE

Être(s) en commun
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ICH, DAS WIR, UND WIR, DAS ICH IST


LE MOT DE L’ESPRIT

Le présent exposé – que je remercie Pierre Macherey de m’avoir


donné l’occasion de préparer en m’invitant dans le cadre du groupe de
travail qu’il anime – s’insérera je l’espère sans trop d’arbitraire dans le
programme de cette année, consacré à explorer et discuter les usages
de la catégorie de « modernité » 1. Mon intention n’est pas, toutefois,
de contribuer directement à cette discussion, même si les problèmes
de philosophie et d’histoire que je veux esquisser ont, de l’avis géné-
ral, une incidence sur la façon même dont nous comprenons l’idée
d’un « moment moderne », et dont nous nous situons par rapport à lui.
Je me contenterai de l’observation liminaire suivante : la catégorie de
« modernité » est évidemment différentielle, mais en plusieurs sens qui
se recouvrent et à l’occasion se concurrencent.

LES SEUILS DE LA MODERNITÉ

Née d’une « querelle » où elle prend la valeur sémantique d’une


alternative à la tradition, mais aussi d’un retour aux sources occultées

1. Exposé présenté le mercredi 3 mai 2006 sous le titre : « Première modernité,


seconde modernité : De Rousseau à Hegel » au Groupe de travail « La philosophie au
sens large », animé par Pierre Macherey, Université de Lille III. Je renvoie à son site pour
l’ensemble des contributions.

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de cette tradition, la modernité ne s’oppose pas seulement à un ou


plusieurs « autres » extérieurs, où elle nous permet (avec toute l’ambi-
valence que peut comporter un tel geste) de projeter des valeurs néga-
tives ou en négatif. Elle se divise aussi en elle-même, intérieurement,
dans la mesure où elle assume sa propre négativité et se présente
comme conflit continué entre plusieurs interprétations incompatibles
de son mouvement progressif, qui concernent aussi bien la politique et
les institutions que la culture ou la pensée spéculative. La nouvelle
querelle qui naît de cette division plonge ses origines dans le mouve-
ment dit des « Anti-Lumières » et trouve une figure elle-même intrinsè-
quement « moderne » dans les pensées de la destructivité de la raison
ou de la catastrophe du progrès, telle la dialectique négative théorisée
par Adorno 1. Elle trouve aujourd’hui à la fois un prolongement et un
déplacement, issus d’un renversement radical de perspectives, dans la
critique « postcoloniale » du grand récit de la modernisation du monde
à partir des modèles européens de rationalité et de gouvernementalité
en tant qu’expression d’une structure de domination elle-même histori-
quement située 2.
Enfin la « modernité » se divise elle-même en moments successifs
séparés par des seuils ou correspondant à des tendances nouvelles,
qu’on peut concevoir comme les périodes d’un devenir historique
(redoublant en quelque sorte, à l’intérieur de sa « période fondamen-
tale », le problème empirico-spéculatif caractéristique des philosophies
de l’histoire) ou comme les indices de la remise en question de ses
présupposés, ayant elle-même toute une histoire, et manifestant tantôt
la finitude de son point de vue, tantôt l’incertitude de son devenir.
L’indice le plus manifeste aujourd’hui de la façon dont ce second
mode de différenciation interne se creuse au sein du premier, et le
complique, est constitué par l’alternative entre les discours de la « post-
modernité » (catégorie lancée par J.-F. Lyotard sur le mode de la « fin »
et reprise sur celui du « commencement » par des philosophes de la
culture comme Zygmunt Bauman) et ceux de la « modernité réflexive »
ou « seconde modernité » (qui est aussi une « modernité seconde »),

1. É. Balibar : « Séjourner dans la contradiction. L’idée de “nouvelles Lumières” et les


contradictions de l’Universalisme », in Hans Adler-Rainer Gödel (Hrsg.), Formen des
Nichtwissens der Aufklärung, Laboratorium Aufklärung, Wilhelm Fink Verlag, München,
2010.
2. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe.Postcolonial Thought and Historical
Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000.

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proposés surtout par des sociologues et politologues (A. Giddens,


U. Beck) 1.
Ma proposition personnelle, pour le dire de façon très schématique,
consiste à poser à la fois que les thèses qui visent à « déconstruire » les
institutions, les présupposés, les discours de la modernité, sont toujours
déjà présentes au cœur de ses expressions philosophiques (celles qui,
au premier chef, ont entrepris de la « construire », et pour cela ont pris
le risque d’en penser et d’en énoncer les conditions de possibilité), ce
qui veut dire que la postmodernité ne met pas fin à la modernité, selon
le schéma évolutif qu’elle a elle-même privilégié, mais lui confère
plutôt une allure critique, qui en permet l’intelligibilité ; et d’autre part
que les « phases » ou les « périodes » du développement historique de
la modernité, dont on peut dire qu’elles correspondent à des déplace-
ments d’ensemble de sa problématique (politique, culturelle, métaphy-
sique), sont séparées par des seuils différentiels qui doivent, certes, être
repérables dans des transformations sociales et institutionnelles, dans
des inventions et des coupures discursives, et surtout dans les corres-
pondances complexes qu’il est loisible d’établir entre leurs différents
niveaux (ainsi les révolutions industrielle et politique de la fin de l’âge
classique, d’un côté, le déclin des métaphysiques de la nature humaine,
des philosophies contractualistes, et leur remplacement tendanciel par
des philosophies de l’évolution historique et des positivismes juri-
diques, de l’autre), mais qui se répètent toujours plusieurs fois. Ou
plutôt ces franchissements de seuils sont contraints de se « réitérer » au
risque de se déformer et de se déplacer indéfiniment, parce que leur
contenu même (par exemple la notion de « société », ou l’articulation
de « l’homme » et du « citoyen ») est enjeu d’interprétations contradic-
toires.
Ce qui revient à suggérer que les « seuils de la modernité » (à la
fois seuil d’accès à la modernité, seuils de passages d’un de ses
moments à l’autre, éventuellement seuil de dépassement ou de décom-
position de la modernité) se présentent à nous dans la figure typique de
points d’hérésie indéfiniment mobiles, où se rejouent certaines opposi-
tions typiques. C’est à l’identification de tels points d’hérésie, et à la
relation qu’ils entretiennent précisément avec les seuils successifs de la
modernité, que je m’intéresse particulièrement, et c’est de cela que je

1. Ce débat est bien exposé dans la thèse de doctorat de Nicolà Marcucci, soutenue en
2005 à l’Université de Pise : Le forme dell’ingiustificazione. Relazione sociale/Relazione
politica tra prima e tarda modernità.

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voudrais parler aujourd’hui à propos d’un problème de lecture et


d’interprétation du texte hégélien qui me semble privilégié 1.
De ce point de vue essentiellement différentiel, le recours aux textes
philosophiques, ou à certains de leurs détails d’écriture, présente en effet
un intérêt particulier. Je ne pousserai pas la provocation jusqu’à soutenir
ici qu’il faut préférer la « philosophie au sens restreint » à la « philoso-
phie au sens large », mais je défendrai l’idée que les deux vecteurs ainsi
désignés sont aussi importants l’un que l’autre. J’accorde entièrement à
Pierre Macherey, et que la « philosophie » n’a pas de limites préétablies
(et notamment pas celles du genre philosophique, tel que codifié par
l’Université), et que le sens, les enjeux des discours philosophiques,
sont inintelligibles dans un pur rapport à soi, autoréférentiel. Ce sens,
éminemment ouvert et problématique, suppose bien une extériorité, et
singulièrement une extériorité de conflits, dans lesquels les discours
philosophiques sont partie prenante. Mais je pose corrélativement,
comme je l’avais déjà fait dans le passé à propos de Fichte et de sa
théorie de la « frontière intérieure », que « le texte philosophique porte à
l’extrême des contradictions qui le dépassent, mais qui ne trouvent nulle
part ailleurs une formulation aussi contraignante » 2. Et j’ajoute que
l’énonciation philosophique (c’est-à-dire la production d’un énoncé
théorique dans un contexte d’écriture, lui-même inscrit dans une succes-
sion et un affrontement de multiples textes) est notre seule voie d’accès
à ce qui constitue la singularité, la radicalité, la « tempestivité » aussi
bien que « l’intempestivité » des conflits historiques, qu’ils soient
sociaux, politiques, religieux, moraux, ou tout cela à la fois.
Une telle énonciation me paraît être constituée par la phrase
– étrange, nous allons le voir – qui figure dans la Phénoménologie de
l’esprit à la fin de la section introductive du chapitre IV (donc immédia-
tement avant la section A : « Indépendance et dépendance de la
conscience de soi ; maîtrise et servitude ») : « Ich, das Wir, und Wir, das
Ich ist ». Hyppolite traduit ou tente de traduire : « un Moi qui est un
Nous, et un Nous qui est un Moi » 3. C’est cette phrase que je veux

1. Le terme de « point d’hérésie » vient de Foucault (Les Mots et les Choses, 1966),
qui retrouve ainsi une figure de l’argumentation pascalienne ; je me suis déjà servi de
l’expression « seuil de la modernité », au singulier, dans mon article « Âme, esprit »
rédigé pour le Vocabulaire européen des philosophies, cit.
2. É. Balibar : « Fichte et la frontière intérieure. À propos des Discours à la nation
allemande », in La crainte des masses, cit., p. 131 sq.
3. Édition Hoffmeister, F. Meiner Verlag, 1952, p. 140 ; La Phénoménologie de
l’esprit, traduction de J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1939, tome I, p. 154.

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essayer d’expliquer en la rapportant à ses sources et à ses effets, à son


contexte immédiat et à sa portée théorique dans l’ensemble de l’œuvre,
et dont je veux faire l’indice dans la philosophie et par les moyens
propres à l’écriture philosophique du franchissement d’un seuil caracté-
ristique de la modernité, et aussi, bien entendu, des tensions extrêmes,
voire des apories insurmontables qu’il comporte, ou plus exactement
que comporte le fait de se tenir sur ce seuil. Ce qui fait qu’en réalité,
dans sa prodigieuse densité ou consistance, qui la rend ineffaçable,
l’énonciation de Hegel est aussi extraordinairement instable, et doit être
considérée tout à la fois comme située toujours encore en deçà et
comme se projetant déjà au-delà d’un tel seuil, ou en d’autres termes
prise dans la répétition d’un passé peut-être très archaïque et appelant
de futures répétitions encore largement indéterminées.
Je le dis tout de suite pour y revenir dans la suite de l’exposé, ce
privilège que j’accorde à l’énonciation de la « première personne »
dans le texte de Hegel, dans la forme d’une relation en miroir entre le
Je et le Nous, ou si l’on veut le sujet individuel et le sujet collectif
(comme disent ses rares commentateurs), tient à ce qu’elle cristallise en
une seule phrase trois ordres de problèmes qui touchent à l’essentiel de
ce que nous discutons sous le nom de « modernité » :
– premièrement, il tient à la relation qu’elle entretient avec une
métaphysique (qui est aussi une grammaire) de la subjectivité, et donc
à travers celle-ci avec le problème anthropologique plus général des
modes de sujétion (ou d’assujettissement, en conférant à ce terme
l’ambivalence que lui a restituée la philosophie contemporaine de
langue française), mais aussi avec la question d’une « mutation » de la
subjectivité qui serait propre à la modernité (et que signale immédiate-
ment ici l’association entre l’énonciation de la personne, à la fois une
et dédoublée, et l’entrée en scène des catégories de la conscience et de
la conscience de soi) ;
– deuxièmement, le privilège tient à l’indication proprement « phé-
noménologique » que cette énonciation fournit quant à la nature du
problème que pose la constitution d’une communauté : plus précisément
d’une communauté « immanente », dont le principe d’unité, dépassant
la simple addition des individualités ou subjectivités qui la composent,
ne procède pas de la préexistence de l’Un, ou de l’incorporation d’une
loi transcendante, mais uniquement de la réciprocité, de la reconnais-
sance mutuelle de ses membres, et donc aussi de leurs conflits. C’est ici,
en particulier, qu’une confrontation avec la problématique de Rousseau

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(qui, nous le verrons, est appelée par la lettre même du texte) s’avère
indispensable ;
– troisièmement, le privilège de notre énonciation tient au fait qu’elle
pose de façon aiguë la question de ce qui fait la différence entre une
première modernité, assignable en première approximation à l’âge clas-
sique et à sa problématique de la souveraineté comme transcendance
(dont relèvent des penseurs aussi différents que Descartes ou Hobbes,
Rousseau formant à cet égard le bord extrême, où s’amorce un renverse-
ment), et une seconde modernité (dont les problématiques concurrentes
de la société, du droit, de l’historicité, renvoient de façon complexe à la
préparation, à l’accomplissement, à l’interprétation des deux grandes
« révolutions » dont la quasi-simultanéité a bouleversé la « conscience
européenne » : la révolution industrielle, la révolution démocratique).
Le fait que Hegel (ou l’écriture de Hegel) se tienne ici de façon vacillante
sur le « seuil » signifie en particulier à mes yeux que, dans sa formulation
propre des exigences de la seconde modernité, il éprouve le besoin de
« rejouer » au plus près de sa lettre la tragédie du renversement interne
de la subjectivité théologico-politique en subjectivité communautaire ou
sociale, et se trouve ainsi inscrire objectivement au cœur même d’un
discours moderne les germes d’une « déconstruction » postmoderne 1.

SUJET EN MIROIRS

Et maintenant, ayant déjà passé beaucoup de temps en préparations


un peu formelles, nous pouvons entreprendre l’examen des problèmes
d’interprétation que pose l’énonciation de Hegel. Je proposerai trois

1. Comparer ici avec ce qu’écrit Bruno Karsenti dans son livre récent : Politique de
l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Hermann, Paris, 2006,
p. 66 : « Au moment où Bonald oppose le point de vue du moi et le point de vue du nous
comme deux manières de philosopher [L. de Bonald, Démonstration philosophique du
principe constitutif de la société, 1830], au moment où la figure de l’homme social s’érige
à l’encontre des illusions du moi dans lesquelles la psychologie de l’homme individuel
paraît se complaire, Comte entreprend donc… de donner à cette opposition sa version la
plus tranchée : celle qui consiste à dégager une certaine façon de concevoir le nous, sur un
mode qui soit lui-même désubjectivé… » : le projet de Hegel est exactement inverse, et de
son point de vue l’entreprise de Comte ne pourrait apparaître que comme une contradic-
tion dans les termes. Voir aussi l’article de Pierre Macherey : « Aux sources des rapports
sociaux : Bonald, Saint-Simon, Guizot », in Genèses, 9, 1992, « Conservatisme, libéra-
lisme, socialisme ».

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ordres de considérations. Dans un premier temps, je me concentrerai


sur la lettre de la phrase hégélienne, dont je montrerai la singularité, et
la fonction stratégique, en la rapportant à son contexte proche et élargi
dans la Phénoménologie. Dans un second temps je tenterai de l’ins-
crire dans une « chaîne signifiante » marquée par d’autres énonciations
de la personne comme sujet, ayant elles aussi une portée métaphysique
et politique à la fois, en particulier des énonciations religieuses chré-
tiennes et (surtout) celles de Rousseau dans le Contrat social. Enfin,
dans un troisième temps [seulement esquissé aujourd’hui], je tenterai
d’organiser autour de l’interprétation de cette phrase un nouveau par-
cours des questions (bien connues) que soulève la façon dont, dans la
Phénoménologie de l’esprit, Hegel a cherché à problématiser l’imma-
nence de la communauté, mais aussi sa conflictualité interne.
La phrase de Hegel (que j’abrégerai à l’occasion en « IWWI ») est,
prise à la lettre, intraduisible (comme on peut le vérifier aisément en
examinant les tentatives de « traduction » en différentes langues, dont le
français). Cela tient à l’exploitation qu’elle fait, au même titre que toute
une tradition de philosophie à laquelle on a donné le nom d’idéalisme,
de propriétés idiomatiques de la langue allemande qui concernent la
syntaxe des pronoms personnels et notamment du pronom Ich 1, en
particulier la possibilité qu’offre l’allemand (à la différence du français,
du moins du français courant, parlé) de nominaliser immédiatement la
première personne, non réflexive (et, sur ce modèle, éventuellement les
autres) : Ich devenant das Ich, donc fonctionnant à la fois comme
« sujet de l’énonciation dans l’énoncé », entrée de la personne dans la
langue au sens de Benveniste, et comme un des noms, voire le nom
propre de la subjectivité en général, et donc comme concept (alors que
le français, depuis Descartes, Pascal, Condillac, Maine de Biran, a « le
moi », ce qui n’est pas du tout la même chose 2). Cela tient ensuite,
corrélativement, à la façon dont elle fait jouer implicitement dans le
texte, par les seuls moyens de l’écriture, une pluralité de « voix » inhé-
rente au mouvement phénoménologique, ou réalisant son ambition de
« faire parler » le sujet même dont elle nous présente la constitution et
l’histoire, c’est-à-dire, si l’on veut « la conscience » (das Bewusstsein,
en passe ici de se transformer en Selbstbewusstsein). Le texte insère en

1. Comme je l’ai montré dans l’article « Je-Moi-Soi » du Vocabulaire européen des


philosophies.
2. Et l’anglais philosophique ou psychanalytique une formation de compromis qui
recourt au latin : « the ego ».

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effet [du moins dans la version utilisée par Hyppolite] au milieu de la


présentation de ce qui, selon l’expression de Hegel, constitue un « tour-
nant » (Wendungspunkt) du développement dialectique, non pas une
virgule d’apposition, mais deux points : « Ainsi pour nous est déjà
présent le concept de l’esprit. Ce qui viendra plus tard pour la
conscience, c’est l’expérience de ce qu’est l’esprit, cette substance
absolue, qui, dans la parfaite liberté et indépendance de son opposition,
c’est-à-dire des consciences de soi diverses étant [chacune] pour soi
(verschiedener für sich seiender Bewusstseine), constitue leur unité : un
Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi. Dans la conscience de
soi comme concept de l’esprit la conscience atteint le moment de son
tournant ; de là elle chemine hors de l’apparence colorée de l’en-deçà
sensible (des sinnlichen Diesseits) [c’est-à-dire le monde de l’ici-bas] et
hors de la nuit vide de l’au-delà suprasensible (des übersinnlichen
Jenseits) [c’est-à-dire de l’au-delà transcendant, hors du monde], pour
entrer dans le jour spirituel de la présence (in den geistigen Tag der
Gegenwart einschreitet). » La phrase « IWWI » n’est pas la simple
explicitation conceptuelle de cette « unité » qui forme le concept de
l’Esprit lorsqu’il se manifeste pour la première fois « dans le jour de la
présence » [ou : du présent ; les connotations théologiques sont évi-
dentes : ce Premier Jour de la parution de l’esprit est en même temps le
Dernier Jour de l’aliénation], elle ne s’inscrit pas au même niveau que
le reste de la description phénoménologique, énoncée nous le savons du
point de vue du « savoir absolu ». Mais elle constitue l’entrée en scène
d’une autre voix, qui surgit au milieu du texte et parle d’elle-même à la
première personne, c’est-à-dire qui s’énonce en tant que cet « esprit »
qu’elle est réellement. C’est pourquoi contrairement à ce que laissent
supposer les traductions courantes Hegel n’écrit pas (ce qu’il aurait pu
faire) quelque chose comme : « ein Ich, das ein Wir ist… », ou « das Ich,
das auch das Wir ist… », mais « Ich, das Wir… » 1.
Mais l’énonciation en première personne comporte un forçage syn-
taxique qui louche vers une nominalisation explicite, et qui même en
allemand, bien que très facile à comprendre, constitue une singularité :

1. Pour faire complètement justice à la singularité de cet énoncé et de sa mise en scène


dans le texte hégélien, il conviendrait de le rattacher aussi à la question du « pour nous »
phénoménologique, qui permet à Hegel d’écrire en première personne au « nom » d’une
communauté (ou d’un être en commun) égalitaire : cf. Jean-Luc Nancy, Hegel. L’inquié-
tude du négatif, cit., p. 113 sq. (« Nous »). Dans l’écriture de la Phénoménologie, le
« sujet de l’énonciation » est « représenté » non par « Je » mais par « nous », et notre
formule en un sens dit aussi cette conversion en tant que processus infini.

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si Ich et Wir sont les marques de la première personne s’exprimant en


personne, faisant entendre sa propre voix dans le texte, les relatifs qui
les reprennent ne sauraient être au neutre (das), il faudrait qu’ils soient
au masculin ou au féminin (dilemme embarrassant, et intéressant : Ich,
der Wir…, ou Ich, die Wir…), et surtout le verbe devrait être lui-même
à la première personne : non pas « ist », mais « bin » ou « sind ». Ici le
texte fait donc entendre fictivement une superposition de deux points
de vue, une concrétion de voix : il produit un effet d’identification et de
distanciation à la fois, il « exhibe » une énonciation qui, comme telle,
devrait suffire à identifier son sujet (c’est ainsi que parle l’Esprit, c’est
cela qu’il dit de lui-même, et c’est à partir de ce « texte unique »,
comme aurait pu dire Kant, que, phénoménologiquement, nous devons
chercher à comprendre ce qu’il est et ce qu’il nous dit, même et surtout
s’il s’agit d’un énoncé paradoxal) 1 ; et déjà, cependant, il nominalise
cette énonciation complexe, la constituant en « objet » de pensée, et
nous suggère de revenir à une formulation descriptive, à une élabora-
tion de figures (la première étant celle de « maîtrise et servitude »,
immédiatement subséquente), dont on considérera qu’elles explicitent
le concept d’une telle personnalité, mais dont il faudra bien aussi se
demander à chaque fois si elles ont effectivement rejoint l’essence (ou
l’être : Wesen) qu’il vise (et nous savons qu’en réalité ce ne sera jamais
le cas… sauf à réserver la question du « Savoir absolu »). Pour essayer
de rendre tout cela dans une traduction-commentaire, il faudrait donc
que nous jouions nous-mêmes sans cesse sur les deux quasi-traductions
possibles de IWWI, qui en défont l’anomalie syntaxique sans équi-
valent possible en français : « Un Moi qui est un Nous, un Nous qui est
un Moi », « Nous que je suis, Moi que nous sommes » 2…
De telles énonciations ne sont pas absentes de la philosophie, et en
particulier de la philosophie classique, mais elles y sont rares, et de
fait, elles sont à chaque fois liées à des révolutions dans l’écriture et la
conception de la subjectivité, en tant que celle-ci est inséparable d’un

1. Hegel ne peut traiter de la question du sujet, ni a fortiori le « faire parler » comme


Esprit, sans avoir en tête la critique kantienne du paralogisme transcendantal : comme à
son habitude, il va revendiquer, au titre d’une tout autre conception de la dialectique, ce
que Kant a voulu dénoncer comme illusion. En l’occurrence, il s’agit de poser qu’on peut
(et même on doit) conférer une substantialité à la fonction subjective, mais à la condition
d’identifier cette substantialité à la « communauté » ou « réciprocité » des personnes
singulière et plurielle.
2. Variante proposée par Jean-Pierre Lefebvre dans sa propre traduction de la
Phénoménologie : « Un Je qui est un Nous, un Nous qui est un Je » ; Pierre-Jean
Labarrière traduit pour sa part entre les deux : « Je qui [est] nous, et nous qui est Je ».

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acte de parole (logos, legein), sur le fond d’une interminable confron-


tation (ou répétition polémique, « blasphématoire ») avec les énoncés
théophaniques de la tradition judéo-chrétienne, oscillant toujours entre
une perspective ontologique et une perspective égologique. L’exemple
le plus important, qu’il faudrait avoir le temps de confronter en détail,
à même la lettre des textes, est l’énoncé « fondateur » proposé par
Descartes dans la Deuxième Méditation : ego sum, ego existo (ou,
dans la version française : « Je suis, j’existe »), comme j’en avais tenté
naguère la démonstration 1.
Je laisse cette confrontation en suspens, et je me concentre – à nou-
veau de façon schématique – sur une question corrélative, qui est celle
de la place occupée par l’énonciation du chapitre IV et de la fonction
qu’elle remplit dans l’ensemble du développement de la Phénoménolo-
gie. Cette place est stratégique, tellement qu’on peut soutenir qu’en
réalité c’est autour de cet énoncé que s’organise toute la structure du
livre, et que se construit son architectonique. En dehors de l’interpréta-
tion de l’énoncé, ou plutôt de la relation qu’il entretient tout au long de
l’ouvrage avec une série d’autres, qui ont en commun une construction
grammaticale ou une représentation du concept spéculatif et de sa fonc-
tion transcendantale dans la forme d’une équation dont les termes sont
les autoréférences de la personne (représentation dont l’idée vient de
Kant et surtout de Fichte, à partir de la « tautologie » originaire « Ich =
Ich » ou « Ich bin Ich »), le mouvement de la Phénoménologie est très
difficilement intelligible 2. Ou disons plus prudemment, c’est dans cette

1. É. Balibar : « Ego sum, ego existo. Descartes au point d’hérésie », conférence à la


Société française de philosophie du 22 février 1992, reproduite supra chap. I.
2. On a le témoignage des effets immédiats de cette invention fichtéenne dans le
fragment de Hölderlin Urteil und Sein (datant probablement de 1795) : « „Ich bin Ich“ ist
das passendste Beispiel zu diesem Begriffe der Urteilung, als theoretischer Urteilung,
denn in der praktischen Urteilung setzt es sich dem nicht-Ich, nicht sich selbst entgegen
(…) Aber dieses Sein muss nicht mit der Identität verwechselt werden. Wenn Ich sage :
Ich bin Ich, so ist das Subjekt (Ich) und das Objekt (Ich) nicht so vereiniget, dass gar
keine Trennung vorgenommen werden kann, ohne das Wesen, desjenigen, was getrennt
werden soll, zu verletzen ; im Gegenteil : das Ich ist nur durch diese Trennung des Ichs
vom Ich möglich. Wie kann ich sagen : Ich ! ohne Selbstbewusstsein ? Wie ist aber
Selbstbewussstein möglich ? Dadurch, das ich mich selbst entgegensetze… » (Friedrich
Hölderlin, Werke, Carl Hanser Verlag, München, 1990, p. 597-598, [« “Je suis Je” est le
meilleur exemple de ce concept de division originelle (Urtheilung) en tant que division
originelle théorique, car, dans la division originelle pratique, il s’oppose au non-moi, non
à lui-même (…) Quand je dis : je suis je, le sujet (je) et l’objet (je) ne sont pas unis de telle
manière que l’on ne puisse procéder à aucune séparation sans altérer la nature de ce qui
doit être séparé ; au contraire, le moi n’est possible que grâce à la séparation du je et du
moi. Mais comment pourrais-je dire : Moi ! Sans conscience du Moi ? Mais comment la
conscience de soi est-elle possible ? Elle l’est quand je m’oppose à moi-même… »

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relation que le sens du mouvement est, par excellence, périodiquement


signalé et relancé. Essayons de le faire comprendre par quelques indices.
Lire la Phénoménologie en tant que progression de la conscience
vers le savoir absolu qui est à la fois son ultime figure et son dépasse-
ment (ou le dépassement de sa finitude propre, des limites de son
« expérience »), c’est alors prêter attention à la signification que repré-
sente la série de termes ou expressions : d’abord Ich (le pur pronom
personnel, à la fois singulier et universel, sensible et abstrait, par lequel
la conscience se désigne avant même de déployer aucun contenu, c’est-
à-dire lorsque, phénoménologiquement, elle se précède elle-même
comme conscience, dans le chapitre I sur la « certitude sensible », sinn-
liche Gewissheit) ; ensuite Ich gleich Ich, ou (avec d’autres connota-
tions) Ich bin Ich, la « tautologie » au moyen de laquelle Kant et Fichte
(ou plutôt Fichte interprétant Kant) pensaient et énonçaient la structure
logique d’unité de la conscience transcendantale, et que Hegel ne cesse
de désigner comme une « forme vide », abstraite, dans laquelle la
conscience ressaisit précisément une unité sans contenu propre, qui est
donc par elle-même incapable de nous faire comprendre pourquoi elle
doit, par un mouvement incessant, acquérir de nouveaux contenus
d’expérience (individuelle ou collective), éprouver la vérité de ces
contenus et leurs contradictions spécifiques qui en minent la certitude,
et la contraignent ainsi au dépassement dialectique de toute forme
d’expérience finie. La répétition de l’équation « Ich = Ich » scande la
progression de la Phénoménologie : elle intervient – toujours de façon
critique, mais aussi en relation avec une nouvelle figure de la conscience
dont elle connote en quelque sorte le résidu d’abstraction – chaque fois
que Hegel franchit un seuil dans la transformation de l’expérience de la
conscience en une modalité plus effective de l’esprit, jusqu’à l’ultime
répétition au chapitre du Savoir Absolu, où sa signification se révèle
soudain exactement inverse. Ce qu’elle connote désormais, c’est tou-
jours une « tautologie », mais si l’on ose dire une tautologie concrète,
non pas la pure et simple égalité formelle du « Je » avec lui-même, mais
l’égalité du Soi avec soi-même (ou le fait que le Soi est à lui-même,

(Hölderlin, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 282-283)] ; Hölderlin joue sur


l’étymologie du mot Urteil (« jugement ») qu’il rapporte à une « division originaire » de
l’être (Ur-teilung). La traductrice (D. Naville) est (ou se croit) obligée de répartir « Ich »
entre « Je » et « Moi », de même que « Selbstbewusstsein » entre « conscience du Moi » et
« conscience de soi » pour faire apparaître les renversements dialectiques. Cf. Dieter
Henrich : Grundlegung aus dem Ich. Untersuchungen zur Vorgeschichte des Idealismus.
Tübingen – Jena 1790-1794. Frankfurt : Suhrkamp, 2004.

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adéquatement, son propre contenu), ce qui veut dire encore (et Hegel le
marque explicitement dans le texte) que le « Je » est devenu (un) « Soi »
(Ich se nomme, et il est lui-même Selbst), où la conscience, dont Ich est
le nom propre et dont Ich = Ich décrit la structure formelle, est passée
intégralement dans l’élément de l’esprit conscient de soi ou « se
sachant », dont le nom est Selbst 1. Une notion tout aussi « pure » en
effet, dont on pourrait expliciter encore la structure sous la forme hyper-
tautologique d’un « Selbst ist Selbst » 2, et qui pour Hegel contient sous
une forme réflexive la totalité de l’expérience, en mouvement incessant.
Mais entre-temps une mutation est intervenue, sans laquelle préci-
sément ces répétitions, ces déplacements suivant les contenus divers de
l’expérience et finalement ce renversement phénoménologique du Ich
en Selbst, demeureraient inintelligibles : cette mutation est celle que
signale, et plus profondément que définit notre énonciation « IWWI »,
dont la forme d’équation développée, en miroir, prend désormais tout
son sens, au moment précis où la conscience se transforme en
conscience de soi, et où cette conscience de soi se manifeste comme
contenant déjà elle-même, « en soi », la structure et les caractéristiques
de l’esprit. Cette énonciation dit, littéralement, que Ich ne peut être
égal, adéquat à lui-même en tant que Selbst, qu’à la condition de « sor-
tir » de la forme vide vers l’extériorité d’un « nous » (Wir), ou mieux à
la condition de trouver en lui-même et d’intérioriser à son propre mou-
vement réflexif les figures de sa propre extériorité en tant que « nous » :
à commencer par le dédoublement de la conscience de soi, l’affronte-
ment avec l’autre conscience de soi désirante, pour aller jusqu’aux
figures institutionnelles et spirituelles de la culture, de la moralité et de
la religion qui constituent autant de réalisations effectives, ou d’inter-
prétations concrètes de l’énonciation « Je suis/est nous ». Le fil conduc-
teur de l’exposé hégélien, c’est donc cette présentation du fait que Ich
ne peut se réfléchir en « soi », en Ich, qu’à la condition de passer par un
autre qui l’inclut déjà, d’avance, de se métamorphoser en Wir, et de se
contempler lui-même en tant que Wir, et même en tant que Wir qui est
Ich, qui « dit » Ich, qui se dit et se pense lui-même comme un individu
et un sujet, indivisiblement. Chaque répétition du Ich = Ich est ainsi
une répétition du « IWWI », qui forme à la fois la critique de son

1. Sur la syntaxe et la sémantique de Selbst en allemand (qu’il faudrait comparer avec


celle, très différente, de self en anglais), cf. Jean-Pierre Lefebvre, article « Selbst », in
Vocabulaire européen des philosophies, cit.
2. Expression qu’on trouve une fois dans la Phénoménologie : chap. VIII, alinéa 2
(éd. cit., p. 560).

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abstraction formelle, et la réalisation de sa dialectique propre, de façon


à « mesurer » à chaque fois l’adéquation et l’inadéquation de cette
représentation.
Une telle présentation est cependant (volontairement) incomplète, et
du même coup elle est inexacte. Présenter comme je viens de le faire le fil
conducteur de la Phénoménologie comme progression de Ich à Selbst à
travers la concurrence plusieurs fois réitérée de la forme du « Ich = Ich »
et de la dialectique (ou des dialectiques) du « IWWI », c’est sans doute
anticiper et éclairer ce à quoi nous allons en venir, c’est-à-dire la fonction
centrale que constitue, dans le développement phénoménologique, l’élabo-
ration progressive du concept de la communauté (non pas Gemeinschaft
mais Gemeinwesen et à l’occasion Gemeinde) qui est en même temps sa
critique, donc sa transformation, ou sa relève dans l’idée du savoir absolu
(un « absolu » très étrange, puisque nous savons qu’il ne désigne pas
l’immobilité ou l’éternité, mais la mobilité incessante, ce que Hegel est le
premier à appeler l’historicité, ce qui veut dire par conséquent que la
Phénoménologie est pour l’essentiel une critique de la façon dont chaque
communauté, ou plutôt chaque type de communauté : civique, sociale-
culturelle, morale, religieuse, se perçoit elle-même comme absolue, au sens
d’une immobilité ou d’une immutabilité essentielle) 1. Cette construction
de la communauté en forme de déconstruction de son illusion d’éternité,
d’immobilité et d’autosuffisance passe essentiellement par une élaboration
du conflit et de la tension, alliance paradoxale de finitude et d’infinité,
inhérente à la double représentation du Je comme Nous et du Nous comme
Je, de sorte qu’on pourrait aller jusqu’à proposer que toute la Phénoméno-
logie se résume en une historicisation absolue de l’énonciation « IWWI ».
Oui, ceci est très important, mais, je le répète, c’est « sauter » un maillon
qu’il faut maintenant rétablir, et dont l’enjeu n’est pas moins que l’inscrip-
tion de tout ce développement dans l’élément de l’universalité (ou si l’on
veut, dans la terminologie de Hegel, dans l’élément de l’être). Ce qui doit
aussi se comprendre, bien entendu, de façon réciproque, comme une élabo-
ration du concept de l’universel en tant que développement dialectique ou
devenir « esprit », devenir spirituel de la « conscience ».

1. Sur l’introduction (rare, mais décisive chez Hegel) du terme Geschichtlichkeit (que
nous traduisons par « historicité »), cf. Leonhard von Renthe-Fink : Geschichtlichkeit. Ihr
terminologischer und begrifflicher Ursprung bei Hegel, Haym, Dilthey und York,
Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1964 (qui identifie deux passages significatifs dans
les Leçons sur la philosophie de l’histoire, l’un concernant les Grecs, l’autre les Pères de
l’Eglise, d’où il ressort que la Geschichtlichkeit – corrélative d’une Heimatlichkeit –
renvoie au fait que l’Esprit est « chez lui » dans l’histoire : c’est bien le sens des
développements finaux de la Phénoménologie, même si le mot comme tel n’y est pas).

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LES DEUX VOIES DE L’ESPRIT

Quel est donc ce maillon que j’ai sauté ? Eh bien ce n’est rien de
moins que l’image en miroir de l’énonciation « IWWI », qui comporte
exactement (ou presque exactement) les mêmes singularités grammati-
cales que IWWI, et qui intervient au chapitre V immédiatement suivant
(lui-même symétrique, en miroir, du chapitre sur la « conscience de
soi », et déjà dans son titre : Gewissheit und Wahrheit der Vernunft).
Après une nouvelle répétition du Ich = Ich, associée cette fois à la
fameuse démonstration que le rapport de soi/moi à soi/moi (la réflexion)
est toujours déterminé objectivement (et sur le mode de l’objectivation)
par le « chemin parcouru et oublié » (jener vergessene Weg) que la
conscience a en quelque sorte « dans son dos », ce chapitre sur la « rai-
son » (nom classique de l’universel, nom de l’être comme logos) passe
par une étonnante variante de l’équation IWWI qui, replacée dans son
contexte, concerne explicitement le rapport de la conscience indivi-
duelle à la totalité et à l’unité du peuple au sens rousseauiste du terme
(peuple essentiellement « libre » du fait de sa constitution et de son
autosuffisance) : « Sie als Mich, Mich als Sie » (Eux comme Moi, Moi
comme Eux) 1. Et finalement, à propos de ce que Hegel appelle « la
Chose [elle] même » ou la « pure Chose », c’est-à-dire l’œuvre, identi-
fiée à une « essence spirituelle », geistiges Wesen qui est l’essence
(commune) de toutes les essences, Wesen aller Wesen, parce qu’elle est
une essence active, une action ou opération « de tous et de chacun »,
Tun aller und Jeder, ce qu’en une autre terminologie on se risquerait je
crois à appeler une praxis, Hegel débouche sur une autre formulation
synthétique : « La pure Chose même est ce qui se déterminait ci-dessus
comme la catégorie : l’être qui est Moi ou le Moi qui est être (das Sein,
das Ich, oder Ich, das Sein ist), mais se déterminait ainsi comme pensée,
qui se distingue encore de la conscience de soi effectivement réelle (vom
wirklichen Selbstbewusstsein) ; mais ici les moments de la conscience
de soi effectivement réelle, en tant que nous les nommons son contenu
– but, opération et réalité effective – et en tant que nous les nommons sa
forme – être-pour-soi et être-pour-autrui (Fürsichsein und Sein für
anderes) – sont posés comme une seule et même chose avec la catégorie
simple elle-même, et cette catégorie est alors en même temps tout

1. Hoffmeister, cit., p. 258.

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contenu. » 1 D’où deux leçons possibles (qui ne sont pas incompatibles) :


1) le Wir n’est pas « l’être » (Sein). C’est à cette « insuffisance ontolo-
gique » radicale du sujet en tant que « nous » que sera mesurée en per-
manence sa consistance ou son inconsistance, sa conscience ou son
inconscience ; 2) l’Être (Sein), c’est aussi implicitement le logos, et
donc c’est au regard du logos que la communauté « manque d’être ».
Mais qu’est-ce que le logos ? un Verbe divin ? une Raison naturelle ?
À travers la Phénoménologie, indissociable de la réflexion sur la com-
munauté « ancienne » et « moderne », court donc une confrontation avec
l’alternative de la foi et des Lumières, et là non plus il n’y a pas d’absolu
en tant que point fixe, ou « fin de l’histoire » : on est renvoyé de la
conscience individuelle ou collective à une « objectivité » historique ou
institutionnelle, mais celle-ci reste divisée entre deux pôles antithé-
tiques. Elle représente une question immanente à l’historicité, pas une
réponse.
Nous pouvons donc proposer un tableau simplifié qui montre
comment on « procède » tout au long de la Phénoménologie du point de
vue abstrait de « Ich » à celui de « Selbst », qui inclut en soi la réflexion
de toutes les médiations spirituelles dans la modalité de la conscience
de soi, en passant par les deux voies concurrentes qui doivent finale-
ment se réunir en lui, et qu’on pourrait appeler respectivement la « voie
du Wir », et la « voie du Sein » 2 :

1. Trad. Hyppolite, I, 343. La « catégorie » transcendantale de la raison, qui exprime


l’unité spéculative de l’être et de la pensée, est ainsi transformée, du moins dans le
principe, en une rationalité active ou une œuvre de la raison, qui est l’opération
indivisible « de tous et de chacun », pour laquelle de façon très rousseauiste, dès la
section suivante et avant même l’entrée en scène de l’esprit communautaire proprement
dit, Hegel esquisse une comparaison entre œuvre de l’individu et œuvre de l’État, qui
réduit la précédente à l’insignifiance. À propos de la « Sache selbst » et de son
interprétation comme « Tun Aller und Jeder », Marcuse rappelle utilement la double
signification du grec to pragma, d’où procède praxis : « chose » et « œuvre » ou
« opération ». Cf. ci-dessous, chap. VII.
2. Je démarque cette formulation de Cassirer, qui dans un extraordinaire essai,
« Sprache und Mythos. Ein Beitrag zum Problem der Götternamen » [1924], in Wesen
und Wirkung des Symbolbegriffs, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1956,
p. 135 sq., compare « der Weg über das Ich » et « der Weg über das Sein » et nous donne
ainsi un indice du rapport antithétique que le texte de Hegel entretient avec la tradition
théologique. Les pages indiquées sont celles de l’édition Hoffmeister suivies de la
traduction Hyppolite avec l’indication des chapitres correspondants. J’ai laissé de côté
les très nombreuses répétitions approximatives ou indirectes, du type : « la tautologie de
la conscience », etc.

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Ich = Ich
(s. 134) (I, 146) (IV, introd.)
Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist
(IWWI)
(s. 140) (I, 154) (IV, introd.)
Ich = Ich
(s. 176-177) (I, 197-198) (V, introd.)
Sie als Mich, Mich als Sie
(s. 258) (I, 292) (V, B, introd.)
Ein Wesen, dessen Tun… nur Sache ist als Tun aller und Jeder
(s. 300) (I, 342) (V, C, a)
Das Sein, das Ich, oder Ich, das Sein ist
(SIIS)
(s. 301) (I, 343) (V, C, a)
Diese Substanz ist ebenso das allgemeine Werk, das sich durch das
Tun Aller und Jeder als ihre Einheit und Gleichheit erzeugt
(s. 314) (II, 10) (VI, Introd.)
Was darin dem Ich das Andre ist, ist nur das Ich selbst
(s. 383) (II, 92) (VI, B, a)
Ich = Ich
(s. 458) (II, 184) (VI, C, c)
Ich = Ich
(s. 461) (II, 188) (V, C, c) (la belle âme)
Ich = Ich
(s. 472) (II, 199) (VI, C, c)
Ich = Ich
(s. 546) (II, 287) (VII, C, 3)
Ich = Ich
(s. 553) (II, 298) (VIII, 1)
Ich ist nicht nur das Selbst, sondern es ist die Gleichheit des Selbst
mit sich selbst
(s. 560) (II, 307) (VIII, 2)
Ich = Ich
(s. 561) (II, 308) (VIII, 3)

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Une très intéressante contre-épreuve, si nous en avions le temps,


consisterait à revoir ici la façon dont Kojève, dans sa célèbre lecture de
la Phénoménologie, traite de la progression entre la conscience de soi
intérieurement divisée et l’unité du peuple ou volonté générale qui
donne à cette conscience de soi une expression collective et pratique.
Sans doute met-il bien en valeur que le « Tun aller und Jeder » repré-
sente un dépassement de la figure « maîtrise et servitude », privilégiée
par lui dans l’exposition du conflit interne de la conscience désirante.
Mais il passe complètement sous silence l’énonciation du « IWWI » qui
la commande (et en prescrit déjà l’objectif), et de ce fait il reste indif-
férent à sa « répétition » au moment du surgissement du peuple dans la
forme symétrique « ISSI » 1. Il ne voit donc pas que l’être collectif du
peuple est ici encore écarté de la forme subjective. Notre examen se
poursuivrait avec Marcuse : dans L’ontologie de Hegel et sa théorie de
l’historicité 2 il rapporte bien le « faire de tous et de chacun » à son
prototype abstrait, la catégorie de la raison ou l’universel dont la for-
mule est « SIIS », mais il passe lui aussi sous silence la symétrie de cette
formule avec le « IWWI », ce qui est cohérent avec son insistance sur le
concept de la vie au détriment de la conscience et de la conscience de
soi 3.

1. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, coll. TEL, p. 200.


2. Paru en 1932 et traduit en 1972, rééd. coll. TEL, § 23, p. 284 sq.
3. Dans son second commentaire de la Phénoménologie, publié sous le titre La
Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Introduction à une lecture, Aubier-Montaigne,
1979, Pierre-Jean Labarrière me semble être passé bien près du fil conducteur que je
propose ici : dans une note de la p. 126, il indique que « Ce “Ich bin Ich” fichtéen…
exprime toujours pour Hegel la perfection de la forme ; et l’on peut dire que toute la
Phénoménologie de l’esprit tient dans le mouvement qui permet la reconnaissance de
cette forme en même temps que son remplissement effectif (ou plutôt l’éveil au fait que
cette forme est toujours déjà concrète et chargée d’effectivité). C’est donc là un principe
de récapitulation privilégié de tout le contenu de l’ouvrage, et il n’est pas étonnant qu’on
le trouve en bonne position à chacune de ses articulations majeures… » Cependant faute
de prendre en considération non seulement la « tautologie » Ich = Ich, mais aussi ses
formes transformées : IWWI, SMMS, SIIS, qui seules lui donnent un contenu d’expé-
rience en confrontant le « Je » à ses autres (« Nous », « Eux », « l’Être »), dans lesquels il a
à se reconnaître, Labarrière qui voit bien la « fonction structurante » de la répétition du
« Je = Je », étonnamment ne voit pas que c’est seulement dans la toute dernière
occurrence, au chapitre du savoir absolu, lorsqu’il est identifié à la réflexivité du Selbst,
que cette forme est « chargée d’effectivité ». Il est impossible à mon avis de dire comme il
le fait qu’elle est toujours déjà concrète, au contraire elle est toujours encore abstraite,
jusqu’au retournement final. Un autre commentaire passionnant est celui d’Ernst
Tugendhat, qui combine les ressources de la philosophie analytique et une profonde

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MODÈLES D’INTERSUBJECTIVITÉ : ROUSSEAU ET L’ÉVANGILE DE JEAN

Passons maintenant à un deuxième moment de notre tentative


d’interprétation : celui qui concerne les « sources » ou mieux les
« modèles » de l’énonciation de Hegel. Il nous faut ici esquisser l’exa-
men des effets de transformation et de récurrence qu’elle produit au
sein d’une chaîne signifiante, repérable en énoncés précis, toujours
construits sur un même modèle, mais indéfiniment variés, en différentes
langues appartenant à une même famille historique. Leur portée
dépasse largement la philosophie, pour s’étendre à toute la culture, car
ils constituent le fil conducteur d’une certaine question anthropologique
de la subjectivité. Un énoncé comme celui de Hegel : IWWI (avec ses
variantes internes), on s’en doute, même et surtout s’il constitue une
invention irréversiblement signée du nom de son auteur, ne surgit pas
dans le vide, mais au point d’aboutissement d’une longue série de
répétitions historiques, et au point de rencontre de cette série avec des
textes et des contextes qui obligent à « retourner à l’origine », pour en
repenser et peut-être en inverser complètement la signification. Nous
n’en aurons jamais terminé de reconstituer une telle chaîne signifiante,
ce que Nietzsche eût appelé un Zeichenkettel, et d’en repérer les tour-
nants, les inflexions. Il faut ici se limiter à l’essentiel, ou à ce qui, dans
l’état actuel de l’investigation, m’apparaît comme l’essentiel, même au
prix de conjectures par définition discutables.
J’évoquais plus haut le « modèle » cartésien du ego sum, ego existo.
Il est bien présent à l’arrière-plan du texte hégélien – non pas tant
directement, d’ailleurs, que par l’intermédiaire de la « logicisation » que
lui font subir Kant et Fichte dans l’énoncé Ich = Ich 1, et il présente
l’analogie fondamentale de faire surgir dans le corps du texte une voix
quasi divine (à moins qu’elle ne soit, de façon blasphématoire, et
comme par défi, une parodie humaine de la voix divine) 2. Ce rapport

familiarité avec l’idéalisme allemand : mais il croit que la réciprocité du « Ich » et du


« Wir » est une variante de la relation à l’autre, qui tombe sous la loi générale
de « l’identité de l’identité et de la non-identité » formulée dans la Logique
(Selbstbewusstsein und Selbsbestimmung. Sprachanalytische Interpretationen, Suhrkamp
Taschenbuch, Frankfurt a. M., 1979, p. 338).
1. Je dis « Kant et Fichte » pour rester au plus près de l’argument de Hegel, mais c’est
Fichte, on le sait, « retraduisant » le Kant de la déduction transcendantale et du paralo-
gisme de la raison pure en langage dialectique : cf. Dieter Henrich, cit. supra.
2. On pourrait dire aussi, de façon moins polémique, mais qui nous entraînerait plutôt
du côté de Spinoza (Tractatus Theologico-politicus) : un substitut humain de la voix

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est encore souligné lorsque Hegel, dans la dialectique de la « belle


âme » en rapport avec sa propre culpabilité, dont l’obsession même la
constitue, change l’autre énonciation de la tautologie (« Ich gleich
Ich ») en une profération d’eccéité : « Ich bin’s », « c’est moi » ou « me
voici, je suis l’Homme que vous cherchez ! » 1. Mais ce modèle – si
important soit-il pour l’histoire de la subjectivité moderne – n’est pas
immédiatement pertinent parce qu’il lui manque, à l’évidence, les deux
caractéristiques frappantes de l’énonciation hégélienne : la réflexivité
formelle (I=I, IWWI, SMMS, SIIS), en miroir, et la référence interne à
la différence de l’individuel et du collectif, puis à la négation de cette
différence (ou l’inclusion du commun dans le sujet et du sujet dans le
commun).
C’est pourquoi je vais privilégier ici deux autres modèles. L’un est
très « éloigné » bien qu’en un sens éternellement présent, presque intan-
gible culturellement : c’est celui des énoncés théophaniques de l’Évan-
gile de Jean. L’autre est très proche et immédiatement présent dans
l’histoire, mais aussi objet d’une virulente contestation à laquelle Hegel
prend part à sa façon, d’autant plus passionnément et subtilement
qu’elle constitue pour lui une sorte d’autocritique de ses convictions de
jeunesse, partagées avec Hölderlin : c’est celui du Contrat social de
Rousseau, dont je soutiendrai qu’il a voulu, de façon tout à fait délibé-
rée, lui « répondre » tout au long de la Phénoménologie, mais aussi
reprendre sa question de l’intérieur et lui faire subir une transformation
radicale. Ce qui reflète aussi le fait que Hegel se mesure à Rousseau
par-delà le choc (et même le traumatisme) de l’événement qu’il consi-
dère comme la mise en application du discours rousseauiste (et qui s’est
effectivement présenté comme tel à certains moments cruciaux, en par-
ticulier au moment de la Terreur jacobine), à savoir la Révolution fran-
çaise (ou ce qui en avait eu déjà lieu au moment où Hegel écrit la
Phénoménologie : tout dépend de la façon dont on « termine » chronolo-
giquement le processus révolutionnaire, et l’on sait que cette question
fait elle-même partie de la controverse).
Commençons par l’Évangile de Jean. Je soutiens qu’il y a là un
modèle direct, et même le plus direct, de l’énonciation de Hegel, et
qu’on peut le « voir » à même la lettre du texte. Peut-être y faut-il des

divine à jamais inaudible (occupant en quelque sorte sa « place » d’énonciation : vicem


dei).
1. P. 469. Hyppolite traduit « … la confession du mal : “Voilà ce que je suis”… » ; J.-
P. Lefebvre : « … l’aveu du Mal : c’est moi qui ai fait ça… » ; Labarrière : « … l’aveu du
mal : c’est moi… »

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lunettes un peu particulières, cependant, puisque cette conjecture, que


j’ai soumise à deux hégéliens éminents de notre université européenne,
Pierre-Jean Labarrière et Christoph Jamme, a été écartée ou réfutée
d’emblée par eux comme invraisemblable et même incongrue 1. Je tiens
donc à la documenter pour lui donner le maximum de vraisemblance et
rendre ainsi la critique plus aisée s’il y a lieu.
La référence à Jean n’est pas simplement, en effet, à propos de la
question de la communauté en général, le retour au prototype théolo-
gique associé depuis certains développements de Saint Paul à l’idée
d’un « corps mystique » qui élève tous ses membres à l’unité ou les fait
communier pour l’éternité dans le même esprit : idée dont nous savons
qu’elle gouverne toute une partie de la réflexion classique sur l’État et
la communauté politique, pour atteindre sa limite (mais aussi, peut-être,
sa transposition la plus pure) dans le « contrat » rousseauiste fondé sur
l’émergence de la volonté générale. La récurrence dont il s’agit ici est à
mon avis beaucoup plus littérale, et moins conceptuelle, elle réactive
une série d’énoncés évangéliques qui sont susceptibles d’élaboration
théologique, mais qui font partie plus fondamentalement de la structure
discursive interne à la conscience religieuse 2. Ce point est capital pour
la confrontation ultérieure avec Rousseau, qui renverse de l’intérieur la
signification de l’idée du « corps mystique », en substituant le peuple à
l’Église, la décision fondatrice à l’attente eschatologique, enfin l’imma-
nence de la loi à la transcendance incarnée du verbe de Dieu 3. Hegel,

1. Correspondances personnelles.
2. Ce qu’Althusser dans son essai sur les « Appareils idéologiques d’État » (1970)
appelle la « structure d’interpellation », en se référant au passage d’Exode, III, 14
rapportant la vision de Moïse sur le Sinaï.
3. D’un point de vue dialectique, évidemment, cela veut dire que la loi rousseauiste,
« expression de la volonté générale » du peuple souverain, réalise une négation de la
négation par rapport à l’incarnation (Jésus-Christ = logos = amour), qui elle-même était
une négation de la loi mosaïque. Cette remarque engagerait dans la discussion d’une autre
piste, qui surdétermine certainement la reprise des énonciations johanniques : à savoir le
fait que, dans son écrit de jeunesse sur L’esprit du christianisme, Hegel produit, comme
première version du « mot de l’esprit », une itération ou symétrisation de la formule de
Jean (Première Epître) « Dieu est amour » : « Gott ist Liebe, die Liebe ist Gott » (Hegels
Theologische Jugendschriften, hsg. von Herman Nohl, 1907, p. 391), qu’on pourrait
schématiser comme GLLG. Cette formulation appartient à la fois au « règlement de
comptes » avec le « panthéisme » spinoziste et à la confrontation intime avec la
Vereinigungsphilosophie de Hölderlin (Christoph Jamme la rapproche du Deus sive
Natura, ce qui lui permet de parler d’un thème « johannique-spinoziste » dans son livre
sur la pensée commune de Hegel et de Hölderlin : « Ein ungelehrtes Buch », p. 180). Elle
retrouve aussi, bien entendu, le schème d’écriture biblique, proche d’une invocation
rituelle, typique de l’Évangile de Jean (« Au commencement était le logos, et le logos
était [en] Dieu, et Dieu était le logos… »). Cf. Daniel Weidner : « Gemeinschaft des

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aux prises avec ce modèle théologico-politique qui est aussi une méta-
physique du « nous » et de son unité ou indivisibilité souveraine, doit
remonter en deçà, jusqu’à une auto-énonciation du sujet dont il lui faut
faire entendre la « voix » propre pour désarticuler de l’intérieur la sim-
plicité apparente de l’affirmation politique. L’idée du « corps mys-
tique » ne suffit pas, et peut-être même c’est elle qui est ici remise en
question, jusque dans ses « traductions » séculières 1.
Je donne ici les principaux passages qui me semblent pertinents
dans l’Évangile de Jean (traduction de la Bible de Jérusalem), accom-
pagnés de la traduction allemande de Luther, qui était familière à Hegel.
Tous ces passages appartiennent aux « adieux » de Jésus à ses disciples,
commençant avec la Cène, l’annonce de la « trahison » de Judas et de la
Passion, et se terminant par la prière dans laquelle Jésus demande au
Père de réunir à lui les hommes par son intermédiaire, malgré leurs
péchés (ce que la tradition luthérienne appelle la « réconciliation », die
Versöhnung, évoquée à deux reprises par Hegel lorsqu’il commente le
« oui » constitutif de la communauté : « das Wort der Versöhnung ») 2 :
Jean, 14, 3 : « Je reviendrai vous prendre avec moi, afin que, là où je suis,
vous soyez, vous aussi » (will ich doch wiederkommen und euch zu mir
nehmen, auf dass ihr seid, wo ich bin)
Jean, 14, 10 : « Ne crois-tu pas que je suis dans le Père, et que le Père est
en moi (das sich im Vater und der Vater in mir ist)
Jean, 14, 20 : « Ce jour-là, vous comprendrez que je suis en mon Père et
vous en moi et moi en vous (dass ich in meinem Vater bin und ihr in mir
und ich in euch)
Jean, 15, 4 : « Demeurez en moi comme moi en vous » (Bleibt in mir und
ich in euch)
Jean, 17, 21 : « Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi
en toi, qu’eux aussi soient en nous (…) Je leur ai donné la gloire que tu
m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux

Geistes und Härte des Buchstabens : Georg. W. F. Hegel », Bibel und Literatur um 1800,
Wilhelm Fink, 2010, p. 236-245.
1. Pour la même raison, dans l’interprétation de Descartes évoquée ci-dessus, j’avais
privilégié l’Évangile de Jean, 8, 24 etc. : « Je suis », répétant Exode, 3, 14 : « Je suis qui je
suis », au détriment de considérations plus « théoriques » (ou plus « onto-théologiques »)
sur l’image finie de l’infini qui est censée faire descendre le modèle divin en l’homme (ou
faire de celui-ci l’émanation de celui-là). Au lieu de poursuivre une discussion sur ce qui
fait qu’une « sécularisation » suit toujours encore un modèle théologique, je cherchais
ainsi à poser la question des énoncés hérétiques ou blasphématoires qui marquent l’entrée
dans la modernité.
2. Phénoménologie, p. 471-472, fin du chapitre VI, répété à la fin du chapitre VII,
p. 546-548, ultime scission de la Gemeinde dans sa forme religieuse.

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et toi en moi, pour qu’ils soient parfaitement un » (auf dass sie alle eins
seien gleichwie du, Vater, in mir und ich in dir, auch sie in uns eins seien…
ich in ihnen und du in mir) 1
On voit que, si l’on suit mon hypothèse d’une « transformation » à
l’intérieur d’une même chaîne signifiante, il faut passer d’un schéma
trinitaire – les hommes/disciples du Christ seront un en (avec) lui
comme lui est en (avec) eux, à l’image de l’unité qu’il forme avec le
Père et le Père avec lui, ou de sa participation dans le Père qui est aussi
celle du Père en lui – à un schéma dualiste, ou plutôt au schéma d’une
double dualité (« Moi qui suis Nous, Nous qui sommes Moi », « Moi
qui suis l’Être, l’Être qui est Moi »), dont la « réconciliation » finale est
le Soi (Selbst, ou Ichselbst), l’historicité absolue de la communauté.
Dans un cas l’appartenance mutuelle des membres de la communauté à
venir passe par la relation transcendante du Maître à son Père éternel
(ou la scission du sujet divin, suivie de son incarnation et de sa réunifi-
cation par-delà la mort). Dans l’autre cas la construction de la commu-
nauté (ou peut-être la tentative d’une telle construction, qui ne peut
aboutir qu’au-delà de l’humain, dans le « savoir absolu ») passe par
l’appartenance ou reconnaissance mutuelle du Moi de la conscience
avec ses « autres » (« Nous ») et l’appartenance mutuelle de ce Moi avec
son « autre » (l’être, ou le monde objectif, ou l’universel), qui se
réconcilient sous le « nom » de Selbst. On a donc une réduction de la
transcendance au plan de l’immanence. Pour en comprendre la signifi-
cation contemporaine, il faut se tourner maintenant vers Rousseau.
Dans Saint Jean, le Christ est le seul qui dit « Je » (ou « Moi ») pour
tous, auprès du Père. Chez Hegel, mais après Rousseau, le « Moi » est
devenu la propriété d’un chacun, ou d’un citoyen-sujet quelconque,
mais à la condition de faire « indivisiblement » partie du « commun ».
Le passage décisif est la présentation du « pacte » dans le Contrat
social, I, 6 :

1. La Première Épître de Jean (4, 7-17) comporte une série d’énonciations presque
identiques, développant l’idée que « Dieu est Amour » : « Aimons-nous les uns les autres,
puisque l’amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui
qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour (…) En ceci consiste son amour :
ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son
Fils (…) Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli. À ceci nous
reconnaissons que nous demeurons en lui et lui en nous (Daran erkennen wir, daß wir
in ihm bleiben und er in uns) (…) Celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et
Dieu demeure en lui. »

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« Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y


a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur
soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour
conserver ce qu’on a. // Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas
de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de
nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême
direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque
membre comme partie indivisible du tout. // À l’instant, au lieu de la
personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit
un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée
a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa
vie et sa volonté… » 1
Il ne s’agit évidemment pas ici de proposer un commentaire complet
de ce passage central, dont on n’aura pas de peine, je pense, à admettre
qu’il n’a plus cessé de préoccuper, non seulement la philosophie poli-
tique, mais la philosophie tout court dans la période suivante, à laquelle
de ce point de vue nous appartenons encore. La distinction essentielle-
ment politique entre deux types de collectivité ou de collectivisation,
l’une extérieure et artificielle, dénommée aggrégation, l’autre intrin-
sèque et quasi naturelle (ou produisant un effet de « seconde nature »),
dénommée association, restera en permanence à l’ordre du jour des
philosophies (et des sociologies, ou psychosociologies) de l’individua-
lité, de la socialisation et de l’être en commun. Mais il faut en faire
ressortir quelques implications qui me paraissent commander directe-
ment les formulations de Hegel.
En premier lieu, prêtons attention à la façon dont s’institue le jeu
des « voix » dans le texte de Rousseau. C’est ce jeu de voix, donc cette
performativité du « contrat » qui rompt par en bas (ou de l’intérieur)
avec la simple répétition d’une théorie de l’incorporation ou de l’inspi-
ration. À la différence de l’aggrégation, dont l’unité est imposée par un
souverain extérieur, un « maître » (comme l’expliquait le chapitre pré-

1. Rousseau, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, p. 361 [les italiques sont
dans le texte]. On notera que Rousseau exprime en termes de don et de droit ce que Saint
Jean exprime en termes d’amour et de grâce. À la verticale de la « grâce » que se font les
hommes en s’aimant « les uns les autres » (allèlous) chez Saint Jean se trouve le Père qui
en est l’origine et dont son Fils Jésus relaie le commandement. Dans la réduction de
verticalité à laquelle procède Rousseau, la place de l’origine n’est pas anéantie, mais elle
n’est occupée par « personne ». Et, d’un autre point de vue, c’est de cette place même,
laissée vide par l’absence du Père ou du Maître, que s’énonce la voix collective, à la fois
une et multiple, qui « effectue » la donation réciproque en la déclarant : « Chacun de nous
met en commun… » Hegel maintient l’horizontalité (ou le plan d’immanence) mais
renomme « l’Esprit » ce qui s’y déclare mutuellement.

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cédent), l’association (ou le « peuple », au sens fort du terme : on


répond ici à la question de « ce qui fait qu’un peuple est un peuple »)
s’énonce elle-même en première personne. En vérité l’association ne
préexiste pas à cette énonciation, dont le texte est ici donné en italique
sur le mode du « nous », tenant ensemble tous les « je » qui le profèrent
chacun pour son compte. De sorte que la constitution du peuple
(l’émergence de la « volonté générale ») a un caractère essentiellement
performatif. Dire l’association dans les formes requises (l’unanimité),
c’est la faire.
Mais cette écriture qui reproduit en son sein le performatif de l’auto-
constitution du peuple – dans la forme d’une voix supplémentaire,
comme transcrite depuis la scène historique originaire – est indisso-
ciable de l’invention qui surgit « en personne » dans le texte du Contrat,
pour en commander désormais les effets : le « moi commun ». C’est ce
« moi commun » qu’elle nous fait entendre avant de le nommer. Or sans
cette invention d’écriture, soulignée par le nouvel italique, qui a peut-
être la valeur d’une « citation » (moi = je [qui] dis moi, ou plutôt, en
fait : nous [qui] disons moi), mais qui nous rappelle aussi le caractère
encore exceptionnel à l’époque de Rousseau de cette nominalisation du
pronom personnel (ce n’est que depuis Descartes, Pascal, Condillac,
que « le moi » a cours en français) il ne saurait y avoir d’immanence du
« pouvoir constituant » au « pouvoir constitué », du souverain (le
peuple) à l’État, et donc au gouvernement. Le peuple est donc cet
« être » qui, ayant dit unanimement « nous » pour se « faire peuple », dit
aussitôt souverainement « je » au sein de l’État qui est « son État ».
Fondamentalement, cette invention du Contrat social est à la fois lin-
guistique, spéculative et politique 1.

1. On laissera ici de côté, à regret, et l’étude des énonciations de la souveraineté,


éventuellement parodiques, entre lesquelles l’énoncé du Contrat social forme pivot
(« L’État, c’est moi », attribué à Louis XIV; « Ich, der Staat, bin das Volk », fictionné
par Nietzsche dans Also sprach Zarathustra…), et celle des préparations repérables dans
des textes antérieurs de Rousseau (le Discours sur l’économie politique reprend l’adage :
vox populi, vox dei ; le Manuscrit de Genève a une forme plus faible, qui fait du « moi
commun », sans italique, non une autoréférence, mais un principe métaphysique de vie et
de volonté). Norbert Elias en a tenté une « déduction sociologico-linguistique » : « les
princes (…) pouvaient considérer l’ensemble de l’organisation étatique – y compris les
individus qui en dépendaient – comme une sorte de propriété personnelle. Ils disaient
“nous” en se référant non pas à la population, mais à eux-mêmes. La formule que l’on a
prêtée à Louis XIV : “L’État, c’est moi” témoigne d’une confusion particulière entre le
“nous” et le “je” (…) De son côté la population ne ressentait guère l’État dynastique
autocratique comme un niveau de ses références aux groupes du nous (…) on disait “eux”
et non pas “nous”. On pourrait dire que les princes et la noblesse considéraient

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La « personne une-multiple » (ou multiple en une) ainsi construite


par Rousseau a deux caractéristiques essentielles :
En premier lieu elle opère ce que j’ai appelé ailleurs une « réduction
de verticalité », ou l’incorporation de la souveraineté dans le « double
rapport » que le peuple entretient avec lui-même (CS, I, 7) : il est à la
fois souverain et sujet (archôn et archomenos), divisible et indivisible,
égal et inégal, identique à soi et différent de soi 1. La souveraineté n’est
donc pas abolie (bien que son concept soit profondément subverti, et à
la limite devienne contradictoire), mais elle « descend » du lieu trans-
cendant ou éminent où elle résidait précédemment (y compris dans la
forme du « Dieu mortel » hobbesien) pour s’identifier à la réciprocité du
rapport politique (c’est pourquoi d’ailleurs, contrairement à ce qui se
passait dans le frontispice du Léviathan, elle n’est plus représentable en
aucun sens du terme, même allégoriquement). Cependant, comme on le
voit dans la suite du texte de Rousseau (essentiellement au Livre II du
Contrat social), cette réciprocité suppose aussi qu’opère une médiation,
indissociable d’une « contradiction dialectique » (l’aliénation totale
comme seule forme de réalisation de la liberté). Cette médiation (« éva-
nouissante », comme dirait Fredric Jameson, car elle ne doit jamais
s’autonomiser par rapport à la volonté générale dont elle procède) c’est
la loi, « acte de tous sur tous » (CS, II, 6). La loi n’est donc pas autre
chose que le double rapport, ou le double rapport « en acte ». Mais elle
confère au « moi commun » une qualité subjective, de l’ordre de la
volonté et pas seulement de l’énonciation (ou qui explicite l’immanence
d’un acte de volonté à toute énonciation opérant la « fusion » de l’un et
du multiple, du Je et du Nous/Tous). La souveraineté est immanente à
l’association politique, au peuple, à condition que celui-ci se « rap-
porte » à lui-même en permanence par l’intermédiaire de la loi.
D’où la seconde caractéristique : le « moi commun » rousseauiste
(susceptible de parler, ou de s’énoncer comme tel dans la forme de la

pratiquement l’État comme (…) une unité du nous limitée à eux-mêmes, tandis que le
reste de la population se composait d’individus avec lesquels on ne s’identifiait pas… »
(« Les transformations de l’équilibre Nous-Je » (1987), in La société des individus,
Agora-Pocket (Fayard, 1991). Inversement, le récit ou témoignage révolutionnaire qui
fonde la représentativité d’un porte-parole dans la conscience de l’oppression commune
au peuple entier, confond le « Je » et le « Nous » dans une seule énonciation faisant passer
du privé au public (par exemple : Moi, Rigoberta Menchù, trad. fr., Éditions du Seuil,
1983).
1. Cf. É. Balibar : « Apories rousseauistes », in L’anthropologie et le politique selon
Jean-Jacques Rousseau. Études réunies par Michèle Cohen-Halimi, Les Cahiers philo-
sophiques de Strasbourg, Tome 13, 2002.

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loi, à condition que cette énonciation soit précédée en permanence, de


façon transcendantale, par un archi-énoncé, celui du « pacte » qui
déclare l’être en commun comme tel) est et n’est pas pensé par Rous-
seau comme un « individu naturel ». Il l’est certainement vers l’exté-
rieur, conformément à la doctrine jusnaturaliste des relations
internationales (Grotius, Hobbes) adoptée ou virtuellement maintenue
par Rousseau 1. Vers l’intérieur en revanche, seul aspect du problème de
la souveraineté vraiment traité dans le Contrat, la situation est beaucoup
plus ambiguë. Le « corps moral et collectif » dont parle Rousseau est
bien un « corps politique », au sens classique, donc un système de rap-
ports entre des parties et des forces, dont les conflits internes sont pré-
sentés comme des facteurs de maladie, de dégénérescence ou de
dissociation, doté éventuellement d’une « âme » (que Rousseau ne ces-
sera pas de rechercher, jusqu’à l’aporie finale de la « religion civile »).
Cette présentation, qui doit autant à Hobbes et à Spinoza qu’à
Montesquieu, dominait le Discours sur l’économie politique et ne
commence à s’altérer que dans le Manuscrit de Genève, jusqu’à ce que,
dans la version finale du Contrat, émerge son antithèse : le concept d’un
sujet historique « indivisible », ou métahistorique, introduisant la liberté
dans l’histoire du monde (« renversant » hypothétiquement les effets
d’aliénation produits par l’histoire, en tant que celle-ci se développe
comme un oubli et un éloignement de sa propre origine « naturelle »).
C’est le paradoxe – on est tenté de dire le miracle – de « l’aliénation
totale ». Ce sujet collectif qui reconstitue l’équivalent d’une origine
contre la nature, ou plutôt à l’encontre de ce que l’histoire en a fait, est
« improbable », et à la limite il est impossible. En tout cas il n’est pas
possible comme simple constitution d’un organisme, mais seulement
comme le développement d’une antinomie (dont l’une des expressions
extrêmes concerne le rapport de la liberté à la contrainte : « ce qui ne
signifie rien d’autre, sinon qu’on les forcera d’être libres ») 2.

1. Non sans contradiction latente, mais laissons ce point qui regarde la discussion du
patriotisme et du cosmopolitisme.
2. Sur le passage des modèles naturalistes (en particulier chimiques) aux modèles
pragmatiques de la « volonté générale », en passant par la critique de la tradition
théologique et juridique, cf. Bruno Bernardi : La fabrique des concepts. Recherches sur
l’invention conceptuelle chez Rousseau, Honoré Champion, Paris, 2006.

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LA COMMUNAUTÉ DANS SES LIMITES

Par rapport à cette construction de Rousseau (qu’il considère non


seulement comme métaphysique, ainsi que le rediront d’autres, mais
comme l’achèvement de la métaphysique, ou comme le point extrême
de son avancée, où elle ne peut plus éviter de se transformer en dialec-
tique, ou de se soumettre à sa propre dialectique latente), et sur le fond
de ce qu’il considère comme l’expérience de la mise en œuvre de la
théorie rousseauiste dans la Révolution française 1, Hegel a formulé une
double critique :
A) Il a considéré que la « réduction de verticalité » de la souverai-
neté dans le peuple rousseauiste, la transformation d’une transcendance
en une unité immanente, était une réduction fictive, ou contradictoire,
et par conséquent restée inaccomplie, non parce qu’elle resterait à mi-
chemin, mais parce qu’elle va trop vite : la médiation dont elle se sert
(la « loi ») s’évanouit trop vite, mais aussi demeure inerte, intransfor-
mable. Avec la représentation de la loi comme équivalent du double
rapport Souverain/sujets, une « abstraction » matérialisée subsiste au
cœur de la totalité. Elle n’est pas réductible à son mouvement propre,
et surtout elle se tient à l’écart de ses conflits internes et donc de sa
« vie », auxquels elle s’applique toujours de façon extérieure, abstraite
et formaliste, oscillant indéfiniment entre l’exhortation et la contrainte.
Par conséquent elle ne construit pas la communauté, mais elle la détruit
– et ce mouvement de destruction, ou d’autodestruction prend lui-
même une figure sinistre dans la Révolution française, aboutissant à la
Terreur où la loi n’est plus autre chose que la guillotine qui force tout le
monde d’être libre par l’égalité dans la mort… Non seulement la belle
totalité incarnée dans la cité grecque (ou dans le rêve hölderlinien de la
cité grecque : mais Hegel avait partagé ce rêve) dans laquelle l’individu
est immédiatement partie « indivisible » du tout (Je = Nous) est « per-
due » pour toujours, mais la tentative de Rousseau et des révolution-
naires pour recréer le « moi commun », au lieu de la retrouver ou d’en
conjurer l’impossibilité n’en produit que la caricature.

1. Ce qui veut dire que la construction rousseauiste n’est pas à ses yeux de la théorie
pure, ou plutôt qu’elle est une intrusion de la pureté théorique en tant que telle dans le réel
de la politique et de l’histoire, elle est de la théorie qui s’effectue ou se réalise, c’est-à-dire
de « l’esprit ». Rousseau, de ce point de vue, est bien pour Hegel, comme pour Louis-
Sébastien Mercier, « l’un des principaux auteurs de la Révolution » – et même le
principal. Cf. James Swenson, On Jean-Jacques Rousseau…, cit.

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B) Il a considéré (ce qui peut se discuter) que dans l’oscillation


entre un naturalisme du corps politique et un « subjectivisme » absolu
de la volonté générale/universelle (allgemein), qui fait toute l’origina-
lité de la construction de Rousseau et son rapport paradoxal à l’histori-
cité (comme négation d’une négation de l’origine naturelle), le premier
côté l’emporte encore sur le second : ce qui revient à dire que Rousseau
n’a pas un concept de la liberté comme volonté (et de la volonté
comme liberté). En ce sens Rousseau est toujours encore, aux yeux de
Hegel, un pré-kantien, son concept de la volonté est pris dans la repré-
sentation du « rapport de forces » (c’est peut-être bien ce que veut
Rousseau, d’ailleurs…). Le « volontarisme » extrême de Rousseau
masque un « naturalisme » persistant (aporie classique du « dualisme »
selon Hegel). En conséquence, il manque la possibilité d’une inscrip-
tion de l’universalité de la volonté dans l’être, et inversement la relève
de l’objectivité, de la « choséité » (Gegenständlichkeit, Dinglichkeit) de
l’être dans son devenir spirituel. Il ne pense pas, comme Hegel prétend
le faire lui-même, le « devenir-sujet » de sa substance propre, dont
l’émergence de la volonté générale, ou de la volonté collective et de la
figure historique du peuple constitue pourtant un moment décisif. C’est
tout l’enjeu du développement sur le « Tun Aller und Jeder » (ou si
l’on veut sur la praxis, l’œuvre collective), autonomisé par Kojève.
Mais ce développement montre aussi que la question ontologique ainsi
soulevée est susceptible d’une traduction immédiatement politique,
dont l’enjeu est de savoir si la volonté s’oppose, encore une fois de
l’extérieur, ou dans la forme d’une quasi-transcendance, à la multipli-
cité des intérêts et à leurs conflits, ou si elle résulte de ces conflits
mêmes, si elle en constitue le mouvement, le résultat et le dépasse-
ment.
On voit qu’au bout du compte les deux mouvements critiques de
Hegel envers Rousseau, logés au cœur de la Phénoménologie, et qui
forment son fil conducteur en tant qu’elle est de part en part « poli-
tique » (avec la Philosophie du droit l’un des deux grands textes poli-
tiques de Hegel, à tant d’égards si profondément différents et insérés
dans des conjonctures aussi différentes que possible), ces deux mouve-
ments n’en font qu’un. En tout cas, ils convergent vers le même point,
que désigne, à la façon d’un monogramme, l’énonciation IWWI. La
critique de la « loi » comme médiation abstraite du rapport de chacun à
tous et de tous à chacun exige la suppression de cette médiation, ou la
relève de son abstraction, donc la construction et la déconstruction
d’une figure juridico-politique de la loi en tant que moment particulier,

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inadéquat et transitoire, de la constitution de la communauté 1. Et cette


relève ne peut prendre que la forme d’une élaboration phénoménolo-
gique du processus qui produit l’identification de Je (Moi-même) à
Nous (Tous) et l’incorporation de Nous à chaque Je (à la conscience de
soi de chaque Je), en tant que processus de reconnaissance (et par
conséquent aussi de méconnaissance). Un tel processus est toujours
conflictuel et même violent, il est animé par toute la violence du désir,
de l’intérêt, de la tension entre la vie et l’esprit au sein de la conscience.
Dans l’interprétation que je propose, ce point de rencontre est pure-
ment et simplement identique à l’explicitation de la structure latente,
intrinsèquement conflictuelle, de la formule oxymorique IWWI (alors
que l’équation qu’elle remplace, Ich = Ich, est « figée » dans une
immobilité non dialectique), en tant qu’identité de l’identité et de la
différence privilégiée par la Phénoménologie (ou manifestant l’essence
subjective de cette identité). Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’il
faudrait développer une ratiocination logico-grammaticale à partir de
cette formule, mais plutôt qu’il faut procéder à son « remplissement »,
et donc à son « extériorisation » dans le parcours d’une série d’expé-
riences dont elle permet de comprendre la structure de réflexivité sub-
jective. Mais il faut noter ici une dernière fois que pour expliciter cette
formule du mouvement dialectique de la conscience moderne – profon-
dément « séculière », tout entière dirigée en particulier contre l’idée
d’une historicité providentielle, commandée par un esprit transcendant
qui la surplomberait et lui assignerait par avance sa fin – il a fallu à
Hegel renouer, par-delà Rousseau et bien d’autres, avec un type
d’énonciation essentiellement théologique, bien que réduit à ce qui, en
lui, est le plus matériel, le plus événementiel, à savoir la lettre de son
discours. C’est le sens de ma référence obstinée, bien que conjecturale,
au modèle de l’Évangile de Jean. En ce sens, l’énonciation de Hegel
qui se tient sur le seuil de la deuxième modernité (ou du dépassement
de la première modernité, ici symbolisée par le Contrat social), est
aussi profondément « intempestive », « non contemporaine » de son
propre contexte et de son objectif. Ce qui pourrait nous aider à com-
prendre pourquoi, du même coup, elle contient un élément de décons-
truction de ce qu’elle construit, ou la possibilité d’une critique « post-
moderne » au sein de la modernité elle-même.

1. Fréquemment rapporté par Hegel à un formalisme de type romain, mais aussi juif,
du moins dans les textes de jeunesse. Il changera bien d’avis dans la Philosophie du
droit…

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*
Je vois bien maintenant que je ne pourrai pas tenir la promesse que
je m’étais faite, à savoir de réserver le maximum de place et de temps
pour le troisième moment de l’explication : celui qui doit nous per-
mettre de rejoindre de façon plus détaillée la réflexion hégélienne sur
le problème de la communauté consciente de soi dans la Phénoméno-
logie, en tant que figure des figures, ou figure « générique » à partir de
laquelle peut être ressaisi l’ensemble du mouvement de la conscience,
comme devenir sujet de la substance spirituelle 1.
Faute de pouvoir le faire en détail, j’en évoquerai programmatique-
ment les étapes à mes yeux les plus importantes. Elles dérivent toutes
de cette idée que la tentative hégélienne pour transformer l’individuel
en universel et inscrire l’universalité dans l’élément de l’individuel
prend une forme spécifique, pour laquelle Hegel a détourné la notion
métaphysique de l’esprit (et je parle ici uniquement de l’esprit au sens
de la Phénoménologie de l’esprit, très profondément différent de ce
que, ultérieurement, Hegel en viendra à désigner par ce terme), qui
autorise à faire des difficultés, des obstacles, voire des impossibilités
d’une telle transformation ou d’une telle inscription la matière même
de son élaboration (en ce sens aussi la Phénoménologie est une « expé-
rience », dans et par l’écriture). Cette forme spécifique, c’est l’équiva-
lence des notions de subjectivité et de communauté, ou si l’on veut
c’est l’idée, poussée à la limite, qu’il n’y a de subjectivité que commune
ou dans l’horizon de la communauté (de la possibilité et de l’impossi-
bilité de la communauté), et qu’il n’y a de communauté ou mieux de
« mise en commun » de ce qui peut et doit l’être que dans l’élément de
la subjectivité, ou par l’effort que fait la subjectivité pour dépasser sa
propre limitation, sa propre finitude, sans pour autant retomber dans
l’objectivité et l’extériorité d’une « substance », voire d’une « nature ».
C’est cette équivalence que nomme et présente à la discussion le mono-
gramme IWWI, en même temps qu’il s’efforce de nous engager déjà,
en quelque sorte de l’intérieur, dans sa contradiction dialectique,
comme si nous en étions nous-mêmes les « sujets ».
Idéalement, il conviendrait de repartir d’une réflexion, à partir
du texte et de ses contextes, sur ce que signifie pour la subjectivité

1. J’ai repris la question dans mon exposé ultérieur : Zur Sache selbst. Du commun et
de l’universel dans la Phénoménologie de Hegel : cf. ci-dessous, chapitre VII.

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comme pour la communauté le fait de « dire Je », de « dire Nous »,


et donc de tenter de dire les deux en même temps, ou alternative-
ment (Je-Nous). Sur cette base, les trois moments du retour au texte
de Hegel qui me semblent les plus significatifs seraient les sui-
vants :
Premièrement, il faut s’intéresser à la façon dont Hegel – aussitôt
après l’énonciation de IWWI, c’est-à-dire dans la fameuse section sur
l’indépendance et la dépendance de la conscience de soi – a lui-même
problématisé la relation entre l’identification (identification de Je à
Nous, de Nous à Je) et la communauté, à travers la fameuse catégorie de
la « reconnaissance ». Il ne s’agit pas ici de répéter tout ce qui est bien
connu, ou disputé, à propos de cette catégorie, mais de souligner ceci :
la reconnaissance, en tant que mouvement d’universalisation dont sort
une première figure du commun (qu’on pourrait dire virtuelle), repose
sur l’idée que l’une des consciences de soi, qui peut se désigner elle-
même par Je, ou l’un des côtés de la conscience de soi, finit par
« contempler » dans l’autre (qui est son autre), non pas simplement
« Lui » (ou « Elle ») (un « Il » ou une « Elle »), mais précisément
« Nous » ou « le Nous », dont elle fait elle-même partie. Pour une
conscience, qui se nomme elle-même Je, l’autre conscience émerge en
tant que Nous virtuel, figure par anticipation (encore abstraite) de
l’esprit, et le Nous se présente en tant qu’autre Je (dont elle doit subir la
loi ou à qui elle doit s’identifier pour s’engager dans la réalité du
monde). C’est même là le ressort de la supériorité du point de vue du
serviteur (Knecht) et de sa « valeur » éthique propre : le travail, sur celui
du maître (Herr) et sur sa « valeur » éthique propre : le sacrifice de la
vie, ou l’acceptation de la mort. Le Serviteur (c’est-à-dire le sujet) peut
– selon Hegel – voir le Nous ou la communauté « manquante » dans le
Maître, alors que le Maître ne peut jamais la voir dans le Serviteur.
C’est déjà toute une problématique de « l’idéologie dominante » et de sa
critique par ceux « d’en bas » constitués en sujet collectif… Il est frap-
pant cependant que le terme (provisoire) de la dialectique de la
reconnaissance, à l’issue du chapitre IV, qui constitue une sorte de
retour désespéré à la forme abstraite du Ich = Ich (et le prototype de
tous ses retours ultérieurs), à savoir la « conscience malheureuse », est
décrit par Hegel comme un repli sur soi « forcé » de la singularité, ou si
l’on veut en termes de singularité qui se constitue (et se désespère
d’être) sans communauté, ou « privée du nous » (dont elle cherche le
substitut dans l’étonnante figure du « ministre médiateur », comme tra-

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duit Hyppolite (den Vermittler als Rat), à qui elle fait l’abandon de sa
volonté) 1.
Deuxièmement, il faut s’intéresser à la façon dont Hegel se sert de
la réflexion du Je dans le Nous et du Nous dans le Je pour penser à la
fois la connaissance et la méconnaissance, ou le fait que la conscience
communautaire (toute conscience communautaire, en particulier celle
du peuple, première figure sous laquelle l’esprit sort de l’abstraction,
et devient « effectivement réel ») est à la fois Selbstbewusstsein et
Bewusstlosigkeit (qu’il faut traduire par « a-conscience » plutôt que par
« inconscience » et a fortiori « inconscient »), l’un étant l’envers ou la
contrepartie nécessaire de l’autre. Dans le cours de la Phénoménologie,
la notion de l’a-conscience a toujours caractérisé un universel qui est
encore abstrait, ou qui appartient au registre de l’être, mais non de la
réflexivité. Cependant, avec l’entrée en scène explicite du problème de
la communauté (comme réalité spirituelle dont le peuple ou ses succé-
danés historiques : culture, religion, forment la manifestation concrète),
l’a-conscience en vient à désigner ce qui sépare la communauté de sa
propre réalisation, ou de l’adéquation à son propre concept, que ce soit
celui de la Cité grecque ou celui de la « Culture », celui de la « Volonté
Générale », ou celui de la communauté des croyants (Gemeinde) uni-
fiée dans le Christ au moyen de sa « mort »… Nous éprouvons ici en
quelque sorte la résistance du « Je » à coïncider avec le « Nous » et
réciproquement, selon une parfaite réflexivité assimilable à l’unité, à la
« réconciliation » d’une même conscience de soi.
D’où, troisièmement, l’importance des moments qu’on peut dire
« extrêmes », ou qui figurent dans le cours de la Phénoménologie
comme des « expériences-limites » pour la conscience, où l’on est tenté
de dire que le Selbstbewusstsein se renverse immédiatement en son
contraire, Bewusstlosigkeit, c’est-à-dire que la conscience de soi en
vient non seulement à côtoyer l’a-conscience, mais à coïncider avec
elle, à se concentrer dans son propre résidu d’altérité inéliminable.
Deux figures sont ici particulièrement significatives (et bien entendu,
de longue date, elles ont polarisé les lectures de la Phénoménologie), à
savoir l’Ironie et la Terreur. Ce sont des figures radicalement négatives
de l’impossibilité de constituer la communauté en tant que communauté
subjective ou « esprit », ou qui opposent une limite infranchissable à
son intériorisation spirituelle comme conscience de soi collective. Il me

1. C’est-à-dire aussi un « médiateur » qui ne serait pas comme tel mort (pour les
hommes et par eux). Cf. Phénoménologie, éd. Hoffmeister, p. 171.

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semble assez clair qu’elles tombent de part et d’autre de notre énoncia-


tion (IWWI) qui permet ainsi de (mieux) comprendre leur fonction
stratégique. L’Ironie est prise ici au sens que le terme revêt, après la
présentation du conflit qui divise la Cité grecque entre la loi du ciel et
celle de la terre (ou celle des morts et celle des vivants) et l’interpréta-
tion du personnage de l’Antigone de Sophocle, lorsque Hegel écrit que
la féminité (die Weiblichkeit), essentiellement « insue » ou « acons-
ciente », est « l’éternelle ironie de la communauté » (ewige Ironie des
Gemeinwesens). C’est donc typiquement un « Je qui n’est pas Nous »
(et résiste au Nous, sans cesser d’être Je). Inversement, la Terreur est
décrite à la fois comme règne de la « liberté absolue », donc réalisation
pure de l’idée de la Volonté Générale rousseauiste par les révolution-
naires jacobins, et comme délire de l’égalité imposée par la loi (qui
« force » ici, non seulement d’être libre, mais d’être égal à tout autre) :
c’est typiquement un « Nous qui n’est pas Je » ou qui détruit le Je, tout
en réalisant une sorte de construction monstrueuse, excessive, du Nous,
dont le seul contenu est la mort « sans phrase », dénuée de signification
spirituelle. L’annihilation du Nous dans son autonomisation est ici par-
faitement évidente. Avec ces deux expériences-limites de l’Ironie et de
la Terreur, il s’agit donc de montrer que la dialectique reposant sur
l’identification de Je à Nous et de Nous à Je comporte un reste, qui va
au-delà de ce que j’ai appelé il y a un instant son « envers de méconnais-
sance » (toute reconnaissance comporte une face de méconnaissance) :
car il s’agit de non-reconnaissance absolue, ou si l’on veut de l’élément
irrémédiablement tragique de l’historicité, que Hegel a voulu faire
valoir, dans la Phénoménologie, contre les discours du progrès caracté-
ristiques de la modernité passée et à venir. Il faudrait évidemment se
demander ici en quoi le Christ du chap. VII (« l’homme divin ») ne
tombe pas, lui, sous cette caractérisation négative, mais forme plutôt
(sous la condition de sa mort) une fusion complète du Je et du Nous 1.
Et pourquoi cette fusion est cependant aux yeux de Hegel radicalement
insuffisante, peut-être la plus insuffisante de toutes (puisqu’elle n’est
qu’une représentation).

1. « La mort n’est plus ce qu’elle signifie immédiatement, le non-être de cette entité


singulière, elle est transfigurée en l’universalité de l’esprit qui vit dans sa communauté,
en elle chaque jour meurt et ressuscite » (trad. Hyppolite, II, 286).
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LE MOMENT MESSIANIQUE DE MARX

Im düstern Auge keine Träne,


Sie sitzen am Webstuhl und fletschen die Zähne :
Deutschland, wir weben dein Leichentuch,
Wir weben hinein den dreifachen Fluch -
Wir weben, wir weben ! 1

Dans le présent article je voudrais réexaminer, et si possible éclair-


cir, une question récurrente de l’interprétation de la pensée de Marx :
quel rapport y a-t-il entre son concept de la politique et le discours
religieux (ou théologique) 2 ? En vue de la comparaison que ce numéro
de la Revue germanique internationale souhaite instruire, mais aussi en
raison de l’importance stratégique qu’il faut, je crois, lui conférer, je
m’intéresserai essentiellement à un texte : l’article publié en mars 1844
dans les Deutsch-Französische Jahrbücher sous le titre Zur Kritik der
Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung, dans lequel apparaît pour la
première fois chez Marx le nom du « prolétariat » 3. Je soutiendrai que,
pris à la lettre et replacé dans son contexte, il représente le « moment
messianique » de sa pensée, et permet d’interroger la permanence mais
aussi les métamorphoses de cette dimension tout au long de son œuvre.
En isolant ainsi un moment singulier, à partir de l’écriture, je souhaite
m’installer au-delà des débats sur le rapport entre la « formation de la

1. Heinrich Heine : « Die armen Weber » [Die schlesischen Weber], publié le 10 juin
1844 dans le Vorwärts (1re strophe). Aristide Bruant s’en souvient peut-être lorsque, en
1894, il écrit le « chant des canuts » : « C’est nous les canuts, Nous allons tout nus ! / Mais
notre règne arrivera / Quand votre règne finira. (bis) / Nous tisserons le linceul du vieux
monde, / Car on entend déjà la révolte qui gronde ! / C’est nous les canuts, Nous n’irons
plus nus ! »
2. Article paru dans « Théologies politiques du Vormärz. De la doctrine à l’action
(1817-1850) », Revue germanique internationale, 8/2008, p. 143-160.
3. « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction », que
je citerai ci-après Einleitung (Marx-Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1970, vol. 1,
p. 378-391).

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pensée de Marx » et sa « systématisation » ou son « développement »,


vu selon les cas comme continuité ou discontinuité, qui ont tendance à
décontextualiser les formulations, et à substituer des reconstructions
totalisantes aux lectures différentielles nécessaires.
Je choisis l’expression de « moment messianique » par symétrie
avec celle de « moment machiavélien » (empruntée à Pocock) dont s’est
servi Miguel Abensour dans une étude qui a fait date, centrée sur l’inter-
prétation du texte immédiatement antérieur : le « manuscrit de 1843 »
connu sous le titre « Critique de la philosophie hégélienne de l’État »,
rédigé par Marx avant son arrivée à Paris, dont il se peut qu’il ait eu
l’intention de faire un livre dont l’Einleitung de 1844 aurait fourni
l’ouverture 1. Ce que je veux montrer, c’est qu’entre ces deux écrits au
titre quasiment identique, mais de style radicalement différent, il y a
aussi un contraste de fond quant à la conception de la politique et à
l’énonciation de ses fins. Il ne réside pas tant dans un renversement de
l’idéalisme au matérialisme, ou dans la transition du démocratisme au
communisme, bien que ces questions méritent d’être posées, que dans
le surgissement d’une dimension « impolitique » au cœur de la politique
elle-même, associée à la fonction rédemptrice qu’y assume le proléta-
riat 2. Philosophiquement, toute la question est alors de comprendre
comment s’articulent dans une véritable unité de contraires le « moment

1. Marx : Kritik des Hegelschen Staatsrecht, M.E.W., vol. 1, p. 201-333 (la traduction
française par A. Baraquin : Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, Éditions
Sociales, 1975, est à ma connaissance la seule à contenir également les passages de Hegel
discutés par Marx). Je citerai l’essai de Miguel Abensour dans la première édition :
« Marx et le moment machiavélien. “Vraie démocratie” et modernité », in Phénoménolo-
gie et politique. Mélanges offerts à Jacques Taminiaux, Éditions Ousia, Bruxelles, 1989,
p. 17-114 (voir également La démocratie contre l’État, Éditions du Félin, Paris, 2004).
2. Dans son article « Proletariat, Pöbel, Pauperismus » (Geschichtliche Grundbegriffe.
Historisches Lexikon der politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Klett Verlag,
Stuttgart, 1972-1997), Werner Conze montre comment, au cours des années 1835-1840,
le mot « prolétariat » importé de l’usage des socialistes français s’est substitué en
Allemagne à celui de Pöbel (« populace ») employé par Hegel pour désigner la masse
« sans » (sans propriété, ni domicile, ni profession, ni statut…) ou la classe paupérisée
extérieure au système corporatif de la « société civile-bourgeoise » (bürgerliche
Gesellschaft). Sur fond d’aggravation des antagonismes sociaux, il a fini par nommer
les travailleurs salariés dont les intérêts s’opposent à ceux du capital manufacturier. Conze
confronte alors les usages qui en sont faits par deux « hégéliens » : Lorenz von Stein
(1842) et Marx (1844), respectivement au titre d’ennemi interne de la société industrielle
et d’agent de la « décomposition » de l’ordre existant. De son côté Georges Labica (article
« Prolétariat » du Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1982) insiste sur le rôle de
Moses Hess dans la réception du terme prolétariat par Marx à partir de la lecture de Stein,
et dans la combinaison d’une critique de la paupérisation avec une philosophie de
l’action.

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machiavélien » (éminemment politique, a-théologique et radicalement


démocratique, si l’on suit l’interprétation d’Abensour) et le « moment
messianique » – non seulement du point de vue de leur enchaînement,
mais du point de vue de leur corrélation conceptuelle et pour ainsi dire
de leur présupposition mutuelle. Si tel est bien le cas, et quelle que soit
l’extrême diversité des figures sous lesquelles elle est appelée à se mani-
fester ensuite chez Marx et ses successeurs, on aurait bien affaire à une
structure de pensée comme telle irréductible.

« LE MONDE VA CHANGER DE BASE »

On commencera par décrire l’architecture de l’Einleitung, à partir


de ses caractéristiques stylistiques et de son économie conceptuelle. Et
sans doute, étant donné notre objectif, convient-il de le faire en com-
mençant par la fin : « Quand les conditions internes [i.e. l’alliance de
la philosophie ou « théorie » allemande et du prolétariat, dont l’une est
la « tête » et l’autre le « cœur » de l’émancipation humaine] en seront
remplies, le chant du coq gaulois sonnera comme une trompette pour
annoncer le jour de la résurrection allemande [wird der deutsche
Auferstehungstag verkündet durch das Schmettern des gallischen
Hahns]. » Parmi les commentateurs qui ne réduisent pas ce trait pro-
phétique à un effet journalistique, aucun à ma connaissance n’en
indique exactement la provenance, pourtant décisive 1. Elle n’exclut
pas l’ironie, et ne commande pas de lui attribuer une signification
univoque, mais elle interdit d’en faire une simple trouvaille de plume.
À la variation d’un verbe près, il s’agit de la reprise d’un texte célèbre
de Heine, écrit pour saluer la Révolution de Juillet, dans lequel se
trouve aussi évoquée la relation historique entre Réforme luthérienne,
Révolution française et Philosophie allemande qu’on retrouvera dans
l’Einleitung : « Voici que le coq gaulois a chanté [gekräht] pour la
deuxième fois, et en Allemagne aussi le jour se lève (…) Mais que

1. Eustache Kouvélakis, dans une importante étude, renvoie plusieurs fois à ce


« signe » de la communauté de pensée entre Marx et Heine en 1844 (ouvr. cit. ci-
dessous, p. 90, 117, 335). Il en propose une interprétation conjoncturelle incontestable
liée à la circulation de la problématique révolutionnaire entre la France et l’Allemagne
dans la première moitié du XIXe siècle, mais n’en explore pas la dimension allégorique à
laquelle je vais m’attacher ici.

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faisions-nous pendant la nuit ? Eh bien nous rêvions à notre manière


allemande, c’est-à-dire que nous faisions de la philosophie (…) N’est-
il pas étrange, cependant, que l’activité pratique de notre voisin de
l’autre côté du Rhin ait cette affinité élective avec le rêve philoso-
phique que nous poursuivons dans la torpeur allemande ? (…) la philo-
sophie allemande ne serait-elle rien d’autre que la révolution française
transposée en rêve ?… » 1 Le chant du coq gaulois qui annonce le jour
de l’émancipation signale donc une interprétation des révolutions
modernes comme un cycle historique et intellectuel transeuropéen
dont Marx croit pouvoir prophétiser la « résolution » imminente
(comme il le fera dans le Manifeste du parti communiste de 1847), en
même temps qu’il proclame dans le surgissement du prolétariat l’arri-
vée d’un sauveur du monde 2. Cette conjonction relève aussi d’un
dispositif d’écriture caractérisé par une superposition brève, mais
intense et réciproque, entre les « voix » propres de Marx et de Heine,
qui commence aujourd’hui à être mieux connue 3. En quoi éclaire-
t-elle l’ensemble de la signification du texte ? J’en proposerai schéma-
tiquement trois clés.

1. Introduction à Kahldorf über den Adel, in Briefen an den Grafen M. von Moltke,
1831 (Heinrich Heine, Historisch-Kritische Gesamtausgabe der Werke, Hamburg, 1979,
Bd. XI, s. 174). De l’influence de cette phrase sur Marx témoigne sa reprise dans l’article
du 12 novembre 1848 de la Neue Rheinische Zeitung, commentant le cycle des
révolutions et des contre-révolutions en Europe : « Von Paris aus wird der gallische
Hahn noch einmal Europa wachkrähen » [le coq gaulois chantant à Paris va une fois
encore réveiller l’Europe]. L’ouvrage de Heine auquel Marx a emprunté l’essentiel de sa
conception de l’influence de la Réforme luthérienne sur la philosophie et de la significa-
tion « révolutionnaire » commune à l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel) et à la
politique française moderne est Sur l’histoire de la religion et de la philosophie en
Allemagne (1834/1835) (rééd. Imprimerie nationale, 1993, par J.-P. Lefebvre).
2. Dans le chant du coq gaulois identifié à une trompette eschatologique (schmettern)
il est loisible de voir la condensation de deux lignées allégoriques. Le « coq gaulois » est
un symbole national français inventé à la Renaissance, associé pendant la Révolution à
l’idée de fraternité, puis inscrit sur les monnaies par le Consulat et sur les drapeaux par la
révolution de Juillet 1830, en attendant ses usages cocardiers et sportifs plus récents. Le
chant du coq qui annonce l’imminence du jour est un thème messianique à la fois chrétien
(initialement rattaché à l’épisode du « reniement de Saint Pierre », dans les évangiles de
Matthieu et de Luc) et juif (remontant à l’exil de Babylone : cf. JewishEncyclopedia.com,
art. « cock »).
3. Cf. en particulier J.-P. Lefebvre : « Marx und Heine », Schriften aus dem Karl-Marx
Haus, Trier, 1972 ; J. Grandjonc : Marx et les communistes allemands à Paris, François
Maspero, Paris, 1974 ; Lucien Calvié, Le renard et les raisins. La Révolution française et
les intellectuels allemands (1789-1845), Paris, Edi, 1989 ; Christoph Marx : Heinrich
Heine als politischer Dichter und das ideologische Verhältnis zu Karl Marx 1843/44,
Studienarbeit, GRIN Verlag für Akademische Texte, 1997 (ebook) ; Eustache [Stathis]
Kouvélakis, Philosophie et Révolution de Kant à Marx, Paris, PUF, 2003 (je cite la
traduction anglaise : Philosophy and Revolution from Kant to Marx, Verso, 2003).

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La première concerne le rapport entre cette conclusion et les for-


mules introductives beaucoup plus célèbres concernant la religion
(« opium du peuple ») : « En Allemagne la critique de la religion, qui
forme le préalable de toute critique, est maintenant achevée pour
l’essentiel (…) Le fondement de la critique irréligieuse est le suivant :
ce n’est pas la religion qui fait l’homme, c’est l’homme qui fait la
religion (…) Mais l’homme c’est le monde de l’homme, c’est-à-dire
l’État, la société. Cet État et cette société produisent, avec la religion,
une conscience inversée, parce qu’ils forment eux-mêmes un monde à
l’envers (…) La lutte contre la religion est donc médiatement la lutte
contre ce monde dont elle est comme l’arôme spirituel. La misère reli-
gieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation
contre la misère réelle (…) La critique de la religion est donc en son
centre critique de la vallée de larmes dont la religion est elle-même la
sacralisation illusoire… »
Laissons ici de côté le débat sur ce que ces formules doivent à
Feuerbach, dont on sait que le « renversement anthropologique » de la
théologie a revêtu une importance capitale pour les jeunes hégéliens en
général, ainsi qu’à un athéisme issu des « Lumières radicales » dont
Marx est très proche et qui inspire sa dénonciation de la restauration
européenne monarchique et cléricale, et passons tout de suite à la signi-
fication théologico-politique engendrée par le rapprochement entre
l’ouverture de l’article, énonçant l’acte de décès de la religion, et les
énoncés messianiques de la fin relatifs au prolétariat. On pourrait
l’exprimer en latin de cuisine (ou d’Église) par la formule : exit religio,
adveniunt proletarii. En rapportant l’illusion ou mystification religieuse
à l’expression contradictoire d’un monde réel aliéné, Marx dégage un
problème politique, mais qui apparaît dans l’immédiat sans solution, car
il ne lui correspond pas d’acteur ou de force pratique. Cette force se
« trouve » cependant, au terme d’une discussion historico-théorique
complexe, dans la figure matérielle du prolétariat (sous la condition, sur
laquelle je vais revenir, d’une alliance ou fusion organique avec la phi-
losophie qui s’est elle-même autonomisée dans le cours d’une longue
altercation avec la religion). Le prolétariat est donc l’autre (ou l’antago-
niste) de la religion, mais il est aussi l’expression de sa contradiction
interne, la révélation du secret dont, en tant que « protestation » contre la
souffrance, elle était porteuse. On a affaire ici à un schéma qui vient de
bien avant Marx et qui se prolongera au-delà de lui : ce que la religion
trahit ou pervertit (une promesse d’émancipation ou de rédemption), le
messie, ou mieux, la « force messianique » le révèle, le rétablit et le fait

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triompher contre elle. Prenons garde de ne pas voir ici une « relève »
dialectique de la religion : il s’agit plutôt d’une interruption, même si
elle est conçue comme un retour à l’authenticité originaire.
Ce mouvement était au cœur de la réforme protestante, en tant
qu’elle dénonçait dans l’institution de l’Église « visible » une nouvelle
Babylone prostituant la révélation au service des puissances de ce
monde, avant d’être refoulé par le conflit entre Luther et Thomas
Münzer et par la Guerre des paysans 1. Il sera là aussi dans la façon dont
les « nouveaux christianismes » et les socialismes romantiques annon-
ceront l’avènement d’une religion de l’Homme débarrassée des super-
stitions théologiques 2. Il est plus vivant que jamais de nos jours dans la
façon dont les « théologiens de la libération » opposent, à l’idolâtrie
que représenterait le culte capitaliste de l’argent, la fonction eschatolo-
gique du « Dieu libérateur » qui fait des pauvres collectivement une
réincarnation du Christ, victime offerte en sacrifice mais aussi figure de
protestation et de révolte 3. Plus significativement peut-être pour l’inter-
prétation de notre texte, il traverse toutes les interprétations aussi bien
chrétiennes que juives (kabbalistes) qui, de façon antinomique, identi-
fient l’avènement du messie à l’abolition de la loi écrite, instituée. Chez
Marx cette interruption de la religion par l’élément messianique, au
centre de l’histoire moderne en passe de (re)devenir celle de l’homme
(ou de la réalisation de l’humanité), est représentée par l’avènement
d’une force paradoxale, essentiellement passive (Die Revolutionen
bedürfen nämlich eines passiven Elementes…) et cependant radicale-
ment transformatrice, habitée par « l’enthousiasme » du nouveau et
capable de le communiquer : la masse des prolétaires.
Ce n’est possible, évidemment, que parce que ceux-ci se trouvent
investis de caractéristiques antithétiques, conjoignant le rien de la déré-
liction, de l’anéantissement et de la paupérisation absolue avec le tout

1. On sait que les marxistes après Engels, et à sa suite Ernst Bloch, lui attacheront la
signification d’une première apparition historique du prolétariat révolutionnaire en
Allemagne. Ce conflit est périodiquement réactivé dans l’histoire du protestantisme,
avec ou sans traduction « politique », en particulier sous la forme d’une opposition entre
le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de l’Église » (cf. John Lewis : « The Jesus of
History », in Christianity and the Social Revolution, New York, 1935/1972).
2. Pierre Leroux : De l’Humanité. De son principe et de son avenir (1840), rééd.
Corpus des Œuvres de philosophie en langue française, Fayard, 1985.
3. H. Assmann et F.J. Hinkelammert : L’idolâtrie du marché, Éditions du Cerf, 1993 ;
cf. le commentaire de Michaël Löwy : « Le Marxisme de la Théologie de la Libération »,
http://www.lcr-lagauche.be/cm…, 19 juillet 2000 (et son livre La guerre des dieux,
Religion et politique en Amérique latine, Éditions du Félin, Paris, 1998).

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d’une réalisation de l’essence humaine en tant que « communauté » ou


plénitude du « genre » (einer Sphäre endlich… welche mit einem Wort
der völlige Verlust des Menschen ist, also nur durch die völlige
Wiedergewinnung des Menschen sich selbst gewinnen kann…). Cette
« représentation négative de la société » dans l’être du prolétariat se dit
en plusieurs idiomes entre lesquels le texte de Marx ne cesse de circuler.
L’un d’entre eux renvoie à la tradition révolutionnaire française et aux
revendications politiques associant la souveraineté du peuple à l’égalité :
« Je ne suis rien, alors que je devrais être tout », écrit Marx dans une
prosopopée de la classe révolutionnaire, évoquant les formulations de
Sieyès qui lancèrent la Révolution française et préfigurant les vers de
L’Internationale 1. Mais ces formules elles-mêmes s’inscrivent dans
une longue chaîne signifiante qui passe par la mystique (le todo y nada,
ou nada per todo, de Jean de la Croix) et la théologie négative 2. Marx
va les associer à une phénoménologie de la crise de la société civile-
bourgeoise dont il faut suivre de très près la terminologie pour en com-
prendre la double signification historique et eschatologique : Auflösung
(la « dissolution » de la société dans les conditions d’existence du prolé-
tariat, arraché aux conditions de vie et aux formes de reconnaissance
institutionnelle qui « intègrent » une classe à l’ordre social) commu-
nique avec Lösung (la « solution » ou « résolution » du problème poli-
tique de l’émancipation, que n’ont pu apporter ni la Réforme religieuse
ni la Révolution politique bourgeoise), et par conséquent il évoque la
rédemption (Erlösung) et le rédempteur (die Rolle des Emanzipators).

1. « Le plan de cet écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous
faire :1o Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. 2o Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre
politique ? Rien. 3o Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose » (Qu’est-ce que le
tiers-état ? 1789). Sur l’importance que revêtent pour le Marx de 1843 la pensée et
l’action de Sieyès, qui fonde l’unité de la nation politique sur « l’autodétermination du
peuple », cf. J. Guilhaumou : « Marx, la Révolution française et le Manuscrit de
Kreuznach », in É. Balibar et G. Raulet (dir.), Marx démocrate. Le Manuscrit de 1843,
PUF, 2001, p. 79-88 ; et Antonio Negri : Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives
de la modernité, PUF, 1997. Tout le premier couplet de L’Internationale écrite en 1871 par
Eugène Pottier est homogène au texte de l’Einleitung de Marx : « Debout ! les damnés de
la terre / Debout ! les forçats de la faim / La raison tonne en son cratère : / C’est l’éruption
de la fin / Du passé faisons table rase / Foule esclave, debout ! debout ! / Le monde va
changer de base : / Nous ne sommes rien, soyons tout ! »
2. Subida al Monte Carmelo, II.4. Voir Stanislas Breton : « La force du premier
marxisme, prophétique et critique à la fois, est d’avoir converti, à contre-courant de
l’époque, la masse humaine, prétendument inerte, d’une “classe nulle” en une énergie
transformante, d’ampleur universelle et d’intensité inégalée. Tel est, si je ne me trompe, le
sens profond du “rien” et du “tout” ; en leur réciproque implication, qui sous-tend la foi
d’un nouveau peuple élu, après des siècles de mépris… » (Esquisses du politique,
Messidor, Paris, 1991, p. 37-38).

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Dès lors, au bénéfice du prolétariat que son oppression a réduit à


une humanité élémentaire et générique à la fois, dépourvu de toute
« propriété » ou n’ayant rien « en propre » (Eigentumslos), Marx peut
réactiver le mythe biblique de l’élection libératrice : l’esclavage « radi-
cal » se renverse en mission rédemptrice d’un « peuple du peuple »
œuvrant pour toute l’humanité. Cette mission s’enracine dans la souf-
france et l’humiliation (c’est, si l’on veut, l’aspect « christique » du
prolétariat) 1. Mais elle repose surtout sur l’idée (qu’on est tenté de
considérer, cette fois, comme plus proche du messianisme juif) d’une
injustice « en soi » ou d’un « tort absolu » (« kein besondres Unrecht,
sondern das Unrecht schlechthin ») qui détermine la sortie de l’histoire
et l’entrée dans l’humanité (« welche nicht mehr auf einen historischen,
sondern nur noch auf den menschlichen Titel provozieren kann… ») 2.
Comme dans la Kabbale, et particulièrement dans les variantes « uto-
piques révolutionnaires » du messianisme juif, la résolution de l’injus-
tice historique est conçue comme une recréation du monde, au prix de
sa destruction (« Auflösung der bisherigen Weltordnung »), et non
comme une sortie de la vie terrestre, ou un passage dans l’autre
monde 3. Et de ce point de vue l’extraordinaire insistance du terme

1. On lira les développements de Georges G. M. Cottier sur l’héritage de la christo-


logie de la « kénose » dans la figure du prolétariat tel que le caractérise, ou plutôt
l’annonce, l’Einleitung de Marx (« Le Prolétariat, chargé de la souffrance universelle,
est l’écho du Serviteur souffrant d’Isaïe. Il est le Messie, et tel le Christ d’une certaine
théologie d’inspiration luthérienne, il doit pour accomplir sa mission rédemptrice,
d’abord être péché et malédiction (…) le positif pour être doit se vider dans son autre »
(L’athéisme du jeune Marx. Ses origines hégéliennes, Librairie Vrin, 1959, p. 176). Mais
surtout on s’intéressera à la trajectoire que le motif d’identification du prolétariat au
Christ comme incarnation de la souffrance humaine universelle a connue en passant du
« marxisme utopique » d’Ernst Bloch à la « théologie de la croix » (Moltmann), et de là
aux théologiens de la Libération (cf. Richard J. Baukham, Moltmann. Messianic
Theology in the Making, Marshall Pickering, London, 1987). Jean-Luc Nancy rapproche
sur ce point le texte de Marx et celui de Hegel (« L’insacrifiable », Une pensée finie,
Galilée, 1990, p. 79).
2. Certains philosophes ont été particulièrement sensibles à cette dimension éthique
du messianisme de Marx, lié à la problématique du « tort absolu » : dans un passage
crucial de son livre Le Différend (Éditions de Minuit, 1983), Jean-François Lyotard cite
l’Einleitung et interprète la revendication d’une émancipation issue d’un « tort absolu »
(Unrecht schlechthin) comme celle d’une abolition des genres, et donc d’une communi-
cation de l’humanité avec elle-même dans l’énonciation de ses souffrances (§§ 236-237).
3. Voir en particulier G. Scholem : « L’idée de rédemption dans la Kabbale », in Le
messianisme juif, Essais sur la spiritualité du judaïsme, tr. fr., Calmann-Lévy, 1974, p. 71
sq. Dans une certaine tradition juive le peuple d’Israël en exil du monde entier dont il prépare
la « réparation » est lui-même un « peuple-messie » au service de toute l’humanité qu’on
pourrait pour cette raison appeler le « peuple des peuples », comme le prolétariat de Marx
est, par la résolution qu’il apporte au problème de la révolution, le « peuple du peuple ».

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« monde » (Welt) lui-même (et de ses composés) d’un bout à l’autre de


l’Einleitung a un caractère emblématique : en même temps qu’il signifie
(dans le langage même d’une théologie opposant le « siècle » au « ciel »,
à « l’au-delà ») la critique radicale de tout dualisme (caractéristique
précisément de la « religion », y compris dans les formes sécularisées de
la politique bourgeoise), il insiste sur la matérialité de cette Terre Pro-
mise à laquelle on parvient par l’émancipation « humaine ». Mais bien
entendu, alors qu’il ne cesse d’emprunter aux traditions eschatologiques
de la « résurrection » et de la « rédemption », hétérogènes entre elles
bien que nullement disjointes historiquement, c’est un messianisme
nouveau que Marx esquisse ici (ou avec lequel il joue, d’un jeu dont,
dans son propre « enthousiasme », il n’est peut-être pas vraiment le
maître) : celui que les Thèses sur Feuerbach, un an plus tard, reformule-
ront en identifiant la « praxis révolutionnaire » à la « transformation du
monde », et que le Manifeste communiste résumera dans la forme, à
nouveau, d’un avertissement prophétique, adressé à toutes les « classes
dominantes » : « Qu’elles tremblent devant la possibilité d’une révolu-
tion communiste. Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes.
Ils ont un monde à y gagner. » 1 Ce messianisme n’est pas seulement
militant, il affirme que la transformation du monde est d’ores et déjà en
cours du fait qu’un certain ordre social a forgé ou « formé » des chaînes
insupportables, incompatibles avec sa propre survie. Sous nos yeux la
« passivité » radicale se transforme alors en « activité ». L’être en puis-
sance effectue son passage à l’acte.

1. La thématique des chaînes de l’esclavage (qui, avec l’étrange expression : « des


chaînes radicales », fait le lien entre l’Einleitung et la conclusion du Manifeste, mais
qu’on retrouve aussi dans le Capital sous la forme de « chaînes invisibles » rattachant le
prolétaire à ses conditions d’exploitation), est un sûr indice de l’appartenance du texte de
Marx au discours messianique de la « sortie d’Égypte ». Il serait cependant simplificateur
de ne prendre en compte que cette référence, car l’Antiquité gréco-romaine a délivré aussi
une problématique du renversement de l’esclavage en souveraineté. Elles fusionnent dans
l’œuvre de Saint Paul avec l’idée d’un apôtre qui se ferait « l’esclave de tous » (cf. Dale
B. Martin : Slavery as Salvation. The Metaphor of Slavery in Pauline Christianity, Yale
University Press, 1990). Pour un écho contemporain de l’idée du renversement de
l’esclavage en souveraineté, cf. Jacques Rancière, « La communauté et son dehors », in
Aux bords du politique, 2e édition, La Fabrique, 1998, p. 104 sq.

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DÈMOS : LE SUJET COMME PLEIN

Arrêtons-nous ici un instant. Ce que nous venons de décrire, en


abrégeant les références mais en essayant de reproduire les formula-
tions les plus caractéristiques, relève d’une rhétorique, ou mieux d’une
stylistique. Aussi significative soit-elle, elle ne suffit pas à déterminer
une problématique 1. Pour passer à ce niveau, il faut procéder à des
lectures comparatives, dont les unes concernent les matériaux et les
formules que de telles phrases ont empruntés au contexte dans lequel
elles ont été écrites, et les effets d’identification ou, au contraire, de
distanciation qui en résultent, tandis que les autres concernent le rap-
port qu’elles entretiennent avec l’ensemble des écrits de Marx dans la
même période, celle des évolutions et des cristallisations les plus
rapides de sa pensée. Contentons-nous ici de les évoquer schématique-
ment.
Il faudrait d’abord prendre la mesure de la prégnance du vocabulaire
théologique, et surtout prophétique et apocalyptique, dans la littérature
européenne de la période qui va de la Révolution française de 1789 à la
révolution de 1848 en passant par la « restauration ». Ceci ne vaut pas
seulement pour les productions du socialisme et du communisme « uto-
piques », inspirées ou non par l’idée d’un « nouveau christianisme », ou
inversement celles de la contre-révolution « théocratique », mais pour le
nationalisme. Il y a à cet égard de grandes différences de tonalité entre
les contextes, c’est-à-dire entre l’après-coup de la grande affirmation
nationale française ouvrant comme avait dit Goethe « une ère
nouvelle dans l’histoire de l’humanité », et l’attente interminable de
l’unité nationale allemande. Il n’est pas impossible que Marx (proche
sur ce point de Hess) se soit appuyé sur la rhétorique révolutionnaire
française pour élaborer un discours plus « activiste » que celui de com-
munistes allemands comme Weitling qui cherchaient simplement dans
la tradition évangélique le modèle d’une société fondée sur la commu-
nauté des biens 2. Mais pour l’interprétation des formules de l’Einleitung

1. Enrique Dussel a étudié les « métaphores théologiques de Marx » dans Las


metaforas teologicas de Marx (El Verbo Divino, Estella, 1993), mais son étude concerne
surtout la théorie du « fétichisme de la marchandise » et relève plutôt de l’herméneutique
que de l’histoire des idées.
2. Cf. Jacques Droz : « Le socialisme allemand du Vormärz », in Histoire générale du
socialisme, Tome I : Des origines à 1875, PUF, Paris, 1972, p. 424 sq. ; Auguste Cornu :
Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur œuvre, Tome Second : Du libéralisme

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– dont on a pu dire que Marx s’y « approche au plus près des préoccupa-
tions d’un penseur national allemand » 1 – la confrontation la plus déci-
sive serait celle qui s’établit avec l’idée de salut national et de mission
universelle de l’Allemagne, en raison même de l’idée qui forme le fil
conducteur de son analyse. Au blocage des possibilités de la révolution
antiféodale et anticléricale après le tournant conservateur de la monar-
chie prussienne, s’ajoute l’incapacité de la bourgeoisie allemande à se
transformer en « classe universelle », c’est-à-dire à se faire le représen-
tant des intérêts et des droits de toute la société (et de « l’âme popu-
laire » : Volksseele) contre un régime d’oppression. Ils débouchent sur la
possibilité paradoxale de projeter l’Europe entière au-delà du régime
politique bourgeois. Les analogies sont frappantes avec la façon dont
Fichte, dans les Discours de 1807, avait décrit la nation allemande
comme une force spirituelle méta-politique, dont la libération de la
domination étrangère sera aussi celle de toute l’humanité parce qu’elle
en concentre l’énergie morale. Comme elles sont frappantes avec la
façon dont Cieskowski, inventeur de la philosophie de l’action reprise
par Hess et Marx, combinait l’idée du dépassement de l’antinomie entre
théorie et praxis dans l’histoire universelle avec la fonction rédemptrice
de la nation polonaise 2.
Bien entendu, le sens de ce rapprochement n’est pas d’identifier, à
la substitution près d’un « sujet de l’histoire » à un autre (la nation, la
classe), les discours du messianisme national et du messianisme prolé-
tarien, du moins dans sa forme marxienne originale – comme a trop
tendance à le faire Voegelin. C’est plutôt de mieux comprendre, dans
un contexte discursif conflictuel, comment l’un d’entre eux se définit et

démocratique au communisme, PUF, 1958, p. 150 sq. Sur Hess, voir Edmund Silberner,
Moses Hess, Brill, Leiden, 1966.
1. Eric Voegelin : « Marx : The Genesis of Gnostic Socialism », in From Enlightenment
to Revolution, Duke University Press, 1975, p. 282.
2. Cf. É. Balibar : « Fichte et la frontière intérieure », cit. Selected Writings of
August Cieskowski, edited and translated with an Introductory essay by André Liebich,
Cambridge University Press, 1979. Ce que Fichte appelle « nation » ou « peuple » ne se
laisse pas réduire à l’alternative devenue aujourd’hui banale entre le démos et l’ethnos ; il
faut pour l’interpréter faire appel à une troisième catégorie, celle du laos (mot homérique
dont les Septante se sont servis pour « traduire » le ‘am hébreu, peuple (élu) de Dieu par
opposition aux goyim). Une étude comparative générale ne pourrait d’ailleurs se limiter
au contexte européen. Ainsi que l’a montré Pocock dans The Machiavellian Moment
(Princeton, 1975), le thème de la « Elect Nation » est passé avec les puritains d’Angleterre
en Amérique au XVIIe siècle. Et c’est dans les années 1840 qu’a été forgée la terminologie
de la « destinée manifeste » du peuple américain qui permet de voir en lui un « nouvel
Israël » (cf. Anders Stephanson : Manifest destiny : American Expansionism and the
Empire of Right, New York, 1995).

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s’énonce contre l’autre 1. De ce point de vue aussi la communauté de


pensée et d’écriture entre Marx et Heine dans l’année 1844 constitue un
argument fondamental : on y trouve l’origine de l’idée selon laquelle
« les prolétaires n’ont pas de patrie », plus tard replacée au centre de
l’argumentation du Manifeste communiste, où elle figure à la fois l’une
des manifestations de la négation généralisée conférant au prolétariat
son statut de « classe qui n’est pas une classe de la société », et le point
d’appui du mot d’ordre internationaliste dans lequel s’exprimera l’uni-
versalisme de la révolution communiste. En même temps que Marx
rédigeait l’Einleitung, et pour ainsi dire dans la pièce voisine, Heine
écrivait son grand cycle poétique Deutschland : Ein Wintermärchen,
dont la préface transforme le patriotisme en mission cosmopolitique 2.
À l’examen du contexte historique et littéraire, il convient cepen-
dant d’ajouter celui que constituent, pris ensemble, les écrits marxiens
de l’année 1843-1844, publiés ou inédits. La complexité de la configu-
ration théorique au sein de laquelle, en l’espace de quelques mois, s’y
effectue la « mutation » de la pensée de Marx d’un « humanisme démo-
cratique » à un « communisme révolutionnaire », distinct tout à la fois
du retour à une communauté immédiate et d’une généralisation de la
propriété privée 3, a été souvent discutée et le sera encore longtemps.
Pour ma part, je voudrais attirer l’attention sur une caractéristique
remarquable de ces textes, qui tient à ce que la constellation des
concepts généralement considérés comme formant à eux tous le cœur

1. On se donnerait ainsi la possibilité de compléter, et peut-être de rectifier, les


aperçus brillants de Foucault dans son cours du Collège de France (1975-1976) sur la
division du thème de la « lutte des races » entre le XVIIe et le XIXe siècle, et sa contribution
à la formation des discours modernes de la nation, de la classe et de la race (« Il faut
défendre la société », cours édité par M. Bertani et A. Fontana, Éditions du Seuil/
Gallimard, 1997).
2. « Quand nous aurons anéanti la servilité jusque dans son dernier retranchement
céleste, sauvant ainsi le Dieu qui habite en l’Homme sur la terre de son abaissement,
quand nous serons devenus les rédempteurs de Dieu, quand nous aurons rétabli dans leur
dignité le pauvre peuple privé de son droit au bonheur, le génie tourné en dérision, la
beauté déshonorée, ainsi que l’ont annoncé et chanté nos vieux maîtres (…) le monde
entier deviendra allemand ! Je rêve souvent à cette mission et à cette domination
universelle de l’Allemagne quand je me promène sous les chênes. Voilà quel est mon
patriotisme… » (cit. in Christoph Marx, Heinrich Heine als politischer Dichter…, p. 19.
Kouvélakis (ouvr. cit., p. 116 sq.) donne à mon avis la bonne interprétation en insistant
sur le renversement du discours des « Teutomanes » auquel procède ici Heine. Au même
moment Engels découvre cette disposition révolutionnaire et cette humanité universelle
dans le prolétariat anglais (cf. Die Lage der arbeitenden Klasse in England, M.E.W., cit.,
vol. 2, p. 230-231).
3. Karl Marx : Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Introduit, traduit et
annoté par F. Fischbach, Vrin, 2007, p. 143 sq.

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de la problématique du « premier Marx » (avant les révolutions de


1848) : communisme, émancipation humaine ou « sociale » 1, proléta-
riat comme « classe universelle », « fin de l’État politique », aliénation
(Entfremdung) et « extériorisation » (Entäusserung) de l’essence géné-
rique de l’homme, praxis révolutionnaire, n’est jamais entièrement
donnée dans aucun des textes particuliers, dont chacun au demeurant
relève d’un genre d’écriture différent et correspond à une destination
distincte (publique ou privée) 2. Cette dispersion ne signifie pas qu’il y
aurait incompatibilité pure et simple entre les concepts correspondants,
mais que leur rapprochement demeure un foyer de tensions entre plu-
sieurs points de vue et plusieurs discours, dont l’unité ne peut être que
problématique. C’est justement dans l’intelligence de ces tensions que
l’on peut espérer trouver les clés de la mobilité et de l’inachèvement
intrinsèque de la pensée de Marx, donc aussi de ses relances possibles
dans d’autres conjonctures 3. Pour conclure cette analyse nécessaire-
ment partielle, je m’attacherai donc comme je l’avais annoncé à l’une
des comparaisons pertinentes : celle qui porte sur les deux « critiques de
la philosophie du droit de Hegel », autrement dit le Manuscrit de 1843
et l’Einleitung de 1844, et qu’on peut ramener à l’oscillation entre le
point de vue du « démos » et celui du « prolétariat », respectivement
porteurs de l’aspect politique et de l’aspect impolitique de la révolu-
tion.
Je propose d’en résumer le sens en y lisant deux façons de rapporter
la question de l’activité ou de la praxis à la définition d’un « sujet
collectif », et par conséquent aux transformations (et à l’interminable

1. Sur les références historiques et les usages du terme « émancipation »,


cf. Geschichtliche Grundbegriffe, cit. (article de K.-M. Grass et R. Koselleck), et
Dictionnaire critique du marxisme, cit. (article de G. Bensussan).
2. Cela vaut en particulier pour le prolétariat, qui « signe » l’Einleitung, mais que les
Manuscrits de 44 ignorent au profit du travail et du travailleur, à une exception près, il
est vrai remarquable : « On comprend aisément que l’économie nationale ne considère le
prolétaire (…) qu’en tant que travailleur (…) Elle ne le considère pas dans le temps où il
ne travaille pas, c’est-à-dire en tant qu’homme, mais elle abandonne cette considération à
la justice criminelle, aux médecins, à la religion, aux tableaux statistiques, à la politique et
au prévôt des mendiants… » (éd. cit., p. 83). Inversement l’Einleitung ignore la démo-
cratie aussi bien que le communisme.
3. Je rejoins complètement sur ce point la remarque d’Abensour : « à ce moment de
son cheminement, Marx ne s’engageait pas de façon univoque dans la direction appa-
remment souveraine que, rétrospectivement, il entendit conférer au manuscrit non publié
de 1843 (…) au mépris des tensions et des virtualités multiples qui [le] traversent… »
(ouvr. cit., p. 60). Ce sont ces virtualités, évidemment plus intéressantes aujourd’hui que
les systématisations du « marxisme », que je cherche ici à compléter d’un élément
supplémentaire.

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décomposition) de l’idée de souveraineté. Il n’est pas question de


considérer que l’une d’entre elles serait plus « matérialiste » que l’autre,
en vertu de l’accent mis d’un côté sur la réalité empirique des conflits
de la société civile-bourgeoise, et de l’autre sur la condition détermi-
nante des révolutions, à savoir la rencontre d’une force sociale et d’une
théorie radicalement critique. Il faut plutôt, me semble-t-il, considérer
que la synthèse de la philosophie de la praxis et du matérialisme, que
les Thèses sur Feuerbach présenteront comme une dialectique traver-
sant toute la pensée moderne, est en suspens dans cette tension persis-
tante des deux points de vue.
Miguel Abensour a très justement montré que la critique développée
par Marx dans les marges de la Philosophie du droit de Hegel (une
partie de la section consacrée au « droit public interne », allant des
§§ 261 à 313) ne se contente pas de démontrer, par une lecture du texte
hégélien qu’on peut bien dire « symptomale », que la dialectique spécu-
lative échoue à atteindre son propre objectif : faire de l’État constitu-
tionnel la résolution en acte, dans le système de ses institutions, des
conflits de la « société civile » (ainsi que de la famille), et l’ériger ainsi
en absolu politique dans lequel l’idée de la liberté (qui est l’idée même
du droit) serait à la fois réalisée et autonomisée 1. De ce renversement,
qui prend pour cible l’abstraction des déterminations de l’État moderne
(comme État des « individus » propriétaires et de leur représentation
politique dans le système de la division des pouvoirs), à laquelle Hegel
s’est contenté d’ajouter l’appareil d’une déduction spéculative pour
produire l’illusion de sa nécessité (accentuant par là même son analogie
avec le dualisme théologique du « ciel » et de la « terre »), Marx n’a pas
extrait l’abstraction inverse d’une théorie de la « société » en tant que
base ou sujet réel (économique) des figures de la politique, comme ce
sera la tentation permanente du marxisme (et peut-être de lui-même
dans sa systématisation des principes du matérialisme historique) 2. Au
contraire, il en a tiré l’idée d’un sujet politique qui serait à la fois à
l’origine de l’émergence de l’État moderne, fondamentalement laïque
et universaliste, contre les institutions cléricales et hiérarchiques de
l’État d’Ancien Régime, et de son dépassement ou de sa « fin » prévi-

1. Je ne reviens pas ici sur ce que j’ai souligné ailleurs (Marx démocrate, ouvr. cit.), à
savoir la singularité d’écriture du texte de Marx qui s’installe dans le « dialogisme » du
texte de Hegel lui-même, et ainsi le révèle.
2. Je ne discute pas ici ce point ultrasensible pour l’appréciation du rapport entre la
pensée de Marx et l’usage qu’en feront ses successeurs : cf. mon ouvrage La philosophie
de Marx, Éditions La Découverte, Paris, 1993.

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sible, inscrite dans l’intenable de ses propres limitations. Saisissant une


expression percutante qui surgit sous la plume de Marx au moment où
il dénonce la tentative hégélienne de concentrer l’expression de la sou-
veraineté politique dans le « moment » de la décision monarchique
(c’est-à-dire du « chef de l’État »), Abensour appelle ce sujet instituant
ou constituant le « démos total » 1. Il le met en relation, d’une part avec
la thèse de Marx (à nouveau produite par un renversement des formula-
tions de Hegel) selon laquelle, dans l’histoire des États modernes, c’est
le « pouvoir législatif » qui a « fait toutes les grandes révolutions orga-
niques universelles » (par opposition aux « petites révolutions », c’est-
à-dire aux réactions), et par conséquent c’est lui qui, se présentant
comme le représentant de la totalité du peuple, précède en droit et en
fait les constitutions au lieu d’en former simplement un organe ou de
légiférer par leur autorisation ; et d’autre part avec l’idée que, dans les
conflits de la société civile avec elle-même qui ont en dernière analyse
leur origine dans la « religion de la propriété privée » et auxquels l’État
« politique » n’apporte qu’une solution formelle (alimentant son propre
intérêt particulier, bureaucratique), s’annonce la possibilité d’une vraie
démocratie (ou d’une « démocratie contre l’État », non étatique et non
représentative) dans laquelle le pouvoir législatif se « réalise » en
« s’abolissant », c’est-à-dire se transforme en association 2. C’est ce
processus, conduisant le peuple au-delà de la formalisation par l’État
des conflits sociaux (et donc du contrôle exercé sur l’agir politique de la

1. On peut discuter cette traduction, empruntée à A. Baraquin, qui sert bien le projet
d’Abensour : le texte allemand parle plutôt des « moments de la totalité du démos » (« Die
Demokratie ist die Wahrheit der Monarchie, die Monarchie ist nicht die Wahrheit der
Demokratie… In der Demokratie erlangt keines der Momente eine andere Bedeutung, als
ihm zukommt. Jedes ist wirklich nur Moment des ganzen Demos. In der Monarchie
bestimmt ein Teil den Charakter des Ganzen », M.E.W., vol. 1, p. 230).
2. Ici encore on pourrait discuter certaines lectures : le texte de Marx sur lequel il
s’appuie (et dont il montre bien le rapport avec des écrits de socialistes français
contemporains, en particulier le Manifeste de la démocratie au 19e siècle de Victor
Considérant, publié en 1843) n’évoque pas la « vraie démocratie » comme une figure,
mais dit que « die neueren Franzosen haben dies so aufgefasst, dass in der wahren
Demokratie der politische Staat untergehe … » (M.E.W., I, 232). C’est-à-dire que, selon
les auteurs français les plus récents, l’État politique s’éteint, ou s’abolit, dans la
« démocratie véritable », lorsqu’elle devient véritablement ce qu’elle doit être. Il n’y a
pas de doute cependant que cette perspective correspond à l’hypothèse d’un principe
démocratique ou populaire radical agissant dans la succession des régimes (dont il
constitue la « vérité »), et débouchant au moins idéalement sur le dépérissement de l’État
en tant qu’organisme séparé. Shlomo Avineri, dans The social and political thought of
Karl Marx (Cambridge University Press, 1968) va plus loin qu’Abensour dans l’hypo-
stase de l’expression « true democracy ». Sa référence n’est pas le « démos total » mais la
« classe universelle » : Hegel au lieu de Machiavel comme penseur du « politique ».

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communauté par la bureaucratie dont Hegel a été le chantre), à partir de


la puissance même qui l’a fait exister dans une histoire de révolutions,
qu’Abensour considère comme le « moment machiavélien » de Marx.
Autrement dit c’est la possibilité de penser une pratique politique auto-
nome qui n’est pas assujettie à une souveraineté, qu’elle soit transcen-
dante ou immanente, et qui « institue le social » de façon permanente au
lieu de refléter passivement ses divisions : « Marx, proche en cela de
l’inspiration de Machiavel (…) a bien pour objet d’introduire au
“milieu propre de la politique”, d’aider à penser l’essence du politique,
à en cerner la particularité » (qui n’est ni dans l’État, ni dans la
Société) 1. Suivant une voie étroite entre l’anarchisme (auquel on peut
rattacher les propositions contemporaines de Moses Hess) et un socia-
lisme du travail qui veut résorber le politique dans « l’administration
des choses » (comme l’avance l’École saint-simonienne), Marx vou-
drait faire de l’émancipation du sujet populaire le lieu public permanent
de son autoconstitution, le surgissement de la dimension « générique »
de l’existence humaine.
Abensour est bien conscient cependant des difficultés d’interpréta-
tion qui guettent cette figure du sujet, à laquelle ramènent finalement
toutes les questions relatives à la « vraie démocratie » et à la possibilité
de penser un politique non étatique. Et c’est la raison pour laquelle,
dans les dernières pages de son essai, il en vient pratiquement à expli-
quer qu’il a manqué à Marx un élément critique présent chez Machiavel
comme une « finitude » essentielle à la pensée du politique. Cela tient à
son incapacité de penser le peuple comme « totalité » sans lui conférer
aussi, du même coup, les caractères de l’unité : « Force est de relever
que Marx pense la vraie démocratie sous le signe de l’unité, c’est-
à-dire travaillée en permanence par une volonté de coïncidence avec
elle-même, donc à l’écart d’une pensée de la démocratie comme forme
de société qui se constitue de faire accueil à la division sociale, qui se
distingue de reconnaître la légitimité du conflit dans la société. Contrai-
rement à Machiavel (…) Marx voit dans l’unité un bien tout uniment
positif, sans soupçonner, semble-t-il, qu’il puisse exister un lien entre
certaines formes d’unité et le despotisme, et inversement des liens entre
la division sociale et la liberté… » 2
On pourrait, me semble-t-il, reformuler la difficulté en disant que
dans la théorisation de 1843, en dépit de sa fonction critique (ou peut-

1. Abensour, ouvr. cit., p. 101.


2. Abensour, ouvr. cit., p. 107.

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être à cause d’elle, c’est-à-dire à cause de la façon dont il est pensé à


partir de l’idée hégélienne et de son renversement), le démos comme
sujet instituant, essentiellement plein ou effectif, est guetté en perma-
nence par deux dangers symétriques, en quelque sorte par défaut et par
excès 1. D’une part il reste un sujet virtuel, se projetant au-delà de ses
formes d’existence présentes dans le « creux » des contradictions de
l’État politique, ou comme le dépassement des divisions de la société
produites par la propriété privée, que Marx n’appelle pas encore « lutte
des classes » et dont les modalités restent tout à fait nébuleuses. En
d’autres termes, le temps de son surgissement historique n’est que
l’idée elle-même spéculative d’une relance du « mouvement des révo-
lutions » venues « d’en bas », que le Manuscrit identifie aussi à l’idée
du « progrès » 2. Mais d’autre part le même sujet tend à apparaître en
face de l’État non pas tant comme un principe de dissolution que
comme son image inversée, ou du moins l’image inversée de sa souve-
raineté : non seulement en raison de la façon dont Marx revendique la
tradition constituante du peuple révolutionnaire qui s’élève souveraine-
ment « de la particularité à la domination » 3 contre le compromis cor-
poratiste hégélien entre libéralisme et monarchie, mais en raison de la
« conscience » de son rôle historique sans laquelle précisément il ne
pourrait se libérer de l’aliénation politique incarnée par les mécanismes
bureaucratiques de représentation.

1. Dans son propre commentaire des textes de cette constellation (L’être et l’acte.
Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir, Vrin, 2002, chap. IV :
« L’agir libéré (Marx) », p. 131 sq.), Franck Fischbach insiste sur la fusion, dans le sujet
social ou transindividuel de la transformation révolutionnaire, des déterminations de
l’agir et du faire (que traduira dans L’Idéologie allemande la catégorie de Selbstbetäti-
gung). Il me semble que cette fusion est aussi le ressort de ce que j’appelle ici la
« plénitude » du sujet politique. La difficulté, c’est que pour pouvoir être un sujet, donc
un sujet, le « peuple » au regard de la lutte des classes doit être à la fois une « partie » (ou
un « camp »), et, « virtuellement », le tout. Le Manifeste communiste soutiendra cela : au
terme de l’évolution du capitalisme, le prolétariat (comme naguère le Tiers-État chez
Sieyès) est « l’immense majorité ». Tandis que l’Introduction de 1844 ose la thèse
« mystique » : le prolétariat est « tout », parce qu’il n’est plus « rien ».
2. M.E.W., I, 259 : « … damit der Mench mit Bewusstsein tut, was er sonst ohne
Bewusstsein durch die Natur der Sache gezwungen wird zu tun, ist es notwendig, dass die
Bewegung der Verfassung, dass der Fortschritt zum Prinzip der Verfassung gemacht
wird, dass also der wirkliche Träger der Verfassung, das Volk, zum Prinzip der
Verfassung gemacht wird… »
3. « … wo sie in ihrer Besonderheit als das Herrschende auftrat… » (M.E.W., I, 260).

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PROLÉTAIRES : LE SUJET COMME VIDE

Ce que je voudrais alors suggérer, c’est que, dans le « moment


messianique » immédiatement suivant, Marx n’a pas à proprement par-
ler résolu ces apories (peut-être inhérentes à toute pensée de la démo-
cratisation comme mouvement « ininterrompu » de l’histoire), mais les
a déplacées d’un extrême à l’autre. Au prolétariat dont il revendique
pour la première fois le nom, il confère en effet des caractéristiques
ontologiques et une fonction historique qui sont, à beaucoup d’égards,
exactement opposées à celles que je viens de résumer dans la foulée
d’Abensour : non pas celles d’un « sujet plein », mais celles d’un « sujet
vide », voire d’un sujet comme vide. Pour autant, ce vide qu’expriment
à l’envi les formulations « négatives » de l’Einleitung (et pour commen-
cer celle de la « dissolution » de la société civile-bourgeoise dans l’être
du prolétariat, immédiatement assimilable à un néant politique) n’est
aucunement privé de déterminations pratiques. Peut-être au contraire
forme-t-il la condition pour que certaines dimensions de la pratique, en
tant que transformation révolutionnaire des conditions existantes,
soient pensées comme telles, bien que sous une forme qu’on peut dire
« impolitique ». Il me semble qu’on le voit bien sur deux points, où le
discours de l’Einleitung contraste fortement avec celui du Manuscrit de
1843.
On le voit à la façon dont l’Einleitung se représente la temporalité
révolutionnaire, en élevant à la généralité d’une structure ce qui appa-
raissait d’abord comme une exception contingente : le « retard poli-
tique » de l’Allemagne du Vormärz, et donc l’anachronisme qui
caractérise son rapport à la fois décalé et nécessaire avec l’évolution
européenne. Mieux, l’Einleitung fait de cette contingence et de cette
exception la structure même de l’historicité, puisque c’est elle qui per-
met de comprendre comment une force du passé (ou venue du passé) va
se trouver en position de faire entrer l’humanité dans l’avenir. On est
tenté de dire que, dans la description de Marx, irréductible à la logique
du progrès même « dialectique », de même que le prolétariat est une
« classe de la société qui n’appartient pas à la société », l’Allemagne est
une « nation de l’histoire qui n’appartient pas à l’histoire », et dans le
cas du prolétariat allemand ces deux déterminations négatives n’en font
plus qu’une. Parce que l’Allemagne, d’une certaine façon, « n’a pas de
présent », mais cristallise de façon aberrante une « préhistoire » et une
« post-histoire », elle représente déjà l’avenir au sein du passé, elle ne

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peut rentrer dans le mouvement de l’histoire qu’en faisant exploser les


« limites » de toutes ses évolutions antérieures, qui sont les limites de la
politique comme telle (« Deutschland als der zu einer eigenen Welt
konstituierte Mangel der politischen Gegenwart wird die spezifisch
deutschen Schranken nicht niederwerfen können, ohne die allgemeine
Schranke der politischen Gegenwart niederzuwerfen ») 1. On sait que
cette condensation du retard et de l’avance dans la structure de l’événe-
ment révolutionnaire sera périodiquement réaffirmée dans la tradition
marxiste, tantôt comme thèse programmatique (Lénine à propos de la
révolution russe, et après lui les marxistes « tiers-mondistes »), tantôt
comme matrice d’un « concept du temps historique » non linéaire, donc
non déterministe, fondé sur l’idée de « non-contemporanéité » à soi
(concept commun, étonnamment, à Ernst Bloch et à Louis Althusser :
Héritage de ce temps, 1935, et Pour Marx, 1965) 2.
On le voit ensuite à la façon dont l’Einleitung pense le rapport du
prolétariat à la philosophie, à travers la célèbre métaphore de la « tête »
et du « cœur », qui vient répondre à ce que Marx appelle la « difficulté
principale » (Hauptschwierigkeit) sur laquelle bute l’idée d’une « révo-
lution allemande radicale » : l’absence d’une « base matérielle » dont la
théorie de l’émancipation humaine élaborée par la philosophie pourrait
« s’emparer », pour devenir à son tour une force historique après avoir
« renversé » la critique de l’autorité religieuse en critique de l’aliéna-
tion humaine. « De même que la philosophie trouve dans le prolétariat
ses armes matérielles, de même le prolétariat trouve dans la philoso-
phie ses armes spirituelles (…) La tête de cette émancipation est la
philosophie, son cœur est le prolétariat. » À nouveau ces formulations
sont à interpréter dans un contexte, ou plutôt dans une série de
contextes. Le rapprochement a souvent été fait, pour souligner l’éton-
nante coïncidence de terminologie et de date, avec les thèses d’Auguste
Comte publiées la même année sur « l’alliance des prolétaires et des

1. « L’Allemagne, en tant qu’elle fait du manque de la politique contemporaine son


monde singulier, ne pourra abattre les limitations allemandes spécifiques sans abattre la
limitation même du présent politique. »
2. On ne peut pas éluder la question de l’affinité avec la façon dont Derrida, dans
Spectres de Marx (1993), travaille l’image eschatologique du Hamlet de Shakespeare
pour interpréter la conception marxienne de la révolution communiste à venir : « Time is
out of joint ». Cependant Derrida cite beaucoup d’œuvres de Marx, mais jamais l’Einlei-
tung : cela tient, me semble-t-il, à ce que son interprétation vise à dégager un héritage de
« messianicité sans messianisme ». Et donc, a fortiori, sans figure du messie – ce qu’est
par excellence le prolétariat de 1844. Sur ce point au moins il y a contradiction entre les
deux points de vue.

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philosophes » 1. Mais la confrontation, formellement, est tout aussi


intéressante avec la conception kantienne de la synthèse transcendan-
tale (qu’évoque au moins indirectement la formule : « La philosophie
ne peut pas se réaliser sans abolition du prolétariat, le prolétariat ne
peut pas s’abolir sans la réalisation de la philosophie ») 2. Sans doute
on a ici formellement l’application d’un vieux schème philosophique,
destiné à penser les rapports du corps et de l’âme, donc la constitution
de l’individualité, et qu’on peut faire passer successivement à l’intelli-
gible et au sensible, au concept et à l’intuition, à la théorie et à la
pratique. Mais précisément le « cœur » n’est pas exactement le
« corps » (bien que par un lapsus révélateur des commentateurs aient
opéré la substitution) 3. Et ce que Marx cherche à penser, ou à désigner
allégoriquement, n’est pas tant la constitution d’une individualité (ou
d’une subjectivité collectivité collective dotée à la fois d’une matière et
d’une forme) que le fait d’une intervention historique, résultant de la
conjonction à l’échelle du monde de la « conscience » et de la « souf-
france », ou du moins l’imminence de ce fait 4. Dans cette théorisation
du renversement de la passivité en activité qui est elle-même le cœur
du moment messianique, la « praxis » n’est donc pas l’un des côtés de

1. Aug. Comte, Discours sur l’esprit positif, 1844, Troisième partie : « Conditions
d’avènement de l’école positive ». Le projet « d’alliance » élaboré par Comte repose
essentiellement sur un programme d’enseignement populaire « supérieur », destiné à
surmonter la coupure sociale qui menace la poursuite du progrès comme développement
de l’ordre, et à fonder sur la réunion des forces opposées à l’esprit théologique et
métaphysique (la science, l’industrie) la possibilité d’un nouveau pouvoir spirituel,
mettant fin à l’ère des révolutions. En ce sens, c’est l’inverse du projet de Marx. Le
parallèle est discuté par Pierre Macherey dans son commentaire de l’expression « Im
Anfang war die Tat » et de ses interprétations, disponible sur le site : stl.recherche.univ-
lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Macherey20012002/
2. Marx parvient à cette formule à la fin de l’Einleitung au terme de trois essais
successifs dont elle représente la « solution » mais aussi la conversion en « mot d’ordre »
(Lösung/Losung) : « Ihr könnt die Philosophie nicht aufheben, ohne sie zu verwirklichen
[vous ne pouvez pas supprimer la philosophie sans la réaliser] (…) Sie glaubte, die
Philosophie verwirklichen zu können, ohne sie aufzuheben [elle croyait pouvoir réaliser
la philosophie sans la supprimer] », « Die Waffe der Kritik kann allerdings die Kritik der
Waffen nicht ersetzen [mais l’arme de la critique ne peut se substituer à la critique des
armes] », qui approchent une réciprocité transcendantale de la forme : les concepts sans
intuition sont vides, les intuitions sans concept sont aveugles.
3. Michaël Löwy : La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Maspero, Paris,
1979, p. 69 (je n’entends pas diminuer les mérites de ce livre, qui comportait de très utiles
explications, et que son auteur a fait suivre d’études fondamentales sur l’importance des
éléments « utopiques » et « messianiques » dans le marxisme).
4. Voir aussi les formulations de la correspondance avec Ruge, publiées en ouverture
des Deutsch-Französische Jahrbücher, sur la critique comme intériorisation (innewerden)
par le « monde » de sa propre conscience (M.E.W., I, 346).

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la synthèse, elle serait plutôt le résultat de la conjonction des deux


conditions de possibilité de l’action, dont chacune prise en elle-même
n’est qu’une passivité, ou encore un manque. L’événement (comparé
par Marx à un « éclair de la pensée » : Blitz des Gedankens) n’est plus
de l’ordre de la représentation, il en constituerait plutôt la limite, le
point de réalité qui dissout les formes de la représentation, au sens
politique comme au sens métaphysique (« die faktische Auflösung die-
ser Weltordnung ») 1.
Le moment messianique n’est donc pas autre chose, d’une certaine
façon, que l’envers ou la contrepartie du moment machiavélien, dès lors
que celui-ci dégage une aporie qui ne concerne pas seulement la possi-
bilité de penser la politique par-delà l’État et même contre lui, mais la
représentation du « sujet politique » auquel on doit en imputer les
actions, et qu’il faudrait pouvoir se représenter à la fois comme une
totalité (le peuple), et comme un manque (le peuple du peuple, toujours
encore à venir) 2. Il serait certainement erroné de croire que les formula-
tions présentées ici – si caractéristiques de la conjoncture de 1844, dans
laquelle Marx a « changé de lieu », à tous les sens du terme – repré-
sentent un point d’aboutissement. Mais il serait tout aussi erroné de
croire que la « différentielle » théorique dont elles témoignent est desti-
née à disparaître : au contraire, on peut faire l’hypothèse qu’elle ne
cessera de s’approfondir, ne serait-ce qu’en raison de la difficulté persis-
tante à laquelle s’est trouvé confronté le marxisme de caractériser la
« lutte des classes » (comparée par le Manifeste de 1847 à une « guerre
civile » tantôt ouverte, tantôt larvée), soit comme « politique », soit
comme « non politique » ou « apolitique » 3. Quant au côté messianique

1. Immédiatement après la rédaction de l’Einleitung, Marx verra dans l’insurrection


des tisserands de Silésie la vérification de sa conception. Ce sera l’occasion de sa rupture
avec les démocrates libéraux comme Ruge, coéditeur des Deutsch-Französische
Jahrbücher (voir les Kritische Randglossen zu dem Artikel « Der König von Preussen
und die Sozialreform. Von einem Preussen du 31 juillet 1844, M.E.W., I, 392 sq.). Le fait
que le poème de Heine : Die armen Weber, qu’il avait lui-même publié dans le Vorwärts,
ait été repris par les insurgés comme chant de lutte et de deuil, lui apparaîtra comme la
preuve de ce que le prolétariat allemand est « le plus théorique » de l’Europe. En lui la
différence entre la tête et le cœur s’évanouit, les deux côtés de la passivité critique ne sont
plus réellement séparés, et donc la pratique est déjà là.
2. À vrai dire cette conjonction n’est pas absente chez Machiavel lui-même : non pas
celui des Discorsi, qui sert de référence privilégiée à M. Abensour, mais celui du Prince,
dont le dernier chapitre fait appel à la venue d’un « rédempteur » de l’Italie contre l’action
dissolvante et antinationale de l’Église.
3. Et avant même le Manifeste, cette difficulté est centrale dans les formulations de
Misère de la philosophie (1846) sur le caractère « politique » de la « lutte de classe à
classe » entre le capital et les prolétaires coalisés contre lui, qui débouche sur une

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de la définition du prolétariat, s’il tendra à céder la place à une définition


plus « positive » de la classe ouvrière ou de la « classe des travailleurs »
(Arbeiterklasse) en rapport avec le mécanisme de l’exploitation de la
force de travail et de l’organisation du surtravail, il se déplacera en fait
sur la représentation apocalyptique de l’affrontement final entre révolu-
tion et contre-révolution, induit par la violence de la répression étatique
des insurrections populaires et prolétariennes du XIXe siècle (Les luttes
de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). On
comprend alors, me semble-t-il, à la fois l’intérêt et les limites d’une
présentation de la théorie de Marx comme une philosophie de
l’histoire qui aurait repris à son compte le schème de « l’histoire du
salut » à travers la sécularisation hégélienne, non pas tant pour en don-
ner un équivalent réaliste que pour en intensifier la « tension eschatolo-
gique » 1. Elle désigne le lieu – ou l’un des lieux – des opérations
discursives pratiquées par Marx, mais elle en simplifie l’enjeu et elle en
inverse, d’une certaine façon, les intentions en les ramenant sous la
catégorie englobante de la « religion ». Dans sa construction (qui est en
même temps, nécessairement, une déconstruction) de la figure « vide »
du sujet révolutionnaire, accordé à la « dissolution » d’un monde, Marx
ne peut que rencontrer le discours religieux, mobiliser les ressources
d’une « théologie politique » : il est clair, à mes yeux du moins, qu’il les
excède d’emblée par un surcroît d’immanence, ou mieux, d’actualité.

« révolution totale » exclusive de tout « nouveau pouvoir politique » (IIe partie, § 5 : « Les
grèves et les coalitions des ouvriers »).
1. Karl Löwith : Weltgeschichte und Heilgeschehen. Die theologischen Vorausset-
zungen der Geschichtsphilosophie, chap. II : Marx (in Sämtliche Schriften, K.B. Metzlersche
Verlagsbuchhandlung, Stuttgart, 1983, Bd. II, p. 61) (tr. fr. Histoire et salut, Gallimard,
2002).
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ZUR SACHE SELBST.


DU COMMUN ET DE L’UNIVERSEL
DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE HEGEL 1

De grands commentateurs (Kojève, Marcuse, Lukács), en partie


inspirés par le marxisme et par l’existentialisme, ont conféré une fonc-
tion centrale dans leur interprétation de la Phénoménologie de l’esprit
à l’énoncé qui définit la « substance » (Substanz) spirituelle comme
une « œuvre » (Werk) résultant de l’activité de tous et de chacun (das
Tun aller und jeder) 2. Il faudrait ajouter Sartre, dont la Critique de la
raison dialectique non seulement comporte une allusion explicite au
« règne animal de l’esprit » (p. 224), mais peut être lue comme une
gigantesque tentative de reformulation de la dialectique de « l’action
commune » comme praxis individuelle collectivisée (et aliénée) fon-
dant le passage de l’expérience à l’historicité, en permanente alterca-
tion avec Hegel 3. Ils ont ainsi puissamment contribué à installer la
réflexion sur l’historicité dans une dialectique de la « conscience de
soi » et de la « praxis », conférant au traité de 1807 une fonction d’ori-

1. La première partie de cet exposé a paru dans le no spécial « Bicentenaire de la


Phénoménologie de l’esprit de Hegel » de la revue Iride (52, 2008) ; l’ensemble a été
repris comme contribution au colloque « 200 ans de Phénoménologie de l’esprit »
organisé les 13 et 14 décembre 2007 par l’Université de Paris-IV sous la direction de
Danielle Cohen-Lévinas, Joseph Cohen et Raphaël Zagury-Ory.
2. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (Leçons de 1933 à 1937),
Gallimard, 1947, rééd. coll. TEL, p. 200 ; Herbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et sa
théorie de l’historicité, paru en 1932 et traduit en 1972, Gallimard rééd. coll. TEL, § 23,
p. 284 sq. ; Georg Lukács, Le jeune Hegel (Der junge Hegel. Über die Beziehung von
Dialektik und Ökonomie, 1948), trad. Gallimard, 1981, tome II, p. 250 sq.
3. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, tome I, 1960, réédition 1985,
Gallimard.

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gine et de référence permanente pour la philosophie contemporaine. À


rebours un autre courant, qui prolonge le discours hégélien sur le mode
de la « déconstruction », s’est efforcé de séparer les notions de la com-
munauté (ou de l’être en commun) et de l’œuvre (ou de l’agir, comme
production d’une œuvre). Je pense ici, évidemment, à la thématique de
la « communauté désœuvrée » développée par Jean-Luc Nancy à partir
de Bataille et de Blanchot (lui-même inventeur du « désœuvrement »),
et à l’écho qu’elle a trouvé chez Derrida 1. Le texte qui fait la « jonc-
tion » entre les deux lectures que je distingue est l’essai de Blanchot :
« La littérature et le droit à la mort », qui se fonde explicitement sur
Kojève, mais – reprenant l’interprétation du geistiges Tierreich comme
satire du monde des « intellectuels » – déporte la dialectique de la
« tromperie » inhérente à la Chose même du côté de l’écriture et de sa
capacité de « détruire le langage tel qu’il est », pour aboutir à un ren-
versement de l’interprétation hégélienne de la Terreur 2.
Dans le présent exposé, me référant obliquement à ces débats, je
voudrais – de façon très schématique – esquisser une interprétation
structurale de l’énoncé hégélien (que je désignerai comme TAJ) et de sa
fonction dans l’ouvrage, dont j’espère en retour une meilleure compré-
hension de ce qui, au sein du « système » et parfois contre lui, fait
l’irréductible singularité de la Phénoménologie. Quand je parle ici de la
Phénoménologie, il s’agit naturellement de l’ouvrage de 1807. La ques-
tion des remaniements auxquels Hegel a dû le soumettre pour inclure
dans l’Encyclopédie un « moment » de portée beaucoup plus réduite et
d’objectif différent, qui porte également ce titre et en reprend certains
des matériaux, ainsi que la question corrélative de savoir comment
l’écriture de la Phénoménologie au cours des années 1806-1807 a en

1. Jean-Luc Nancy : La communauté désœuvrée, Christian Bourgois, 1986 et 1990


(rééd. augmentée) ; Maurice Blanchot : La communauté inavouable, Éditions de Minuit,
1983 ; Jacques Derrida : Politiques de l’amitié, Éditions Galilée, 1994. Une probléma-
tique voisine a été développée en Italie dans l’œuvre de Roberto Esposito (au reste
parfaitement instruit des débats français), au titre de « l’impolitique ». À ma connaissance
Esposito ne commente pas directement Hegel mais, dans un chapitre important de son
livre Nove pensieri sulla politica (Il Mulino, 1993), consacré au commentaire de l’Épître
aux Romains de Saint Paul par Karl Barth (ch. VI, Opera, p. 137-157), il étudie le rapport
entre les deux notions théologiques du monde comme « œuvre » et comme « ouvrable » et
de l’homme comme « centre » de la création, et leur renversement dans la perspective
d’une théologie négative, suggérant ainsi qu’il serait important d’étudier l’ascendance
paulinienne des questions hégéliennes (ce que je ne fais pas ici).
2. Maurice Blanchot : « La littérature et le droit à la mort », paru dans Critique en
1948 (rééd. comme conclusion de La part du feu, 1949). Voir le commentaire de James
Swenson : « Revolutionary Sentences », Yale French Studies, 93, 1998, p. 11-29.

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quelque sorte « échappé » à son plan initial, a fait l’objet de nombreuses


discussions, qui ne l’épuisent pas pour autant 1.

LE CENTRE DIVISÉ DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Il convient d’abord de se convaincre que cet énoncé stylisé par


Hegel (selon une habitude d’écriture très caractéristique, particulière-
ment dans la Phénoménologie) 2 occupe bien une place centrale dans le
texte, à partir de laquelle on peut ressaisir toute son organisation (natu-
rellement cette possibilité n’est pas la seule, d’autres ont été mises en
œuvre par les commentateurs de l’ouvrage, mais je crois qu’elle permet
d’y faire voir un problème décisif, autrement occulté). Je procéderai en
deux temps : d’abord en repérant les contextes de son énonciation et en
interprétant leur rapport. Ensuite en signalant certains de leurs corrélats
significatifs.
L’expression das Tun aller und jeder est introduite à la fin du
chapitre V.C §a (« Le règne animal de l’esprit et la tromperie, ou la
Chose même (die Sache selbst) »), et presque aussitôt reprise dans
l’introduction du chapitre VI (« L’esprit » (der Geist)). Elle encercle
donc ce qu’on peut considérer comme la coupure principale dans la
construction de l’ouvrage : celle qui fait passer la conscience de ses
figures « individuelles » ou purement réflexives, réminiscentes de la phi-
losophie transcendantale (la perception, l’entendement, la conscience
de soi, la raison), à ses figures « collectives » ou « historiques » (weltges-
chichtlich) : le monde éthique, le droit, la culture (Bildung), la moralité,
la religion. Je parle de coupure, mais bien entendu il s’agit aussi d’une
transition, qui prend la forme d’un retournement (Wendepunkt des Gan-
zen, dit Otto Pöggeler). On est tenté, évidemment, de qualifier de « supé-
rieur » ou « dépassement » du précédent (Vernunft) le point de vue
atteint quand la conscience se manifeste comme « esprit » (Geist) : avec
ce retournement, en effet, l’esprit « rentre chez lui », effectuant en

1. Cf. en particulier Otto Pöggeler : « Die Komposition der Phänomenologie des


Geistes », in Materialien zu Hegels « Phänomenologie des Geistes », Hsg. Von Hans
Friedrich Fulda und Dieter Henrich, Suhrkamp, Taschenbuch, 1973, p. 329-390.
2. Sur les particularités stylistiques de la Phénoménologie, cf. Jean-Pierre Lefebvre :
Avant-propos à sa traduction de la Phénoménologie de l’esprit, Aubier-Montaigne, 1991,
et article « Allemand » du Vocabulaire européen des philosophies, cit.

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quelque sorte ce que Hölderlin avait appelé une vaterländische


Umkehr 1. Ne nous hâtons pas, cependant, de lire ici un mouvement
simple : l’idée de l’activité ou de l’opération (Tat, Tun) qui est indivisi-
blement assignable au sujet collectif et à chaque sujet singulier (aller
und jeder), ou qui est subjectivement appropriable selon ces deux moda-
lités en même temps (le collectif et le singulier), détient certes la clé de
cette transition. La discussion de ses implications nous montrera cepen-
dant qu’elle comporte une complexité et une réversibilité qui ne cesse-
ront d’affecter d’une sorte d’aporie intérieure, ce que Hegel, en 1807,
appelle le « concept ».
La formule TAJ affleure dans le System der Sittlichkeit de 1802-1803
pour désigner le contenu de la « relation » dans laquelle consiste la vie
éthique du peuple, comme « totalité » qui dépasse l’opposition de
l’indifférence et de la différence 2. Contre le retrait kantien dans la
« chose en soi » (Ding an sich), la Science de la logique (« Concept
général de la logique ») fait pour son compte de la Sache ou de la
« chose même » l’unité de la pensée et de l’être et le présupposé du
mouvement dialectique. Seule à ma connaissance la Phénoménologie
institue entre ces deux thèmes une étroite réciprocité 3. La première
occurrence de TAJ y intervient dans l’exposition de l’étrange figure
désignée comme « la chose même » (die Sache selbst), elle-même

1. Françoise Dastur : Hölderlin. Le retournement natal, Encre marine, 1997.


2. Système de la vie éthique, éd. Taminiaux, Payot, 1976, p. 161-162.
3. On en trouvera une contre-épreuve dans l’excellent ouvrage de Franck Fischbach :
L’être et l’acte. Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir (Vrin,
2002) (chapitre II : « L’esprit en acte : Hegel ») : le commentaire de TAJ n’y joue aucun
rôle car l’auteur se concentre sur la façon dont le Hegel postérieur (celui du « système » :
Science de la logique, Philosophie du droit, Encyclopédie) fusionne l’Idée théorique et
l’Idée pratique dans une seule doctrine de « l’activité pure de l’esprit », identifiée à la
nécessité ontologique de la liberté. Ce n’est pas à dire bien entendu que de telles analyses
n’apportent aucun secours à la lecture de la Phénoménologie, même si elles contribuent à
creuser la différence des points de vue. Plus étonnante est l’impasse de Bernard
Bourgeois dans la section de son livre Hegel. Les actes de l’esprit (Vrin, 2001) consacrée
à « L’action » (en particulier p. 161-171), où la question de la double « affirmation de
l’individualité et de l’universel » en tant qu’elle se répartit « entre des individus singuliers
rassemblant leur interaction dans une individualité collective » est discutée en référence à
la fois à la Phénoménologie, à la Logique et à la Philosophie de l’histoire. Cela paraît
tenir au fait que Bourgeois inscrit l’ensemble de ces développements sur l’action dans la
perspective d’une constitution de l’État (« Le lieu communautaire de l’action est la vie
politico-étatique. On sait que, pour Hegel, l’État seul affirme pleinement, car l’une par
l’autre, la liberté de l’individu et l’autorité du tout… ») dont on peut douter qu’elle soit
pertinente pour la Phénoménologie, le plus « a-étatique » des ouvrages de Hegel (et peut-
être le seul : mais il s’agit là d’un autre débat, qui court depuis les affirmations de
Rosenzweig dans son Hegel und der Staat de 1920).

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typique de ce que Hegel appelle « l’individualité qui se sait elle-même


réelle » (ou qui a en soi le concept de sa réalité), autrement dit l’indivi-
dualité vivante. Au travers de cette question – conformément à une
tradition coextensive à toute l’histoire de la métaphysique – c’est le
problème d’une relation interne entre le tout et ses parties que veut
poser Hegel. Cette relation est inaccessible à une observation extérieure,
même rationnelle (die beobachtende Vernunft), pour qui les parties et le
tout sont représentés comme des objectivités données en soi. Elle
implique de s’élever au point de vue d’une subjectivité qui effectue ou
produit réellement (verwirklicht) l’unité objective qu’elle réfléchit dans
sa représentation, et se présente donc pour elle-même comme une sub-
jectivité active ou pratique. Le résultat de son activité est ce que Hegel
appelle Werk, une opération ou une œuvre – catégorie à laquelle, on le
sait, la Phénoménologie conférera une extrême amplitude, puisqu’elle y
recouvrira le travail (Arbeit) comme la création artistique (Kunst), la
transformation d’une matière extérieure (la poièsis aristotélicienne)
aussi bien que la « formation » de soi-même (qui devient chez Hegel la
Bildung). Elle culmine avec la reprise du thème de « l’œuvre d’art poli-
tique », venu de la période de Francfort, dans la description de la « reli-
gion esthétique » comme action collective de la Cité antique qui
transforme l’esprit d’un peuple en « œuvre d’art spirituelle » (geistiges
Kunstwerk) par le moyen des cérémonies publiques et des représenta-
tions théâtrales 1.
Mais pour que le Werk, à la fois individualisé et individualisant, soit
pensable dans la modalité universelle qu’exige la raison (première
émergence, dans le développement hégélien, de l’idée d’une universa-
lité concrète), il faut le concevoir comme une co-opération, un
concours de multiples individualités à une œuvre commune. En d’autres
termes l’œuvre ou opération de la raison pratique est pour Hegel
(comme d’ailleurs pour tout l’idéalisme allemand, de Kant à Marx)
dépassement immanent de sa propre particularité. Hegel joue ici sur les
connotations étymologiques de l’allemand Allgemeinheit comme ce qui
est all(en) gemein, le commun à tous ou « l’être en commun » de tous,
plus exactement il les fait servir à son projet théorique 2. Et du même

1. Sur le Werk et le « peuple », cf. aussi Silvia Rodeschini : Costituzione e popolo. Lo


stato moderno nella filosofia della storia di Hegel, Macerata, 2005, p. 123 sq.
2. Je retrouve ci-dessous la fonction de ce « jeu de mots », présenté dès le chapitre II :
die Wahrnehmung (litt. « la prise-vrai », le « saisir-vrai ») : „Ich muss um der Allgemein-
heit der Eigenschaft willen das gegenständliche Wesen vielmehr als eine Gemeinschaft
überhaupt nehmen“ (en raison de l’universalité – litt. communauté à tous – de la qualité/

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coup l’œuvre exige que nous concevions une trans-individualité, ce


que Hegel appelle une « fusion réciproque » ou « interpénétration »
(Durchdringung) des actions particulières. C’est aussi par là que, à
l’encontre des figures de l’action morale évoquées juste auparavant (en
particulier la « loi du cœur »), qui reposent sur l’opposition entre la
sphère des « fins » subjectives et le « monde » objectif auquel appar-
tiennent ses « moyens », l’œuvre ou Werk se présente (au moins idéale-
ment) comme une réconciliation du sujet et de l’objet, qui trouverait sa
fin et ses moyens en elle-même.
Bien entendu, ce que je viens de présenter sommairement comme
dépassement accompli d’une certaine abstraction représentative n’est
pour Hegel lui-même qu’un problème, dont la solution s’avère
d’emblée affectée d’une contradiction fondamentale. Car la production
d’une œuvre universellement valable (et en ce sens nécessaire ou
« vraie »), à partir d’actions individuelles, exige un sacrifice de leur
particularité et une négation de leur contingence propre (ou comme dit
Hegel un évanouissement de ce qu’elles ont elles-mêmes d’évanouis-
sant : Verschwinden des Verschwindens), qui ne va nullement de soi 1.
C’est le principe de cette négation de la négation en même temps que
l’essence de la contradiction qu’elle comporte, que Hegel va désigner
par l’expression codée die Sache selbst, qui sera périodiquement répé-
tée dans le cours de la Phénoménologie, et qu’il explicite en posant le
schème d’une « action de tous et de chacun » (indivisiblement collec-
tive et particulière) :
« La conscience faisant l’expérience que les deux côtés sont des moments
également essentiels, fait en cela même l’expérience de ce qu’est la nature
de la Chose même ; elle n’est pas seulement Chose opposée à l’opération
en général et à l’opération singulière ; elle n’est pas seulement non plus
opération opposée à la subsistance, opération qui serait le genre libre
envers ses moments entendus comme ses espèces (die von diesen
Momenten als ihren Arten freie Gattung) ; mais elle est une essence dont
l’être est l’opération de l’individu singulier et de tous les individus, et dont
l’opération est immédiatement pour les autres ou est une Chose, et est
Chose seulement comme opération de tous et de chacun, est l’essence qui

propriété [singulière], il faut au contraire que je la prenne/perçoive/saisisse comme une


communauté/propriété indivise en général). On se reportera également au § 20 de
l’Encyclopédie : „Ich ist das an und für sich Allgemeine, und die Gemeinschaftlichkeit
ist auch eine, aber eine äusserliche Form der Allgemeinheit“ (commenté par J.-L. Nancy,
Être singulier pluriel, Galilée, 1996).
1. La Phénoménologie de l’esprit par G.W.F. Hegel, traduction de Jean Hyppolite,
Éditions Aubier-Montaigne, 1939, Tome I, p. 334.

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est l’essence de toutes les essences, l’essence spirituelle (das Wesen,


welches das Wesen aller Wesen, das geistige Wesen ist). La conscience
fait donc l’expérience qu’aucun de ces moments n’est sujet, mais que
chacun se résout plutôt dans la Chose même universelle (in der allgemei-
nen Sache selbst) ; les moments de l’individualité qui, pour l’inconsistance
(Gedankenlosigkeit) de cette conscience, valaient comme sujet, l’un après
l’autre, se réunissent tous ensemble dans l’individualité simple, qui, quand
elle est cette individualité, est en même temps immédiatement universelle
(als diese ebsenso unmittelbar allgemein). » 1
À l’opposé d’une complète dissolution de l’être en commun dans
la concurrence d’individus séparés, que Hegel avait précédemment
caractérisée en termes hobbesiens comme « conflit de tous contre
tous » (ein allgemeiner Widerstand und Bekämpfung aller gegeneinan-
der) 2, mais aussi d’une « vue » ou intuition (Anschauen) immédiate de
l’autre en tant que semblable dans l’unité d’une communauté substan-
tielle donnée 3, la « Chose même » à laquelle nous avons maintenant
affaire se présente comme une médiation, un système de relations
déterminées où le négatif opère réellement en vue d’une fin imma-
nente. Les individualités ont à sacrifier leur particularité pour
construire ce qui est leur propre fin universelle, mais elles ne le font
pas sans conflit. Une puissance est donc requise pour cela, et pas
seulement une idéalité. La meilleure traduction française pour le terme
Sache (soigneusement distingué par Hegel de la Dingheit, la simple
choséité matérielle) est celle de « cause commune » ou « affaire
commune » (J.-P. Lefebvre) : à travers l’un des usages latins de la
res (la « cause » judiciaire), Hegel retrouve – comme l’indique
J. Hyppolite – le pragma grec. Du même coup il nous montre comment
cette problématique déplace la question aristotélicienne du « propre de
l’homme » : il faut que l’ergon idion, l’œuvre propre qui est aussi
« l’œuvre particulière », devienne aussi un koinon ergon, une « cause
commune se réalisant dans une œuvre », pour que l’activité indivi-

1. Ibid., p. 342.
2. Ibid., p. 311
3. Ibid., p. 290-292. À cette intuition immédiate de l’unité et de la liberté qu’elle
promet, Hegel associe une énonciation remarquable dont on va trouver bientôt les
variantes, qui place en quelque sorte le concept de la reconnaissance dans la bouche des
sujets : « Ich schaue die freie Einheit mit den Andern in ihnen so an, dass sie wie durch
Mich, so durch die Andern selbst ist : Sie als Mich, Mich als Sie » (je contemple en eux la
libre unité avec les autres de telle manière qu’elle est par les autres exactement comme
elle est par moi : Je les vois comme Moi, et Me vois Moi comme Eux). C’est le lieu
propre du « stade du miroir » hégélien.

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duelle communique avec l’universel 1. Il s’agit alors d’en éprouver


l’efficacité et l’immanence à l’action. Le problème est examiné par
Hegel dès la section sur « l’individualité » selon deux modalités suc-
cessives, dont nous allons retrouver dans un instant la signification
générale : d’abord en termes d’appropriation du résultat de l’activité
des uns par les autres et inversement (indissociable par conséquent
d’une expropriation ou d’une aliénation, que Hegel décrit comme une
« tromperie » réciproque, faisant penser à la conception de la « main
invisible du marché » chez Adam Smith et ses contemporains des
« Lumières écossaises », dont il venait de faire une étude approfon-
die) 2 ; ensuite en termes quasi rousseauistes et kantiens d’obligation
(Pflicht) et de « volonté générale », où la cause commune s’énonce (et
se met à l’épreuve) comme universalité de la loi.
Mais dans les premières pages du chapitre suivant (VI), la formule
TAJ est reprise dans un nouveau contexte : à l’horizon de la raison a
succédé celui de l’esprit, dont, suivant ce qu’on a parfois qualifié
d’historicité transcendantale 3, Hegel va donner le concept du mouve-
ment d’ensemble, conduisant depuis le « monde éthique » de la cité et
ses déchirements internes jusqu’à la « vision morale du monde » issue
de la Réforme protestante (selon un ordre quelque peu différent de
celui qu’il canonisera plus tard dans sa philosophie de « l’esprit objec-
tif ») et se différenciant de lui-même à travers crises et résolutions. Ce
mouvement représente aussi l’entrée dans la sphère où la subjectivité
prend un caractère social et institutionnel 4. « Substance » et « sujet »

1. Voir le développement et les indications bibliographiques de Remo Bodei dans son


livre Scomposizioni. Forme dell’individuo moderno, Einaudi, 1987, p. 221 : « Le vene
dell’oggettività ». Dans ce commentaire schématique, je suis obligé de laisser de côté tout
un pan (essentiel) de la réflexion de Hegel, qui approfondit la relation de l’idion et du
koinon : l’action, en tant qu’elle trouve sa réalité dans une « œuvre », ne procède qu’en
apparence d’une « intention » préalable, ou plus exactement celle-ci ne peut être assignée
qu’à partir du résultat, rétroactivement. C’est pourquoi elle fait finalement dépendre la
subjectivité individuelle de la communauté représentée comme sa « cause ».
2. On se reportera sur ce point non seulement au classique ouvrage de Lukács déjà
cité (qui tend à projeter sur Smith la critique marxienne de l’aliénation économique,
associée à une relecture de la Phénoménologie dans le « manuscrit de 1844 »), mais à
l’enquête remarquable de Laurence Dickey : Hegel. Religion, Economics, and the Politics
of Spirit 1770-1807, qui a pour objet ultime l’interprétation du chapitre de la Phénomé-
nologie sur la Bildung.
3. Cf. Jean-Marie Vaysse : Hegel. Temps et Histoire, PUF, coll. « Philosophies », 1998,
p. 100 sq.
4. On peut être tenté de reprendre ici le terme de Vincent Descombes dans l’ouvrage
du même nom (Éditions de Minuit, 1996) : les « institutions du sens », même si (ou
justement parce que) tout son effort va à constituer pour analyser ces institutions une
solution alternative à celle de Hegel.

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deviennent des catégories qui se présupposent l’une l’autre, ce qui


correspond descriptivement au fait que toutes les figures présentées
exhibent les certitudes de consciences de soi qui pensent et vivent les
finalités des institutions historiques, mais aussi leurs conflits (en parti-
culier ceux qui portent sur l’énonciation même de l’universel, comme
on le voit clairement dans le cas des antagonismes entre loi politique et
loi religieuse, ou entre foi et lumières de la raison laïque) 1. Corrélative-
ment, une pensée réflexive et critique mesure de l’intérieur leur
« vérité », la validité et les limites de leur prétention à l’absolu. Hegel
écrit alors ceci, qui contient « en soi » tout le programme de la
deuxième partie de l’ouvrage :
« Mais l’esprit est l’effectivité éthique. Il est le Soi de la conscience
effective en face duquel l’esprit surgit, ou plutôt qui s’oppose soi-même
à soi comme monde objectif effectif ; mais un tel monde a perdu désormais
pour le Soi toute signification d’élément étranger (eines Fremden), et de
même le Soi a perdu toute signification d’un être-pour-soi séparé de ce
monde, dépendant ou indépendant (abhängigen oder unabhängigen
Fürsichseins). L’esprit est la substance et l’essence universelle égale à
soi-même, permanente (das allgemeine, sichselbstgleiche, bleibende
Wesen), – c’est la base (Grund) immuable et irréductible, le point de
départ de l’opération de tous – il est leur but et leur terme (Zweck und Ziel)
en tant que l’en soi pensé dans toutes les consciences de soi. – Cette
substance est aussi bien l’œuvre universelle qui, grâce à l’opération de
tous et de chacun, s’engendre comme leur unité et leur égalité (Einheit und
Gleichheit), car elle est l’être-pour-soi, le Soi, l’opération en acte (das
Fürsichsein, das Selbst, das Tun). En tant que la substance, l’esprit est
l’égalité avec soi-même (Sichselbstgleichheit), inflexible et juste, mais en
tant qu’être-pour-soi la substance est l’essence qui s’est dissoute,
l’essence du bien qui se sacrifie. Chacun y accomplit son œuvre propre
en déchirant l’être universel et en en prenant sa part (an dem Jeder sein
eignes Werk vollbringt, das allgemeine Sein zerreisst und sich seinen Teil
davon nimmt). Cette dissolution et cette singularisation de l’essence sont
précisément le moment de l’opération et du Soi de tous ; ce moment est le
mouvement et l’âme de la substance, l’essence universelle conduite à son
effectuation. Or, c’est précisément parce que cette substance est l’être
résolu dans le Soi qu’elle n’est pas l’essence morte, mais est effective et
vivante. » 2

1. Sections A et B du chapitre VI.


2. La Phénoménologie…, trad. citée, II, p. 10.

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Entre ces deux occurrences ou dans l’écart de cette « réitération »,


que s’est-il donc passé ? Rien et tout. Une interprétation minimale se
contenterait de suggérer que Hegel, suivant le mode d’exposition pra-
tiqué d’un bout à l’autre de la Phénoménologie, signale les « transi-
tions » dialectiques en faisant émerger toute figure particulière à partir
de la récapitulation des déterminations antérieures, montrant ainsi leur
insuffisance et la nécessité de leur dépassement, et corrélativement
caractérise chaque nouveau moment comme étant « en soi » l’intériori-
sation ou la remémoration (Er-innerung) du chemin parcouru jusqu’à
lui, et la résolution de ses contradictions. Mais cette interprétation est
beaucoup trop formelle. Elle ne tient compte ni du caractère stratégique
de cette transition déterminée (dont on pourrait soutenir sans exagéra-
tion qu’elle est la Transition comme telle dont la Phénoménologie veut
penser le sens, puisqu’elle marque l’entrée en scène de son sujet-objet,
l’esprit, en tant que « Soi-même » ou Selbst), ni du caractère hautement
problématique de la figure (ou du schème pratique) désigné comme
TAJ et de la vacillation interne qui l’affecte. C’est pourquoi, interpréta-
tion peut-être plus risquée, je préfère soutenir que l’idée du TAJ est
divisée entre ses deux énonciations successives : en tant que Sache
selbst ou « cause commune » des individualités, et en tant que Geist se
pensant et se réalisant historiquement « de lui-même ». Le TAJ est donc
présenté « en abîme » comme la différence même des deux points de
vue de la « Chose » et de « l’Esprit », ou plutôt leur différance en mou-
vement (la formulation derridienne me semble ici incontournable).
Cette différance, quand nous la saisissons à même l’écriture hégélienne,
nous procure du même coup la possibilité de désigner ce qui est en jeu
dans l’organisation de la Phénoménologie et fait sa spécificité irréduc-
tible : non seulement le résultat auquel elle parvient (une certaine neu-
tralisation des antithèses de la métaphysique, à commencer par celle de
l’individuel et du collectif), mais la modalité étrange sous laquelle elle
le pense : celle d’une ouverture et peut-être d’une aporie, intentionnel-
lement réitérée à la fin de l’ouvrage sous le nom paradoxal de « savoir
absolu » (das absolute Wissen). La leçon de la Phénoménologie, ressai-
sie à partir de ce tournant où le Geist doit surgir de la « chose même »
dont il est l’esprit, comme sa vérité et le dépassement de ses contradic-
tions, mais aussi comme son autre, serait donc celle-ci : la fin du mou-
vement de l’esprit (devenir-sujet de la substance et devenir substantiel
du sujet ou de la conscience de soi) ne peut être qu’une « fin sans fin »,
indéfiniment différée en elle-même, de même que la conversion d’une
œuvre collective (ou d’une praxis) incorporant les actions individuelles

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à la réalisation de leur cause commune en une figure historique et


institutionnelle durable de l’universel, représente une fin (ou un procès)
sans « fin » véritablement représentable 1.

*
J’essayerai maintenant d’éclairer et de préciser ces propositions en
indiquant trois développements corrélatifs appelés par la lettre de notre
énoncé. Faute de place, il s’agira tout au plus d’un programme de dis-
cussions à venir.

L’ÉQUATION DU SUJET ET SES TRANSFORMATIONS

Dans son commentaire, auquel (je n’en fais pas mystère) tout ceci
doit beaucoup, Jean Hyppolite a montré la nécessité d’associer étroite-
ment l’interprétation du TAJ avec celle d’un autre ensemble d’énoncia-
tions remarquables, qui scandent la progression de la Phénoménologie
en proposant une série de transformations dialectiques et d’explicita-
tions des virtualités de l’équation du sujet : « Ich = Ich » (ou « Ich
gleich Ich »). On sait qu’au début Hegel présente cette équation (inven-
tée par Fichte) comme l’expression du formalisme de la réflexion telle
que l’aurait conçu la philosophie transcendantale (c’est-à-dire iden-
tifiant la condition de possibilité de l’expérience à une conscience de
soi « vide » ou « tautologique », une simple forme d’identité qui reste
elle-même extérieure à cette expérience, ou indépendante de ses

1. Qu’on se gardera de confondre avec un « progrès indéfini », éminemment repré-


sentable au contraire, qui en est tout au plus l’approximation en termes mécaniques.
Resterait évidemment à se demander si d’une certaine façon toutes les grandes œuvres de
Hegel, en dépit de la disparité de leurs points de vue, ne débouchent pas sur l’énonciation
(ou le problème) d’une telle « fin sans (la) fin » ou « fin infinie » (en particulier la
Logique, au moyen de ce qu’elle appelle la « méthode absolue », par-delà la téléologie,
comme l’avait suggéré Althusser). Une autre façon de poser le problème de l’écart
irréductible mais évanouissant entre les deux occurrences du TAJ, tel qu’il continue
d’informer le discours du « savoir absolu », serait de montrer (avec et contre Blanchot) ce
que la dialectique de la Sache et de sa « tromperie » intrinsèque doit au modèle de la
littérature, comme activité sociale typiquement « moderne », alors que le point de vue du
Geist doit commencer par aller rechercher sa vérité dans la « substance » de la tragédie
antique. De ce point de vue l’anticipation de la référence à l’Antigone de Sophocle dans
les derniers alinéas de la section sur la Vernunft a aussi une valeur d’indice.

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contenus phénoménaux), tandis qu’à la fin il la présente au contraire


comme l’expression de l’autodétermination du Selbst (ou de l’esprit
parvenu au savoir « absolu » de soi-même), auquel aucun contenu
d’expérience n’est étranger et qui les incorpore tous à son concept parce
qu’il a acquis la capacité de se penser dans son autre (l’objectivité
naturelle, historique et culturelle), et trouvé le moyen de conférer à cette
objectivité le sens d’une réflexion de ses propres différences, selon un
double mouvement permanent d’Ent-äusserung et d’Er-innerung. Or,
entre les deux points extrêmes de ce renversement dramatique Hegel ne
s’est pas contenté de répéter périodiquement l’énoncé de l’équation Ich
= Ich pour en mesurer en quelque sorte le changement de référence,
mais il en a proposé des transformations, qui sont autant d’aliénations
ou de façons pour le « soi » de se contempler hors de soi, ou de contem-
pler son propre revers (ce qui se passe, disait l’Introduction, « dans le
dos » de la conscience).
La première de ces transformations énonce la réciprocité du singu-
lier et du pluriel à l’intérieur même de l’unité du sujet, comme un jeu
de voix alternées : « Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist », ou (ce) Je que
Nous sommes, (ce) Nous que Je suis. Hyppolite restitue d’emblée cette
formule derrière l’explicitation de l’esprit comme « opération de tous et
de chacun ». Elle lui permet de faire de Hegel le premier philosophe à
poser comme telle la question de l’intersubjectivité :
« L’esprit apparaît donc ici comme l’expérience du “Cogitamus” et non
plus du seul “Cogito”. Il suppose à la fois le dépassement des consciences
singulières et le maintien de leur diversité au sein de la substance (…) La
conscience de soi universelle que prétend atteindre Hegel n’est donc pas le
“Je pense en général” de Kant, mais la réalité humaine comme une
intersubjectivité, un Nous qui seul est concret. L’esprit est précisément ce
Nous en tant qu’il actualise en même temps l’unité et la séparation des
Moi. » 1
L’expression stylisée « Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist » (IWWI)
ne figure pourtant pas en toutes lettres dans l’introduction du chapitre
sur l’esprit où Hegel reprend la caractérisation de l’œuvre universelle
comme TAJ, mais Hyppolite est justifié de l’y insérer ou de l’y lire
entre les lignes, car c’est elle qui avait permis à Hegel d’annoncer de
loin, dans l’introduction du chapitre sur la « Vérité de la certitude de

1. Jean Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel,


Aubier-Montaigne, Paris, 1946, p. 311-314.

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soi-même », l’entrée en scène du concept de l’esprit, en tant que struc-


ture de « reconnaissance » :
« Quand une conscience de soi est l’objet, l’objet est aussi bien Moi (Ich)
qu’objet. – Ainsi pour nous est déjà présent le concept de l’esprit. Ce qui
viendra plus tard pour la conscience, c’est l’expérience de ce qu’est
l’esprit, cette substance absolue, qui, dans la parfaite liberté et indépen-
dance de son opposition, c’est-à-dire des consciences de soi diverses étant
pour soi, constitue leur unité : un Moi qui est un Nous, et un Nous qui
est un Moi. Dans la conscience de soi comme concept de l’esprit la
conscience atteint le moment de son tournant ; de là elle chemine hors
de l’apparence colorée de l’en-deçà sensible et hors de la nuit vide de
l’au-delà supra-sensible, pour entrer dans le jour spirituel de la pré-
sence. » 1
Mais la référence conjointe à la « catégorie » institue un chiasme de
cette formule (IWWI) avec une autre variante remarquable de l’équa-
tion du sujet, tout aussi décisive bien que de signification apparemment
opposée, puisque « l’autre » dont elle pose la réciprocité avec le sujet
pris en soi (Ich) n’est pas lui aussi un sujet (pluriel : Wir), mais l’objec-
tivité rencontrée sous toutes ses formes dans l’expérience, ici désignée
comme l’être (Sein). Ce que Hegel appelle « la catégorie », en détour-
nant la terminologie kantienne, on le sait, c’est précisément l’universel
commun à la pensée rationnelle et aux « choses » ou « objets » qu’elle
connaît, un universel qui selon lui ne peut exister réellement si la raison
demeure « observante », extérieure aux objets, mais seulement si elle
se fait pratique, intériorisant les choses au mouvement de son activité 2.
Dans la section sur l’individualité, la « catégorie » est donc identifiée à
la Sache selbst, « l’affaire » ou la « cause commune » des agents qui
contribuent à une même œuvre, et le TAJ est identiquement défini
comme « l’être qui est moi, ou le moi qui est être » (das Sein, das Ich,
oder Ich, das Sein ist) (SIIS) 3.
Ce que suggère en somme Hyppolite, c’est de combiner ou de
fusionner les deux formules : ce qui fait que l’être est le moi, c’est que
le moi c’est nous (dans l’opération de tous et de chacun), mais ceci doit

1. La Phénoménologie de l’esprit, trad. cit., tome I, p. 154. Dans une étude précé-
dente, j’ai essayé d’examiner plus en détail les sources de cette formule et sa trace dans la
Phénoménologie : « Première modernité, seconde modernité : de Rousseau à Hegel »
(« La philosophie au sens large », Groupe de Travail de Pierre Macherey, Université de
Lille III, séance du 3 mai 2006) : cf. supra chapitre 5.
2. Voir en particulier les commentaires de Franck Fischbach dans l’ouvrage cité.
3. La Phénoménologie de l’esprit, trad. cit., tome I, p. 343.

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aussi se comprendre comme un devenir sujet « pour soi » de la commu-


nauté agissante, un nous qui est un moi, et comme tel acquiert une
réalité effective, ou se réalise activement dans l’être (dans les choses) :
c’est alors moi qui suis l’être (SIWWIS). TAJ exprime donc bien, alter-
nativement dans la modalité de la « Chose même » ou de l’action
commune, et dans la modalité de « l’esprit » ou de l’historicité, une
même réflexivité, un même Selbst en soi et pour soi, mais la réalité
d’expérience ou la vérité phénoménologique de cette identité concep-
tuelle demeure suspendue, précisément, à la possibilité de parler ou de
pratiquer identiquement, in-différemment, le langage du « nous » et
celui de « l’être ».

DAS ALL-GEMEINE : DIALECTIQUE DU COMMUN ET DE L’UNIVERSEL

Sera-ce jamais le cas ? On peut en douter, du moins si l’on ne


confond pas ce qui est posé spéculativement et programmatiquement
avec ce qui est effectivement présenté, écrit et décrit par Hegel. Plus
exactement on peut voir que la solution présentée par Hegel consiste
dans une répétition du problème (qui est proprement ce que les logi-
ciens nomment « aporie »). C’est ma deuxième observation. Là
encore je suis obligé de couper court : disons que la Phénoménologie,
à partir de son « tournant » central, peut être lue comme une longue
enquête sur la possibilité d’universaliser l’être en commun et, corréla-
tivement, d’instituer l’universel dans le cadre et la modalité d’une
communauté, dont les figures « historiques » (ou comme on dirait
aujourd’hui, « culturelles ») qu’elle reconstruit à la suite forment
autant de tentatives de réalisation. Ce double mouvement est néces-
saire pour que l’universel dont il s’agit (moral, juridique, religieux,
politique, pédagogique, scientifique) devienne concret, sortant ainsi
de l’utopie ou de l’idéalité pure, et pour que la communauté possède
bien en elle-même une puissance d’unification, capable de transcen-
der les différences et les conflits qu’elle subsume, non pas en les
refoulant hors de soi mais en les « réfléchissant » comme ses diffé-
rences.
On voit bien, formellement, que le « Nous » du Ich, das Wir, und
Wir, das Ich ist, issu du schème de la « reconnaissance », est du côté de
la communauté, alors que « l’être » du Sein, das Ich, und Ich, das Sein

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ist, est une détermination transcendantale de l’universel « abstrait » 1.


Les formes sous lesquelles Hegel décrit la tension de ces deux pôles tout
au long des chapitres VI et VII de la Phénoménologie – depuis la figure
du « monde éthique » (la cité grecque, telle que l’interprètent les tra-
giques) jusqu’à celle de la « religion révélée » (le Christianisme fondant
l’unité invisible de son église sur l’événement de la « mort de Dieu ») –
n’ont évidemment rien d’uniforme : elles ne constituent pas les illustra-
tions interchangeables d’une même « contradiction dialectique » définie
a priori. Au contraire, à chaque fois, dans leurs modalités et dans ce
qu’on est tenté d’appeler leurs péripéties – compte tenu de l’élément
narratif qui devient ici essentiel au développement phénoménologique
et qui puise largement à l’expérience de la littérature (ou dégage la vérité
inhérente à ses fictions) – elles dépendent de discours où des sujets qui
sont aussi des acteurs historiques ont exprimé leur conscience de l’uni-
versel (et continuent de l’exprimer, dans le présent spéculatif ou spiri-
tuel où subsistent ensemble, « pour nous », tous ces discours singuliers).
Tout se passe donc comme si Hegel redéfinissait à chaque fois, en jouant
de répétitions et de différences, les termes mêmes de ce problème récur-
rent, qui se pose historiquement à toute « communauté » et détermine
toute énonciation effective de l’universel. Les mots de communauté
(Gemeinschaft, Gemeinwesen, Gemeinde) et d’universalité (Allgemein-
heit, dont il faudrait aussi rapprocher toute la terminologie de l’infini et
de l’essence) ne sont d’ailleurs eux-mêmes, pris à la rigueur, que des
termes « historiques », dont le sens n’est jamais dissociable des discours
déterminés où nous les trouvons (le droit, la croyance, la science, la
culture…). Et le métalangage transhistorique dont nous nous servons
lorsque nous généralisons l’idée de ce conflit n’a de sens philosophique
que s’il est ramené au sein des configurations singulières de l’esprit. Il
peut néanmoins nous aider à comprendre ce qui en elles se répète au
moyen d’une incessante variation, acquérant le sens d’une tentative
toujours recommencée et toujours avortée (ou toujours prématurée)
pour échapper à la finitude de la représentation, ou pour en « libérer »
le concept pur 2. Tentative qui seule produirait l’adéquation du commun

1. C’est en somme une reformulation des grandes formules fondatrices : tauton gar
estin noein te kai einai, ou ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum,
ou « les conditions de possibilité de notre expérience des objets sont les mêmes que les
conditions de possibilité des objets de notre expérience », mais laissant en suspens la
question de savoir à quel « nous » renvoie précisément ce « notre »…
2. Dans cette présentation schématique, j’emploie concurremment « finitude » et
« représentation » comme marques de l’historicité des figures de l’esprit, ou je suggère

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et de l’universel (ferait de l’Allgemeinheit un « esprit » qui soit allen


gemein, « commun à tous »), mais dont l’aboutissement priverait en fait
le concept de toute dimension d’expérience ou d’historicité, et ainsi se
contredirait lui-même.
Ce qui se répète, c’est d’abord le fait que la dialectique de la com-
munauté et de l’universalité constitue en général une relève (Aufhe-
bung) de celle qui avait organisé toutes les figures de la première partie
du livre : celle de la « certitude » (Gewissheit) et de la « vérité »
(Wahrheit), ou de la subjectivité et de l’objectivité du vrai. Elle lui
permet ainsi de se refonder historiquement, puisque la communauté a
toujours une dimension de certitude collective qui doit pouvoir être
éprouvée par l’individu, et l’universel une prétention de vérité qui doit
se manifester dans l’objectivité des institutions et des pratiques
sociales. La tension irréductible de la communauté et de l’universalité,
en procurant à la différence de la certitude et de la vérité une existence
substantielle et pas seulement subjective, ne l’abolit pas, au contraire
elle achève de dissoudre les apparences d’une différence simplement
contingente ou psychologique, elle l’identifie à une négativité inhérente
au mouvement même de l’esprit, c’est-à-dire à sa réalité. À nouveau
nous devrions parler ici de différance : la certitude en tant qu’identique
à la vérité et « différant » d’elle (ou différant son apparition), la commu-
nauté en tant qu’identique à l’universalité et « différant » d’elle (ou
différant sa réalisation), voilà l’esprit comme tel.
C’est ensuite le fait que – par une sorte de destinée tragique des
communautés – le moment où elles parviennent au plus près d’instituer
l’universalité, c’est-à-dire inventent pour l’universel un langage histo-
rique ou une culture originale (par exemple celle de la « loi » pour la
cité, ou celle de l’intelligence des Lumières et de la raison critique, ou

que le problème « phénoménologique » du développement du concept dans le champ de


la représentation n’est autre que celui de l’existence de l’infini dans le fini (ou mieux :
comme fini), dont il diffère sans pouvoir être séparé de lui. Il faudrait le montrer plus
rigoureusement, en particulier en relisant de près le chapitre sur le « savoir absolu » dont
c’est en fait l’objet. Il me paraît certain en tout cas que dans la Phénoménologie l’élément
de la « représentation » ne désigne pas seulement les opérations de la raison théorique,
mais aussi et surtout les institutions de l’esprit historique et la modalité de leur « sens », y
compris pour ce qui concerne l’ultime proposition critique de Hegel : la religion révélée
institue une communauté dans laquelle l’esprit se « contemple » lui-même comme sujet,
et pourtant cette contemplation (Anschauung) est aussi ce qui l’écarte de lui-même, car
elle se fait nécessairement « dans la forme d’une représentation » (in der Form des
Vorstellens für sie). Voir le grand livre (difficile…) de Gérard Lebrun : La patience du
concept. Essai sur le discours hégélien, Gallimard, 1972 ; et F. Dastur : Philosophie et
Différence, Les éditions de la Transparence, 2004.

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celle de la vision morale « protestante » du monde) – est aussi celui où


elles font à nouveau l’épreuve de leur particularité ou de leur finitude,
comme l’envers de leur prétention à l’universalité, la marque de ses
contradictions internes qui peuvent la conduire à l’effondrement. Énon-
cer l’universel, et plus précisément l’énoncer « pour tous », sub specie
universitatis, c’est du même coup le dé-terminer et donc le particulari-
ser. Mais inversement – idée très profonde – du fait que la particularité
d’une énonciation déterminée de l’universel n’existe pas « en soi »,
mais seulement pour une autre, dans une relation conflictuelle ou un
processus de scission essentielle, il y a en elle de l’universel qui
l’excède. La détermination de l’universel énoncé (ou proclamé) histo-
riquement dans le cadre d’une communauté ne le détruit donc pas,
elle exhibe plutôt une identité de contraires ou un paradoxe qui lui est
inhérent et qui fait, en un sens, toute la puissance de l’exigence – ou du
désir – d’universalité 1.
C’est aussi souvent le point où Hegel, poussant jusqu’au bout cette
dialectique et produisant ses développements les plus frappants, nous
montre comment la quête de l’universalité (tout à la fois désir vivant et
exigence spirituelle) conduit au renversement des formes de conscience
communautaires en leur contraire au moins apparent. Elle engendre
aussi les expériences de la solitude existentielle qui reconduisent le
sujet à la forme « vide » de sa tautologie, ou à la non-communauté, faite
d’individualités incommunicables : la « personne abstraite » de l’État de
droit, la « liberté négative » et autodestructrice de la Terreur révolution-
naire, le narcissisme de la « belle âme », le « malheur de la conscience »
entretenu par la religion révélée et la théologie de la « mort de Dieu ».
Enfin, toutes ces répétitions nous conduisent à un point « final »
assez troublant : c’est le fait que le « savoir absolu » où l’on pourrait
dire que certitude et vérité se sont enfin rejointes et sont devenues
exactement coextensives (ce qu’exprime le passage terminologique de
la conscience, Bewusstsein, au « soi », Selbst, et de l’expérience,
Erfahrung, au « savoir », Wissen), ne correspond plus à aucune figure
de la communauté qui soit repérable, nommable, ou descriptible. Il n’y
a pas en effet chez Hegel de « communauté du savoir absolu » – comme
il y a semble-t-il, chez Spinoza, une communauté philosophique des
sapientes, même hautement paradoxale. Dans la lecture de Kojève, qui
projette ici sur la Phénoménologie une autre composante du système

1. É. Balibar : « Sub specie universitatis », in Topoi, Vol. 25, Numbers 1-2, September
2006, special issue “Philosophy : What is to be done ?”, Springer Verlag, p. 3-16.

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hégélien (en l’interprétant à sa façon), ceci se lit ainsi : le discours du


« savoir absolu » serait implicitement le discours de l’État achevé (ou
de la « fin de l’histoire » dans l’universalité concrète de l’État, dont les
citoyens sont comme autant de « fonctionnaires »). Or l’État (moderne)
dissout en lui-même toutes les communautés. De son côté Hyppolite,
après avoir marqué à juste titre que Hegel a renoncé à fonder une
« philosophie de l’Église » ou une « philosophie de l’humanité » sur la
base de sa phénoménologie de la conscience religieuse, conclut que,
comme « moment de l’histoire du monde réconciliant ce moment tem-
porel avec une vérité en soi intemporelle », c’est-à-dire adéquation du
commun et de l’universel, le savoir absolu est « trop vague » pour pro-
poser une solution déterminée 1. Il suggère que, dans cette indétermina-
tion, s’inscrit la possibilité de plusieurs « post-hégélianismes », en
particulier celui de Marx (« transformer le monde », en reprenant l’idée
de la Sache selbst dans la perspective d’une action révolutionnaire).
Mais pour rester fidèle à Hegel, il préfère s’interroger sur l’idée de la
logique comme relève de la phénoménologie. Ce qui revient à suivre la
voie que Hegel lui-même a commencé d’indiquer dès la Préface rédi-
gée après coup, mais aussi à sortir de la question qui avait animé tout
l’ouvrage. 2
Cette absence, ou peut-être même cette négation de la communauté
qui correspondrait au « savoir absolu » si celui-ci était encore une figure
de l’esprit au sens antérieur, peut s’interpréter (sans doute est-ce même
l’interprétation la plus traditionnelle) comme une transcendance de
l’universel par rapport à la finitude de la communauté (donc de l’insti-
tution, de la représentation, de la temporalité, de la conflictualité), qui
serait le résultat ultime de la démarche hégélienne : les configurations
historiques de l’esprit ne désigneraient alors, au fond, qu’autant
d’erreurs ou de tentatives avortées, même si elles sont inévitables, pour
saisir l’irreprésentable dans les cadres de la représentation. La Phéno-
ménologie ne serait pas seulement, dans ces conditions, une entreprise
critique, voire déconstructrice, mais une entreprise d’élimination de

1. Jean Hyppolite, Genèse et structure…, cit., p. 578.


2. Cette figure de la dialectique présente une difficulté pour les discussions contem-
poraines autour du « grand récit » de la philosophie de l’histoire qui fondent sa critique
sur la convergence de l’hégémonie européenne, de l’absolutisation de la forme nation, et
du monopole étatique de la représentation de l’histoire, car d’un côté elle consomme la
subordination de toute formation communautaire au concept d’une universalité résidant
essentiellement dans le procès de leur dépassement, mais de l’autre elle dissocie cette
perspective de toute hégémonie étatique, même spiritualisée.

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l’histoire par l’histoire même, un véritable jeu de massacre rétrospectif.


Parvenus au « terme », « il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus »,
dira ironiquement Marx dans un autre contexte… Et puisque la ques-
tion de la communauté y constitue, dans la variété même de ses formes,
l’enjeu central d’une réflexion sur l’historicité, elle serait au bout du
compte une réfutation de l’idée même de communauté, ou de sa « faus-
seté » intrinsèque, au profit du savoir absolu « sans communauté ».
Mais puisque Hegel ne cesse de répéter que le « soi » de l’esprit ou
le savoir absolu n’a pas d’autre contenu que l’intériorisation (Er-
innerung) de toutes ces figures « extérieures » les unes par rapport aux
autres, et que d’ailleurs le chapitre du « savoir absolu » ne comporte
aucune définition positive de l’universel, mais seulement un passage à
la limite des conditions représentatives et temporelles de l’historicité,
il faut aussi tenter une autre lecture. Elle revient à supposer que la
« vérité » finale de la Phénoménologie, comme je le disais plus haut,
possède un caractère aporétique, c’est-à-dire concerne précisément la
différance perpétuelle du commun et de l’universel, qui les rend à
jamais indissociables et creuse toujours à nouveau en leur sein un
écart irréductible. C’est donc cet indépassable de la finitude, dans la
multiplicité de ses formes récurrentes (car au bout du compte la
« leçon » du grand récit de la Phénoménologie est bien plutôt
la contemporanéité hétérogène des figures de l’esprit, quel que soit le
« moment » initial de leur surgissement, que leur dépassement selon
une temporalité linéaire) 1, que Hegel aurait voulu illustrer, en faisant
de l’universalité la « fin » immanente et impossible à la fois de chaque
communauté. Remarquons-le, une telle lecture n’est pas simplement
sceptique, elle est surtout critique, beaucoup plus profondément que
ne le serait une simple antithèse « platonicienne » du concept spécula-
tif et de la représentation, car elle peut se lire aussi en creux comme
une description (voire une démonstration) de la façon dont s’engendre
l’illusion d’absolu propre aux individualités communautaires à travers
l’histoire (d’où elles tirent leur consistance subjective) : précisément
par la certitude qu’elles nourrissent à chaque fois (et qui est la condi-
tion même de leur possibilité transindividuelle : Ich, das Wir, und Wir,
das Ich ist) d’atteindre et d’instituer l’universel, ou d’avoir « enfin

1. Rien n’est moins « historiciste », en fait, que l’historicité pensée et transcrite par
Hegel dans la Phénoménologie : nous ne sommes pas moins les « contemporains »
d’Antigone que des débats des Lumières entre matérialisme et idéalisme, ou foi et raison,
ni du « souverain du monde » que de la Terreur révolutionnaire.

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trouvé » (comme dira plus tard Marx à propos de la Commune), à la


différence de toutes les autres, la formule de l’adéquation entre la
communauté et l’universalité comme telle. Une telle lecture permet
aussi de comprendre en quel sens la Phénoménologie, plus que tout
autre ouvrage de Hegel, constitue le modèle des grandes entreprises de
« critique des idéologies », ou de l’effet de méconnaissance idéolo-
gique comme tel. Mais ceci appellerait une autre discussion.

LE CONFLIT DES UNIVERSALITÉS ET LA COMMUNAUTÉ SANS COMMUNAUTÉ

Mais ce principe de l’écart entre communauté et universalité, qui


organise toute la deuxième partie de la Phénoménologie (et donc
oriente d’emblée sa construction, si même elle ne s’y résume pas), peut
encore se discuter d’une autre façon, où nous retrouvons l’importance
du TAJ. Ce sera mon observation finale. S’il nous faut admettre qu’il
n’y a pas de métalangage de l’absolu, ou d’« universalité de l’univer-
sel » à laquelle mesurer une « communauté de la communauté » comme
une idée platonicienne à une autre idée platonicienne (le Vrai et le
Bien ?), on peut en revanche faire l’hypothèse d’un conflit des universa-
lités ou des « principes » d’universalisation (comme sont la loi républi-
caine égale pour tous, la valeur marchande ou l’équivalent général, la
vérité scientifique rationnelle ou expérimentale, la personne humaine)
et d’un conflit des principes communautaires, dont la Phénoménologie
déploie les manifestations, de telle sorte que chacun représente pour
l’autre (au creux de sa finitude) son propre manque à être, ou son défaut
d’absolu : dont la raison ne réside pas en ce qu’il resterait éloigné de
quelque universel « en soi » (car l’absolu, nous dit Hegel, est toujours
déjà près de nous, toute la question étant de savoir comment), mais
seulement en ce qu’il n’y a d’absolu que la contradiction, le travail du
négatif se réfléchissant « pour soi » 1.
Je l’ai rappelé plus haut, le schème de la « cause commune » (Sache
selbst), en tant qu’activité de tous et « identiquement » de chacun (TAJ),

1. L’idée du « conflit des universels » et de sa fonction centrale pour interpréter la


dialectique du commun et de l’universel, m’a été suggérée par les essais de Judith Butler :
« Restaging the Universal. Hegemony and the Limits of Formalism » et “Competing
Universalities”, in J. Butler, E. Laclau and S. Zizek, Contingency, Hegemony, Universality.
Contemporary Dialogues on the Left, Verso, 2000.

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fait l’objet de la part de Hegel d’une double élaboration en rapport avec


des modèles théoriques et institutionnels qu’il généralise et porte au
concept. Le passage au point de vue du Geist dont on pourrait s’attendre
(et peut-être Hegel l’a-t-il attendu lui-même) qu’il les ramène à l’unité
(ou, ce qui revient au même, les subordonne l’un à l’autre), ne fait en
réalité que préparer leur répétition sous des formes amplifiées. Mais le
développement de l’esprit au fil de son écriture nous réserve encore des
surprises, car à ces deux modèles force est de constater qu’il contraindra
d’en ajouter un nouveau (celui de la « réconciliation » ou Versöhnung),
de sorte que nous trouverons au bout du compte dans la Phénoménolo-
gie non pas deux mais trois configurations typiques de l’être en
commun, chacune impliquant sa propre définition de la subjectivité
individuelle et collective, s’employant à dire, penser, faire l’universel,
et manquant pourtant de l’universalité que lui présentent les autres, dont
la « contradiction » réitérée peut seule à proprement parler être dite his-
torique. Essayons de préciser ce dernier point.
Il est très frappant, évidemment, que dans la section sur « l’individua-
lité » Hegel ait maintenu aussi longtemps la symétrie entre les deux confi-
gurations de « l’œuvre » (Werk) qu’on peut rattacher, d’une part, à l’idée
d’une « société civile » fondée sur la division du travail et la concurrence,
dans laquelle les activités des individus particuliers – chacun agissant en
vue de son propre intérêt ou « parti » (Partei) – se complètent et
s’échangent les unes contre les autres, d’autre part à l’idée d’une
« volonté générale » ou « pure volonté absolue de tous » (der absolute
reine Willen Aller), dont la conséquence est l’obtention effective du sacri-
fice de la volonté particulière et la production d’une obéissance pure à la
loi, distincte de tout « service » (Dienst) envers un maître. Ce qui surgit
ainsi du texte, c’est une équivocité fondamentale de l’idée du TAJ, dans
laquelle la Phénoménologie va longuement séjourner, ce qui veut dire
aussi que Hegel va se donner les moyens d’en explorer « phénoménolo-
giquement » les structures, en décrivant les comportements, les significa-
tions ou valeurs, les traces historiques, les crises existentielles qu’elle
entraîne. Et du même coup, c’est une interprétation sans équivalent des
dilemmes anthropologiques de la modernité déchirée entre individua-
lisme « possessif » et citoyenneté, dont il ne faut pas s’étonner qu’elle ait
produit des effets dans toute la pensée contemporaine, au-delà même des
traditions intellectuelles qui se considèrent comme hégéliennes 1.

1. Je retrouve ainsi le même schème d’alternative entre deux « voies » que, partant du
développement de la Phénoménologie sur la « lutte des consciences de soi pour la

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Nous ne devons pas nous laisser induire ici en erreur par les appa-
rences de la succession linéaire des « moments » de la dialectique. Car
il est bien vrai que Hegel nous propose d’abord une phénoménologie
du « règne animal de l’esprit » dont le cœur est un mécanisme d’aliéna-
tion ou de « tromperie » (qui est d’abord tromperie de soi-même des
individus contribuant à la production d’une valeur sociale commune, à
savoir leur propre coopération, lorsqu’ils croient ne poursuivre qu’un
but particulier ou égoïste), avant de définir la Chose même comme une
« essence spirituelle » immanente à l’activité de tous et de chacun, pour
passer ensuite seulement à une phénoménologie des opérations de la
« raison législatrice » et de la « raison vérificatrice » dont l’enjeu est de
rassembler les consciences de soi individuelles autour d’une représenta-
tion souveraine de la loi par le moyen d’impératifs ou de déterminations
rationnelles de l’action « vertueuse ». La loi apparaît dès lors comme
l’horizon d’un dépassement des contradictions du commerce. Mais –
alors même qu’elle met en place un principe fondamental de liberté
civique ou d’autodétermination des membres de la communauté :
« l’obéissance de la conscience de soi n’est pas le service dû à un maître
dont les ordres seraient quelque chose d’arbitraire, et seraient des ordres
dans lesquels elle ne se reconnaîtrait pas elle-même » 1 – la tonalité
critique de cette dernière description (visant allusivement Rousseau et
Kant) est tellement forte dans le texte, confinant parfois à la dérision,
qu’on doit se demander si la conclusion à tirer est vraiment que la
volonté générale représente un dépassement de la main invisible du
marché. Ne serait-elle pas plutôt que cette dernière (à ce stade au moins)
comporte un degré de réalité, ou d’inscription de la subjectivité dans
l’être, très supérieur au principe politico-moral de la volonté, même si
(selon Hegel) elle pose toujours un problème « spirituel » non résolu de
représentation ou de conscience du résultat qu’elle produit (ou de la
« cause » qu’elle sert) ? En réalité il me semble que ce que Hegel veut

reconnaissance », Franck Fischbach dans son livre Fichte et Hegel : la reconnaissance


(PUF, coll. « Philosophies », 1999, p. 67 sq.) rapporte aux figures du bourgeois et du
citoyen telles que la Philosophie du droit de 1820 les présentera (en français dans le texte)
comme réalisations du Bürgertum (§ 190, 261). Nous différons en ceci que Fischbach
croit pouvoir identifier l’alternative à celle du « Je » et du « Nous » dans l’énonciation de
l’esprit : Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist (ouvr. cit., p. 108), alors que je lis celle-ci
comme la matrice commune des différentes figures – toutes problématiques – de la
communauté (j’admets cependant bien volontiers – en vertu précisément de la réversibi-
lité de l’énoncé – que chaque « communauté » perçoive son antithèse comme une
dissolution de la communauté, ou sa réduction à un terme abstrait et unilatéral).
1. Phénoménologie de l’esprit, cit., I, 353.

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dire, c’est que les catégories de l’universalité « réelle » (la valeur,


l’échange) aussi bien que celles de l’universalité « symbolique » (la loi,
l’égalité) instituent l’une et l’autre des communautés dans lesquelles la
différence de la partie et du tout, de l’individuel et du collectif est
médiatisée ou relativisée, mais échouent toujours à en faire vraiment
une « individualité d’individualités » vivante, où la conscience ne ver-
rait plus dans ses actions particulières qu’une expression intérieure de
l’être en commun, conçu comme une essence unique et absolue 1.
La comparaison est ici très instructive avec des exposés plus tar-
difs dans l’œuvre de Hegel où reparaît occasionnellement l’expression
die Sache selbst (mais sans l’explicitation comme TAJ), en particulier
le fameux développement de l’Introduction aux Leçons sur la philoso-
phie de l’histoire consacré à la « ruse de la raison » :
« En réalisant le but nécessaire de l’Esprit universel (dem allgemeinen
Geist notwendig), les hommes historiques (die welthistorischen Mens-
chen) n’ont pas seulement trouvé la satisfaction : ils en ont également tiré
des bénéfices extérieurs. Le but qu’ils ont accompli était en même temps
leur bien propre (das Ihrige). Ces deux éléments ne sauraient être
dissociés : la chose même doit être accomplie et le héros doit trouver une
satisfaction pour soi (die Sache und der Held für sich, beides wird
befriedigt) (…) La subjectivité en tant que pure particularité qui ne se
pose que des buts finis et individuels, doit se soumettre à l’universel. Mais
dans la mesure où elle est la force active de l’Idée, elle devient la
sauvegarde du substantiel. » 2
Le processus dont il s’agit ici n’est pas exactement celui du fonc-
tionnement de la société civile en général, bien qu’il fasse également
usage du schème de la contradiction entre la représentation que les
individus ont de leurs intérêts, le désir qui les meut, le « parti » qu’ils
prennent, et le résultat auquel ils contribuent de fait, involontairement :
c’est plus spécifiquement celui de l’action historique des « grands
hommes » qui, par les « crimes » qu’inspire leur ambition, sont devenus
les instruments du progrès de la civilisation ou de « l’esprit universel ».

1. Notons que Marx tentera, lui, après Hegel, une tout autre « médiation » du conflit
entre les deux modalités classiques du Tun aller und jeder, en concevant le « contrat
social » comme l’expression du système de l’équivalence des marchandises au moyen de
l’argent, et inversement : cf. infra « Le contrat social des marchandises : Marx et le sujet
de l’échange » (chap. IX).
2. Hegel, La raison dans l’histoire, trad. K. Papaïoannou, UGE collection « 10/18 »,
1979, p. 126 (Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, Band I, Die Vernunft
in der Geschichte, Hsg. Von J. Hoffmeister, Felix Meiner, 1955, s. 102).

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Or cette notion de l’instrumentalité des actions humaines est profondé-


ment étrangère à l’exposé de la Phénoménologie, de même que la téléo-
logie qualifiée ici comme ruse, qui ne fait pas de place au problème de
la construction d’une communauté, mais inscrit de proche en proche les
actions des individus (indépendamment de leur « conscience » et de
leur perception réciproque ou « reconnaissance ») dans les sphères du
particulier et de l’universel, dont l’articulation hiérarchique est assurée
par l’État en tant que représentant historique de l’esprit du peuple. Par
contraste on voit que la « chose » de la Phénoménologie, comme l’avait
bien compris Hyppolite, a affaire aux modalités de l’intersubjectivité,
qui ne se laissent pas répartir (du moins pas immédiatement) entre le
particulier et l’universel, mais peuvent être alternativement « particu-
lières » et « universelles » les unes pour les autres. Il faudrait ici mon-
trer, en particulier, le fil qui relie ce traitement non hiérarchique de
l’opposition entre les deux modes de rassemblement des individus,
propre à la Phénoménologie, à la présentation qu’en donne Max Weber
au début de Économie et société, traitant la Vergesellschaftung et la
Vergemeinschaftung comme deux modes de régulation du conflit
(désigné par Kampf) à la fois concurrents et constamment surdétermi-
nés l’un par l’autre 1.
C’est pourquoi lorsque Hegel fait passer la problématique du TAJ
dans l’horizon de l’esprit qui se sait lui-même en tant qu’universel
historique et collectif, on voit d’une certaine façon recommencer ce
débat, dans un ordre différent et sur une échelle encore plus vaste, et
même à plusieurs reprises : c’est toute la question de l’aliénation ou
étrangèreté (Entfremdung) inscrite au cœur du chapitre VI, dans
laquelle je suggère ici (sans le justifier) qu’on peut inclure non seule-
ment le développement paradigmatique sur la culture (Bildung), avec
son conflit caractéristique entre les universaux de la foi et de la raison
qui tendent l’une et l’autre à « former l’individu » dans la perspective de
son intellectualisation et de son autonomisation, mais l’ensemble des
figures de la conscience sociale qui vont de la cité antique à la moralité
moderne, ou de la soumission au destin à la soumission au devoir.
Cependant, comme je le disais, ce développement nous réserve une
surprise : il débouche sur le surgissement d’un troisième schème
communautaire, aussi étranger à l’action réciproque des intérêts maté-
riels qu’à l’unité des volontés « législatrices ». Ce qui revient à différer

1. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, 5. Auflage, Tübingen, 1972, Erster Teil,
Kapitel I, § 8, p. 20 sq.

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d’une section entière l’entrée dans le « savoir absolu », alors que le long
développement sur la « moralité » et la conscience du mal aboutissait
déjà, à même le texte, au « oui de la réconciliation » (das versöhnende
Ja) et à l’identité des contraires :
« Le mot de la réconciliation est l’esprit étant-là (der daseiende Geist) qui
contemple le pur savoir de soi-même comme essence universelle dans son
contraire, dans le pur savoir de soi comme singularité qui est absolument
au-dedans de soi – une reconnaissance réciproque qui est l’esprit absolu
(ein gegenseitiges Anerkennen, welches der absolute Geist ist). » 1
On a alors le choix entre deux interprétations : ou bien l’étude de la
communauté religieuse, qui fait l’objet du chapitre VII, correspond à la
nécessité d’enraciner positivement la critique finale de la représenta-
tion dans une description de la conscience religieuse (qui en forme en
un sens le triomphe, car il s’agit d’un univers représentatif infiniment
plus concret, et même plus sensible, que ne l’est celui de la moralité et
de ses abstractions : le bien, le mal…) ; ou bien elle correspond à la
nécessité de critiquer la prétention d’absolu la plus puissante de toutes,
qui est celle de la religion. Vieux débat : Hegel chrétien (ou spiritua-
liste), Hegel athée (voire matérialiste)… Tout dépend de la question de
savoir si on entend par « esprit absolu » la même chose, en substance,
que « le savoir absolu », ou bien son autre radical : le plus proche et le
plus éloigné. Mais de toute façon – phénoménologiquement – il faut
problématiser la notion de réconciliation et l’esprit communautaire
qu’elle sous-tend, au lieu d’en faire le simple « mot de la fin ». Et pour
cela il faut en passer par une réécriture intégrale de « l’histoire des
religions » (qui remonte même jusqu’aux cultures des peuples primitifs
et des anciens Empires, au culte de la lumière du soleil et à l’invention
de la statuaire sacrée) de façon à inscrire dans sa genèse propre la
spécificité irréductible de la « communauté religieuse » dont l’aboutis-
sement est « le Christ », l’institution du commun (Gemeinde, plutôt que
Gemeinwesen ou Gemeinschaft, dont Hegel s’était servi précédem-
ment) à partir de l’événement symbolique de la « mort de l’homme-
dieu ». L’opposition sémantique de Gemeinde et de Gemeinschaft sou-
tient également le long développement sur la « communauté », c’est-
à-dire la théorie de l’Église comme « royaume de l’Esprit » sur lequel
s’achève l’introduction théorique à la section sur la « religion achevée
ou manifeste » des Leçons sur la philosophie de la religion. Il faudrait

1. Phénoménologie…, cit., II, 198.

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avoir le temps de revenir sur l’écart (considérable) des deux points de


vue.
Or rien n’est plus équivoque, en réalité, que la notion de religion,
c’est pourquoi cette genèse inclut une nouvelle interprétation de la plu-
part des moments antérieurement parcourus au titre de l’esprit, qui
cherche à les inscrire dans la perspective d’une « manifestation du
divin », ou d’une « représentation de la représentation », comme média-
tion nécessaire à la conscience de l’absolu. La rédaction et la publication
de la Phénoménologie précèdent de peu celles de l’ouvrage magistral
qui, au sein de l’Université allemande (et européenne) fondera l’histoire
des religions comme discipline anthropologique : Friedrich Creuzer,
Symbolik und Mythologie der Alten Völker, besonders der Griechen
(1810). En revanche elle est contemporaine du travail à la fois historique
et spéculatif de Schelling sur la philosophie de la mythologie et de la
révélation (Philosophie et religion, 1804) dont, depuis leur association
commune avec Hölderlin, Hegel n’a cessé de diverger. La divergence se
marque ici, en particulier, par l’élision totale de la notion de « mono-
théisme » dans le discours hégélien, alors qu’elle est au contraire cen-
trale pour Schelling 1.
Je ne saurais évidemment proposer ici une lecture de cette longue
exposition historico-dialectique, mais je veux conclure sur la question
de savoir comment on pourrait encore rattacher le résultat auquel elle
parvient, la communauté invisible du Christ, à la problématique du Tun
aller und jeder, dont j’ai essayé de montrer qu’elle ouvrait en son propre
sein la possibilité des deux communautés précédentes (qu’on pourrait
encore appeler le commerce et l’association), et de leurs institutions
respectives de l’universel. Quel « universel » institue donc la « religion
absolue », qui fait du monde et de sa violence ou de son « mal » propre
le moyen de la rédemption collective des hommes ? S’agit-il d’une
nouvelle activité, productrice d’une « œuvre » comme l’étaient l’utilité
et la loi, ou bien plutôt d’un évanouissement de ce schématisme pra-
tique ? Y a-t-il encore une trace ou un « reste » de la Sache selbst dans
cette « réconciliation » ? Que faire, en conséquence, de cette commu-
nauté qui vient en plus de l’institution, ou de cet excès de communauté
qu’institue la révélation par rapport aux alternatives du TAJ ?
Je pense qu’il faut répondre que nous avons affaire à une commu-
nauté paradoxale, si on la mesure aux critères précédents, et qu’en ce

1. Cf. É. Balibar : « Note sur l’origine et les usages du terme “monothéisme” »,


Critique, no 704-705, jan.-fév. 2006.

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sens Hegel a voulu précisément les porter à leur limite 1. À première


vue les fidèles que réunit à distance la croyance dans la réalité de
l’événement représenté comme mort et résurrection de l’homme-dieu
ne « font » rien, ils ne sont pas « actifs », pas même au sens d’une
Bildung (la question socio-politique de l’éducation religieuse et de son
projet de moralisation des individus a précisément été traitée ailleurs).
Et ils ne « s’approprient » qu’une idée négative, celle de la mort de
Dieu, voire le simple énoncé paradoxal : « Dieu lui-même est mort ».
Cependant il est possible de dire qu’en se rapportant à l’événement de
sa mort sur le mode de la transfiguration (« La mort n’est plus ce
qu’elle signifie immédiatement, le non-être de cette entité singulière,
elle est transfigurée (verklärt) en l’universalité de l’esprit qui vit dans
sa communauté, en elle chaque jour meurt et ressuscite ») 2, les fidèles
se font eux-mêmes « Christ », et corrélativement font du Christ la com-
munauté (ou l’esprit de la communauté, plutôt, notons-le, que son
« corps », à moins que cette opposition ne soit ici caduque :
conciliée ou réconciliée de façon « mystique »). Le schème de cette
communauté n’est ni une utilité réciproque ni une association des
volontés, c’est véritablement une unification des consciences qui
repose sur la façon dont chaque sujet ou subjectivité fait « revivre en
soi » le même événement symbolique, ou opère pour son propre
compte la même « résurrection » ou seconde naissance. Les commenta-
teurs qui ont étudié les sources de la problématique hégélienne de la
Versöhnung, à côté du discours théologique et de l’Écriture 3, en parti-
culier Françoise Dastur et Christoph Jamme, ont montré qu’elle hérite

1. Je n’emploie pas, évidemment, l’expression de « communauté paradoxale » sans


penser à la « classe paradoxale » dont Jean-Claude Milner fait la forme-limite, négative,
du « rassemblement » dans son livre Les noms indistincts (Paris, Seuil, 1983).
2. Ibid., II, 286. Il est impossible de ne pas évoquer ici les déplacements de cette idée
dans le texte déjà cité de J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, p. 41 sq. : « Pas plus
que la communauté n’est œuvre, elle ne fait œuvre de la mort (…) Si la communauté est
révélée dans la mort d’autrui, c’est que la mort elle-même est la véritable communauté
des je qui ne sont pas des moi. Ce n’est pas une communion qui fusionne les moi en un
Moi ou en un Nous supérieur. C’est la communauté des autrui (…) c’est leur communion
impossible. »
3. Le mot de « réconciliation » vient de Saint Paul (Rom. 11 : 15 : katallagè), mais il
est difficile d’échapper au sentiment que Hegel s’inspire ici très étroitement de l’Évangile
de Jean (voir par exemple 17, 21 : « Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et
moi en toi, qu’eux aussi soient en nous (…) Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée,
pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, pour qu’ils
soient parfaitement un »). Ce que confirme la relecture des développements du manuscrit
de Francfort (L’esprit du christianisme et son destin) sur l’équivalence : « Dieu est amour,
l’amour est Dieu ».

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de la Vereinigung élaborée par Hölderlin au temps de son amitié et de


sa collaboration avec Hegel. En réalité, le roman philosophique de
Hölderlin se termine lui aussi par le « mot » (ou la « parole » : Wort) de
la réconciliation : « Elles sont comme la querelle des amants, les disso-
nances du monde. La réconciliation est au sein du conflit et tout ce qui
fut séparé se retrouve » (Wie der Zwist der Liebenden, sind die
Dissonanzen der Welt. Versöhnung ist mitten im Streit und alles
Getrennte findet sich wieder) 1.
Mais cette unification spirituelle ne serait-elle pas, d’un autre point
de vue qui en représente tout simplement l’envers critique, une disso-
ciation ou une disjonction, ce qui voudrait dire que la religion isole
radicalement les sujets dans leur communion même, formant une sorte
de « communauté sans communauté » (à bien distinguer de l’absence
de communauté, ou de communauté déterminée, que j’associe au
« savoir absolu ») ? Ce que décrit Hegel comme un troisième schème
communautaire de reconnaissance, ou d’identification du « Je » et du
« Nous », c’est une certitude partagée ayant un caractère à la fois sen-
sible et supra-sensible, un « partage de la certitude » que chacun effec-
tuerait en quelque sorte pour son compte, de façon purement intérieure.
Ce partage l’unit invisiblement à tous, en d’autres termes chacun avec
tous ne fait plus qu’un, comme il ne fait plus qu’un avec le Christ
« ressuscité », mais Hegel nous dit aussitôt que sa représentation reste
toujours encore scindée entre le présent de la foi et l’à venir de l’attente
eschatologique, la présence et l’absence auprès de moi de cet autre que
je suis moi-même « en esprit ». Plus éloignée que jamais, en un sens,
d’une « satisfaction » ou d’un repos de l’esprit en sa substance propre.
C’est pourquoi la réconciliation affirmative (le Ja der Versöhnung) qui
la singularise comporte en son retrait intime la récurrence infinie de la
« conscience malheureuse », désormais explicitement associée à la
négativité d’une expérience de la mort prochaine, qui n’a pas été neu-
tralisée mais plutôt généralisée et « mise en commun » par l’opération
religieuse de symbolisation, ultime forme de représentation ou d’énon-
ciation sub specie universitatis, et peut-être la plus puissante :
« La mort de cette représentation contient donc en même temps la mort de
l’abstraction de l’essence divine qui n’est pas posée comme Soi. Cette

1. Hölderlin, Hyperion, Présentation et traduction par Jean-Pierre Lefebvre, GF


Flammarion, 2005, p. 263. Cf. F. Dastur, Hölderlin…, ouvr. cit., et Christoph Jamme :
« Ein ungelehrtes Buch ». Die philosophische Gemeinschaft zwischen Hölderlin und
Hegel in Frankfurt 1797-1800, Hegel-Studien 23, Bonn, 1983.

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mort est le sentiment douloureux de la conscience malheureuse, que Dieu


lui-même est mort. Cette dure expression est l’expression du simple savoir
de soi le plus intime, le retour de la conscience dans la profondeur de la
nuit du Moi = Moi qui ne distingue et ne sait plus rien en dehors d’elle. Ce
sentiment est donc en fait la perte de la substance et de sa position en face
de la conscience ; mais en même temps il est la pure subjectivité de la
substance ou la pure certitude de soi-même qui lui manquait à elle, en tant
que l’objet, ou l’immédiat, ou la pure essence… » 1
Ainsi la Versöhnung ou la communauté « religieuse » (que j’ai dite
excédentaire) est toujours encore à reconquérir sur son contraire, la
conscience malheureuse, elle est toujours encore à faire ou opérer au-
delà d’elle-même, en raison du vide (ou du manque) creusé au centre
de sa présence. Mais au-delà d’elle-même il n’y a rien à proprement
parler, rien du moins qui puisse se dire et se vivre « en commun » 2.
Cette négativité « résiduelle » (ou « finale », accomplie) est pour Hegel
l’expérience même de tous et de chacun : en quoi elle se distingue
radicalement aussi bien de l’Ironie que de la Terreur.

*
Il est beaucoup trop tôt, évidemment, pour « conclure » une enquête
de ce genre. On aura voulu seulement montrer aujourd’hui, à même le
texte de la Phénoménologie, qu’une certaine constellation de termes et
de syntagmes, totalement idiomatiques et, pour l’essentiel, propres à cet
ouvrage : la Sache selbst, le Tun aller und jeder, les équations du type

1. Phénoménologie…, cit., II, 287. Le « partage de la certitude (Gewissheit) » comme


opération effectuée dans l’intériorité de la conscience est évidemment une idée luthé-
rienne, opposée à la fois à l’intellectualisme et à l’institutionnalisme (« étatique ») de la
tradition catholique. S’il s’agit d’une Église, elle ne peut être que « l’église invisible ».
Cette référence est nécessaire pour comprendre comment Hegel opère ici, à la fin du
grand cycle phénoménologique et avant la « réflexion » finale du savoir absolu, le retour
au thème de la certitude sensible (sinnliche Gewissheit) dont il était parti tout au début, au
seuil de la constitution de la « conscience ». Sur la sémantique luthérienne de la foi, de la
certitude et de la conscience, cf. Philippe Büttgen, articles « Conscientia et Gewissen chez
Luther » (encart de « Conscience ») et « Glaube », in Vocabulaire européen des philoso-
phies, cit.
2. Derrida a fait plus que suggérer cette interprétation dans les pages finales de Glas
(Galilée, 1974, p. 245 sq.) consacrées à la relation paradoxale de la « religion absolue » et
du « savoir absolu » dans la Phénoménologie. À très juste titre il attire aussi l’attention sur
le tour d’écriture caractéristique de la section qui précède le « savoir absolu » (et que
j’étendrais pour ma part à la section précédente sur la moralité), celui d’une différance
réitérée de la fin qu’on pourrait exprimer ainsi : « ne croyez pas que nous soyons enfin
parvenus à l’absolu, malgré les apparences nous n’y sommes pas encore vraiment… »

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« Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist » et « Sein, das Ich, und Ich, das Sein
ist » (et même Sie als Mich, Mich als Sie), organise dialectiquement sa
construction autour de l’élaboration d’un même problème, qui concerne
l’inadéquation (étonnamment résistante à tout dépassement, mais
jamais fixée pour autant comme une opposition terme à terme) des
notions corrélatives de communauté et d’universalité, sous leurs mul-
tiples figures historiques. Ce problème, ai-je suggéré, est destiné par
Hegel (dans cet état de sa pensée, à beaucoup d’égards le plus provo-
cant, celui qui pour nous est le plus actuel) à rester ouvert ou insoluble,
et c’est cette aporie qu’enregistrerait, ou mieux, que penserait comme
telle la notion de « savoir absolu », en s’élevant au-dessus des formes
particulières de la représentation pour la concevoir en général comme
finitude et historicité. Faut-il nous étonner de cette aporie ? On sait que
Hegel ne l’a pas maintenue sous cette forme quand, plus tard (et déjà la
Préface rédigée après coup en témoigne), il a trouvé dans les développe-
ments de la Phénoménologie à la fois son point d’honneur d’écrivain et
son embarras de philosophe… Il n’est pas certain que nous-mêmes,
nous définirions toujours les figures de la communauté (et inversement
de la solitude) en privilégiant les mêmes catégories, ou que nous les
associerions aux mêmes noms de l’universel, entre autres parce que
nous voyons ce que Hegel ne pouvait pas voir : les excès « imprévus »
des logiques du marché, de la loi, de la communion, qui se trament dans
leur dos, et les limites « géophilosophiques » (occidentales) d’une cer-
taine expérience de l’esprit (ou du sens). Mais il est probable que nous
n’aurions guère mieux à proposer nous-mêmes philosophiquement
qu’une telle multiplicité ouverte d’énonciations conflictuelles, si nous
cherchions à repenser la « chose même » de façon à la fois conceptuelle,
concrète, et critique. Nous autres, donc, « hégéliens »…
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LES HOMMES, LES ARMÉES, LES PEUPLES :


TOLSTOÏ ET LE SUJET DE LA GUERRE

Le présent exposé reprend quelques éléments d’un cours enseigné


en janvier-mars 2006 à l’Université de Californie à Irvine, sous le titre
« Politics as War, War as Politics » 1. Dans ce cours, je m’étais proposé
en particulier de mettre en discussion l’affirmation, aujourd’hui fré-
quente, selon laquelle les « nouvelles guerres » qui ont éclaté en diffé-
rentes régions du monde depuis la fin de la « guerre froide » et de la
division du monde en « blocs » issus de la Deuxième Guerre mondiale,
seraient essentiellement « non clausewitziennes » – par exemple du fait
que leurs acteurs ne sont plus uniquement des États-nations territoriaux,
opérant principalement par le moyen d’armées régulières, du fait qu’ils
présentent une essentielle dissymétrie, ou du fait qu’elles ne permettent
pas de distinguer nettement entre « état de guerre » et « état de paix » du
point de vue juridique ou du point de vue politique, toutes ces caracté-
ristiques étant plus ou moins inévitablement liées entre elles 2. Une telle
affirmation suppose qu’on trouve chez Clausewitz un concept analy-
tique, ou peut-être un idéal-type de la guerre au sens wébérien, à la fois
relatif à certaines conditions historiques et formalisable (voire axioma-

1. Il a déjà fait l’objet d’une publication sous le titre : « Sur Guerre et Paix de Tolstoï.
Un essai de “philosophie littéraire” », dans War and Peace : the Role of Science and Art,
Edited by Soraya Nour and Olivier Remaud, Duncker & Humblot, Berlin, 2010 (il s’agit
des Actes du colloque de la Fondation Humboldt à Paris (Institut Goethe), 19-
21 novembre 2007. Je remercie vivement S. Nour et O. Remaud de m’avoir invité à
participer au colloque. Je procède à une coupure qui ne nuit pas au sens général.
2. Voir par exemple les ouvrages publiés dans la dernière décennie par Martin van
Creveld, Samuel Huntington, Mary Kaldor, Herfried Münkler, Alain Joxe, etc.

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tisable), à partir duquel peuvent s’organiser des comparaisons, des dis-


tinctions et des conjectures.
Une première question épistémologique se pose ici, qui consiste à
se demander si ce concept ou idéal-type existe comme tel chez
Clausewitz lui-même, et dans quelle forme, ou bien s’il est le résultat
d’une élaboration seconde, abordant et utilisant l’œuvre (notoirement
inachevée, et peut-être, sur certains points, contradictoire) de l’auteur
de Vom Kriege à partir des questions d’une époque ultérieure et des
exigences logiques ou politiques qu’elle imposait – le cas échéant en
essayant de mesurer l’écart entre les deux 1. Mais cette première ques-
tion, comme l’a bien vu notamment Raymond Aron dans les longues
remarques qu’il consacre à Tolstoï dans son livre sur Clausewitz, en
suscite une seconde, non pas tant épistémologique que généalogique,
qu’on appellera en démarquant le titre du travail célèbre de Claude
Lefort sur Machiavel, la question du « travail de l’œuvre Clausewitz »,
et qui porte sur le devenir des formules de Clausewitz, ainsi que des
concepts et des thèses qu’elles emportent, dans une longue série de
reprises, de transformations, de renversements, qui commence aussitôt
la publication (posthume) des ouvrages de celui-ci, et se poursuit de
façon ininterrompue jusqu’à nous. Elle fait de nos théorisations de la
politique et de la guerre des conceptions inéluctablement post-
clausewitziennes, y compris lorsqu’elles prennent le contre-pied de ses
formulations ou en remettent en question les présupposés.
Dans cette généalogie, il importe de faire une place au roman de
Léon Tolstoï, Guerre et Paix (Voina i Mir), paru en cinq livraisons entre
1865 et 1869, unanimement considéré comme l’un des chefs-d’œuvre
de la littérature universelle : non seulement pour l’utilisation qu’il a pu
faire dans sa préparation d’éléments venus de Clausewitz 2, mais pour
l’écho qu’on y trouve d’une des thèses fameuses de Clausewitz : celle
qui concerne la « supériorité stratégique de la défensive sur l’offen-
sive ». La nouvelle interprétation que Tolstoï lui procure revient en
quelque sorte aux « sources » de son élaboration, pour en tirer de nou-
velles conséquences philosophiques 3.

1. Cette discussion est menée en particulier dans les ouvrages de Raymond Aron,
Herfried Münkler, Emmanuel Terray (Clausewitz, Fayard, 1999).
2. Non pas tant, d’ailleurs, de Vom Kriege, que de l’ouvrage antérieur, également
posthume, sur la guerre entre Napoléon et l’Empire russe, à laquelle Clausewitz avait lui-
même participé du côté russe : La Campagne de 1812.
3. De façon étrange, peut-être révélatrice, l’un des auteurs qui a consacré une étude
détaillée à la philosophie de la guerre, W.B. Gallie, dans son livre Philosophers of War.

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ROMAN ET ANTI-ROMAN

Avant toute lecture ou relecture de l’œuvre de Tolstoï, il convient de


se remettre à l’esprit quelques éléments biographiques et chronolo-
giques le concernant. D’abord le fait que Tolstoï, membre de la haute
noblesse russe et par conséquent destiné au service de l’Empire sous
une forme ou sous une autre, a lui-même été d’abord, et pendant de
longues années, un militaire de profession. Ses expériences de la guerre
s’étendent des guerres coloniales du Caucase dans les années 1851-1852 1
jusqu’à la guerre de Crimée (1855) où il reprend du service et dont il tire
un célèbre récit du siège de Sébastopol. Ces expériences très violentes
entraînent un changement progressif de son attitude envers la guerre.
Mais celui-ci est surdéterminé par la façon dont se présentent à ses yeux
la question du patriotisme et celle de la « mission historique de la
Russie » dans la conjoncture européenne des années 1850-1860. Guerre
et Paix est élaboré et publié alors qu’un nouveau « Napoléon » – réédi-
tant le coup d’État du « 18 Brumaire » – est arrivé au pouvoir en France,
et que de son côté l’Empire russe se pose en garant de l’ordre européen
issu du congrès de Vienne de 1815, sous les règnes d’Alexandre II et de
Nicolas Ier. La guerre de Crimée s’achève sur une défaite russe face à
l’Alliance franco-anglaise, après des batailles dont le taux de mortalité
et la cruauté des blessures qu’elles infligent en raison de la révolution
technologique des armements frappent de stupeur les contemporains.
C’est l’arrière-plan des débats théoriques sur les « causes motrices » de
l’histoire et le rapport des guerres à la politique des nationalités et à
l’affrontement des Empires. Tolstoï qui n’est aucunement, à l’époque,
un pacifiste ou un avocat de la non-violence au sens qu’il théorisera
dans la dernière période de sa vie (et qui impliquerait la non-résistance
d’un peuple à l’invasion ou l’agression extérieure), n’en est pas moins
radicalement opposé à l’expansionnisme et à l’hégémonisme russe en
Europe, et il met au service de cette position une thèse politique et
philosophique portant sur la « guerre patriotique » de 1812 : pour lui elle
s’arrête en 1813, à la libération complète du sol russe par la victoire des

Kant, Clausewitz, Marx, Engels, and Tolstoy (Cambridge University Press, 1978),
consacre un long chapitre à Clausewitz, et un autre à Tolstoï, mais ignore tout rapport
entre les deux auteurs (à l’exception d’une allusion au passage de Guerre et Paix dans
lequel Tolstoï a fait allégoriquement figurer Clausewitz comme personnage épisodique).
1. Dans ses Récits du Caucase de 1853, il raconte l’expédition d’un corps franc contre
un village tchétchène, au cours de laquelle il faillit trouver la mort.

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armées de Koutouzov, ou plutôt elle change de nature dès lors que, sous
un nouveau commandant, les troupes russes et leurs alliés entreprennent
de poursuivre Napoléon jusqu’à Paris, et de modifier le régime de
l’Empire français, suivant un mouvement de flux et de reflux des
« masses » historiques dont il développera le concept dans Guerre et
Paix. Entre ses positions sur l’histoire contemporaine et la leçon philo-
sophique qu’il tente de dégager de sa reconstitution de la grande guerre
au cours de laquelle la nation russe a réussi à se sauver de l’anéantisse-
ment, il n’y a cependant à l’évidence pas de rapport simple : plutôt
qu’une illustration des thèses précédentes, le roman est le moyen de
poser les problèmes du rapport entre les guerres, l’existence des peuples
et le sens de l’histoire tels qu’ils surgissent à l’époque contemporaine.
C’est pourquoi il est impossible de dissocier les deux ordres de ques-
tions, aussi complexes les unes que les autres, que posent, d’une part,
l’idéologie (ou la philosophie) de Tolstoï, et d’autre part le mode d’écri-
ture de Guerre et Paix, qui en commande aussi le mode de lecture. Les
premières renvoient au complexe hétérogène de populisme et de patrio-
tisme (très éloigné de la « slavophilie », bien que fondé sur l’hypothèse
d’une différence essentielle entre l’Orient et l’Occident du continent
européen), d’« anarchisme » et de « fatalisme » historique qui précède
chez Tolstoï l’invention d’un « nouveau Christianisme » et la conver-
sion à un prophétisme de la non-violence, où la loi de l’amour doit
l’emporter sur la loi de la guerre 1. Les secondes renvoient à l’épineuse
question de savoir « qui parle » dans le texte du « roman ». Comment
faut-il interpréter la combinaison d’un récit romanesque apparemment
classique, dans lequel des personnages présentés sous un jour plus ou
moins favorable énoncent des opinions ou incarnent des attitudes
devant la vie et la politique, et d’une réflexion théorique exposée de
façon impersonnelle, donc mise au compte de « l’auteur » dont on sup-
pose qu’elles représentent la philosophie propre ? Entre les deux, faut-il

1. L’un des grands intérêts de l’étude de Gallie est de tenter l’articulation entre la
phénoménologie de la guerre proposée dans Guerre et Paix et la doctrine du dernier
Tolstoï (en particulier telle qu’exposée dans Le royaume de Dieu est en nous, 1891, et
dans Christianisme et pacifisme, 1894). Le pivot est constitué à ses yeux par le discours
du prince André à la veille de la bataille de Borodino, qui pour Gallie exprime aussi la
pensée de Tolstoï, dans lequel celui-ci, réagissant aux propos « cyniques » des officiers
allemands au service du Tsar, anticipe l’horreur des massacres et exprime l’opinion
que les seules guerres « justes » sont celles dont les participants acceptent de mourir
eux-mêmes par avance (cf. Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, trad. par Henri Mongault,
Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1952 : Livre Troisième, Deuxième partie,
chap. 25, p. 1010 sq.).

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voir la complémentarité d’une thèse abstraite et de son « incarnation »


narrative, ou bien faut-il rechercher une relation plus complexe, plus
incertaine, relevant de ce que Bakhtine appellera le « dialogisme », et
faisant du même coup de l’écriture non la simple transcription d’une
théorie, mais l’expérience de sa recherche et de sa mise en question ?
Cette question, bien entendu, ne se pose pas seulement à propos de
l’œuvre de Tolstoï : elle concerne toute la grande forme romanesque
moderne pour autant qu’elle relève de ce que Pierre Macherey appelle la
« philosophie littéraire », où Guerre et Paix semble se situer quelque
part entre Les Misérables de Victor Hugo (écrit entre 1845 et 1862) et
L’homme sans qualités de Musil (dont le Livre I, seul publié par
l’auteur, paraît en 1930 et 1933), en passant par le rival Dostoïevski (Les
Frères Karamazov, 1880) 1. Mais c’est peut-être justement à propos de
l’ouvrage de Tolstoï que pour la première fois, et dès sa parution, la
question du « genre » a été discutée en relation avec celle de la « pen-
sée » ou de la « leçon » : d’abord sous forme de critiques « stylistiques »,
dénonçant l’hétérogénéité du livre et ses écarts par rapport aux modèles
fixés par les romanciers de la première moitié du siècle, auxquelles
Tolstoï sera amené à répondre dans un appendice ajouté à l’édition
complète, où il revendique une manière « russe » de s’écarter des lois du
genre (qu’on peut aussi interpréter comme revendication d’un « non-
roman » ou d’un « anti-roman » : mais en un sens Guerre et Paix est
aussi, comme le soutiendra Lukács, le roman parfait) ; ensuite sous la
forme d’une longue série de réactions de critiques et d’écrivains
(Virginia Woolf) 2 qui le comparent aussi bien à Homère (dont il s’est
réclamé) qu’à Hegel ou à Proudhon (dont provient le titre même de
l’ouvrage, « emprunté » par Tolstoï à l’ouvrage de celui-ci paru en
1861 : La Guerre et la Paix. Recherches sur le principe et la constitution
du droit des gens).
Deux schémas d’analyse me paraissent ici utiles à l’intelligence des
problèmes philosophiques que pose le livre. Le premier est celui que le
même P. Macherey avait présenté à partir d’une confrontation de Tolstoï
et de sa lecture par Lénine dans son précédent ouvrage, Pour une théo-
rie de la production littéraire (1965). Reprenant à Lénine l’image du
« miroir brisé » dans lequel se reflète et se divise en « éclats » contradic-

1. Pierre Macherey : À quoi pense la littérature ? Paris, PUF, 1990 ; « Y a-t-il une
Philosophie littéraire ? », Bulletin de la Société Française de Philosophie 98.3, 2004
(également disponible sur le site de l’auteur, Université de Lille III).
2. Voir l’étude d’Emily Dalgarno : A British War and Peace ? Virginia Woolf reads
Tolstoy, Modern Fiction Studies 2004, 50.1 : 129-150.

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toires la révolution russe (de 1905), Macherey s’interrogeait sur l’effet


littéraire produit par l’insertion ou l’enchâssement d’énoncés idéolo-
giques dans le cadre d’un récit où ils sont rapportés à une multiplicité
de sujets, et le caractérisait comme un effet critique de « distanciation »
par rapport aux contenus idéologiques. Cette interprétation s’applique
aux « personnages » et au rapport problématique qu’ils entretiennent
avec l’identification de l’auteur, mais elle laisse apparemment hors
d’atteinte ce qui, précisément, fait la singularité du roman de Tolstoï (et
aux yeux de beaucoup de lecteurs, sa « faiblesse »), à savoir l’exposi-
tion plusieurs fois reprise et interrompue – culminant dans la deuxième
partie de l’Épilogue, donc placée en position de « conclusion » – de la
théorie des forces de l’histoire appliquée à la guerre nationale russe,
laquelle n’est pas enchâssée dans un récit (et se trouve généralement
méprisée par les critiques littéraires qui y voient une suite de « disserta-
tions » et par les philosophes qui y voient un compendium d’opinions
confuses sur la nécessité et le libre arbitre).
Plus récemment, et de façon indépendante, un critique américain,
Gary Saul Morson, a repris la question dans ce qui est certainement l’un
des meilleurs commentaires de Guerre et Paix : Hidden in Plain View.
Narrative and Creative Potentials in ‘War and Peace’ 1. Il part de la
critique de Tolstoï par Bakhtine, qui l’oppose à Dostoïevski comme le
représentant d’une écriture « monologique » au virtuose de l’écriture
« dialogique », et il entreprend de la retourner contre son auteur, en
étudiant précisément le dialogisme, ou le jeu de la pluralité des voix à
l’œuvre dans le roman de Tolstoï, qui interdit d’attribuer à aucune
d’entre elles un privilège d’objectivité ou de neutralité, mais renvoie le
sens (ou l’effet de sens) à leur permanente conflictualité. Semble cepen-
dant faire exception ce que Morson appelle le « langage absolu », celui
dont Tolstoï se sert précisément pour présenter sa philosophie et son
interprétation de l’histoire russe – on pourrait dire aussi le langage
« sans sujet », ou dont le sujet s’est absenté de la fiction puisqu’il coïn-
cide précisément avec son auteur. Mais on peut dépasser cette extério-
rité apparente, qui fait croire à une juxtaposition mécanique de deux
genres ou de deux styles : non seulement en effet le langage « absolu »
peut être identifié à une voix supplémentaire, qui viendrait se mêler aux
voix fictives, et dialoguer avec elles (illustrant ce que Morson appelle le
« dialogue de l’auteur avec le roman »), mais on peut supposer que
Tolstoï a cherché à instituer une confrontation permanente (un « dia-

1. Stanford University Press, 1987.

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logue », si l’on veut) entre la « théorie » et la « fiction » dans une sorte


de cercle herméneutique, où le discours de la causalité, du sens et de
l’absence de sens de l’histoire, et la narration des « vies » collectives et
individuelles à la recherche de leur bonheur, ou de leur salut, fonc-
tionnent comme pierre de touche l’un de l’autre. Bien loin d’un rapport
de subsomption, on aurait ici au contraire une réciprocité critique, inté-
rieure à l’écriture romanesque elle-même, qui absorbe le genre philoso-
phique, mais qui de ce fait même dépasse ses propres limitations de
« fiction ». C’est dans cette voie qu’on pourrait comprendre, d’une part,
comment Guerre et Paix en est venu, aux yeux de certains historiens
contemporains, à faire figure de livre « précurseur » des versions les
plus récentes de « l’histoire totale » 1, d’autre part comment identifier les
questions qui se trouvent en quelque sorte dans l’entre-deux, ou au
point de divergence, des deux types de discours (celle de la réciprocité
des vies privées et de l’histoire publique, ou politique ; et celle de
l’interpénétration de la « guerre » et de la « paix », états apparemment
contraires dont le dilemme n’existe justement que dans une expérience
« totale » qui les alterne et les imbrique).
C’est dans cette perspective dialogique généralisée, incluant le dis-
cours ou la voix de la « théorie » elle-même, que je vais chercher à
interpréter la politique de la guerre telle que la pense Tolstoï dans
Guerre et Paix, ou plus exactement son « impolitique » (suivant
l’expression accréditée par les travaux de Roberto Esposito) : j’entends
par là un renversement de l’interprétation de la guerre comme « conti-
nuation de la politique » au sens clausewitzien, mais qui s’effectue
paradoxalement par la reprise d’une thèse clausewitzienne généralisée
et poussée à l’extrême : la fameuse « supériorité de la stratégie défen-
sive » sur l’offensive, qui sera également au cœur de la reprise, très
différente, par Mao Zedong dans le cadre de sa propre théorie de la
« guerre du peuple ». Dans la conception tolstoïenne – de même que
Morson a pu parler d’une « histoire (ou historiographie) négative » – la
stratégie défensive se transforme (ou se retransforme, si l’on admet que
le modèle de Clausewitz dans sa théorisation propre était précisément
« l’in-action » apparente de Koutouzov dans la Campagne de Russie)
en stratégie négative, qui remet en cause les conceptions du pouvoir ou
de l’archè, aussi bien au sens du rapport de commandement qu’au sens

1. Jacques Revel : « Une date, un siècle ». Communication au colloque « Quelle


Europe annonce la bataille d’Austerlitz ? », Prague, 28-29 novembre 2005, disponible
sur le site : http://www.cefres.cz/pdf/revel.pdf.

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de l’influence de la volonté sur le cours de l’histoire. Ce qui conduit (à


travers une réflexion sur la signification de la guerre de partisans en tant
que forme privilégiée de la guerre populaire) à repenser de façon tou-
jours négative l’articulation du « peuple » et de l’« armée », essentielle à
l’idée clausewitzienne de la guerre comme « continuation de la poli-
tique par d’autres moyens ». Au bout du compte, justement parce qu’il
constitue la force principale dans l’histoire, le « peuple » qui se mani-
feste dans l’épreuve cruciale de la guerre de libération ou de salut public
se trouve dépouillé des caractéristiques métaphysiques du sujet, même
si son essence communautaire émerge symboliquement dans un épi-
sode qu’on peut dire « mystique », la rencontre providentielle du héros
Pierre Bezoukhov et du paysan Platon Karataïev, ramenés à l’égalité
par leur condition commune de prisonniers, en butte à l’extrême vio-
lence des hommes et de la nature 1. Essayons d’exposer ces quatre
points successivement et de montrer leur enchaînement.

L’HISTOIRE NÉGATIVE

L’idée d’une histoire négative est longuement développée par


Morson et mise par lui en relation avec l’usage critique que Tolstoï a
fait de ses sources historiographiques russes et françaises. Elle concerne
d’abord le travail de déconstruction auquel il se livre à propos des
relations du cours de la guerre et de ses épisodes typiques (notamment
les batailles, censément « décisives », qui constituent le pivot de l’ana-
lyse rationnelle de la guerre proposée par Clausewitz). Elle s’étend à
partir de là à une mise en question de cette rationalité elle-même,
concentrée dans la figure du « duel » ou de l’affrontement entre adver-
saires qui seraient représentables comme des acteurs collectifs symé-
triques. En conséquence il ne saurait y avoir de « lois » de la guerre (et

1. C’est sur ce point, en particulier, que je me sépare de l’interprétation soignée de


Raymond Aron (qui vise à caractériser la position exacte de Clausewitz sur la rationalité
de la guerre en la différenciant à la fois de Hegel et de Tolstoï). Aron pense que la critique
tolstoïenne du rôle des individus (« grands hommes ») dans l’histoire telle que la réalité de
la guerre (ou sa « vérité ») l’impose irrésistiblement tend à « ériger, lui aussi, un héros
historique, collectif celui-là : le peuple russe » (Aron, Raymond : Penser la guerre,
Clausewitz, I : L’âge européen. Paris : Gallimard, 1976, « Note V: Clausewitz et Tolstoï »,
p. 386-390.)

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à travers elle, de l’histoire), que négatives, résidant dans la réfutation


des illusions qu’elle entraîne inévitablement elle-même 1.
Dans la dénonciation de l’historiographie « positive » à laquelle
procède Tolstoï, il faut noter l’extraordinaire richesse de l’information
dont il s’est servi pour reconstituer de façon « totale » les conditions
de la politique russe du tournant du siècle : de l’histoire de la franc-
maçonnerie à celle du réformisme du gouvernement Spéranski, des
mœurs de la cour, de la ville et de la campagne au détail des luttes de
parti et des alliances étrangères… Tout cela, qui a pour matière l’arti-
culation des épisodes militaires, des stratégies, des moments et des
buts de l’action politique et de leur répercussion matérielle et morale
sur la société et les sujets qui la constituent, ne conduit cependant qu’à
une double dénonciation des illusions du récit : celles de la « guerre
héroïque » livrée par la nation considérée comme un seul individu histo-
rique, celles de la « conduite rationnelle de la guerre ». L’héroïsme se
dissout dans l’observation de la souffrance des individus, il n’appartient
qu’aux humbles, aux « hommes infâmes » ou « quelconques ». Cepen-
dant que les armées se neutralisent ou se détruisent les unes les autres sur
le champ de bataille de la guerre de masses, l’observation critique, tou-
jours subjective, décèle quelques acteurs « décisifs » à la fois impro-
bables et inaperçus (dont le type est le capitaine Tiouchine avec sa petite
batterie à l’engagement de Schoengraben). Quant à l’idée d’une conduite
rationnelle, ou rationalisable, de la guerre, entretenue par les états-majors
qui dressent les plans de bataille et croient ensuite en contrôler, ou en
rectifier l’exécution, opérant ainsi la synthèse du concept et de l’intui-
tion, elle relève de la mystification. Il en va de même pour l’idée du
« génie » militaire, qui est une apparence résultant de la chance pure et
simple. Tolstoï se paye le luxe de faire apparaître un instant, sur le futur
champ de bataille de Borodino, un officier allemand du nom de
Clausewitz, dont les pronostics seront rigoureusement démentis par le
développement réel. C’est ce que Tolstoï s’emploie à démontrer en éta-
blissant lui-même, à partir de la confrontation de ses sources, une carte
du déroulement de la bataille contredisant celle des manuels d’histoire 2.

1. “The laws of history Tolstoy advances in WP are negative laws. They are primarily
laws of ignorance, phrased in the language of absolute negation. No matter how
conscientious the historical narrator, an account of historical events must inevitably be
false. The more narratable the account and the more it appears to make sense, the more
certain it is to be false…” Morson, cit., p. 130 sq. (« Forms of negative narration »).
2. Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, cit., III, ii, chap. 19, p. 987. On comparera celle
que propose Engels dans l’article Borodino qu’il rédige pour la New American Cyclo-

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Cette critique est liée à un « perspectivisme » généralisé (considéré


comme intenable par la plupart des commentateurs : Aron, Gallie,
Münkler) qui trouve sa réalisation dans le fait de n’attribuer la perception
des événements qu’à des personnages qui y participent, et qui ont néces-
sairement sur eux une vue partielle et contradictoire. Tolstoï remarque
dans l’appendice ajouté à Guerre et Paix pour répondre aux critiques que
les ennemis ne voient jamais une « bataille » de la même façon, y compris
pour ce qui est de savoir qui l’a gagnée (l’exemple de Borodino, connue
de l’historiographie française sous le nom de « bataille de la Moskova »,
étant éloquent à cet égard). Mais cette fausse perception ou fausse
conscience fait partie, en réalité, du « rapport » lui-même : on peut la
généraliser à la guerre elle-même, en tant que rapport doublement dissy-
métrique. Au fond les adversaires ou les « acteurs » ne mènent jamais la
même guerre en même temps : on peut aller jusqu’à suggérer qu’ils sont
« non contemporains ». Et c’est pourquoi si la guerre est bien un rapport,
elle n’est pas un duel, dans lequel l’attaque et la défense seraient comme
l’image en miroir l’une de l’autre. L’idée de calculer ou d’anticiper les
actions et les réactions de l’adversaire pour leur opposer une stratégie et
une tactique déterminée, est dénuée de sens. La guerre n’est donc pas
assimilable à un « jeu ». Cette métaphore favorite des théoriciens – le
Kriegsspiel – est en réalité le résultat d’une rationalisation de l’élément
de symétrie subjective qui réside dans les passions de la guerre, et en
particulier dans l’hostilité. Et même sur ce point il faut sans doute intro-
duire une correction critique (voir l’épisode crucial de la destruction de
Smolensk, après l’invasion française : III.ii.2).
De cette critique on passe par une nouvelle généralisation à une
remise en question des catégories de « conscience » et de « volonté »,
et par conséquent de la métaphysique de la liberté et de la nécessité.
Tolstoï propose une « fusion » de ces deux éléments dans un schéma
de la « différentielle » du mouvement historique qu’il dit, dans sa cor-
respondance, avoir emprunté au philosophe russe « schellingien »
Pogodine 1. En conséquence, et on ne va pas cesser de retrouver les

paedia en 1858, où la conception de Barclay de Tolly est défendue contre l’historiogra-


phie russe qui exalte le génie de Koutouzov (Marx-Engels Werke, Bd. 14, Berlin : Dietz
Verlag, 1969, p. 247-252).
1. « Pour rechercher les lois de l’histoire, nous devons changer entièrement l’objet de
notre examen, laisser de côté rois, ministres et généraux pour scruter les éléments
homogènes, infinitésimaux, qui mènent les masses. Personne ne peut dire dans quelle
mesure il sera donné à l’homme d’arriver par cette voie à saisir les voies de l’histoire ;
mais il est évident que sur cette voie seule on trouve la possibilité de les saisir ; et que
l’esprit humain n’y a pas encore dépensé la millionième partie des efforts que les

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équivalents et les conséquences de cette thèse, ce n’est pas la « poli-


tique », entendue comme une action intentionnelle, zweckrational
comme dirait Weber (lui-même grand utilisateur de l’articulation clau-
sewitzienne entre le plan des « objectifs » et celui des « fins » : Ziel,
Zweck), qui « fait l’histoire ». Mais pour autant on ne peut adopter
purement et simplement une vision providentialiste de l’histoire dont
la politique ne serait que la manifestation, telle que renouvelée à pro-
pos, précisément, de la grande guerre européenne révolutionnaire, par
l’un des inspirateurs de Tolstoï qui est le « théocrate » Joseph de
Maistre 1. Les comparaisons philosophiques qui s’imposent ici (mais
qui servent aussi à marquer une distance) sont avec Spinoza (pour la
critique de l’illusion du libre arbitre et de sa confusion avec la liberté),
avec Hegel (dont il est difficile de savoir quelle connaissance textuelle
Tolstoï pouvait en avoir, directement ou indirectement, à travers les
enseignements de philosophie allemande dispensés dans les Universi-
tés russes ou encore à travers la lecture d’« hégéliens de gauche »
comme Bakounine et Herzen). La comparaison est particulièrement
intéressante entre l’épilogue théorique de Guerre et Paix et la section
finale de la Philosophie du droit de Hegel : là où Hegel expose (briève-
ment) la relève de la politique dans une histoire dont le fond est la
guerre perpétuelle et les acteurs sont les États (ou les peuples organisés
en États), Tolstoï expose (longuement) la dissolution de la politique
dans une histoire naturalisée dont la quasi-loi est le cycle infini de la
guerre et de la paix, et dont les quasi-acteurs ne sont pas tant les
peuples individualisés que les composantes élémentaires de la force
populaire, la multitude des comportements actifs et surtout passifs des
« petits hommes ». La comparaison s’impose donc également avec la
théorie post-hégélienne de la lutte des classes comme moteur de l’his-
toire développée au même moment à partir de Hegel par Marx et

historiens ont dépensés, soit à décrire les actes des divers rois, généraux et ministres, soit
à exposer leurs réflexions au sujet de ces actes. » (La Guerre et la Paix, cit., 1952,
p. 1072). L’interprétation de la « philosophie de l’histoire » de Tolstoï, et notamment de sa
conception de la causalité, a fait l’objet de plusieurs études : à l’analyse célèbre d’Isaiah
Berlin (The Hedgehog and the Fox), à mon avis surévaluée, je préfère celle que vient de
proposer Ermanno Bencivenga (The Causes of War and Peace, in Philosophy and
Literature, 2006, 30.2 : 484-495).
1. La tentative de Joseph de Maistre de réactiver au bénéfice de l’intelligence des
révolutions modernes les schèmes providentialistes venus de Saint Augustin (Les soirées
de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence,
1821) est l’une des sources de Tolstoï, mais aussi de l’ouvrage homonyme de Proudhon
qui s’en réclame explicitement.

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Engels, dans laquelle l’action des masses se substitue formellement à


celle des États et des grands hommes. À ce prix la subordination du
concept de politique au concept d’histoire permet de reconstituer une
rationalité. Mais cela suppose que les masses soient non seulement
actives, mais organisées ou organisables (ce qui débouche sur l’idée
pratique du « parti », au sens général du terme), et qu’on puisse leur
attribuer une « intelligence » immanente, en face de « l’intelligence
personnalisée » qui pour Clausewitz représentait la fonction de l’État
dans la guerre, ou une tendance à devenir « pour soi » conscientes du
sens de leur propre action.

DÉCONSTRUCTION DE L’ARCHIE

Ces critiques des illusions complémentaires du rôle de la volonté et


du sens de l’histoire dont l’expérience de la guerre constitue l’épreuve
cruciale, et dont Tolstoï renverse le sens par rapport à ses prédécesseurs
rationalistes ou « idéalistes », historiens et philosophes, débouchent sur
une remise en question généralisée des privilèges de l’archè, comme
commandement et comme commencement (ou décision), qui fait de la
philosophie de Tolstoï telle que l’élabore le roman un « an-archisme
théorique », au sens littéral du terme. Il se développe lui-même à plu-
sieurs niveaux.
Le plus immédiatement évident et le plus efficace du point de
vue littéraire est celui qui décrit les commandants (ceux qu’on pour-
rait génériquement appeler les archontes), représentés dans le roman
par Alexandre, Napoléon, leurs ministres, conseillers et généraux-
stratèges, comme des marionnettes, c’est-à-dire comme des acteurs qui
ne cessent de se tromper eux-mêmes en croyant décider et maîtriser le
cours des choses, alors qu’ils sont mus en réalité par leurs intérêts ou
leurs passions, mais plus profondément par les effets des structures
de pouvoir dans lesquelles ils sont insérés, et dont ils sont les agents.
Tolstoï suggère que le fond de cette détermination est l’effet de rivalité
mimétique ou de « duel » entre les « hommes du pouvoir » eux-mêmes,
médiée par l’admiration de leurs sujets qu’ils recherchent et dont ils
sont investis en raison de la nature charismatique du pouvoir. Il faut
être prudent ici dans la lecture du livre car sa description ne s’appa-

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rente pas à une satire cynique ou à un pessimisme moral du type de


celui des matérialistes de l’époque des Lumières. D’une part Tolstoï
donne une analyse substantielle des enjeux sociaux réels de la politique
d’État et de l’alternative réforme/réaction (son roman est contemporain
des débats sur l’abolition du servage et constitue une prise de position
sur la nature des rapports de dépendance entre noblesse et paysannerie
qui doivent s’y substituer pour assurer la reconstitution d’un ordre
mutuellement bénéficiaire). D’autre part l’analyse des passions patrio-
tiques et des sentiments de dévouement personnel ou de sacrifice
qu’inspire la personne des chefs aux sujets qui forment le peuple,
révélés précisément par les guerres, ne se laisse pas ramener à une
théorie de la mystification ou de la servitude volontaire. À nouveau il
faut prendre en compte une dissymétrie, dans laquelle entrent à la fois
l’authenticité de ces sentiments du côté de ceux qui les éprouvent et
leur caractère mystificateur du côté de ceux qui les inspirent et pré-
tendent s’en servir.
Mais le fond de la question est l’insuffisance du concept de « pou-
voir » – qu’on peut considérer comme le concept-clé de la pensée du
politique depuis les Grecs jusqu’à l’affrontement moderne entre les
révolutionnaires et les contre-révolutionnaires – pour expliquer ce qui
est l’énigme historique par excellence, c’est-à-dire justement le mou-
vement des « masses », le fait qu’une multitude d’hommes au même
moment agissent de la même façon, produisant ainsi dans la pratique
l’équivalent de ce que Rousseau appelait une volonté générale, et qu’il
plaçait à la racine de « ce qui fait qu’un peuple est un peuple ». Le
concept de pouvoir est en réalité tautologique 1. Il projette dans l’abs-
traction le « cercle éternel » des causes et des effets (La Guerre et la
Paix, p. 1587). La seule façon de desserrer ce cercle, ou de sortir de la
tautologie, si l’on ne veut pas revenir à l’intervention d’une transcen-
dance (la volonté divine, la Providence), c’est de dégager de l’analyse
des effets de pouvoir l’idée d’une puissance constituante qui réside
dans le mouvement inconscient du peuple, ou plutôt, à nouveau, dans
le rapport différentiel entre le mouvement des masses et les effets de

1. La Guerre et la Paix, cit., 1952, p. 1578 : « La théorie du transfert de la volonté des


masses sur un personnage historique n’est rien de plus qu’une tautologie – une simple
façon d’exprimer avec d’autres mots les termes mêmes de la question. / Quelle est la
cause des événements historiques ? – Le pouvoir. – Qu’est-ce que le pouvoir ? – la somme
des volontés reportée sur un seul personnage. – À quelles conditions se fait ce report ? – À
la condition que le personnage choisi exprime la volonté de tous. Autrement dit le
pouvoir est un mot dont le sens nous échappe. »

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direction toujours conditionnels qu’il rend possibles et qui semblent,


en retour, le guider. D’une façon à laquelle, en général, un marxiste
pourrait formellement souscrire, mais aussi bien un historien imbu
de mystique nationale à la Michelet, Tolstoï dégage ainsi une « loi »
(essentiellement négative) qui pose que participation et représentation
des individus et des masses dans le « rapport » qui constitue le pouvoir
sont toujours en proportion inverse. Cette loi, on va le voir, est étroite-
ment liée à la représentation des cycles historiques dans lesquels se
trouve pris le pouvoir, mais dont le principe est un processus quasi
naturel de succession de la guerre et de la paix, qui n’a pas véritable-
ment de « sujet ».
La critique de l’idée d’archie nous ramène à la phénoménologie de
la guerre. C’est ici que Tolstoï va radicaliser une idée de Clausewitz, la
« supériorité de la défensive stratégique », en l’isolant de son contexte,
remontant à sa source historique, et la poussant à la limite. Au centre de
la description de la défaite napoléonienne en Russie se trouve, on le
sait, la figure du général Koutouzov, et de son conflit permanent avec
l’establishment politico-militaire qui est néanmoins obligé de se confier
à lui à l’heure de l’extrême danger. Sous les apparences de l’impuis-
sance et de l’indécision (que lui reprochent ses adversaires, incapables
de comprendre ni sa pensée, essentiellement non discursive, ni les
sources de son énergie qui ne résident pas dans sa personne mais dans
son contact avec le peuple dont il perçoit les forces et les faiblesses),
Koutouzov est en réalité le seul à voir dans la résistance non seulement
une « tactique » mais une « stratégie », et donc le seul capable de se
préparer mentalement et matériellement à une résistance de longue
durée, en épargnant et concentrant ses forces. Cette intelligence de la
résistance stratégique réagit évidemment sur la définition du « but poli-
tique de la guerre », dont elle remet en question le caractère instrumen-
tal : la guerre ne peut servir de moyen à n’importe quel but, mieux
encore : à un moment donné, quand elle cesse de se présenter comme
résistance et doit devenir contre-offensive, donc offensive, elle doit ces-
ser ou se détruire elle-même. Tout l’art de Tolstoï, dans une sorte
d’équivalent de ce que Clausewitz appelle la « friction » (ou dans une
fiction de la friction), consiste à retarder le moment de l’inversion, de
façon à produire un décalage. C’est à partir de la défaite, ou plutôt de la
« non-victoire » de Napoléon à Borodino (suivie par l’incendie de
Moscou, qui transforme l’occupation de la capitale, « lieu du pouvoir »,
en démonstration d’impuissance) que le mouvement des masses physi-

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quement s’inverse, c’est-à-dire que l’armée française cesse d’avancer et


commence à reculer, cependant que l’armée russe cesse de reculer et
commence à avancer. Mais ce n’est pas avant d’avoir atteint les fron-
tières, le bord extrême du territoire historique du peuple russe, que la
stratégie de Koutouzov (qui devra ensuite s’effacer, car il est totalement
identifié à cette stratégie, il n’en est que l’instrument) cesse de relever
de la « résistance », ou plus généralement de la « non-action ». C’est ici
que les commentateurs discutent de l’usage que Tolstoï a pu faire des
descriptions de Clausewitz lui-même et de son interprétation du rôle
historique nouveau de la guérilla (« petite guerre », inventée par les
Espagnols contre Napoléon) ou guerre de partisans, illustrée par la
convergence dans les épisodes inventés ou romancés par Tolstoï des
actions des détachements « réguliers » et « irréguliers » respectivement
commandés par deux des héros de l’ouvrage, Denissov et Dolokhov.
Les actions de guérilla (dont on notera l’absence d’idéalisation par
Tolstoï, qui souligne la cruauté dont font preuve les détachements de
partisans) constituent en quelque sorte les moments d’offensive tactique
subordonnés à l’intérieur de la grande défensive stratégique. L’essentiel
on le sait réside dans l’idée que le génie de Koutouzov a consisté à
refréner en permanence la tentation de ses généraux d’attaquer l’armée
française en déroute, qui aurait épuisé ses propres troupes, ou aurait
abouti à l’échec, car elles étaient elles-mêmes à la limite de leurs forces.
Ce qui devient alors décisif c’est un but négatif, accessible seulement à
une certaine forme d’in-action ou de non-action, à savoir la conserva-
tion de la « consistance » de l’armée, ou de son caractère de commu-
nauté reposant sur l’unité du « peuple » dont elle est l’émanation, par
opposition à la décomposition qui en fait un simple « troupeau » (méta-
phore longuement filée par Tolstoï, une première fois à propos de
l’armée russe, mise en déroute par l’attaque française à la bataille de
Smolensk, une deuxième fois et sur une échelle encore plus grande,
qu’on pourrait dire « totale », à propos de l’armée française et de sa
progressive décomposition dans la fuite accélérée à travers l’hiver
russe, marquée par le célèbre épisode de la Bérézina) 1. (Re)composition
(dans la résistance populaire) ou décomposition dans la déroute, telle
est l’alternative correspondant aux deux mouvements historiques des

1. La Guerre et la Paix, cit., 1952, p. 1397 : « Mais la décomposition et la fuite de


l’armée française suivaient leur cours naturel, sans changer de caractère (…) Après
Viazma, l’armée française, au lieu de trois colonnes, ne formait plus qu’un troupeau, et
il en fut ainsi jusqu’à la fin… »

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masses, et dont dépend le sens politique à donner aux opérations mili-


taires. À la limite l’idée d’action défensive rejoint ici celle de l’inaction,
ou plus exactement elle oblige à subvertir les représentations – qu’on
est tenté de dire « occidentales » – de l’efficacité en tant que domination
des moyens et des événements par une subjectivité volontaire qui les
configure en fonction de ses propres fins 1.

SUBJECTIVITÉ DU PEUPLE ET RENCONTRE DE SES PORTEURS

Il serait tentant d’objecter ici qu’en réalité Tolstoï n’a nullement


aboli le concept de la subjectivité politique, mais l’a seulement trans-
posé des chefs ou dirigeants de l’État à la collectivité du peuple, de
façon tendanciellement démocratique ou, tautologiquement, « popu-
liste », en faisant du peuple et de sa capacité de renaissance historique la
dernière instance de l’explication, et par conséquent le pouvoir consti-
tuant ou le pouvoir du pouvoir. Il serait vain de contester que cette veine
populiste est là, et même insistante dans le discours de Tolstoï, mais on
pourrait aussi suggérer qu’elle est elle-même soumise à un travail de
critique interne, par un dialogisme qui lui évite en tout cas de produire
une nouvelle univocité du « sujet de l’histoire ». Ce qui pourrait paraître
tel n’est en réalité qu’un quasi-sujet. C’est dans la description des rap-
ports entre le peuple et l’armée, c’est-à-dire deux modalités de l’exis-
tence du peuple, en tant que masse d’individus et en tant qu’institution
organisée, que cette question devient le plus névralgique. Elle avait été
mise à l’ordre du jour, précisément, par les guerres « patriotiques » de la
Révolution et de l’Empire dans lesquelles, d’abord du côté français,
ensuite du côté allemand (prussien), et plus généralement européen, la
défense nationale avait imposé le remplacement des armées de métier

1. L’idée de la « non-action » ne laisse pas, évidemment, de faire penser à des thèmes


de philosophie ou de sagesse orientale, et notamment du bouddhisme. De là sans doute
qu’une convergence historique ait fini par se produire entre ce qu’on pourrait appeler
« l’impolitique » tolstoïenne et les politiques anti-impérialistes fondées sur la « non-
violence » (dans la pensée et l’œuvre de Gandhi). Mais – pour rester dans le contexte
culturel où s’est formée la pensée de Tolstoï – le recoupement le plus intéressant (que je
ne suis pas en état de documenter ici) me paraît être avec les interprétations « négatives »
de la théologie de Saint Paul, telles qu’on les trouve en particulier chez Karl Barth autour
de l’idée du « Nicht-Handeln » comme forme originaire ou « kérygmatique » de l’action
(cf. R. Esposito, Nove pensieri sulla politica, cit., p. 148 sq.).

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fondées sur la discipline par les armées de conscription fondées sur le


« facteur moral » et l’enthousiasme pour un but ou pour un chef (ou les
deux à la fois) 1. Clausewitz avait clairement vu ce changement révolu-
tionnaire et en avait fait le trait distinctif de l’émergence d’une nouvelle
forme de guerre, « absolue » et non plus « relative », dans laquelle ce
sont les peuples qui se font la guerre et non plus des mercenaires, et où
par conséquent se concrétise l’hypothèse théorique d’une « montée aux
extrêmes », dans laquelle leur existence (ou l’existence de leur État) est
en jeu, et non pas simplement l’acquisition de tel ou tel avantage
concurrentiel (territoire, colonies, tribut…). Mais du même coup il
s’était trouvé devant une difficulté politique redoutable : il a tenté d’en
sortir en imaginant une « fusion » des formes institutionnelles anciennes
de la guerre avec leur contenu social et idéologique nouveau (donc du
pouvoir bureaucratique d’État et du nationalisme de masse), dont il n’a
jamais réussi lui-même à élaborer la formule définitive 2.
Chez Tolstoï on a une délimitation critique du problème : l’armée et
le peuple ne sont un, ou ne forment une seule individualité historique,
que dans des conditions déterminées, celles de la défensive stratégique
au service d’un objectif négatif, la libération du sol de la patrie ; en
dehors de ces conditions elle se dissout au profit de l’un ou l’autre des
deux termes, c’est-à-dire qu’elle fait place à la paix ou réinstaure l’appa-
rence hiérarchique d’un pouvoir d’État dominant le peuple par le moyen
de l’armée. Mais on a aussi, une fois de plus, une lecture « négative » de
la question qui suggère la possibilité de son dépassement, même si ce
dépassement doit entraîner une remise en question des concepts admis
de la politique. Il n’est pas au pouvoir d’un État de contrôler ou de
« discipliner » le peuple en le faisant entrer – ne serait-ce que virtuelle-
ment – dans le cadre de l’armée ou du « service militaire ». Mais il n’est
pas non plus au pouvoir – ni d’ailleurs dans les intérêts – du peuple de se
constituer en un contre-pouvoir en se dotant spontanément d’une armée
ou en se transformant de lui-même en armée. Cette transformation n’est
que le produit de circonstances exceptionnelles et évanouissantes.
Le moment le plus significatif, à nouveau, est celui de la forme de

1. Lire sur ce point l’étude de Thomas Hippler : Soldats et citoyens. Naissance du


service militaire en France et en Prusse, Paris, PUF, 2006).
2. C’est de cette aporie que, plus tard, des théoriciens de la guerre populaire comme
Mao Zedong penseront avoir trouvé l’issue en remplaçant la figure de l’État, ou de
l’armée comme appareil d’État, par celle du parti révolutionnaire, qui placerait en quelque
sorte le facteur d’organisation du côté des masses elles-mêmes… ou de leur « avant-
garde ».

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transition ou « différentielle », qu’incarne l’action fugitive des corps de


partisans, qui n’est jamais susceptible de se totaliser alors même qu’elle
exprime l’essence de la capacité de résistance du peuple et son maxi-
mum d’efficacité. Dans la description que Tolstoï en donne, en effet, et
qui lui permet d’insister sur les vertus paradoxales de l’insubordination,
la coordination des actions des partisans n’est jamais le résultat de
l’obéissance à une « chaîne de commandement », mais de l’omnipré-
sence d’une idée qui vient « d’en bas » (celle de la libération), et des
circonstances favorables de la chance ou de la fortune. On est bien loin
de ce qui deviendra avec Mao ou Guevara – formés à la tradition
léniniste de l’organisation – la discipline de parti au sein de la guerre
populaire. Tolstoï croit à la coordination horizontale, mais ne se cache
pas non plus qu’elle recouvre pour une part des intérêts « privés »,
allant de l’amour-propre à l’appât du gain. Le peuple se constitue dans
un mouvement que sous-tendent de grandes forces historiques incons-
cientes, il est comme tel l’expression d’un « mouvement des masses »,
mais au niveau de l’individu il est toujours proche de sa décomposition,
voire de se renverser en son contraire. Son existence qui est métaphysi-
quement nécessaire pour qu’il y ait de l’histoire, tient donc inévitable-
ment du miracle.
On voit que ce qui se profile à l’épreuve de la vaste phénoménologie
de la guerre comme épreuve individuelle et collective à laquelle Tolstoï
a procédé dans Guerre et Paix, c’est une philosophie extrêmement para-
doxale, elle-même improbable, de l’unité des contraires, qu’on peut
caractériser comme mystique de l’immanence, voire comme mystique
matérialiste (si le matérialisme réside dans le fait, précisément, de situer
le moteur de l’histoire dans un processus de composition et de décom-
position des masses). Non seulement Tolstoï a assumé cette extrémité,
mais il en a donné une représentation allégorique dans un épisode cen-
tral (souvent considéré comme l’une des clés de l’intelligibilité du
roman), ce qui lui a permis aussi de la mettre à distance (ou de nous
permettre une distanciation, à nous lecteurs). C’est l’épisode de la ren-
contre entre Pierre Bezoukhov et le paysan – à la fois « simple » et
« inspiré » par la sagesse populaire – Platon Karataïev. Si l’on considère
que Pierre est (avec son ami le prince André, destiné à mourir) la princi-
pale figure masculine du roman, avec qui l’auteur multiplie les marques
d’identification, on peut dire que l’alternative de la guerre et de la paix
se joue dans trois « couples » positifs qu’il forme spontanément au cours
du roman (par opposition au couple négatif avec sa première épouse la
princesse Hélène, arrangé par la société) : le couple de la guerre (ou de

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la fraternité dans la guerre et la politique) qu’il forme avec le prince


André, le couple de la paix et de l’amour conjugal qu’il forme avec
Natacha (l’ancienne fiancée du prince), et entre les deux le couple
« accidentel », mais d’autant plus essentiel, qu’il forme avec Platon 1.
Il serait faux de dire que ce couple n’a qu’une valeur morale, voire
religieuse, et pas de caractère politique. Au contraire il délivre une
vérité pour la politique qui se situe en quelque sorte au-delà d’elle ou
sur ses bords extrêmes, lorsque les liens institutionnels sont dissous.
Pierre rencontre Platon et devient comme son frère sur les rivages de la
mort, dans les conditions du dénuement et de la violence extrême aux-
quelles sont soumis les prisonniers russes dans la colonne qu’entraînent
avec eux les soldats français en déroute. Troupeau dans le troupeau, les
Français n’ayant précisément plus d’autre pouvoir que celui d’opprimer
quelques prisonniers à leur merci quand, en réalité, ils sont déjà vaincus
par l’armée et le peuple russe. Platon sera abattu à bout de forces parce
qu’il ne peut plus suivre, après avoir illustré une certaine charité chré-
tienne (« aimez vos ennemis ») en confectionnant une chemise pour
l’un de ses gardiens. Ce qui importe dans cette rencontre, c’est qu’elle
mette en présence les représentants des deux extrémités de la société :
non pas seulement un homme (très) riche et un homme (très) pauvre,
mais surtout un intellectuel (ce qu’est par excellence le personnage de
Pierre tout au long du roman) et un simple, différence qui s’avère
ineffaçable même dans la situation d’extrême dénuement où il n’y a
plus ni riche ni pauvre, puisque la souffrance est généralisée (on retrou-
vera ce type d’analyse dans la description des camps, au XXe siècle).

1. Tout Guerre et Paix est manifestement structuré par la constitution des couples,
l’épreuve de leur consistance et de leur inconsistance. Ces couples entrent dans des
catégories sociales et psychologiques : les frères et les sœurs « naturels » ou « d’élection »
(André et Marie, Marie et Natacha), les « mauvais amours » (ainsi Pierre et Hélène,
Anatole et Natacha, ou même André et Lise), les « amours impossibles » (Nicolas et
Sonia, André et Natacha, Marie et Anatole), les amours de convention ou de convenance
(Boris et Vera), les mariages parfaits (Nicolas et Marie, et même les vieux parents
Rostov), etc. Ils illustrent les rapports de pouvoir ou les effets de situation historique :
Alexandre et Napoléon sont un « couple », comme d’un autre côté André et Koutouzov,
ou Pierre et Speranski, ou Dolokhov et Dolgorov. Surtout, ils entrent dans des systèmes
d’oppositions, qu’on peut organiser en considérant à tour de rôle les unions et les
séparations des personnages principaux : ainsi Natacha avec André, avec Anatole et
avec Pierre ; André avec son père, avec Lise, avec Natacha, avec Pierre, avec son
ministre… Au bout du compte, le couple de Pierre et de Platon s’oppose d’une certaine
façon à tous les autres, non seulement ceux dont participent ses protagonistes au cours de
l’histoire (essentiellement Pierre), mais ceux des « archontes » avec lesquels il n’a aucun
rapport (Napoléon et Alexandre, ou Alexandre et Speranski). Il existe dans un autre
temps, si fugace que la trace en demeure imperceptible.

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On pourrait croire, par conséquent, que Tolstoï en revient ici à l’idée


d’une unité nationale, ou d’une unité du « peuple entier », cimentée par
le patriotisme, que les guerres et plus généralement l’état d’exception
font ressortir à l’encontre des conflits de classes et des intérêts particu-
liers. Or ce n’est pas tout à fait de cela qu’il s’agit. D’abord il n’y a pas
tant neutralisation des différences de classes que disparition pure et
simple de leur pertinence. Pierre et Platon ne font plus qu’un dans la
souffrance et dans la bonté, l’humanité. Mais cette expérience est aussi
fragile que fugace : produite par la guerre comme un miracle d’harmo-
nie, dans le moment du suspens entre la défaite et la victoire, la défen-
sive et la contre-attaque, la vie et la mort, réservée à deux individus
alors marginalisés par le cours de l’histoire, elle cristallise et symbolise
l’élément vital qui constitue le peuple en communauté, par-delà l’oppo-
sition de ses intérêts internes, mais elle n’exhibe aucune substance per-
manente de ce peuple, et a fortiori ne rend possible aucune institution.
Elle traduit ainsi l’ambivalence du rapport que la guerre entretient avec
la politique, à la fois constructif et déconstructif. À « eux deux », dans
leur Zweisamkeit, Pierre et Platon sont l’essentiel du peuple, mais ils
n’auront fait deux (ou un en deux) que dans une « éclaircie » messia-
nique de la tragédie en son moment le plus sombre.
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LE CONTRAT SOCIAL DES MARCHANDISES :


MARX ET LE SUJET DE L’ÉCHANGE

« … tant adhèrent à la réalité ces


propriétés d’être invisible, jusqu’à ce
qu’une circonstance l’ait dépouillée
d’elles. »
(Marcel Proust,
Sodome et Gomorrhe, I, 21)

La théorie marxienne du « fétichisme » des marchandises et de


l’argent a formé d’emblée l’un des points les plus admirés et les plus
contestés de la « critique » marxienne de l’économie politique. Elle
restitue de façon étonnante la corrélation de la souveraineté et de la
sujétion au cœur du « rapport social » moderne qui marque, en appa-
rence, le triomphe de l’individualité libre. Il lui a fallu pour cela
réinscrire conceptuellement le schème classique du « contrat » dans
l’espace représentatif et pratique des échanges marchands, dont il fait
éclater l’immédiateté en y découvrant toute une « métaphysique »
latente, qui est aussi une anthropologie et une politique. Je tenterai ici
de déployer les moments de cette construction critique de l’universel
demeurée presque unique en son genre 1.

LE MOUVEMENT DIALECTIQUE DE LA PREMIÈRE SECTION

La position que le développement intitulé Der Fetischcharakter der


Ware und sein Geheimnis occupe dans l’économie de la Section I du
Livre Premier du Capital est manifestement très réfléchie 2. Mais elle

1. Le présent essai, issu d’un cours professé à l’Université de Paris X Nanterre, a fait
l’objet d’une première publication dans le volume L’argent. Croyance, mesure, spécula-
tion, sous la direction de Marcel Drach, Éditions La Découverte, Paris, 2004.
2. Marx n’a publié de son vivant que le Livre I du Capital (Das Kapital. Kritik der
politischen Ökonomie, Buch I : Der Produktionsprozess des Kapitals, 1864), qui devait

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est assez surprenante au regard de l’ordre d’exposition dialectique que


Marx s’est efforcé de construire, et dont on sait à la fois qu’il y atta-
chait une importance particulière, et qu’il n’a jamais réussi à lui confé-
rer une forme totalement satisfaisante à ses yeux. Ce développement
apparaît d’abord comme une sorte de scolie aux développements
du premier chapitre, ajoutant à ceux-ci une réflexion historico-
philosophique sur le « sens » que confèrent aux relations sociales les
formes de l’échange marchand généralisé. D’un autre côté, il se rat-
tache immédiatement au dernier moment de la dialectique de la mar-
chandise, qui porte sur la transformation de l’équivalent général en
monnaie ou argent. Or cette transformation sera, au chapitre III, le
point de départ d’une nouvelle dialectique, qui passe par les figures
successives de la « mesure » (que Marx appelle « idéelle ») et de la
circulation (dans laquelle la monnaie est tendanciellement représentée
par un « signe » d’elle-même), pour revenir finalement à une « corpo-
réité » (Leiblichkeit) qui circule de façon autonome sur le marché mon-
dial. Dès lors l’échange apparaît comme une double circulation, ou un
double flux de sens contraire : celui des marchandises particulières, et
celui de la « marchandise universelle », offerte et demandée comme
telle. Ces deux circulations sont corrélatives, chacune d’entre elles
fonctionnant comme le « moyen terme » de l’autre. Mais elles peuvent
s’autonomiser, et en particulier la quantité de l’argent en circulation
peut devenir indépendante de celle des marchandises produites et
consommées, pour apparaître comme une richesse « en soi », ou au
contraire se trouver brutalement dévaluée, l’extrême du découplage
étant atteint dans la crise.
Il semble que, par l’insertion du « Fétichisme de la marchandise » en
ce point, Marx ait cherché à éclairer précisément ce double mouvement :
d’un côté montrer que « l’énigme du fétiche argent n’est que celle du
fétiche marchandise, devenu visible, crevant les yeux » (p. 106), et que
la circulation des marchandises, en tant que produits du travail social et
résultats d’une division du travail, détermine en dernière instance les

en comporter trois (ou quatre, selon d’autres plans). Il a été traduit en français par Joseph
Roy au lendemain de la Commune. La traduction souvent assez éloignée du texte
allemand mais corrigée par Marx, parut en 44 livraisons entre 1872 et 1875. C’est elle
qui est aujourd’hui encore la plus diffusée (Éditions de Moscou, Pléiade, Garnier-
Flammarion, etc.). En 1983, une équipe sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre a
donné aux Éditions Sociales une nouvelle traduction française d’après la quatrième
édition allemande (la dernière revue par Marx), aujourd’hui reproduite à l’identique
dans la collection « Quadrige » des PUF (1993), à laquelle je me réfère dans la suite.

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formes apparemment autonomes, et irrationnelles, de la circulation


monétaire. De l’autre, montrer que « la monnaie, en tant que mesure
de la valeur, est la forme phénoménale nécessaire (notwendige Erschei-
nungsform) de la mesure immanente de la valeur des marchandises,
c’est-à-dire du temps de travail » (p. 107) et que, sans cette autonomisa-
tion formelle, qui porte aussi en germe une indépendance matérielle au
moins temporaire, la reproduction des conditions de la production
sociale demeurerait impossible (du moins dans des conditions histo-
riques données : celles de la société marchande, et plus précisément
capitaliste). D’un côté il importe de montrer que les « lois » de l’écono-
mie monétaire ne sont au fond rien d’autre que celles de la production
marchande, et que les énigmes ou les contradictions qu’elle comporte (y
compris lorsque ces contradictions débouchent dans la « crise » sur un
dérèglement, une contre-finalité de la liberté des échanges) peuvent être
« rationnellement » comprises à partir des contradictions qui caracté-
risent d’emblée la « forme marchandise », ou le fait que les produits du
travail soient devenus historiquement des marchandises. De l’autre il
s’agit de montrer que la circulation des marchandises – contrairement à
ce que croyaient divers socialistes « utopiques » ou « scientifiques »,
comme Proudhon – ne peut pas faire l’économie de l’abstraction moné-
taire (et des abstractions supplémentaires auxquelles elle donne lieu à
son tour : crédit, monnaie fiduciaire, etc.), donc d’une médiation « exté-
rieure » qui échappe nécessairement à sa fonction instrumentale pour
imposer sa domination, apparemment fondée dans une puissance
propre, à la société tout entière. La description, quasi phénoménolo-
gique, de ce double mouvement, serait au cœur de la notion de « féti-
chisme de la marchandise », et permettrait aussi de clarifier la difficulté
notoire du développement de Marx.
Le « Fétichisme de la marchandise » se trouve ainsi localisé non pas
dans une marge du texte, mais au plus près de son « centre » dialec-
tique, au point occupé par la médiation dans le modèle hégélien qui est
ici, pour l’essentiel, suivi par Marx. Dès lors il ne faudrait pas s’éton-
ner, au contraire il deviendrait extrêmement significatif que ce dévelop-
pement constitue en même temps – dans le contexte du Capital – la
première et peut-être la plus significative des approches du problème
de la subjectivité, de la forme sous laquelle des individus et des collec-
tivités humaines, à un certain moment ou stade de l’histoire universelle,
se représentent leur propre univers social et leur dépendance mutuelle.
Marx, en effet, au fil d’une réécriture constamment reprise et contrôlée,
a disposé dans son texte les indices d’une progression qui identifie

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l’immédiateté empirique de la marchandise à une première forme phé-


noménale (Erscheinung) et le « marché mondial » avec le lieu même de
la réalisation du concept (Begriff) de la circulation marchande, ou de sa
figure concrète 1. On aurait ainsi reconstitué une progression dialec-
tique tout à fait typique, et parfaite en son genre, menant de l’être
abstrait ou de l’immédiateté sensible à l’universalité concrète, en pas-
sant par le moment de la réflexion ou de la subjectivité.
Cette coïncidence ne serait pas moins significative du fait que Marx
a voulu conférer à toute cette analyse une fonction critique, destinée à
mettre en évidence à la fois la limitation historique et le caractère alié-
nant des formes de la production marchande (a fortiori lorsqu’elles
deviennent celles de la production capitaliste). Car une telle critique
doit justement passer, non par une dénonciation extérieure, mais par le
déploiement de la forme propre aux relations sociales considérées,
selon leur propre « logique » (la dialectique, disait Hegel, ne doit pas
résider dans « l’activité extérieure d’une pensée subjective », mais
exprimer « l’âme même du contenu ») 2. Le moment dialectique de la
médiation, où l’idée initiale doit s’aliéner dans la séparation, l’extério-
rité réciproque du sujet et de l’objet, du particulier et de l’universel,
consiste ici précisément dans la présentation d’une « subjectivité alié-
née ».

FIGURES DE LA SUBJECTIVITÉ : L’ÉCONOMIE, LE DROIT

L’idée de considérer la théorie du fétichisme de la marchandise


comme un moment nécessaire de la dialectique de la « forme marchan-
dise » (ou du passage de la marchandise à la monnaie), pour séduisante
qu’elle paraisse du point de vue de l’organisation formelle de la
Section I du Capital, laisse pourtant subsister plusieurs difficultés au
regard de l’organisation même du texte.
La première difficulté, que nous nous contenterons d’évoquer en

1. « C’est seulement sur le marché mondial que la monnaie fonctionne à plein comme
la marchandise dont la forme naturelle est en même temps immédiatement la forme de
réalisation sociale du travail humain in abstracto. La modalité de son existence devient
adéquate à son concept » (Le Capital, Livre I, cit., p. 160).
2. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Introduction, § 31 Rem. (texte traduit
et commenté par Jean-François Kervégan, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 140).

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général, concerne l’articulation de cette « dialectique » avec l’ensemble


de l’ouvrage. Elle a donné lieu depuis un siècle à d’innombrables dis-
cussions, et elle est d’autant plus difficile à trancher que, si Marx nous a
laissé un certain nombre de projets de plan de l’ensemble du Capital tel
qu’il prévoyait de l’écrire, l’ouvrage est demeuré inachevé. Le « cercle »
théorique dans lequel on aurait pu, au bout du compte, découvrir le sens
ultime du point de départ adopté, n’a pas été tracé. Pire, le tracé qu’il
devait parcourir a été, semble-t-il, esquissé de plusieurs façons contra-
dictoires, ce qui donne à penser que l’inachèvement n’a pas sa raison
d’être seulement dans le manque de temps, l’ampleur de la tâche, la
difficulté inattendue de telle ou telle étape, le perfectionnisme de
l’auteur, mais dans une aporie intrinsèque, relative au concept de la
« société capitaliste » (ou formation sociale capitaliste) comme « totalité
concrète » ou « synthèse de multiples déterminations » (Introduction de
1857 à la Contribution à la critique de l’économie politique) 1. Le déve-
loppement de la première section sur le « fétichisme » étant précisément
celui où se trouvent esquissées une classification des diverses forma-
tions sociales et une discussion de la possibilité qu’elles ont, ou non, de
saisir les mécanismes de leur propre fonctionnement et leur place dans
l’histoire, serait ainsi révélateur d’une difficulté qui affecte le projet de
Marx tout entier. Et, à vrai dire, la présentation de ce développement
comme une section séparée, « supplémentaire », pourrait être considéré
comme l’indice – au sein même de la section I, ou de la dialectique de la
marchandise – des difficultés récurrentes auxquelles Marx s’est heurté
lorsqu’il a voulu articuler rigoureusement ce qu’il considérait comme
ses deux grandes « découvertes » : l’élucidation de la « logique » de la
forme valeur, et l’analyse des formes successives de l’exploitation (ou
de l’antagonisme de classe) débouchant sur l’émancipation du travail
social, contradictoirement préparée par le capitalisme lui-même.
Une seconde difficulté, cependant, nous concerne ici plus directe-
ment : elle réside dans le rapport même de la théorie du fétichisme avec
la question de la monnaie. Nous avons déjà signalé que, dans le cours
de ses études, Marx était parti très classiquement d’une identification
du « fétiche » des temps modernes avec l’argent, pour élargir et appro-
fondir cette métaphore à la forme marchandise tout entière, et de là à
l’ensemble des catégories économiques. D’autre part, nous avons dit
que l’analyse du fétichisme impliquait un double mouvement de

1. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, trad. française,


Éditions Sociales, Paris, 1957, p. 165.

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« réduction » de la spécificité de l’argent à la forme élémentaire de la


marchandise, et de « projection » des contradictions de celle-ci dans
une abstraction ou idéalité spécifique, qui s’identifie en dernière ana-
lyse avec les propriétés ou les pouvoirs que l’instrument monétaire
semble posséder « par nature ». Cependant une telle présentation laisse,
semble-t-il, échapper l’essentiel d’une thématique qui peuple les déve-
loppements de Marx (et qu’il serait extrêmement réducteur de considé-
rer simplement comme une forme rhétorique) : celle qui réfère le
fétichisme à la production d’une mystique ou d’un mysticisme, plus
précisément d’un « mysticisme profane » propre à la société mar-
chande.
Quiconque a lu attentivement le texte de Marx aura noté que celui-
ci emploie une double terminologie pour évoquer le caractère lui-
même double, « sensible suprasensible » (sinnlich übersinnlich), de la
« chose » porteuse de valeur, autrement dit de la marchandise : d’une
part la terminologie du secret, ou de l’énigme qu’il s’agit de percer ou
dont il s’agit de découvrir la signification rationnelle, d’autre part la
terminologie du « voile mystique » ou de la « phantasmagorie », dont
il s’agit plutôt de comprendre les effets de suggestion sur les esprits
ou les âmes des individus humains. Entre les deux registres, le passage
est assuré par un certain usage du mot « mystère », et par l’analogie
tracée entre le fétichisme de la marchandise et l’histoire des religions,
dont il apparaît ainsi comme un nouveau stade, à la fois plus abstrait
(ultime étape d’une sécularisation ou laïcisation des croyances) et
paradoxalement plus irrationnel, retournant à l’identification du divin
avec un pouvoir magique qui appartiendrait aux choses elles-mêmes,
ou plus exactement à certaines choses investies de fonctions surnatu-
relles (non pas tant, par conséquent, un « désenchantement » qu’un
« réenchantement » du monde qui serait porté à son comble par la
quantification universelle des relations d’échange). Mais cette analo-
gie historique et culturelle, au fond, ne fait que déplacer à d’autres
sphères la dualité qui fait difficulté, à savoir le fait que Marx désigne
du même nom un phénomène d’expression (un « hiéroglyphe à déchif-
frer », un « langage » à comprendre par-delà son obscurité première),
et un phénomène de symbolisation qui comporte à la fois une dimen-
sion d’idéalisation et une dimension d’incorporation (les pouvoirs
extraordinaires qui appartiennent à la chose en tant qu’elle incarne
immédiatement, dans sa matérialité sensible ou « visible », la puis-
sance sociale comme telle, et permettent ainsi à chacun de songer à se
l’approprier). Il semble évidemment que le premier aspect renvoie

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plutôt à la forme phénoménale dans sa particularité, à la façon dont


les proportionnalités de valeur entre marchandises expriment et dissi-
mulent à la fois (à la façon d’un « signe ») la « substance sociale » que
constitue le travail qui les a produites, tandis que le second aspect
renvoie plutôt à l’argent en tant que manifestation de l’universel dans
la sphère phénoménale elle-même, c’est-à-dire au fait qu’une certaine
chose exhibe en quelque sorte sa propre idéalité, qu’elle la « fasse
voir » comme expression de l’« invisible » (ce qui est proprement le
moment « mystique »). Ou encore, le premier aspect renvoie plutôt à
ce que Marx appelle « l’objectivation des personnes » (Versachlichung
der Personen) tandis que le second renvoie à la « personnification des
choses » (Personifizierung der Sache) (p. 129). Si l’on fait intervenir
ici la métaphore du langage des choses qui est longuement filée par
Marx dans toute cette section (mais est-ce une métaphore ? n’est-ce
pas plutôt une façon de réfléchir la possibilité même de la méta-
phore ?), le premier aspect renvoie au fait que les marchandises sont
(comme) des signes dans lesquels s’expriment les caractères sociaux
du travail humain, tandis le second renvoie au fait que certaines mar-
chandises sont (comme) des sujets parlants, sujets fantomatiques ou
« spectraux » (comme dirait Derrida) donnant une voix ou une puis-
sance d’interpellation à ce qui, de soi-même, est sans voix ou a perdu
sa voix (les hommes en tant que travailleurs, producteurs) 1.
Mais cette distribution toujours renaissante des deux côtés du féti-
chisme entre le pôle de la marchandise simple et celui de la marchan-
dise monnaie serait plutôt de nature à nous faire douter que Marx ait
bien réussi à opérer ce dont il s’est toujours flatté comme de sa plus
grande découverte, un « passage » dialectique de la marchandise à
l’argent, ou pour le dire dans le langage des économistes, de la théorie
de la valeur à la théorie de la monnaie 2. L’incertitude revient sur la
fonction du fameux développement : est-ce l’élucidation de la média-
tion dialectique enfin trouvée, ou bien n’est-ce que le déplacement dans
un espace philosophique de la difficulté même qu’il y a à trouver une
médiation, ou à opérer « dialectiquement » ce passage, qui supposerait
la constitution immanente d’un élément symbolique absent de la notion
même de valeur, et qui doit justement à l’entrée en scène de cet élément

1. Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la


nouvelle internationale, Galilée, 1993, p. 72 sq., 238 sq.
2. Voir Suzanne de Brunhoff, La monnaie chez Marx, Éditions Sociales, 1967 ; Les
rapports d’argent, Presses Universitaires de Grenoble, 1979.

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la possibilité de se présenter comme une interprétation générale de la


forme des relations sociales dans le monde bourgeois ? En bref, quelle
différence théorique résulte de l’adjonction, dans la « genèse de la mon-
naie », d’une critique de l’illusion fétichiste, essentiellement incarnée
dans le symbole monétaire et dans ses pouvoirs imaginaires, et dans
quelle mesure faut-il en conclure que, sans cette « illusion », comparée
par Marx à un « délire » religieux, la forme économique ne pourrait
elle-même jamais fonctionner 1 ?
Cette difficulté en amène à son tour une troisième. Nous avons dit il y
a un instant que l’analyse du fétichisme occupait formellement la place
dialectique d’une réflexion sur la subjectivité, en ce sens qu’elle déploie
le champ des représentations (à la fois réalistes et délirantes) dans les-
quelles vivent les « porteurs » (Träger) de rapports sociaux déterminés
(les rapports d’échange, ou mieux, les rapports de la « production mar-
chande »), et qui s’interposent ainsi comme un moyen terme nécessaire
(qui, pour Marx, est en même temps un « voile », et un voile qui se fait
voir comme tel…) entre les individus et leur propre activité sociale, ou
leur œuvre commune. Or cette « place » médiatrice est déjà occupée, dans
l’exposition de Marx, par un développement dont, jusqu’à présent, nous
n’avons rien dit, et que représente le chapitre II : le procès d’échange 2.
Ce chapitre bref mais très dense n’a pas beaucoup retenu l’attention
des commentateurs, à de rares exceptions près (dont celle de l’infortuné
juriste Pašukanis, victime de la terreur stalinienne, qui en avait fait la
base de sa théorisation du droit bourgeois) 3, alors que sa teneur est
pourtant très remarquable. Formellement, la progression suivie par
Marx est celle-ci : 1. la marchandise, 2. l’échange, 3. la monnaie, autre-
ment dit : 1. la forme élémentaire du monde marchand, puis 2. le procès
dans lequel cette forme se constitue et par lequel elle s’étend à des objets

1. « Ce qui est désigné par Marx comme subjectivisation de la chose, c’est l’acquisi-
tion par la chose de la fonction de moteur du procès. Cette fonction n’appartient pas dans
le procès à un sujet ou à l’action réciproque d’un sujet et d’un objet, mais aux rapports de
production, lesquels sont radicalement étrangers à l’espace du sujet et de l’objet où ils ne
peuvent trouver que des supports (…) C’est en tant qu’elle a hérité du mouvement que la
chose se présente comme sujet. Le concept de sujet désigne une fonction qui a sa place
dans un mouvement illusoire » (Jacques Rancière : « Le concept de critique et la critique
de l’économie politique des manuscrits de 1844 au Capital », in Louis Althusser, Étienne
Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Lire le Capital (1965), nouv.
édition revue, Quadrige/PUF, 1996, p. 183).
2. Karl Marx, Le Capital, Livre I, cit., p. 96-106.
3. Evguéni Pašukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, présentation par
Jean-Marie Vincent, suivi de « en guise d’introduction » par Karl Korsch, EDI, Paris,
1970.

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ou des domaines sans cesse nouveaux, enfin 3. le concept qui contient


en lui-même l’unité « concrète » (historique, institutionnelle) de la
forme et du procès, qu’on peut appeler le marché (et que Marx précise
comme marché mondial).
On peut lire une telle progression dialectique directement – comme
si la mise en mouvement de la forme et sa totalisation historique résul-
taient de la tension ou contradiction contenue « en soi » dans la forme
initiale elle-même. Mais, comme chez Hegel, il vaut mieux la lire de
façon rétrospective, comme un mouvement qui revient de sa fin vers
son origine : ce sont alors les présupposés de la structure ou figure du
marché qui sont progressivement mis en place, en allant du plus « abs-
trait » au plus « concret ». Dans cette perspective le contenu du
chapitre II devient particulièrement significatif : à nouveau nous avons
affaire aux figures de la subjectivité, mais dans un tout autre registre.
Ce sont d’abord les catégories juridiques de la personne (propriétaire)
et du contrat (unité des volontés) qui sont introduites par Marx à titre de
corrélat ou de « reflet » des catégories économiques de l’échange, sans
lesquelles l’échange précisément ne pourrait se faire, car « les marchan-
dises ne peuvent pas aller d’elles-mêmes au marché, elles ne peuvent
pas s’échanger elles-mêmes » (p. 96). Puis Marx entreprend de montrer,
dans une brève esquisse historique (ou plutôt dans une genèse idéale de
la circulation marchande qui donne le sens général de l’évolution histo-
rique), comment la pratique des échanges entre communautés et entre
individus a rendu progressivement nécessaire et finalement irréversible
le développement de la forme marchandise, jusqu’à l’institution de
l’argent. Il fallait donc après tout non seulement des structures ou des
formes, mais des hommes, ou plus exactement des hommes acquérant
progressivement la qualité de personnes juridiques, et se reconnaissant
réciproquement comme tels, pour que la forme marchandise devienne
socialement dominante, à travers une action spécifique, une pratique à
la fois individuelle et collective, ce que Hegel avait appelé ein Tun aller
und jeder. On a bien là une nouvelle caractérisation du « sujet », non
plus cette fois comme porteur de relations économiques et des représen-
tations correspondantes, mais comme sujet de droit, individualisé et
représenté dans le langage des institutions juridiques. Quelle est cepen-
dant la nature du rapport qui unit ces deux figures de la subjectivité ?
Devons-nous les considérer comme concurrentes ? Ou bien faut-il
considérer que, ayant juxtaposé une phénoménologie des « représenta-
tions économiques » et une phénoménologie des « représentations juri-
diques », les unes et les autres liées à l’idée d’une structure de marché,

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soit comme une forme de « conscience » intérieure (et fondamentale-


ment illusoire), soit comme un reflet institutionnel (et comme tel doué
d’une objectivité sociale pour la pensée elle-même), Marx a voulu par
là même en penser l’articulation, à titre d’aspects complémentaires de la
subjectivité marchande, ou de la subjectivité telle qu’elle est constituée
par les rapports sociaux de la production marchande 1 ?

CONSTITUTION DE L’ÉQUIVALENT GÉNÉRAL

On gardera ces problèmes généraux en mémoire (qui exigeraient


un examen beaucoup plus développé), tout en concentrant ici l’atten-
tion sur le développement qui concerne à proporement parler l’univer-
salité de l’argent, et son rapport avec certains modèles classiques de la
philosophie politique 2.
Le « fétichisme » de la marchandise, en un premier sens, n’a pas
d’autre fonction que de théâtraliser et de placer dans une perspective
historique comparative le phénomène d’inversion des rapports « réels »
que Marx considère comme inhérent au « mode de production mar-
chand », c’est-à-dire à toute forme d’organisation de la production
sociale dans laquelle le travail nécessaire des individus est réparti entre
différentes branches et procès de production, non pas en vertu d’une
décision commune des producteurs, mais par le mécanisme indirect de
la vente et de l’achat des produits, dont la valeur d’échange est « mesu-
rée » de façon immanente par la quantité de travail socialement néces-
saire à leur production.

1. La question se posera inévitablement de savoir s’il faut étendre aux catégories


juridiques ce que Marx dit des catégories économiques, précisément dans la section sur le
Fétichisme – « ce sont des formes de pensée qui ont une validité sociale, et donc une
objectivité pour les rapports de production de ce mode de production social historique-
ment déterminé qu’est la production marchande » (p. 87) – dès lors que les premières sont
présentées comme strictement corrélatives des secondes. Cette question résulte aussi de
l’étroite correspondance entre le développement de Marx sur l’échange et la présentation
hégélienne du droit abstrait, c’est-à-dire de la personnalité juridique, de la propriété et du
contrat. J’ai touché à cette question dans La philosophie de Marx, collection « Repères »,
Éditions La Découverte, Paris, 1993.
2. Sur la dimension anthropologique des analyses de Marx à propos du « fétichisme
de la marchandise », cf. notamment Jean-Joseph Goux, Freud, Marx, Économie et
symbolique, Le Seuil, 1973 ; Les iconoclastes, Le Seuil, 1978 ; et Alfonso M. Iacono, Le
fétichisme. Histoire d’un concept, PUF, « Philosophies », 1992.

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En fait il faut parler d’une double inversion, ou de deux inversions


successives, car Marx veut montrer deux choses à la fois. D’une part le
fait que le travail social, dans une société marchande, n’existe que
comme « travail privé », exécuté de façon indépendante par des produc-
teurs, individuels ou collectifs, qui s’ignorent les uns les autres. La
correspondance entre le travail dont dispose la société et les besoins, en
quantité et en qualité, de sa propre reproduction, ne s’établit donc pas
directement mais uniquement à travers un ajustement aveugle, dont
l’indice est fourni par une « mesure extérieure », la valeur d’échange
des produits. On peut parler d’inversion, dans la perspective de Marx,
parce que le travail et les besoins, en dernière analyse, demeurent des
réalités sociales, et que la société est le vrai « sujet », ou plutôt
l’ensemble des pratiques individuelles qui, sans le savoir, accomplissent
les nécessités de son existence 1. Mais Marx veut également montrer
que, dans la forme quantitative ou « forme-valeur » de la marchandise,
et particulièrement dans la forme monétaire, une autre inversion prend
place : au lieu que les rapports sociaux de dépendance mutuelle entre
les producteurs se présentent comme des rapports entre personnes ou
groupes de personnes humaines, dont l’ensemble forme une collectivité
ayant un intérêt commun, ils se présentent comme des rapports qui
s’institueraient spontanément, ou automatiquement, entre les choses
elles-mêmes, en vertu de cette « propriété sociale » qui semble apparte-
nir aux marchandises « par nature » : une valeur d’échange déterminée,
prescrivant les proportions dans lesquelles elles doivent s’échanger les
unes contre les autres. A fortiori, lorsque cette propriété sociale est
concentrée dans l’argent, qui semble posséder lui aussi par nature la
capacité de mesurer la valeur des marchandises et de déterminer leurs
relations mutuelles, le rapport des individus à leurs propres conditions
d’existence sociale (et donc à eux-mêmes, puisqu’il s’agit en dernière
analyse de la façon dont leur travail contribue à la satisfaction de leurs

1. Il faut dire l’ensemble (comme la 6e Thèse sur Feuerbach énonce que « l’essence
humaine/l’être humain [das menschlich Wesen] est, dans sa réalité/effectivité [in seiner
Wirklichkeit], « das ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse], parce qu’il n’y a ni
totalisation ni imputation de ces pratiques. De la même façon, Misère de la philosophie en
1846 écrira explicitement : « la société n’est pas une personne » (« Pour prouver que tout
travail doit laisser un excédent, M. Proudhon personnifie la société ; il en fait une société
personne, société qui n’est pas, tant s’en faut, la société des personnes, puisqu’elle a ses
lois à part, n’ayant rien de commun avec les personnes dont se compose la société, et son
“intelligence propre”, qui n’est pas l’intelligence du commun des hommes, mais une
intelligence qui n’a pas le sens commun. » K. Marx : Misère de la philosophie. Réponse à
la Philosophie de la misère de M. Proudhon, Éditions Sociales, Paris, 1961, p. 100).

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besoins) se trouve-t-il entièrement projeté dans une figure d’objectivité


extérieure : « les relations sociales qu’entretiennent leurs travaux privés
apparaissent aux producteurs… non pas comme des rapports immédia-
tement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au
contraire comme rapports impersonnels entre des personnes et rapports
sociaux entre des choses impersonnelles » (p. 83-84).
Le fait qu’on ait affaire à ces deux « inversions » successives, l’une
décrite en termes de renversement ou dissolution des rapports sociaux
en rapports privés, l’autre décrite en termes de renversement des rap-
ports humains ou personnels en rapports de choses ou rapports « objec-
tifs », joue un rôle décisif. Il importe de comprendre tout de suite que,
aux yeux de Marx, le second renversement n’annule aucunement le
premier : au contraire, c’est lui qui permet de comprendre pourquoi
– dans des conditions historiques et matérielles données – le fétichisme
est insurmontable, pourquoi il y a « énigme », « mystère » ou « obs-
curité », une obscurité qui n’est si impénétrable que parce qu’elle se
présente dans les formes d’une absolue clarté. Si on n’avait affaire qu’à
une division du travail social, dans laquelle les individus « négocient »
en quelque sorte entre eux la reconnaissance sociale de leur travail, on
pourrait continuer d’imaginer que le lien social leur apparaisse comme
leur œuvre propre. Tel est même, d’une certaine façon, le schème idéal
d’un contrat ou d’une convention, impliquant la confrontation par les
individus de leurs forces et de leurs intérêts. Mais dès lors que les
choses incarnent comme telles la nécessité sociale, et particulièrement
cette Chose « fétichisée » par excellence, à la fois sensible et suprasen-
sible, matérielle et immatérielle, particulière et universelle (donc qui se
présente immédiatement comme une « unité de contraires », de même
que le Christ, dans la théologie de l’incarnation, se présente immédiate-
ment à la fois comme homme et comme dieu, ou qu’un spectre se
présente à la fois comme mort et comme vivant), les individus ne
peuvent plus voir dans leurs relations mutuelles, toujours déterminées
par le rapport qu’ils entretiennent à la « valeur » des choses et les
contraintes qu’elles leur imposent, que la conséquence d’une propriété
ou puissance sociale des choses. En d’autres termes ils ont affaire à la
« Chose même » (Sache selbst), comme aurait dit Hegel 1.
C’est ce qui amène Marx à poser, d’une façon qui peut d’abord
sembler paradoxale, le fétichisme comme exprimant une certaine
« vérité » de la production marchande : celle-ci dépossède effectivement

1. Phénoménologie de l’esprit : cf. supra chapitre VII.

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les individus de leur identité sociale, de leur appartenance à un collectif


de production, et en ce sens « les relations sociales qu’entretiennent
leurs travaux privés apparaissent aux producteurs pour ce qu’elles
sont » dans le rapport marchand qui les oppose les uns aux autres et
place hors d’eux-mêmes la représentation de leur communauté. Dans
le même temps, cependant, l’incarnation de la valeur (qui est en soi un
rapport social) dans la forme matérielle d’une chose signe l’impossibi-
lité pour les individus de « voir autre chose que ce qu’ils voient »,
c’est-à-dire de rechercher l’explication des régularités (ou des catas-
trophes) de la vie économique dans un rapport social historiquement
déterminé. C’est pourquoi également Marx précise que si la théorie de
la « valeur travail » énoncée par les économistes classiques constitue
« une découverte qui a fait date dans l’histoire de l’humanité », car elle
ramène la valeur des marchandises à la quantité de travail socialement
nécessaire à leur production, « elle n’a dissipé en rien l’apparence
d’objet (gegenständlichen Schein) qu’ont les caractères sociaux du tra-
vail » (p. 85), car elle ne change rien à la structure sociale qui produit
cette apparence. Au contraire, elle tend à la renforcer en présentant ce
qui n’est que le résultat d’une longue évolution historique comme un
mécanisme inscrit dans la nature des choses, dont elle cherche à énon-
cer les lois éternelles. À vrai dire le discours des économistes clas-
siques ne peut ici qu’osciller entre l’explication scientifique et la
reproduction des apparences, ou produire une démystification dans la
forme même de la mystification, comme le montre sa tendance à pré-
senter le « travail », tantôt comme une détermination interne ou une
« substance » de la valeur, tantôt comme une marchandise parmi
d’autres, que son universalité propre aurait amené à fonctionner
comme une « mesure des valeurs » 1.
Suivant les indications de Marx, nous pouvons représenter la rela-
tion qui se substitue à la simple division du travail dans la société mar-
chande comme un contrat social qui aurait été conclu, tacitement ou
dans la pratique, entre les marchandises elles-mêmes. Telle est en effet
la figure qui résulte de l’exposition du mécanisme de constitution de
l’« équivalent général » (allgemeines Äquivalent), tel qu’il se présente

1. Ce qui veut dire que l’économie politique ne « fétichise » pas seulement la


marchandise ou l’argent, mais le travail lui-même (ou le travail en tant que marchandise),
qui remplit chez elle à la fois une fonction de dissolution et une fonction de confirmation
des apparences. Cette idée a été développée par Moishe Postone : Time, Labor and Social
Domination : A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory, Cambridge University Press,
1993.

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lui-même comme une action collective des « choses ». Dès la première


présentation de cette notion, Marx écrit :
« La forme nouvellement atteinte exprime les valeurs du monde des
marchandises dans une seule et même espèce de marchandise dissociée
de ce monde, par exemple dans la toile, et expose ainsi les valeurs de
toutes les marchandises par leur égalité avec la toile. En tant qu’elle est
quelque chose d’assimilé à la toile, la valeur de toute marchandise n’est
plus seulement distincte de la valeur d’usage propre à celle-ci, mais aussi
de toute valeur d’usage, et par ce fait même précisément, elle est exprimée
comme ce qu’il y a de commun à toutes les marchandises et à elle-même.
Cette forme est donc la première qui réfère effectivement les marchandises
les unes aux autres en tant que valeurs, ou encore, qui les fasse apparaître
les unes aux autres comme des valeurs d’échange (lässt sie einander als
Tauschwerte erscheinen). » (p. 75)
Lorsque chaque marchandise exprimait sa valeur d’une façon isolée
ou contingente dans son échange avec une ou plusieurs autres, c’était
« pour ainsi dire l’affaire privée (das Privatgeschäft) de la marchandise
singulière de se donner une forme valeur, et elle s’en [chargeait] sans
que les autres marchandises s’en mêlent » (p. 76). Mais, dès lors que,
par suite d’une généralisation de l’échange entre les produits de tous
les travaux, surgit la nécessité d’une expression unique pour toutes les
valeurs, ou d’un « équivalent général », le processus même de l’expres-
sion change de nature :
« La forme-valeur universelle au contraire ne naît que comme l’œuvre
commune du monde des marchandises (gemeinsames Werk der Warenwelt).
Une marchandise n’acquiert d’expression de valeur générale que parce que
dans le même temps toutes les autres marchandises expriment leur valeur
dans le même équivalent, et toute espèce de marchandise entrant en scène
pour la première fois est obligée de faire la même chose. D’où il appert que
l’objectivité de valeur (Wertgegenständlichkeit) des marchandises ne peut
également être exprimée, puisqu’elle est seulement l’“être-là social” de ces
choses, que par leur relation sociale omnilatérale, et que donc leur forme
valeur doit nécessairement avoir une forme socialement valable. » (ibid.)
Poursuivant son analyse, Marx explique que le mécanisme de for-
mation de l’équivalent général est un mécanisme d’exclusion qui fait
que, de l’univers ou « monde » des multiples marchandises (leur
Mannigfaltigkeit ou diversité qualitative), une seule se trouve extraite.
Elle aura dès lors le « monopole » de la représentation de la valeur, ou
représentera la valeur comme telle « pour » toutes les autres marchan-
dises qui, inversement, ne pourront exprimer leur valeur que dans cette

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forme unique. Ce qui revient à dire que les marchandises cesseront


d’être échangeables directement les unes contre les autres, et ne le seront
plus que par l’intermédiaire de leur relation (même purement « idéelle »)
à l’équivalent général (autrement dit leur « mesure commune » dans le
langage objectif de l’équivalent général, qui en pratique sera l’argent) :
« La dernière forme… donne au monde des marchandises une forme-
valeur relative sociale universelle parce que et pour autant que, à une seule
exception près, toutes les marchandises qui font partie de ce monde sont
exclues de la forme-équivalent universelle. Une marchandise… se trouve
donc sous la forme d’échangeabilité immédiate contre toutes les autres
marchandises, ou sous une forme immédiatement sociale, parce que et
pour autant que toutes les autres marchandises ne se trouvent pas sous
cette forme. » (p. 78)
Ce qu’on pourrait encore exprimer en disant que la dualité inhérente
dès le début à la forme même de la marchandise, et présente dans chaque
marchandise, en tant que « forme élémentaire » de la richesse sociale :
dualité du caractère particulier (la matérialité, l’utilité correspondant à
un besoin déterminé) et de l’universalité (le caractère « générique » de
produit du travail social, qui la rend commensurable à toute autre), est
maintenant dissociée. Comme si chaque marchandise avait extrait, pro-
jeté hors d’elle-même sa propre généralité ou généricité pour la reporter
sur la seule marchandise « équivalent », dès lors chargée de représenter
pour elle ce qu’elle a de commun avec toutes les autres, ou son « équi-
valence » relative avec toutes les autres. Elle devient ainsi une « abstrac-
tion réelle », ou une essence transcendantale qui, pourtant, figure aussi
comme telle dans la réalité « empirique » ou dans la perception.
Mais après l’exposé du fétichisme, Marx expliquera que cette
universalisation doit être considérée comme l’action commune des
marchandises elles-mêmes, qui se déroule toujours déjà (dans une
« antériorité » plus structurale que proprement historique, même si on
peut chercher à en retrouver la trace dans l’histoire) dans le dos des
possesseurs (ou des producteurs-échangistes) humains, et par l’inter-
médiaire des mouvements qu’elle leur prescrit :
« Tout possesseur de marchandise ne veut aliéner sa marchandise que
contre d’autres marchandises dont la valeur d’usage satisfait son besoin.
En ce sens, l’échange n’est pour lui qu’un procès individuel. D’un autre
côté, il veut réaliser sa marchandise comme valeur, c’est-à-dire la réaliser
dans toute autre marchandise de même valeur à son choix, sans se soucier
si sa propre marchandise a ou non une valeur d’usage pour le possesseur
de l’autre marchandise. En ce sens, l’échange est pour lui un procès social

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universel. Mais le même procès ne peut pas être à la fois pour tous les
propriétaires de marchandises un procès seulement individuel et en même
temps seulement un procès social universel (…) Dans leur perplexité, nos
possesseurs de marchandises pensent alors, comme Faust : au commence-
ment était l’action. Avant même d’avoir pensé, ils sont déjà passés à
l’action. Les lois qui dérivent de la nature de la marchandise s’actionnent
(betätigen sich) dans l’instinct naturel des possesseurs de marchandises.
Ils ne peuvent mettre en rapport leurs marchandises comme valeurs, et
donc comme marchandises, qu’en les référant et les opposant toutes à une
autre marchandise posée comme équivalent universel, quelle qu’elle soit.
C’est ce que nous a montré l’analyse de la marchandise. Or seul un acte
social (gesellschaftliche Tat) peut faire d’une marchandise déterminée un
équivalent universel (allgemeines Äquivalent). C’est pourquoi l’action
sociale (gesellschaftliche Aktion) de toutes les autres marchandises exclut
de l’ensemble une marchandise déterminée dans laquelle elles exposent
universellement leur valeur. La forme naturelle de cette marchandise
devient par là même la forme-équivalent dont la validité sociale est
reconnue (gesellschaftlich gültige Äquivalentform). Être équivalent uni-
versel devient au travers du procès social la fonction sociale spécifique de
la marchandise exclue. C’est ainsi qu’elle devient monnaie. » (p. 98-99)
On retrouve bien, nous semble-t-il, les trois caractères typiques de
la forme « contrat », telle que l’avaient développée les philosophes de
l’âge classique dans la tradition du « droit naturel » (et que Marx
connaissait soit directement, à travers sa lecture de Spinoza, Locke et
Rousseau, soit indirectement, à travers la critique de Hegel) : première-
ment, l’universalité sociale est le produit de l’action commune des
individus (donc de leur décision ou volonté, mais qui peut être
« tacite », et même l’est nécessairement lorsqu’il s’agit d’un contrat
véritablement originaire), et en retour elle les qualifie comme membres
du corps social (« citoyens »), c’est-à-dire qu’elle garantit leur
reconnaissance mutuelle (ou leur « égalité ») ; deuxièmement, cette
action commune institue un pouvoir représentatif des individus
sociaux, à la fois « idéalisé » et « incarné » dans un individu (ou un
« corps » d’individus) qui se trouve de ce fait appartenir à la société
dans la mesure même où il la transcende (inclus dans la mesure où il
est exclu), et qui se présente ainsi lui-même dans la figure du « double
corps » (ou du « corps mystique », charnel et spirituel) héritée de la
théologie et sécularisée ; enfin, troisièmement, le processus tout entier
obéit au schème logique de la présupposition, puisque son résultat – la
reconnaissance d’une communauté civique ou sociale, le passage de
l’existence et de l’intérêt particuliers à l’universalité – est toujours déjà

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la condition de son effectuation, au moins en tant que nécessité for-


melle, « loi naturelle » ou intention tacite.
Mais, évidemment, ce qui confère à la conception marxienne du
contrat telle qu’elle s’expose (ou à la variante marxienne de la forme-
contrat) une signification très singulière, c’est que les « individus » qui y
interviennent comme parties prenantes ne sont pas des sujets humains,
mais des marchandises individuelles, et que l’« action » à laquelle nous
avons affaire (le Tun aller und jeder) est l’action des marchandises (ou
du moins l’action des hommes en tant que simples porteurs de leur
forme et exécutants de la logique de leur circulation). Dès lors la
« société » qui se forme ici doit être considérée non comme une société
de personnes, mais comme une société de « choses » animées (ou de
choses dont les volontés humaines ne font qu’incarner l’âme et les
intentions), et le « contrat » qui l’institue comme un véritable contrat
social des marchandises. C’est, nous semble-t-il, en ce sens qu’il faudra
interpréter la référence de Marx à la « grande république commerçante »
qui figure dans la première traduction française, revue par lui :
« C’est dans le commerce entre nations que la valeur des marchandises
se réalise universellement. C’est là aussi que leur figure [de] valeur leur
fait vis-à-vis, sous l’aspect de monnaie universelle – monnaie du monde
(money of the world) comme l’appelle James Steuart, monnaie de la
grande république commerçante, comme disait après lui Adam
Smith… » 1

1. Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre Premier : Le développement de


la production capitaliste, traduction de Joseph Roy entièrement révisée par l’auteur,
Éditions Sociales, 1959, Tome premier, p. 147. Ce passage ne figure pas dans la
4e édition allemande, mais il paraît peu probable qu’il s’agisse d’une invention du
traducteur J. Roy. Il s’agit donc, soit d’une phrase de la première édition allemande,
ultérieurement supprimée par Marx, soit d’une glose ajoutée par Marx à l’occasion de sa
relecture de la traduction. Dans le passage correspondant de la Contribution de 1859, il
avait écrit : « De même qu’en se développant la monnaie devient monnaie universelle, le
possesseur de marchandises devient cosmopolite. À l’origine, les relations cosmopolites
entre les hommes ne sont autre chose que leurs rapports en tant que possesseurs de
marchandises. La marchandise en soi et pour soi est au-dessus de toute barrière religieuse,
politique, nationale et linguistique. Sa langue universelle est le prix, et sa communauté,
l’argent. Mais, avec le développement de la monnaie universelle par opposition à la
monnaie nationale, se développe le cosmopolitisme du possesseur de marchandises sous
forme de religion de la raison pratique par opposition aux préjugés héréditaires religieux,
nationaux et autres, qui entravent l’échange de substance entre les hommes. Alors que le
même or, qui débarque en Angleterre sous forme d’eagles américains, devient souverains,
circule trois jours après à Paris sous forme de napoléons, se retrouve quelques semaines
plus tard à Venise sous forme de ducats, mais conserve toujours la même valeur, le
possesseur de marchandises se rend bien compte que la nationalité is but the guinea’s
stamp. L’idée sublime dans laquelle se résout pour lui le monde entier, c’est celle du

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De cette « république », ce sont d’abord les marchandises elles-


mêmes qui sont les « citoyens » 1 !

LE SUPPLÉMENT « MYSTIQUE »

Cependant, une telle reconstruction ne peut nous satisfaire totale-


ment, car elle laisse de côté précisément l’élément de « mysticisme »
(ou, comme dirait Derrida, l’élément « spectral ») qui, dans la descrip-
tion marxienne du fétichisme, vient s’ajouter au simple mystère, dans la
mesure même où elle exhibe celui-ci dans la matérialité d’une chose
immédiatement idéale ou idéalisée. Or il semble que, dans la descrip-
tion de Marx, ce supplément soit particulièrement caractérisé par l’effet
que produit la différence de « forme » entre un simple équivalent géné-
ral, qui dans le principe pourrait être n’importe quelle marchandise
pourvu qu’elle occupe la place vide de la « marchandise exclue » ména-
gée par toutes les autres, et la monnaie proprement dite, matérialisée
dans le « corps » des métaux précieux. Ce que nous avons à faire figurer
dans notre présentation, c’est donc le pouvoir spécifique de l’argent, à
la fois en tant que puissance réelle ou pratique de « mise en circulation »
des marchandises, et en tant que puissance imaginaire. On va voir que
cette puissance spécifique se présente comme un excès de pouvoir de
l’argent sur la « simple marchandise », même conçue dans sa forme
universelle. Le risque est alors, évidemment, que l’adjonction de cet

marché – du marché mondial » (trad. fr., cit., p. 114-115). C’est déjà la même idée d’une
communauté dont les relations constitutives sont instituées par les choses elles-mêmes.
1. Dans la présentation marxienne – qui vient ainsi s’insérer entre la phénoménologie
hégélienne de la « certitude sensible » et une théorie structuraliste de la fonction signi-
fiante – les marchandises elles-mêmes parlent par la bouche de leurs « maîtres et
possesseurs », réduits à n’être que les instruments d’une ventriloquie sociale : « On voit
donc que tout ce que nous avait dit antérieurement l’analyse de la valeur de la
marchandise, la toile nous le dit elle-même à partir du moment où elle se met à fréquenter
une autre marchandise (…) Pour dire que sa sublime objectivité de valeur est différente de
son roide corps d’étoffe, elle dit que la valeur a l’aspect d’un habit et que, du coup, elle-
même, en tant que chose-valeur, est aussi semblable à l’habit qu’un œuf l’est à un
autre… » (p. 59). Luce Irigaray a pris argument de cette ventriloquie pour découvrir
encore un autre sous-entendu de la forme d’expression décrite par Marx : le fait que le
« corps » des marchandises mises en circulation par l’argent est homologue à celui des
femmes « échangées » entre les hommes qui nomment leurs qualités (« Le marché des
femmes », in Ce sexe qui n’en est pas un, Les Éditions de Minuit, Paris, 1977).

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excès de pouvoir ne subvertisse le schéma « égalitaire » du contrat


social des marchandises, et ne remplace la « république commerçante »
par une monarchie de l’argent, dont l’origine demeurerait en dernière
analyse inexplicable. C’est peut-être ce qui fait ici l’ambivalence de
l’exposé de Marx, qui ne cesse de chercher à la fois à ramener le
« pouvoir de l’argent » à celui des marchandises elles-mêmes, dont il
n’est jamais que le délégué, et à montrer ce que la forme-monnaie a
d’irréductible à la notion simplement « fonctionnelle » d’une marchan-
dise exclue de la « société » des autres. Cette ambivalence n’est en rien
réduite par le fait que nous nous situons ici dans le monde des appa-
rences sociales. Au contraire, c’est parmi les apparences elles-mêmes
que se pose, par une sorte de redoublement, la question de décider
laquelle des deux formes doit être considérée comme la « vérité » de
l’autre.
Bien que Marx ait d’une certaine façon pris position, sur le terrain
même des économistes, contre le monétarisme sous toutes ses formes,
il n’en est pas moins occupé essentiellement à montrer que la forme
monnaie échappe à la simple « généralisation » de la forme-valeur des
marchandises 1. L’argent a lui-même une valeur d’échange qui lui per-
met de s’échanger contre toutes les autres marchandises : comme la
leur, elle est déterminée « en dernière instance » par le temps de travail
social nécessaire à sa production. En ce sens on peut dire que l’argent
est « dans » la forme-marchandise et le monde des marchandises, avec
lesquelles il circule. Mais d’un autre côté, comme l’argent seul incarne
la valeur « en soi », que seul par conséquent il est mesure universelle
des valeurs et moyen de paiement de toutes les marchandises, les
marchandises ne circulent effectivement que par l’introduction de
l’argent, ou l’exercice de son pouvoir d’achat universel. Seul, avait dit

1. « Ce n’est pas la monnaie qui rend les marchandises commensurables. C’est


l’inverse. C’est parce que toutes les marchandises sont, en tant que valeurs, du travail
humain objectivé, et qu’elles sont, pour cette raison, commensurables, qu’elles peuvent
collectivement mesurer leurs valeurs dans une seule et même marchandise spécifique et,
par là même, transformer cette dernière en leur mesure de valeur collective, en monnaie.
La monnaie en tant que mesure de la valeur est la forme phénoménale nécessaire de la
mesure immanente de la valeur des marchandises, c’est-à-dire du temps de travail » (Le
Capital, Livre I, cit., p. 107). On retrouve la figure du « contrat social » : c’est une
propriété sociale des marchandises, produits du travail socialement nécessaire, qui leur est
présentée par l’argent, mais seul celui-ci peut exhiber l’universalité comme telle.
Comparer une analyse économique et anthropologique récente, fondée sur la catégorie
du « phénomène social total » empruntée à Mauss : Michel Aglietta et André Orléan, La
monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998 ; suivi de La monnaie entre violence et confiance,
Odile Jacob, 2002.

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la Contribution, l’argent fait l’objet d’un « besoin universel » : notion


étonannte, contradictoire avec l’anthropologie « matérialiste » du
besoin comme fonction vitale, qui connote l’excès, ou plutôt l’inscrit
dans la quotidienneté elle-même 1. Mais dans une société où les indivi-
dus ne produisent plus qu’en vue du marché, une marchandise n’est
elle-même offerte qu’en vue de satisfaire ce « besoin universel » : Non
seulement une circulation marchande universelle est nécessairement
monétaire, mais le caractère « social » des marchandises (leur valeur)
ne se manifeste qu’au contact de l’argent, et c’est par son intermédiaire
qu’elles se mettent effectivement en mouvement (ou du moins par
référence anticipée à un « règlement » des opérations de vente et
d’achat qui devra se faire en argent, ou contre un représentant de celui-
ci, comme le papier-monnaie). Cette autonomisation de la puissance
sociale de l’argent sera bien entendu portée à son maximum par le
développement du mode de production capitaliste, puisque c’est à par-
tir de l’accumulation d’argent et en vue de son accroissement incessant
que se font toutes les opérations de vente et d’achat des « facteurs de la
production ».
Dans l’analyse de Marx, nous pouvons trouver trois raisons de
l’excès de pouvoir « souverain » qu’il semble retirer de sa seule nature,
et qui renvoient en réalité à des fonctions de la circulation. La première
est le fait que la cristallisation de l’équivalent général dans la forme de
la monnaie correspond à la formation effective d’un marché mondial.
On peut dire que la forme de l’équivalent général dessine en creux une
universalité virtuelle, une forme d’équivalence pour toutes les marchan-
dises particulières (et les travaux qui les produisent), dont l’extension
demeure indéterminée. Au contraire, la monnaie est effectivement,
concrètement universelle (la Contribution de 1859 avait expliqué que
« l’or et l’argent aident à créer le marché mondial en ce que dans leur
concept monétaire réside l’anticipation de son existence », parce qu’il
n’est limité par aucune frontière, ou qu’il transgresse toute restriction
liée à une représentation « communautaire », et, préfigurant la termino-

1. Simmel s’en souviendra évidemment (en même temps que de la « chrématistique »


aristotélicienne et de certains thèmes théologiques) lorsque dans sa Philosophie des
Geldes de 1900 il définira l’argent comme le « moyen absolu » ou le « moyen des
moyens ». En revanche on manque, à ma connaissance, d’une bonne étude philosophique
comparant la notion de « besoin universel » chez Marx et celle de « préférence pour la
liquidité » chez Keynes. Cf. néanmoins Bruno Théret, « L’argent de la mondialisation : en
quoi pose-t-il des problèmes éthiques ? », in Sociétés politiques comparées, no 9, janvier
2009, http://www.fasopo.org.

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logie de l’analyse du fétichisme, elle ajoutait : « Cet effet magique de


l’or et de l’argent n’est nullement limité aux années d’enfance de la
société bourgeoise ; il résulte nécessairement de l’image complètement
inversée que les agents du monde des marchandises ont de leur propre
travail social ; et la preuve en est fournie par l’influence extraordinaire
qu’exerce sur le commerce mondial la découverte de nouveaux pays
aurifères au milieu du XIXe siècle ») 1. La seconde raison c’est que seul
l’argent, en tant qu’il est précisément une « matière » déterminée, histo-
riquement incarnée dans les métaux précieux, peut être « dématéria-
lisé », c’est-à-dire représenté conventionnellement dans la circulation
par un « signe monétaire » (comme le papier monnaie, la lettre de crédit
ou le chèque, etc.). Dans le chapitre III du Capital, Marx explique que
cette métamorphose requiert l’intervention de l’État et l’institution de
sa « souveraineté monétaire ». Il semble donc qu’elle contredise la
représentation précédente d’une monnaie dont l’existence est liée au
marché mondial, puisqu’il n’y a pas d’État mondial. Mais cette diffi-
culté se résout si nous voulons bien admettre qu’en réalité la « société
des marchandises » ne s’identifie ni avec la « république commerçante
universelle » en tant qu’espace mondial sans frontières, ni avec un
espace purement national, mais avec l’articulation des souverainetés
étatiques au sein du marché mondial 2. Le processus de matérialisation-
dématérialisation-rematérialisation de la monnaie décrit par Marx cor-
respond donc exactement à la figure concrète de l’émergence de l’État-
nation comme institution du marché mondial et de celui-ci comme
dépassement ou relativisation des souverainetés particulières, dont les
puissances respectives se « mesurent » à la capacité qu’elles possèdent
d’imposer dans une partie du monde (sur un « territoire » donné et
parfois au-delà) leur propre représentation de la monnaie.
En revanche la figure du contrat social des marchandises semble
bien toucher aux limites de sa validité avec la troisième détermination
qui exprime l’autonomisation de la monnaie par rapport à la forme de
l’équivalent général : la capacité que possède l’argent de créer des mar-

1. Contribution à la critique de l’économie politique, éd. cit., p. 114. Les développe-


ments de Marx sur la « souveraineté » de la monnaie, en tant que « réalisation sociale
absolue de la richesse en soi » à l’échelle du monde, ne sont pas sans faire penser à la
section de Hegel sur la généralisation du droit romain dans l’empire, dont le souverain est
le « maître du monde » et absorbe en lui toute la conscience de soi des sujets (Phénomé-
nologie, chapitre VI, section c).
2. Ce qu’avec Immanuel Wallerstein on pourra appeler un « système-monde » struc-
turant politiquement le capitalisme historique : cf. The Politics of the World-Economy.
The States, the Movements and the Civilizations, Cambridge University Press, 1984.

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chandises qui ne sont pas immédiatement « parties prenantes » au


contrat, parce qu’elles ne sont pas initialement des produits du travail
social ou des branches de la division du travail (c’est-à-dire, si l’on veut
continuer suivant la même métaphore, « faire de nouveaux citoyens »
dans la république des marchandises). Cette capacité s’exerce principa-
lement dans deux directions, que Marx évoquera soit dans la première
section, soit plus loin au cours de son livre 1. D’une part dans la consti-
tution de marchandises « fictives », dont la valeur sera dite « irration-
nelle » en ce qu’elles ne sont pas des produits du travail mais entrent
dans la circulation par suite d’une appropriation ou d’une monopolisa-
tion d’objets naturels qui forment les conditions de possibilité de toute
production : ce qui est avant tout le cas des éléments, eau, terre (mine-
rais, etc.), air… D’autre part, à un niveau encore plus profond, c’est-
à-dire plus proche de la « substance » même de la valeur, lorsque la
« force de travail » humaine se trouve à son tour transformée en mar-
chandise, ce qui ne peut se faire que si des individus en échangent
l’usage contre de l’argent, au moyen duquel ils chercheront ensuite à se
procurer sur le marché les moyens de leur subsistance. De même que
chez Rousseau la Volonté Générale a le pouvoir de « forcer les sujets
d’être libres », de même l’Equivalent Général en tant que monnaie
possède la capacité de faire rentrer individuellement dans la circulation,
et d’abord de représenter comme quantité de valeur, toute « chose » ou
tout « étant » qui fait l’objet d’un besoin 2.
La dissolution du « travailleur social » se trouve alors exhibée à son
tour, par l’intermédiaire de l’argent qui devient le moyen terme du
« rapport à soi » ou de la subjectivité aliénée de chaque individu dans la
reproduction de sa capacité de travail et dans son utilisation à des tâches
productives, en même temps que la « surnaturelle puissance » de
l’argent se manifeste par sa capacité de transformer les personnes en
choses, ou du moins de faire passer la distinction de la personne et de la
chose au sein de l’individualité elle-même (en permettant ainsi au pro-

1. On trouve une première indication lorsqu’il évoque la façon dont, « à un certain


niveau de développement et d’extension de la production marchande, la fonction de
moyen de paiement déborde la sphère de la circulation des marchandises. La monnaie
devient la marchandise universelle des contrats » (Le Capital, Livre I, cit., p. 158), et par
voie de conséquence celle des prestations de services, des impôts, des pénalités et
dédommagements, etc.
2. L’expression « marchandise fictive » ne vient pas littéralement de Marx mais de
Karl Polanyi, qui en fait une catégorie centrale dans son ouvrage de 1944, La grande
transformation (tr. fr. Gallimard, 1983, p. 102 sq.), tout en récusant la comparaison avec
le « fétichisme » marxien.

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ducteur d’apparaître comme le « propriétaire » de sa propre force de


travail, ou de son corps et de son cerveau en tant que forces de travail,
qu’il peut « librement » aliéner) 1. On voit ici l’argent non seulement
exprimer une universalité extensive, celle d’un moyen de circulation
mondial, mais devenir l’agent d’une universalité intensive, en ce sens
que la forme marchandise englobe la totalité des objets possibles, y
compris ceux qui n’entraient pas dans sa définition initiale, ne laissant
« rien » subsister hors de son emprise. On a ici une indication du sens
dans lequel il est possible de dire, non seulement que la production
marchande s’étend au monde entier (détruisant ou absorbant tous les
autres modes de production), mais que la forme-marchandise constitue
un monde, ou représente une forme de constitution du monde, en tant
que totalité d’hommes et de choses, sous la domination des « choses ».
C’est-à-dire aussi des « fantômes ».

POST-SCRIPTUM : L’INTER-OBJECTIVITÉ

Trois remarques peuvent être faites pour mieux situer l’analyse pré-
cédente dans une enquête sur les problématiques de la subjectivité
moderne, notamment dans le rapport qu’elles entretiennent avec les
propositions de Hegel 2.
1) En premier lieu, on peut dire que la structure décrite sous le nom
de « contrat social des marchandises » figure non pas une « inter-
subjectivité » mais plutôt une « inter-objectivité », puisque c’est au
niveau des objets (les marchandises), en tant qu’elles portent la puis-

1. Il faudrait ici poursuivre l’analyse en relisant de près la section du Livre I du


Capital consacrée au salaire et à ses différentes modalités industrielles (éd. citée, p. 599-
632), où Marx retrouve la question du fétichisme en tant que mode de représentation
« irrationnel » ou « expression imaginaire » de l’assujettissement de la force de travail au
procès de (sur)valorisation. À noter une référence ironique au contrat social (en français
dans le texte : id., p. 601, n. 24) à propos de Sismondi.
2. Ces remarques procèdent de la discussion qui a suivi l’exposé présenté le 24 février
2011 à l’Université de Californie à Los Angeles (Département de philosophie) : « De la
Sache selbst hégélienne au fétichisme marxien », en combinant des éléments empruntés
aux chapitres 7 et 9 du présent ouvrage. Je remercie Joseph Almog, John Carriero et
Barbara Herman, ainsi que leurs étudiants, pour leurs questions et observations.

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sance du travail social, que s’établissent les rapports qui induisent ce


qu’Althusser appelait un « effet de société » 1. Cependant il convient de
remarquer aussitôt que cette inter-objectivité constitue par elle-même
un mode de subjectivité, ou de constitution du sujet. C’est ce que Marx
nomme « aliénation », au sens de « devenir étranger à soi » du sujet
(Entfremdung). Une subjectivité aliénée n’en est pas moins une subjec-
tivité : peut-être même est-elle la subjectivité typique dans une structure
sociale donnée, qui a généralisé historiquement cette notion et lui a
conféré une portée ontologique. Reste à se poser la question de savoir
quelle relation l’inter-objectivité dont il a décrit et interprété historique-
ment la structure entretient avec la catégorie de « personne », polaire-
ment opposée à celle de « chose ». Ici, on se heurte à l’amphibologie qui
gouverne les références à la « personne » dans le texte de Marx. D’un
côté elle s’applique à des sujets précédant l’aliénation (donc en pra-
tique, les rapports marchands), ou au contraire surgissant de son dépas-
sement hypothétique, à qui leurs « rapports sociaux » n’apparaîtraient
pas « inversés » dans la forme de rapports entre les choses. Mais de
l’autre (comme l’expose en particulier le Chapitre II du Livre I du
Capital, « Le procès d’échange », dont j’ai rappelé ci-dessus qu’il se
fonde tout entier sur les catégories du « droit abstrait » au sens hégé-
lien), la « personne » désigne l’autre face du fétichisme des choses, son
« double » humain (pour ne pas dire humaniste), configuré par le droit
de propriété et d’échange nécessaire à la circulation des marchandises.
C’est pourquoi j’ai parlé d’un « fétichisme des personnes » parallèle au
« fétichisme des choses » : mais en toute rigueur, pour Marx, le premier
n’est qu’un aspect du second. Bien entendu cette amphibologie n’est
pas tenable : il faut choisir l’un ou l’autre des sens de la catégorie de
« personne », et du même coup trancher en faveur de l’une ou l’autre
des deux lectures possibles de la phénoménologie de l’aliénation pré-
sentée ici. Si on choisit d’appeler « personne » la subjectivité libre
d’aliénation (soit antérieure, soit postérieure à la généralisation de
l’échange marchand), on se donne (théoriquement) les moyens d’évo-
quer une sociabilité désaliénée dans laquelle une pure « intersubjecti-
vité » se reconstituerait aux dépens de l’inter-objectivité, par négation
de la négation. Si on fait de la « personne » – comme le dit ailleurs
Marx – un « masque juridique » que doivent porter les sujets s’acquit-
tant des fonctions prescrites par le « contrat social des marchandises »,
on n’évoque plus aucune désaliénation (du moins aussi longtemps que

1. L’expression est de L. Althusser, dans l’essai introductif de Lire le Capital (1965).

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les conditions historiques de surgissement de cette structure de repré-


sentation, qui la rendent nécessaire mais aussi en assignent les limites,
ne sont pas précisées), mais on analyse l’effet-sujet d’une structure 1.
Cette seconde possibilité n’est pas moins critique que la précédente,
puisqu’elle révèle la logique d’un assujettissement, mais elle est beau-
coup moins « révolutionnaire ». Accessoirement il convient de noter
qu’elle décrit au mieux le résultat théorique (conceptuel) de la
construction de Marx, mais ne correspond peut-être pas à ce que,
consciemment, il a cherché à prouver. La « ruse de la raison », ironique-
ment, peut aussi opérer dans l’écriture philosophique…
2) En second lieu, il faut revenir sur les analogies que le « contrat
social » marxien entretient avec ses modèles classiques, et en donner
une interprétation plus fine, qui tienne compte en particulier du « ren-
versement » opéré par Rousseau dans la problématique de « l’aliénation
totale » initialement construite par Hobbes pour rendre compte de la
genèse de la souveraineté et de son caractère « absolu ». Ainsi que je l’ai
suggéré plus haut la phénoménologie du Tun aller und jeder, transférée
par Marx des « personnes » aux « choses » de façon à rendre compte de
l’assujettissement des unes aux autres, commence par décrire une pro-
cédure (structurale) d’autorisation (la constitution de l’équivalent géné-
ral par « extraction » d’une marchandise de la société des marchandises,
qui provient de leur décision simultanée de s’échanger exclusivement
contre elle), suivie d’une procédure de représentation (l’incarnation ou
matérialisation de l’équivalent général, qui est une pure fonction, dans
le « corps » de l’argent, coïncidant avec son autonomisation en tant
qu’objet d’une demande universelle, et avec le développement de son
pouvoir propre de création de marchandises nouvelles). Marx opère
ainsi (par rapport à Hegel, dont l’un des modèles de la Sache selbst était
la « volonté générale » rousseauiste) une régression paradigmatique de
Rousseau en direction de Hobbes, qui correspond à la mise en évidence
des puissances imaginaires (mythiques, fantasmatiques) de la souverai-
neté, auxquelles convient précisément le nom de « fétiche ». Cette éla-
boration des affinités profondes qui lient la constitution d’une
souveraineté à la représentation d’un « pouvoir surnaturel des choses »
plutôt qu’à un effet de la volonté ou de la conscience, est d’autant plus
frappante que, pour le reste, la description de Marx reste attachée à un
schème « démocratique » de la socialisation marchande, dans lequel les

1. C’est la lecture que j’avais suggérée, en particulier, dans mon petit livre La
philosophie de Marx (Éditions La Découverte, Paris, 1993).

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pouvoirs du « tout », même autonomisés, ne sont pas autre chose que


l’expression d’une constitution collective 1. Mais alors on retrouve une
ambiguïté, ou une amphibologie, analogue à la précédente, en ce qui
concerne l’objectif critique (et même politique, au sens d’une politique
de la « désaliénation ») visé par Marx : s’agit-il, en faisant la lumière sur
le processus d’autorisation et de représentation qui sous-tend la consti-
tution de l’inter-objectivité, de réduire la fascination du « fétiche », et de
libérer en quelque sorte intellectuellement les sujets de la « chose » qui
s’est implantée au cœur de leur rapport à autrui, pour s’en approprier le
monopole ? Ou bien s’agit-il, par une déduction des effets d’illusion
quasi transcendantale qui résultent du fait que le travail social est subor-
donné à l’échange, ou du fait que l’utilité sociale de ses produits est
exprimée dans la « forme valeur » dont l’argent constitue le développe-
ment nécessaire, de faire imaginer (voire rêver…) la liberté et la solida-
rité (ou la reconnaissance mutuelle) qui résulteraient pour eux d’un
dépassement de l’échange marchand ? Cette alternative est rien moins
que secondaire si nous rattachons, suivant les indications de Marx lui-
même, l’analyse du fétichisme à une problématique de la différence
entre société marchande et société communiste.
3) Tel serait précisément l’objet d’une troisième remarque, portant
sur l’indétermination qui affecte, à ce niveau, la question des rapports
entre la communauté et l’universel chez Marx. La question n’est évi-
demment pas moins insistante chez lui, ni moins déterminante pour
orienter la progression dialectique vers un « dépassement des contradic-
tions », que ce n’était le cas chez Hegel (en particulier dans la Phénomé-
nologie). Mais alors que chez ce dernier le « commun » et « l’universel »
sont comme deux pôles antithétiques – celui du Wir (le « nous ») et celui
du Sein (« l’être », ou « la catégorie ») – entre lesquels se meut l’inter-
subjectivité 2, il semble que chez Marx on ait plutôt affaire à l’idée
d’une « fin de l’histoire » qui émerge comme concurrence entre deux
universalités : l’une radicalement exclusive de toute communauté réelle,
sinon de toute « société » ou « sociabilité » (c’est l’universalité propre à

1. Il ne serait pas inintéressant, évidemment, de se retourner à partir de là vers le


Léviathan hobbesien, et de se demander dans quelle mesure l’écart allégorique entre sa
constitution rationnelle et sa figuration mythique (telle que l’indique en particulier
l’iconographie des frontispices dessinés ou commandés par Hobbes), peut bénéficier
d’une interprétation en termes de « fétichisme » au sens de Marx.
2. La notion de « l’esprit », dont le schème subjectif est donné par la formule-clé :
« Nous que je suis, je que nous sommes », est énoncée dès que surgit le problème d’une
reconnaissance mutuelle des « consciences de soi » (Introduction du chapitre IV de la
Phénoménologie sur la « vérité de la certitude de soi-même »).

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la circulation et à la production des marchandises, dont le « medium »


est l’argent, en d’autres termes la matérialisation d’une équivalence
quantitative généralisée entre les travaux abstraits), l’autre identifiée à
la réalisation de la communauté authentique comme « organisation
rationnelle des opérations productives » et « transparence » des méca-
nismes de répartition du travail et de ses produits entre les sujets (ou, si
l’on veut, les « citoyens » de la communauté des producteurs). Il est vrai
qu’on pourrait ramener cette concurrence à une scission définitive de
l’universalité et de la communauté en soi, si la première est pensée
comme indissociable de l’abstraction représentative et la seconde, au
contraire, comme la pointe extrême d’une quête de l’universel concret,
dans lequel le « commun » est comme tel la loi de liberté et d’égalité qui
met tout individu en rapport avec tout autre. Mais de toute façon on
aurait abouti à une « résolution » de la dialectique du commun et de
l’universel qui se fonde non pas, comme chez Hegel, sur l’indiscernabi-
lité croissante des deux termes, mais sur leur irréductibilité. On sait
cependant que, chez Hegel, dans certains textes du moins (avant tout la
Phénoménologie, qui se garde bien de proposer une synthèse étatique
« objective » de ce mouvement dialectique, mais débouche sur une
figure aporétique, tragique et mystique à la fois, de la communauté,
dont le ressort est l’identification des individus à une mort symbolique
et à la réconciliation qu’elle promet) 1, cette « proximité » est d’une
certaine façon un leurre, ou elle recouvre un manque dont l’histoire
diffère indéfiniment la satisfaction. Inversement, chez Marx, l’histoire
ne promet peut-être le dépassement de l’oscillation entre les deux moda-
lités de l’universel que par un acte de foi (ou, ce qui n’est pas très
différent, par une présomption dialectique des effets « nécessaires » de
la lutte des classes, du développement des contradictions internes au
mode de production capitaliste fondé sur l’extension de la forme mar-
chande à la reproduction des hommes eux-mêmes, et de la supériorité à
long terme des tendances « socialisatrices » sur les contre-tendances
« utilitaristes » de la collectivisation du travail) 2. La question de savoir

1. La communauté de la « religion révélée », fondée sur la mise en commun de la


« mort de Dieu » : cf. supra chapitres 5 et 7. À la fin du chapitre VII de la Phénoméno-
logie la transfiguration (Verklärung) impliquée dans la théologie chrétienne de la
résurrection du Christ est dénoncée comme une « représentation » (Vorstellung), sinon
comme un mythe.
2. Marx – en dehors des moments où il se soumet volontairement à la contrainte d’une
énonciation militante qui doit (ou croit devoir) annoncer « l’expropriation des expropria-
teurs » comme issue inéluctable des tendances historiques de la production capitaliste (Le
Capital, Livre I, chapitre 24, §7) – a évoqué sous différentes formes la possibilité, soit

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laquelle de ces deux apories, au sens propre, est plus intenable que
l’autre, ne relève évidemment pas d’une argumentation logique. Il se
peut aussi que, prises ensemble, elles appellent un nouveau mode de
définition du commun et de l’universel, auquel ne pourrait que corres-
pondre un autre concept du « sujet ».

d’une « subsomption réelle » de la reproduction des travailleurs et de leurs besoins sous la


logique de l’accumulation qui en perpétue indéfiniment la forme (« Chapitre inédit du
Capital », édité et traduit par R. Dangeville, Paris, UGE « 10/18 », 1971) [traduction
nouvelle préparée et présentée par G. Cornillet, L. Prost et L. Sève, Karl Marx, Le
Chapitre VI, manuscrit de 1863-1867, Les Éditions Sociales, 2010], soit comme « dépas-
sement du mode de production capitaliste dans la forme capitaliste elle-même » qui
socialise la production (ou abolit la propriété privée) sans pour autant l’instituer comme
acte commun des travailleurs (Le Capital, Livre III, édité par F. Engels, Chapitre 27 : « Le
rôle du crédit dans la production capitaliste » : cf. Marx-Engels Werke, Dietz Verlag,
Berlin, 1969, Band 25, p. 454). Ces issues « nihilistes » sont refoulées dans les marges,
mais elles ont l’immense intérêt de révéler l’élément d’incertitude objective et subjective
qui court sous la nécessité et la linéarité du marxisme « exotérique ». Du même coup elles
inscrivent la réflexion de Marx dans une histoire ouverte de la pratique collective et de
l’institution de la communauté, qui fait un avec son exposition permanente à l’anéantis-
sement de la capacité politique. Cf. mon commentaire dans Violence et civilité, Éditions
Galilée, 2010, p. 125 sq.
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TROISIÈME PARTIE

Du droit – à la transgression
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JUGER DE SOI-MÊME ET DES AUTRES


(SUR LA THÉORIE POLITIQUE
DE L’INDIVIDUALISME RÉFLEXIF) 1

En français et dans plusieurs autres langues, la notion de jugement


désigne à la fois une « faculté » ou « capacité » et une action qui prend
place dans la sphère des relations publiques ou privées. Elle peut y
avoir une signification générale « neutre » (celle d’une évaluation rela-
tive à l’adéquation des moyens et des fins, ou à la qualité de ces fins
elles-mêmes). Mais plus souvent elle désigne, de façon dissymétrique,
la détermination d’une sanction méritée ou non par l’action d’un sujet,
en particulier lorsqu’il s’agit d’un « crime ».
Elle possède donc à la fois un côté anthropologique et un côté
institutionnel. Comment les relier entre eux ? C’est là, on le sait, une
préoccupation constante de la philosophie, mais c’est aussi un embar-
ras, voire une énigme, au croisement des dimensions métaphysique,
morale, politique, de toute théorie du sujet. Partant de ce fond tradition-
nel, je voudrais aujourd’hui, à travers la relecture d’une série de textes
classiques, associer deux types de préoccupations. Je chercherai à
repenser la question de la « responsabilité » des actions comme opéra-
teur d’une individualisation du sujet, qu’il ne faut aucunement tenir
pour acquise a priori. Mais aussi, interprétant la « responsabilité »
comme une indication de l’articulation des droits et devoirs du citoyen,
je chercherai à caractériser la fonction démocratique de la « faculté de
juger ». Cette fonction peut aujourd’hui paraître menacée, particulière-

1. Exposé présenté le 23 juin 2008 à l’École d’Été de l’Association Jan Hus :


« Crimes et criminels », Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand (à paraître dans
les actes de l’École d’Été).

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ment dans une société qui tend à la fois, contradictoirement, à expro-


prier la « capacité de juger » du citoyen au profit d’automatismes juri-
diques ou de décisions d’experts, et à faire pression sur elle au nom de
la « défense de la société » ou de la « protection des victimes ». Elle est
éminemment politique, en tant qu’elle conjoint le jugement propre de
l’individu et la délibération collective. Le paradoxe qu’elle comporte
est porté à l’extrême si l’on admet que seul un sujet individuel peut être
juge de ses intentions mais que, pas plus qu’il ne doit se faire justice
lui-même, l’individu ne peut être son propre juge au regard de la valeur
sociale de ses actes. Il y a donc risque permanent d’un divorce entre
moralité et justice.
Le titre que je choisis est démarqué de plusieurs expressions de
philosophes contemporains qui ont voulu problématiser l’imbrication
de l’autonomie et de l’hétéronomie. Ainsi Foucault, dont le dernier
Cours au Collège de France de 1982-1983 s’intitulait « Le gouverne-
ment de soi et des autres » 1, mais aussi Ricœur dont l’un des principaux
ouvrages porte le titre Soi-même comme un autre 2. Surtout, il procède
de la relecture d’un texte de Kant – un de ces textes « bien connus »
dont le détail est toujours riche de surprises – sur « le devoir de
l’homme envers soi-même comme juge naturel de lui-même », extrait
de la 2e section (« Du devoir de l’homme envers lui-même considéré
uniquement comme être moral »), § 13, de la Métaphysique des mœurs,
Doctrine de la vertu de 1796 3. On est ici au cœur de la tradition qui
associe à l’idée de « conscience » le modèle politique d’un « tribunal »
(ou « for ») intérieur 4. Et l’on voit avec une particulière clarté, comment
c’est la référence à une souveraineté au moins idéale (qu’on peut appe-
ler « Dieu »), qui permet de résoudre la tension entre un fondement
réflexif de la capacité de juger et la nécessité d’une communication ou
mise en commun de son résultat.
Je ne peux ici m’engager dans une complète généalogie de ces for-
mulations 5. Mais je voudrais en dégager quelques implications par un

1. Le gouvernement de soi et des autres : cours au Collège de France, 1982-1983,


2 vol., Seuil/Gallimard, 2008-2009.
2. Paul Ricœur : Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 1991.
3. Volume Trois des Œuvres choisies de Kant, Bibliothèque de la Pléiade, p. 726-728.
4. Cf. É. Balibar : article « Conscience », in Vocabulaire européen des philosophies,
cit.
5. Où il conviendrait en particulier de faire une place spéciale à l’histoire de
l’empirisme « utilitariste » du XVIIIe siècle, en particulier autour de l’élaboration par
Adam Smith de la théorie du « spectateur impartial » comme instance sociale ou
« sympathique » au sein du moi et de l’analogie des « trois tribunaux », dans la Théorie

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parcours en trois temps : d’abord remonter aux Grecs (et notamment à


Aristote) pour dégager la dimension politique de l’activité de juger ;
ensuite examiner quelques caractéristiques de ce que j’appellerai un
« individualisme réflexif », illustré chez Locke, Rousseau, ou Kant, par
la problématique du « jugement de soi-même » ; enfin indiquer, à partir
de Hegel, comment le libéralisme moderne (dont Hegel est un représen-
tant aussi valable que d’autres, en dépit de certaines légendes) a trans-
formé le partage du jugement en une fonction régulée par l’État, sinon à
proprement parler étatique. J’évoquerai en conclusion quelques mons-
truosités ou horreurs anthropologiques qui sont recouvertes – plus ou
moins bien – par cette structure à double face du tribunal à la fois
« intérieur » et « extérieur », ou du « jugement de soi-même et des
autres », qu’on peut évidemment appliquer de plusieurs façons (soit
« juge-toi toi-même comme les autres te jugeraient », soit « tu jugeras
ton prochain comme toi-même… »).

ARCHÈ AORISTOS : JUGER ET DÉCIDER

Commençons par l’idée grecque du citoyen capable de juger. Je


renverrai ici à un texte fondamental d’Aristote, dans le livre III de la
Politique (1275 a). Le citoyen tout court (politès haplôs) y est défini par
l’exercice d’une « magistrature sans limite » (archè aoristos) 1. Ce nom
générique, de forme négative (et certainement ambivalent puisqu’il
connote à la fois l’élément de « toute-puissance » des citoyens et le
risque de démesure qui lui est inhérent), dont Aristote précise aussitôt
qu’il désigne une réalité « existant surtout dans la démocratie », c’est-

des sentiments moraux de 1759. cf. Pierre Macherey : article « Sympathie » du Diction-
naire de philosophie politique dirigé par P. Raynaud et S. Rials, Paris, PUF, 1996, p. 656-
660 ; Warren Montag : “Tumultuous Combinations”: Transindividuality in Adam Smith
and Spinoza, Graduate Faculty Philosophy Journal, The New School for Social
Research, New York, vol. 28, no 1 (2007) ; Michael Bray : Sympathy, Disenchantment,
and Authority : Adam Smith and the Construction of Moral Sentiments (ibid.).
1. Il s’agit de la première définition du citoyen parmi les trois successives qui seront
proposées par Aristote selon une progression dialectique : elle est suivie en 1277 (a) par la
définition de la citoyenneté comme exercice alterné de l’autorité (archein) et de l’obéis-
sance (archesthai), puis en 1283 (b) par la définition de la politeia (« constitution de
citoyenneté ») comme répartition selon le mérite des individus des fonctions de gouver-
nant et de gouverné (ce que l’Éthique à Nicomaque appellera, pour sa part, la « timocra-
tie », dont la démocratie ne représente à ses yeux que la perversion).

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à-dire là où il y a « du peuple » (dèmos), combine deux fonctions : celle


du boulein (vouloir, décider) et celle du krinein (juger, discriminer), et
donc fonde la corrélation entre les institutions de membre de l’assem-
blée du peuple (ekklèsiastès) et de membre du tribunal ou de juge
(dikastès). Comment l’interpréter ? Je pense qu’on peut le faire d’abord
en observant une réduction de la souveraineté à l’immanence : la dikè
ici n’est plus la « justice » cosmothéologique dont un « souverain » ou
un « maître de justice » a le privilège, elle n’est même plus comme chez
Platon une idée transcendante, mais se trouve ramenée à la portée des
citoyens. Et du coup il faut y voir une expression « égalitaire » de la
liberté caractéristique d’une conception démocratique (partagée par cer-
tains Grecs au moins) en tant qu’elle est indissociable de la praxis du
citoyen qui « juge par lui-même » de l’opportunité des actions qui
tendent à faire exister le bien commun 1. Elle combine trois caractéris-
tiques frappantes. Il y a corrélation des deux « magistratures » ou archai
génériques exercées par tous les citoyens : en passant du boulein au
krinein, les citoyens qui font la loi en surveillent également l’applica-
tion. C’est pourquoi leur citoyenneté est « illimitée ». Ensuite il y a
réciprocité entre eux : les citoyens « se jugent les uns les autres » (mais
notons-le, pas simultanément : on ne peut être à la fois juge et jugé, en
vertu du principe de contradiction). Cette réciprocité concrétise le rap-
port à la loi, dont elle présuppose l’existence, mais dont elle évite la
sacralisation ou l’autonomisation par rapport à la vie civique. Enfin
toute cette construction implique l’idée d’une rationalité collective à la
fois délibérative et communicationnelle : les citoyens sont « compé-
tents », à la condition que, constitués en tribunal, ils « représentent » le
dépassement des opinions individuelles (doxai) inévitablement parti-
sanes dans une sagesse pratique (phronèsis) collective 2.
Cette conception (largement inspirée par les institutions athéniennes
après la réforme de Clisthène) demeure l’une des sources de légitimité
de l’institution du « jury populaire » et du lien entre l’idée de jury et
celle de démocratie 3. Mais il ne faut pas s’en masquer la fragilité. Elle
est déjà mise en question dans la pratique romaine d’une justice comme
technique d’arbitrage professionnalisée (ce qui n’en fait pas pour autant

1. On relira sur ce point les analyses de J.-P. Vernant sur « Le citoyen dans la cité », in
L’homme grec, Seuil, 1999.
2. Cf. J. de Romilly : Problèmes de la démocratie grecque, nouv. éd., Hermann, 2006.
3. Pour une intéressante élaboration récente des dimensions politiques de l’institution
du jury, à partir du débat actuel sur les « jurys citoyens », cf. Yves Sintomer : Le pouvoir
au peuple, La Découverte, 2007.

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une fonction « étatique ») 1. L’institution romaine de la justice repose


sur une distinction rigoureuse de la justice privée, relative aux litiges de
propriété (suum cuique tribuere comme règle de justice) et de la justice
criminelle, relative aux violences qui, en lésant les personnes, touchent
à l’ordre public et à la limite remettent en question l’appartenance au
corps social (l’ennemi « public », ou ennemi intérieur « de tous et de
chacun », menace pour toute la communauté) 2. Ces comparaisons per-
mettent aussi de se faire une idée de la charge de violence, le cas échant
de subversion, impliquée dans l’idée de la « magistrature indétermi-
née » du citoyen. Dans un autre recueil d’essais récents, faisant écho à
Foucault, Ricœur a noté ce point : « L’action implique une capacité de
faire qui s’effectue sur le plan interactif comme pouvoir exercé par un
agent sur un autre agent qui en est le récepteur. Ce pouvoir sur autrui
offre l’occasion permanente de la violence sous toutes ses formes… » 3
Ce pouvoir est particulièrement étendu (voir maximal) dans le cas du
« pouvoir de juger », de s’ériger en juge, même sous le contrôle d’un
système juridique « universaliste » (qui fait qu’un juge n’est pas un
justicier). Il comporte donc une « zone grise » dans laquelle le pouvoir
ne se distingue pas de l’excès de pouvoir, et agit en retour de façon
dégradante sur celui qui l’exerce. On peut penser que la notion aristoté-
licienne de l’archè aoristos – qui est comme la trace de la souveraineté
dans la citoyenneté – révèle ici son autre face : non seulement le sys-
tème des pouvoirs démocratiques, mais la magistrature « indétermi-
née », « illimitée », qui n’a de comptes à rendre qu’à elle-même, et donc
recèle une possibilité de tyrannie.

DROIT INTÉRIEUR, DROIT EXTÉRIEUR

Passons maintenant à notre second temps : ce que j’ai appelé


« l’individualisme réflexif ». Inévitablement, il ne s’agira que d’une
esquisse. Revenant aux problèmes qui sous-tendent le texte de Kant, je
voudrais maintenant les placer dans une perspective qui devient domi-

1. Cf. Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, TEL


Gallimard, 1989.
2. Cf. Aldo Schiavone : IUS. L’invention du droit en Occident, Belin, 2008,
chap. VII : « Le paradigme de la loi » (p. 97 sq.).
3. P. Ricœur, Le Juste, Éditions Esprit, 1995, p. 18.

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nante à l’âge classique, en liaison avec l’émergence d’un certain « droit


subjectif », bien qu’emportant des conséquences plus larges que lui.
L’individualisme réflexif dont je parle ici est l’autre face de ce qu’on a
appelé l’individualisme possessif 1. Il donne son contenu à l’idée d’une
« souveraineté du sujet » qui consiste justement dans le droit absolu de
se juger lui-même. Tout autre droit de juger ne peut être que dérivé par
rapport à ce droit originaire. Mais ceci n’est vrai, il faut aussitôt le
préciser, qu’à la condition expresse que l’individu porte en lui la com-
munauté, ou mieux la loi de la communauté (ce qui en fait précisément
un « sujet »). Le sujet, donc, se dédouble par rapport à l’instance de la
loi, ici tout à la fois universalisée et intériorisée. C’est de là principale-
ment que dérivent les « dualismes » de l’empirique et du transcendantal
(ou du « sujet de fait » et du « sujet de droit »), du moral et du juridique
(rapportés respectivement par Kant à l’obligation de conscience et à la
contrainte étatique), du général et du particulier (ou de la communauté
et de l’individualité) 2.
Il faudrait certes avoir le temps de discuter l’extension et les limites
de l’individualisme réflexif, en le comparant à d’autres formes de
réflexivité qui, venues de la tradition humaniste, n’ont pas eu dans la
constitution de la subjectivité classique le même destin privilégié, ou
ont été renvoyées d’un seul côté du partage entre l’extériorité et l’inté-
riorité, pour des raisons pragmatiques autant que politiques. Plusieurs
sont à l’évidence fondamentales : en particulier l’idée du « médecin de
soi-même » (toujours présente chez Descartes), et celle de « l’éduca-
teur de soi-même » (dont la trace court de Montaigne à Rousseau, en
formant comme une hypothèse contestataire en face du développement
des institutions éducatives renvoyant à la figure d’un « maître », donc
en marge du conflit qui oppose à leur propos les autorités religieuses
et séculières).
Laissant de côté (à regret, car c’est peut-être la plus décisive), la
question de l’idée « folle » de s’engendrer soi-même, je me concentrerai
sur le problème que pose la notion de « se défendre soi-même ». On sait
qu’elle n’a nullement disparu de la culture politique moderne (témoins

1. Cf. C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, trad. fr.


Gallimard, 1971 ; et mon commentaire : « Le renversement de l’individualisme posses-
sif », cit.
2. Sur les origines théologiques et canoniques de la distinction du « for intérieur » (la
conscience) et du « for extérieur » (le tribunal), cf. Paolo Prodi, Una storia della giustizia.
Dal pluralismo dei fori al moderno dualismo tra coscienza e diritto, Il Mulino, Bologna,
2000.

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les débats virulents sur le port d’armes dans un pays comme les États-
Unis d’Amérique). Elle ne représente certainement pas un impossible,
du moins en toute circonstance, mais plutôt un interdit, ou encore l’objet
d’un sacrifice qui est fait par l’individu en échange d’une plus grande
sécurité, ce qu’on peut identifier aussi comme un passage de la politique
à la police. On sait que ce point est central chez Hobbes, qui en discute
également les limites : nul ne peut être contraint (même par le souverain)
de s’accuser lui-même d’un crime qu’il a commis ou non. Et corrélative-
ment, nul n’a le droit de défendre un autre homme contre le souverain,
qu’il soit coupable ou innocent 1. Au chapitre 28 du Léviathan, Hobbes
rappelle que par le Covenant à l’origine de la société civile, chaque
homme abandonne le droit de défendre les autres, mais non de se
défendre lui-même. Il s’engage certes à prêter main-forte au souverain
contre autrui, mais non contre lui-même. C’est pourquoi le sujet cou-
pable qui se révolte, refuse sa punition, n’est pas puni comme citoyen,
mais comme rebelle ou ennemi de l’État. La question se pose corrélati-
vement de savoir s’il suffit, pour rester citoyen jusque dans la punition,
de s’y soumettre en abattant son orgueil 2. On comprend que le sacrifice
de la défense de soi-même et l’absolutisation du jugement de soi-même
forment les deux faces d’une même constitution de subjectivité.
Mais surtout il faut poser la question de savoir quel rôle joue le
surgissement de cette instance autoréférentielle de la justice dans la
refonte de l’institution judiciaire, de telle sorte que celle-ci ne soit pas
seulement l’émanation d’un pouvoir étatique (comme c’est massive-
ment le cas chez Hobbes, où le jugement de soi-même ne conserve
qu’une fonction résiduelle, négative, d’autant plus significative), mais
l’expression institutionnelle de la « personnalité morale », ou pour le
dire avec Foucault du doublet empirico-transcendantal qui fait de
l’individu, porteur d’une universalité morale et sociale, le pouvoir
constituant de l’État et le sujet de la communauté historique. C’est ce
que j’avais en vue il y a un instant en parlant de l’implantation de
l’universel au cœur de la subjectivité elle-même, dans la forme de la loi
(ou de son « impératif »). En ce point commence une dialectique du

1. Hobbes, Léviathan, chap. 21, Of the Liberties of Subjects (à propos de l’aveu). Ce


qui est politiquement inacceptable est donc la solidarité sans laquelle justement la défense
d’une revendication de droits individuels (droits « subjectifs ») demeure un vœu pieux :
c’est le right to have rights, entendu comme pouvoir d’accéder aux droits. Même les
« États de droit » démocratiques ne sortent pas beaucoup de là…
2. Hobbes cite la formule allégorique du Livre de Job qui appelle le Léviathan « king
of all the children of pride ».

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jugement, dont le ressort, on le sait, est l’idée d’un dédoublement de soi,


mais aussi l’idée selon laquelle l’éducation morale forme une condition
essentielle de l’autonomie, nécessaire à la formation de « l’homme »
autant que du « citoyen ».
L’examen des formulations rousseauistes comparées avec celles de
Kant est intéressant ici. On se convaincra aisément, en relisant les
lignes du Contrat social qui portent sur le « double rapport » de l’indi-
vidu à la loi (en tant que sujet obéissant et en tant que citoyen membre
du souverain), que tout y est pensé en termes de jugement. Pour que la
loi expression de la volonté générale « parte de tous pour s’appliquer à
tous » (Livre II, chapitre 4), il faut qu’elle s’applique à tous et à cha-
cun. Au Livre III du Contrat social (chap. 1) Rousseau cependant
récuse l’idée de pouvoir judiciaire : il n’y a que deux pouvoirs, au sens
strict (le législatif et l’exécutif). N’est-ce pas une façon de dire que la
« faculté de jugement » indissociable de l’idée d’un droit subjectif, et
de la responsabilité qui l’accompagne, demeure strictement inté-
rieure et individuelle ? Chez Kant au contraire (§ 45 de la Doctrine du
droit), on trouve la doctrine classique des « trois pouvoirs », selon la
tripartition du souverain (législateur), du gouvernement (exécutif) et du
juge (judiciaire), qui sont « comme les trois propositions d’un syllo-
gisme » 1. Les éléments du redoublement empirico-transcendantal sont
alors donnés. Le jugement de soi-même est l’expression fondamentale
de l’autonomie du sujet moral. Dans la section II des Fondements de la
métaphysique des mœurs de 1785, Kant l’avait décrite par anticipation
en théorisant la confrontation par chacun de la maxime de son action
avec l’intention morale. La condition en est la neutralisation de l’inté-
rêt, qui permet de se représenter le sujet comme membre de la commu-
nauté des êtres raisonnables. Que cette capacité du sujet à se juger soi-
même en tant qu’individu empirique du point de vue d’une commu-
nauté idéale dont il est le porteur conscient ou inconscient ait néan-
moins pour contrepartie la difficulté de juger absolument les autres
devient cependant manifeste dans la Métaphysique des mœurs propre-
ment dite. La Doctrine de la vertu comporte un développement sur le
« devoir de l’homme envers lui-même comme juge naturel de lui-
même », auquel j’ai déjà fait allusion 2. On s’attendrait, dans une pers-

1. « Le peuple se juge lui-même à travers ceux de ses concitoyens qu’il nomme à cet
effet par un libre choix comme ses représentants, et ce à l’occasion spéciale de chaque
acte de justice » (Doctrine du droit, § 49).
2. Ire partie, 2e section, chap. 1. De façon très remarquable, c’est ce principe pratique
qui est donné au chapitre suivant comme le fondement moral du « connais-toi toi-même »,

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pective démocratique analogue à celle de Rousseau, que la Doctrine du


droit comporte un développement symétrique sur le droit des individus
de juger les autres, correspondant aux rapports extérieurs que les
sujets entretiennent entre eux en tant que « sujets de droit ». Ce n’est
pas tout à fait le cas, bien que, visiblement (en conjonction avec la
discussion des constitutions révolutionnaires françaises), ce problème
soit alors au cœur de l’institution du jury et de sa généralisation. La
possibilité pour le peuple de se juger lui-même passe par la représen-
tation, qui est ici prise dans son double sens classique : les jurys sont
eux aussi des instances formées de « représentants du peuple », et le
ressort de leur activité est la capacité rationnelle de « représentation »
de la loi (c’est-à-dire du rapport de subsomption du cas particulier sous
la règle générale) 1. Pour réaliser l’intention démocratique de Rousseau,
il a donc fallu en passer par la médiation institutionnelle que, précisé-
ment, il récusait 2. Mais ce n’est pas avant la Philosophie du droit de
Hegel que la parfaite corrélation du « droit intérieur » et du « droit
extérieur » sera réalisée, ce qui suppose de les prendre dans l’ordre
inverse, et de substituer décidément au rapport de la conscience à
l’idée de Dieu ou du « règne des fins » un rapport immanent entre le
« soi », l’« universel » et la « communauté » (que Hegel appelle l’esprit
et dont, depuis la Phénoménologie de 1807, il n’a cessé de chercher à
résoudre les apories).

ou de son caractère de « devoir » (pour pouvoir se juger, il faut se connaître, et chercher


sans cesse à se mieux connaître).
1. Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section (Pléiade, Volume 2, p. 274).
Comparer avec les §§ 45 à 49 de la Doctrine du droit, ainsi que sa Remarque générale,
§ E, sur le « droit de punir et de gracier ».
2. On repère toujours ces diverses influences dans le discours républicain français
contemporain. Voir le commentaire d’un magistrat à propos des projets gouvernementaux
d’étendre le jury à certains procès correctionnels (tout en limitant sa place aux assises) :
« Aujourd’hui encore, au moment de l’appel des jurés et de leur éventuelle récusation, on
assiste à la métamorphose d’un individu privé en citoyen. Ainsi commence une expé-
rience morale où chacun devient intérieurement juge d’autrui en y voyant son semblable,
en se mettant à sa place. Devenant “soi-même comme un autre”, il creuse en lui une
distance qui façonne l’aptitude au jugement (…) Pour le juré, chaque audience réactualise
cette métamorphose qui donne au peuple une responsabilité directe dans les décisions de
justice. C’est pourquoi le rituel démocratique du tirage au sort fait du juré la figure sans
doute la plus accomplie du citoyen » (Denis Salas, « Tocqueville défenseur de la justice
populaire », in Libération, 9 mai 2011).

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L’HONNEUR DU CRIMINEL

Ceci nous amène au troisième temps que j’avais annoncé : après la


compétence du citoyen nous allons avoir affaire à son incompétence
relative, après la fondation de l’individualisme réflexif nous observe-
rons sa limitation dans la forme d’une justice essentiellement sociale.
Le sujet « individualisé » par sa responsabilité en est le moyen terme :
la médiation à la fois indispensable et relativisée, destinée à être dépas-
sée par son appartenance à une communauté concrète. Mais celle-ci se
définit plus que jamais comme une communauté de citoyens, en parti-
culier dans la forme de la nation universaliste 1.
Est-il paradoxal de discuter à partir de Hegel ces problèmes qui sont
typiquement ceux du « libéralisme » ? Je ne le pense pas. Hegel est bien
un libéral, au sens « organique », son problème constant est la possibi-
lité d’instituer le libéralisme dans la forme d’un État 2. La Philosophie
du droit de 1821 a pour fil conducteur une réflexion approfondie sur la
fonction du tribunal, en rapport avec le crime, l’injustice ou « l’infrac-
tion » (Unrecht) et le droit de punir. Par la fonction judiciaire, le droit
reproduit (et donc produit, tout simplement) l’appartenance de l’indi-
vidu à la communauté en tant qu’individualité autonome. C’est le cœur
de la signification éthique du droit. Cette réflexion comporte deux
examens corrélatifs : d’un côté, il faut se demander à quelles conditions
l’individu peut « se juger lui-même » (comme il peut être « propriétaire
de soi-même » par l’intermédiaire de la culture, ce que ni Hobbes ni
Kant n’avaient admis) à condition de faire partie d’une communauté et
de transformer celle-ci par son action en institution de l’universel ; de
l’autre il faut se demander quelle « disposition de soi-même », quelle
forme de responsabilité conditionne cette appartenance civique. L’exa-
men approfondi de ces questions qui sont tout à la fois philosophiques
et politiques, conduira Hegel à s’intéresser de près au problème du jury,
à ce qui fait que le citoyen peut considérer comme un honneur de se

1. Cf. Dominique Schnapper : La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de


nation, Gallimard, 1994.
2. Plus qu’au libéralisme anglo-saxon, ses positions sont de ce point de vue compa-
rables à celles d’un libéralisme « républicain » à la française, dont le modèle quasi
contemporain est Guizot (cf. P. Rosanvallon : Le moment Guizot, Gallimard, 1985). Voir
également Domenico Losurdo : Hegel et les libéraux, PUF, 1992). Dans un livre en
préparation sur Tocqueville et Marx, Nestor Capdevila discute avec précision cette
problématique de la « révolution sans révolution » qui, pour une part, vient de Hegel au
libéralisme.

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soumettre au jugement, et au droit de punir de la collectivité (problème


de reconnaissance par excellence). Mais il le conduira aussi à délimiter
philosophiquement la tâche de la police, en particulier dans ce qui
concerne le partage entre la raison et la folie (dont, d’un point de vue
libéral, dépend essentiellement l’imputation de responsabilité).
On a sur ce point trois repères essentiels dans la Philosophie du
droit. D’abord le § 100 sur l’honneur du criminel (qui anticipe le § 220
sur sa réconciliation avec la loi, moment indispensable de la réconcilia-
tion du droit avec lui-même). Cette notion a deux faces : tout citoyen est
un coupable en puissance qui doit pouvoir violer la loi et ainsi « effec-
tuer le droit » (ou le confronter à ses conditions d’application réelles) :
il a en quelque sorte « droit à la punition » ; mais quiconque est reconnu
coupable doit être aussi un citoyen, coresponsable de la validité du
droit (et non un ennemi de la société ou un « ennemi public ») 1. Ensuite
le § 120 qui concerne précisément l’exclusion des enfants, des faibles
d’esprit et des fous : Hegel – pour qui la forme de l’État-nation souve-
rain est devenue comme une « seconde nature » – semble ignorer com-
plètement la question des étrangers, ou des résidents qui auraient une
conception de la loi et de la justice différente de celle au nom de
laquelle leur « reconnaissance » est exigée par l’État… Ce nouveau
développement conduit (Remarque du § 132) à poser que l’État « atté-
nue ou supprime la responsabilité » – en vertu de ce que Foucault
appellerait certainement ici un « pouvoir-savoir ». On retrouve la fonc-
tion de la police comme corrélative de la justice, telle qu’elle avait été
définie dans la section sur la « société civile » 2. Enfin, le dernier

1. Il est inutile d’insister sur l’actualité d’une telle thèse, ainsi que sur les difficultés
d’application qu’elle comporte quand il s’agit de juger des « non-citoyens », qu’ils soient
mineurs, incapables ou étrangers. Un certain constitutionnalisme républicain résoudra cette
difficulté en revenant à une inspiration hobbesienne : le délinquant qui peut être présumé
refuser l’autorité de la loi, se place par là même en position d’étranger intérieur, « sortant »
de la communauté nationale sans pour autant « échapper » à son emprise territoriale.
Cf. Carré de Malberg : « Le sujet passif de cette puissance, c’est l’individu, en tant qu’il
résiste aux mesures précédemment décidées (…) dès que certains individus se mettent en
état de résistance vis-à-vis de la loi, l’unité se dissipe et l’opposition des personnes se
manifeste ; le national en ce cas se met dans une position semblable à celle qu’occupe vis-
à-vis de l’État l’individu étranger à la communauté. Dès lors les relations de l’État avec ce
membre individuel deviennent à la fois des relations de puissance et des relations avec
autrui » (Contribution à la théorie générale de l’État, 1920, rééd. CNRS, 1962, I, p. 250-
254). Sur la conception hégélienne du droit du criminel à être puni, cf. Igor Primoratz :
Banquos Geist. Hegels Theorie der Strafe, Bouvier Verlag Herbert Grundmann, Bonn,
1986 (en particulier p. 83 sq. « Die Strafe als ein Recht des Verbrechers »).
2. On notera ici un nouveau silence significatif de Hegel, au moment où la logique de
sa réflexion devrait conduire à poser la question de la place des femmes dans le circuit de
la reconnaissance.

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moment est proposé par le § 228 dans lequel Hegel justifie la composi-
tion mixte des tribunaux, associant les principes rivaux du jury popu-
laire et de la magistrature composée de juristes professionnels : un jury
sans légistes est aveugle, peut-être tyrannique, mais des légistes sans
jury sont des oppresseurs, dont Hegel compare la position à l’institution
d’un servage ! On a donc ici un autre développement de la dialectique
du « maître et du serviteur », dont le conflit (lutte pour la reconnais-
sance) se résout dans l’État libéral (ou constitutionnel : ce que nous
appellerions un « État de droit ») 1.
En effectuant ce parcours vaste et sommaire à la fois, mon intention
n’a pas été seulement de mettre en place une « dialectique » de la fonc-
tion citoyenne et de la subjectivité constituante, dont on peut penser
qu’elle forme à travers de nombreuses vicissitudes un acquis de civili-
sation inhérent à la tradition démocratique. Cet objectif est important
dans la mesure où, comme je le disais au début, il semble que l’évolu-
tion technocratique et technologique des sociétés contemporaines
conduise à une expropriation tendancielle de la fonction judiciaire, et
plus généralement de la capacité de juger des citoyens. Il conviendrait
de se demander sous quelles formes, à quelles conditions, selon quels
fondements anthropologiques, dans quel cadre « culturel » ou « multi-
culturel » une telle capacité pourrait être défendue, voire étendue de
façon à retrouver son caractère « illimité ».
Mais j’ai voulu aussi attirer l’attention sur les contradictions, voire
la dimension d’inhumanité qui l’affectent inévitablement. Cette
« pathologie » de la fonction judiciaire (hors de laquelle, en vérité, elle
n’a qu’une existence symbolique) est manifeste dans le cas du partage
raison/folie, ou plus exactement crime/folie, type même de la diffé-
rence anthropologique fondamentale, à la fois inéluctable et indéfinis-
sable (ce qui veut dire que la société « humaine », aux deux sens du
terme, ne peut ni en faire abstraction, ni prétendre la fixer une fois pour
toutes par des critères « objectifs ») 2. Mais peut-être aussi est-elle plus

1. Sur les problèmes de « traduction » que pose cette notion, cf. Philippe Raynaud,
« État de droit/Rule of Law », in B. Cassin, Vocabulaire européen des philosophies, cit.
Sur la transition chez Hegel de la « reconnaissance » à l’État de droit, cf. Franck
Fischbach, Fichte et Hegel. La reconnaissance, PUF, coll. « Philosophies », 1999.
2. Je renvoie à mon étude : « Crime privé, folie publique » (ci-dessous chapitre XI),
où je discute les trois politiques théoriquement concevables en matière d’articulation de la
question de la responsabilité à celle de la criminalité. Cf. également Michel Foucault, Les
anormaux, Cours du Collège de France, 1975, Le Seuil/Gallimard, 1999, dont la position
me semble être que l’identification conservatrice du fou et du criminel dans la figure de
« l’individu dangereux » ne cesse pas de hanter les partages libéraux du crime et de la

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secrètement à l’œuvre dans la constitution d’une subjectivité pour qui


la responsabilité est indissociable d’une intériorisation et d’un devenir-
inconscient de la fonction judiciaire, dans la forme de cette culpabilité
hyperbolique à laquelle Freud a donné le nom de Surmoi et dont il a
fait le point d’articulation de l’individuation et de la civilisation 1.
Alors que, pour Kant, le risque inhérent à la constitution « patholo-
gique » de la conscience morale est que le sujet ne s’acquitte lui-même,
« oubliant » l’universalité de l’impératif catégorique, chez Freud (qui
s’appuie sur ce point à la fois sur l’expérience clinique et sur la littéra-
ture) le « tribunal psychique » devant lequel chacun se fait (inconsciem-
ment) juge de soi-même avant de juger les autres est une manifestation
de l’instinct de mort. Le risque, ou plutôt la fatalité, est que chacun se
condamne toujours déjà lui-même, voire se contraigne à transgresser la
loi pour pouvoir être puni en son nom. On a ici, évidemment, une
justification paradoxale (mais non la moins déterminante peut-être) de
la nécessité des tribunaux extérieurs, institués par l’État dans la « réa-
lité » : non pas seulement maintenir l’ordre social, mais protéger les
individus de leurs tendances inconscientes, en limitant leur désir de se
« juger eux-mêmes » pour pouvoir mieux se condamner et se punir 2.

folie. Ultérieurement, Foucault est revenu sur cette question pour évaluer la distance qui
sépare sur ce point comme sur d’autres le « libéralisme » politique classique du « néo-
libéralisme » contemporain dominé par l’application du calcul coûts-profits à la gestion
de la délinquance (Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979,
Leçon du 21 mars 1979, Gallimard-Seuil, 2004, p. 245-270).
1. Dans une étude publiée sous le titre « Freud-Kelsen 1922. L’invention du Surmoi »
(ci-dessous chapitre XII), j’ai soutenu que cette élaboration entretient un rapport précis
avec l’élaboration par Kelsen de l’articulation interne entre la norme juridique et la
contrainte judiciaire.
2. On pourrait regretter, avec Deleuze et Guattari (cf. Kafka. Pour une littérature
mineure, cit., chap. 5, « Immanence et désir ») que, dans sa théorisation du Surmoi
essentiellement liée à une clinique de la « névrose obsessionnelle », Freud n’ait pas prêté
autant d’attention à Kafka (dont, il est vrai, la plus grande partie de l’œuvre lui était
inaccessible) qu’à Dostoïevski : en face d’une loi intérieure excessive, la loi kafkaïenne
est au contraire toujours en défaut dans sa violence même, conduisant à l’incapacité de
« croire » en l’autorité subie.
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CRIME PRIVÉ, FOLIE PUBLIQUE 1

Éclairer les questions que posent aujourd’hui les rapports de la folie et


de la justice, en les confrontant avec l’héritage de la Révolution française :
un tel projet, s’il ne se limite pas aux exercices de style qu’induisent
certaines commémorations, est paradoxal à plusieurs égards.
En effet, ce qui suscite les discussions sur la fonction du psy-
chiatre dans le déroulement du procès judiciaire ou sur l’incidence du
jugement de capacité civile dans le traitement de la maladie mentale,
c’est une fois de plus la perspective d’une refonte du Code pénal
(incluant celle du fameux article 64 qui assigne à la « démence » – ou,
version mise à jour, au « trouble psychique ou neuro-psychique » – la
fonction de principal opérateur d’annulation du crime et du délit, soit
dans sa réalité juridique, soit dans ses conséquences), et c’est celle
d’une modification de la loi de 1838 (à défaut de sa suppression pure
et simple, en tant que loi exceptant les fous ou malades mentaux du
droit commun des personnes).
Or, premièrement, le fait est que ce corps juridique n’est pas le
produit de la période révolutionnaire, moins encore le prolongement

1. Contribution au volume Le citoyen fou, sous la direction de Nathalie Robatel,


Nouvelle Encyclopédie Diderot, PUF, 1991. Commandité par la Mission interministérielle
Recherche et Expérimentation, ce volume contenait des études de Jean Bart, Philippe
Bernardet, Jean-François Braunstein, Franck Chaumon, Dominique Coujard, Bernard
Doray, François Hincker, Michel Miaille, Jacques Michel, Bernard Odier, Philippe
Rappard. Je n’effectue aucune mise à jour des références. Les textes juridiques (en
particulier l’article 64 du Code pénal et la loi de 1838) s’entendent en l’état de 1990,
antérieur à la réforme Evin. Sous-titres ajoutés pour cette réédition.

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direct de sa pratique politique et discursive. Il renvoie, d’une part, à


l’édification par le régime impérial de l’armature des grands « codes »
réorganisant l’administration et la société civile par-delà la tourmente
politique et l’effondrement momentané de l’ordre public ; et d’autre
part à la mise en place, par la monarchie de Juillet, des institutions du
libéralisme à la française, dont la « culture de gouvernement » avait
pour mot d’ordre : terminer la révolution. Naturellement, cette consta-
tation du décalage entre les orientations du moment révolutionnaire et
les origines réelles de l’appareil psychiatrique et judiciaire « moderne »,
ne saurait épuiser le débat. Car on peut et on doit se demander quelles
contraintes irréversibles la Révolution a imposées à toute pratique ulté-
rieure d’institution des rapports sociaux (laquelle précisément est une
pratique de réorganisation de la société, accomplie par des hommes qui
se sont faits dans l’expérience révolutionnaire ou en sont issus, qu’il
s’agisse de Pinel ou de Napoléon, de Guizot ou d’Esquirol). Et on doit
aussi se demander quelle est la part de la continuité réelle, quelle est
celle de l’efficacité symbolique dans la façon dont, depuis deux cents
ans ou presque, tout mouvement de réforme invoque à l’encontre de
l’institution les principes, l’esprit, la logique de la Révolution ou de tel
de ses moments typiques (à commencer, référence fondatrice par excel-
lence, par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen)…
Mais précisément, c’est le deuxième paradoxe. Comme on se plaît à
le répéter depuis des décennies, le système de pratiques sociales et
d’institutions qui « traitent » aujourd’hui ce qu’on en est venu à appeler
globalement la déviance (terme sur lequel il nous faudra revenir), ne
ressemble plus beaucoup à ce qu’il était au début du XIXe siècle, ni du
point de vue de ses installations matérielles, ni du point de vue du
comportement et de la formation de ses personnels, ni du point de vue
réglementaire, ni même, à strictement parler, du point de vue de sa
nature juridique, dès lors qu’on ne considère pas les énoncés névral-
giques (« article 64 » et « loi de 1838 ») dans un isolement abstrait, mais
comme les pièces d’un ensemble.
À quoi faut-il attribuer, dès lors, la véritable fixation des débats, à
intervalles réguliers, sur la lettre, la signification et les origines de ces
énoncés (fixation qui ne manque pas de produire des effets contradic-
toires, parfois chez les mêmes locuteurs, puisque tantôt l’abolition ou la
modification de ces textes est réclamée pour mettre le droit en accord
avec la pratique, tantôt elle est réclamée pour lever les obstacles à la
transformation des pratiques) ? Peut-être faut-il y voir le symptôme
d’une contradiction récurrente, constamment déplacée (au gré de trans-

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formations sociales, politiques, techniques, etc., de « progressions » et


de « régressions ») mais constamment reconduite (car au fond inso-
luble) : une contradiction qui ne serait pas tant entre les pratiques et le
droit que dans la pratique, mais qui surgirait du fait de son rapport
interne au droit ; autrement dit en raison du rôle constituant que joue le
droit dans l’institution même de la psychiatrie. Ainsi, périodiquement, le
malaise des parties prenantes du drame de la santé mentale (médecins,
mais aussi malades et « proches » 1) se fixerait dans la revendication
d’une réécriture des textes qui lui confèrent son statut officiel. Mais
pourquoi, alors, ironiser ? Peut-être faut-il admettre que, si les textes
incriminés n’ont pas suffi à créer l’institution de la maladie mentale,
avec l’ensemble de ses fonctions sociales, ni à déterminer l’histoire de
ses configurations successives, leur étonnante résistance au changement
est bien l’indice d’une structure, qui demeure invariante sous l’évolution
des mœurs, des pratiques et des connaissances, et qui, telle une force de
rappel, réintègre toute transformation, en la rabotant de ses « excès », à
une certaine norme sociale. En bref, si les tentatives pour « dépasser »
l’article 64 et la loi de 1838 échouent toujours, ou se révèlent incapables
de produire quelque chose de vraiment autre, n’est-ce pas que dans la
lettre même de ces textes, et dans le couplage qui s’est institué entre eux,
affleurent quelques-unes des conditions réelles grâce auxquelles une
société, une formation sociale d’un type donné peut assurer sa continuité
(ou, comme on disait naguère, sa « reproduction ») ?

LE CONFLIT DES FACULTÉS

En parcourant une partie même réduite des réflexions qui tentent de


préciser les objectifs et les mobiles d’une réforme de l’appareil psychia-

1. La catégorie des « proches » a une importance cruciale, on le sait, dans le traitement


de la maladie mentale (pensons aux modalités théoriques et pratiques du placement dit
« volontaire ») et dans sa phénoménologie (pour autant qu’elle tourne autour du défaut ou
de l’excès de proximité par rapport aux autres, à soi-même et aux choses). Elle est
extraordinairement élastique et contraignante. On pourrait appeler « proches » tous ceux
qui, à un moment donné, dépendent du « sujet » ou dont il dépend, chaque fois qu’un tel
lien est irréductible à des engagements contractuels [dans beaucoup de contextes
l’équivalent anglais serait probablement intimates : cf. Erving Goffman, Stigma. Notes
on the Management of Spoiled Identity, Simon & Schuster, New York - London - Toronto,
1963, p. 51 sq.].

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trique et de l’appareil judiciaire et pénal, on ne peut qu’être frappé par


une curieuse circularité qui se manifeste d’abord dans les positions
symétriques défendues par les juristes (notamment des avocats), et par
les psychiatres. À la limite on aura le sentiment que chacun, sensible
aux aspects inhumains et inefficaces du champ dans lequel il exerce,
attend en quelque sorte son salut de l’autre. Ainsi des avocats tels que
Me Badinter tendront, sinon à réclamer une conservation de l’art. 64 du
Code pénal dans sa forme originelle, du moins à demander sa transfor-
mation de façon à accroître les possibilités de transférer les auteurs
de crimes et délits d’une filière pénitentiaire dans une filière médicale,
de remplacer la punition par le traitement 1. Sans doute pensent-ils que
le traitement est moins destructeur de l’individu, qu’il représente une
ouverture vers des évolutions possibles, alors qu’en pratique la sanction
pénale débouche sur un destin de récidive et d’asocialité. Mais de leur
côté les psychiatres qui réclament l’abolition ou la mise à jour des
institutions hospitalières ou para-hospitalières de traitement de la mala-
die mentale, se réfèrent de plus en plus à l’instance du droit : soit pour
dénoncer les différentes formes d’exclusion du droit commun (à
l’extrême, l’incapacité majeure) qui font du malade « mental » (à la
différence de tout autre) un sujet minoré, à la fois protégé et séquestré, et
réclamer sa réintégration dans la société comme « sujet de droit » 2 ; soit
pour demander qu’un contrôle juridique plus effectif et plus démocra-
tique soit institué envers les pratiques de la psychiatrie, dès lors qu’une
tutelle, une assistance ou une restriction de liberté est rendue inévitable
par la situation critique dans laquelle le groupe et l’individu se trouvent
placés par la folie 3. On a alors le sentiment étrange de voir rejouer, mais
à l’envers, le « conflit des facultés » qui a marqué les origines des insti-
tutions de la santé mentale et de la justice moderne : au lieu que le
psychiatre et le juge se disputent le contrôle des individus déviants ou

1. Cette position apparaît dans la logique du combat mené – avec un succès qui n’est
peut-être pas définitif – contre la peine de mort : cf. la discussion entre J. Laplanche,
R. Badinter et M. Foucault, Le Nouvel Observateur, 30 mai 1977 [rééd. in Dits et Écrits
de M. Foucault, cit., vol. III, p. 282 sq.]. On peut se demander si c’est l’abolition de la
peine de mort qui contribue à libérer aussi la position inverse (déjà illustrée quelques
années auparavant dans l’affaire Ferraton : cf. S. Ferraton, Ferraton, le fou, l’assassin,
Paris, Solin, 1978) : refus de la psychiatrisation, donc revendication de la responsabilité
contre l’article 64.
2. Cf. F. Chaumon et N. Vacher, Psychiatrie et justice, coll. « Le point sur », La
Documentation française, Paris, 1988.
3. Tel est, semble-t-il, le sens des principales dispositions de la réforme de la loi de
1838 présentée en 1989 par le ministre Cl. Evin au nom du gouvernement.

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« dangereux » et la maîtrise du procès, c’est quasiment l’inverse qui a


lieu : le juge demande plus de psychiatrie et le psychiatre plus de juge-
ment, ou plus de justice 1.
À vrai dire la situation réelle est un peu plus compliquée parce que,
dans chaque « camp », il y a tendanciellement une division qui recoupe
le débat précédent, et qui traduit des évaluations tout à fait différentes
de ce que sont et produisent la loi et l’institution. Ce n’est pas pour les
mêmes raisons, ni au même moment, que tous les réformateurs du
système pénal voient la nécessité d’un traitement psychiatrique : géné-
ralement partisans de l’obligation de soins, ils la considèrent tantôt
comme substitut d’une impossible pénalité, dans la perspective d’une
normalisation, voire d’une récupération de l’individu déviant, tantôt
comme une mesure préventive, prophylactique pour ne pas dire hygié-
niste, destinée à faire baisser le risque du « passage à l’acte » criminel,
tantôt enfin comme l’indispensable mesure d’accompagnement et de
compensation de la plupart des peines carcérales, sans laquelle celles-ci
se tranforment en pratiques, non de réhabilitation, mais de démolition
de la personnalité (faire pénétrer les psychiatres dans les prisons) 2. Et
semblablement, ce n’est pas pour les mêmes raisons qu’on voit les
porte-parole du réformisme psychiatrique se tourner vers le droit pour y
chercher un recours contre l’impasse du traitement hospitalier, même
transformé par son insertion progressive dans le dispositif du « sec-
teur ». La double fonction du psychiatre comme porteur du savoir et du
pouvoir, représentant de l’éthique médicale et des exigences de la sécu-
rité publique, est tantôt dénoncée comme la racine même de la réduc-
tion, opérée par la psychiatrie, du « fou » au statut d’objet 3, tantôt à
l’inverse comme l’occasion à saisir – au besoin par la subversion – d’un
lien institutionnel avec « l’extérieur » du monde hospitalier, c’est-à-dire
avec les exigences de la société. L’idée du malade comme « sujet de
droit » ou, plus récemment, comme « citoyen », est présentée tantôt
comme la limite préalable, qui devrait interdire à la psychiatrie de se
transformer en entreprise inavouée de répression (fût-ce au nom de la

1. J’emploie l’expression bien qu’il n’y ait pas officiellement, en France, de


« facultés » mais seulement des « écoles de droit » jusqu’à la fin du XIXe siècle (commu-
nication personnelle de Michel Troper).
2. Sur ces différentes possibilités, cf. notamment J. Pinatel, Le phénomène criminel,
MA Éditions, Paris, 1987 (et pour les origines historiques du débat : Michelle Perrot et
coll., L’impossible prison, Seuil, Paris, 1980). Également P. Broussolle, Délinquance et
déviance, Brève histoire de leurs approches psychiatriques, Privat, Toulouse, 1978.
3. Cf. F. Chaumon et N. Vacher, ouvr. cit.

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normalité, de l’assistance et de l’aide à la souffrance), tantôt comme un


repère et un moyen de l’action thérapeutique elle-même (ce que le
psychotique doit d’abord retrouver, ce dont il a été forclos, étant préci-
sément l’instance de la loi, qui commande l’accès au « réel ») 1. Dans un
cas il s’agit donc, en proclamant le malade mental sujet de droit, de le
libérer d’une emprise de la loi qui se ferait oppressive de la liberté et
de la personnalité, tandis que, dans l’autre, il s’agit de lui permettre de
retrouver le sens de la loi. Cette divergence est bien illustrée par l’anti-
thèse tendancielle des positions des Docteurs Chaumon et Rappard, et
elle recoupe les attitudes différentes qu’ils prennent vis-à-vis de la loi
de 1838. Enfin on ne saurait non plus méconnaître les orientations tout
à fait divergentes que recouvrent les références à la « citoyenneté théra-
peutique », selon qu’elles accompagnent un programme de reconstitu-
tion des rapports sociaux dans l’espace « fictif » de la communauté
médicale, ou qu’elles participent d’une exigence de dissolution de
celle-ci dans un environnement « réel », dont il conviendrait évidem-
ment d’améliorer systématiquement les capacités de tolérance.
Dirons-nous que ces chassés-croisés manifestent la persistance d’un
cercle vicieux dont les psychiatres aussi bien que les juristes se révéle-
raient impuissants à se dégager ? Oui et non, car si l’on peut y voir le
reflet de positions professionnelles et d’options idéologiques, force est
aussi d’y reconnaître des déterminations plus profondes.
En premier lieu ce qui se déploie ici est l’équivoque constitutive
des notions de « sujet », « sujet de droit » et « citoyenneté ». Par-delà la
divergence de leurs options thérapeutiques tous les réformistes sont
des humanistes, en ce qu’ils s’opposent à la réduction de l’individu au
statut de matière punissable, redressable et médicable (même et surtout
au prétexte de sa « dangerosité »), et réclament une reconnaissance
effective de sa liberté au principe même des traitements que la société
lui propose ou lui impose. Cette position de principe revêt sans aucun
doute une particulière importance au moment où s’observe un retour
en force des techniques neuro-pharmacologiques, couplées à une nou-
velle extension de l’objectivisme psychiatrique. Mais elle ne détermine
pas si la « liberté du sujet » consiste dans un droit inconditionnel pour
l’individu de s’opposer à toute contrainte non reconnue par lui comme

1. Cf. notamment Ph. Rappard, « Le procès de la loi de 1838 », in Transitions, Revue


internationale du changement psychiatrique et social, no 15, 1983 ; « Folie et société
civile », in La folie raisonnée, sous la direction de Michelle Cadoret, PUF, Paris, 1989 ; et
sa contribution au présent volume (Le citoyen fou, cit.).

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légitime, ou si elle consiste dans le droit à des garanties contre l’arbi-


traire des pouvoirs institués. Elle ne permet pas non plus de déterminer
si – dès lors qu’on s’installe dans une situation ambivalente, à la limite
de la notion même de maladie, où surgissent à la fois la demande de
secours et le refus de (se) changer, voire tout simplement de communi-
quer – le « droit du malade » doit être interprété comme un « droit de la
folie », droit d’une histoire individuelle à préserver sa singularité, droit
d’une parole « anormale » à être entendue comme telle 1, ou bien
comme un « droit aux soins », inscrit dans une conception de la com-
munauté comme lien de solidarité. Il semble bien que, dans le discours
de l’humanisme contemporain, où la catégorie de « sujet » en est venue
à recouvrir aussi bien le sujet de droit que le sujet de l’inconscient,
aussi bien la personne morale que le droit à la différence, le relais soit
pris maintenant par la catégorie de « citoyen », qui rassemble en son
sein les mêmes déterminations contradictoires. « Citoyenneté du fou »
(voire de la folie) et « citoyenneté thérapeutique » sont quasiment des
notions inverses l’une de l’autre.
Mais le cercle des discours réformistes exprime sans doute une
contrainte encore plus profonde. Ce n’est pas un hasard si les instances
psychiatrique et judiciaire incarnent tour à tour, l’une pour l’autre, les
figures de la liberté et de la contrainte. Cette oscillation est inscrite dans
la structure (qu’il faut bien dire spéculaire) formée de longue date par la
folie et le crime. Nul crime, en effet, qui ne soit hanté par la possibilité
de la folie, à titre de condition ou de conséquence. C’est même l’une des
raisons pour lesquelles, en dépit de la dénégation opposée par certains
criminologistes 2, on peut considérer que « crime » et « délit » ne sont
pas des notions purement interchangeables, ou équivalentes au degré
près : alors que la notion de délit ou même de délinquance ne fait qu’évo-

1. Cette « parole » serait-elle un silence obstiné, refus ou privation qu’on se propose


alors d’entendre comme renoncement, protestation, demande, interpellation.
2. « La distinction juridique entre les crimes (infractions que les lois punissent d’une
peine afflictive ou infamante) et les délits (infractions que les lois punissent de peines
correctionnelles) est purement formelle et sans intérêt sur le plan psychologique ou
sociologique ; aussi étudie-t-on sous la même rubrique à la fois le comportement des
auteurs de crimes stricto censu, tels que les homicides volontaires, les vols qualifiés, les
attentats aux mœurs avec violence, et le comportement des auteurs de délits, tels que les
vols simples, les escroqueries, les coups et blessures (…) La plupart des criminologistes
s’accordent pour mettre à part, sous des déterminations variables, deux catégories de
criminels qui posent des problèmes spéciaux, les uns d’ordre surtout sociologique, les
autres d’ordre psychiatrique. Il s’agit des criminels “normaux” et des criminels
“aliénés”… » (J. Lafon, article criminel (comportement), Encyclopaedia Universalis,
1969).

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quer l’infraction, la transgression de la loi positive (si bien qu’à la limite


c’est l’idée d’une société sans délits ni délinquants, donc sans mauvaise
volonté, sans faiblesse humaine, qui paraît anormale et « folle » – et qui
le devient franchement lorsqu’on évoque un programme d’éradication
totale de la délinquance), celle de crime – lors même qu’on admet la
relativité des comportements et des actes qui sont classés comme « cri-
minels » d’une société à une autre, d’une époque historique à une autre –
met inévitablement en cause le mal comme tel, qu’il soit pensé comme
négation de la nature humaine ou comme négation de sa destination : en
bref un absolu, qu’on ne peut traiter ou même penser sans faire interve-
nir l’hypothèse d’une coupure entre l’individu et la communauté
humaine. C’est pourquoi aussi, dans la tradition démocratique française,
la distinction du délit et du crime coïncide en principe avec deux moda-
lités tout à fait distinctes de jugement et de sanction, la correctionnelle et
les assises : l’une purement technique, affaire de juristes professionnels
qui établissent les faits et les confrontent à la norme instituée, l’autre
morale et politique, affaire des représentants du peuple (tout au plus
éclairés par des techniciens) qui se forgent une « intime conviction » et
jugent des individus « en leur âme et conscience » en remontant du droit
positif au droit naturel. Le passage d’une infraction, dans un sens ou
dans l’autre, de la catégorie du crime à celle de délit (exemple du blas-
phème) ou inversement (exemple du viol), n’est donc pas une question
de degré, ou de gravité, mais une question de principes et de civilisation,
qui distingue deux régimes de vérité.
De même, nulle folie – au sens fort du terme : démence, psychose –
qui ne soit hantée par la possibilité du crime, déjà inscrite en transpa-
rence dans le qualificatif institutionnel de « dangerosité ». Ou plus exac-
tement nulle folie qui ne confronte l’individu, ses « proches » et la
collectivité à l’éventualité de la mort, voire à son imminence, en tant que
mort non « naturelle » ni « accidentelle », mais plutôt « contre nature »,
retournement de la vie contre elle-même. Et sans doute ici convient-il
d’opérer des distinctions : de quelle mort s’agit-il, et qui menace-t-elle ?
(voire en quoi consiste-t-elle ? car il y a des « morts lentes » auprès
desquelles l’arrêt des fonctions physiologiques semble n’être rien…)
Mais l’éventualité de la mort dans la psychose, par-delà les types noso-
graphiques, ne se caractérise-t-elle pas justement par l’incertitude qu’elle
fait planer sur l’identité de la victime potentielle ? Suicide ou homicide
sont des « contraires », mais si l’enchaînement de causes qui peut y
conduire, ou la structure qui les implique, étaient radicalement hétéro-
gènes, il est probable que la formule psychiatrique et institutionnelle

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d’un « danger pour les autres ou pour soi-même » inscrite dans la loi de
1838 n’aurait pas pu se perpétuer aussi longtemps. Le crime apparaît
alors comme l’une des possibilités, l’un des destins de la folie, qu’il
n’est au pouvoir de personne d’exclure a priori (qu’il y aurait sans doute
folie à exclure, de même que, symétriquement, nous lisons aujourd’hui
quelque chose de démentiel dans l’entreprise naturaliste de la psychiatrie
et de la criminologie organicistes du XIXe siècle d’exclure a priori
l’éventualité du suicide en forgeant la catégorie du « criminel né ») 1.

LA STRUCTURE D’ALIÉNATION : COMMENT L’EXPLIQUER ?

Que le crime et la folie se situent toujours déjà dans un voisinage


qui fait de chaque terme la cause ou la conséquence virtuelle de l’autre,
cela semble assez évident. Ce qui est moins clair, c’est la raison pour
laquelle il va s’agir aussi d’une alternative sans échappatoire, excluant
toute « troisième possibilité » et imposant l’assignation de l’individu
dans l’une ou l’autre des deux catégorisations en présence, dès lors
qu’il y a eu violence (précisons : violence illégitime, non seulement
individuelle mais contraire aux normes sociales, ce qui est assez dire la
relativité des conditions dans lesquelles cette alternative s’applique et
produit ses effets ; mais ceux-ci sont d’autant plus absolus que leur
raison d’être est moins explicite). Alternative institutionnelle : ce qu’ici
même Dominique Coujard, à propos du « choix » offert par l’article 64
du Code pénal appelle excellemment un « Yalta médico-légal » 2. Alter-

1. Ce n’est pas, bien au contraire, annuler cette imminence de la mort que d’en
souligner l’incertitude, recouverte par les pratiques d’ordre public, et déniée par le
formalisme de l’expertise médico-légale, comme le fait L. Bonnafé en critiquant la notion
de « dangerosité » : « Rien n’est plus dangereux que de décréter “dangereux” un sujet en
difficulté de relations humaines, menacé de sombrer, et de lui opposer quelques foudres
plus ou moins “légales”, genre réclusion et contrainte (…) Il conviendrait de ne pas
oublier que les vieilles mesures “préventives” contraignantes, devant les risques du
suicide, ont à leur actif un lourd bilan de morts, poussant, en fait, les gens à se suicider »
(« Psychiatrie, libertés, droits de l’homme et du citoyen », in L’Humanité du 2 nov. 1989).
D’autres psychiatres revendiquent au contraire cette imminence comme preuve du sérieux
de leur discipline : « La psychiatrie, ce n’est pas un gadget médical. C’est une discipline
dans laquelle il y a beaucoup de morts » (Dr. Chabrand, cité par F. Chaumon et N. Vacher,
ouvr. cit., p. 54).
2. D. Coujard, « Problèmes de la législation spécifique et de l’obligation de soins »,
dans Le citoyen fou, cit.

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native existentielle, proprement aliénante, comme aurait dit Lacan,


puisqu’elle n’ouvre à l’individu – au « sujet » – que le choix entre deux
modalités de destruction, entre deux destins d’exclusion : se « vouloir »
criminel (ce qui peut signifier s’identifier à celui qui devait l’être, ou à
celui qui le sera toujours à nouveau), ou bien se « croire » irresponsable,
c’est-à-dire non auteur de l’acte commis par cet « autre » qu’on est soi-
même…
Il est assez évident que c’est justement cette alternative aliénante
(pour l’individu, pour ses « proches », pour la collectivité elle-même à
qui elle ferme par avance toute possibilité de « récupération », donc de
salut pour ses membres déchus, dans une époque qui ne croit plus
institutionnellement à l’au-delà) que les réformismes, et en particulier
les réformismes psychiatriques cherchent à desserrer, en remettant en
cause tantôt la fonction d’expertise que leur fait remplir la justice,
tantôt l’élément judiciaire et pénal inhérent à leur fonction et à leur
pratique « thérapeutique ». Il est non moins évident que cette tentative
constamment remise en chantier est pratiquement un échec, en ce sens
qu’il y a toujours finalement des obstacles insurmontables à la modifi-
cation radicale du dispositif institutionnel, donc reconduction de celui-
ci sous une forme pratiquement équivalente. On pourrait même soute-
nir que plus l’article 64 du Code pénal et la loi de 1838 seront mis à
jour, de façon à éviter les condamnations d’individus non punissables,
les internements abusifs et irréversibles, plus l’alternative « ou fou ou
criminel » sera effectivement mise en œuvre, et donc incontournable…
Force est alors de se demander à nouveau s’il ne s’agirait pas d’une
véritable structure : ce qui ne veut pas dire qu’elle soit trans-historique,
absolument impossible à transformer, mais que fonctionnant comme
l’invariant ou le présupposé commun de plusieurs pratiques, indivi-
duelles et sociales, symboliques et matérielles, on ne saurait en imagi-
ner la modification sans que préalablement ou simultanément tout
l’ensemble des représentations et des rapports sociaux corrélatifs ne se
trouve également déplacé.
Supposons que tel soit effectivement le cas, c’est-à-dire que l’alter-
native du crime et de la folie, inscrite dans la trame d’innombrables
existences individuelles, soit bien ce nœud structural que des institu-
tions ont matérialisé dans l’histoire pour une longue période dont, appa-
remment, nous ne sommes pas encore sortis. Comment pourrions-nous
en rendre compte ? D’emblée nous apercevons trois types d’explication
qu’on pourrait dire méta-historiques. Elles contribuent, sans aucun
doute, à mettre en évidence différents aspects de la structure (c’est-

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à-dire qu’elles ajoutent de nouvelles dimensions à l’idée que nous pou-


vons nous faire de sa nécessité, elles « serrent le nœud » un peu plus et
nous permettent ainsi de mieux comprendre pourquoi il est aussi diffi-
cile de le desserrer). Mais chacune d’entre elles, me semble-t-il, reste en
deçà d’une explication du mode de fonctionnement de la structure dans
les formes institutionnelles que nous connaissons.
Il y aurait d’abord une explication théologique (même et surtout si
elle prend la forme d’une philosophie de l’histoire des sociétés
modernes qui les caractérise par le « désenchantement », la « séculari-
sation » ou le « déclin du sacré »). C’est la théorie suggérée par
Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. Elle consisterait à dire que le
crime et la folie représentent les deux « restes » laissés par la dispari-
tion du péché dans les institutions et les croyances de l’Occident (du
moins en tant qu’absolu indiscutable, référence « normale » et normali-
satrice). L’être criminel et l’être fou (aliéné, malade mental) peuvent
alors être pensés dans le registre moral ou dans le registre de la nature
(de l’esprit ou du corps), mais ce sont de toute façon des notions
anthropologiques, spécifiquement humaines, qui éludent la dimension
surnaturelle du péché dans laquelle le surgissement du mal se trouvait
à la fois expliqué et condamné par référence à une injonction transcen-
dante. C’est peut-être précisément cette disparition du péché de notre
horizon intellectuel objectif (comme aurait dit Hegel) qui fait que,
subjectivement, nous cherchons à comprendre l’énigme de la culpabi-
lité du « pécheur » d’antan comme une sorte de combinaison de la
conscience du crime et de l’inconscience de la folie. Mais c’est aussi
cette disparition qui pourrait éclairer pour nous l’opposition entre les
deux figures laïcisées du mal auxquelles, désormais, nous sommes
confrontés : en effet, en l’absence de la transcendance qui les unissait
étroitement, chacune des deux notions garde un seul aspect de la trans-
gression, soit la transgression de la loi soit celle du sens, soit le mal du
côté de la volonté soit le mal du côté de la raison ou de l’entendement.
Or on peut suggérer, au moins formellement, que cette dissociation est
en même temps ce qui attache nécessairement l’une à l’autre les
notions de crime et de folie, ce qui les institue en véritable alternative,
incontournable dès lors que, pour l’homme moderne, se pose effective-
ment la question du mal. Ainsi le « péché » absent du crime et de la
folie ne serait pas totalement aboli mais plutôt refoulé, ce qui veut dire
que la sécularisation ou laïcisation de nos sociétés n’est pas tant l’abo-
lition de l’horizon théologique que le déplacement de son lieu et de sa
fonction, devenue celle d’un « vide » plutôt que d’un « plein », prenant

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la forme d’une justification négative plutôt que d’une « norme fonda-


mentale » positive, exhibée par les institutions elles-mêmes. Puisqu’ils
ne sauraient réellement être pécheurs, il faut bien que les hommes
soient fous ou criminels quand ils représentent le mal pour d’autres
hommes ou pour eux-mêmes. Mais cette explication, pour éclairante
qu’elle soit au niveau symbolique – elle constitue en quelque sorte le
pendant d’une élucidation du paradoxe de la « sacralité » des lois dans
les sociétés laïques –, a l’inconvénient de nous laisser tout à fait désar-
més devant la variation des modalités de retour ou de dénégation du
théologique dans la pratique judiciaire et psychiatrique, où les para-
doxes fourmillent. N’est-ce pas l’appareil de la justice, le plus « ratio-
naliste » (sinon le plus « utilitariste ») dans sa procédure de définition
et de sanction des responsabilités, qui perpétue le plus ostensiblement
les formes de la sacralisation du pouvoir ? N’est-ce pas la criminologie
d’inspiration biologique et psychiatrique qui s’est approchée le plus
d’une reconstitution de la figure théologique unitaire du péché en pro-
duisant le mythe du « fou criminel » ou du « criminel-né », mais pour
l’inscrire dans un discours totalement positiviste ? 1.
Il y aurait ensuite une explication sociologique, et plus précisément
une explication par la lutte des classes : au fond de l’étonnante résis-
tance au changement de la structure médico-légale, et de la complémen-
tarité des catégories du crime et de la folie, il faudrait voir la stratégie de
domination des classes bourgeoises, utilisant l’État pour discipliner ou
hégémoniser la société civile. De ce point de vue les analyses proposées
ou suscitées par Michel Foucault à partir de l’Histoire de la folie et de
Surveiller et punir n’ont rien d’incompatible avec une certaine tradition

1. Certains auteurs projettent rétrospectivement cette trace en lisant dans l’ancienne


théologie un savoir précurseur de la criminologie : « Trouve-t-on dans la psychologie
criminelle de l’Ancien droit le type du criminel-né, tel qu’il fut isolé par Lombroso dans
son Uomo delinquente, en 1876, prédestiné au crime par sa constitution anatomique,
biologique, physiologique et psychologique, résurgence “atavistique” du sauvage des
origines ou de l’animal des origines, et même de l’animal inférieur ? Évidemment non, du
moins sous cette forme, et d’autant moins que la théologie classique repousse l’idée
d’hérédité des penchants morbides à l’exception du péché originel. Mais il est possible de
concevoir le criminel-né lombrosien sous les traits du pervers que ni les moralistes
religieux ni les criminalistes n’ont méconnu. On peut même regretter que Lombroso ait
ignoré, lorsqu’il parla du “fou moral”, si semblable au criminel-né, les réflexions de saint
Thomas sur les dispositions morbides du corps qui rendent le mal aimable à certains
individus… » (A. Laingui, Histoire du droit pénal, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris, 1985,
p. 107). Sur les dimensions mystiques du positivisme sociologique, voir le dossier réuni
par Clara Gallini et ses collaborateurs de l’Istituto Orientale de Naples, « Aspetti
del positivismo italiano », Quaderni, Anno III, Nuova Serie, no 3-4, 1990, Napoli,
Liguori Ed.

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marxiste. En effet elles n’ont cessé de mettre en évidence que les caté-
gories de « maladie mentale » et de « délinquance » sont des catégories
structurellement décalées, en porte à faux par rapport à leur objet expli-
cite : laissant échapper conceptuellement et institutionnellement toute
une part (à vrai dire essentielle, dans les deux cas) de la « folie » ou de
l’« illégalité », elles leur amalgament en contrepartie massivement les
comportements incompatibles avec l’ordre social, qui sont générale-
ment le fait des classes populaires, ou les situations d’« exclusion » et
d’insécurité individuelle qui résultent pour les gens du bas peuple de la
férocité de ce même ordre social. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les
prisons et les hôpitaux psychiatriques soient peuplés de représentants
des classes populaires. Comment interpréter ce risque d’anormalité et
de dangerosité qui, au titre de la maladie mentale ou de la criminalité, se
trouve effectivement suspendu avant tout au-dessus des exploités,
potentiellement rebelles ? On peut en faire une lecture fonctionnaliste,
c’est-à-dire expliquer qu’il s’agit d’une stratégie d’intimidation et de
disqualification, qui fonctionne essentiellement à la marge, et au moyen
de la marginalisation : tout prolétaire n’est pas étiqueté fou ou criminel,
mais tout prolétaire, en cas de crime ou de folie, est menacé de retomber
dans le sous-prolétariat, c’est-à-dire dans l’insécurité et l’état de non-
droit qui, en retour, sont le terreau du « crime » et de la « folie ». On peut
redoubler cette explication en montrant le ressort de son efficacité idéo-
logique : le conflit de classe n’étant pas représenté comme tel, les ques-
tions d’ordre public ne relèvent plus de la politique, mais de l’hygiène
et de la « défense sociale ». Mais on peut y voir aussi un résultat non
recherché, une formation de compromis entre les exigences du contrôle
social, les objectifs « disciplinaires », et les formes de rationalité dans
lesquelles les élites bourgeoises perçoivent le sens de leur propre domi-
nation et de leur propre organisation sociale comme une œuvre progres-
sive et normalisatrice : l’« anormalité » figure alors en permanence à la
fois la preuve du bien-fondé de cette entreprise et l’indice des résis-
tances (délibérées ou non) auxquelles elle se heurte. Reste que si, dans
cette perspective, l’omniprésence de l’imaginaire du danger social et de
la paupérisation dans le type du criminel et dans le tableau des symp-
tômes de la folie s’interprète naturellement, deux questions au moins
restent pendantes. En premier lieu, la question même de la différencia-
tion du « fou » et du « criminel », la question de savoir pourquoi ces
deux figures complémentaires, constamment associées dans la pratique,
s’opposent conceptuellement l’une à l’autre. On s’attendrait plutôt à ce
qu’elles se réunissent tendanciellement dans une catégorie analogue à la

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« déraison » de l’âge classique, corrélative du « grand renfermement »


décrit par Foucault, qui a fourni anachroniquement, on le sait, son
modèle à la notion critique d’exclusion telle qu’elle a été globalisée, et
simplifiée, par le discours anti-institutionnel des années soixante-dix.
En second lieu la question de savoir pourquoi ce couple se perpétue au-
delà des conditions sociales de sa formation, lorsque l’affrontement
direct de la classe dominante et des « classes dangereuses » a fait place à
un système de contrôle social beaucoup plus individualisé et beaucoup
plus technicisé. Car cela fait maintenant plusieurs décennies qu’est
périodiquement annoncée la mise en place d’un réseau différencié,
assistanciel et normatif, de « gestion des risques » sociaux (pour
reprendre le titre d’un ouvrage qui a fait date 1), dont devrait résulter le
dépérissement des grands appareils psychiatrique et judiciaire. Or,
même si les moyens techniques de ce dépérissement sont disponibles,
on n’observe pas une évolution univoque dans ce sens, mais plutôt une
superposition de formes anciennes et nouvelles. Tout se passe comme si
« crime » et « folie » étaient des notions incontournables 2.
Troisième type d’explication tout à fait différente : par la logique
même de la forme juridique. Il convient en effet, même si on fait obser-
ver que le début du XIXe siècle a vu un renversement se produire dans la
hiérarchie des « cas » qui appellent une discrimination (et donc une
confrontation) entre le crime et la folie 3, de donner toute sa portée au
fait que l’alternative du crime ou de la folie, avec la logique du « tiers
exclu » qu’elle implique, correspond exactement à la forme binaire
inhérente aux problèmes juridiques de capacité, de propriété, de respon-
sabilité. Sans doute une telle forme (bien antérieure à l’émergence de la
notion de « sujet de droit ») ne prescrit-elle rien quant aux modalités
d’attribution ou de reconnaissance de la personnalité juridique, ni quant
aux modalités de résolution des situations conflictuelles ou de traite-
ment des coupables. Elle n’implique même pas que responsabilité et

1. Robert Castel, La gestion des risques, Minuit, Paris, 1981.


2. Ceci ne vaut pas seulement pour la France, bien qu’incontestablement l’appareil
médico-légal y soit particulièrement valorisé en tant qu’appareil d’État. On ne voit pas
non plus l’objectivisme technocratique l’emporter aux USA. En revanche on apprend que
la possibilité de négocier une peine d’emprisonnement contre une castration chirurgicale
dans le cas de crimes sexuels y est introduite ou réintroduite…
3. Cf. M. Foucault, « The Dangerous Individual », Address to the Law and Psychiatry
Symposium at York University, Toronto, 1978 [reproduit dans Dits et Écrits, III,
Gallimard, 1994, p. 443 sq.] : auparavant, l’alternative « démence ou illégalité » était
d’autant plus invoquée que la délinquance était moins grave, désormais elle se concentre
sur le crime horrible et, de là, rayonne sur l’ensemble du domaine de la violence.

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irresponsabilité soient absolument exclusives, extérieures l’une à


l’autre (ne puissent pas se composer par degrés). C’est l’inverse qui,
pendant longtemps, a été la règle, et qui s’est trouvé progressivement
réintroduit par la notion de « circonstances atténuantes ». Mais elle
impose deux contraintes fondamentales : l’une, que toute détention
d’un droit ou d’une propriété implique aussi la responsabilité des
conséquences de son exercice ou de son usage ; l’autre, que toute per-
sonne qui n’est pas responsable de ses actes soit elle-même placée sous
la responsabilité d’une autre (qu’il s’agisse d’une personne physique
ou d’une personne morale, c’est-à-dire d’une institution) 1. C’est pour-
quoi, si le traitement de la « déraison » à l’âge classique est un problème
de police qui se situe en quelque sorte hors du droit, les dispositions
de l’article 64 du Code pénal qui nouent jusqu’à présent l’alternative du
crime et de la folie autour de la responsabilité, de ses corrélats et de
ses substituts (imputabilité, culpabilité, punissabilité) sont déjà formel-
lement contenues dans les dispositions du droit ancien (droit romain
– donc privé –, et droit canon). Il n’est pas jusqu’à la formulation « en
état de démence ou contraint par une force à laquelle il n’a pu résister »
qui n’en procède directement, et on le comprend car la distinction de la
contrainte en « interne » et « externe » fait logiquement partie de la

1. Dans ce fait que la suppression ou l’annulation de responsabilité ne peut jamais être


que son déplacement (car il n’y a pas de chose sans maître ni d’action sans auteur : la
responsabilité, comme la souveraineté, « ne meurt pas ») réside peut-être la plus forte des
continuités entre la tradition juridique ancienne et la pratique actuelle de l’inculpation.
Sans doute, lorsque la Justice, sur avis des experts, prononce le « non-lieu » pour défaut
de responsabilité relevant d’une contrainte intérieure ou extérieure, elle irréalise le crime
en tant qu’acte de telle personne ; mais elle ne l’annule pas pour autant absolument : c’est
plutôt – à l’inverse de la figure du « bouc émissaire » – une façon de prendre symboli-
quement la responsabilité sur elle-même. C’est pourquoi elle doit se préoccuper aussitôt
d’exercer la responsabilité qu’elle a assumée (et d’abord de demander à l’expert
psychiatre de lui en préciser l’objet et les conséquences), ce qui éclaire le fait qu’après
recours à l’article 64 du Code pénal, en cas d’acte violent, le « placement d’office » en
vertu de la loi de 1838, décidé par une autre administration, soit quasiment automatique.
D’où l’impression qu’on peut avoir que ce que la société a « concédé » d’une main, elle le
« reprend » aussitôt de l’autre, et parfois avec usure. Mais aussi elle ne cesse de travailler
à préciser les modalités de ce transfert, par exemple en dissociant responsabilité pénale et
responsabilité civile, ou encore, à l’autre extrémité, en réformant le régime de l’incapacité
de façon à abolir la corrélation stricte qui régnait entre irresponsabilité pénale, obligation
de soins et placement d’office, incapacité civile (loi de 1968). On voit bien qu’un des
objectifs du réformisme psychiatrique serait de pousser le processus à la limite, jusqu’à
une corrélation inverse entre traitement et responsabilité civile (et civique) : mais ne
serait-ce pas contradictoire avec la forme juridique elle-même ? À moins de mettre en
œuvre, pratiquement, d’autres transferts de responsabilité (qui nous ramènent inévitable-
ment vers les proches, la famille, dont le « défaut » ou la « défaillance » sont précisément
liés, le plus souvent, à la situation de crise).

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structure (comme double façon de disjoindre l’acteur et l’auteur juri-


dique d’une action).
Reste que la prégnance de cette forme n’explique aucunement
pourquoi les deux situations antithétiques doivent être chacune essen-
tialisées dans un type humain (le fou, le criminel), ou encore pourquoi
elles doivent être pensées comme des inversions, exclusives l’une de
l’autre, de la condition « normale » de l’homme, ce qui les transforme
tendanciellement en destins individuels. Or c’est seulement lorsqu’une
telle transformation est intervenue que le droit a été appelé, non seule-
ment à décider de la capacité ou de l’incapacité des personnes, mais à
orienter les « incapables » vers ces institutions « totales », à la fois
ségrégatives et orthopédiques, que sont la prison et l’hôpital psychia-
trique, respectivement chargées de la tâche infinie de restaurer la
moralité, et de la tâche infinie de restaurer la pensée rationnelle ou
l’aptitude à communiquer… Il y a donc, sinon une coupure dans la
forme du droit, du moins une révolution dans son usage dont cette
forme même ne peut rendre compte.

LE GRAND PARTAGE BOURGEOIS

Avant de proposer l’esquisse d’une réponse, qui n’invalide pas ces


éléments d’explication, mais qui tente précisément de s’inscrire au
point qu’ils laissent dans l’incertitude, il faut préciser comment, histo-
riquement et logiquement, la structure « crime ou folie » est susceptible
de varier dans son application.
On peut en effet imaginer trois façons de traiter l’alternative. La
première consiste à la penser comme essentiellement incomplète, c’est-
à-dire à réserver la possibilité pour l’individu ou pour une partie de lui-
même de ne tomber ni sous l’imputation de folie ni sous celle de crimi-
nalité. La seconde consiste à penser que les deux termes de l’alternative
peuvent fusionner, voire même doivent procéder d’une fondamentale
unité : celle d’une forme d’individualité et folle et criminelle, qu’on peut
appeler l’« anormalité », l’« asocialité » ou la « déviance » 1. Enfin la

1. Il y a évidemment d’autres désignations possibles (comme l’agressivité), et en


réalité aucune n’est stable. Il est significatif que le terme de « déviance », d’abord
introduit par la tendance critique de la « criminologie radicale » anglo-saxonne, soit

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troisième consiste à conserver à l’alternative sa forme d’exclusion réci-


proque : ou l’individu dangereux, anormal, etc. est fou, ou il est crimi-
nel, mais il ne peut être l’un et l’autre. On voit tout de suite que ces
différentes possibilités, non seulement correspondent à des psycholo-
gies ou à des analyses sociales distinctes, mais cristallisent des visions
politiques du monde. Non pas tellement qu’elles en procèdent (comme
si ces idéologies politiques étaient définies une fois pour toutes), mais
plutôt qu’elles contribuent en permanence à les constituer et à les disso-
cier les unes des autres.
Ni fou ni criminel : c’est là, pourrait-on dire, la formule de l’uto-
pisme critique des institutions ségrégatives, en ce sens qu’elle pose
l’existence, parmi les individus qui « passent à l’acte » de la violence (et
qui, souvent aussi, la subissent), de « cas » irréductibles à cette dichoto-
mie, et par conséquent non susceptibles d’être « traités » par les procé-
dures qu’elle implique. Mieux encore, elle pose qu’en tout individu une
part existe qui ne se laisse comprendre ni par référence à une pathologie,
ni par référence à une transgression de l’ordre établi, et avec laquelle,
par conséquent, il n’est possible de communiquer qu’en s’extrayant des
formes rituelles commandées par ces types ou ces essences institution-
nelles. Pour cela il lui faut s’appuyer sur une métaphysique de l’âme ou
du sujet, qui peut être personnaliste ou au contraire structuraliste
(comme dans la tradition psychanalytique), mais qui est toujours liée à
la fois à une affirmation de la singularité irréductible des individus et à
une critique de la distinction entre normalité et anormalité : soit qu’on
récuse tout usage de l’idée d’anormalité, soit qu’on insiste au contraire
sur la virtualité pathologique universellement présente dans l’individua-
lité humaine, dont l’actualisation dépend des circonstances, non d’une
constitution.
Et fou et criminel : c’est là, à l’inverse, la formule du positivisme
conservateur, dont la distinction du normal et du pathologique comme
frontière d’essence apparaît véritablement constitutive 1. Elle a été
particulièrement illustrée par l’organicisme dans ses variantes crimino-
logique et psychiatrique, mais elle ressurgit dans l’objectivisme
comportemental, car ce qui s’est dit dans le langage de la « dégénéres-
cence » peut aussi se dire dans celui de « l’inadaptation ». Les termes

maintenant tendanciellement repris par le positivisme : cf. J. Pinatel, ouvr. cit., p. 64 sq.
Un retournement semblable s’est produit, dans d’autres champs, avec la notion de
« différence ».
1. Cf. l’étude de J.-F. Braunstein : « Droit de punir, responsabilité et défense sociale »
(Le citoyen fou, cit.).

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d’anormalité et de déviance sont probablement ceux dont l’usage


caractérise le mieux cette position, parce qu’en subsumant crime et
folie sous un signifiant unique, ils permettent d’effectuer à chaque
instant l’opération de recouvrement de la culpabilité et de l’explication
naturaliste. Tout ceci s’éclaire mieux si l’on suppose que dans le traite-
ment autoritaire, ou disciplinaire, de la violence individuelle – y
compris lorsqu’elle est dirigée contre l’individu lui-même : mais ce
n’est jamais sans conséquence sur son entourage, puisqu’il est quasi-
ment impossible de trouver des individus dont personne n’ait besoin –
est à la fois présupposé et mis en question un absolu « bon droit », une
absolue valeur de la société comme totalité. Si cette absolutisation de
la société (ou des institutions qui la représentent) ne faisait pas pro-
blème, il n’y aurait pas de place pour la surdétermination de l’indivi-
dualité asociale selon le double registre, étrangement cumulatif, du
pathologique et du judiciaire, qui entraîne à son tour l’instrumentation
des institutions correspondantes au service d’un unique programme de
« défense sociale ». Dans ses cours des années soixante-dix, Foucault
avait étudié la mise en place progressive des « modèles » de cette sur-
détermination : la monstruosité, l’incorrigibilité, la sexualité infantile
perverse, mais il avait du même coup illustré son instabilité concep-
tuelle 1. Il y a en effet quelque chose d’intenable dans la notion du
« fou criminel », ou dans la combinaison du déterminisme et de la
condamnation, qui conduit à l’oscillation entre différentes formes
d’anti-utopie : abolition du moment juridique comme tel (remplacé par
l’automatisme de la division entre cas « curables » et « incurables »), ou
bien à l’inverse renforcement d’un appareil juridico-pénitentiaire cui-
rassé de bon droit et couvrant des pratiques d’élimination. À l’opposé
précisément de l’utopie critique, dont le refus de principe des catégo-
ries de l’« exclusion » a toujours tendance à se transformer en un
retournement projectif : l’individu comme tel n’est ni fou ni criminel,
mais c’est la société qui produit ces situations, d’abord en les catégori-
sant, et à la limite c’est à la société elle-même qu’il conviendrait
d’attribuer les prédicats de « folle » et « criminelle »…
Entre ces deux extrêmes, on comprend peut-être mieux alors pour-
quoi la formule « libérale » par excellence est précisément celle de
l’alternative : ou fou, ou criminel. Alternative fermée, en ce sens qu’elle
impose le choix forcé (« aliénant », ainsi que je le décrivais ci-dessus)

1. M. Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, Julliard, Paris, 1989 (en particulier
p. 73 sq. : « Les anormaux », résumé du cours de 1974-75).

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d’un des termes. Mais alternative ouverte, en ce sens qu’elle doit tou-
jours laisser à un examen a posteriori, c’est-à-dire à une expertise sinon
à une délibération, la charge de déterminer le destin individuel. Le
paradoxe (et la violence) de l’expertise, c’est qu’elle fixe pratiquement
un destin tout en le proclamant contingent, révisable. Mais la forme
même de l’alternative – dont on sait bien qu’elle peut coexister dans la
pratique avec toute une gamme de pratiques plus ou moins répressives
– exclut l’idée de prédétermination. Elle fait partie du système des
« garanties » qui viennent confirmer que l’individu n’est pas à l’avance
sauvé ou condamné par la société, qu’il a jusque dans les situations
limites qui impliquent une ségrégation la possibilité formelle, théorique,
de choisir son rôle. On s’explique ainsi, me semble-t-il, que la structure
médico-psychiatrique fasse partie d’un ensemble dans lequel figurent
aussi l’institution du jury populaire d’une part, l’insistance de principe
sur la possibilité d’un « traitement moral » de la folie d’autre part. La
frontière entre crime et folie, responsabilité et irresponsabilité, punition
et traitement, ne doit jamais être tracée d’une façon définitive, mais elle
doit être comme telle (c’est-à-dire comme question posée et débattue)
incontournable, « régulatrice » aurait dit Kant. C’est pourquoi les dis-
cussions sur les conditions de l’expertise, la désignation de ceux qui
l’exercent, le moment de son intervention, l’adéquation ou l’inadéqua-
tion des catégories auxquelles elle aura recours, ne sont pas (ou pas
seulement) les symptômes de l’inadéquation ou du blocage du système,
mais aussi et surtout les modalités de son fonctionnement réel dans le
temps. Autour de ces modalités pourra toujours se reconstituer, sinon
un consensus, du moins un régime d’équilibre des pouvoirs et des
forces sociales 1.
On s’expliquerait ainsi le double décalage historique dans la
construction du système médico-légal dont nous observons aujour-
d’hui l’étonnante résistance au changement : d’une part le fait que
l’article 64 vienne avant la loi de 1838, bien que l’un et l’autre
émanent du « rationalisme » juridique, d’autre part le fait qu’ils soient

1. On a là un bon critère pour apprécier la vision politique du monde à laquelle, à tel


ou tel moment de son œuvre, un théoricien entend se rattacher : ainsi le fait que, dans sa
célèbre thèse de 1932 sur la paranoïa, J. Lacan (qui changera, semble-t-il, de position
ultérieurement) se soit explicitement proposé de contribuer, par le développement d’une
« science » anti-organiciste de la personnalité, à une meilleure démarcation des folies
meurtrières qui demandent une sanction pénale et de celles qui lui sont inaccessibles, le
range-t-il incontestablement dans le droit fil de la tradition libérale. Cf. J. Lacan, De la
psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, nouvelle édition, Seuil,
Paris, 1975, p. 276 sq., 298 sq.

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l’un et l’autre postérieurs aux événements et à la formulation des


principes révolutionnaires. Ce n’est pas seulement qu’une disposition
générale, qui touche à la définition même du « sujet de droit », a dû
précéder une disposition d’exception qui extrait certains individus du
« droit commun », ni qu’une législation d’ordre public pur (première
fonction de l’État) a dû précéder une législation dans laquelle se com-
binent l’ordre public et l’assistance, la fonction de « souveraineté » et
la fonction « sociale » de l’État. C’est qu’on a là l’ordre logique de la
constitution du sujet correspondant à l’institution de la société libérale.
Mieux : au devenir sujet du « citoyen » universel (promis, plutôt que
véritablement promu par la Révolution française) dans une société
libérale, c’est-à-dire une société de régulation par le droit des conflits
sociaux, des différences anthropologiques et des tensions culturelles.
Une telle société peut être plus ou moins répressive en pratique, et la
« défense sociale » est toujours une de ses préoccupations (d’autant
plus, incontestablement, que les antagonismes y paraissent menaçants
ou prennent une forme violente) : mais elle doit commencer par se
donner à elle-même une loi régulatrice de correspondance entre l’uni-
versalité de la citoyenneté, qui définit l’appartenance à la communauté
politique, et la particularité des différences individuelles, qui définit la
subjectivité dans le rapport à la loi. C’est précisément ce que contribue
à instituer le système médico-légal qui se traduit par l’alternative « ou
fou ou criminel », et en ce sens, s’il s’applique de façon répressive aux
classes dominées il a nécessairement une portée plus générale, qu’on
pourrait dire « hégémonique », constitutive du rapport entre les deux
rôles que l’État libéral attribue à l’individu : membre collectif du « sou-
verain » et sujet de la loi, qui doit être confronté en permanence au
problème de sa propre « volonté » d’obéissance à la loi (ou si l’on
veut, de servitude volontaire envers un maître purement abstrait et
symbolique), et au « choix » moral et existentiel qu’elle implique.
Il est étonnant que Michel Foucault, poursuivant à tour de rôle
l’étude de la constitution de l’appareil psychiatrique et de l’appareil
pénitentiaire, dégageant peu à peu les formes de leur similitude
(l’objectivation du sujet) et de leur complémentarité (le « conflit des
facultés » qui oppose le pouvoir médical au pouvoir judiciaire, et qui
voit finalement le second ménager au premier la place la plus grande
possible, mais en son propre sein, sous son hégémonie), ait finalement
éludé la question du rapport ente les institutions qui suivent immédia-
tement ou médiatement de la rupture révolutionnaire et les contraintes
politiques et anthropologiques imposées par cette rupture même à la

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construction de la société libérale 1. En effet « l’homme » qui doit être


constitué en sujet par son rapport à différentes institutions d’État n’est
pas seulement l’homme d’une société bourgeoise, c’est aussi, indisso-
ciablement, l’homme de la citoyenneté, des différentes sphères et des
différents degrés d’exercice de la citoyenneté. La rupture révolution-
naire n’implique elle-même que l’universalisation de la citoyenneté, et
par là, négativement, elle ruine les possibilités de compromis entre le
formalisme du droit et les anthropologies religieuses aussi bien que les
pratiques de police purement discrétionnaires. Mais du même coup
elle ouvre, en deux temps, la tâche d’une construction institutionnelle
du « sujet » correspondant à ce citoyen, censé le précéder et le rendre
possible, dans les conditions d’une société et d’une sociabilité bour-
geoises 2.
Parmi ces conditions, il en est une sur laquelle, pour conclure, il
faut encore insister. Michel Foucault avait longuement décrit l’emprise
morale et sociale de la famille dans les transformations institutionnelles
de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Il avait notamment rappelé
que l’institution asilaire dans laquelle se développera l’objectivation de
la folie n’avait été mise en place qu’en raison de l’échec d’une précé-
dente tentative fondée sur l’assistance familiale, les « tribunaux de
famille », et en quelque sorte comme son substitut. De même il avait
décrit la façon dont l’alternative du crime et de la folie se noue avant
tout autour de la violence familiale et singulièrement du meurtre per-
pétré en son sein. Il faisait apparaître du même coup l’étroite solidarité
entre l’institution bourgeoise de la frontière entre le « normal » et le
« pathologique » dans les conduites morales, et la distinction sociolo-
gique et juridique des sphères publique et privée. Dans ce volume
précisément Jean Bart et François Hincker nous rappellent, contre des
légendes tenaces qui sont reconduites par bien des discussions actuelles

1. Foucault et ses collaborateurs en sont passés bien près, cependant, dans l’admirable
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, Gallimard/Julliard,
Paris, 1973, mais l’analyse proprement politique y reste dominée par une perspective
culturaliste. C’est dans cette brèche que s’engouffre la pesante entreprise de révision de
M. Gauchet et G. Swain, La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la
révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980 [M. Gauchet a publié en 1994 un très
intéressant recueil posthume d’articles de G. Swain, Dialogues avec l’insensé, Gallimard,
en le faisant précéder d’une belle préface : « À la recherche d’une autre histoire de la
folie »].
2. Cf. mes précédentes études : « Citoyen sujet – Réponse à J.-L. Nancy » (ci-dessus
Ouverture) ; « Droits de l’homme et droits du citoyen : la dialectique moderne de l’égalité
et de la liberté », in Actuel Marx, no 8, 1990 (La proposition de l’égaliberté, cit.).

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autour de la « citoyenneté » et de l’« exclusion », que les dispositions


répressives héritées de l’interdiction et perpétuées dans l’incapacité,
puis dans la tutelle, ont toujours procédé du droit privé vers le droit
public (non l’inverse), et le plus souvent ont institué une incapacité
civile en préservant la capacité politique. L’essentiel était le patrimoine,
la puissance paternelle, non le droit de vote. Mais bien entendu cette
incapacité privée, qui fait système avec l’irresponsabilité de l’aliéné ou
la déchéance du criminel, est entièrement codifiée et décidée par l’État,
grand tuteur de toutes les familles sur lesquelles il appuie désormais
directement son rôle de garant de l’ordre social.
C’est pourquoi je serais tenté de proposer que le grand partage
bourgeois du crime et de la folie est aussi l’une des formes, ou l’un des
moments, du nouveau partage entre la sphère publique et la sphère
privée. Désormais – virtuellement au moins, car il subsiste des citoyen-
netés plus ou moins « actives », plus ou moins « passives », qui sont
l’enjeu d’un conflit politique permanent – tout individu existe comme
sujet dans la sphère publique et dans la sphère privée : comment se fait-
il que cette distinction, non seulement ne disparaisse pas, mais même
se renforce ?
On peut répondre par la propriété, ce qui est incontestablement une
partie de la solution. On peut répondre par la famille elle-même, en
tant qu’institution de base de la « communauté » nationale au moyen
de la différence des sexes. On peut aussi, sur un tout autre plan,
répondre par l’inconscient : car une société dans laquelle, d’une façon
ou d’une autre, la distinction de ces deux sphères n’est pas assurée, est
une société dans laquelle les « passions », la fluctuation des affects de
l’amour et de la haine, des demandes de satisfaction du désir, ne trou-
veraient en face d’elles aucune institution du « principe de réalité ». Ce
serait une société « sauvage ». À la jonction de toutes ces fonctions,
pour sanctionner la séparation des sphères publique et privée, dont les
modalités sont purement historiques et sociales, et pour opérer le
refoulement collectif du « processus primaire », nous trouvons précisé-
ment des stratégies et des institutions de définition de la « responsabi-
lité ». Or l’appareil médico-légal mis en place au début du XIXe siècle
est clairement un appareil destiné à publiciser le crime et à privatiser
la folie : on pourrait même dire un appareil destiné à conférer au crime
(par l’ensemble des procédures de l’enquête, du jugement et de la
pénalité, sans compter l’intervention organique de la presse) un supplé-
ment de publicité, et symétriquement à la folie un supplément de pri-
vauté (en lui assignant des causes purement familiales, et en finissant,

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logiquement, par proposer à la famille du psychotique un traitement


collectif de « son problème », ou par reconstituer dans l’espace institu-
tionnel une communauté de type familial plutôt que de type civique ou
professionnel). Propriété privée, passions privées, folie privée consti-
tuent les pôles d’une certaine sphère, qui a ses propres formes d’objec-
tivité et de subjectivité. Crime public, fonctions publiques des liens
familiaux eux-mêmes : les bornes d’une autre sphère (dans laquelle
rôde encore, parfois, le spectre de la « mort civile », venu du Code
Napoléon).
Ici encore, nous pouvons hésiter entre une explication fonctionnelle
et une explication conjoncturelle : ou bien nous penserons que la
logique formelle de l’État de droit confronté à la violence et au danger
intérieur consiste à répartir les cas entre le public et le privé, ou bien
nous penserons que c’est l’incertitude même de cette frontière qui
conduit historiquement à la souligner par une exclusion au second
degré, une exclusion dans l’exclusion, ce qu’est bien en un sens l’alter-
native (que j’ai dite libérale) du crime et de la folie. Nous aurions ainsi
quelques raisons de mieux comprendre, à la fois, pourquoi la structure
qui nous apparaît dans les formes institutionnelles de la Psychiatrie et
de la Justice est aussi résistante au changement, et pourquoi cependant
elle apparaît sans cesse davantage « en crise ». Comment maintenir en
effet cette catégorisation, cette symbolisation du « mal » (et du mal-
heur) lorsque ses bases – citoyenneté et propriété individuelles 1, réci-
procité de l’institution étatique et de l’institution familiale dans la
constitution du « sujet » – deviennent largement insaisissables ?
Comment aussi ne pas s’attendre à de nouvelles fluctuations des
notions de responsabilité, ou de distinction entre la sphère publique et
la sphère privée, quand on voit l’importance croissante prise par des
formes de « pathologie » sociale, à la fois individuelle et collective, qui
se laissent de moins en moins aisément penser et classer dans l’alterna-
tive proprement libérale du crime et de la folie ? On pense ici notam-
ment à la consommation de drogues, mais aussi à l’ensemble des
« handicaps » désormais codifiés par la loi et confiés aux soins de
l’administration, et encore au casse-tête d’une catégorisation de

1. Le même Code « bourgeois », qui a toujours maintenu le principe d’une « folie »


annulant le crime et irresponsabilisant l’individu, a toujours exclu le principe de la
responsabilité pénale des « personnes morales », c’est-à-dire des collectifs et des sociétés :
mais pourra-t-il en être ainsi indéfiniment, et quelles seraient les conséquences d’une
modification sur ce point ? [Ce n’est plus le cas – en France – depuis le Code Pénal de
1994].

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l’« agressivité » raciste et sexiste 1, à la prévention et à la sanction des


violences intra-familiales, etc. Ce sont pour une part au moins – et ce
ne peut être un hasard – ces « pathologies » qui ont supporté, depuis
une vingtaine d’années, les politiques réformistes et les utopies liber-
taires. Mais ce sont elles aussi dont on peut craindre qu’elles ne servent
de justification, ou de prétexte, aux résurgences de l’organicisme et de
l’autoritarisme, unifiées dans une nouvelle culture de la « défense
sociale ». Crime privé, folie publique : cette inversion de l’ordre « nor-
mal » des choses finit par ne plus apparaître invraisemblable.

1. Cf. le dossier « Échos de la profession » publié après le meurtre collectif du


6 décembre 1989 dans la revue Sociologie et sociétés, Les Presses de l’Université de
Montréal (Québec), vol. XXII, no 1, avril 1990, p. 193 sq. [Le 6 décembre 1989 à l’École
polytechnique de Montréal, Marc Lépine, âgé de vingt-cinq ans, ouvrit le feu sur vingt-
huit personnes, en tuant quatorze (toutes des femmes) et en blessant quatorze autres
(4 hommes et 10 femmes), avant de se suicider – d’après Wikipedia.]
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12

L’INVENTION DU SURMOI
FREUD ET KELSEN 1922 1

Pour le 150e anniversaire de la naissance de Freud, parlant dans


l’amphithéâtre qui porte le nom du théoricien de l’hystérie dont il avait
suivi l’enseignement, je voudrais présenter de façon synthétique et
donc aussi, inévitablement, sommaire, les premiers résultats d’une
recherche menée au cours des dernières années, en particulier dans le
cadre de séminaires organisés avec Bertrand Ogilvie à l’Université de
Paris X - Nanterre. Ils m’ont amené à reconsidérer ce que je croyais
savoir de l’évolution des conceptions de Freud, en particulier autour de
la constitution de la « deuxième topique », et du rapport qu’elle entre-
tient avec la conjoncture historique, mais aussi avec les débats contem-
porains de la philosophie politique et juridique. Je dis résultats, mais je
devrais plutôt parler d’hypothèses, car tout n’y est pas assuré, il s’en
faut, et l’effet immédiat en est surtout de relancer le questionnement
dans une série de directions.
Ces hypothèses portent sur ce qu’on peut appeler l’invention du
surmoi (terme adopté en français, avec ou sans majuscule et coupe
interne, pour traduire le Über-Ich freudien), et simultanément sur l’arti-

1. Exposé présenté le 20 mai 2006 au Colloque : « La psychanalyse à venir » organisé


par le Séminaire Inter-Universitaire Européen d’Enseignement et de Recherche en
Psychopathologie et Psychanalyse, CHU La Pitié-Salpêtrière. Cette version développée a
bénéficié de diverses observations dont je remercie les auteurs, en particulier Olivia
Custer et Janine Altounian. Elle a paru avec l’ensemble du dossier Le surmoi, genèse
politique, sous la direction de É. Balibar, Carlos Herrera et Bertrand Ogilvie, dans le no 3
(daté Octobre 2007) de la revue Incidence (éditions Michel de Maule, Paris, 2008). Je
remercie vivement Jonathan Chalier, secrétaire de la rédaction, de son aide dans la mise
au point de cette publication collective.

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culation interne du discours psychanalytique et du problème politique :


non pas au sens d’une application, d’une analogie philosophique ou
d’une simple dépendance commune par rapport à une anthropologie ou
une théorie de la « culture », mais au sens d’une véritable réciprocité de
perspectives, manifestée par la double appartenance d’une même ques-
tion à l’un et l’autre champ. C’est cette dépendance réciproque qui se
manifeste selon moi de façon constatable dans l’introduction par Freud
du concept de « surmoi » : il est en ce sens le représentant du politique
au sein de la théorie de l’inconscient, comme il est ou peut être le
représentant du psychisme inconscient au sein de la théorie politique. Et
je pense pouvoir à la fois l’expliquer chronologiquement et en interpré-
ter la signification en accordant une importance cruciale à la rencontre
qui s’est produite en 1922 entre Freud et Kelsen, laquelle n’a pas été
sans susciter à l’occasion l’intérêt des historiens et des philosophes,
mais n’a jamais à ma connaissance été considérée comme un événement
déterminant, à l’exception peut-être des recherches entreprises naguère
par Enrique Mari 1.

UNE RENCONTRE

Quelques précautions seront ici nécessaires. Premièrement, il n’est


pas question de prétendre sortir comme lapin d’un chapeau « la » raison,
jusqu’alors ignorée, qui a conduit Freud, dans le célèbre essai Das Ich
und das Es, publié en avril 1923 et rédigé au cours de l’année précé-
dente, à introduire pour la première fois le mot Über-Ich jusqu’alors
absent de son écriture 2, sans tenir compte d’une évolution interne à la

1. Sur la rencontre de Freud et Kelsen, cf. Carlos Miguel Herrera, Théorie juridique et
politique chez Hans Kelsen, Éditions Kimé, Paris, 1997, p. 253-260, qui renvoie à la
biographie de Kelsen par Rudolf A. Métall : Hans Kelsen, Leben und Werk, Vienne,
1969. Enrique Mari : El Banquete de Platon. El Eros, el vino, los discursos, Editorial
Biblos, Buenos Aires, 2001 (Seccion II : La lectura psicoanalitica de El Banquete : Freud
y Platon ; Hans Kelsen y el Symposium, p. 201-288). Parmi d’autres références impor-
tantes on peut signaler : Mario G. Losano, « I rapporti fra Kelsen e Freud », Sociologia del
diritto, no 1, 1977, p. 142 sq.; Antonio A. Martino : « Freud, Kelsen et l’unité de l’État »,
Revue Interdisciplinaire d’études juridiques, Bruxelles, FUSL, 1985/14, p. 119-146 (je
dois ces références à Soraya Dib Nour, que je remercie de son aide).
2. Nos lectures concordent sur ce point avec les indications du Vocabulaire de la
psychanalyse de Laplanche et Pontalis, 1967, rééd. PUF, 2002 ; et du Dictionnaire de

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pensée freudienne, indissociablement théorique et clinique. L’invention


du surmoi, à la fois conceptuelle et verbale, est venue cristalliser une
refonte des représentations de l’appareil psychique, une dissociation des
fonctions de la conscience (Bewusstsein) et du moi (Ich) 1, et une défini-
tion de celui-ci comme instance essentiellement inconsciente de la per-
sonnalité, partagée entre les exigences contradictoires de la libido, de la
culpabilité et du principe de réalité, qui était en cours depuis plusieurs
années, et dont on pourrait même soutenir qu’elle était en germe dès
l’articulation des « destins de pulsions » et de leur ambivalence propre
avec le scénario œdipien. Mais il s’agit de préciser le sens de cette
évolution en lui restituant un « maillon manquant » d’autant plus décisif
qu’il porte sur le surgissement d’un nom pour le concept et que, on le
sait de reste, en toute théorie c’est de cette nomination du concept,
événement à la fois cognitif et performatif, que dépendent l’effectivité
de la refonte et les nouveaux problèmes qu’elle ouvre.
D’où une deuxième précision. La rencontre de Freud avec Kelsen,
qui prend place en 1921, se traduit de façon manifeste par la publication
en 1922 dans Imago d’un long exposé de Kelsen (d’abord prononcé
dans le cadre de la Société psychanalytique de Vienne le 30 novembre
1921) intitulé « Le concept de l’État et la psychologie sociale, à partir
d’une discussion de la théorie freudienne de la masse » (Der Begriff des
Staates und die Sozialpsychologie. Mit besonderer Berücksichtigung
von Freuds Theorie der Masse), où, sur 40 pages serrées, il commentait
l’essai de Freud paru l’année précédente (Massenpsychologie und Ich-
Analyse). Mon hypothèse – peut-être simplificatrice, mais qui vise à
porter au jour un élément généralement sous-estimé – est que cette
rencontre a dû déterminer chez Freud une inflexion, voire un tournant
théorique 2. Ce n’est pas ce côté pourtant qui a été privilégié par les

la psychanalyse de Roudinesco et Plon, Fayard, 1997, confirmées par l’index des


Gesammelte Werke.
1. Je reste fidèle par convention à la traduction de l’allemand Ich par « moi », même si
l’équivalent strict dans la plupart des cas est « Je ». En fait aucune des traductions ne
convient, puisque la nominalisation en français s’appuie sur le réfléchi (le moi, et non
Das Ich). On ne peut dire « le Je » que si on veut citer une unité linguistique comme telle.
Il s’agit là d’un écart proprement « intraduisible » dont les effets philosophiques sont
considérables : cf. mon article « Je-Moi-Soi », dans le Vocabulaire européen des philoso-
phies, cit.
2. La biographie de Rudolf Métall indique que Kelsen avait été introduit au séminaire
privé de Freud pendant les années de guerre par Hanns Sachs, ancien avocat devenu
psychanalyste et co-rédacteur avec Rank de la revue Imago. Il signale des « vacances
communes » de Freud et Kelsen à Seefeld pendant l’été de 1921 (donc pendant la
rédaction de Massenpsychologie und Ich-Analyse), corrigeant sur ce point les indications

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(rares) commentateurs de l’événement, qui se sont plutôt interrogés sur


ce que Kelsen était allé chercher du côté de la psychanalyse dans la
phase préparatoire de sa « théorie pure du droit » – quitte à tenter
ensuite, par le biais d’une théorie de l’imaginaire, des « fictions », ou de
l’ordre symbolique, de faire bénéficier la psychanalyse appliquée des
apports d’une philosophie juridique d’inspiration kelsénienne 1. Pour
ma part, prenant l’interpellation de Kelsen à la lettre, je chercherai à
reconstituer les implications de son exposé et à en imaginer le retentis-
sement dans la pensée de Freud, dont je crois que les effets sont immé-
diatement observables. Je ne pense donc pas seulement à une réaction
momentanée de Freud à l’argumentation de Kelsen qui, ayant cru déce-
ler chez lui une tentative de construire le concept de l’État par les
moyens de la psychanalyse étendus de l’individu aux relations sociales,
s’était proposé d’en établir à la fois la fonction critique et les limites de
validité, mais bien à un effort d’élaboration propre dans le champ de la
psychanalyse 2. Cet effort dont je montrerai plus loin qu’il porte précisé-
ment sur l’articulation inconsciente de la culpabilité à l’obéissance et à
la contrainte, ou sur ce qui expose le sujet de droit à la « servitude
volontaire », question posée par Kelsen mais que Freud a voulu refor-
muler et restituer à son lieu propre, ne constitue donc pas seulement une
façon de retourner à Kelsen un argument de philosophie politique, mais
il fait jouer pour la première fois à une question comme telle politique
un rôle constitutif dans la théorisation du psychisme 3. Si l’on adopte
une telle hypothèse la rencontre de Freud et de Kelsen, qui donne son

plus imprécises données par Jones dans sa propre biographie de Freud (cf. Ernest Jones,
La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Tome III, PUF, 1969, p. 90-91).
1. Voir Jean Clavreul : L’ordre médical, Éditions du Seuil, 1978. Les pages de Carlos
Herrera dans son livre cité supra constituent une exception : il s’interroge sur l’influence
que la critique kelsénienne du marxisme a pu exercer sur les jugements de Freud à propos
du communisme dans ses œuvres des années 20-30.
2. La seule réaction publique de Freud à l’exposé de Kelsen, à ma connaissance,
consiste dans une note ajoutée à la fin du chapitre III de Massenpsychologie und Ich-
Analyse dans la réédition de 1923, où Freud récuse l’idée que l’attribution à « l’âme de
masse » (Massenseele) d’une « organisation » conduise à « hypostasier » celle-ci, c’est-
à-dire à l’autonomiser par rapport aux processus psychiques (seelischen Vorgängen),
comme le lui reproche Kelsen, auteur d’une critique de l’ouvrage au demeurant pertinente
et acérée (verständnisvollen und scharfsinnigen). La lecture du passage correspondant de
Massenpsychologie, fondé sur une « traduction » de la thèse de McDougall relative à
l’individualisation de la masse en termes de composition des organismes supérieurs,
montre que la question n’a, pour le moins, rien d’évident.
3. On objectera qu’avec l’introduction de l’idée de censure au cœur de la théorie du
refoulement élaborée dans la Traumdeutung de 1900, cette interférence avait déjà eu lieu.
Mais il s’agit encore d’une métaphore, dont le statut pourra être repensé après coup, sur la
base que fournit justement la rencontre des années 20.

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langage au premier « moment politique » (car il y en aura d’autres) dans


l’histoire de la psychanalyse, n’apparaît pas seulement comme une
occasion ou une incitation, mais contribue directement à la position
d’un problème, à l’invention d’une terminologie, et à la détermination
d’un contenu conceptuel 1.

CRITIQUE DE LA PSYCHOLOGIE POLITIQUE

Je suppose donc que nous ayons présent à l’esprit le contenu de


l’essai de 1921 sur la « psychologie des foules » 2. Il se regroupe en

1. Sur le problème que pose, chez Freud et ses successeurs, l’équivalence tantôt
affirmée, tantôt déniée, des termes « idéal du moi » (Ich-Ideal) et « surmoi » (über-Ich),
cf. le Vocabulaire de psychanalyse de Laplanche et Pontalis (PUF). Voir également : Janine
Chasseguet-Smirgel, La maladie d’idéalité. Essai psychanalytique sur l’idéal du moi,
Éditions Universitaires, Paris, 1990 ; Surmoi I : Le concept freudien et la règle
fondamentale par Jean-Luc Donnet ; Surmoi II : Les développements post-freudiens,
sous la direction de N. Amar, G. Le Gouès, G. Pragier (Monographies de la Revue
Française de Psychanalyse, PUF, 1995) ; Daniel Lagache : Rapport, in La psychanalyse,
no 6, « Perspectives structurales » (PUF, 1961, p. 5-54), auquel répond Lacan dans sa
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » (cf. Écrits, cit., en particulier p. 652 sq.,
683 sq.). Les textes de Lacan lui-même se référant au « surmoi » sont nombreux mais
dispersés et ne comportent pas, à ma connaissance, de discussion philologique : depuis les
recherches sur l’agressivité, la paranoïa et la criminalité (De la psychose paranoïaque
dans ses rapports avec la personnalité, 1932 ; « Fonctions de la psychanalyse en
criminologie », avec M. Cénac, 1950) jusqu’au Séminaire, Livre XX, Encore, où le
Surmoi est réinterprété comme impératif de la jouissance, en passant par diverses
références à la « figure obscène et féroce » du Surmoi dans les Écrits (« La chose
freudienne », « Variantes de la cure-type »). Jean Laplanche, dans Problématiques (I) :
l’angoisse, PUF, 1980, p. 331-363, développe un commentaire approfondi des textes de
Freud consacrés au Surmoi auxquels on verra que j’ai emprunté plusieurs suggestions. Du
côté des philosophes on n’oubliera pas que la distinction moi-surmoi fait aussi l’objet du
travail de Gilles Deleuze dans sa Présentation de Sacher-Masoch (Éditions de Minuit,
1967). Dans Soi-même comme un autre (Éditions du Seuil, 1990, p. 407 sq.), Paul Ricœur
crédite Freud d’une explication « légitime dans son ordre » (sic) du phénomène de la
conscience morale comme « parole des ancêtres résonnant dans ma tête », sous le nom de
« surmoi ».
2. Ou des masses : il est plus juste de traduire par masse, faute de quoi certaines
connotations politiques sont perdues, mais il est impossible d’oublier que l’essai de Le
Bon dont Freud commence par donner un commentaire et auquel, comme l’ont montré les
éditeurs, il ne cesse d’emprunter des formulations, parfois sans le dire, s’appelle en
français Psychologie des foules. Le terme choisi par Freud (figurant dans la traduction
allemande de 1912 par Eisler de l’ouvrage paru en français en 1895) lui permet de
surmonter l’antithèse avec le terme anglais « group » qui désigne l’objet du livre de
McDougall, The Group Mind, qu’il a lu dès sa parution (1920) et qui constitue l’autre
« source » fondamentale de sa théorisation.

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trois parties. La première est consacrée à la lecture critique des théori-


ciens de la psychologie sociale, autour de l’hypothèse de la suggestion
et de l’expression déformante qu’elle donne à la circulation de la libido
dans la construction et la décomposition des institutions. La seconde
est consacrée à l’élaboration de la catégorie proprement freudienne de
l’identification dont le « graphe » est dessiné au chapitre VIII, autour
de l’analogie entre la structure des rapports sociaux et celle des phéno-
mènes de « fixation » ou de « choix d’objet », dans l’hypnose et dans
l’état amoureux. Enfin la troisième partie est consacrée à une tentative
de fondement génétique des phénomènes précédemment décrits, par
référence à la théorie anthropologique développée dans Totem et tabou
de 1912, donc en termes de régression à un prototype archaïque des
relations de dépendance à l’autorité de type « paternel ». De part et
d’autre de cette progression ternaire, nous avons deux développements
très importants du point de vue méthodologique : un chapitre d’intro-
duction où se trouve posée la question du dépassement de l’opposition
entre psychologie individuelle et psychologie collective ; et un « après-
coup » (Nachträge) où se trouve esquissée une typologie des
Massenbildungen ou « formations de masse » qui sont aussi, par défi-
nition, des formations de l’inconscient, selon qu’elles mettent en rela-
tion deux sujets (ou un sujet et un objet, avec effet en retour), comme
dans l’hypnose et l’état amoureux, ou bien une multiplicité de sujets
liés entre eux et avec leur « modèle » par le mécanisme de l’identifica-
tion, ou enfin, de façon antithétique, un sujet privé de relation sociale,
ou dont les relations sociales sont inhibées, comme dans la névrose et
a fortiori dans l’autisme. Cet après-coup, dont le ressort théorique ne
laisse pas de faire penser à certains développements de Simmel (une
confrontation ignorée de Freud, mais qui sera esquissée par Kelsen
dans son commentaire), dessine un prolongement possible de la pro-
blématique de Massenpsychologie assez différent de celui qu’indique
l’idée de la régression archaïque, mais ceci est une autre affaire que je
laisse ici de côté.
Il devrait aller de soi que Massenpsychologie appartient à l’histoire
de la philosophie politique, et marque même un de ses tournants, à situer
dans une série qui commence à la République de Platon et qui va
jusqu’aux Origines du totalitarisme d’Arendt, en passant par Le Prince,
le Léviathan, le Contrat social, la Philosophie du droit de Hegel, le
Capital, le Concept du politique de Schmitt, etc. Cela n’empêche pas
qu’il s’agisse d’un ouvrage de psychanalyse, et de psychanalyse théo-
rique, terme que j’adopte pour nous débarrasser une fois pour toutes du

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couple du « pur » et de « l’appliqué ». Mais il faut être plus spécifique :


Massenpsychologie s’installe de façon critique sur le terrain d’une disci-
pline préexistante qu’on peut appeler (et qui s’appelle d’ailleurs quel-
quefois aujourd’hui, notamment dans l’Université anglophone) la
« psychologie politique », non sans analogie avec la façon dont la théo-
rie de Marx s’installait de façon critique sur le terrain de « l’économie
politique ». Cela veut dire en particulier que, comme Marx envers
Quesnay, Smith ou Ricardo, Freud s’approprie une bonne part des
notions et des problématiques du discours qu’il critique, en même
temps qu’il le déplace et parfois le renverse. Son écriture demeure pour
une part essentielle une paraphrase.
La préhistoire de la psychologie politique remonte à Platon et
notamment à la féroce critique de la démocratie et de son renversement
en tyrannie exposée au livre VIII de la République. Sa tradition propre-
ment moderne – au XIXe siècle – est indissociable des réactions conser-
vatrices à la Révolution française et au libéralisme (chez Le Bon, Taine,
et même Tarde), qui voient dans les mouvements de masse à base popu-
laire, et notamment le socialisme, une pathologie sociale, une décompo-
sition de l’autorité et un retour de la barbarie au sein de la civilisation,
qui en menace l’ordre politique, et que favorise la proximité entre l’âme
des foules et celle des primitifs, des femmes, des enfants, des criminels,
chez qui l’élément irrationnel l’emporte sur l’élément rationnel. C’est
pour désigner cette analogie et l’enraciner dans un évolutionnisme bio-
logique où prédomine le déterminisme racial que la psychologie poli-
tique, notamment française, fait usage du terme d’inconscient et
l’associe à une projection du langage médical sur la description des
phénomènes sociaux. Tout cela nous est aujourd’hui familier grâce aux
études de Michel Foucault et d’autres 1.
Le problème central de la psychologie politique, en particulier chez
Le Bon, est celui de l’asservissement de la volonté ou du désir d’obéis-
sance au chef, « guide » ou « meneur », selon une modalité critique très
ambivalente, que le fascisme entreprendra d’ailleurs de retourner à son
profit. Dans ce que j’interprète comme sa propre critique de la psycho-
logie politique, Freud procède lui aussi à un renversement de perspec-
tives, mais d’une nature tout à fait différente. Jouant une partie de la

1. La meilleure reconstruction de ce grand chapitre d’histoire des idées est à ma


connaissance la seconde partie (« La colonizzazione delle coscienze ») du livre de Remo
Bodei : Destini personali. L’età della colonizzazione delle coscienze, Feltrinelli, Milano,
2002.

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psychologie politique (McDougall) contre une autre (Le Bon), et


détruisant en ce domaine comme en d’autres l’antithèse d’essence du
normal et du pathologique, il montre que les phénomènes de sugges-
tion, ou mieux de fixation de la libido sur la personne du meneur,
accompagnés du sentiment de la toute-puissance collective et de
l’affranchissement des règles de la morale ordinaire, sont comparables
à l’hypnose en ceci notamment qu’ils comportent un abandon de
l’esprit critique, ou de « l’épreuve de réalité », au profit du titulaire de
l’autorité. Or ils ne concernent pas seulement les foules ou masses
incontrôlées, dites « spontanées » et « transitoires » (c’est-à-dire les
insurrections, les mouvements de masse, les révolutions), mais d’abord,
et surtout, le fonctionnement des institutions de l’ordre établi, dont il
choisit pour exemples l’Église et l’Armée. Les « masses artificielles »
(ou construites : künstliche Massen) sont les véritables formations pri-
maires, ou primitives. En conséquence, et c’est l’un des aspects les plus
remarquables de son analyse, Freud assigne à la psychologie collective
fondée sur un concept de l’inconscient non pas racial, mais sexuel au
sens élargi qu’il donne à ce terme, la tâche de comprendre à la fois ce
qui cimente la permanence et l’ordre des institutions, et ce qui se pro-
duit quand elles s’effondrent ou se dissolvent, mais qui toujours déjà
les hante et qu’elles tentent de retourner à leur profit : la panique et
l’angoisse de mort dans le cas de l’Armée, le fanatisme et l’intolérance
dans le cas de l’Église 1.

1. En 1919, en pleine tourmente dans les pays d’Europe centrale, un disciple de


Freud, Paul Federn, avait publié dans le journal Der Oesterreichische Volkswirt un essai
intitulé « Zur Psychologie der Revolution : Die Vaterlose Gesellschaft » (Contribution à la
psychologie de la révolution : la société sans père »), issu d’exposés présentés à la Société
psychanalytique de Vienne et devant la Ligue des Monistes (c’est-à-dire des néo-
darwiniens disciples de Haeckel), réédité la même année en une brochure de 29 pages.
S’appuyant sur la théorie de Totem et tabou, il se proposait d’interpréter les phénomènes
révolutionnaires contemporains : mouvement des « conseils » (Räte, équivalents en Alle-
magne, Autriche et Hongrie des soviets russes et des consigli di fabbrica italiens) et les
grèves politiques. Le principe de l’explication est la désillusion des sujets devant la
médiocrité des pères réels comparée à la toute-puissance de leur image infantile. À cette
désillusion ils peuvent réagir, soit par une élaboration imaginaire de substitution (figures
paternelles culminant dans la personne impériale et dans le Dieu monothéiste, qui forment
la clé de voûte des institutions d’autorité – Obrigkeit – que sont l’État et l’Église, l’une
renforçant l’autre), soit par une attitude nihiliste d’opposition et de résistance à tout
pouvoir. Federn crédite le parti socialiste autrichien et ses chefs, venus à leur tour occuper
la place du père, d’avoir empêché par leur influence sur les masses le développement
d’une situation d’anarchie comparable à celle de la révolution russe, que portent en germe
les grèves dans une situation de pénurie où la subsistance de la classe ouvrière est
menacée. Mais inversement il dénonce l’hypocrisie des critiques bourgeois de la révolu-
tion soviétique, nostalgiques de l’ordre paternel étatique-ecclésiastique (auquel il rattache

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L’IDENTIFICATION ET SES « MODÈLES »

Lorsque Freud passe à sa construction « positive », la dualité des


« types » institutionnels représentés par l’Église et l’Armée (qu’on peut
aussi concevoir comme deux pôles tendanciels du fonctionnement de
chaque institution politique), est d’abord résorbée dans la présentation
d’un schème de fonctionnement unique. C’est l’identification dont la
définition est complétée par le graphe du chapitre VIII, destiné à faire
« voir » les dimensions et les problèmes dont un discours linéaire ne
peut totalement rendre compte. Trois brèves remarques sur ce point.
Premièrement ce que le concept d’identification désigne et que le
graphe exhibe de façon aveuglante est une structure trans-individuelle,
dans laquelle l’opposition d’un psychisme individuel et d’un psychisme
collectif est radicalement dépassée (alors que l’introduction de l’essai se
contentait encore de la relativiser, et maintenait au niveau de l’écriture
une dissymétrie entre les deux, une sorte d’individualisme méthodolo-
gique « relationnel »). Ce qui est appelé ici Ich, « moi », est tout autant le
résultat ou le produit du mécanisme d’identification décrit comme une
« mise en commun » de l’objet d’amour que son point de départ ou sa
source. Et inversement ce qui est appelé objet « extérieur » et que figure
le point de convergence marqué d’une croix, ou d’un X, n’est pas seule-
ment un objet mis en commun par des moi préexistants, eux-mêmes
extérieurs les uns aux autres, mais aussi la condition de possibilité de
leur propre constitution. C’est ce que nous présente la flèche de rétroac-
tion qui, pour chaque ligne d’individualité mise ainsi en parallèle,
indique l’origine du dédoublement de chaque personnalité ou subjecti-
vité en Ich et Ich-Ideal, et en fait la condition de ses choix d’objet. Il
faudrait avoir ici le temps de commenter chaque détail du graphe des-

la défense de la propriété et de l’héritage), et propose une solution (proche des positions


des « austro-marxistes ») qui constitutionnalise les conseils pour en faire le contrepoids
du parlementarisme. Cette position politique s’accompagne d’une généalogie psychana-
lytique des conseils qui en fait l’aboutissement d’une « institution fraternelle »
(Bruderschaft), réprimée depuis l’origine de la société par la prévalence du système
paternel. Au moment où celui-ci s’effondre, en tout cas est ébranlé par la guerre et la
révolution, la fraternité se présente ainsi comme l’alternative qui doit permettre de
refonder la société sur des bases égalitaires. À la lecture de ce texte passionnant, qui est
en fait la première tentative de refonte psychanalytique de la psychologie politique, on
comprend beaucoup mieux le sens du déplacement opéré par Freud deux ans plus tard, et
son choix de l’Armée et de l’Église en tant que prototypes institutionnels, « élidant »
l’État.

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siné par Freud. L’essentiel est cette circularité qui fait que le moi est
produit dans sa caractéristique essentielle, le dédoublement intérieur
pouvant aller jusqu’à la scission, à partir de la « mise en commun » qui
double tous les objets d’une dimension quasi transcendantale, ou
comme dit Freud d’extériorité interne, dont elle forme la condition
inconsciente 1.
À partir de là, on peut articuler les deux versants de ce que Freud,
en jouant soigneusement sur les significations traditionnelles du mot,
appelle « identification » : le mimétisme intersubjectif ou l’assimilation
réciproque des individus (Imitation, Gemeinsamkeit), et la reproduction
d’un modèle supérieur (Vorbild), qu’il trouve respectivement dans la
description des phénomènes de foule offerte par la psychologie poli-
tique et dans sa propre analyse des processus d’introjection de l’objet
perdu. Ces deux dimensions, qu’on pourrait dire horizontale et verti-
cale, ou pour mieux respecter la disposition du graphe, transversale et
longitudinale, sont corrélatives, et condition l’une de l’autre. L’analo-
gie est ici flagrante avec les schémas de philosophie politique classique
qui instituent le politique dans la forme idéale d’un contrat fondateur –
« ce qui fait qu’un peuple est un peuple » pour le dire avec Rousseau –
et dont les paradoxes constitutifs ont d’ailleurs donné lieu aussi à éla-
boration graphique et allégorique, comme c’est le cas chez Hobbes 2. Il
s’agit en effet de penser un double rapport de tous à chacun et de
chacun à tous, dans lequel opèrent à la fois l’indivisibilité du commun
et la distribution des subjectivités multiples, l’égalité des sujets entre
eux et leur rapport originaire à l’autorité ou à la loi. À condition de
comprendre que nous avons affaire ici non à une conjecture historico-
juridique, mais à une structure inconsciente transindividuelle, ce rap-
prochement est décisif. D’autant que chez Freud aussi, alors que le
rapport au Vorbild « extérieur » constitue les sujets comme tels, ou
comme autant de « moi » attachés à leur idéal, la « place » du Vorbild
elle-même n’est pourtant rien d’autre que l’effet du désir commun des
sujets, qui sont ainsi à l’origine de ce qui les assujettit (de même que
chez Hobbes le contrat qui institue la place du souverain est conclu en
dehors de lui, entre les sujets). C’est pourquoi Freud, à la différence

1. Voir Zur Einführung des Narzissmus (1914) (S. Freud, Studienausgabe, Fischer
Taschenbuch Verlag, 2000, Band III, Psychologie des Unbewussten, s. 37-68.
2. Voir le livre de Horst Bredekamp : Thomas Hobbes : Visuelle Strategien. Der
Leviathan : Urbild des modernen Staates. Werkillustrationen und Portraits, Akademie
Verlag, Berlin, 1999 (traduction française, Éditions de la Maison des Sciences de
l’Homme, Paris, 2003).

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des théoriciens du « prestige » des leaders comme Le Bon ou même du


« pouvoir charismatique » comme Max Weber, est pratiquement indif-
férent aux vertus et à la puissance des chefs (ou de l’idée qui peut se
substituer à eux : ce qu’il appelle une führende Idee), ou plutôt il en fait
fondamentalement une projection du désir des sujets 1. Il prépare ainsi,
si l’on en tire les conséquences quant à la constitution du moi, une
problématique de la ronde des identifications imaginaires et une reprise
au point de vue psychanalytique du vieux thème des personnalités
multiples 2.
D’où ma troisième remarque. Le rapport au Vorbild du moi dédoublé
intérieurement et démultiplié extérieurement (ou « mimétiquement »)
obéit sans doute à un schème général (qu’il faudrait avoir le temps de
décrire plus longuement, de même qu’il faudrait étudier ses relations
avec toute une tradition philosophique et religieuse occidentale : pen-
sons à l’imitatio Jesu Christi et à ce que, dans sa Religion dans les limites
de la raison, Kant appelait le « prototype » ou Urbild communautaire de
la moralité). Mais il est marqué aussi d’emblée par une profonde ambi-
valence. La question se pose en effet de savoir quel rapport la question
de la liaison entretient avec celle de la déliaison ou de la décomposition
du lien, dont je rappelais il y a un instant comment Freud l’avait inscrite
à la limite de l’institution ou de la Massenbildung elle-même : quel
rapport y a-t-il notamment entre la rupture des liens qui unissent les moi
entre eux et à leur objet commun fonctionnant comme modèle, et d’autre
part le fait qu’il y a des objets communs de haine ou de peur comme il y
a des objets communs d’amour ou de désir ? Les passions négatives,
destructrices, ne sont-elles pas des facteurs d’identification collective
aussi puissants que les passions « attractives », et même à l’occasion
plus puissants qu’elles ? Sont-elles d’ailleurs séparables ? La question se
pose aussi, dans un autre registre, de savoir si le schéma est complet du
point de vue même de la théorie freudienne de la libido, et en particulier
comment il tient compte de la différence des sexes : à la lisière des

1. Voir cependant dans Zur Einführung des Narzissmus, p. 55, la suggestion que ce
qui présuppose certains individus à occuper la « place » de leader est la puissance de leur
propre narcissisme, qui les rend « attirants » pour les individus qui croient retrouver en
eux cet amour de soi qu’ils ont perdu depuis l’enfance, ou le revivre par procuration,
c’est-à-dire par identification.. Le rapport entre les pensées de Freud et de Max Weber
attend encore la formulation de ses questions (mais voir l’article de Pierre Macherey :
« Entre Weber et Freud : questions de modernité, modernités en question », Incidence
no 3, cit.).
2. Explicitement évoquée dans Das Ich und das Es, chap. III (Studienausgabe, Bd III,
s. 298).

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descriptions et des exemples freudiens, celle-ci semble non pas tant


ignorée que déniée, en rapport avec une problématique du choix
d’objet homosexuel, qui à l’époque préoccupait vivement Freud.
Je laisse de côté ces questions fondamentales, et je me contente
d’évoquer une autre dualité, dont le rapport avec notre problème est
plus immédiat. C’est ce qu’on pourrait appeler la dualité à la fois onto-
logique et politique du modèle. La distinction des deux types institu-
tionnels, le « type Armée » et le « type Église », est ici incorporée au
concept de l’identification, mais d’une façon embarrassée, ou qui du
moins reste en suspens. Freud nous dit en effet que l’objet commun
dont procèdent en retour l’assimilation des « moi » et leur dédouble-
ment interne peut être soit une « personne réelle » soit une « idée »,
pour ne pas dire une idéologie – un objet de confiance ou un objet de
foi, donné dans un cas sur le mode de la vie et de la présence, dans
l’autre sur celui de la représentation abstraite et de l’absence. Et il
rattache au fond cette alternative à une grande alternative du narcissique
– à l’œuvre dans l’hypnose – et de son envers mélancolique – figure de
l’impossible deuil – comme modes de constitution du moi. Mais ce
qu’il donne comme le type même de l’idée, en rapport avec l’exemple
de l’Église, c’est la personne imaginaire du Christ avec son enseigne-
ment. De là à supposer que l’amour d’une idée ou le fait de s’en
remettre à une idée du soin d’évaluer la réalité est toujours en quelque
manière l’amour d’un mort ou d’un spectre, et renvoie au fantasme
d’une parole qui s’énoncerait du lieu même de la mort, dont elle tirerait
toute sa puissance, il n’y a évidemment qu’un pas, qui marque sans
doute la dépendance de Freud par rapport à un certain mythe chrétien
de la communauté. Mais on peut aussi en conclure que l’efficace d’un
modèle en général est elle-même liée à son dédoublement, à sa dualité
interne qui lui permet de fonctionner à la fois comme personnification
et comme abstraction, présence et absence, visibilité et invisibilité, idéa-
lisation de la vie et de la mort. De même que, sur le versant institution-
nel, on devrait dire qu’il y a quelque chose d’une armée dans toute
église, mais aussi quelque chose d’une église dans toute armée. Et donc
quelque chose d’une guerre dans toute conversion, quelque chose d’une
croisade dans toute guerre nationale…

*
Passons maintenant à l’examen de l’essai de Kelsen. Le fait que
Freud, après l’avoir invité à s’exprimer en tant que juriste, philosophe

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et théoricien de la politique devant la Société psychanalytique de


Vienne, ait montré un tel empressement à publier une version (peut-être
amplifiée) de son intervention dans le journal qu’il dirigeait, Imago, la
même année 1922, puis l’ait fait traduire pour la publier en 1924 dans
The International Journal of Psycho-Analysis dirigé par Jones, en dit
long sur l’importance qu’il lui accordait et qui allait très au-delà d’un
désir de dialogue avec ses « pairs » et de reconnaissance de la part des
disciplines reines de l’Université 1. Il suffit de lire dans sa totalité cet
essai remarquablement pensé et argumenté pour s’apercevoir qu’il
replace soudain l’esquisse freudienne d’une conception des phéno-
mènes sociaux et politiques comme organisation ou économie transin-
dividuelle du désir inconscient dans un contexte politique dont les
enjeux brûlants seront lourds de conséquence pour toute l’histoire de la
pensée au XXe siècle. Ce contexte est celui de la remise en cause des
conceptions traditionnelles de la souveraineté impériale et nationale,
dans le prolongement de la Grande Guerre, vécue partout en Europe
comme un traumatisme collectif et une crise de civilisation, et de
l’effondrement des modèles d’État autoritaires, militaristes et cléricaux,
qui ouvre la voie, d’un côté aux tentatives révolutionnaires puis contre-
révolutionnaires de renversement du parlementarisme, de l’autre aux
tentatives de redéfinition du constitutionnalisme démocratique, dont
Kelsen lui-même est un protagoniste de premier plan pour tout l’espace
de la Mitteleuropa. Pendant cette période, Kelsen, principal rédacteur
de la nouvelle Constitution, nommé très jeune professeur à l’Université
de Vienne et membre de la Cour constitutionnelle créée par la Répu-
blique 2, travaille à l’élaboration de ce qui deviendra, en 1934,
l’ouvrage fondateur du positivisme juridique, la Reine Rechtslehre ou

1. L’article de Kelsen a paru dans le no VIII, fascicule 2 (1922), de Imago. Zeitschrift


für Anwendung der Psycho-Analyse auf die Geisteswissenschaften, herausgegeben von
Prof. Dr. Sigm. Freud ; il a été traduit en anglais et publié en Janvier 1924 dans le vol. V,
Part 1, de The International Journal of Psycho-Analysis, sous le titre « The Conception of
the State and Social Psychology, with Special Reference to Freud’s Group Theory ». Une
traduction française par les soins de J.-L. Schlegel a été publiée en 1988 dans la revue
Hermès, no 2, pages 134 à 165. Nous l’avons reprise pour le dossier d’Incidence en la
corrigeant ponctuellement, avec l’accord de l’auteur à qui vont nos chaleureux remercie-
ments. En 1984 avait paru dans le no 11 des Cahiers Confrontation une traduction des
sections II et III à partir de la traduction italienne de la revue Sic, par Francis Luce. Une
nouvelle traduction vient de paraître dans la revue La Célibataire, 2007, no 14, due à
Jacques Hoarau.
2. Dont il se retirera quelques années plus tard en raison d’un changement des règles
de désignation, mais aussi de conflits idéologiques provoqués par ses décisions sur le
divorce : voir la biographie de Métall, cit., p. 47-57.

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« théorie pure du droit » 1. Elle passe par une confrontation serrée avec
tous les courants de philosophie et de sociologie politique et juridique du
temps, y compris le marxisme, ainsi que par une utilisation extensive de
certaines idées de Freud, comme on le voit dans le principal ouvrage de
la période, Der soziologische und der juristische Staatsbegriff (concept
sociologique et concept juridique de l’État), et dans une série d’articles
complémentaires 2. À rapprocher tous ces éléments et à confronter leur
contenu, il est difficile d’échapper à l’impression d’un moment de cris-
tallisation et d’affrontement d’une extraordinaire intensité, sur le fond
d’événements et d’interrogations dramatiques, dont l’essai de Freud fait
organiquement partie. Mais il est impossible aussi de ne pas voir en quel
sens la confrontation devait déstabiliser la philosophie de l’auteur de
Totem et tabou. L’image que lui renvoie son ami d’alors, le juriste vien-
nois, aura été l’un des instruments de cette déstabilisation.

L’ERREUR DE FREUD SELON KELSEN

L’essai de Kelsen comporte trois parties de longueur équivalente.


C’est seulement dans la seconde que Freud est nommé et discuté, mais
on voit bien que cette entrée en scène savamment retardée commande
tout l’ensemble de la construction.
La première partie est une critique des théories psychosociologiques
de l’État, mesurées à l’aune de leur capacité à rendre compte, génétique-

1. Hans Kelsen : Reine Rechtslehre. Einleitung in die rechtswissenschaftliche


Problematik, Franz Deuticke, Leipzig und Wien, 1934 (La traduction française publiée par
Henri Thévenaz en 1953 aux Éditions de la Baconnière à Neuchâtel comme no 37 des
« Cahiers de philosophie : Être et Penser », sous le titre Théorie pure du droit. Introduction à
la science du droit, repose sur un texte modifié, avec quelques suppressions et d’assez
importants ajouts).
2. Notamment Gott und Staat, « Dieu et État », toujours de 1922-1923. Le livre de
Kelsen : Der soziologische und der juristische Staatsbegriff, kritische Untersuchung des
Verhältnisses von Staat und Recht, a été publié en 1922 (Tübingen, Mohr) et réédité en
1928 (édition que nous avons consultée). De son côté, dans Freud et les sciences
sociales : psychanalyse et théorie de la culture, Paris, A. Colin, 1993, p. 115-116, Paul-
Laurent Assoun a suggéré que l’usage par Kelsen du terme Urnorm (« norme origi-
naire »), auquel il substituera ensuite celui de Grundnorm (« norme fondamentale »), avait
pu être influencé par la thématique freudienne du Urvater. Cela mérite examen, mais je
serais plutôt tenté de suggérer l’inverse : si Kelsen a perçu une telle analogie verbale, elle
a dû le détourner de sa première formulation.

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ment et formellement, de ce qui constitue aux yeux de Kelsen (très


rousseauiste sur ce point) l’essence de l’État comme modalité supra-
individuelle ou sur-individuelle (über-individuell, über-persönlich) de
liaison sociale, à savoir la réduction immanente de la multiplicité à
l’unité (multiplicité des personnes, mais surtout des actions, car plutôt
qu’une « personne » unique l’État est un acteur unifié). Anticipant sur
sa référence à Freud, Kelsen souligne l’importance des théories sociolo-
giques du conflit constitutif de la société (notamment l’interactionnisme
de Simmel), mais aussi leur incapacité à rendre compte de ce qui rend la
conflictualité compatible avec l’unification de la société dans la forme
de l’État, et même lui procure son ressort essentiel, à savoir l’oubli du
conflit, ou son refoulement hors de la conscience des acteurs sociaux.
La question est explicitement posée de savoir comment le conflit de
classe peut « disparaître de la conscience dans la communauté étatique »
(§ 5), et par conséquent en quel sens il ne peut y avoir d’État politique
sans une structure d’inconscience. Cette question fait un avec celle de
l’unité supra-individuelle et de son « intériorisation » par les individus
qui entrent dans une association politique, et surmontent ainsi – relati-
vement – leur propre « individualisme ». Il serait passionnant d’exami-
ner plus en détail la façon dont, dans ce texte et d’autres, Kelsen
combine cette problématique avec une réflexion sur la question des
fictions et celle de l’idéologie.
C’est alors que, dans la deuxième partie, Freud va faire son entrée
en scène. Il apparaît d’emblée que sa théorie des Massenbildungen
possède au yeux de Kelsen une supériorité intrinsèque sur toutes les
autres théories de l’unité sur-individuelle, qui est de dissoudre l’abs-
traction de la notion de pouvoir, ou de remplacer l’élément d’extério-
rité qu’elle contient par un principe d’assujettissement interne (Kelsen
interprète donc correctement la notion freudienne de « l’objet exté-
rieur = X » comme renvoyant à une extériorité intérieure, ou une
extériorisation imaginaire reproduite de l’intérieur). Elle seule permet
à proprement parler de penser des « relations » ou des « liaisons »
(Verbindungen, Bindungen). Mais cette supériorité a sa contrepartie
immédiate dans ce que Kelsen n’hésite pas à appeler « le glissement
(ou le dérapage) conceptuel de Freud » : eine Verschiebung in der
Begriffsbildung (§ 16). Tout se passe en effet, nous dit-il, comme si,
rectifiant l’abstraction des sociologues dont les concepts sont « trop
faibles » (c’est-à-dire trop extérieurs, trop mécaniques, à l’exemple de
la notion de Wechselwirkung, action réciproque) pour penser l’unifica-
tion étatique, Freud mordait aussitôt le trait en la subsumant sous un

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concept, celui d’identification, qui, lui, est « trop fort » (c’est-à-dire


comporte un indice d’intériorité et même d’organicité excessif). Ce
qui est étrange ici, en un sens, mais nullement arbitraire, nous allons
le voir, c’est que Kelsen fasse à la fois les questions et les réponses.
C’est lui qui attribue à Freud l’ambition d’avoir construit une théorie
de l’État, qui formerait en quelque sorte l’horizon ou la visée métony-
mique de ses analyses des institutions de type « armée » et de type
« église », et de leur complémentarité en tant que structures d’idéalisa-
tion ou de fiction. Et c’est lui qui, en conséquence, déclare l’échec de
l’entreprise freudienne, du moins à la hauteur de ses objectifs sup-
posés, du fait que l’essence de l’État réside d’abord dans la mise en
vigueur d’une norme juridique, et que le concept de celle-ci aussi
bien que son mode d’efficace sont tout à fait irréductibles aux modali-
tés de la « croyance » ou de « l’amour » envers une personne ou une
idée personnifiée, et a fortiori aux mécanismes de fusion affective et
de régression mentale qui, pour Freud, combinant ici les leçons de sa
critique de la psychologie politique avec l’hypothèse anthropologique
de Totem et tabou, en formeraient la cause inconsciente la plus pro-
fonde. En somme à la théorie de l’État comme un « ordre juridique »
qui est en même temps un « ordre de contrainte » (Rechtsordnung ist
Zwangsordnung, la thèse absolument symétrique, à lire dans les deux
sens de l’équation qu’elle pose, qui est au cœur de l’ouvrage contem-
porain, Der soziologische und der juristische Staatsbegriff, et qui sera
finalement fondée par la Reine Rechtslehre dans une philosophie
transcendantale de la norme en général, et de sa réalité à double face :
obligation et sanction) il faut bien un revers d’inconscience, mais il
ne faut pas qu’elle soit identique à une théorie de l’inconscient
comme tel 1.
Faute de quoi des conséquences désastreuses s’ensuivent, aussi bien
épistémologiquement que politiquement. Et Kelsen d’insister. D’abord
une telle représentation de l’État comme « masse » rend impossible la
différenciation de son unité (donc de son autorité) et de l’unité ou auto-

1. Voir en particulier, dans Der soziologische und der juristische Staatsbegriff, les
chapitres 3 et 4, où l’auteur établit longuement la réciprocité des deux notions, contre la
représentation unilatérale des tenants de « l’État-puissance » aussi bien que des théori-
ciens de « l’État de droit » – ce qui par contrecoup détermine ce qu’il faut entendre
conceptuellement par « ordre ». « Der „mächtige“ Staat und das „positive“ Recht sind so
sehr identisch, das man ebensogut von einem positiven Staat und einem mächtigen Recht
sprechen könnte. » (p. 93). « La puissance de l’État et la positivité du droit sont à tel point
identiques qu’on pourrait aussi bien parler d’une positivité de l’État et d’une puissance du
droit. »

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rité des « groupes » partiels, subordonnés, permanents ou transitoires,


qui constituent la société et lui confèrent sa multiplicité propre (ce que
Hobbes appelait les systemes subject, et que toute une partie de la socio-
logie contemporaine appelle aujourd’hui les communities). Si les
seconds doivent bien comporter un principe de liaison concrète, affec-
tive et personnelle jusque dans leur dimension imaginaire, le premier ne
peut se fonder que sur l’efficacité d’une abstraction, une « abstraction
réelle » en quelque sorte, et sur son universalité ou impersonnalité
propre. Kelsen est un républicain, ne l’oublions pas, il est même l’auteur
de la première constitution républicaine de l’histoire de son pays. Mais
la difficulté à ses yeux va encore plus loin : elle est tout simplement
d’anéantir l’idée d’une citoyenneté représentant l’assujettissement des
individus à l’ordre juridico-politique. Tel est en effet le sens attribué par
Kelsen à la description par Freud de la « soif d’obéissance » qui lie les
sujets de la masse à leur modèle 1. Aux yeux de Kelsen, Freud sur ce
point ne critique pas tant Le Bon qu’il ne l’aggrave, car il généralise sa
description des foules révolutionnaires et la transpose à l’institution en
général, rendant l’État indiscernable d’une dictature ou d’une domina-
tion totalitaire 2.

L’INJUSTICE DE L’ÉTAT COMME FANTASME POLITIQUE

Mais l’erreur conceptuelle de Freud (ou celle que Kelsen lui attribue
en sollicitant ses intentions) se renverse aussitôt à nouveau en force
potentielle, dans l’idée d’un usage pratique de la psychanalyse au ser-

1. Durst nach Unterwerfung, qu’on pourrait rendre à son tour par « soif de sujétion »,
voire « d’abjection », donc plus forte que l’original de Le Bon qu’il reprend ici sans le
dire, et que Kelsen commente au § 13 de la IIe partie de son essai.
2. Toujours sous réserve que Freud ait bien parlé « métonymiquement » de l’État à
travers l’analyse comparée de l’Armée et de l’Église. Si l’on récuse cette lecture, la
situation change : la description de Freud devient adaptable soit à l’analyse de ce qui
menace l’État comme ordre juridique en son propre sein, soit à l’analyse d’un type d’État
« pathologique », qui se construirait comme une synthèse de militarisme et de religion en
détruisant ou neutralisant « l’État de droit ». L’intéressant, me semble-t-il, c’est que le
texte de Freud ne se laisse pas enfermer dans une telle alternative. C’est bien de
l’institution et de l’appartenance comme telles qu’il traite, mais la critique de Kelsen lui
fera découvrir que leur articulation manque encore d’un élément essentiel. La forme-État
comme réciprocité de la contrainte et du droit, et autonomisation de ce rapport, n’est pas
le signifié latent des institutions communautaires, elle est plutôt leur point de fuite.

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vice de l’État de droit, qui soit même indispensable à sa conservation.


C’est le troisième volet de l’essai de Kelsen, qui constitue en quelque
sorte une offre de services mutuels adressée à Freud : reconnaissez que
l’ordre juridique se situe toujours encore au-delà de la sphère des iden-
tités collectives et des identifications subjectives, et je vous montrerai
en quoi la démocratie constitutionnelle a besoin d’une psychanalyse
appliquée, et à la limite ne peut exister sans elle. La plus grande partie
de ce nouveau développement est consacrée à une critique des théories
de la société et de la religion chez Durkheim (à qui Kelsen oppose le
Freud de Totem et tabou). Cette critique a pour objet tout à la fois de
récuser une conception sociologique de la norme, qui y voit l’imma-
nence de la société et de ses impératifs moraux aux actions et aux
sentiments des individus, dont l’État serait en quelque sorte l’organe, et
d’expliquer à quel besoin psychologique elle correspond, décrit par
Kelsen en termes très proches de ceux qu’on trouve dans la tradition
kantienne et qui viennent de la « dialectique transcendantale » : trans-
formation des fonctions en substances, personnification voire divinisa-
tion de l’autorité de l’État 1. La psychanalyse est donc invitée à remplir
ici, dans le champ pratique, la fonction que remplissait la critique kan-
tienne dans le champ spéculatif : elle est susceptible d’indiquer la
genèse des illusions substantialistes qui affectent la représentation de
l’autorité de l’État, en montrant que celles-ci représentent le retour ou
la réactivation incessante d’une mentalité archaïque refoulée, qui voit
dans la société une « substance » commune aux sujets sociaux, « parta-
gée » entre eux comme l’était le corps du père tout-puissant dans le
mythe de la « horde primitive » et de sa dissolution violente, repris par
Freud en 1912. Une telle critique n’abolira certes pas les illusions sub-
stantialistes indissociables de ce qu’il faut bien appeler, du point de vue
de Kelsen, le fantasme de la souveraineté ou de la toute-puissance de
l’État. Mais elle permettra de combattre leur expression théorique nul-
lement inoffensive, en clair une certaine théologie ou mythologie poli-
tique. Le péril contenu dans le point de vue freudien, qui est de faire de

1. Qu’on peut décrire en termes philosophiques comme une onto-théologisation de


l’État, à la racine de toutes les représentations de la souveraineté comme un absolu.
Kelsen a lu et apprécié les travaux contemporains de Cassirer sur l’opposition des
« concepts fonctionnels » et des « concepts substantiels » (Substanzbegriff und
Funktionsbegriff, 1910, auquel il se réfère dans der juristische und der soziologische
Staatsbegriff). Il anticipe ainsi l’extension que, plus tard, Cassirer en fera lui-même à la
question de l’État et de sa « pathologie » imaginaire (The Myth of the State, publié en
1946).

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l’État lui-même l’expression d’un processus de régression, se trouve


ainsi renversé en son contraire, ou reversé au positif, la psychanalyse
devenant au service de l’État moderne démocratique l’instrument « thé-
rapeutique » privilégié de sa défense contre l’archaïsme régressif dont
la menace ne cesse de l’affecter de l’intérieur. Beaucoup de psychana-
lystes aujourd’hui, ou de philosophes formés ou non à la psychanalyse,
ne seraient pas en désaccord avec une telle perspective, dont l’urgence
semble avoir été réitérée depuis par les expériences du fascisme et du
totalitarisme, quitte à recevoir avec plus de scepticisme la proposition
kelsénienne. Mais pourquoi la régression archaïque, ou l’hypostase de
la puissance de l’État, est-elle une menace aussi inéluctable ? Kelsen en
donne deux raisons étroitement liées à sa propre théorie de l’unité
juridique de l’État et de son identité avec un ordre de contrainte, telle
qu’elle sera généralisée et refondée par la Reine Rechtslehre, et dont la
seconde au moins, formulée dans les derniers alinéas de son essai de
1922, et développée dans l’ouvrage exactement contemporain Der
juristische und der soziologische Staatsbegriff, n’a pu manquer, j’en
suis convaincu, de solliciter très profondément la réflexion de Freud.
La première raison, formelle, c’est simplement que l’État doit être
représenté comme étant lui-même un sujet de droit 1 ou comme une
personne juridique, c’est-à-dire un collectif doté par fiction institution-
nelle de la « personnalité ». Sans doute la personnalité juridique n’est-
elle qu’une notion fonctionnelle, qui permet d’imputer à l’État des
propriétés, des actions, des décisions, des délégations de pouvoir, mais
elle emporte en permanence chez les autres sujets qui lui sont subor-
donnés la tendance à « croire » que sous la personne fictive réside une
intention, donc un être personnel, une substance morale, sociale, histo-

1. Qui, dirait Althusser, interpelle circulairement les individus en sujets. La question


de la « personnalité de l’État », centrale dans la tradition du positivisme juridique depuis
ses origines dans la Historische Rechtsschule, est le point d’application privilégié de
l’idée de « fiction », à laquelle Kelsen appliquera un point de vue « critique » néo-kantien
inspiré par l’ouvrage de Hans Vaihinger Die Philosophie des « Als Ob » (La Philosophie
du « comme si ») – System der theoretischen, praktischen und religiösen Fiktionen der
Menscheit auf Grund eines idealistischen Positivismus [sic]. Mit einem Anhang über
Kant und Nietzsche (1re édition : 1911). La dépendance de Kelsen par rapport à ces
élaborations, au moins dans la première phase de son œuvre, a fait l’objet de remar-
quables commentaires d’Enrique Mari : voir le recueil posthume La teoria de las
ficciones, Editorial Universitaria de Buenos Aires, 2002. De son côté Freud en a proposé
une critique, en tant que transposition philosophique « moderne » et « subtile » du credo
quia absurdum qui permettrait de rendre compte de la puissance des convictions
religieuses, à la fin du chapitre V de L’avenir d’une illusion (Die Zukunft einer IIlusion,
1927, in Studienausgabe, Bd. IX, p. 162-163).

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rique, etc., bref une identité réelle, donc à projeter en retour sur l’ordre
juridique des représentations métaphysiques « anthropomorphiques »
ou « subjectivistes », « volontaristes », etc.
À ce premier mécanisme, qui suit de près le schéma décrit par Kant
à propos de l’hypostase du sujet ou de la personne morale dans les
« Paralogismes de la raison pure », Kelsen en ajoute cependant un
second beaucoup plus troublant et même subversif. C’est l’idée que,
l’ordre juridique en tant qu’ordre de contrainte supposant une sanction
(et d’abord une menace – ou promesse – de sanction contre les infrac-
tions à la loi), qui passe par le tribunal, et fait de la puissance judiciaire
l’organe même de l’effectivité du droit, les individus qui sont assujettis
à la loi, même s’ils en sont collectivement les « auteurs », se trouvent
confrontés à un pouvoir qu’il ne leur appartient pas de discuter, avec
lequel ils ne peuvent négocier, et qui pour eux incarne en pratique une
toute-puissance. D’où un fantasme spécifique, inhérent au rapport des
sujets à l’État : alors que l’idée même d’une injustice de l’État, distincte
d’une simple erreur de ses fonctionnaires dans l’application de la loi,
est une contradiction dans les termes (Kelsen retrouve ici une idée
fondamentale de Hobbes 1), les sujets ne peuvent faire que la toute-
puissance de l’État et singulièrement sa toute-puissance de sanction ne
leur apparaisse comme potentiellement arbitraire. Ils ne peuvent pas ne
pas se demander si l’État n’est pas injuste envers eux, si sa bien-
veillance déclarée ne cache pas une cruauté profonde, ou ne risque pas
de se retourner en cruauté 2. Et, plus profondément, c’est cette supposi-
tion fantasmatique, juridiquement irrationnelle, mais psychologique-
ment incoercible, qui forme le revers de l’idée que l’État nous contraint
à l’autonomie juridique, ou nous « force d’être libres », et explique que
nous ne résistions pas à la tendance illusoire d’en faire une « per-

1. C’est là un thème récurrent dans son œuvre depuis l’article de 1913 : « Über
Staatsunrecht. Zugleich ein Beitrag zur Frage der Deliktsfähigkeit juristischer Personen
und zur Lehre vom fehlerhaften Staatsakt » (réédité dans Die Wiener Rechtstheoretische
Schule. Ausgewählte Schriften von Hans Kelsen, Adolf Julius Merkl und Alfred Verdross,
Wien, 1968, Band I, Seite 957-1058).
2. Kelsen, article cité, IIIe partie, §§ 13-14. Kelsen évoque un « antidote » à cette
crainte : l’idée de l’auto-limitation (Selbst-beschränkung) de la puissance de l’État, sur le
modèle de « l’auto-limitation de la puissance de Dieu », qui fait l’objet de la théodicée
(Dieu limite au Bien l’exercice de sa toute-puissance, ou du moins il évite le Mal qui n’est
pas strictement nécessaire à la réalisation du Bien). C’est là le type des représentations
fictives propres aux théoriciens de la souveraineté que la psychanalyse à ses yeux devrait
permettre de combattre. Sur la critique par Kelsen de la théorie de « l’État de droit »
comme effet d’une auto-limitation, cf. Philippe Raynaud, article « État de droit »,
Vocabulaire européen des philosophies, cit.

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sonne », si ce n’est un Dieu. Ou un démon – qu’on l’appelle Léviathan


ou Béhémoth.

*
Je voudrais maintenant, à mes risques et périls, mais en cherchant
tous les appuis possibles dans les textes eux-mêmes, tenter de reconsti-
tuer ce qu’a dû être la réaction de Freud à la lecture de cette critique
qu’il avait lui-même sollicitée, et de l’offre de services mutuels dont elle
s’assortissait. Je crois en effet – même sans entrer dans tous les détails –
qu’il n’a pu que la prendre très au sérieux, alors même qu’elle semblait
reposer sur un quiproquo, mais derrière lequel se cachait une vérité.

CHOIX ALIÉNANT : OU L’INCONSCIENT OU LA POLITIQUE ?

Il est certain que Freud n’avait pas prétendu proposer une théorie de
l’institution étatique, même si l’idée de celle-ci hante l’association de
l’Église et de l’Armée au sein d’une même théorie de l’institution – tout
particulièrement dans un contexte impérial ou post-impérial. Dans
Massenpsychologie und Ich-Analyse, Freud si l’on peut dire s’était
seulement occupé de certains « appareils » de l’État. Renversant la théo-
rie de Le Bon, il avait fait de l’identification (personnelle, idéologique)
non seulement le ressort de la désorganisation anarchique des masses,
mais celui de leur organisation dans des « communautés » ou des « sys-
tèmes » d’appartenance. Au bénéfice de leur analogie avec l’état amou-
reux et l’hypnose, il était allé jusqu’à introduire ces processus
d’identification dans la topique de la personnalité psychique, comme
condition quasi transcendantale de la reconnaissance de soi des indivi-
dus (le « moi ») aussi bien que de la reconnaissance mutuelle des sub-
jectivités (ce qu’on pourrait appeler le « nous »). Mais il ne s’était
demandé ni comment de tels systèmes d’identification deviennent com-
patibles entre eux, ni corrélativement à quels nouveaux investissements
d’objets idéaux, qu’ils soient positifs ou négatifs, il faut recourir pour
les unifier dans une politique et dans une économie de l’inconscient 1.

1. Problème dont on voit bien qu’il n’a aucune raison d’être lorsque, comme Le Bon
(et avant lui Platon…), on n’attache l’idée d’une « soif d’obéissance » qu’à des phéno-

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Ce qui semblait tenir lieu de cette synthèse, ou de cette unité des ras-
semblements (même conflictuelle, ou problématique), c’était une fois
de plus la régression, c’est-à-dire la racine commune des identifications
et de leur ambivalence caractéristique dans une archè venue du fond
des générations (celle du Urvater der Urhorde : le Père originaire de la
Horde primitive) 1. Or ce modèle archaïque, qui permettait à Freud dans
Totem et tabou de penser ensemble l’origine de la violence sociale
(Gewalt) et celle de la loi (Gesetz), est en réalité antipolitique, à la fois
parce qu’il dissout la spécificité de toutes les institutions dans une « pré-
histoire » générique de l’humanité (préhistoire sans histoire, à laquelle
nous nous rapportons sur le mode de la répétition), et parce qu’il identi-
fie – même dans la forme d’un mythe, ou d’une conjecture – l’essence
de l’autorité à la persistance d’un fond « immortel » de tyrannie, d’escla-
vage et de vengeance, comme tel nécessairement méconnu, et sur lequel
par définition aucune action délibérée n’est possible, qu’elle soit collec-
tive ou individuelle 2. En acceptant la théorie freudienne de la constitu-
tion affective des liens sociaux et des sentiments d’appartenance à des
institutions collectives (Bände, Bindungen, Verbindungen, Verbände),
tout en affirmant contre lui que les unités politiques et historiques de
type étatique, fondées sur la contrainte « normative » du droit et sur le

mènes de pathologie sociale (la tyrannie) et à des « mouvements » révolutionnaires, mais


à laquelle Freud ne peut prétendre se dérober dès lors que, pour lui, c’est au contraire la
permanence des institutions (même suspendue à la possibilité de leur effondrement) qui
devient l’objet de la « psychologie sociale ».
1. On sait que le schème dont Freud opère ici la transposition a constitué l’une des
grandes idéologies scientifiques du XIXe siècle, autour de l’énoncé par Haeckel de ce qu’il
avait appelé la « loi biogénétique fondamentale » de répétition de la phylogenèse dans
l’ontogenèse. L’histoire épistémologique en a été écrite par G. Canguilhem, G. Lapassade,
J. Piquemal, J. Ulmann : Du développement à l’évolution au XIXe siècle (PUF, 2e éd., 1985).
Freud en a tiré argument pour conférer à la domestication sociale des pulsions un
fondement et une portée biologiques, et proposer une théorie de la façon dont l’histoire
des « ancêtres » de l’humanité peut continuer de déterminer inconsciemment les compor-
tements des individus « historiques ». On trouvera une excellente discussion des concep-
tions de Freud sur ce point dans Richard J. Bernstein : Freud and the Legacy of Moses,
Cambridge University Press, 1998.
2. Dans un important commentaire des analogies et des symétries existant entre la
fondation hobbesienne du politique et sa « répétition » par Freud dans la forme d’un
mythe anthropologique, Giacomo Marramao insiste sur le fait que, chez Freud, les deux
moments correspondant à « l’état de nature » et à « l’état civil » se trouvent non pas
écartés l’un de l’autre mais réunis de façon indissociable (Dopo il Leviatano. Individuo e
comunità, Bollati Boringhieri, Torino, 2000, p. 315 sq.). Il est vrai qu’on peut soutenir la
même thèse à propos de Hobbes lui-même, en en faisant la vérité latente de sa conception
du fondement de l’ordre politique sur l’omniprésence de la peur. Sur ce thème, cf. aussi
Roberto Esposito, Comunitas. Origine e destino della comunità, Einaudi, Torino, 1998,
chap. I et appendice (tr. fr. PUF, 2000, préface de J.-L. Nancy).

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« monopole de la violence légitime » 1, quelle que soit l’intensité des


attachements qu’elles génèrent (en particulier le nationalisme) ou des
pulsions qu’elles déchaînent, demeurent irréductibles à une telle écono-
mie libidinale et même la précèdent – faute de quoi il deviendrait impos-
sible de préférer un régime politique à un autre et d’en faire l’objectif
d’une « constitution », Kelsen proposait donc un véritable défi à Freud.
Celui-ci ne pouvait l’ignorer sans abandonner aussitôt le terrain qu’il
avait commencé d’occuper dans Massenpsychologie und Ichanalyse et
la nouvelle articulation de l’inconscient et de la « culture » – en réalité
de la politique – qui s’y formulait.
Pour relever ce défi, il devrait rendre compte d’une identification
paradoxale, ou d’une limite de l’identification, qui n’est plus à propre-
ment parler ni positive ni négative mais plutôt « vide », car elle ne
comporte aucune représentation imaginaire d’un objet d’amour ou de
haine que les individus (ou leur « moi ») puissent « mettre en commun »,
mais seulement un principe pur d’obéissance. Ou alors il lui faudrait
admettre que les « sujets » de l’institution politique comme telle (les
« citoyens », si l’on veut reprendre la terminologie de la tradition répu-
blicaine) ne sont pas des sujets au sens de la psychanalyse, c’est-à-dire
des individus dont les pensées et les comportements dépendent pour
une part plus ou moins déterminante de formations psychiques incons-
cientes. Ou l’inconscient ou la politique, il faudrait choisir. C’est bien
là, en un sens, ce que Kelsen voulait faire admettre à Freud, mais à la
condition de pouvoir aussi ménager au sujet de l’inconscient un
« retour » dans les défaillances ou les dégénérescences de l’ordre juri-
dique « pur », lorsqu’il s’agit de comprendre pourquoi la constitution de
citoyenneté (l’appartenance à une politeia) appelle un supplément
mythique qui semble venir des constitutions les plus archaïques de
l’autorité, et dont se nourrissent les représentations pathologiques de la
souveraineté (y compris bien entendu la souveraineté du peuple) 2. Mais
s’il n’était certes pas satisfaisant pour Freud de devoir penser l’incons-

1. Sur les origines de cette formulation chez les juristes allemands, dont Kelsen est
l’héritier critique, mettant en place la série des notions de « monopole de la contrainte »
(Zwangsmonopol), « pouvoir de contraindre » (Zwangsgewalt), « contrainte juridique »
(Rechstzwang), voir Catherine Colliot-Thélène : « La fin du monopole de la violence
légitime ? », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2003, vol. 34, no 1, p. 5-31.
2. Dans son commentaire de la rencontre Kelsen-Freud, Carlos-Miguel Herrera
rappelle à juste titre la prédilection de Kelsen pour l’aphorisme cinglant de Nietzsche,
en qui se condense cette « hypostase » : « Ich, der Staat, bin das Volk » (Also sprach
Zarathustra, « Vom neuen Götzen »). La nouvelle idole, l’État, se désigne elle-même
comme le peuple souverain.

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cient comme le système de détermination « psychique » ou « culturelle »


des conduites (et de l’individualité elle-même) dont la portée s’arrête
aux portes de la « cité », il ne l’était guère davantage de devoir calquer
une telle séparation – laquelle n’est pas sans faire penser à l’antique
dichotomie de la sphère « domestique » et de la sphère « publique », et
peut-être même reflète la façon dont la modernité a eu tendance à refou-
ler dans l’inconscient les conflits qu’entraîne leur articulation – sur un
dualisme du « normal » (ou de l’ordre normatif) et du « pathologique »
(ou de l’anormal) que récuse toute sa critique de la psychologie poli-
tique aussi bien que l’orientation de sa clinique !

« L’ÉTAT DANS LA TÊTE » ?

Je suis donc convaincu que Freud a cherché une réponse de fond à


l’objection de Kelsen, qui enveloppait un développement et peut-être
une réorganisation de sa propre théorie du « lien » transindividuel, tout
cela en l’espace de quelques mois. Ce qui nous avertit aussi de ne pas
négliger le facteur « externe », ou plutôt conjoncturel, à savoir le
moment historique singulier dans lequel l’un et l’autre ont eu conscience
de se trouver, et dont ils ont certainement discuté 1. J’ouvre ici une
question qui exigerait des recherches complémentaires, à travers la cor-
respondance et les témoignages. Mais je tiens pour vraisemblable que
l’idéal juridique de la constitution d’un État de type constitutionnel, à
égale distance des deux « extrêmes » – l’État autoritaire que les mouve-
ments préfascistes des années 20 s’emploient à réinventer, et « l’État-
non-État » de dictature du prolétariat, sous la forme « conseilliste » à
laquelle s’étaient ralliés avec plus ou moins d’enthousiasme des psycha-
nalystes parmi les plus étroitement liés à Freud 2 – est la perspective

1. Sur le rôle et les positions de Kelsen dans la phase de constitution de la République


autrichienne, cf. Clemens Jabloner : « Kelsen and his Circle : the Viennese Years », The
European Journal of International Law, vol. 9, no 2, 1998, p. 368-385 (qui évoque
l’influence de Freud en la conjoignant avec celle d’Otto Weininger).
2. C’était le cas en particulier de Ferenczi, qui avait occupé la chaire de psychanalyse
créée à Budapest en 1919 par la République hongroise des conseils, avant qu’elle soit
écrasée par les troupes du « régent » Horthy et cède la place à l’un des premiers régimes
fascistes européens. Entre Kelsen et Ferenczi il semble qu’il se produise alors comme un
chassé-croisé. La correspondance entre Freud et Ferenczi (comme les textes contempo-
rains de celui-ci, dont un remarquable compte-rendu de Massenpsychologie, qu’on

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commune de Freud et de Kelsen, et la base de leur connivence, avec


peut-être du côté de Freud déjà un fond de pessimisme plus accentué.
Cependant cette urgence de « répondre à Kelsen » dont je construis
ici l’hypothèse n’a pas conduit Freud à reprendre comme telle la ques-
tion de l’articulation de l’Église et de l’État, ou des deux types tendan-
ciels d’institution et d’appartenance communautaire, mais plutôt à
renvoyer à Kelsen sa propre question de la contrainte juridique (ou
mieux encore : de l’obéissance à la contrainte juridique), et par consé-
quent à mettre en question son concept de « norme », fondement de
l’irréductibilité de l’ordre juridique à un mécanisme de masse, ou
d’identification psychologique. Kelsen pense que le droit est une syn-
thèse a priori d’impératif et de contrainte, et que cette synthèse se
soutient par elle-même, sauf à devoir se défendre contre des résurgences
de l’archaïque et du théologique. En cela il prend directement la suite
du concept de droit proposé par Kant, mais en le coupant de sa dépen-
dance par rapport à une moralité transcendantale 1. C’est le droit positif
qui, chez Kelsen, constitue sa propre Grundnorm, ou forge en son
propre sein le fondement dont il a besoin, au moins sur le mode de la
« fiction ». La question que se pose – et lui pose – Freud vise à faire
éclater cette autosuffisance fictive : elle demande ce que c’est qu’obéir,
et plus précisément encore ce que c’est qu’obéir à la contrainte, être
intérieurement privé de la capacité de lui résister, renoncer à se révolter
contre elle – sauf exceptions bien entendu – et dans quelle « structure »
s’enracine une telle renonciation ou privation, de sorte qu’elle soit tou-
jours déjà présupposée par le fonctionnement de l’ordre social.
Soyons prudents cependant, et donc aussi précis que possible. Freud
ne dit pas que les individus assujettis à la puissance de l’État ou à la
positivité du droit ne se révoltent pas. Mais il dit que cette révolte,
radicalement illégitime aux yeux de l’État qui s’est arrogé le « mono-
pole » de la codification du droit et de sa sanction, ne peut se faire,
lorsqu’elle n’est pas inhibée, que dans la modalité de l’angoisse, de la
culpabilité, ou du défi maniaque et de la folie des grandeurs qui, toutes,

trouvera au tome III des Œuvres de Sandor Ferenczi, Psychanalyse III, éd. Payot, 1974,
p. 183-187) témoigne de l’intérêt qu’il portait à la problématique de Massen, mais les
deux hommes y observent un silence absolu sur les matières politiques litigieuses. Pour
compléter la triangulation politique des psychanalystes, voir également le texte de Federn
cité ci-dessus (Zur Psychologie der Revolution…).
1. Dans l’Introduction à la Doctrine du droit de Kant, la contrainte extérieure
inhérente au droit est définie comme « obstacle à l’obstacle à la liberté » : elle est
présentée comme le corrélat, en vertu du principe de contradiction, de la réciprocité des
obligations juridiques (Œuvres philosophiques, cit., III, p. 480 sq.).

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postulent l’inévitabilité de la punition, voire même la recherchent 1. En


ce sens il n’installe pas, comme on pourrait le conclure hâtivement,
« une image de l’État dans la tête », c’est-à-dire dans l’inconscient indi-
viduel, sous le nom de Surmoi. Il ne légitime pas plus l’État, ou le droit,
au moyen de l’inconscient qu’il ne projette dans la structure de l’incons-
cient un double fantasmatique de l’autorité politique (comme l’ont pour-
tant cru beaucoup de ses lecteurs, psychanalystes ou non, pour s’en
féliciter ou pour le déplorer). Cela ne ferait que déplacer la question,
redoubler un énoncé politique par une interprétation psychologique, et
engager dans une régression à l’infini. Mais de façon beaucoup plus
troublante il décrit un processus psychique fondamentalement antino-
mique qui forme la contrepartie dans l’inconscient du monopole de la
violence légitime que réclame l’État. Comme si l’obéissance à la
contrainte légale se produisait simultanément sur deux scènes (ou sur la
scène publique et sur « une autre scène » psychique) selon des modalités
à la fois indissociables et radicalement hétérogènes, dont chacune est la
condition de l’autre. Les termes, on va le voir, en sont bien les mêmes :
loi, autorité, obéissance, transgression, crime, punition, culpabilité…
mais leur enchaînement bifurque à partir de la notion de contrainte. En
conséquence, si l’invention théorique de Freud confirme l’universalité
de l’ordre juridique postulée par Kelsen (un ordre fait d’une multiplicité
hiérarchisée d’ordres spécialisés, qui en ce sens n’a pas d’extérieur, ou
auquel il est impossible pour un sujet de prétendre échapper), elle abou-
tit aussi paradoxalement à installer la contradiction au cœur de son
emprise (Bemächtigung) sur le psychisme des individus, et en ce sens à
frapper sa légitimité d’une incertitude radicale. Nous voici donc
ramenés au plus près d’une réflexion sur le paradoxe de la « servitude
volontaire », dont il faut convenir qu’il ne cesse de circuler, cherchant sa
place théorique en même temps que son nom, parmi tous les protago-
nistes de ce grand débat ouvert par la psychologie politique. Mais ce
sera selon des modalités tout à fait particulières, à rebours des accep-
tions courantes, qui montrent à la fois son caractère inéluctable et

1. Une troisième possibilité serait l’ironie, la dérision : c’est la voie que Kafka explore
au même moment dans Le procès (et dans le récit détaché, publié séparément sous le titre
« Devant la loi »). Mais cet exemple suffit à démontrer que l’angoisse ne disparaît pas
pour autant. Cf. le commentaire récent de Michaël Löwy : Franz Kafka, rêveur insoumis,
Stock, 2004, qui insiste sur les liens de Kafka avec les milieux d’anarchistes pragois et
rappelle l’importance du thème de « l’injustice d’État » (Staatsunrecht) dans la culture
libertaire européenne au tournant du siècle. La démonstration de Deleuze à propos de
Sacher Masoch va dans le même sens.

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l’impossibilité d’en faire un instrument du pouvoir, à la fois par


« excès » et par « défaut ». C’est ce complexe que je voudrais essayer de
décrire en prenant pour fil conducteur la terminologie que cristallise
chez Freud la « rencontre » entre la question juridico-politique et la
théorie psychanalytique existante.

*
Le nom donné par Freud au principe de l’obéissance est le « sur-
moi », das Über-Ich. Nous « avons tous un surmoi », ou mieux nous
sommes nous-mêmes des « surmoi », en tant qu’histoires singulières de
l’appareil psychique – ce que Freud appelle de plus en plus des « per-
sonnalités psychiques » (psychische Persönlichkeit – terme qu’il n’est
pas interdit de mettre en série avec la « personnalité morale » et la
« personnalité juridique » et qui comporte lui aussi, bien entendu, une
part de fiction). Ou mieux encore, nous sommes « le surmoi », dont
nous nous faisons inconsciemment les représentants et les agents auprès
de nous-mêmes (ce qui veut dire aussi que nous nous faisons ses sujets,
dans la forme typique d’une division) 1. Ce choix de Über-Ich n’a rien
de simple 2. Il vient sans doute, entre autres, de l’insistance de Kelsen
sur la formation (Gebilde) d’une Über-Individualität et sur le caractère
über-individuell et über-persönlich de la norme juridico-étatique qui
exige l’obéissance à l’universel, ou si l’on veut à la loi. Mais il fait partie
aussi d’un vaste paradigme dont on remarquera au passage que Freud

1. Si nous voulons tirer toutes les conséquences du remaniement théorique connu


sous le nom de « deuxième topique », il est essentiel – bien que cela soulève un problème
d’énonciation nullement secondaire – de prendre garde à ne pas identifier le sujet avec
telle ou telle des « instances » de la personnalité en particulier. « Nous » ne sommes pas
plus « le moi » (ou « moi ») que « le ça » ou le « surmoi » (« ça », « surmoi »), ou bien
« nous » sommes tout cela à la fois, concurremment et conflictuellement. Que le « moi »
soit l’instance selon laquelle nous nous individualisons en nous opposant à des « objets »
du monde extérieur, en particulier d’autres personnes, ne lui confère pas le privilège de
représenter le tout de la personnalité, dont il n’est qu’un des côtés dans une double
scission. Cette difficulté n’a cessé d’embarrasser Freud lui-même, comme on le voit dans
Inhibitions, symptôme, angoisse, où le « cas » du Petit Hans est repris sous l’angle de la
deuxième topique : il faut une désignation surnuméraire du sujet à côté des trois instances
de « sa » personnalité (en l’occurrence le nom propre ou son diminutif).
2. Beaucoup de commentateurs – par exemple Peter Gay, dans sa biographie Freud. A
Life for Our Time (W.W. Norton, 1998, p. 414) – s’étonnent que l’essai de 1923 s’appelle
Das Ich und das Es, et non pas Das Ich, das Es, und das Über-Ich, puisque tel est en fait
son objet, et ne sont pas loin d’y voir une sorte de lapsus. Le fait est que Freud est très
disert sur son « emprunt » à Groddeck du mot « Das Es », et sur les modifications qu’il fait
subir à son emploi, mais muet sur la provenance de « Das Über-Ich », comme si ce terme
sortait tout naturellement de la fonction qui lui est attribuée.

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n’a cessé d’exploiter toutes les ressources les plus idiomatiques (Über-
tragung, Überdeterminierung, Überschätzung, Überarbeitung 1…).
Retenons surtout ici que la combinaison de la préposition über et du
pronom Ich produit simultanément deux effets de sens : über-Ich est ce
qui se tient « au-dessus » de Ich dans une hiérarchie d’instances, et c’est
ce que Freud semble privilégier chaque fois qu’il associe la fonction du
surmoi à l’idée d’une instance d’observation, de surveillance et de cri-
tique, venue de la tradition de l’empirisme moral (l’impartial spectator
de Hume et Smith, dont il avait été grand lecteur dans sa jeunesse) 2 ;
mais il est aussi, littéralement, un « surmoi », c’est-à-dire un moi supé-
rieur, plus grand et plus puissant, en tout cas dans l’imagination et le
fantasme, comme on dit « surmâle » ou « surhomme » : signification
plus directement associée à toute la thématique de la constitution du
surmoi à partir de l’image du père ou des parents et de leur pouvoir
absolu sur l’enfant qui éprouve avec angoisse sa propre impuissance à
leur résister, sa propre « petitesse » 3. En ce sens le surmoi c’est ce qui
en moi est plus grand que moi, ou mieux est un moi plus grand que (le)
moi, un moi qui se fictionne comme « plus grand que lui-même » 4. Au
point de rencontre de ces deux paradigmes, on aura dans Das Ich und
das Es (chap. V) l’expression « redondante » : das überstarke Über-Ich
(le surpuissant Surmoi) 5.
Le deuxième terme capital qui doit nous servir de fil conducteur est
bien entendu Zwang, traduit par coercition ou contrainte, et restitué
aujourd’hui par les traducteurs dans toute la série des concepts freudiens
qui s’y rattachent, depuis la Zwangsneurose (névrose « obsessionnelle »
ou de « contrainte », dont le paradigme est l’Homme aux rats), jusqu’au

1. Respectivement traduits par transfert, surdétermination, surestimation, re-


élaboration.
2. L’idée de la fonction d’observation et de critique, donc d’une instance de « cen-
sure », a été associée par Freud à la conceptualisation de l’idéal du moi (Ichideal) dès la
formation de ce concept : cf. Zur Einführung des Narzissmus, p. 63 sq. C’est pourquoi il
importe de mettre en évidence ce qui, dans l’idée du Surmoi, ne lui est pas réductible (ou
l’excède). Le rapport de Freud à la philosophie empiriste anglo-écossaise a fait l’objet
d’une thèse soutenue en 1995 à l’Université de Paris VIII par Bernard Burgoyne.
3. Freud n’a pas craint sur ce point de se laisser entraîner par la polysémie, comme
dans ses rapprochements hasardeux entre la figure « surhumaine » du Urvater der
Urhorde telle qu’elle se projette dans la puissance imaginaire des chefs ou meneurs et le
« surhomme » nietzschéen (Übermensch, où über connote ce qui « passe au-delà » de
l’humain) : cf. Massenpsychologie und Ichanalyse, chap. X (Studienausgabe, IX, p. 115).
4. L’expression latinisante choisie par les traducteurs anglais : « superego », accentue
ce second sens. On dirait aisément dans le jargon d’aujourd’hui un « super-moi ».
5. Das Ich und das Es, in Studienausgabe, Bd. III, p. 319.

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Wiederholungszwang (contrainte de répétition) associé par Au-delà du


principe de plaisir à l’efficacité continuée des expériences traumatiques
et à leur déplacement indéfini, ou à leur conversion en sources de plaisir
paradoxal, qui forment ensemble l’unité énigmatique de ladite « pulsion
de mort » (Todestrieb). Je ne suis pas loin de penser, et je pense en fait,
que la question du Zwang (qu’est-ce que la contrainte, comment opère-
t-elle, comment se manifeste-t-elle, à quoi « sert-elle » ? pourquoi
s’impose-t-elle ? mais aussi pourquoi forme-t-elle la modalité irréducti-
blement angoissée du rapport à l’autorité ?) est le point même du croise-
ment entre les problématiques de Kelsen et de Freud, et le déclencheur
de l’invention théorique, au moins chez l’un d’entre eux. D’un côté
l’idée kelsénienne que le droit, en tant qu’il établit un ordre, ou un
système (on est tenté de dire au second degré une contrainte systé-
mique), établit justement l’équivalence entre obligation et contrainte, ou
la parfaite coextensivité des deux, aux défaillances près, ou même par
le moyen d’une constante récupération de ses défaillances. De l’autre
l’élaboration freudienne d’une problématique du Zwang qui ressaisit
progressivement toute la phénoménologie des manifestations de
l’inconscient dans la vie normale ou pathologique (c’est-à-dire qui défi-
nit la normalité comme le peu de liberté ou l’illusion de liberté que nous
laisse la contrainte, comme on le voit bien dans Inhibition, symptôme,
angoisse et dans les Nouvelles conférences de 1932) et qui, de toute
façon, forme le noyau des manifestations du « surmoi » : entre les deux
pôles de la surveillance, ou de l’observation critique, c’est-à-dire auto-
critique, et de la sévérité ou dureté proprement dite, l’anticipation de la
punition et de son arbitraire pour des fautes qui n’ont jamais été com-
mises « dans le réel », comme l’a précisément enseigné à Freud l’étude
des Zwangsneurosen, véritable laboratoire de l’élaboration du surmoi
du côté de la clinique. C’est en tenant ensemble ces deux fils, celui du
« sur », Über, et celui de la contrainte, Zwang, qui ne fait qu’un avec le
droit, et en particulier le droit de punir, qu’on peut comprendre comment
Freud a proposé en quelque sorte à Kelsen, non pas comme on le croit
trop souvent une refondation du concept kantien de « l’impératif catégo-
rique » en tant que structure de l’inconscient, qui rétablirait selon une
autre modalité la dépendance du droit par rapport à la moralité, mais
une analyse des effets ambivalents que produit dans l’inconscient du
sujet le couplage de l’idée du droit avec celle de la contrainte étatique 1.

1. Ce qui rend pour nous difficile la clarification des positions de Freud sur ce point,
c’est aussi son hésitation dans l’usage du terme de Gewissen, traduit par « conscience

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Sans un tel couplage aucune norme sociale ne serait effective, mais le


respect des normes n’engendrerait pas non plus cet « excédent » de
culpabilité (Schuldgefühl) et ce « besoin de punition » (Strafbedürfnis)
que Freud décrit comme caractéristiques de la « sévérité » ou « cruauté »
du Surmoi, typiques de son caractère « pulsionnel », ou de l’effet en
retour du « ça » au sein du « moi » qu’il représente, et qui finissent par
instituer une absurde équivalence de l’obéissance à la loi et de sa trans-
gression 1.
Tournons-nous alors vers le texte de 1923, Das Ich und das Es (en
le complétant à l’occasion par quelques développements ultérieurs qui
s’y rattachent directement), et cherchons à reconstruire la progression
qui mène à cet antinomisme fondamental.

LE TRIBUNAL PSYCHIQUE ET L’INTERPELLATION DES SUJETS EN INDIVIDUS

Dans Das Ich und das Es (1923), le couple Idéal du Moi/Surmoi est
d’abord introduit de façon « génétique » à partir des identifications qui
se succèdent dans l’histoire de chaque individu et contribuent ainsi à la
formation de sa personnalité (ou aux différents caractères relationnels
de son « moi ») : sauf à déboucher sur une multiplicité pathologique
des identités, il faut une organisation ou synthèse, dont Freud nous dit
que la condition réside en une identification « primaire », issue de la
résolution ou décomposition du complexe d’Œdipe (identification au

morale ». Pour une fois l’absence d’une terminologie adéquate à la distinction des deux
termes allemands : Bewusstsein et Gewissen, aide à identifier la difficulté que soulève
l’idée d’un unbewusstes Gewissen, ou d’une « moralité inconsciente », discutée dans le
dernier chapitre de Le moi et le ça. Ce ne peut être qu’une « hypermoralité », une
« surmoralité » ou une « moralité par-delà la moralité » (Übermoral, terme qui figurait
déjà dans Totem et tabou)… Sur l’histoire des croisements entre Gewissen et Bewusstsein
(« conscience morale » et « conscience psychologique »), cf. mon article « Conscience »
du Vocabulaire européen des philosophies, et H. D. Kittsteiner : La naissance de la
conscience morale au seuil de l’âge moderne, Éditions du Cerf, 1997.
1. C’est dans l’essai sur « Le problème économique du masochisme » (Das ökono-
mische Problem des Masochismus, 1924), écrit comme continuation de Das Ich und das
Es, que Freud explicite cette équation entre Schuldgefühl et Strafbedürfnis, dans le cadre
de son analyse du « masochisme moral » (Studienausgabe, Bd. III, s. 350 sq.). Voir les
réflexions très éclairantes de Suzanne Gearhart à la lumière de la tragédie racinienne (The
Interrupted Dialectic : Philosophy, Psychoanalysis, and Their Tragic Other, The Johns
Hopkins University Press, 1992).

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père « normalement » pour le petit garçon – das männliche Kind – qui,


une fois de plus, retient ici par priorité son attention). Le Surmoi serait
donc le premier idéal, même si cette antériorité génétique du modèle
s’accompagne déjà d’une série de caractéristiques paradoxales : avant
tout le fait que l’injonction dans laquelle il se concentre – à la fois
exhortation (Mahnung) et interdit (Verbot) – comporte un double bind
(« sois comme ton père ! », « ne fais pas ce que fait ton père ! »)
(chapitre III), caractéristique qui sera ensuite étendue aux « autorités »
susceptibles de relayer la fonction paternelle de commandement et
d’interdit (Gebote und Verbote), notamment celle des éducateurs
(Lehrer). Comment le sujet (le moi inconscient) ne se sentirait-il pas
coupable de ne pas réussir à concilier ce qui lui est à la fois enjoint et
interdit ? Ainsi s’introduit déjà l’idée d’un sentiment de culpabilité
(Schuldgefühl) inévitable et inextinguible, constituant la modalité
affective inconsciente de l’assujettissement du moi au surmoi, une fois
que ces injonctions auront été intériorisées, à la fois refoulées et appro-
priées par le sujet qui s’est identifié au modèle paternel. Cependant ce
n’est pas avant le dernier chapitre (V) que Freud va revenir à l’analyse
de ce complexe, après avoir effectué un long détour par la discussion
du dualisme des pulsions (Eros ou pulsion sexuelle, et pulsion de mort
qu’il n’appelle pas lui-même Thanatos), en formulant l’hypothèse
d’une « désintrication » de pulsions qui débouche sur la possibilité
d’une libido « désexualisée », et qui peut prendre la forme d’une subli-
mation (morale, intellectuelle, esthétique), mais aussi celle d’une ten-
dance à l’autodestruction du moi ou, ce qui revient pratiquement au
même, à inhiber sa capacité de chercher ou de trouver le plaisir, soit
dans des objets extérieurs, soit en se prenant lui-même pour objet nar-
cissique.
Le retour au problème de la culpabilité s’effectue par le biais
d’une observation clinique : celle des « réactions thérapeutiques néga-
tives » dans lesquelles le patient résiste à l’interprétation qui lui per-
mettrait de se libérer du symptôme dont il souffre, et au-delà, résiste à
la guérison elle-même ou la « refuse ». Freud commence par interpré-
ter le Krankheitsbedürfnis (« besoin de maladie », donc de souffrance),
qui constitue l’aspect manifeste de ce symptôme supplémentaire,
comme l’effet d’un « facteur moral », une conséquence extrême du
sentiment de culpabilité 1. Puis, dans une extrapolation remarquable

1. Les allusions à la dimension transférentielle du phénomène dans le texte de Freud


suggèrent aussi de considérer qu’il s’agit de la part du patient, non seulement d’un

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(sans doute suggérée par le matériel clinique, mais aussi certainement


par la « logique paradoxale » de la causalité inconsciente), il trans-
forme le sentiment de culpabilité lui-même en un attachement obstiné
à la « souffrance comme punition » (Strafe des Leidens), à laquelle le
sujet ne voudrait ni ne pourrait renoncer, et il en fait le déplacement
d’un « besoin de punition » (Strafenbedürfnis) plus fondamental
(c’est-à-dire toujours présent dans l’inconscient, même lorsqu’il est
relativement neutralisé ou contrebattu par l’Éros). À partir de ce
moment la logique « ordinaire » (celle du sens commun, mais aussi
celle des comportements socialement observables) se trouve inversée.
Ce n’est pas la faute ou le crime qui entraîne le sentiment de culpabi-
lité d’un côté, la sanction ou punition de l’autre, dans une saine répar-
tition des rôles entre un justiciable et un juge. Mais c’est, à l’inverse,
le besoin toujours répété ou la contrainte de punition qui, confondant
les deux rôles, ou les attribuant alternativement à la même personne,
engendre la culpabilité et produit, au besoin, les intentions criminelles
(ou vécues comme criminelles), les interdits à transgresser, les pas-
sages à l’acte qui « justifient » et entretiennent le besoin de punition à
l’infini.
À cette logique Freud ne se contente pas de donner un nom, mais il
propose un modèle dont la signification est beaucoup plus qu’allégo-
rique : celui d’un tribunal psychique dont le sujet scindé en « ins-
tances » distinctes, agissant les unes contre les autres, occupe à la fois
toutes les places (accusé et accusateur, juge et victime) 1. Tribunal « kaf-

« besoin d’être malade », mais d’un désir agressif de placer le médecin dans la position
d’un tourmenteur plutôt que d’un guérisseur.
1. Je dois ici citer l’essentiel du passage : « Le sentiment de culpabilité normal,
conscient (scrupule de conscience : Gewissen) n’offre à l’interprétation aucune difficulté :
il repose sur l’état de tension qui existe entre le moi et l’idéal du moi, il est l’expression
d’une condamnation (Verurteilung) du moi par son instance critique (kritische Instanz).
Les sentiments d’infériorité qu’éprouvent les névrosés se prêtent assez bien à cette
explication. Dans deux pathologies qui nous sont bien connues le sentiment d’infériorité
est intensément conscient (überstark bewusst) ; l’idéal du moi fait alors preuve d’une
rigueur (Strenge) particulière et sévit (wütet) contre le moi d’une façon souvent cruelle
(…) Dans la névrose obsessionnelle (Zwangsneurose) (…) le sentiment de culpabilité se
déclare bien fort (überlaut), mais ne réussit pas à se justifier (sich rechtfertigen) devant le
moi. Aussi le moi du malade se dresse-t-il contre ce sentiment, contre l’imputation de
culpabilité (die Zumutung, schuldig zu sein) (…) Dans la mélancolie on a l’impression
encore plus nette que le surmoi a attiré la conscience (Bewusstsein) de son côté. Mais
cette fois le moi n’élève plus aucune protestation, il se reconnaît coupable et se soumet
aux peines édictées (es bekennt sich schuldig und unterwirft sich den Strafen) (…) le moi
s’est incorporé par identification l’objet contre lequel est dirigée la colère du surmoi (der
Zorn des Über-Ichs) (…) On peut aller plus loin et hasarder l’hypothèse qu’à l’état
normal le sentiment de culpabilité doit rester en grande partie inconscient, parce que la

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kaïen », devant lequel il est d’autant plus impossible de se justifier que


l’origine des fautes commises est inaccessible, ou renvoie toujours plus
loin dans le fonds pulsionnel du sujet, et dont la « cruauté » des sen-
tences semble ne devoir jamais éteindre la dette du criminel. Tribunal
dont la domination ou maîtrise qu’il exerce sur le moi conscient et
inconscient (ou plus précisément sur toute possibilité de « traiter » par
la conscience les conflits de l’inconscient) a pour corrélat une exposi-
tion permanente à l’angoisse, à laquelle est consacrée toute la fin de
l’ouvrage (« le moi peut être considéré comme le site même de
l’angoisse… », die eigentliche Angststätte). L’interprétation de la
constitution et du fonctionnement du surmoi comme instance judiciaire
paradoxale ou excessive, dans laquelle seraient poussés à la limite les
aspects d’arbitraire et de violence morale qui sont plus ou moins com-
plètement neutralisés ou contrecarrés dans le fonctionnement des tribu-
naux « réels », « externes », montre bien la distance prise désormais
avec les modèles d’idéalisation ou de sublimation précédemment ana-
lysés en liaison avec une théorie de « l’idéal du moi ». Elle marque
l’entrée en scène de ce que, suivant la formulation de Foucault (qui lui-
même, dans La volonté de savoir, discutait une certaine postérité de
Freud), on peut appeler l’hypothèse répressive. Et elle entraîne une
série de conséquences remarquables dont il faut aussi esquisser l’inci-
dence « politique ».
L’analogie de la conscience avec un tribunal ou un « for intérieur »
est bien entendu aussi ancienne que les conceptions classiques (stoï-
ciennes, puis chrétiennes) de la moralité. Elle est toujours centrale chez
Kant. Elle soutient le modèle du jugement de soi-même. Mais ici Freud
lui imprime une torsion significative, qui tend à sa façon vers une théo-
rie « générale » des normes, ou du normatif comme pure contrainte de
la faute et de la punition ou sanction. Ce n’est pas un hasard si le texte

constitution de la conscience morale (die Entstehung des Gewissens) est intimement


nouée au complexe d’Œdipe, qui appartient à l’inconscient. S’il se trouvait quelqu’un
pour émettre ce paradoxe que l’homme normal n’est pas seulement beaucoup plus
immoral qu’il ne le croit, mais aussi beaucoup plus moral qu’il ne le sait lui-même, la
psychanalyse, dont les découvertes servent de base à la première partie de cette
proposition, n’aurait aucune objection à élever contre la seconde » (trad. Payot, 1963,
corrigée d’après Freud, Studienausgabe, Bd. III, p. 317-318). Le texte comporte une
certaine ambiguïté tenant à ce qu’il semble osciller entre une opposition du normal et du
pathologique et une opposition du conscient et de l’inconscient, mais on peut la lever en
supposant que ce qui caractérise les « maladies » (névrose obsessionnelle, mélancolie –
ailleurs il ajoutera les perversions : le masochisme), c’est de faire passer dans la
conscience, ou dans les comportements manifestes, ce qui en soi caractérise l’inconscient.

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fait référence au « devoir » ou « devoir être » (Sollen) 1. D’une façon


générale tous ces développements (et ceux, comparables, qu’on trouve
dans les présentations ultérieures, en particulier celle des Nouvelles
Conférences d’introduction à la psychanalyse de 1933, où il est ques-
tion de « l’activité judiciaire de la conscience », die richterliche
Tätigkeit des Gewissens) 2, parlent avant tout de la conscience morale,
interprétée comme instance consciente et inconsciente, personnelle et
sociale (« intériorisée » et « extériorisée », en particulier sous l’influence
des institutions religieuses), mais ils la décrivent toujours comme un
passage à la limite de la procédure judiciaire. Ce qui la caractérise (et
nous sommes déjà dans le registre de l’antinomie) c’est l’excès de mora-
lité qui doit régner dans l’inconscient (Übermoral, hyper-moralisch)
pour que les individus reconnaissent l’existence et la nécessité des
normes. Cette « hyper-moralité » se situe du même coup, non seulement
« par-delà bien et mal » (en ce sens que tout bien serait aussi d’un autre
point de vue un mal, Übel), mais par-delà la distinction métaphysique
de l’autonomie et de l’hétéronomie, et de ce fait en un point qui précède
la distinction du droit et de la morale 3. Le « tribunal » dont elle ébauche
la description n’est pas tant l’analogue des tribunaux réels, dont le fonc-
tionnement serait poussé jusqu’à l’absurde, que l’archétype inavouable,
à la lisière du normal et du pathologique, qui rend compte de l’universa-
lité de leur emprise.
Il vaut la peine, alors, de se retourner vers les modèles d’identifica-
tion précédemment rattachés par Freud aux exemples de l’armée et de
l’église, et de se demander ce qu’apporte de plus ou de différent l’ins-
tance ultra-judiciaire du surmoi. À l’évidence c’est un troisième
schème institutionnel pour l’identification, tout aussi étroitement lié à
une problématique de l’État (et du rapport entre les sujets et l’État),
mais qui n’accentue pas du tout les mêmes composantes de l’apparte-
nance. Les modèles de l’armée et de l’église, je l’ai rappelé, corres-
pondent à deux modalités – présentées comme complémentaires – de
l’identification comme (double) rapport à un Vorbild et à des « sem-

1. « De cette désintrication [des deux pulsions dans la sublimation] procède la relation


de l’idéal en général avec les traits durs, cruels du Sollen et de ses exigences » (p. 321).
2. 31e conférence, Studienausgabe, Bd. I, p. 499.
3. Dans ses œuvres ultérieures (en particulier das Unbehagen in der Kultur), Freud
appellera « civilisation » ou « société » ce niveau de normativité pré-morale et pré-
juridique commandé par le développement du surmoi et l’étendue de sa domination,
rejoignant une certaine tradition sociologique et anthropologique. Il s’agit là d’une autre
composante de sa recherche que, dans le cadre de la présente hypothèse de lecture, je
préfère laisser de côté.

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blables » ou à des « frères » : ils sont donc essentiellement collectivi-


sants et producteurs de « similitude égalitaire » (Gleichheit) entre les
individus au sein d’un même groupe 1. C’est pourquoi d’ailleurs on ne
peut complètement les exclure d’une analyse de la formation étatique,
en particulier quand on rattache celle-ci à l’emprise du nationalisme et
du patriotisme, avec laquelle elle coïncide largement à l’époque
moderne. L’une de ces modalités – celle que j’ai dite « idéologique » –
semblerait devoir être privilégiée ici, car elle met l’accent sur le côté
mélancolique de l’idéal du moi, celui qui associe l’amour au sentiment
de la perte irrémédiable d’un objet parfait (« surestimé » : überschätzt)
dont nous serions en quelque sorte responsables, et qui finit par
confondre l’épreuve de réalité avec la capacité de refouler les pulsions,
de frustrer le désir et de trouver sa satisfaction dans la frustration. Nous
sommes ici au plus près des caractéristiques que Freud assigne à la
« conscience morale » et à ses excès caractéristiques, dont il souligne
volontiers, comme Nietzsche, les origines religieuses en même temps
que la fonction sociale. Ce qu’il « nous » faut intérioriser, et pour cela
élaborer inconsciemment à partir de nos premières relations (aux
parents), ce n’est pas la loi du chef vivant (du « sur-vivant », comme
dira plus tard Canetti), c’est plutôt la loi du mort, ou du Sacrifié,
comme dans l’Église.
Mais en réalité dans sa description de la formation du surmoi, Freud
se réfère tout autant aux effets d’une autorité brutalement physique, ou
mieux : corporelle (celle des parents et notamment du père), même s’il
ne décrit pas la discipline familiale comme une discipline de type
« militaire ». La combinaison du sentiment de culpabilité et du besoin
de punition produite par le refoulement de la crainte qu’inspire une
autorité de type « judiciaire » (qui nous jugerait en tant qu’auteurs de
nos actes, même virtuels, c’est-à-dire de nos désirs) inverse le rapport
du sujet au groupe, ou du « moi » au « nous » : elle ne produit pas tant
un effet d’identification qu’un effet de dés-identification et de dés-
assimilation, ou d’individualisation, en rendant chaque sujet « respon-

1. À nouveau ici la confrontation avec la brochure de Federn et sa « déduction »


psychanalytique de la démocratie des conseils est très éclairante : pour Freud – qui n’est
aucunement un libertaire, ni même un démocrate radical, au sens de la démocratie
« participative » – la figure fraternelle appartient au même schème que la figure pater-
nelle, elle en est une composante comme dans le mythe de Totem et tabou l’égalitarisme
des frères est hanté par la culpabilité du meurtre du père. Freud ne croit pas à son
autonomisation. Mais il ne croit pas non plus à la « sortie juridique » du complexe
familial, sauf, nous allons le voir, dans la forme d’un retournement antinomique.

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sable » d’une faute qui serait la sienne propre. Le surmoi n’est certaine-
ment pas moins une structure transindividuelle que ne l’était l’idéal du
moi dont il constitue une nouvelle élaboration, mais ce qu’il a en propre
est – pour parodier une formule connue d’Althusser – d’interpeller les
sujets en individus et ainsi de produire leur isolement, leur solitude (et
leur angoisse de solitude) au sein de la foule 1. Il n’est pas difficile de
voir que se trouve ainsi constituée l’une des conditions au moins de la
formation d’un sujet de droit, dont l’obéissance à la loi, même si elle
correspond à une règle générale, fait l’objet d’un jugement ou d’une
menace de sanction qui le concerne exclusivement, en le mettant face à
lui-même ou, comme on dit, à sa responsabilité à laquelle, quoi qu’il
fasse, il « n’échappera pas ». On pourrait dire encore que le surmoi
institue un lien négatif entre les individus : ni l’amour ou la fraternité,
ni la haine ou l’hostilité, mais l’inhibition des pulsions destructrices
mutuelles ou du Bemächtigungstrieb, qui développe en contrepartie la
« destructivité » et « l’agressivité » interne du sentiment de culpabilité 2.
Il est loisible de voir ici la reprise par Freud, à son propre niveau, de
la problématique kantienne de « l’insociable sociabilité », qui combine
contradictoirement l’attraction et la répulsion, l’association et la disso-
ciation des individus dans une même « unité », comme le fait en parti-
culier Pierre Macherey dans un remarquable commentaire du Malaise
dans la civilisation et de son rapport critique aux idéaux de la moder-
nité 3. Mais il faut voir que se pose du même coup avec acuité, sous des
formes contradictoires, la question de l’appartenance, à laquelle les
analyses de la « formation de masse » (Massenbildung) et le schème

1. Jean-Luc Donnet insiste sur ce point dans sa présentation : « le Surmoi apparaît


bien comme un espace de transit identificatoire, il reste “destiné” au partage communau-
taire. En ce sens, pour Freud, il n’y a guère de Surmoi “individuel”, et la deuxième
topique est trans-subjective et trans-générationnelle » (ouvr. cit., p. 40). C’est pourquoi
j’insiste, non sur le fait que le surmoi serait « individuel », mais sur le fait qu’il produit de
l’individualité en « forçant » le sujet à se sentir coupable, de même que l’idéal du moi
étudié dans Massenpsychologie und Ichanalyse n’est pas « social » au sens d’un orga-
nisme préexistant, mais « mis en commun », et produit de la communauté. Ce qui est en
cause à chaque fois est l’orientation d’un vecteur.
2. La contre-identification à laquelle travaille le surmoi vient ainsi, à beaucoup
d’égards, occuper la place que, dans le tableau final de Massenpsychologie (chap. XII,
« Après-coup »), Freud avait réservée pour la névrose en tant que « vide » de relations
érotiques ou hypnotiques, et qui s’avère ainsi correspondre elle aussi à une formation
sociale, mais opérant en sens inverse.
3. « Freud : la modernité entre Éros et Thanatos », lisible sur le site du groupe de travail
« La philosophie au sens large » (exposé du 12 octobre 2005) (Université de Lille III) (http://
stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20052006/mache
rey12102005cadreprincipal.html).

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correspondant de l’identification semblaient apporter une réponse


homogène et définitive, ce qui avait précisément permis à Kelsen d’en
pointer l’inadéquation au fonctionnement d’un ordre juridique. Qu’est-
ce qu’appartenir à un « tribunal », ou à un État qui se définit d’abord
comme tribunal, incarnant et monopolisant les fonctions judiciaires ?
C’est, semble-t-il, relever individuellement, personnellement, de sa
sanction, de sa « juridiction », et donc y avoir été placé institutionnelle-
ment « comme tout un chacun » (omnes et singulatim) de façon à ne
pouvoir ni s’y soustraire ni la méconnaître, la récuser. Cette question
n’a cessé de préoccuper la philosophie du droit, marquant à chaque fois
ses choix politiques, comme on le voit chez Hobbes, chez Hegel, chez
Kelsen lui-même.
Pour Hobbes, on le sait, la question fondamentale que posent les
relations sociales au sein de toute organisation (« system ») ou associa-
tion, est : quis judicabit ? (Who shall be Judge ?), de quel juge ou tribu-
nal les litiges qui surgissent en son sein et les délits qui s’y commettent
relèvent-ils ? En dernière instance le juge des juges (« Supreme Court »)
est le souverain, qui n’est lui-même jugé par personne et vers qui
remontent toutes les procédures : c’est pourquoi, déliant toutes les allé-
geances particulières ou les subordonnant à la sanction de l’État, la
condition de possibilité d’une soumission des sujets à la loi est que
chacun, dans son for intérieur, ait fait abandon de sa capacité de défense
à l’autorité souveraine, c’est-à-dire à la personne « fictive » ou « imper-
sonnelle » de l’État, et lui ait reconnu le droit absolu de juger toute
infraction à la loi (sous la condition stricte, toutefois, que celle-ci ait été
antérieurement promulguée : nulla poena sine lege, où l’on peut voir
une expression du « rule of law », plus ou moins heureusement traduit
par Rechtstaat ou « État de droit »). Il n’est pas difficile de voir ici le
modèle de ce que Kelsen décrira comme la hiérarchie institutionnelle
des normes dans l’ordre juridique et leur dépendance ultime par rapport
à une « norme fondamentale « (Grundnorm) qui légitime toutes les
autres 1.

1. Il est frappant que, dans la construction de Hobbes, cette hiérarchie des instances
judiciaires dans le cadre de la souveraineté ait pour « reste » ou « résidu » inassimilable,
précisément, les « masses » asociales ou antipolitiques, ferments de désagrégation de
l’État, qui prétendent « se faire justice elles-mêmes » : voir Leviathan, chap. 22 : « Of
Systemes subjects, politicall, and private ». J’en ai proposé un commentaire dans mon
essai introductif à la traduction française du livre de Carl Schmitt sur le Léviathan, « Le
Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes » (Éd. du Seuil, 2002 ; rééd. in Violence et
civilité, Galilée, 2010). Bien que située à l’autre extrémité de l’ordre social, cette figure
résiduelle et menaçante à la fois n’est pas sans analogie avec la façon dont Kelsen écartait

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Pour Hegel, dans un passage fondamental de la Philosophie du


droit, la condition de l’effectivité du tribunal est que le criminel (ou
plus généralement le « délinquant ») veuille sa propre punition : le
contexte montre qu’il ne s’agit pas ici d’une proposition morale ou
psychologique, car elle intervient dans le moment du « droit abstrait »,
où la forme juridique est exposée indépendamment de la « personne »
des sujets qui en sont les porteurs, mais d’une proposition logique 1.
Présumer chez celui qui commet une infraction ou injustice (Unrecht)
l’attente d’une sanction qui viendra rétablir l’ordre, c’est à la fois faire
du délinquant l’instrument de la réalisation de la loi et le réintégrer lui-
même, par l’acquittement de sa « dette sociale », dans la communauté
dont il s’est exclu en enfreignant la loi (ce qui veut dire aussi, avec toute
l’ambivalence d’une telle idée, que nul n’est jamais vraiment « hors la
loi »). Il n’y a pas de transgression, ou si l’on veut la transgression est
l’apparence individuelle du processus rationnel par lequel le droit lui-
même s’impose, se fait valoir (la façon dont il apparaît à l’individu
« fini ») 2. Malgré toute la distance qui sépare Kelsen de la dialectique
hégélienne, on retrouvera chez lui cette idée, à ceci près que la contra-
diction comme apparence a été retournée en apparence de contradic-
tion : ainsi que l’explique la Théorie pure du droit, s’opposant sur ce
point à la tradition du « droit naturel », le « fait illicite » ou l’injustice
(Unrecht) n’est pas une négation du droit, c’est une action que le droit
interdit et dont, en conséquence, il prévoit la sanction. De sorte que
celui qui commet le délit ne « sort pas du droit », expression dénuée de
sens (on pourrait dire qu’il n’en a pas le « pouvoir » ou la « faculté »),
mais en permet l’existence, en confirme la validité (Geltung) « par la
réaction de l’ordre juridique sous la forme d’une sanction » 3. Mais en
réalité – et tel est aussi le sens de l’équation Rechtsordnung ist
Zwangsordnung – s’il n’y avait pas de délits les sanctions n’auraient
jamais lieu de se produire, et le caractère contraignant du droit demeu-

du fonctionnement « rationnel » de l’institution les hypostases fantasmatiques de la


puissance de l’État, pour en proposer le traitement à la psychanalyse.
1. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervégan, PUF, Paris, 1998,
§ 91, p. 194.
2. « Das Unrecht ist ein solcher Schein, und durch das Verschwinden desselben erhält
das Recht die Bestimmung eines Festen und Geltenden » (Philosophie des Rechts, § 82,
Zusatz). N’oublions pas la contrepartie « démocratique » de cette thèse : il n’est possible
de juger légitimement un individu pour ses fautes ou ses crimes qu’au nom d’une loi que,
en tant que citoyen, il a lui-même contribué à formuler, devant un tribunal où il pourrait
lui-même en principe siéger.
3. Hans Kelsen, Théorie pure du droit, trad. fr. 1953, p. 76.

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rerait une pure fiction. On peut donc concevoir que le délit, qui ne le
contredit pas mais l’affirme comme norme obligatoire, est pratiquement
nécessaire à son existence. Et on peut voir dans « l’appartenance » des
individus à l’ordre juridique, toujours déjà donnée avec lui et constam-
ment vérifiée (aussi longtemps du moins que cet ordre se perpétue),
l’effet de subjectivité propre de la sanction.
Je voudrais soutenir que Freud, dans sa propre théorisation du
« moment judiciaire » de l’assujettissement (c’est-à-dire du surmoi
comme structure, système de relations sociales individualisantes au
moyen de la culpabilité), en faisant basculer toute la « logique » des
identifications négatives sur la scène inconsciente (dont la pathologie
des névroses obsessionnelles, des délires mélancoliques et du maso-
chisme moral ne lui fournissaient jamais qu’une représentation agrandie
et unilatéralement accentuée de ce qui, « normalement », est à l’œuvre
dans la constitution conflictuelle de la personnalité) 1, est parvenu à la
thèse inverse : il n’y a que de la transgression, c’est pourquoi il peut y
avoir de l’appartenance à cet ordre « impersonnel » qu’est l’ordre juri-
dique. Mais pour esquisser ce dernier point il nous faut reprendre,
même à très grands traits, la mécanique inconsciente de l’appartenance
à l’ordre social (qui est aussi une mécanique de l’appartenance incons-
ciente à cet ordre) telle que Freud l’organise dans Das Ich und das Es,
sous la forme d’une « genèse » du surmoi et de l’état de « dépendance »
qu’il impose au moi.

GÉNÉALOGIE DE L’AUTORITÉ ET DE LA TRANSGRESSION

Il ne fait pas de doute que toute la présentation du surmoi, dans


laquelle se systématise la « deuxième topique », est commandée par un
schème génétique centré sur la « sortie du complexe d’Œdipe » et le
refoulement de l’instance refoulante qu’il comporte, autrement dit par
la façon dont une contrainte « externe » se trouve transformée en
contrainte « interne » de façon à résoudre les conflits auxquels, pour le
« petit enfant » à la fois sujet et objet de désirs, donne lieu la situation
familiale décrite par Freud comme un triangle de relations libidinales.

1. Cf. par exemple Das Unbehagen in der Kultur, chap. VIII (Studienausgabe, IX,
p. 264).

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C’est de cette façon que la nouvelle notion est mise en relations avec la
théorie du développement de la sexualité, avec la clinique des névroses
individuelles et l’interprétation des « formations de l’inconscient », avec
l’idée que les pensées et les affects qui font retour dans la conscience ou
se traduisent en symptômes du comportement ont été constitués à partir
d’expériences désirantes insupportables ou inacceptables dont nous
éprouvons et exprimons les effets après-coup. Le surmoi apparaît alors
comme un « stade » final de la construction de la personnalité, dont la
modalité est responsable du « caractère » de chacun, et qui impose à nos
vies la loi de la répétition. On sait bien cependant que la linéarité de ce
scénario, même corrigée par la reconnaissance (quasiment constitutive
de la psychanalyse) qu’il n’existe pas de développement standard uni-
formément reproduit par tous, mais seulement des variantes singulières,
ou si l’on veut des « interprétations » par le sujet lui-même des
contraintes de son histoire, a d’emblée représenté un problème autour
duquel sont venues se cristalliser les divergences et les refontes de la
théorie. Beaucoup de ces difficultés sont signalées dans le texte même
de Freud par des corrections ou des déplacements d’accent au fil de
l’écriture, soit dans le cadre d’une même œuvre, soit dans la série des
développements qu’elle engendre. Parmi ces déplacements je voudrais
ici en rappeler deux, qui me semblent toucher directement à la façon
dont nous pouvons comprendre l’idée d’une corrélation entre « senti-
ment de culpabilité » et « besoin de punition », issue de la contrainte et
engendrant à son tour une contrainte : non pas pour invalider le schème
de l’après-coup, qui fait de l’individu le sujet inconscient ou décalé de
sa propre histoire, mais pour montrer qu’il comporte des dimensions
relationnelles et institutionnelles dont la conflictualité propre surdéter-
mine les divisions constitutives de la personnalité, et contribue à leur
conférer l’efficacité d’une structure.
Le premier déplacement auquel je pense est celui qui amène Freud,
dès Le moi et le ça, et plus nettement encore dans les œuvres suivantes
(Malaise dans la civilisation, Nouvelles conférences), à substituer à la
référence au « père » du complexe d’Œdipe, dont le fils redoute la
« menace de castration » en raison du désir sexuel qu’il éprouve pour
la mère, et à qui il cherchera à s’identifier pour déplacer le conflit, une
référence collective aux « parents » 1. Ses implications sont, à l’évi-
dence, complexes, puisque la seconde formulation inclut la mère à

1. Dans les Nouvelles conférences, Freud emploie l’expression d’Elterninstanz ou


« instance parentale » (Studienausgabe, Bd. I, s. 501).

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côté du père, ou en concurrence avec lui, et implique une structure


d’autorité familiale qui a sa propre histoire sociale 1. Mais il est frap-
pant que, simultanément, Freud inscrive avec insistance « les parents »
dans une série plus large qu’il appelle « les autorités » (Autoritäten) et
qui inclut aussi les « éducateurs » (Erzieher), les « maîtres » (Lehrer),
les « modèles » (Vorbilder) et les « héros » (Helden) 2. Tantôt (point de
vue génétique), la puissance de ces autorités et leur contribution propre
à l’emprise du surmoi ou à son renforcement sont rapportées au fait
qu’elles viennent occuper à tour de rôle la « place » qui a été ménagée
une première fois par la résolution du complexe d’Œdipe, ou remplir la
« fonction paternelle ». Tantôt (point de vue institutionnel) c’est à
l’inverse le père, et plus généralement l’instance parentale, qui se pré-
sente comme le premier porteur de la fonction sociale d’autorité et de
contrainte, refoulant les pulsions au bénéfice de la « civilisation », en
utilisant contre elles leur propre énergie pulsionnelle (ce qui est propre-
ment la culpabilité) – cette antériorité expliquant que le rapport
parents-enfants (et plus spécifiquement père-fils) constitue l’identifica-
tion « primaire » à laquelle sont attachées les représentations incons-
cientes de l’autorité et qui en cristallise les affects. Ce renversement du
sens de la lecture est encore accentué dans les essais politico-culturels,
où Freud combine étroitement la réflexion sur le dualisme des pulsions
de vie et de mort avec l’analyse de la fonction du droit et des institu-
tions, par exemple Warum Krieg ? (écrit en 1932 en réponse à une
interpellation d’Einstein) : la relation parents-enfants est alors explici-
tement inscrite dans un ensemble de rapports de domination que le

1. Dans son commentaire (Problématiques, I, cit., p. 355 sq.), Laplanche insiste


notamment sur la façon dont l’alternative « le père » / « les parents » a été marquée par
l’intervention de Mélanie Klein, dont Freud a dû prendre en compte – non sans une certaine
mauvaise grâce – les observations concernant la « sévérité » du surmoi. Initialement Freud
avait soutenu que celle-ci, pour chaque individu (et par conséquent, à terme, son « choix » de
telle ou telle « position » névrotique, mélancolique, perverse, etc.) dépend directement de la
sévérité ou agressivité dont les parents (et notamment le père) font preuve dans « l’éduca-
tion » de ses pulsions. Or Mélanie Klein montrait que la violence du rapport moi-surmoi n’a
rien à voir avec une histoire empirique, mais constitue un effet indépendant des comporte-
ments réels. Indépendamment de sa propre explication (qui met l’accent sur la projection sur
la Mère, antérieurement à l’Œdipe, d’une destructivité venue de l’enfant lui-même), on peut
remarquer que ce correctif aboutit à une réversibilité entre le point de vue « génétique » qui
fait du surmoi « l’héritier de l’Œdipe », voire de relations d’objet encore antérieures, et le
point de vue « structural », qui fait de la violence et de son retournement en culpabilité un
effet de la dépendance du moi infantile par rapport à des autorités « surpuissantes »,
auxquelles il est lié par l’amour et par la crainte.
2. Das ökonomische Problem des Masochismus, cit., s. 351 (c’est la liste la plus
complète).

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droit a pour fonction de perpétuer sous les apparences de l’égalité :


hommes et femmes, parents et enfants, vainqueurs et vaincus, maîtres
et esclaves 1… En résumé la fonction paternelle est pensée selon un
double registre, ou inscrite à deux reprises : dans une histoire person-
nelle à structure généalogique, et dans un système de rapports sociaux
qui sont immédiatement des rapports de pouvoir. Ne faut-il pas suppo-
ser que la violence traumatique à laquelle Freud attribue la « contrainte
de répétition » qu’exerce le surmoi est due justement à l’addition, ou
au renforcement mutuel de ces deux formes de dépendance ?
Une leçon complémentaire me semble se dégager de l’autre dépla-
cement auquel on assiste dans les textes de Freud à propos du surmoi
en tant que « modèle » d’autorité exercée et subie, en particulier dans
les Nouvelles conférences de 1933 : ce modèle ne peut jamais être
direct, il doit lui-même être hérité et transmis, précisément sur le mode
de la culpabilité, qui fonctionne dès lors comme l’opérateur d’une
« reproduction » permanente de la structure répressive ou punitive. Du
besoin d’être puni on passe au besoin de punir, et ainsi de suite indéfini-
ment. C’est l’idée selon laquelle « les parents et les autorités qui leur
ressemblent obéissent dans l’éducation de l’enfant aux injonctions de
leur propre surmoi (…) ainsi le surmoi de l’enfant en réalité ne se
construit pas d’après le modèle (Vorbild) des parents, mais d’après le
surmoi des parents (…) il devient le porteur de la tradition, des valeurs
(Wertungen) permanentes qui se sont reproduites de génération en
génération… » 2. L’importance de cette correction apportée par Freud
au schème de l’incorporation œdipienne du père « castrateur » est souli-
gnée par plusieurs commentateurs : Lagache, et à sa suite Lacan ;
Laplanche et Pontalis dans l’article « surmoi » du Vocabulaire de psy-

1. Idée non pas tant marxiste que rousseauiste, au sens du Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité (Studienausgabe, Bd. IX, s. 277). Le fait que ces formulations
particulièrement nettes figurent dans un des textes de Freud sur la guerre, inaugurés par
l’essai de 1915 Zeitgemässes über Krieg und Tod (Studienausgabe, Bd. IX, s. 33 sq.), ne
saurait être dû au hasard. Elles s’inscrivent complètement dans le cadre de la « désillu-
sion » ou « destruction des illusions » (Enttäuschung, Zerstörung einer Illusion) à propos
de la valeur du progrès et du recul de la violence dans la civilisation qu’a entraînée la
guerre de 1914-1918, et qui débouche sur l’hypothèse du caractère originel, donc
indépassable, de la « pulsion de mort ».Voir P. Macherey, « Freud : la modernité entre
Éros et Thanatos », cit. ; René Kaës, « Travail de la mort et théorisation », in J. Guillaumin
et al., L’invention de la pulsion de mort, Dunod, 2000, p. 89-111. Et Georges
Canguilhem : « La décadence de l’idée de progrès », Revue de Métaphysique et de
Morale, no 4, 1987.
2. Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, XXXI,
Studienausgabe, Bd. I, s. 505.

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chanalyse ; Jean-Luc Donnet 1… Elle apparaît d’autant mieux, me


semble-t-il, qu’on la conçoit comme un redoublement du schème
généalogique : au « père » se superpose le « père du père », comme
porteur de l’injonction et du modèle d’autorité d’après lequel chaque
« génération » décide de la façon dont elle doit éduquer la suivante, et
comme le juge idéal devant qui il faut rendre compte des succès et peut-
être surtout des échecs de l’éducation. À première vue cette correction
opère en sens inverse de la précédente : qu’on interprète le redouble-
ment généalogique au sens étroit, selon une stricte lignée paternelle, ou
en un sens plus large selon la succession des générations, il signifie que
le surmoi est cette culpabilité qui passe ou se « transfère » de ceux qui
ont subi l’autorité à ceux qui l’exerceront, et donc aussi ce que les
sujets, en le sachant ou non (mais fondamentalement ils ne le savent
pas) « retournent » contre leurs fils (ou leurs enfants) pour l’avoir hérité
de leurs pères (ou de leurs parents). On comprendrait alors que cette
transmission soit chargée d’angoisse, et prête à tous les excès de l’auto-
critique, car elle n’est pas seulement le signe, pour chaque sujet, d’une
tâche de civilisation à laquelle il ne saurait jamais suffire, mais elle le
confronte à la possibilité du mal (de la destruction) qu’il peut produire
lui-même – ou au tyran qu’il porte en lui-même – en se faisant l’instru-
ment du bien.
Considérées ensemble, les corrections qui s’inscrivent dans le texte
de Freud dessinent donc déjà une configuration « relationnelle » plus
complexe que la simple intériorisation de l’autorité paternelle en tant
que juge inflexible à qui le moi devra inconsciemment rendre des
comptes pour toutes ses actions. Le tribunal psychique s’avère composé
à la fois d’une instance personnelle, inscrite dans une succession généa-
logique, et d’une instance impersonnelle, constituée d’un réseau d’insti-
tutions ou d’appareils de domination et de contrainte (la « famille »
étant par excellence le point de rencontre de l’une et de l’autre, où elles
échangent leurs places et leurs injonctions, au point qu’on pourrait être
tenté de dire : le surmoi, c’est la famille !, mais aussi : la famille, c’est le
surmoi !) 2. Le fait que Freud ne cesse de désigner le complexe de culpa-

1. D. Lagache, « Rapport », in La psychanalyse, Volume 6, cit., p. 39 ; Vocabulaire…,


p. 473 ; J.-L. Donnet, Surmoi I, cit., p. 36 sq.
2. Lacan n’est pas loin d’une telle formulation dans un passage de son article de
L’Encyclopédie française sur « les complexes familiaux », mais il en fait une situation
« atypique » : « Une première atypie se définit ainsi en raison du conflit qu’implique le
complexe d’Œdipe spécialement dans les rapports du fils au père (…) On s’est livré à des
considérations divergentes sur la notion d’un surmoi familial ; assurément elle répond à

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bilité et de punition ainsi noué comme le lieu de l’excès de « sévérité »


pourrait suggérer aussi de considérer que cette violence disproportion-
née est alimentée par la surdétermination : la contrainte généalogique
est en excès par rapport à la contrainte institutionnelle, qu’elle charge
d’énergie pulsionnelle, mais la logique des appareils de pouvoir est
aussi ce qui fait du père, ou du « parent », un despote souverain ou un
maître absolu à domicile 1. Vue sous cet angle, la théorie de l’origine de
l’autorité venue du Urvater der Urhorde fonctionne aussi, sur le mode
allégorique, comme une fusion des deux modèles d’autorité, ou des
deux relations de pouvoir, que Freud combine dans ses descriptions du
surmoi, et qui lui permettent à la fois d’en faire le pivot d’une histoire
de la personnalité individuelle et le fil conducteur d’une interprétation
de l’ambivalence des phénomènes de civilisation, ou de l’élément de
violence archaïque inéliminable dans la marche au « progrès ».
De ce point de vue, la caractéristique inscrite par Laplanche au
centre de sa lecture des textes freudiens sur la genèse du surmoi et sur
son inscription topique prend toute sa signification : le surmoi est une
instance « contradictoire » 2. J’irai un peu plus loin encore et je propo-

une intuition de la réalité. Pour nous, le renforcement pathogène du surmoi dans


l’individu se fait en fonction double : et de la rigueur de la domination patriarcale, et de
la forme tyrannique des interdictions qui resurgissent avec la structure matriarcale de
toute stagnation dans les liens domestiques. Les idéaux religieux et leurs équivalents
sociaux jouent ici facilement le rôle de véhicules de cette oppression psychologique, en
tant qu’ils sont utilisés à des fins exclusivistes par le corps familial et réduits à signifier les
exigences du nom ou de la race. C’est dans ces conjonctures que se produisent les cas les
plus frappants de ces névroses, qu’on appelle d’autopunition pour la prépondérance
souvent univoque qu’y prend le mécanisme psychique de ce nom (…) » (« Le complexe,
facteur concret de la psychologie familiale », 1938, rééd. dans J. Lacan, Autres écrits,
Seuil, 2001, p. 23-84). Cf. B. Ogilvie, Lacan, la formation du concept de sujet, cit., p. 22-
27, 76-77, 86-95.
1. Les développements du Malaise dans la civilisation marquent clairement cette
surdétermination : « Nous connaissons donc deux sources du sentiment de culpabilité,
l’une procédant de la peur de l’autorité (Angst vor der Autorität) et la suivante de
l’angoisse devant le surmoi (Angst vor dem Über-Ich). La première contraint à renoncer
à satisfaire les pulsions, l’autre nous pousse également vers la punition (drängt…
ausserdem zur Bestrafung), étant donné qu’on ne peut pas cacher au surmoi que les
désirs interdits sont toujours là… » (Studienausgabe, Bd. IX, s. 253-54).
2. À nouveau je dois longuement citer : « Nous avons là ce qui pourrait correspondre
en effet à un double aspect de l’instance idéale (…) sans que l’un des visages soit
précisément désigné comme idéal et l’autre comme surmoi. Mais ce double visage est
malgré tout très différent des distinctions proposées par Lagache et probablement plus
sensible à une certaine contradiction existant dans la réalité (…) Chez Freud nous n’avons
pas un système complémentaire (d’un côté l’impératif, de l’autre l’idéal à réaliser pour se
conformer à l’impératif) mais deux séries disjointes et également impératives : la série des
injonctions – “tu dois être comme le père” – et la série des interdictions “tu ne dois pas
être comme le père”. Évidemment la série des injonctions est plus proche de l’idéalisation

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serai pour ma part : le surmoi est l’instance de la contradiction, à la


fois au sens de l’ambivalence et au sens de l’antinomisme. En
s’appuyant de bout en bout sur la figure logique (ou plutôt « paralo-
gique ») de la double injonction contradictoire, Laplanche décrypte
chez Freud le passage d’un premier niveau de complexité, correspon-
dant au fait que les affects ambivalents d’amour et de haine, d’admira-
tion et de crainte suscités par la situation œdipienne sont présents ou
activés simultanément, à un second niveau correspondant au fait que la
loi prescrit à la fois l’obéissance et la transgression, et par conséquent
engendre elle-même contradictoirement la culpabilité qu’elle sanc-
tionne. Cette unité des contraires est proprement ce qu’on peut appeler
l’antinomisme, au sens même que cette notion a revêtu dans la tradition
théologique, en rapport avec la question de l’origine de la loi et du
péché qui place le sujet « sous la loi », où elle forme une thématique
symétrique de celle de la « théodicée » à laquelle se référait Kelsen 1.

puisqu’elle pose un modèle, tandis que la série négative est plus proche du surmoi. Mais
non seulement il n’y a pas de complémentarité entre elles (…) mais il y a même
contradiction puisque les deux impératifs, positif et négatif, portent sur la même
proposition : “être comme le père”. Cette contradiction, assurément on peut feindre de la
résoudre, on peut la disjoindre pour tenter de se conformer à la logique (…) En fait je dis
que cette résolution de la contradiction n’est qu’une apparence puisque la plupart du
temps, et pas seulement dans la névrose cliniquement avérée, les deux séries se
chevauchent, les disjonctions deviennent conjonctions, aboutissant à ces impératifs
impossibles qui caractérisent justement la morale inconsciente, la morale du surmoi (…)
Cette contradiction (…) montre bien que le surmoi n’est pas un système cohérent, bien
ordonné. Il n’est qu’exceptionnellement et dans les cas… idéaux, un ordonnateur du
monde interne. La loi qu’il médiatise est une loi contradictoire où les propositions les plus
opposées viennent se juxtaposer. Une loi parfois sans pitié, sans merci, nous l’avons vu à
propos de la névrose obsessionnelle, où la culpabilité est présente des deux côtés, dans
l’ordre et dans le contrordre : “tu dois rendre cet argent” et “tu ne dois pas le rendre” sont
marqués de la même angoisse et de la même culpabilité ; et dans la mélancolie nous avons
rencontré aussi cette sorte d’absolu de la culpabilité, impossible à résoudre dans une
quelconque délimitation de l’interdit et du permis. Ceci nous amène à considérer le
surmoi comme une instance qui, dans les cas les plus extrêmes, semble mettre le
juridisme même des lois qu’il édicte, l’apparence de raison, la raison raisonnante, au
service du processus primaire. De toute façon tu es coupable, semble énoncer le surmoi »
(J. Laplanche, cit., p. 352-353).
1. La comparaison s’impose à nouveau avec le Nietzsche de la Généalogie de la
morale, mais surtout avec la proposition de Saint Paul dans l’Épître aux Romains (7.7)
faisant de la révélation de la loi (nomos) la condition de la reconnaissance du péché
(hamartia) en tant qu’elle s’oppose au désir (epithumia). Cependant Saint Paul récusait
l’identification « impossible » de la loi et du péché (ho nomos hamartia ; mè genoito).
Tandis que cette extrémité subversive a été complètement assumée par la tradition
mystique de la kabbale (dont Freud avait peut-être une connaissance au moins indirecte),
qui a conduit le « faux messie » Sabbataï Zevi au XVIIe siècle à revendiquer sa transgres-
sion de la loi et son droit au blasphème comme preuves d’une mission rédemptrice
(cf. Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi, le messie mystique, 1973, tr. fr. Verdier, 1990).

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L’antinomisme peut être lu comme radicalisation de l’idée que l’assu-


jettissement a lieu par l’intermédiaire d’une faute impliquée dans
l’énonciation même de la loi, ou de la loi comme interdit – de telle
sorte qu’il ne s’agisse pas d’une contingence, mais d’une nécessité. Il
peut aussi être lu du côté de la loi elle-même comme l’expression du
fait qu’elle n’a pas d’autre raison d’être que la « production » ou
« l’imputation » du mal (violence, injustice, transgression) qu’elle
interdit et qu’elle sanctionne. L’idée d’un tribunal psychique (ou d’un
appareil psychique ultra-judiciaire, dont le modèle serait à la fois
généalogique et institutionnel, confondant en quelque sorte les figures
« privées » et « publiques » du pouvoir), dont cet antinomisme est la
règle de fonctionnement, devient alors indiscernable de celle de
l’inconscient lui-même, dont Freud nous dit que la constitution
« ignore la contradiction » telle qu’elle régit la perception de la « réa-
lité » 1 : ce qui entraîne en particulier que le surmoi traite avec la même
« sévérité » les intentions et les actes, « punit » également l’obéissance
à la loi et sa transgression qui de son point de vue reviennent au même,
et par conséquent énonce simultanément l’interdit comme une injonc-
tion.
C’est dans son essai sur « Dostoïevski et le parricide », publié en
1928 comme préface à un recueil de brouillons et de correspondances
formant le dernier volume des Œuvres de Dostoïevski en allemand, que
Freud a donné son expression la plus claire à cette idée d’une coïnci-
dence du surmoi avec l’antinomisme de l’inconscient. Cet essai
combine en effet l’interprétation des symptômes névrotiques de
Dostoïevski avec celle des fictions criminologiques de ses romans, en
particulier Les Frères Karamazov (placé par Freud sur le même plan
que l’Œdipe roi de Sophocle et le Hamlet de Shakespeare en tant
qu’élaborations littéraires du complexe d’Œdipe). Les secondes
auraient permis à l’écrivain d’exprimer le sentiment de culpabilité sous-
tendu par sa jalousie meurtrière à l’égard de son père et de déplacer son
besoin de punition, reproduisant par d’autres moyens l’effet paradoxal

L’ouvrage de David Bakan, Sigmund Freud and the Jewish Mystical Tradition (Van
Nostrand, 1958), n’apporte pas de lumières sur ce point, car les correspondances qu’il
discute entre la pensée de Freud et le sabbataïsme ne se fondent pas sur des évidences
documentaires mais sur des inférences (même si certaines sont suggestives).
1. Voir en particulier l’essai de 1915 : « Das Unbewusste », § 5 (Studienausgabe,
Bd. III, s. 145 sq.) ; et Nouvelles conférences, XXXI, Studienausgabe, Bd. I, s. 511.
L’identification des contraires dans l’inconscient est explicitement invoquée par Freud
dans son analyse du cas de « névrose obsessionnelle » (Zwangsneurose) que constitue
l’homme aux rats (Studienausgabe, Bd. VII, s. 95 sq.).

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de soulagement ou de cure qu’avaient déjà produit sur lui les souf-


frances de la déportation infligée par les tribunaux du tsar (figure de
l’autorité paternelle idéalisée). Mais Freud se sert de l’intrigue des
Frères Karamazov, où le meurtre du père est finalement accompli par
un autre que celui qui l’avait inconsciemment désiré (un demi-frère),
pour introduire une dimension d’antinomisme supplémentaire : « Pour
la psychologie peu importe qui a effectivement commis l’acte, seul
importe celui qui l’a voulu dans son cœur (in seinem Gefühl) et l’a
accueilli avec plaisir une fois arrivé, et c’est pourquoi tous les frères
sont également coupables – sauf la figure d’Aliocha qui fait contraste
(…) La sympathie de Dostoïevski pour le criminel est en fait sans
limite (…) elle nous rappelle l’horreur sacrée avec laquelle on considé-
rait dans l’Antiquité l’épileptique et celui qui avait l’esprit dérangé. Le
criminel est pour lui presque comme un rédempteur qui a pris sur lui la
faute que sans cela les autres devraient porter. On n’a plus besoin de
commettre un meurtre lorsque le criminel l’a déjà fait, mais on doit lui
en être reconnaissant, car sans cela on aurait dû soi-même donner la
mort. » 1 Un élément supplémentaire d’identification est ici incorporé à
la théorie du surmoi, au sens de la Gleichheit (similitude égalitaire, ou
égalité mimétique). On peut le développer en suggérant que – du point
de vue du tribunal psychique – non seulement le crime ou le délit (réel
ou virtuel) incorpore ses auteurs à l’ordre juridique, mais le crime de
certains est ce qui nous incorpore tous à l’ordre juridique. Il n’est pas
trop étonnant dans ces conditions que nous ayons un tel besoin de
l’existence de « criminels » et de « délinquants », à qui nous vouons un
mélange de haine et de pitié, ou que l’État et ses représentants en aient
besoin pour nous. Mais aussi : en se chargeant de les identifier et de
les punir, l’État court-circuite la fonction du surmoi « personnel » de
chacun, ou nous donne quelques moyens de déjouer la sévérité de ce
surmoi que nous sommes pour nous-mêmes, ce dont nous avons toutes
raisons de lui être reconnaissants, même si cela ne va pas sans inquié-
tude (et si l’État s’était trompé ? s’il allait se raviser et découvrir en
« nous », justement, les criminels par délégation…).

1. S. Freud : Dostoïevski et la mise à mort du père/Dostojewski und die Vatertötung


(1928), Édition bilingue, Supplément au no 4 de la revue L’Unebévue, 1993, p. 22.

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POLITIQUE ET IMPOLITIQUE

Ayant ainsi tiré les fils de notre hypothèse (que j’ai cru pouvoir
rassembler sous la formule foucaldienne d’hypothèse répressive, en un
sens quelque peu modifié), nous devons faire face à des conclusions qui
ne vont pas de soi, parce qu’elles supposent d’attribuer à l’élaboration
méta-psychologique de Freud une portée et des conséquences pratiques
peut-être très éloignées de ce que lui-même a pu avancer à titre d’inter-
vention de la psychanalyse dans le champ politique. La situation ne me
paraît pas fondamentalement différente à cet égard de celle qui caracté-
rise déjà tous les effets sociaux de la psychanalyse, et notamment dans
le champ d’une médecine mentale commandée, hier comme aujour-
d’hui, par le dogme d’une différence de nature, « objectivement » repé-
rable, entre les états ou les comportements dits « normaux » et ceux qui
sont dits « pathologiques » 1. Tout tient me semble-t-il à l’effet de sub-
version que produit le rapprochement de l’équation kelsénienne :
Rechtsordnung ist Zwangsordnung (l’ordre du droit est identiquement
l’ordre de la contrainte), et de l’équation freudienne : Schuldgefühl ist
Strafbedürfnis (le sentiment de culpabilité est identiquement un besoin
de punition, et donc un appel à la transgression). Pour en expliciter la
signification, je prendrai la liberté d’emprunter à la façon dont Kelsen
en a développé les implications, et de les confronter une dernière fois à
ce que j’ai appelé l’antinomisme du surmoi freudien.
Dans la Reine Rechtslehre de 1934, Kelsen consacre un paragraphe
à la question de savoir quels sont les motifs qui entraînent l’obéissance
juridique des individus (en particulier leur obéissance à la loi) (Motive
des Rechtsgehorsam) 2. Il est difficile, doit-il convenir, d’affirmer que
c’est bien, dans les faits, la menace d’une sanction (la représentation
d’un acte de contrainte – Zwangsakt – comme conséquence de l’acte
illicite – Unrecht) qui entraîne l’obéissance du sujet, comme le vou-
drait un strict positivisme juridique pour qui le droit n’est qu’une
« technique », un système de moyens au service d’un ordre social quel
qu’il soit. Dans bien des cas la peur de la punition ou de l’exécution

1. Il n’est pas aisé, en dépit de ses fréquentes mises au point, d’attribuer à Freud une
position simple en matière de différenciation du « normal » et du « pathologique ». Et sans
doute en va-t-il de même, mutatis mutandis, pour le rapport entre « l’ordre » juridico-
politique et le « désordre » psychique.
2. H. Kelsen, Reine Rechtslehre, 1934, cit., p. 31 sq. Le passage est sérieusement
modifié dans la version traduite en français à laquelle je me réfère ci-dessous.

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de la sentence ne suffit pas, et « de tout autres mobiles » (ganz andere


Motive) doivent entrer en jeu : religieux, moraux, sociaux, et plus
généralement « idéologiques », qui associent la représentation d’un
« mal » à redouter avec celle d’un « bien », d’un état social désirable.
Il semblerait du même coup que l’ordre juridique ne puisse apparaître
comme « complet » et incluant les conditions de sa propre effectivité
(Wirksamkeit) que dans la mesure où il comporte la définition de
certaines valeurs. Or c’est justement cette référence à des valeurs sub-
stantielles qu’une théorie « pure » du droit, indépendante à la fois
des idéologies politiques et des croyances religieuses ou métaphy-
siques, doit « critiquer » pour parvenir à une définition positive de la
norme juridique.
C’est en perfectionnant sa théorie de l’articulation entre une
« norme primaire » et une « norme secondaire » que Kelsen a pensé
parvenir à cette consistance autonome du droit 1. Pour qu’on puisse
parler d’une norme effective, remplissant sa fonction d’organisation de
la conduite des individus tout en instituant leur responsabilité indivi-
duelle, il faut l’unité d’une forme c’est-à-dire d’une cohérence logique
du système des obligations juridiques, et d’un contenu ou d’une
contrainte matérielle qui oblige à les respecter. Cette unité ne peut venir
après coup, elle doit faire déjà partie du concept même du droit, en
d’autres termes elle doit être établie a priori. On a ici une sorte d’équi-
valent du schématisme transcendantal utilisé par Kant pour penser
l’unité de la forme mathématique (« conceptuelle ») et du contenu expé-
rimental (ou « phénoménal ») dans la constitution des phénomènes
naturels. De sorte qu’on pourrait transposer au droit la formule dont se
servait la Critique de la raison pure pour montrer a contrario la néces-
sité des deux composantes et de leur synthèse : les normes qui ne sont
pas des obligations inscrites dans un ordre constitutionnel (sous la
dépendance d’une « norme fondamentale ») sont « aveugles », arbi-
traires ou illégitimes, mais celles qui ne sont pas assorties de contrainte,
impérativement mises en vigueur, sont « vides », ou dépourvues
d’effectivité du point de vue juridique 2. Aucun des deux termes cepen-
dant ne peut être « déduit » analytiquement de l’autre, l’opération qui

1. Je résume ici les développements de la Théorie pure du droit (trad. fr. cit.),
chap. III, p. 57-68.
2. Kant esquisse lui-même une telle construction d’un schématisme de la règle de
droit à travers le double rejet de ses « exceptions » qui, comme telles, échappent à la
juridiction d’un tribunal : l’équité et la nécessité (ou cas de force majeure) (voir Doctrine
du droit, 1797, cit., Appendice à l’Introduction).

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les réunit (Kelsen parle d’identité, exactement comme à propos du rap-


port entre « ordre juridique » et « ordre de contrainte », ou « droit » et
« l’État », dont nous avons ici une autre formulation) a un caractère
« synthétique ». Contrairement à ce qu’on pourrait penser cependant, la
norme que Kelsen appelle « primaire » n’est pas l’obligation, c’est jus-
tement la contrainte, en particulier dans la forme d’une définition (par
un « code pénal ») du type de conduite qui fait l’objet d’un interdit et
qui entraînera pour son auteur une sanction ou punition déterminée
(Strafe, Bestrafung) 1. L’obligation en apparaît comme le corrélat, c’est
la « norme secondaire » qui prescrit la conduite permettant d’éviter la
sanction.
Le schème du droit comporte donc en son centre un moment de
négation, mais Kelsen tient à préciser qu’il ne s’agit pas d’une contra-
diction : il pourrait y avoir contradiction entre des propositions décri-
vant des faits qui ne peuvent se produire simultanément, ou entre des
normes relevant de logiques différentes, mais il ne peut y avoir « contra-
diction » entre les faits et les normes, qui relèvent de deux univers
hétérogènes, pas même dans le cas de « l’acte illégitime » ou du délit –
comme on l’a vu plus haut en discutant de l’appartenance du crime lui-
même, en tant que « négation du droit » (Unrecht), à l’ordre juridique.
Celui-ci apparaît donc comme une synthèse de codification et de sanc-
tion judiciaire, dont la contradiction est exclue, mais dont l’efficacité
repose en permanence sur la négation. À une condition cependant,
qu’on peut bien dire politique : c’est que la norme constitutionnelle ou
Grundnorm s’accompagne du « monopole de la force » de contraindre
(ou violence : Gewalt) entre les mains de l’État. Dans ces conditions le
droit se fait État et l’État se fait droit : il n’y a pas de « liberté » indivi-
duelle qui ne soit l’envers d’un interdit, donc il n’y a pas de conduite
non juridique ; mais toute violence ou contrainte qui ne correspond pas
à la protection par l’État d’une norme de droit est illégitime, et doit
tomber elle-même sous le coup de la contrainte. C’est, étonnamment,
l’unité politique de l’État qui le préserve de la contradiction logique.
Un ordre ainsi défini a un caractère d’absolu, puisqu’il n’est possible
ni d’en sortir ni de lui résister légitimement. Je crois que plus exacte-
ment, selon Kelsen, il forme une fiction d’absolu, sur le mode du

1. Fondamentalement, dans la présentation de Kelsen, il s’agit des conduites qui font


obstacle à la liberté d’autrui : on retrouve la définition kantienne. Toute conduite tombe
ainsi sous le coup d’un interdit, soit directement, soit indirectement en tant que violation
du droit d’autrui à faire ce qui ne lui est pas interdit.

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« comme si », puisqu’il dépend entièrement de la supposition institu-


tionnelle du caractère lui-même juridique, obligatoire et contraignant,
de la « norme fondamentale » qui le fonde. C’est en ce point même que
vient s’insérer le renversement de perspectives freudien, dont j’ai
signalé le caractère potentiellement subversif. Ce que révèle selon
Freud l’expérience analytique, c’est que le rapport d’un sujet ou d’un
« moi » inconscient à un univers de contrainte et d’obligation, sans exté-
rieur ni échappatoire, n’est pas seulement un monde de négation et
d’interdits, mais bel et bien un tissu de contradictions insolubles. Tout
se passe comme si, sur la scène psychique (« l’autre scène » de l’incons-
cient) les deux normes kelséniennes s’écrasaient l’une sur l’autre, réuni-
fiant la menace de punition et la permission ou l’obligation, et
déchaînant la contradiction qui avait été écartée par le dualisme des
« faits » et des « normes ». Pour que l’ordre juridique puisse se déployer
et se faire respecter, il faut donc non pas que l’inconscient recèle en son
intériorité une réplique « psychologique » de l’ordre juridique, un « État
dans la tête » qui redoublerait en permanence les prescriptions du droit
et les ordres de l’État d’une force morale (ou mieux « hypermorale »)
additionnelle, produisant ainsi un phénomène de « servitude volon-
taire », mais il faut plus profondément (si les actions réglées par le droit
doivent être les actions d’êtres « humains ») que soit refoulé et ainsi
préservé, ou détourné vers d’autres symptômes, d’autres conduites indi-
viduelles, l’envers de désordre ou d’an-archie qu’il comporte (au
risque, dans les cas « pathologiques », de paralyser la capacité même
d’agir). Il faut que soit refoulé et perpétué le « sentiment de culpabilité »
radicale qu’engendre la contrainte absolue, et avec lui l’équivalence
paradoxale des intentions et des actes, des conduites d’obéissance et des
mouvements de transgression.
La mise en évidence du rapport de l’idée d’ordre juridique avec
son contraire inconscient qui s’apparente plutôt à un désordre pulsion-
nel, organisé autour de la représentation d’une légitimité absolue de la
contrainte (dont Kelsen avait eu le pressentiment en attribuant aux
individus la hantise de l’injustice du souverain), ne signifie certaine-
ment pas qu’il n’y a pas d’ordre juridique. Elle ne doit pas non plus
nous conduire à attribuer à Freud des convictions anarchistes (même
si beaucoup de revendications anarchistes se sont alimentées à la doc-
trine freudienne du surmoi – mais pas plus, notons-le, que de pro-
grammes « orthopédiques » et « normalisateurs »). Elle signifie plutôt,
me semble-t-il, que l’ordre juridique envisagé du point de vue de la
psychanalyse est à proprement parler « sans fondement », et qu’on ne

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peut pas non plus faire véritablement « comme si » il en avait un, sauf
à croire en la fiction, à la « réaliser », ce qui est en effet une forme de
mythe ou d’illusion. Si l’ordre juridique était « fondé » sur quelque
chose, ce serait plutôt sur la possibilité permanente de sa décomposi-
tion, et donc sur le conflit même qu’il entretient en le refoulant. Il est
loisible de lire ici non pas une thèse politique freudienne, qui prendrait
le contrepied de celle de Kelsen à la façon dont celui-ci s’oppose lui-
même à d’autres théoriciens du droit et de l’État, mais plutôt une thèse
impolitique, qui fait éclater l’autonomie et l’autosuffisance fictives du
politique. À moins que les seuls « concepts du politique » dignes de ce
nom ne soient précisément ceux qui, d’une façon ou d’une autre, en
montrent la relation dialectique avec une « autre scène » contradictoire,
qui les déborde ou les délimite. À vrai dire une équation comme
Rechtsordnung ist Zwangsordnung, dès lors qu’on en tirait toutes les
conséquences, ne laissait pas réellement d’autre possibilité.
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BLANCHOT L’INSOUMIS
(À PROPOS DE L’ÉCRITURE DU MANIFESTE DES 121)

À ma communication j’ai donné pour titre « Blanchot l’insoumis »,


par un déplacement métonymique puisque Blanchot n’a autorisé aucune
confusion entre son rôle de rédacteur et celui des insoumis, déserteurs,
militants, qu’avec ses cosignataires il entendait soutenir et défendre
devant la justice 1. Mais comme nous le verrons le mot d’insoumission
englobe un sens étroit et un sens large, il connote une communauté
d’action et de sentiments, déjà visée dans ce que le Manifeste appelle
« la cause de tous les hommes libres ». Je m’inspire ici d’une note de
Christophe Bident dont le livre aura été mon recours de chaque instant
dans la préparation de cette intervention, citant Marguerite Duras dans
un entretien de 1985 :
« La Déclaration du droit à l’insoumission n’a pas ordonné l’insoumission
de l’homme à l’État. Elle n’ordonne pas. Elle n’a pas demandé, elle ne
demande pas à l’individu de ne pas obéir aux ordres de l’État. Elle lui
apprend qu’il a en lui, à la fois claires et intelligibles, toutes les raisons
d’être un insoumis et en même temps toutes celles de ne pas l’être (…) elle
met l’homme “appelé” devant sa responsabilité essentielle : sa souverai-
neté… » 2

1. Communication au Colloque « Maurice Blanchot », sous la direction de Christophe


Bident, Centre Culturel international de Cerisy-la-Salle, 2 au 9 juillet 2007 (version revue
et corrigée). Les actes du colloque sont désormais publiés : Blanchot dans son siècle, Sens
Public, Parangon/Vs, Lyon, 2009.
2. Chr. Bident, Maurice Blanchot partenaire invisible, Éditions Champ Vallon, 1998,
p. 394. Le mot « appelé » qui n’est pas dénué de résonances évangéliques renvoie d’abord
à la conjoncture : c’est le terme technique du service militaire en temps de guerre.

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On l’a dit, même s’il n’est pas l’auteur de la première esquisse, due
à Dionys Mascolo et Jean Schuster, Blanchot est le principal rédacteur
de la Déclaration dont il reprend les phrases une à une, négociant au
plus juste avec ses coauteurs, répondant aux objections de tel signataire
dont le concours paraît essentiel, ou même l’anticipant 1. Cela donne un
texte dont il a toujours voulu marquer le caractère collectif, dont il ne se
veut pas « l’auteur », ni au sens du mythe classique ni au sens de ce que,
très peu de temps après, Foucault appellera la « fonction auteur », et
dont pourtant nous avons toutes les raisons de penser que, sans lui, il
n’aurait pas trouvé son effectivité, revêtu le caractère d’une œuvre
d’écriture produisant un effet politique. Cela pose un double problème,
de signature et de mise en mots.
Pour ce qui est de la signature, je me contenterai ici d’une sugges-
tion que je compléterai plus loin. Aux deux extrémités du spectre que
déploie la liste des signataires, et sans négliger personne – car chaque
nom a été celui d’un intellectuel ou d’un artiste dont l’autorité comptait,
d’une conscience dont la décision n’était jamais automatique – on peut
distinguer comme une signature visible, et même très visible : celle de
Sartre, et une signature invisible, ou peu visible, prise qu’elle est non
pas dans l’anonymat (que serait une « signature anonyme » ? même si
certains en ont rêvé, c’est évidemment l’impossible) mais dans le
nombre ou le multiple. Le paradoxe, si c’en est un, c’est qu’ici Sartre
n’a rien écrit et que Blanchot a tout écrit ou réécrit. La répartition des
rôles s’est inversée dans la mémoire institutionnelle. Si vous avez la
curiosité de vous reporter à un ouvrage historique moyen, vous trouvez
par exemple ceci, que j’emprunte à René Rémond, historien dont la
compétence et l’honnêteté font l’unanimité :
« Au lieu d’exploiter son succès 2, de Gaulle donne alors l’impression
d’hésiter sur la marche à suivre. Il temporise : jamais autant que dans cette
année 1960 on ne put avoir le sentiment du temps perdu. Il entreprend une
“tournée des popotes” pour ressaisir l’armée et rétablir son moral ; les
versions rapportées des propos qu’il aurait tenus divergent, mais ont
donné à croire qu’il était revenu sur certaines de ses déclarations et avait

1. Cf. Lignes, no 33, mars 1998 : « Avec Dionys Mascolo du Manifeste des 121 à Mai
68 », p. 84 ; et Chr. Bident, ouvr. cit., p. 391-402. Voir aussi désormais l’étude détaillée de
Jérôme Duwa : « La Déclaration des 121 : un texte fait par tous et non par un ». Utilisant
la ressource des archives Mascolo déposées à l’IMEC, Jérôme Duwa a suivi sur les douze
versions successives, annotées par les rédacteurs, la transformation du texte initial.
Cf. Blanchot dans son siècle, cit., p. 274-287.
2. Il s’agit de l’échec de la « semaine des Barricades » organisée en janvier 1960 par
les colons extrémistes contre l’autodétermination proposée par de Gaulle.

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laissé entendre à ses auditeurs que la France n’abandonnerait jamais


l’Algérie, d’où le reproche postérieur d’avoir tenu un double langage.
Dans l’opinion métropolitaine, en sens inverse, la confiance placée dans
ses initiatives et récemment renforcée par sa détermination lors de la
semaine des Barricades s’amenuise. Des secteurs de plus en plus nom-
breux prennent position contre la continuation de la guerre. L’UNEF (…)
ne craint plus de se déclarer solidaire de l’UG des Étudiants Musulmans
d’Algérie qui est interdite. Des intellectuels, des journalistes, des univer-
sitaires proches de Jean-Paul Sartre et de sa revue Les Temps Modernes
adhèrent à un manifeste dit des 121, qui légitime l’insoumission et adjure
les jeunes Français de ne pas combattre un peuple en lutte pour son
indépendance. Quelques-uns vont jusqu’à apporter une aide directe au
FLN : ce sont les “porteurs de valise”, en particulier le réseau constitué par
Francis Jeanson. En se prolongeant, la guerre d’Algérie devient un germe
de discorde qui mine la cohésion de la nation et dissocie le corps
social… » 1
Ce qui donne le sentiment, d’une part, que le projet et le texte de la
Déclaration émanent des Temps Modernes, d’autre part que les insou-
missions, désertions et activités d’aide au FLN en procèdent, alors que
l’ordre causal est inverse. La visibilité l’emporte sur l’invisibilité. C’est
Sartre qui polarise les émotions de l’opinion publique et les réactions
de l’État 2. Mais les mots qui les déclenchent sont ceux de Blanchot.
Sans doute, il faut prendre au sérieux l’affirmation constante de
Blanchot : le Manifeste est un texte « collectif », dont les formulations
n’expriment pas les idées ou les positions d’un individu, mais d’un
mouvement, et plus encore d’un moment, ce qui veut dire qu’elles
opèrent une coupure temporelle au sein de l’actualité et font passer une
ligne de démarcation au sein de l’opinion. Mais il faut aussi donner
toute sa signification au fait que Blanchot trouve les mots justes pour
cette expression collective : mots de « consensus » voire de « compro-
mis » entre discours voisins, mais aussi et surtout mots de décision et
d’interruption, qui se révéleront historiquement « performatifs ». De
tout ceci témoignent les réactions d’écho, de soutien, de réserve, de
critique, d’attaque et d’insulte, ainsi que les vicissitudes judiciaires
qu’ils déclenchent 3. Or ces mots, Blanchot ne peut les « trouver » que

1. R. Rémond, Notre siècle 1918-1988 (tome 6 de l’Histoire de France sous la


direction de Jean Favier, Fayard, 1988), p. 594-595.
2. C’est à son propos que de Gaulle, renonçant aux poursuites envisagées par son
gouvernement, prononcera la phrase d’anthologie : « On n’emprisonne pas Voltaire. »
3. Voir l’ouvrage irremplaçable – aujourd’hui presque introuvable – publié dès 1961
par François Maspero (lui-même signataire, avec d’autres éditeurs militants), saisi et

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parce que, pour l’essentiel, il les a déjà à sa disposition, dans son usage,
comme écrivain, serait-ce dans un tout autre contexte. Je m’approche
ainsi du problème que je voudrais poser. Pour le préciser je citerai un
autre protagoniste, Pierre Vidal-Naquet :
« J’avais reçu au début de l’été la visite de Jean Pouillon, porteur d’un
texte qui tranchait par sa vigueur avec les pétitions habituelles. Ce
manifeste n’appelait pas à l’insoumission ou à la désertion mais les
“respectait” et les jugeait “justifiées”. Il proclamait solennellement que la
cause du peuple algérien était celle de tous les hommes libres (…) Je fus
convoqué par Laurent Capdecomme, directeur de l’enseignement supé-
rieur. Il avait été recteur de l’Université d’Alger au moment de l’affaire
Audin et l’était encore au moment des barricades du 24 janvier 1960 (…)
Il me fit préciser par lettre dictée sur place que le manifeste que j’avais
signé au début de l’été s’appelait simplement “appel à l’opinion”. C’était,
je crois, Blanchot qui avait radicalisé le titre et Lindon qui avait arrêté le
nombre des signataires à 121… » 1
Radicalisé, voilà le mot important, à ne pas confondre avec violence
ou véhémence, car nullement exclusif de mesure, d’exactitude, de jus-
tesse 2. C’est la rencontre entre la radicalité du Manifeste dont dérivent
aussi bien ses effets politiques immédiats que la trace qu’il laisse jus-
qu’à nous, et la radicalité propre à la pensée et à l’écriture de Blanchot,
que je voudrais essayer d’analyser.
Je le ferai, comme il se doit, en trois temps. D’abord en m’attachant
à la lettre du manifeste et en discutant les implications de certaines
expressions qui portent son sens et qui, non par hasard, se concentrent
dans son titre : « insoumission », mais aussi « déclaration » et « droit ».
Ensuite, en recherchant les recoupements entre cette idée d’un « droit
déclaré à l’insoumission » et d’autres formulations de Blanchot qui,
même dans un tout autre contexte, renvoient à l’idée d’un refus ou
d’une négativité qui, dans des circonstances données, porte aux
extrêmes : en particulier le texte de 1948 sur La littérature et le droit à
la mort, déjà commenté ici par Vanghelis Bitsoris 3, et celui de 1965 sur
Sade, d’abord publié sous le titre « L’inconvenance majeure » comme

réédité à l’étranger pour déjouer la censure : Le droit à l’insoumission (le dossier des
« 121 »), cahiers libres no 14, François Maspero, 1961.
1. P. Vidal-Naquet, Mémoires 2 : Le trouble et la lumière 1955-1998, Éditions du
Seuil / La Découverte, 1995, p. 137-139.
2. Comparer les formulations de Bident, cit., p. 392.
3. V. Bitsoris : « Blanchot, Derrida : du droit à la mort au droit à la vie », in Blanchot
dans son siècle, cit., p. 179-193.

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préface à l’extrait de La Philosophie dans le boudoir intitulé « Français


encore un effort si vous voulez être républicains… ». Enfin en esquis-
sant deux hypothèses concurrentes qu’on peut former à propos de l’idée
– commune à certains égards au Manifeste rédigé par Blanchot et aux
textes à peine postérieurs de Hannah Arendt inspirés par la résistance
américaine à la guerre du Vietnam – d’un « fondement sans fondement »
de la loi, dont témoigne précisément la nécessité de l’insoumission ou
de la désobéissance civique.

L’INSOUMISSION COMME « DROIT »

Je présume qu’on a relu ou qu’on relira le texte du manifeste. À


défaut du livre devenu rarissime de François Maspero, on se reportera
au numéro 33 de Lignes. On le trouve aussi sur internet sur le site du
Monde diplomatique avec une utile présentation de Dominique Vidal.
Je vais essentiellement m’attacher au fameux titre, en le rapprochant à
l’occasion du contenu qui tantôt le confirme, tantôt l’infirme, ou en
complique l’interprétation. Mais d’abord pourquoi ce titre est-il fluc-
tuant ? De l’innocent « appel » il est devenu grâce à Blanchot
« Déclaration… » mais il a été finalement transformé par les annales en
« manifeste ».
Cette dernière formulation a ses raisons, mais elle est déformante et
restrictive : qu’on pense au Manifeste des Égaux, au Manifeste Commu-
niste, aux Manifestes du Surréalisme, au Manifeste Situationniste… 1, à
chaque fois il s’agit de la vision du monde, des projets, de la doctrine
d’un mouvement qui se veut minoritaire ou majoritaire mais de toute
façon « révolutionnaire », serait-ce dans l’ordre de la culture, soit déjà
existant soit à venir (ou mieux encore, en train de se manifester, en
passant de l’obscurité à la publicité, en affirmant ses intentions conqué-
rantes : changer la vie ou transformer le monde). Ce qui a dû faciliter la
perception de la déclaration de 1961 comme un « manifeste », c’est la
part prise à sa rédaction par des écrivains et des artistes issus du surréa-

1. L’étude du « genre » historico-littéraire « Manifeste » est une question capitale


quant au régime des idées et des discours dans la modernité ; elle a fait l’objet d’un beau
travail de Martin Puchner : Poetry of the Revolution : Marx, Manifestos, And the Avant-
gardes, Princeton University Press, 2005.

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lisme, c’est d’autre part et surtout la perspective révolutionnaire dans


laquelle l’inscrivent une partie de ceux qui le signent ou le diffusent, y
compris contre le parti politique qui prétend alors au monopole de
l’idée révolutionnaire. Ils se proposent en effet de substituer à la lutte
prolétarienne la lutte anticolonialiste, ce qui deviendra bientôt le « tiers-
mondisme » dont les révolutionnaires algériens feront figure d’avant-
garde, ou de régénérer la première par la seconde. Mais le « mouve-
ment » auquel se réfère la déclaration, dès sa première phrase, n’est pas
un mouvement révolutionnaire en ce sens, c’est un mouvement de
« refus », de « révolte », de « protestation », et de « résistance » – le
terme le plus insistant (n’oublions pas que le gouvernement en place est
celui du général de Gaulle) – dont les porteurs sont « des Français » :
entendons des citoyens de la République française en général. Mouve-
ment de soutien également aux combattants de la guerre d’indépen-
dance algérienne, caractérisé comme « aide et protection », mais les
mots ici sont calculés au plus juste : la lutte de libération anticolonialiste
est l’arrière-plan, sa signification universelle est indiquée, mais ce n’est
pas d’elle qu’il s’agit directement – bien entendu aussi parce qu’elle n’a
pas besoin de porte-parole choisis parmi les écrivains et universitaires
français.
Tout cela peut paraître restrictif, mais le titre authentique renverse
la situation – du moins dans la conjoncture française. « Déclaration sur
le droit… » évoque une lignée venue de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, c’est une façon d’inscrire le « mouvement » qui
s’exprime ici non pas dans la perspective d’une révolution à venir,
mais dans la permanence d’une révolution déjà faite, et cependant
toujours à refaire, à recommencer ou à réactiver. Par la prétention que
soutient une telle formulation (« Français, encore un effort… »), la
République revient des pouvoirs constitués qui prétendent l’incarner
et, dans les faits, en « trahissent » les principes, vers un certain pouvoir
constituant, aux actes et aux voix qui, momentanément, en représentent
la permanence, incarnant le « droit » par opposition au fait. Quant à
« droit à l’insoumission », l’expression a une résonance conjoncturelle
très forte, parce que de Gaulle vient lui-même de déclarer un « droit à
l’autodétermination » des populations algériennes (discours du 16 sep-
tembre 1959, qui conduira au référendum du 8 janvier 1961) : la décla-
ration du droit à l’insoumission répond à la proclamation du droit à
l’autodétermination, ou plutôt elle dénonce la contradiction flagrante
entre une telle proclamation et la poursuite de la guerre, dans laquelle
on peut penser – et je le pense toujours – que la mobilisation des jeunes

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Français est destinée à en fausser l’application d’une façon ou d’une


autre 1.
Mais pris ensemble, ces deux systèmes de références produisent un
résultat supplémentaire assez remarquable. Dans la Déclaration origi-
nelle de 1789 figure en effet un « droit » fondamental – c’est même l’un
de ceux qui à l’article 2 sont dits « naturels et imprescriptibles » – dont
l’affinité avec le « droit à l’insoumission » saute aux yeux : la « résis-
tance à l’oppression », reprise révolutionnaire du droit de résistance,
notion aussi ancienne que controversée en philosophie politique 2. En
déclarant le droit à l’insoumission, même dans des conditions particu-
lières (qui illustrent le type de circonstances dans lesquelles il doit être
exercé), le manifeste des 121 rétablit donc le droit de résistance au
cœur de l’universel qui articule humanité et citoyenneté, ou fait de
l’une l’expression de l’autre. Mais ce faisant il rappelle ou précise une
double implication révélée par l’histoire. D’une part le droit de résis-
tance ne s’exerce pas seulement contre un oppresseur extérieur, mais
aussi et d’abord contre un abus de pouvoir interne, d’autre part il ne
s’exerce pas seulement au bénéfice d’un peuple qui lutte pour ses
propres droits, mais aussi d’un peuple qui défend les droits de l’autre,
ou qui s’insurge contre le rôle d’oppresseur qu’on veut lui faire jouer
envers un autre, en découvrant la solidarité, l’indivisibilité de leurs
droits respectifs. Ou mieux encore, le fait que le droit d’un peuple (son
« autodétermination ») lui vient d’un autre, dont des circonstances
déterminées ont précisément fait « son autre » 3. On touche ici à l’intri-
cation des « droits » et des « devoirs » sur laquelle je vais revenir.

1. Ce n’est pas le lieu de refaire l’histoire de la « fin » de la guerre d’Algérie. Il est


admis que le général de Gaulle, tout en jouant un savant double jeu auprès de l’armée et
des pieds-noirs, avait reconnu l’inéluctabilité de l’indépendance et la préparait. Mais il la
voulait à son heure et à ses conditions, considérant de ce fait tout soutien à la lutte de
libération comme une trahison et toute manifestation d’opinion en faveur de la paix et de
l’indépendance comme une pression inacceptable – sans parler bien entendu de sa volonté
de couvrir les crimes de guerre commis en Algérie et en métropole par l’armée et par la
police. Pour quitter l’Algérie tout en conservant sur elle les moyens d’un contrôle post-
colonial, il fallait « gagner la guerre » (ce que, d’ailleurs, l’armée française prétendra
toujours avoir accompli).
2. Voir l’ouvrage collectif Le droit de résistance XIIe-XXe siècle, textes réunis par Jean-
Claude Zancarini, ENS-éditions Fontenay/Saint-Cloud, 1999 (distribution Ophrys), qui
historicise et discute l’opposition entre les deux points de vues de la résistance comme
antinomie historique de la souveraineté et comme limitation du pouvoir, sur laquelle je
reviendrai en conclusion.
3. Sur la différence entre la cause du « soi » et la cause de « l’autre », et son
importance dans la solidarité suscitée par la lutte des Algériens, cf. Jacques Rancière :
« La cause de l’autre », in Algérie-France : regards croisés, Lignes, no 30, février 1997.

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Examinons maintenant plus précisément les problèmes que posent


les termes d’insoumission et de droit, ainsi que leur conjonction para-
doxale, voire antinomique. Je l’ai dit, « insoumission » – hic et nunc –
est d’abord le terme réglementaire qui désigne le statut des jeunes appe-
lés refusant d’effectuer leur service militaire ou de rejoindre les unités
auxquelles ils ont été assignés 1. Ce mot n’est donc pas choisi, il est
imposé par la réalité. Mais il en dévoile aussitôt les implications déme-
surées. On devrait ici séjourner un certain temps, textes à l’appui, dans
l’examen du spectre entier des termes avec lesquels « insoumission »,
considéré comme une idée ou un principe, est susceptible de voisiner
ou de s’échanger. J’ai déjà cité refus, résistance, révolte, à quoi on peut
ajouter rébellion, et surtout désobéissance (qu’on peut entendre comme
dés-obéissance : non seulement absence de l’obéissance, mais sa cessa-
tion, son interruption qui la retourne en son contraire). Je reviendrai
dans un instant sur la question de l’insurrection. Je coupe au plus court
et je relève deux dimensions du phénomène ainsi désigné, je le répète, à
partir de ce qui se dit à même le conflit historique.
Insoumission c’est d’abord « in-soumission », renversement ou
interruption de la soumission. Et la soumission c’est la même chose en
général que la sujétion ou l’assujettissement, la subjectio du droit
romain dont la manumissio, la « mainmise » est un cas particulier.
L’insoumis en général est donc celui qui refuse et, de fait, annule la
condition de sujet (sujet de la loi, sujet du pouvoir, sujet du souverain) 2.
D’où l’utilisation par Duras du terme de « souveraineté », dans un

Dans le procès auquel il est convoqué comme témoin, le romancier Claude Simon,
signataire de la Déclaration pas spécialement marxiste, cite la formule de Marx « Un
peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre » (F. Maspero, cit., p. 84).
Bident rapporte aussi cette déclaration de Blanchot : « pour la première fois une parole
s’élève de l’intimité d’un peuple pour revendiquer le droit de ne pas opprimer, avec la
même force qui a porté jusqu’ici tous les peuples à revendiquer le droit de n’être pas
opprimés » (Maurice Blanchot…, ouvr. cit., p. 395).
1. En ce sens il se distingue de « désertion », même si une discussion interne aux
signataires a conduit à considérer le second comme impliqué par le premier. À propos de
l’entrée en guerre de 1939, R. Rémond, cité ci-dessus, écrit : « La mobilisation s’effectue
sans à-coups (…) la proportion des insoumis ne dépasse pas 1,5 % » (Notre siècle,
p. 270).
2. Cette sémantique, avec les différents niveaux ou modalités de négation qu’elle
implique, sera déployée plus tard par Foucault (dans une anamnèse du Manifeste, et de
l’événement qu’il avait constitué pour tous ses contemporains, qui me paraît évidente)
dans son élaboration de la question des « contre-conduites » : cf. M. Foucault, Sécurité,
Territoire, Population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Éditions Gallimard - Le
Seuil, Paris, 2004, en particulier dans la leçon du 1er mars 1978, où il forge le néologisme
« s’insoumettre au pouvoir » (p. 211).

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registre qui peut évoquer Bataille mais qui, surtout, renvoie à la concep-
tion traditionnelle, lockienne et rousseauiste, d’une liberté fondatrice de
la citoyenneté, sans laquelle il n’y a pas de consentement valable, seule-
ment un « pacte de sujétion », une servitude volontaire. Le geste
d’insoumission, c’est le retour à ce moment premier qui conditionne la
possibilité même de l’obéissance comme libre consentement. Il y a une
dés-obéissance fondamentale qui précède et rend possible à la fois la
soumission à l’autorité, à la loi, au pouvoir institué en tant qu’elle est le
fait d’hommes libres (comme dit la Déclaration), et l’insoumission
quand elle est appelée par la dégénérescence ou la disqualification des
autorités, la perversion de la loi : ainsi lorsqu’elles démissionnent au
profit de l’armée, ou font pratiquer la torture, ou décrètent une guerre
qui n’a pas pour objet la défense nationale (formes modernes, élargies,
de ce que le discours classique appelait la tyrannie). De ce choix, ce sont
les citoyens in-soumis, dés-obéissants, qui sont juges en face de l’État,
et non l’inverse. Il s’agit donc bien de la revendication et de la restaura-
tion d’une liberté, mais une liberté qui a un caractère de nécessité et qui,
dans son refus même a une valeur affirmative. Faut-il penser ici à
l’expression quasi-nietzschéenne de grand refus, employée plus tard
par Blanchot ? C’est délicat car, dans le contexte de 1959 elle avait un
caractère péjoratif (comme dans le célèbre passage de L’Enfer de Dante
dont elle procède en dernière analyse). Impossible cependant de ne pas
noter l’ambivalence du terme de « refus » dans les textes politiques de
Blanchot précédant la rédaction de la Déclaration 1. Il s’agit de proposer

1. Dante, Inferno, Chant III, 58-60 : « Poscia ch’io v’ebbi alcun riconosciuto,/ vidi e
conobbi l’ombra di colui / che fece per viltade il gran rifiuto. » Cf. Blanchot, Écrits
politiques 1958-1993, Lignes - éditions Leo Scheer, 2003, p. 11-12 : « Le refus » (article
paru dans la revue 14 juillet, 1958) ; « Le grand refus », in L’entretien infini, p. 46-69 (les
deux articles dont se compose cette section, sous le titre du premier, ont respectivement
paru en octobre et novembre 1959 dans la NRF). Voir le commentaire de Christophe
Bident, ouvr. cit., p. 442. Il conviendrait d’étudier le « relais » de cette expression par
Herbert Marcuse qui l’introduit en 1964 dans la conclusion de One Dimensional Man
pour synthétiser l’opposition radicale à la société capitaliste avancée dont les mécanismes
répressifs ont neutralisé toutes les forces d’opposition interne (the Great Refusal). Elle
deviendra ainsi le mot d’ordre des mouvements étudiants révolutionnaires qui, en
Allemagne en particulier, préparent la révolte de 68. Marcuse cite alors Blanchot pour
son article de 1958 auquel il confère une portée générale (opposant la forme pure de la
négation à la forme pure de la domination) : « Ce que nous refusons n’est pas sans valeur
ni sans importance. C’est bien à cause de cela que le refus est nécessaire. Il y a une raison
que nous n’accepterons plus, il y a une apparence de sagesse qui nous fait horreur, il y a
une offre d’accord et de conciliation que nous n’entendrons pas. Une rupture s’est
produite. Nous avons été ramenés à cette franchise qui ne tolère pas la complicité »
(Blanchot, « le refus », cité par Marcuse, L’homme unidimensionnel, trad. fr. Éditions de
Minuit, 1968, p. 279). Mais dans Éros et civilisation (1955) le même Marcuse avait

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sous le nom d’insoumission une modalité « non négative » du refus.


Pour dégager cette affirmation refusante ou affirmation immanente au
refus, il est important de se reporter à la « mise au point » rédigée par
Blanchot à la suite des critiques soulevées par la Déclaration 1 : en même
temps qu’au non possumus des Apôtres Jean et Pierre, il renvoie à la
fameuse déclaration de Luther à Wittenberg : Hier stehe ich, ich kann
nicht anders, en l’adaptant en français : « À tous les moments décisifs
de l’humanité, quelques hommes, parfois un grand nombre, ont toujours
su sauvegarder le droit de refuser. “Nous ne pouvons pas”, “Je m’en
tiens là, je ne puis autrement”. C’est le recours fondamental. Sur un tel
droit, nous devons tous veiller, veiller pour qu’il n’en soit pas fait usage
sans rigueur, veiller pour que, réaffirmé et maintenu, il reste ce qu’il est :
le recours ultime comme pouvoir de dire non. » Entendons, je crois, que
ce non est aussi un oui, et peut-être même le oui le plus essentiel,
puisqu’il est le oui de l’homme à sa propre liberté.
Mais insoumission c’est aussi autre chose, à savoir illégalité. Par là
on va toucher au paradoxe de l’idée d’un droit contre le droit, c’est-
à-dire contre la loi, et à la question de savoir s’il y a un droit en dehors
de la loi, à côté ou au-dessus d’elle. Je crois important de jouer serré sur
ce point décisif, en relevant en particulier les discussions dont ont été
l’objet les notions d’incivisme et d’anarchie. Un texte de Dionys
Mascolo et Jean Schuster, mis en circulation en 1958 sous le titre « Pro-
jet pour un jugement populaire et premières mesures exécutoires » 2, et
visant le projet de référendum entérinant la Constitution de la
Ve République, se terminait par les formulations suivantes :
« Nous déclarons illégal le gouvernement De Gaulle et Charles de Gaulle
usurpateur. Nous ne reconnaissons pas les résultats du référendum, que
nous tenons pour nul et non avenu. Déchus de la nationalité française par
le régime de Vichy, les Français libres n’en furent pas [moins] les seuls
Français libres d’alors 3. Nos rapports avec la pseudo Ve République ne

renvoyé l’expression à un passage de Whitehead (Science and the Modern World, 1925),
où elle désignait la protestation spontanée de la vie, relayée par l’art, contre la « répres-
sion non nécessaire » des instincts, et l’angoisse qu’elle génère, et l’avait associée à un
mythe néo-freudien d’Orphée et de Narcisse comme héros de la résistance à la normalité
érotique (trad. fr. Minuit, 1963, p. 135, 142 sq.).
1. L’édition des Écrits politiques 1958-1968 ne permet pas de déterminer si, où et
quand cette mise au point a été publiée.
2. Reproduit dans Lignes no 33, p. 79-83.
3. Comparer Sartre : « jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation
allemande » (à noter que Sartre en 1958 n’a pas été moins radical dans sa condamnation
de l’illégitimité du régime gaulliste institué après le putsch d’Alger).

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peuvent qu’être analogues à ceux qu’entretinrent ces Français avec le


gouvernement du Maréchal Pétain : résistance à l’oppression. Le civisme
aujourd’hui ne serait qu’une soumission sans honneur à un régime de fait
que nous n’avons guère plus de raison d’accepter que celui qui nous fut
imposé naguère par une occupation étrangère ; en vérité, celui-ci aussi
nous a été imposé de l’extérieur, sur un ultimatum et par des militaires ; et
les hommes d’Alger et leurs correspondants qui siègent à Paris nous sont
plus étrangers que nul étranger. Nous appelons à l’union des consciences
libres pour mettre l’INCIVISME à l’ordre du jour ; pour refuser obstiné-
ment de servir, pour propager l’esprit d’insoumission dans toutes les
couches de la société, pour résister de toutes les manières et par tous les
moyens à un pouvoir qui ne fait que préparer le terrain à l’instauration du
fascisme en France. »
Je passe sur le caractère en partie erroné du diagnostic politique,
partagé par beaucoup dans la gauche de l’époque, et pas seulement
parmi les militants d’extrême gauche 1, et je note que, si on considère la
déclaration de 1960 dans la continuité de ce texte, la « charge de la
preuve » en ce qui concerne le civisme et l’incivisme y a été en quelque
sorte inversée, ce qui donne :
« Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l’ordre hitlérien,
le militarisme français (…) est parvenu à restaurer la torture et à en faire
de nouveau comme une institution en Europe ? C’est dans ces conditions
que beaucoup de Français en sont venus à remettre en question le sens des
valeurs et de beaucoup d’obligations traditionnelles. Qu’est-ce que le
civisme lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission hon-
teuse ? » 2
L’incivisme n’est pas revendiqué ou prôné, mais l’accusation d’inci-
visme est disqualifiée (comme plus loin celle de trahison). La qualité de
citoyen – j’allais dire sa « vertu » – est donc hautement revendiquée
pour les signataires et pour les insoumis eux-mêmes. Civisme et insou-
mission sont identifiés modo temporum.
La démonstration se poursuit à propos de l’anarchie, question étroi-
tement liée à celle de la prétention de l’armée à incarner par nature la
légitimité républicaine, qui rappelle l’affaire Dreyfus, et à celle de
l’équation entre insoumission, refus de porter les armes, désertion et

1. On se souvient du titre de l’ouvrage de François Mitterrand : Le coup d’État


permanent (1964).
2. On a rapporté que l’introduction du « comme » était due à l’intervention de
Blanchot : cf. Bident, p. 395 note 3 (confirmé et développé par J. Duwa dans son propre
exposé).

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anarchie, dénoncée à droite et revendiquée par certains groupes de


gauche 1. Cette question vient au premier plan dans l’entretien de
Blanchot avec Madeleine Chapsal pour L’Express, censuré mais inclus
dans le livre de François Maspero :
« M.C. – Ne craignez-vous pas que parler d’insoumission ne conduise la
nation à l’anarchie ?
M.B. – Mais l’anarchie est dans ce fait qu’on a laissé l’armée devenir une
puissance politique et dans cet autre fait que le pouvoir actuel a dû son
avènement à un coup d’État militaire qui a ainsi frappé originellement
d’illégalité l’ordre impérieux qu’à sa manière auguste il prétend représen-
ter et nous imposer. Depuis mai 1958, chacun sait que l’armée est devenue
une puissance politique qui entend décider du destin national dans son
ensemble. Nous savons que l’armée, par l’énorme force matérielle qu’elle
représente, et par l’importance que lui donne précisément la guerre
d’Algérie, a le pouvoir de renverser les gouvernements, de changer les
régimes et d’imposer les décisions de son choix. Cette transformation du
pouvoir militaire est un fait capital, d’une gravité sans précédent. Eh bien
nous disons qu’à partir de là le refus d’assumer le devoir militaire prend
un tout autre sens. Car en revendiquant pour elle le droit à avoir une
attitude politique, l’armée doit reconnaître, en contrepartie, à chaque jeune
Français le droit de juger si, oui ou non, il accepte d’être enrôlé dans cette
sorte de parti politique que cherchent à faire d’elle nombre de ses hauts
représentants. Les uns acceptent, rien à dire. Les autres refusent : ce refus
est désormais un droit fondamental. » 2
Dans la déclaration elle-même on lit en position centrale :
« Ni guerre de conquête, ni guerre de “défense nationale”, ni guerre civile,
la guerre d’Algérie est peu à peu devenue une action propre à l’armée et à
une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le
pouvoir civil, se rendant compte de l’effondrement général des empires
coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens. C’est aujourd’hui principale-
ment la volonté de l’armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et
cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants

1. On se souvient du 5e couplet, souvent « refoulé », de l’Internationale : « Les rois


nous soulaient de fumées, Paix entre nous, guerre aux tyrans ! Appliquons la grève aux
armées, Crosse en l’air et rompons les rangs ! S’ils s’obstinent, ces cannibales, à faire de
nous des héros, nous leur montrerons que nos balles sont pour nos propres généraux… »
Le texte du physicien Jean-Pierre Vigier, alors membre du Comité central du PCF (réédité
dans le dossier des 121 de François Maspero, op. cit.) exprimait une solidarité personnelle
avec les militants et les intellectuels poursuivis, tout en rappelant ce qu’il présentait
comme la position léniniste : les communistes vont aux armées pour y préparer de
l’intérieur la transformation de la guerre impérialiste en révolution socialiste.
2. F. Maspero, Le droit à l’insoumission, cit., p. 91-92.

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lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de


toute légalité, trahissant les fins que l’ensemble du pays lui confie,
compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens
sous ses ordres à se faire les complices d’une action factieuse et avilis-
sante. Faut-il rappeler, etc. »
Le mot d’anarchie n’y est pas, mais bien la description et l’analyse
de ses causes. Et dans l’entretien de Blanchot avec Madeleine Chapsal,
on trouve :
« La Déclaration n’est pas une revendication d’anarchie, niant ou contes-
tant l’autorité de l’État en toutes circonstances. Là aussi ceux qui auraient
voulu que la Déclaration affirme davantage, affirme en général le droit de
refuser toute obligation militaire, en réalité ne cherchaient qu’un alibi, le
refuge qu’offre toujours pour la bonne conscience, l’expression théorique
d’un droit absolu et sans rapport avec la réalité 1. Ce qui est important, ce
qui est décisif, c’est d’affirmer que dans la situation précisément définie et
par la guerre d’Algérie et par la transformation du pouvoir militaire en
pouvoir politique, les devoirs civiques traditionnels ont cessé d’avoir
valeur d’obligation. C’est cela que la Déclaration rappelle essentielle-
ment. »
Si l’on se retourne un instant vers la tradition politique d’où provient
Blanchot (et avec laquelle depuis des années il a complètement rompu),
celle de l’extrême droite nationaliste, le terme d’anarchie acquiert une
résonance particulière. Dans son ouvrage passablement tendancieux,
Philippe Mesnard cite des éditoriaux publiés par Blanchot en 1933 dans
Remparts où il diagnostique les signes d’une « crise politique générale »
dans laquelle l’État est passé sous le contrôle des intérêts privés (« Il n’y
a plus d’État ») et appelle des solutions radicales « pour mettre fin à
cette décadence » et « pour que la France soit rendue à elle-même et
retrouve l’État sans étatisme, une société sans socialisme et un gouver-
nement sans anarchie ». X sans X, déjà le schème est là, ou plutôt il est
presque là… Mesnard en conclut à la permanence, par-delà tous les
renversements de position, de la rhétorique politique « révolutionnaire »
de Blanchot 2. C’est relever à juste titre la polyvalence des schèmes
argumentatifs qui se situent dans la perspective d’un « état d’urgence »
ou d’un « état d’exception » et invoquent la légitimité contre la légalité,
et qui ressortent historiquement à gauche comme à droite, à bon ou à

1. Phrase qu’on dirait tout droit venue des analyses de Hegel sur la « belle âme » dans
la Phénoménologie de l’esprit (Chap. VI.C).
2. Ph. Mesnard, Maurice Blanchot le sujet de l’engagement, L’Harmattan, 1996, p. 16-20.

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mauvais escient. Mais c’est méconnaître complètement la différence


entre un discours qui se réfère à l’État comme synonyme de l’ordre
(éventuellement « nouveau ») et un discours qui se réfère aux citoyens
comme recours des « institutions démocratiques » lorsqu’elles sont
prises en otage par des pouvoirs publics. Il y a là un abîme non seule-
ment politique mais logique. Naturellement la signification de l’idée
de « nation », en suspens depuis les énoncés de 1789 sur le « principe de
souveraineté », est l’enjeu même de cette opposition 1.
On arrive ainsi à ce qui fait le cœur théorique de la Déclaration, en
tant qu’elle découvre dans la singularité d’une situation d’exception
l’évidence d’un droit fondamental : la structure qu’on peut bien dire
antinomique de la liberté politique. Celle-ci, sans doute, n’est pas
l’opposé du droit, de la loi, ou plus généralement de l’institution, on
peut même dire qu’elle n’a pas d’autre lieu de réalisation et d’existence
que la vie des institutions (évoquons par anticipation le titre
de l’ouvrage de Saint-Just que citera plus tard Blanchot, imprégné de
Rousseau et de Montesquieu : Institutions républicaines). Et pourtant
ce n’est que dans l’opposition frontale à la légalité qu’elle se reconstitue
ou se reconquiert périodiquement elle-même, de façon que les institu-
tions qui l’organisent ou la régulent soient bien ses institutions, les
« institutions de la liberté » (constitutio libertatis, dira Arendt dans On
Revolution), autrement dit dans la forme d’un droit exercé contre le
droit, et plus radicalement encore d’un droit sans le droit. X sans X,
cette fois rigoureusement posé.
Dans cet antinomisme essentiel nous avons le germe de plusieurs
discussions fondamentales. Je ne peux faire que les évoquer, pour en
venir – déjà bien tard – à mon second objectif, qui est de tisser
un réseau d’association entre cette parole écrite par Blanchot au nom
de tous et son écriture personnelle, pour laquelle il a cependant
recherché une certaine neutralité.
D’abord je vois ici la clé de la fameuse insistance de Blanchot sur
le fait que la Déclaration énonce un droit et non pas un devoir, qui
pourrait apparaître contradictoire avec le fait que, dans le corps même
du texte, il est fait référence de façon assez solennelle à un double
« devoir » : le « devoir sacré » de refuser l’obéissance à une autorité qui
trahit sa propre mission et le « devoir d’intervenir » qui est celui des
citoyens et particulièrement des intellectuels lorsque les porteurs de ce

1. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation », DDHC,


article 3.

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refus sont poursuivis. Blanchot et Duras ont bien dit qu’il fallait se
garder à tout prix de prescrire une conduite relevant de la liberté, d’en
faire une nouvelle obligation dans le moment où le principe de l’obli-
gation est remis en question. Mais il y a plus. Ce débat avait déjà eu
lieu au moment de la rédaction de la Déclaration des droits de 1789
qu’il avait été question, conformément à une tradition jusnaturaliste,
d’intituler « déclaration des droits et des devoirs » avant que cette
symétrie ne soit récusée par l’Assemblée nationale révolutionnaire 1.
Ce que retrouvent ici Blanchot et ses cosignataires, c’est la priorité du
droit sur le devoir dès lors qu’il ne s’agit pas de légitimer par avance
un ordre établi ou un ordre social, mais d’instituer une communauté
politique en vue de l’émancipation des individus et du gouvernement
du peuple par le peuple. La conséquence en est précisément l’antino-
mie du droit, le « droit sans le droit », qui ne se fonde sur rien d’autre
que sa revendication et son exercice – avec le risque qu’ils comportent
– et non pas génétiquement ou téléologiquement sur les devoirs ou les
obligations qu’ils rendent possibles. C’est-à-dire qui ne se fondent sur
« rien » de préexistant, de donné ou de substantiel.
Ici s’engagerait un deuxième débat, capital pour l’orientation de la
philosophie politique de notre temps : celui qui confronte l’idée du
« droit sans le droit » selon Blanchot et ses camarades – idée que j’avais
appelée naguère insurrectionnelle en me référant déjà à son essai de
1965 2 – avec l’idée arendtienne du « droit aux droits » (right to have
rights), ou mieux encore, au couple formé par l’idée d’Arendt et
la conception schmittienne de la souveraineté comme suspension de la
légalité en vue de restaurer la légitimité de l’État et de la décision sur
l’état d’exception qui forme le cœur du pouvoir constituant. Ce que
j’appelle chez Blanchot le droit sans le droit est bien une suspension ou
une interruption qui se porte à la limite où l’ordre juridique se retourne
contre lui-même. Mais au lieu que la limite où cette interruption se
produit puisse être définie comme un absolu (à la fois au sens métaphy-
sique et au sens de la tradition juridique la plus stricte : ab legibus
solutus), ce qu’elle matérialise est plutôt une contingence, une fragilité

1. Significativement, c’est avec la troisième Déclaration révolutionnaire, celle de la


« constitution thermidorienne » en 1795, qui marque le triomphe de l’idée de propriété,
que la forme d’une « déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen » sera
réintroduite, de façon éphémère. Sur tout ceci, cf. Florence Gauthier, Triomphe et mort du
droit naturel en révolution 1789-1795-1802, PUF, 1992.
2. É. Balibar : « Citoyen Sujet – Réponse à la question de J.-L. Nancy » (ci-dessus :
Ouverture).

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intrinsèque et une finitude de l’ordre juridique, qui ne peut tirer sa


validité que d’une praxis dont il ne suffit pas lui-même à prescrire les
formes, quelque chose comme un dehors intérieur qui est la liberté elle-
même. Ici bien entendu se manifeste, et ce serait l’objet d’une discus-
sion entière, l’équivocité voire la contradiction interne de l’idée de
souveraineté à laquelle, inévitablement, il faut se référer. On se retour-
nera alors du côté d’Arendt, chez qui certainement cette contradiction
est poussée à l’extrême. Il y a une très profonde affinité entre le droit
sans le droit et le right to have rights, qui sont comme l’envers l’un de
l’autre, la face négative – mais chargée d’une puissance d’affirmation –
et la face affirmative, mais ressaisie à l’extrême d’une dépossession.
Chez Arendt également l’institution s’avère dépourvue de garantie
autre que le procès d’émancipation qu’elle formalise – ou non. Toute-
fois ce n’est pas avant ses propres réflexions sur la désobéissance
civique, à la fin des années 60 et dans le contexte d’une autre guerre
coloniale et de l’insoumission qu’elle suscite, qu’Arendt fera de la dissi-
dence ou du droit à l’insoumission constitutionnellement garantis (une
évidente contradiction dans les termes, en tout cas du point de vue du
positivisme juridique pour qui « la loi c’est la loi ») la condition de
possibilité d’un ordre démocratique, comme je l’ai expliqué ailleurs 1.
Nous arrivons par là au troisième type de débat que je voudrais
évoquer sans entrer dans l’argumentation elle-même, et qui porte sur la
référence à des « droits imprescriptibles » ou supérieurs à l’ordre juri-
dique positif (comme le sont les fameuses « lois non écrites » d’Anti-
gone, agrapta nomima). Cette référence est singulièrement absente du
Manifeste rédigé par Blanchot, sauf à « généraliser » ou « universali-
ser » les principes sous-jacents à la dénonciation de la torture et de
l’oppression coloniale. Peut-être est-ce pour une part la conséquence
pragmatique du fait que, pour énoncer de tels principes, il faut convo-
quer une idéologie ou une métaphysique, sur laquelle les signataires ne
se seraient pas accordés : qu’il s’agisse de commandements divins, de
prescriptions de l’humanité ou d’une inscription dans le sens de l’his-
toire. Tout ceci est ici évacué ce qui produit à nouveau l’effet étrange
d’une nécessité contingente, sans autre fondement que son énonciation.

1. É. Balibar : « (de)constructing the Human as Human Institution : A Reflection on


the Coherence of Hannah Arendt’s Practical Philosophy » (communication au colloque
Hidden Tradition – Untimely Actuality ? Hannah Arendt 1906-2006, 5-7 October 2006,
Heinrich Böll Foundation, Berlin) (version française : « Impolitique des droits de
l’homme : Arendt, le droit aux droits et la désobéissance civique », Erytheis, no 2, 2007 :
reproduit dans E.B., La proposition de l’égaliberté, cit.).

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Dans le commentaire qu’il en a proposé, Christophe Bident s’est référé


à quelques phrases que j’avais écrites plus tard, en 1997, au nom du
mouvement de désobéissance à la loi Debré sur la déclaration de séjour
des étrangers, et en me référant d’ailleurs – toutes proportions gardées
– au précédent du Manifeste des 121. Je parlais alors, pour expliquer à
mon tour la nécessité dans une situation-limite d’une refondation de la
communauté politique à l’encontre de ses pouvoirs officiels, de « lois
supérieures de l’humanité » qui requièrent l’obéissance par-delà et à
l’encontre de celle qui est due aux lois positives, et je citais « le respect
des vivants et des morts, l’hospitalité, l’inviolabilité de l’être humain,
l’imprescriptibilité de la vérité » 1. C’était au fond en revenir à un pri-
mat des devoirs sur les droits, ainsi que, inévitablement, à une philoso-
phie du droit naturel. Je ne suis pas sûr qu’on puisse (toujours) l’éviter,
et du coup on ouvre la porte à une contestation infinie qui, bien
entendu, portera sur la « substance » et sur la « provenance » des
valeurs indiquées. Avec le texte de Blanchot – comme peut-être, d’une
autre façon, avec Arendt – nous avons la pure revendication du droit
négatif contre la négation du droit, inscrite hic et nunc dans l’urgence
de la conjoncture. C’est là la seule « garantie », l’absence de garantie
comme garantie, l’infinité de la finitude.

L’INSURRECTION, LA MORT, LA LITTÉRATURE

Qu’est-ce qui pouvait bien, du côté de sa propre expérience de pen-


sée et d’écriture, préparer Blanchot à de telles formulations ? Il ne s’agit
pas là, on s’en doute, d’une question psychologique ou biographique.
D’ailleurs elle est réversible : qu’est-ce qui résulte chez Blanchot, par-
fois à bonne distance du moment de la déclaration, de l’identification de
ce qu’avec Bident j’appellerai volontiers le point d’inflexibilité, ou le
point inflexible 2 ?

1. Chr. Bident, cit., p. 385-386. E.B. : « État d’urgence démocratique », article du


19 février 1997, reproduit dans Droit de cité, Éditions de l’Aube, 1998, sous le titre « Sur
la désobéissance civique », p. 17-22.
2. Bident, cit., p. 283 sq. (à propos de La folie du jour, « un nouveau statut de la
parole »). Je rappelle que « inflexible » est l’une des traductions admises du grec ômos,
adjectif par lequel Sophocle dans sa pièce qualifie le personnage d’Antigone, dont Lacan
propose en 1959-60 une interprétation dans le cadre de son séminaire « L’éthique de la

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Puisqu’il me faut maintenant aller plus vite, je me contenterai d’évo-


quer les rapports possibles entre la déclaration de 1960 et deux textes
bien connus de Blanchot, qui se situent chronologiquement de part et
d’autre. Je le ferai sur le mode d’une question, non d’une réponse. Le
premier est l’essai sur « La littérature et le droit à la mort » de 1948,
dont il a déjà été longuement question dans ce colloque. Le second est
l’essai « L’insurrection, la folie d’écrire », précédemment publié sous le
titre « L’inconvenance majeure » (1965). Dans les deux cas notons-le il
s’agit de la littérature, ou d’une forme extrême qu’elle peut revêtir, et du
rapport paradoxal – voisinage immédiat et écart irréductible, conjonc-
tion et disjonction si l’on veut – qui la rapporte à des moments extrêmes
de la politique. Il s’agit du fait que le « poétique », au sens large, recèle
l’unique possibilité d’exprimer ce qui, dans la politique, l’excède elle-
même, ou excède sa normalité, justement parce qu’il n’est pas comme
tel purement « politique ».
Pour dire d’abord un mot de La littérature et le droit à la mort 1, il
m’a tout de suite paru évident que les deux syntagmes : « le droit à la
mort » et « le droit à l’insoumission », ne pouvaient être compris indé-
pendamment l’un de l’autre. Mais en quoi consiste leur rapport ? On
peut chercher à répondre par l’inclusion d’un terme dans l’autre, dans
l’un ou l’autre sens. Si l’on se souvient que l’expression de « droit à la
mort », ou plutôt de droit à mourir vient d’un poème de Hölderlin sur la
mort d’Empédocle que Blanchot ne cite pas en 1948 (il y a une autre
référence à Hölderlin dans le texte) mais qu’il ne pouvait pas ne pas
connaître et avoir médité, et auquel il s’arrêtera plus tard (Ich will ster-
ben, das ist mein Recht) 2, on peut suggérer que la mort, ou la mort
choisie, est la forme ultime de l’insoumission. Dans « Le grand refus »,
Blanchot parle du « dehors » et de « l’absence d’œuvre » comme de
mots qu’il faut garder en réserve « sachant que leur sort est lié à cette
écriture hors langage que tout discours, y compris celui de la philoso-
phie, recouvre, récuse, offusque, par une nécessité vraiment capitale.
Quelle nécessité ? Celle à laquelle, dans le monde tout se soumet… »,

psychanalyse » (dans sa biographie : Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un
système de pensée, Fayard, 1993, E. Roudinesco a suggéré que l’une des raisons du choix
de cet objet était l’emprisonnement de la psychanalyste Laurence Bataille, belle-fille de
Lacan, pour aide au FLN).
1. Reproduit dans La part du feu, Gallimard, 1949, p. 293-331.
2. L’entretien infini, Gallimard, 1969, p. 64 (« Le grand refus », 2 : « Comment
découvrir l’obscur ? ») ; et à nouveau p. 268 (« l’expérience limite, 2 : victoire logique
sur l’absurde », il s’agit d’un commentaire critique d’Albert Camus).

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quitte à préciser quelques pages plus loin, sous le titre « nous avons
perdu la mort », et pour compliquer l’idée de « refus » : « la force du
concept n’est pas de refuser, mais d’avoir au contraire introduit, dans la
pensée, la négation propre à la mort, pour qu’en cette négation dispa-
raisse toute forme figée de la pensée et que celle-ci devienne toujours
autre qu’elle-même » (ce qui est bien une façon de déceler une théma-
tique de l’insoumission chez Hegel, dont il veut ici, contre Bonnefoy,
rétablir la radicalité) 1. La mort, et plus généralement la négativité, c’est
l’in-soumission, la dés-obéissance aux lois de la nécessité, dont se pré-
vaut toute obéissance, y compris l’obéissance à la nature.
Mais la référence majeure de La littérature…, ce n’est pas Hölderlin,
c’est Hegel, nous le savons, et plus précisément une certaine lecture, à
la fois directement issue de Kojève et, je le crois, subtilement déviante
par rapport aux intentions philosophiques de celui-ci, de l’épisode de la
Terreur dans la Phénoménologie de l’esprit, derrière lequel rôde la
thématique de la lutte à mort et du combat pour la reconnaissance, ou
plus généralement encore celle de la rencontre avec la mort, le « maître
absolu », en tant qu’épreuve de l’esprit à la fois nécessaire et impos-
sible, ou insoutenable 2. Comme la phénoménologie de la Terreur est
associée par Hegel à une présentation de la « liberté absolue » (et je ne
reviens pas ici sur la question de savoir si suivant Hegel, avec ou contre
Kojève, il faut voir là une transition dialectique vers l’esprit absolu ou
au contraire un abîme historique dans lequel il risque de se perdre à
jamais), on peut à nouveau tenter d’opérer une subsomption, mais cette
fois dans l’autre sens : l’insoumission n’a le sens d’une affirmation
absolue de la liberté que dans la mesure où elle va jusqu’à la mort, ou
s’inclut dans l’horizon de la mort. Non pas seulement au sens du danger
de mort qu’affronte un « maître », mais au sens du châtiment mortel
– ou équivalent – qu’accepte par avance celui qui, en revendiquant le
droit contre le droit (ce qui est éminemment le cas du révolutionnaire)
se définit par avance comme un « criminel » du point de vue de l’ordre
établi. Ce qu’il est effectivement, dans la finitude de son action. Il y a là,
notons-le, un schème non négligeable d’interprétation de la nature du
« risque » inhérent à l’exercice d’un droit à l’insoumission. On pourrait
aller jusqu’à poser que l’insoumission devient au sens fort un droit si et
seulement si elle constitue un moment du droit à la mort, si elle est

1. L’entretien infini, op. cit., p. 46, 49.


2. Tout ce que je dis ici rapidement procède de l’admirable explication de James
Swenson : « Revolutionary Sentences », cit.

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ancrée dans une acceptation de la mort qui va jusqu’à la revendiquer


comme un « droit ». On pense à la formule d’Olympe de Gouges dans
sa Déclaration des droits de la femme de 1791 : « la femme a le droit de
monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la
Tribune » 1.
Mais ces deux mouvements de subsomption ne me semblent pas
totalement satisfaisants. Je pense qu’il faut passer par-delà l’alternative
qu’ils dessinent, et tenter non pas une réduction d’un terme à l’autre
(l’insoumission, la mort) mais une articulation de leurs significations
respectives au sein d’une même problématique plus générale du
« droit », en tant précisément que point d’entrée de la liberté de l’indi-
vidu dans la communauté, et notamment dans la communauté poli-
tique. Point d’entrée, cela veut dire point d’exposition maximale, où se
rejoue en permanence la possibilité de l’affirmation et de l’anéantisse-
ment. Le texte nous en fournit les moyens, au moins allégoriquement,
en traitant de la question de la littérature et des effets de l’écriture
littéraire par les moyens qu’offre la dialectique hégélienne de la Sache
selbst (mais s’agit-il vraiment d’une allégorie ? Ne serait-ce pas plutôt,
comme dirait Philippe Lacoue-Labarthe, une « poétique de l’his-
toire » 2 ? La Sache selbst, c’est la « chose même » non pas au sens d’un
objet matériel donné, mais au sens de la « cause commune » et de
« l’œuvre commune » dont les individus poursuivent la réalisation par
toute sorte de méthodes d’institution de la communauté, qu’il s’agisse
du commerce des biens ou des idées, voire des livres, ou de la
reconnaissance politique d’une volonté générale qui confère à l’obéis-
sance à la loi les caractères de l’universalité et de l’autonomie 3). Ce
sera, on le sait, l’objet même du « désœuvrement » dont nous avons ici
les prodromes. Il faudrait avoir le temps de relire en détail tout le
développement des pages 312 et sq. qui, partant de l’idée hölderli-
nienne et mallarméenne d’une négativité des mots qui « tuent » méta-
phoriquement les choses et les personnes qu’ils nomment, la retourne
contre le sujet parlant (et surtout écrivant) lui-même, en montrant qu’il
fait le sacrifice de son être, ou cède au pouvoir de la mort qui « parle en
lui ». Disons – quitte à y revenir plus longuement une autre fois – que
l’horizon du texte de Blanchot est la thèse suivante : la littérature, dont

1. Art. X de la Déclaration des droits de la femme, 1791 (première publication


intégrale in O. de Gouges, Morceaux choisis, Benoîte Groult éditions, 1986).
2. Philippe Lacoue-Labarthe : Poétique de l’histoire, Galilée, 2002.
3. É. Balibar : « Zur Sache selbst. Sur la dialectique de la communauté et de
l’universalité dans la Phénoménologie de l’esprit » : voir supra chapitre 7.

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Blanchot nous dit qu’elle « sympathise avec l’obscurité, avec la passion


sans but, la violence sans droit, avec tout ce qui, dans le monde, semble
perpétuer le refus de venir au monde » 1, est cette activité contre-
productive qui « détruit le langage tel qu’il est (pour le) réaliser sous
une autre forme » (305). Mais en détruisant ainsi le langage, serait-ce
virtuellement ou fictivement (ou plutôt surtout si c’est fictivement) la
littérature ne fait pas seulement exister « la réalité des choses » dans
la modalité de « leur existence inconnue, libre et silencieuse » (319),
elle « brise le monde » (325) ou institue « un mode de la fin du monde »
(323), ce que j’interprète comme dissolution de notre appartenance, et
donc de notre communauté en tant qu’elle se fonde sur une apparte-
nance donnée ou reçue de l’histoire comme « nécessité ». Elle « insou-
met » radicalement le monde et la communauté si l’on me permet de
reprendre à Foucault ce néologisme verbal.
Or insoumettre le monde, y compris et d’abord le monde social,
n’est-ce pas cela aussi dont il est question dans l’essai sur Sade de
1965 ? N’est-ce pas ce que vise l’idée de « l’inconvenance » associée à
la pratique insurrectionnelle de la politique, dont nous serions tentés de
faire un autre équivalent, une manifestation privilégiée de l’idée
d’insoumission, et l’une des conditions de son effectivité ? Sade était
déjà présenté au cœur de l’essai de 48, dans le voisinage de Hegel,
comme « un homme qui s’identifie parfaitement avec la révolution et la
Terreur », mais qui s’y identifie en tant qu’il est « l’écrivain par excel-
lence » et qu’il en « réunit toute les contradictions », en particulier celle
d’écrire pour tous et pour personne 2. C’est lui qui passe au centre, et
pour cause, dans le texte de 1965, ou plutôt c’est le couple qu’il forme
avec Saint-Just, dans lequel chacun des deux personnages, l’un et
l’autre écrivain et politique, procure alternativement les phrases qui
disent la vérité de l’autre. Notons la reprise du thème du « droit à la
mort », dans un développement contre la peine de mort en tant que
procédure légale, procédure de normalisation de la société :
« Ce n’est que dans l’instant du silence des lois qu’éclatent les grandes
actions (…) s’il faut des lois (…) jamais elles n’entreprendront sur la vie
même, et là-dessus impossible de transiger, car un peuple, s’il ne peut

1. « La littérature et le droit à la mort », in La part du feu, op. cit., p. 319.


2. C’est la reprise de l’exergue de Nietzsche dans le Zarathustra : Ein Buch für Alle
und Keinen. C’est aussi l’inversion de la formulation hégélienne qui définit « la chose
même » comme l’opération de tous et de chacun : cf. La littérature…, cit., p. 311.
Derrière l’un et l’autre insiste l’énoncé du Contrat social de Rousseau : « chacun se
donnant à tous ne se donne à personne ».

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communiquer son droit à la souveraineté, comment pourrait-il déléguer


son droit à l’existence, c’est-à-dire finalement son droit à la mort ? » 1
On le sait, l’argumentation de Blanchot dans ce texte – que je ne
prétends pas résumer et dont, en le découpant ainsi, je suis conscient
de détruire d’une certaine façon le mouvement, l’écriture même –
passe par trois moments.
Le premier mouvement identifie chez Sade une expression pure de
la thèse révolutionnaire ou du processus constituant qui n’a de réalité
qu’à la condition de ne s’arrêter jamais, de n’avoir pas de fin :
« Il dit qu’il ne suffit pas d’être en république pour être républicain ; ni
d’avoir une constitution pour être en république ; ni enfin d’avoir des lois
pour que l’acte constituant, ce pouvoir créateur, persévère et nous main-
tienne en état de constitution permanente. Il faut faire un effort, et toujours
encore un effort – là est l’invisible ironie (…) Mais de quelle sorte sera cet
effort ? Par qui nous sera-t-il demandé ? Sade l’appelle insurrection, qui
est l’état permanent de la république. Autrement dit la république ne
connaît pas d’état, mais seulement un mouvement – en cela identique à
la nature. Ce perpétuel ébranlement est d’abord nécessaire parce que le
gouvernement républicain est environné de gouvernements ennemis (…)
la vigilance révolutionnaire exclut toute tranquillité, et le seul moyen, dès
lors, de se conserver, c’est de n’être jamais conservateur, c’est-à-dire
jamais en repos » 2.
L’inquiétude ou intranquillité qui apparaît d’abord liée à des cir-
constances extérieures devient ensuite la modalité intrinsèque de
l’exercice du pouvoir dans une perspective révolutionnaire, c’est-
à-dire dans un mouvement d’émancipation qui intériorise à sa propre
infinité, « hégéliennement », ses conditions historiques et ses obstacles.

1. M. Blanchot, « L’insurrection, la folie d’écrire », in L’entretien infini, Gallimard,


1969, p. 335. Pour une critique détaillée de la façon dont Blanchot identifie les discours
de Sade et de Saint-Just (et par conséquent leurs conceptions du rapport entre l’insurrec-
tion et l’institution), voir Miguel Abensour : Rire des lois, du magistrat et des dieux.
L’impulsion Saint-Just (Éditions Horlieu, 2005), qui insiste en particulier sur l’absence
chez Saint-Just d’une identité « souveraine » entre crime et vertu, du fait de sa conception
« héroïque » de l’énergie révolutionnaire, dans laquelle l’ironie est l’arme de la destruc-
tion de l’ordre ancien, dont elle critique l’injustice, mais non de la loi comme telle. De son
côté, dans les pages de la Présentation de Sacher-Masoch qu’il consacre à l’opposition
des schèmes de l’institution et du contrat, Gilles Deleuze sans citer Blanchot nommément
réitère sa question et propose de voir dans le discours de Sade un renversement ironique
du problème révolutionnaire posé par Saint-Just, où la sexualisation de l’institution est
« montée en provocation contre toute tentative contractuelle et légaliste de penser la
politique » (Éditions de Minuit, 1967, p. 68-70).
2. Ibid., p. 330-331.

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La Déclaration des droits dite « montagnarde » de 1793 énonçait dans


ses articles terminaux (33 à 35) que le « droit à l’insurrection » s’étend
aussi loin qu’il y a « oppression contre le corps social », c’est-à-dire
aussi longtemps qu’« un seul de ses membres est opprimé » 1. L’héritier
direct de Sade et de Saint-Just, à ce compte, c’est un certain Marx,
celui de la « déclaration de la révolution en permanence » 2. On a donc
affaire à une relativisation de la loi et de l’institution par rapport à la
praxis politique qui, selon les moments d’une révolution que ses
adversaires mêmes poussent à se radicaliser, peut utiliser le cadre légal
ou, au contraire, le subvertir.
Dans un second moment, Blanchot décrit le dévoilement par Sade,
et cette fois par lui seul, du caractère radicalement antinomique de cet
acte constituant, que condense l’utilisation qu’il fait du mot « crime » :
« La vertu que tous les législateurs mettent au principe de la République
ne lui conviendrait que si nous pouvions y atteindre sans passé, hors de
l’histoire même et en commençant l’histoire avec elle. Mais qui est déjà
dans l’histoire est déjà dans le crime, et n’en sortira pas sans surenchérir
de violence et de crime. (Thèse que nous reconnaissons bien et dont il ne
suffit pas de se scandaliser en l’appelant hégélienne pour l’empêcher
d’être vraie.) » 3
N’oublions pas que « crime » est le mot-clé de la dénonciation des
contre-révolutionnaires par la révolution et particulièrement par la Ter-
reur 4. Mais cette fois il ne s’agit pas de la dénonciation du crime et de

1. Voir Le droit de résistance XIIe-XXe siècle, ouvr. cit., p. 12.


2. Cf. en particulier l’« Adresse du Comité directeur à la Ligue [des Communistes] de
Mars 1850 » par Karl Marx et Friedrich Engels (Ansprache der Zentralbehörde an den
Bund von März 1850) : « Cependant que les petit-bourgeois démocrates veulent terminer
la révolution le plus rapidement possible (…) notre intérêt et notre devoir sont au
contraire de rendre la révolution permanente, aussi longtemps que toutes les classes plus
ou moins possédantes n’ont pas été privées de leur domination, que le prolétariat n’a pas
conquis le pouvoir d’État et que les prolétaires associés ne se sont pas avancés
suffisamment loin – non seulement dans un seul pays, mais dans tous les pays dominants
du monde entier – pour que la concurrence entre les prolétaires y ait disparu et que les
forces productives stratégiques au moins y soient concentrées entre les mains des
prolétaires… » (Marx-Engels Werke, Band 7, Dietz Verlag Berlin, 1960, p. 247-248).
3. L’entretien infini, cit., p. 331.
4. D’où l’invocation de la justice au cœur du grand discours de Robespierre qui
théorise la Terreur (« Sur les principes de morale politique qui doivent guider la
Convention nationale dans l’administration intérieure de la République ») : « Il faut
prendre de loin ses précautions pour remettre les destinées de la liberté dans les mains
de la vérité qui est éternelle, plus que dans celles des hommes qui passent, de manière que
si le gouvernement oublie les intérêts du peuple, ou qu’il retombe entre les mains des
hommes corrompus, selon le cours naturel des choses, la lumière des principes reconnus
éclaire ses trahisons, et que toute faction nouvelle trouve la mort dans la seule pensée du

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l’éloge de la vertu, il s’agit au contraire de ce qui rend le discours de


Sade subversif et intolérable au sein même du processus révolutionnaire
auquel il participe, et quelles que soient les conséquences parfaitement
raisonnables, voire politiquement modérées qu’il en tire : la substitution
du « crime » à la « loi », et même d’une sorte d’absolu hyperbolique du
crime, le « crime de la nature », le mouvement intrinsèquement criminel
qu’est la nature elle-même, ce fondement du « droit naturel » dont se
réclament les constitutions. Sade ne se contente pas d’invoquer le droit
naturel contre le droit positif, comme un fondement transcendant, mais
il « détruit » la positivité de la nature. Le crime est, métonymiquement,
« la loi au-dessus des lois » : il est leur suspension radicale non seule-
ment au niveau de la lettre, mais au niveau de « l’esprit », cet esprit qui
justement fait l’obéissance et qui selon Montesquieu et d’autres, s’enra-
cine dans les mœurs :
« Lisons encore Saint-Just : “La solution est dans l’insurrection effective
des esprits.” Et Sade : “L’insurrection… doit être l’état permanent de la
république.” Qu’est-ce qui distingue, je ne dis pas ces deux hommes aussi
étrangers que deux contemporains, proches l’un de l’autre, peuvent l’être,
mais ces deux sentences également absolues ? Cela est clair. Pour Sade,
l’insurrection doit être aussi bien celle des mœurs que celle des idées (…)
permanenter tout en étant excessive, la subversion constituera le seul trait
permanent de notre vie, toujours portée à son plus haut point, c’est-à-dire
toujours au plus près de son terme, puisque, là où il y a l’énergie, réserve
de forces, il y a l’énergie, dépense de forces, affirmation qui ne s’accomplit
qu’avec la négation la plus grande. J’entends qu’on dénoncera ici l’utopie
et le danger de l’utopie (…) Mais laissons de côté les jugements. » 1
Mais c’est le troisième moment qui d’une certaine façon commande
tout. En quoi consiste en effet la liberté dont Sade réclame l’exercice
contre toute loi, et qu’il est prêt à payer au prix le plus fort (celui de
l’enfermement à vie). Non pas nous le savons dans la perpétration de
quelque crime « sadique », mais uniquement dans la liberté d’écrire,
comme liberté inconditionnelle de « tout dire », qui constitue à proprement
parler ce qu’il faut appeler l’interruption ou la « vacance d’histoire » :
« Avec Sade (…) nous avons le premier exemple (mais y en eut-il un
second ?) de la manière dont écrire, la liberté d’écrire, peut coïncider avec
le mouvement de la liberté réelle, quand celle-ci entre en crise et provoque

crime. » (Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours, La Fabrique, 2000,


p. 288-289.
1. L’entretien infini, p. 333-334.

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une vacance d’histoire. Coïncidence qui n’est pas identification. Et les


motifs de Sade ne sont pas ceux qui ont mis en branle la puissance
révolutionnaire. Ils les contredisent même. Et pourtant sans eux la folle
démesure qu’ont représentée le nom, la vie et la vérité de Sade, la
révolution eût été privée d’une part de sa raison. » 1 Car « c’est bien là la
vérité de Sade (…) : À QUELQUE POINT QU’EN FRÉMISSENT LES
HOMMES, LA PHILOSOPHIE DOIT TOUT DIRE. (…) Cette ligne
seule eût suffi à le rendre suspect, ce projet à le faire condamner, sa
réalisation à le faire enfermer. Et il n’y a pas à en rendre responsable le
seul Bonaparte. Toujours nous vivons sous un Premier Consul, et toujours
Sade est poursuivi et à cause de la même exigence : tout dire, il faut tout
dire, la liberté est la liberté de tout dire, ce mouvement illimité qui est la
tentation de la raison, son vœu secret, sa folie. » 2
On notera une nouvelle expression d’antinomisme : l’extrême de la
raison – sa « conséquence » comme aurait dit Althusser – c’est l’extré-
mité de la folie, le point d’inflexibilité où leur différence se neutralise 3.
Est-ce forcer le texte que de lui faire dire alors encore ceci ? Seul Sade,
par une fiction qu’il met en pratique, et qui demeure imperceptible, mais
laisse une trace ineffaçable ou promise à revenir, opère effectivement la
« suspension de la loi », et donc seul il s’identifie radicalement à l’acte
constituant, car seul il inscrit une insoumission absolue au cœur même
de l’insurrection, condition pour qu’elle devienne, si elle le peut, un
« état permanent ». Cette insoumission ne consiste pas nécessairement
dans le fait de désobéir à toute loi, mais elle consiste dans le fait de
« tout dire ». Ce qui ne dépend pas – ou pas seulement – d’une législa-
tion relative à la liberté d’opinion et d’expression, mais plus fondamen-
talement d’une capacité d’écriture dans l’horizon de la mort, c’est-
à-dire de l’impersonnalité, on pourrait dire aussi de l’universalité, par-
delà les convenances, qui sont par définition constituées, particulières,
restrictives. C’est là le fondement « transgressif » du droit, à ceci près
que ce fondement ne fonde rien, en tout cas ne consolide rien, mais
mine toujours déjà la prétention de solidité absolue de ce qu’il fonde.
On obtiendrait ainsi la réciproque de la proposition qui semblait
résulter de La littérature et le droit à la mort : la littérature est poli-
tique non seulement en tant qu’elle fait surgir une puissance imperson-

1. Ibid., p. 330.
2. Ibid., p. 342.
3. On pense aussi à la phrase de Blanchot cité par Christophe Bident sur les camps de
concentration dont il rend coresponsables « ceux qui ne surent pas préférer à l’obéissance
dans sa folie la désobéissance dans la raison ».

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nelle qui détruit tout, mais aussi en tant que, du fond de la destruction
du monde, elle fait surgir un « indestructible ». Car cet « indestruc-
tible » n’a rien à voir avec un fondement nécessaire ou une nature des
choses, qu’elle soit purement anthropologique ou le reflet d’un ordre
divin, dont le socle demeurerait hors d’atteinte des vicissitudes de
l’histoire et des risques de l’action politique. Il est au contraire essen-
tiellement contingent, « aléatoire » et exposé en permanence à son
propre renversement. Il relève donc exactement de la même incerti-
tude que, à peu près à la même époque, Blanchot énonce dans son
commentaire de L’espèce humaine d’Antelme, où figure l’expression
par excellence de la fragilité de la résistance : « l’homme est l’indes-
tructible qui peut être détruit » 1. Par un court-circuit peut-être très
problématique, je serais tenté de dire aussi : Sade montre à Blanchot
que la liberté de tout dire, c’est-à-dire de tout écrire, est l’insoumission
qui peut être soumise, l’indestructible liberté qui peut être détruite. Il
n’y a certes rien d’optimiste là-dedans, seulement l’éthique d’une libé-
ration de la crainte par-delà l’anéantissement de l’espoir.

*
À partir de ces lectures croisées, et des phrases qu’elles nous
donnent, on peut revenir vers la Déclaration sur le droit à l’insoumis-
sion dans la guerre d’Algérie, et se demander si nous y avons gagné
des possibilités d’intelligibilité. Par là je n’entends pas seulement un
dispositif herméneutique, mais un fil conducteur pour poser la ques-
tion : que faire de la déclaration, au-delà de son « moment » propre ? Le
risque n’est-il pas, surtout après avoir fait de Sade comme un double de
Saint-Just plus « radical » que lui-même, d’aboutir à la suggestion que
le droit à l’insoumission, en tant qu’activité individuelle et collective à
la hauteur de l’état d’urgence démocratique, ce moment extrême où la
politique se retourne contre sa propre institution, n’existerait à propre-
ment parler que dans l’espace littéraire ?
Telle n’est pas me semble-t-il la conséquence à laquelle nous
sommes conduits, mais à condition d’accepter de séjourner pendant
quelque temps au moins dans une incertitude, peut-être une très pro-
fonde ambivalence philosophique, qui n’est certainement pas sans
effets pratiques. Deux schèmes, et non pas un seul, de l’illimitation ou
de l’extrémisation de la liberté, de l’exercice du droit contre le droit, ou

1. « L’espèce humaine », in L’entretien infini, p. 191-200.

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de l’insoumission constituante, me semblent en effet pouvoir être, sinon


dérivés des textes que nous venons de lire, du moins associés à leur
lettre. Le premier est un schème de transgression que, pour la simpli-
cité, j’associerai à la série, certes problématique, hétérogène, des noms
de Bataille, de Benjamin, et par conséquent de Derrida. Pas de démo-
cratie, ou de droit qui se défende de sa propre instrumentation par le
pouvoir, sans une transgression ou une possibilité de transgression. Le
second est un schème de résistance au sens où Foucault en a inscrit la
nécessité dans une conception « agonistique » de la politique (une
extension métaphorique de l’idée de la politique comme « guerre conti-
nuée par d’autres moyens ») où la résistance, disons mieux les résis-
tances, constituent la force susceptible de tenir en échec l’ensemble des
mécanismes « immunitaires » de défense de la société. Ces deux
schèmes sont profondément hétérogènes, et à la limite ils n’inspirent
pas du tout les mêmes pratiques de la politique – peut-être aussi
correspondent-ils à des conjonctures profondément différentes. Il n’y a
pas lieu ici de choisir, mais d’analyser et de comprendre. Ce qu’ils ont
de commun, néanmoins, à un niveau formel, c’est de s’opposer l’un et
l’autre, radicalement, à la conception positiviste de la loi dont la formule
se résume dans la célèbre tautologie, d’ailleurs quotidiennement invo-
quée pour invalider l’idée même d’insoumission : « La loi, c’est la loi »
(Gesetz ist Gesetz). Elle cache une articulation interne de l’autorité et de
la contrainte qui permet en permanence de rétablir la soumission
inconditionnelle défaillante du côté de sa légitimité ou du côté de son
pouvoir. Le Manifeste des 121 contient en germe aussi bien les dévelop-
pements de la transgression qui annule la loi pour rétablir une transcen-
dance que ceux de la résistance qui tentent à mettre en échec l’efficacité
du pouvoir (mais peuvent aussi, de ce fait, lui donner les moyens de se
perfectionner). La période immédiatement suivante aura longuement
illustré ces deux types de développements.
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FERMETURE

Malêtre du sujet
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UNIVERSALITÉ BOURGEOISE
ET DIFFÉRENCES ANTHROPOLOGIQUES

« Tout est citoyen, ou doit l’être, et


quiconque ne l’est pas doit être
exclu. » 1

« Car l’État s’ampute lui-même,


chaque fois que d’un citoyen il fait un
criminel. » 2

Je voudrais ici, une fois de plus, chercher à articuler les catégories


politiques de la modernité avec la question qui a préoccupé sa méta-
physique : celle de la subjectivité, porteuse de conscience – ou affectée
d’inconscience – ainsi que de capacités, de droits et de devoirs, ou de
missions individuelles et collectives 3. Je cherche à le faire non seule-
ment au niveau de l’histoire des idées, des mœurs ou des rapports
sociaux, mais dans la forme d’une unité conceptuelle, susceptible
d’éclairer par là des problèmes existentiels et institutionnels, dont la
question se pose de savoir s’ils sont encore les nôtres (et pourquoi) ou
s’ils ont déjà commencé à « s’effacer » (et comment). C’est dire que
l’exposé sera schématique, incomplet et provisoire (non seulement

1. Brochure « La liberté du peuple », 1789. Cf. ci-dessus mon essai « Citoyen Sujet ».
2. K. Marx, « Les débats sur la loi relative aux vols de bois », 1842, in Œuvres, III,
Philosophie, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1982, p. 249.
3. J’ai cherché à poser cette question pour la première fois dans un essai datant de
vingt ans, « Citoyen Sujet – Réponse à la question de J.-L. Nancy : Qui vient après le
sujet ? » [ci-dessus Ouverture]. J’ai déjà touché à la question des « différences anthropo-
logiques », mais jamais de façon systématique. Je dois à l’amicale sollicitation de Michel
Naepels de m’avoir incité à y revenir pour L’Homme. Revue française d’anthropologie
(numéro à paraître au printemps 2012). Le présent chapitre, qui emprunte divers
développements à ce dernier essai, a bénéficié des séminaires que j’ai donnés en 2010 et
2011 aux Universités de Pittsburgh, Essex, Utrecht, Columbia, Irvine, et de deux exposés
au séminaire de Bertrand Ogilvie et Nestor Capdevila à l’Université de Paris-Ouest.

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dans ses « conclusions », mais dans ses formulations, dont l’ajustement


constitue mon objectif principal).

L’ENVERS DU CITOYEN : LE « BOURGEOIS » ?

L’hypothèse à partir de laquelle je travaille, c’est que la modernité


politique a noué deux mouvements antithétiques au regard des « diffé-
rences anthropologiques », et continue de le faire pour autant que, dans
son achèvement même, elle demeure inachevée (et par conséquent tou-
jours active, à l’ordre du jour, mais peut-être autrement) 1. D’un côté,
en effet, elle a promu ou inventé une notion de « citoyen » qui ne se
conçoit pas comme le simple corrélat d’une appartenance, mais comme
l’accès à un système de droits dont aucun être humain ne peut être
légitimement exclu. Cet universalisme ne signifie pas que les diffé-
rences n’existent pas ou ne jouent aucun rôle dans la vie des individus
et des collectivités, mais il semble exiger qu’elles soient refoulées dans
une sphère de la « particularité » que la politique, comme telle, neutra-
lise. Or, de l’autre côté, la modernité a donné une extension sans pré-
cédent à la classification des êtres humains en fonction, précisément,
de leurs différences, elle en a généralisé le concept, et surtout elle l’a
transformé, en le référant non pas principalement à des statuts hiérar-
chisés ou à des genres complémentaires, mais à des possibilités de
réalisation de l’humain, entre lesquelles chaque individu devrait « choi-
sir », et qui représentent aussi à chaque fois un différentiel de pouvoir,
de valeur, ou de capacité. Les deux mouvements entrent en conflit
lorsque la variation de l’humain devient le moyen (et en fait le seul
moyen « logiquement consistant ») de priver de droits des individus (et
des collectifs ou des classes) qui, pour le dire avec Arendt, ont naturel-
lement « droit aux droits », en chargeant en quelque sorte la nature de
s’annuler elle-même, ou de produire des « non-personnes » 2. Ou, for-

1. Jürgen Habermas : « La Modernité : un projet inachevé » in Critique, 1981,


t. XXXVII, no 413, p. 958. La thèse est développée dans Le discours philosophique de
la modernité, Paris, Gallimard, 1988.
2. Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme, cit., p. 591 sq. Une extension de
cette analyse se trouve dans le livre d’Alessandro Dal Lago : Non Persone. L’esclusione
dei migranti in una società globale, Feltrinelli, Milano, 1999. L’idée même de « non-
personne » renvoie en dernière analyse à l’institution de l’esclavage : mais son histoire est

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mule inverse, en procédant à partir des exclusions de fait à une légiti-


mation de leur principe qui puisse elle aussi se réclamer de l’universel,
invoquant pour cela des « quasi-transcendantaux » tels que la vie, la
nature, l’histoire de l’humanité comme espèce, les conditions générales
de la civilisation. Dès lors que l’humain et le politique (les « droits de
l’homme » et les « droits du citoyen », pour user de la formulation
instituée par la Révolution française) sont coextensifs « en droit », l’être
humain ne peut se voir dénier l’accès à la citoyenneté que dans la
mesure où, contradictoirement, il se trouve aussi retranché de l’huma-
nité. Donc – et je prie qu’on excuse ici la brutalité d’une formule à
laquelle, cependant, les exclusions passées et présentes de race, de
sexe, de déviance, de pathologies, et d’autres encore, donnent une por-
tée bien réelle – il doit se trouver renvoyé à une sous-humanité ou à une
humanité défective. « Différence » n’est alors bien souvent que l’euphé-
misme de cette exclusion et de ces discriminations, avant de devenir
aussi, par un « renversement performatif », le mot d’ordre d’une reven-
dication de droits, de dignité ou de reconnaissance dont la modalité
politique demeure par définition problématique.

DU CÔTÉ DE CHEZ KARL

Pour essayer de comprendre la tension interne des catégories qui


sont ici mises en œuvre, il peut être éclairant de revenir à la « critique
des droits de l’homme » formulée par Marx, en particulier dans un
passage célèbre de son article « Sur la question juive », devenu le

complexe, car le droit romain range les esclaves parmi les personae « dépendantes »
(alieni iuris). Le terme manus qui désigne le pouvoir du maître sur l’esclave s’applique
aussi au pouvoir du mari sur l’épouse. Il n’empêche que l’Antiquité a développé le
commerce des esclaves : mais c’est avec son expansion dans le cadre d’une « économie-
monde capitaliste » que se développe la thèse de la « chose humaine », dont le caractère
évidemment contradictoire deviendra une pierre angulaire des discours abolitionnistes.
Sur la casuistique qu’entraîne la nécessité de considérer l’esclave à la fois, pour les
besoins de l’usage, comme une non-personne, et cependant, pour l’assujettir à la religion
et au code pénal, comme un « sujet », cf. Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire
de Canaan, PUF, 1987. Roberto Esposito a soumis récemment l’ensemble des registres du
« personnalisme » à une enquête généalogique, dans la perspective d’une critique de
l’immunité conçue comme l’autre et l’envers de la communauté, que je devrai discuter
ailleurs (Terza persona. Politica della vita e filosofia dell’impersonale, Torino, Einaudi,
2007).

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modèle des tentatives de « démystification » de l’humanisme moderne


et de l’anthropologie qui le sous-tend 1. Parti d’une réfutation de la thèse
de son adversaire (Bruno Bauer), pour qui la constitution d’un État
politique « laïc » implique la suppression des particularismes (ou des
appartenances communautaires, notamment religieuses), et par consé-
quent la renonciation des Juifs à leur religion s’ils veulent bénéficier à
leur tour de l’émancipation politique, Marx en vient à la question de
savoir pourquoi, et en quel sens de cette catégorie, « l’État politique
moderne » présente les droits du citoyen comme l’expression de droits
de l’homme qui les précèdent et les excèdent 2. Sa réponse, on le sait,
tient en deux propositions : d’une part l’autonomisation des « droits du
citoyen » correspond à la projection, dans un « ciel » des idées ou des
institutions étatiques, d’une communauté ou d’un « être générique »
dont le principe est constamment nié par la réalité des conflits et de la
concurrence entre les individus « égoïstes » qui règne sur la « terre »,
dans le monde des rapports sociaux, ou de ce que Hegel appelait la
bürgerliche Gesellschaft 3 ; d’autre part les droits « naturels et impres-
criptibles » de « l’homme », qui constitueraient le fondement et l’hori-
zon des droits du citoyen, ne sont nullement des formes d’émancipation
universelles, mais des modalités de réalisation du primat de la propriété
privée. L’homme générique dont ils proclament l’avènement est donc
en fait le « bourgeois », il correspond à l’absolutisation de ce qu’on
appellera plus tard (Macpherson) un « individualisme possessif » et que
Marx lui-même désigne sous le nom d’« égoïsme » 4. Les deux proposi-

1. Sur la façon dont cette critique s’insère dans le contexte des « critiques des droits de
l’homme » postérieures aux révolutions française et américaine, cf. Bertrand Binoche,
Critiques des droits de l’homme, PUF, coll. « Philosophies », 1989.
2. Karl Marx, Sur la question juive, Présentation et commentaires de Daniel Bensaid,
Éditions La Fabrique, 2006, p. 55-63 (Marx-Engels Werke, Dietz Verlag Berlin, 1961,
vol. 1, p. 363-370).
3. Le terme est notoirement difficile à traduire, parce qu’il conjoint les deux idées
développées par Hegel et que Marx va en quelque sorte retourner contre lui : celle d’un
univers de relations « privées » économiques et juridiques, distingué de l’État et des
institutions « représentatives » de l’intérêt commun, et celle d’un mode d’appropriation
fondé sur la concurrence entre les individus propriétaires de marchandises. Dans son
édition de la section correspondante de la Philosophie du droit de Hegel, Lefebvre avait
proposé « société civile-bourgeoise » (G.W.F. Hegel, La société civile-bourgeoise, pré-
sentation et traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Maspero, Paris, 1975).
4. C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, trad. fr.
Gallimard, 1971. Sur l’émergence de la notion d’individualisme à partir de l’égoïsme dans
les années 1840, cf. É. Balibar, « Le renversement de l’individualisme possessif », in La
proposition de l’égaliberté, cit. Dans l’Anthropologie de Kant, « égoïsme » (défini comme la
tendance à « enfermer en soi le tout du monde » qui découle de la disposition du Je) s’oppose
à « pluralisme » (« se comporter comme un simple citoyen du monde »). C’est Tocqueville

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tions sont corrélatives, puisque le primat de la propriété privée, contre-


disant le caractère essentiellement « social » (ou relationnel : die
Verbindung des Menschen mit dem Menschen, écrit Marx) des activités
humaines, produit le conflit des intérêts, lequel à son tour induit la
reconstitution « imaginaire » de la communauté dans la forme d’une
institution située au-dessus de la société civile et dont le sujet (« le
citoyen ») se distingue de l’homme (c’est-à-dire du bourgeois) par son
abstraction ou sa réduction à une universalité purement juridique. Le
citoyen est donc un bourgeois qui se distingue imaginairement de sa
propre condition en l’appelant humaine.
Cette analyse comporte une leçon que je tiendrai pour acquise : elle
concerne à la fois la constitution du « doublet empirico-transcendantal »
(en germe dans la corrélation de l’idéalisme du citoyen et du matéria-
lisme du bourgeois) et la fonction constituante assignée au régime de
propriété. Mais elle est grevée d’une ambiguïté, peut-être ruineuse, liée
au double usage de la notion d’« homme ». Ce point a été fortement
souligné par Jacques Rancière, dans un passage de son livre La mésen-
tente, destiné à introduire sa thèse selon laquelle Marx ne tient pas à
proprement parler un discours politique, mais méta-politique, où la réa-
lité et les enjeux de l’émancipation se trouvent transposés soit en deçà,
soit au-delà des épisodes du conflit, en se représentant comme une lutte
(de « classes ») enracinée dans le social. Il s’agit pour Marx, explique
Rancière, de révéler au cœur de la constitution démocratique un écart
constitutif entre « un idéal identifié à la figuration rousseauiste de la
souveraineté citoyenne et une réalité conçue dans les termes hobbiens
de la lutte de tous contre tous ». Mais, dans le cours du texte, le traite-
ment de cet écart « subit une inflexion significative » : au départ « il
signifie la limite de la politique, son impuissance à réaliser la part pro-
prement humaine de l’homme (…) Mais en cours de route, cette vérité
de l’homme change de place. L’homme n’est pas l’accomplissement à
venir au-delà de la représentation politique. Il est la vérité cachée sous
cette représentation : l’homme de la société civile, le propriétaire égoïste
auquel fait pendant le non-propriétaire dont les droits du citoyen ne sont
là que pour masquer le non-droit radical. Le défaut de la citoyenneté à
accomplir l’humanité vraie de l’homme devient sa capacité à servir, en
les masquant, les intérêts de l’homme propriétaire » 1. En d’autres

qui, semble-t-il, opère la substitution d’un terme à l’autre : cf. De la démocratie en Amérique,
Tome II, 2e partie, chap. II : « De l’individualisme dans les pays démocratiques ».
1. Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995, p. 120.

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termes, le nom « homme » remplit deux fonctions antithétiques dans


le texte de Marx : il est le sujet et l’objectif d’une émancipation
véritable, qui ne passerait pas par les institutions et les représenta-
tions mystifiantes de l’État, mais correspondrait directement à la mise
en œuvre des « forces essentielles » de l’homme (ce que Marx ne va
pas tarder à appeler le « communisme ») ; et il désigne la forme aliénée
de l’existence sociale, où règne la concurrence de chacun contre cha-
cun, et où la nature humaine est configurée en vue du triomphe de la
propriété 1.
Cette amphibologie conduit à une profonde incertitude des usages
critiques de la catégorie de « l’homme », et plus généralement du dis-
cours humaniste : la mystification réside-t-elle dans le fait d’imaginer
une libération au moyen du terme qui désigne l’aliénation, ou dans le
fait de couvrir l’aliénation du terme qui convient à l’essence authen-
tique ? Elle s’éclaire cependant si nous la mettons en relation avec la
typologie des formes de « l’émancipation » proposée par Marx dans le
même texte. Elles sont au nombre de quatre : l’émancipation « reli-
gieuse » (renvoyée au domaine de l’imaginaire), l’émancipation « poli-
tique » (réalisée par les institutions de l’État démocratique moderne),
l’émancipation « humaine » et l’émancipation « sociale » à venir. Cette
énumération révèle deux choses, évidemment liées entre elles : d’une
part, l’émancipation politique comporte elle aussi une amphibologie, ou
du moins elle se trouve prise dans l’entre-deux d’une contradiction (à
laquelle Marx, particulièrement dans le contexte de l’essai sur la « ques-
tion juive », confère la signification d’une différentielle historique, ou
d’une caractéristique du « moment actuel ») 2, puisqu’elle doit être
considérée à la fois comme réelle au regard de l’émancipation reli-
gieuse, et comme imaginaire au regard de l’émancipation humaine ;
d’autre part l’émancipation humaine (libérée des aliénations de la poli-
tique) n’est pas autre chose que l’émancipation sociale : ce qui ne veut
pas dire seulement qu’elle doit prendre place dans une région de la

1. La même amphibologie se trouve dans le Capital, au cœur de l’analyse du


« fétichisme de la marchandise », déplacée sur la catégorie de « personne » : voir ci-
dessus chapitre 9 : « Le contrat social des marchandises », Post-scriptum.
2. Mais ceci est vrai également pour toute la série des textes qui s’échelonnent entre le
« Manuscrit de 1843 » (désigné par Miguel Abensour comme le « moment machiavélien »
de Marx), où l’émancipation humaine est pensée comme la mise en œuvre « consé-
quente » de la tendance immanente à la démocratie comme souveraineté du « demos
total », et le Manifeste du parti communiste de 1847-48 (où le « parti » ainsi désigné n’est
pas autre chose que l’ensemble des forces et des revendications conduisant à la société
sans classes à travers la « conquête de la démocratie »).

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« société » distincte de la sphère politique (confirmant la critique de


Rancière), mais aussi que son contenu est la réalisation d’une tendance
à la socialisation (non seulement productive, mais aussi morale, esthé-
tique, affective) que détourne et réprime l’individualisme utilitariste de
la société bourgeoise où règne l’égoïsme de la propriété. « L’humain »
et le « social » sont donc toujours identiques, que ce soit dans les formes
authentiques d’une réalisation des capacités transindividuelles de
l’homme à travers le « commerce » qu’il entretient avec tous les autres,
ou dans les formes aliénées, inversées et autodestructrices d’une société
qui se développe à l’encontre des conditions de son propre épanouisse-
ment. Et cette identité a toujours une signification politique, soit au sens
d’une politique d’émancipation, soit au sens d’une politique répressive
(dont le « sujet » – subjectum – est l’État, pour autant qu’il « s’appro-
prie » les forces de ses sujets – subjecti – à la façon d’un Léviathan).
L’amphibologie de la notion d’« homme », si embarrassante soit-elle du
point de vue théorique, est cependant dotée par Marx d’une fonction
dialectique essentielle, puisqu’elle recouvre une affinité secrète entre
les formes de la servitude et celles de la liberté, ou de l’égoïsme et du
communisme, et désigne l’aliénation dont il faut « sortir ».
Mais cette élucidation ne peut être complète si on ne s’intéresse pas
aussi à l’amphibologie symétrique qui, dans le texte de Marx, porte sur
la notion de « citoyen », ou plus exactement sur l’usage « interlinguis-
tique » des termes de Bürger ou de Staatsbürger (en allemand) et de
citoyen ou de bourgeois (en français dans le texte), dualité signifiante
qui lui permet, là encore, de faire émerger une différentielle historico-
politique comportant un enjeu anthropologique 1. Cette amphibologie
signifie que les deux « côtés » du dualisme constitutif de la société
moderne, dite précisément « bourgeoise », aussi bien du côté de ses
institutions que de ses modèles de « rapports sociaux », et finalement

1. Le « jeu de langage » pratiqué par Marx au moyen de ses deux langues vient
évidemment de Hegel qui, dès les textes d’Iéna et jusqu’aux « Remarques » de la
Philosophie du droit, avait interpolé les noms français de citoyen et de bourgeois, faisant
éclater la catégorie du Bürger pour marquer les conséquences « éthiques » des révolutions
contemporaines (politique et industrielle). Cette disjonction est commentée par Carl
Schmitt dans Der Begriff des Politischen (tr. fr. La notion de politique, Flammarion,
coll. « Champs », 2004, p. 62) qui y voit le germe de la dissolution libérale du politique
comme institution de la souveraineté. Cf. Jean-François Kervégan : « Le citoyen contre le
bourgeois ? La quête de l’esprit du tout », in L’effectif et le rationnel : Hegel et l’esprit
positif, Vrin, Paris, 2005, p. 151-175, qui expose et commente la généalogie complète du
débat dans la philosophie allemande à partir de la Révolution française. Également
Franck Fischbach, Fichte et Hegel…, cit., p. 70 sq.

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des formes d’individualité qu’elle promeut, entretiennent l’un avec


l’autre la même relation que les deux significations correspondant en
français au seul mot allemand Bürger : le bourgeois et le citoyen.
Risquons alors cette quasi-tautologie : le « citoyen » n’est rien d’autre
que le Bürger d’un « bourgeois », mais inversement le « bourgeois »
n’est rien d’autre que le Bürger d’un « citoyen ». Ce jeu de langage
impliquant plusieurs idiomes voisins vient en réalité de très loin, et il
possède de bout en bout une portée politique cruciale. Il joue d’une
possibilité de retournement inscrite dans l’étymologie même du mot
« bourgeois » et dans ses usages institutionnels, remontant à la consti-
tution des communautés urbaines et marchandes en entités politiques
autonomes et traversant toute la modernité, de part et d’autre des
« révolutions bourgeoises » (depuis les insurrections du popolo des
villes italiennes, jusqu’aux révolutions hollandaise, anglaise, améri-
caine et française). Bürger en effet désigne historiquement le « citoyen
des villes » dont la « franchise » se fonde sur le nouveau régime de
propriété qui « désagrège » les liens de dépendance traditionnels, et
Bürgertum (en français « bourgeoisie » ou « droit de bourgeoisie ») est
pour cette raison un équivalent de « citoyenneté » 1. Sans cette tradi-
tion, Marx n’aurait pas pu redéployer les plans de sa critique, mais à la
condition de lui faire subir une torsion décisive. Elle permet au fond de
restituer le champ de luttes commun aux deux sphères désignées idéo-
logiquement, après la Révolution française, comme sphère des « droits
de l’homme » et sphère des « droits du citoyen », et que leur séparation
permet à la fois de dissimuler et de « gérer » (ou de « policer ») d’une
certaine façon. Mais elle permet aussi de faire apparaître dans sa néces-
sité le couplage de la question politique avec la question anthropolo-
gique. Si on se contente de relever l’amphibologie des usages du
concept d’« homme », en effet, on peut discuter à l’infini sur le point
de savoir si Marx a « sociologiquement » réduit le signifié « humain »
(ou « être humain ») à sa réalisation bourgeoise, ou s’il a idéalisé le
bourgeois en en faisant un type anthropologique unifié. Cette équiva-
lence sémantique, semble-t-il, se situe uniquement dans la sphère

1. Pour une histoire détaillée de la notion du « bourgeois » (Bürger) et de son rapport


aux formes successives de la « société civile-bourgeoise » (bürgerliche Gesellschaft),
cf. en particulier Manfred Riedel, articles « Bürger, Bürgertum » et « Bürgerliche
Gesellschaft », dans Geschichtliche Grundbegriffe, Historisches Lexikon zur politisch-
sozialen Sprache in Deutschland, hrg. Von Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart
Koselleck, Ernst Klett Verlag, Stuttgart, 1972. Également, bien entendu, Max Weber, La
ville (section autonomisée de Wirtschaft und Gesellschaft), trad. fr. Aubier, 1992.

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« sociale » au-dessus de laquelle plane une citoyenneté politico-


juridique intangible :

Citoyen
« Homme » = « Bourgeois »

Mais si l’on rétablit l’autre amphibologie, on se trouve en présence


d’une « proportion continue » dont chacun des côtés est susceptible de
passer dans l’autre :

Citoyen Bourgeois
———— = ————
Bourgeois Homme

Cette proportion, me semble-t-il, s’interprète ainsi : la « citoyen-


neté » n’est pas immunisée (que ce soit théoriquement, par sa défini-
tion, ou pratiquement, par les institutions de tel ou tel État) contre les
contradictions qui lui viennent de son insertion « organique » dans la
« société bourgeoise » dont elle formalise les conflits, rapports et pro-
cessus ; elle ne l’est pas non plus contre les exigences d’égalité et de
liberté « réelles », « radicales », dont elle tire précisément sa légitimité.
Elle est donc, de bout en bout, l’un des pôles du conflit politique qui a
pour enjeu l’émancipation à la fois dans l’État et dans la société. Le
« devenir-sujet » du citoyen a pour contrepartie au moins potentielle un
« devenir-citoyen » du sujet. Mais cette thèse sur la politique a nécessai-
rement une contrepartie : l’équation de l’Homme et du Bourgeois signi-
fiait initialement chez Marx que la bourgeoisie idéalise et universalise
sous le nom d’homme ses propres conditions d’existence, et plus géné-
ralement la forme d’individualité qui permet de considérer la propriété
privée comme « naturelle ». Lue « à rebours », elle signifie maintenant
que la société bourgeoise « transforme la nature humaine » 1. Mais elle
ne le fait que dans la mesure où elle entretient un rapport constitutif
avec son autre, l’État, la puissance publique, qui tout à la fois la domine

1. Ou plus vraisemblablement la constitue, car cette transformation, si elle n’est pas


dénuée de présupposés historiques, bien au contraire, ne représente pas pour autant un
passage de la nature à la culture, ou à l’artifice : elle serait plutôt, selon la thèse soutenue
par Bertrand Ogilvie, une « seconde nature sans première nature » (cf. « Anthropologie du
propre à rien », cit. ; La seconde nature du politique : Servitude, violence, institution, à
paraître, cit.).

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et la structure (en particulier au moyen des catégories et des pratiques


juridiques) : il n’y a pas d’anthropogenèse ou d’anthroponomie qui ne
soit concurremment « sociale » et « politique ». Cette concurrence se
reflète en particulier dans la détermination des « caractères » que revêt
l’individualité (et dont, le cas échéant, elle doit « prendre conscience »,
ou se voir revêtue, dans la forme d’une condition et de l’habitus corres-
pondant) pour pouvoir être reconnue, assumée, « agie » en tant qu’indi-
vidualité d’un citoyen (ou d’une citoyenne) 1.
Les exemples qui viennent aussitôt à l’esprit relèvent, pour parler
comme Max Weber, tantôt de la Vergesellschaftung (procès de sociali-
sation), tantôt de la Vergemeinschaftung (procès de communautarisa-
tion), même s’il est évident que les deux ne peuvent jamais être
complètement dissociés : ce ne sont pas deux individus physiquement
distincts qui, « normalement », acquièrent et assument les traits de per-
sonnalité morale permettant d’exercer les responsabilités d’un proprié-
taire, d’un travailleur, d’un « parent » ou d’un « enfant », d’un soldat ou
d’une mère de famille, etc., et développent les convictions ou les « pré-
jugés » qui cimentent l’appartenance à une communauté religieuse,
professionnelle, ou surtout nationale 2. Et pourtant – même s’il est très
difficile de séparer autrement que pour les besoins de l’analyse les
questions de normalité et les questions d’identité à propos de toutes les
grandes « différences anthropologiques » – la personnalité multiple y
est la règle plutôt que l’exception : homo nationalis, homo oeconomi-
cus, homo juridicus sont deux ou trois en un (et plus encore). La
question anthropologique immanente à l’établissement historique de la
double proportion entre « citoyen », « homme » et « bourgeois » et aux
conflits qui la traversent ne nous reconduit pas à quelque anthropolo-
gia perennis, elle se diversifie plutôt comme une question relative aux
formes de « subjectivité » que suppose, développe et reproduit l’univer-
salisme de la citoyenneté bourgeoise, elle concerne les « scissions » ou
différences constitutives de l’être humain qui correspondent à l’institu-

1. Le concept de « caractère », qui peut servir à subsumer les différences anthropolo-


giques propres à l’époque « civique-bourgeoise », s’est généralisé aux XVIIe et
XVIIIe siècles en Europe. Il est utilisé par Kant dans son Anthropologie du point de vue
pragmatique (traduction et introduction de Michel Foucault, nouvelle édition, Paris, Vrin,
2008) pour systématiser les différences et les appartenances qui fournissent à la fois,
contradictoirement, la matière et l’obstacle à l’exercice de la moralité. Il relève donc par
excellence de la construction du « double empirico-transcendantal », pour autant que
celui-ci requiert une formation qui, à son tour, distribue les individus en « classes » et en
« types » au sein de l’espèce humaine.
2. Max Weber : Wirtschaft und Gesellschaft, cit., p. 20 sq.

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tion politique d’un lien communautaire même « fictif » entre les indivi-
dus propriétaires (et d’abord « propriétaires d’eux-mêmes », ou « de
leur personne »).

FRANTZ ET MARY : LES VOIX MANQUANTES

Par les considérations précédentes, on a certes justifié l’idée d’une


« anthropologie politique » de la modernité, en prenant appui sur une
relecture et une amplification des thèmes marxiens de la « critique des
droits de l’homme » et de l’articulation entre « État » et « société civile-
bourgeoise » : mais en même temps on s’est éloigné de ce qui avait été
annoncé comme l’objectif d’une généalogie des « exclusions » caracté-
ristiques de l’universalité moderne et de leur violence propre. Pourquoi
cet écart ? Cela tient, me semble-t-il, à deux raisons.
La première, c’est que la référence à une formation ou acquisition
du « caractère » de l’individu humain qui se présentera sur la scène du
monde et dans ses relations avec les autres acteurs sous le « masque »
du bourgeois et du citoyen comporte une dimension intrinsèquement
pédagogique qui conduit inévitablement à faire apparaître les écarts à
la norme ou les contre-identités comme des « échecs » de sa formation
(imputables soit à l’individu lui-même, soit aux exigences de la société,
soit plus « dialectiquement » à leur inadéquation ou discordance) plutôt
qu’à des différences au sens fort du terme, manifestant la diversité des
modes de réalisation de « l’humain » 1. La problématique marxienne de
l’aliénation, qui commande ses dédoublements des catégories de
l’anthropologie politique, n’échappe à ce pédagogisme qu’en s’instal-
lant dans l’intemporalité relative d’un tableau des « figures de l’indivi-
dualité historique » correspondant à chaque formation sociale ou mode

1. L’anthropologie et la pédagogie sont chez Kant deux volets d’un même dispositif
« pragmatique », qui se fixent pour objectif d’affronter le problème que posent les aspects
« pathologiques » de la subjectivité, c’est-à-dire ceux qui, au sein de la liberté, détournent
la volonté de l’obéissance à l’impératif catégorique et l’assujettissent aux « intérêts »
égoïstes, non universalisables. Chez Bourdieu, à qui j’emprunte un instant la terminologie
de l’habitus, la dimension pédagogique n’est pas moins évidente, mais elle comporte
deux degrés : la « formation » visible (scolaire) est doublée d’une pré-formation (qui est
aussi une archi-formation) sociale invisible conditionnant le succès ou l’échec de la
première comme le « corps » conditionne matériellement « l’esprit », qui est donc la
véritable matrice des subjectivités et de leurs différences.

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de production, et mesurant en quelque sorte son inadéquation à la « fin


absente » d’un genre humain réconcilié avec lui-même.
Mais la seconde raison, c’est, pourrait-on dire, qu’il manque des
voix sur la scène historique où Marx nous propose d’installer la drama-
turgie des rôles sociaux et de leurs masques humains 1. On ne saurait
évidemment lui imputer d’avoir conçu le « procès » ou le « mécanisme »
de reproduction des rapports sociaux dans la société bourgeoise comme
un mécanisme d’inclusion ou d’intégration, ainsi qu’a tendance à le
faire le discours sociologique, pour qui « la société » est essentiellement
gouvernée par des lois d’équilibre ou de régulation. Mais le fait est que
l’exclusion dont se préoccupe Marx (et dont il lui arrive, en particulier
dans ses analyses de la violence du « système de fabrique », de caractéri-
ser les formes au moyen d’une phénoménologie de la différence, dont le
type est pour lui la « différence du travail manuel et intellectuel »), est
tout à la fois globale et homogénéisante. De sorte que les formes de
subjectivité qu’il associe à la politique des exploités dans le champ de
l’universalité bourgeoise ont tendance à retomber sur un nouveau dou-
blet empirico-spéculatif : celui de « l’ouvrier » pris dans les condition-
nements de la domination de classe, et du « prolétaire » qui s’en extrait
instantanément par l’effet d’une négativité radicale, essentiellement fon-
dée dans l’objectivité 2. Les autres différences sont ainsi condamnées,
soit à s’incorporer à la grande phénoménologie de la lutte des classes,
comme autant de variantes du « tort absolu » qu’elle exhibe, soit à dispa-
raître de la scène politique, ou à y devenir tendanciellement inaudibles :
c’est-à-dire à se trouver paradoxalement exclues de l’exclusion (et de la
revendication du « droit aux droits » qui lui correspond historiquement).
Je soutiendrai que cette limite (constitutive du marxisme ou,
comme dirait Althusser, révélant son caractère de « théorie finie ») n’est
pas seulement la source d’un aveuglement politique, qui peut devenir à

1. « Nous verrons d’une manière générale dans le cours du développement que


les masques économiques dont se couvrent les personnes (die ökonomischen
Charaktermasken der Personen) ne sont pas autre chose que la personnification des
rapports économiques, et que c’est en tant que porteurs de ces rapports qu’ils se
rencontrent » (Le Capital, Livre Premier, tr. fr. Quadrige/PUF, 1993, cit., p. 97). Mais
plus loin le masque saute pour faire place à la revendication de droits qui subvertissent la
loi des échanges : « Mais voici que s’élève soudain la voix du travailleur, qui s’était tue et
perdue dans la tempête et le tumulte du procès de production… » (ibid., p. 260). Suit la
transcription d’une déclaration de travailleurs londoniens du bâtiment, en grève pour la
journée de 9 heures.
2. Je rejoins ici, pour une part au moins, l’analyse de Rancière précédemment citée
(La mésentente, p. 128 sq.).

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l’occasion ruineux, mais entraîne une occultation de la question


anthropologique moderne, dont la nécessité se fonde à la fois sur la
reconnaissance des « frontières » ou des « points limites » où l’univer-
salité civique-bourgeoise se renverse en procédure d’exclusion ou de
disqualification, et sur l’irréductibilité des différences (et par voie de
conséquence des exclusions qu’elles déterminent) à un modèle et à une
procédure uniques.
Pour remettre en cause cette occultation, il n’importe pas tant – du
moins pas immédiatement – de procéder à des analyses qui illustreraient
la particularité de telle ou telle différence ou exclusion « typique » (telle
que souvent la porte ou la définit un « mouvement » plus ou moins unifié
dans le cadre d’un « pluralisme » des subjectivités politiques), mais il
faut faire entendre directement les voix qui énoncent la contradiction.
Dans leur singularité (car toute voix est, précisément, celle d’un
« sujet », ou d’une subjectivation dans des conditions déterminées), elles
démontrent que la contradiction des exclusions (et des exclus) est juste-
ment ce qui permet à l’universalité de se « vérifier » comme telle, car elle
l’empêche de transiger avec son propre principe sous la forme d’une
« hégémonie » plus ou moins accueillante. Et surtout elles nous font
comprendre qu’aucune grande « différence anthropologique » (qu’il
s’agisse du sexe, de l’intelligence, de la « race », ou – nous allons le voir
– de l’anormalité) ne relève en tant que telle de la particularité (ni sa
défense ou son illustration du « particularisme », pour ne rien dire du
« communautarisme »), mais au contraire du conflit des universalités :
toute différence anthropologique traverse, en tant que telle, toute
l’humanité, et toute différence anthropologique représente l’universel en
face d’une énonciation qui, en essayant de le « neutraliser », le « commu-
nautarise », puisqu’elle institue la citoyenneté comme la communauté
des « normaux », des « hommes civilisés », des sujets « responsables »,
etc. C’est pourquoi de telles voix esquissent ce qui nous apparaîtra, in
fine, comme la différentielle de subjectivité au moyen de laquelle l’uni-
versel devient (ou plutôt redevient) une figure politique, qualifiant une
citoyenneté constituante et non pas réglée ou imposée d’en haut.
Parmi ces voix innombrables, j’en choisis deux, appartenant à des
époques différentes, bien que toujours aussi actuelles, qui ont aussi la
particularité remarquable d’avoir (comme Marx, en un sens) inscrit
dans l’écriture les « tropes » qui opèrent le retournement de l’universa-
lité en elle-même et contre elle-même 1. Appelons respectivement ces

1. Ici s’ouvre par conséquent la nécessité d’une discussion approfondie de la thèse

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tropes, pour les raisons qu’on va voir, la synecdoque de l’universel dans


la différence des sexes et le double bind de son énonciation, condam-
nant les sujets rejetés de part et d’autre de la « colour line » à se perce-
voir alternativement comme humains et comme inhumains.
La première voix est celle de Mary Wollstonecraft, dans A
Vindication of the Rights of Woman de 1792 1. Le livre (précédé d’une
épître dédicatoire à Talleyrand) avait été suscité par la décision de
l’Assemblée Constituante d’inscrire dans la Constitution de 1791, sui-
vant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la distinction
proposée par Sieyès entre « citoyens actifs » (seuls électeurs et éli-
gibles) et « citoyens passifs » (dont les femmes, jouissant de la natio-
nalité mais sans les droits politiques) 2. Dès son Introduction, où
s’énonce l’un des thèmes directeurs de l’ouvrage (l’effet disqualifiant
de l’éducation des filles, conçue par la société – c’est-à-dire par les
hommes, et plus particulièrement les hommes de la classe dirigeante –
pour leur interdire l’accès aux professions intellectuelles et aux fonc-
tions publiques, en les enfermant dans l’ignorance et en les entraînant
à la séduction qui les avilit et les abêtit) 3, elle illustre le paradoxe de
l’usage des noms appliqués à la différence des sexes :

ironique dont Gayatri Spivak a fait la pierre d’angle de sa déconstruction des récits
coloniaux de la subjectivité : « the Subaltern cannot speak » (cf. Gayatri Chakravorty
Spivak, A Critique of Postcolonial Reason, cit.).
1. Mary Wollstonecraft avait publié en 1790 A Vindication of the Rights of Men, l’une
des principales « répliques » au pamphlet de Burke, Reflections on the Revolutions in
France, qui fondait la « critique des droits de l’homme » du côté conservateur. À la
réflexion, la disparité fait sens : si Men est au pluriel, ce pourrait être pour inclure dans ce
terme universel une diversité de genres (bien que ce pluriel ait plutôt pour effet
aujourd’hui, contre l’intention de l’auteur, de connoter la communauté des mâles) ; si
Woman est au singulier, c’est sans doute qu’elle veut décrire la condition et les
revendications de « La femme », faisant genre et exclue comme telle (mais on verra que,
comme chez Lacan, cette généricité est en fait « barrée », induisant plutôt l’effet d’un
« pas tout » : cf. Joan Copjec, Imagine There’s No Woman. Ethics and Sublimation, MIT
Press, 2004). Je cite d’après l’édition des Oxford Paperbacks, 2008. La violence logique
de Wollstonecraft fait souvent penser à celle de Virginia Woolf dans Three Guineas.
(1938) (cf. Françoise Duroux (dir.), Virginia Woolf. Identité, politique, écriture, Paris, éd.
Indigo, 2008).
2. Cette même décision est à l’origine de la Déclaration des droits de la femme
d’Olympe de Gouges, qui la conduira à la guillotine. Cf. William H. Sewell, « Le
Citoyen, La Citoyenne : Activity, Passivity and the French Revolutionary Concept of
Citizenship », in Colin Lucas, ed., The French Revolution and the Creation of Modern
Political Culture, vol. 2 (Oxford : Pergamon Press, 1988), 105-25.
3. Wollstonecraft dira plus loin que l’éducation des filles transforme les femmes en
abject slaves. Et elle invente la définition du mariage bourgeois comme « prostitution
légale », promise à un grand avenir. Cf. le livre classique de Geneviève Fraisse : Muse de
la raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, éditions Alinéa, 1989. La

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« … I have sighed when obliged to confess that either Nature has made a
great difference between man and man, or that the civilization which has
hitherto taken place in the world has been very partial. I have turned over
various books (…) the result [has been] a profound conviction that the
neglected education of my fellow creatures is the grand source of the
misery I deplore, and that women in particular are rendered weak and
wretched by a variety of concurring causes, originating from one hasty
conclusion. The conduct and manner of women, in fact, evidently proves
that their minds are not in a healthy state (…) One cause of this barren
blooming I attribute to a false system of education, gathered from the
books written on this subject by men who, considering females rather than
human creatures, have been more anxious to make them alluring mis-
tresses than affectionate wives and rational mothers ; and the understan-
ding of the sex has been so bubbled by this specious homage, that the
civilized women of the present century, with a few exceptions, are only
anxious to inspire love (…) In a treatise, therefore, on female rights and
manners (…) it is asserted, in direct terms, that the minds of women are
enfeebled by false refinement (…) and that, in the true style of
Mahometanism, they are treated as a kind of subordinate beings, and not
as a part of the human species, when improvable reason is allowed to be
the dignified distinction which raises men above the brute creation, and
puts a natural scepter in a feeble hand. Yet, because I am a woman, I
would not lead my readers to suppose that I mean violently to agitate the
contested question respecting the quality or inferiority of the sex… »
(p. 74-75).
On voit que, dans la première phrase, « man » est générique (comme
« homme » l’est resté en français, alors que l’allemand distingue Mensch
et Mann), et de nouveau à la fin du passage cité (c’est la raison, non la
force, qui élève les hommes en général au-dessus de l’animalité). Mais
ensuite une « partition » s’opère (qui se transforme en « partialité ») :

comparaison est très intéressante avec Kant : dans les textes de l’Anthropologie d’un point
de vue pragmatique, parus en 1798 mais datant des années 70, sur le « caractère du sexe »
(où il n’est pratiquement pas question des hommes : eux n’ont pas vraiment de « carac-
tère »), il reprend à son compte tous les stéréotypes misogynes sur la coquetterie des
femmes destinée à leur permettre de se rendre maîtresses de leur maître et seigneur. Mais
dans la Doctrine du droit de 1796, il propose une définition du mariage – dite par Hegel
« scandaleuse » – comme « contrat à vie entre deux personnes pour l’usage réciproque de
leurs facultés sexuelles », qui évacue toute discrimination entre l’homme et la femme (il
s’agit d’une « égalité de possession », la « supériorité » de l’homme n’intervenant qu’après
coup, comme argument pragmatique lié à la protection du foyer). Cf. Emmanuel Kant,
Œuvres philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, cit., vol. III, p. 535 sq. Ce moment de
matérialisme égalitaire embarrasse considérablement Carole Pateman dans son développe-
ment sur Kant (The Sexual Contract, cit., p. 168-173).

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entre « Men » et « Women » également désignées comme « females »,


ou « fellow creatures » de l’auteure lorsqu’elle se dresse comme sujet,
en désignant le « lieu » d’où elle parle pour revendiquer l’égalité, ou la
« parité » (parity) des droits et des « manières ». La phrase la plus remar-
quable est cependant celle du début : « … a great difference between
Man and Man… », puisque le nom d’homme y est essentiellement équi-
voque et que l’affirmation, ou bien énonce une contradiction dans les
termes (négation d’une tautologie : l’homme c’est l’homme, quelles que
soient ses particularités), ou bien constate une évidence historique fon-
dée en « nature » par l’idéologie dominante : tous les « hommes »
(humains) ne sont pas égaux en droits puisque les uns, « les hommes »
(mâles), se réservent la raison (et donc le pouvoir) et que les autres, les
« femmes » ou « hommes féminins » (females) en sont soigneusement
exclus.
C’est là exactement ce que j’appelle la synecdoque de l’universel,
conformément à la définition classique de ce trope : prendre la partie
pour le tout. D’un côté, l’homme c’est tout l’homme, de l’autre
l’homme c’est la moitié de l’homme. Mais ce qui est encore plus extra-
ordinaire dans le texte de Wollstonecraft, c’est la présence d’une synec-
doque en miroir : celle qu’autorise en anglais (comme dans un certain
français « bourgeois ») l’usage du nom « le sexe » pour désigner non pas
le rapport (dans les différents sens de ce terme), mais le sujet féminin
lui-même, dès lors identifié à l’organe (ou faculté, qualité distinctive)
qu’elle porte, ou représentant comme telle la différence sexuelle en face
de l’homme qui la neutralise 1. Dès lors l’appropriation de l’universel
par l’homme (les mâles) doit se payer d’une privation : celle du sexe
attribué à la femme. À l’homme ne « reste » que la raison, le pouvoir,
supposés asexués. Pour retrouver le sexe, il lui faudra s’approprier la
femme qui le porte, et c’est pourquoi il l’éduque à le lui offrir…
On voit comment s’exprime déjà ici, d’une façon extraordinaire-
ment forte au point de vue du « symbolique », l’un des fils conduc-
teurs du féminisme moderne, non pas comme remise en cause de
l’universalisme, mais comme dévoilement de sa contradiction 2. À

1. On lira l’interprétation différente de Marie-Lise Paoli : « Les mots et les choses


dans A Vindication of the Rights of Woman de Mary Wollstonecraft », in Lectures d’une
œuvre : A Vindication of the Rights of Woman de Mary Wollstonecraft, ouvrage collectif
coordonné par M.-L. Paoli, Éditions du Temps, Paris, 1999, p. 119-133, en termes de
« rhétorique de la sincérité ».
2. Il est essentiel de se souvenir que le « féminisme » au sens d’une revendication
d’égalité, n’est pas une manifestation tardive dans les « nations de citoyens » bourgeoises,

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l’origine du mouvement est un triple conflit : il est clair que la repré-


sentation de la sexualité féminine comme essentiellement « passive »
et s’accomplissant dans la soumission, l’assignation des femmes à une
sphère domestique dont les occupations commencent par la maternité
et se poursuivent par le « ménage », enfin l’infériorité symbolique qui
– sauf exceptions confirmant la règle ou la réalisant de façon antino-
mique – exclut les femmes de « l’excellence » dans l’ordre du savoir
et de la fonction de représentation du peuple 1, ne sont en aucune
façon indépendantes. Chacune est plus ou moins supposée par les
autres. Cela n’implique pas pour autant que les déterminations du
« féminin » forment un tout cohérent. Pour les coudre ensemble, il faut
précisément les nommer comme autant d’aspects d’un rapport défectif
qui serait inscrit dans l’être de la femme, tout en la « supposant » sous
l’universel (comme le sexe lui-même) 2. Dans le langage de la poli-
tique, cela peut se dire : les hommes ont fait du « public » leur pro-
priété « privée » (et du coup, sans s’en apercevoir eux-mêmes, ils ont
introduit la contradiction dans l’institution de la citoyenneté, en la
ramenant à un privilège corporatif). Dans le langage de la sémantique,
cela devient : au lieu de constituer une « marque » différentielle, le
genre masculin est réputé non-marqué, ou représentatif comme tel de
« l’humain », la différence étant entièrement portée par le féminin 3.
Dans celui de la dialectique, enfin, cela veut dire qu’un des sexes/
genres est inscrit deux fois dans l’universel : comme « partie » et
comme « tout » (ou comme représenté et représentant). En énonçant
non pas « je suis, j’existe », ni « nous, les femmes », mais « je suis une
femme », au point précis où la désignation du « sexe » (souvent quali-

mais un phénomène coextensif à leur histoire, particulièrement dans les moments


révolutionnaires, où il encourt une répression spécifique. C’est l’histoire symbolisée en
France par les noms d’Olympe de Gouges et de Théroigne de Méricourt. Cf. Joan Scott,
La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, tr. fr. Albin
Michel, 1998.
1. Ou selon l’expression de Geneviève Fraisse, les relèguent à la fonction de
« ministre », c’est-à-dire d’assistante : Les deux gouvernements : la famille et la Cité,
Gallimard, « Folio/Essais », 2000.
2. Le point d’entrée du travail de Monique David-Ménard dans Les constructions de
l’universel. Psychanalyse, philosophie, Paris, PUF, 1997, est précisément la critique (au
sens d’une tentative pour en analyser la « logique ») de cette représentation de la femme
comme celle à qui l’universel fait défaut, dans la mesure où il la suppose, puisqu’elle le
supporte, dans une sorte de torsion originaire de la métaphysique du « sujet ».
3. Colette Guillaumin : « Masculin banal/masculin général », Le Genre humain, 10,
1984.

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fié de « beau » ou de « faible ») divise « l’homme de l’homme »,


Wollstonecraft opérait déjà le recoupement de tous ces discours.
Prêtons alors attention à ce que dit, plus près de nous, la voix de
Frantz Fanon. Le trope auquel nous avons affaire dans Peau noire,
masques blancs 1 est en partie semblable à celui qu’invoque Woll-
stonecraft, car il y a aussi un double phénomène d’appropriation du
langage (décrit par Fanon au niveau de la culture générale ou de la
littérature, mais d’abord de l’institution par le colonisateur d’une norme
de prononciation qui lui permet de marquer instantanément le parler
créole du « nègre », et de l’assigner à une sous-humanité infantile ou
barbare) 2 et d’identification du Blanc à l’universel dont il croit avoir la
connaissance exclusive (la « civilisation »). Mais il en diffère aussi parce
qu’il n’y a, en première approximation au moins, rien dans la « couleur »
dont le Blanc aurait concédé au Noir la propriété ou la représentation, et
qui lui renverrait ainsi l’un des traits de l’humanité « commune » 3. Cette
différence peut encore s’exprimer dans le langage de la psychanalyse
lacanienne (dont Fanon avait bien connu les premiers développements,
cités dans son livre) en suggérant que la différence anthropologique fait
l’objet d’un refoulement dans le cas de la différence des sexes, alors
qu’elle fait l’objet d’une forclusion suivie d’un retour hallucinatoire
dans le cas de la différence raciale ou « couleur ». La femme est pour
l’homme « bourgeois » un sujet asservi (subjectus), tandis que le Noir et
particulièrement l’ancien esclave (mais c’est précisément cette surdéter-
mination que décrit Fanon) est précipité dans l’abjection, qui prend
notamment la forme des fantasmes d’animalité. Au point de superposi-
tion des deux se situe précisément ce que les études postcoloniales ont
appelé depuis le « subalterne », qui est typiquement une subalterne 4.

1. Publié pour la première fois en 1952, la même année que divers textes fondamen-
taux sur la « race » et le « racisme », et notamment l’essai de Claude Lévi-Strauss, Race et
Histoire, qui présente avec lui un contraste d’autant plus frappant que leurs arrière-plans
philosophiques sont en partie les mêmes. Je cite le livre de Fanon dans la réédition de
1971, éditions du Seuil, coll. « Points Essais ».
2. La description par Fanon de cette procédure d’instrumentalisation de la langue est
profondément ironique car, tout en exprimant la souffrance qui en résulte et les
comportements d’échec qu’elle provoque chez le Noir colonisé, elle emprunte à l’écriture
d’un grand poète martiniquais, Léon-G. Damas (auteur de Hoquet), et s’en sert pour
flageller à la fois la paranoïa des uns et la névrose des autres.
3. Pour que cette possibilité apparaisse, il faut que la barbarie bien plus réelle de la
colonisation fasse surgir parmi les Blancs une admiration pour la culture « nègre » (le
jazz, la sculpture africaine…), et suscite un désir d’identification avec elle.
4. Voir Gayatri Chakravorty Spivak, cit., ainsi que : Les subalternes peuvent-elles
parler ?, trad. fr. Jérôme Vidal, éditions Amsterdam, 2006.

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Il est alors d’autant plus frappant que, dans les pages d’introduction
et de conclusion qui encadrent son livre, Fanon ait énoncé la « dialec-
tique » des contradictions de l’humanisme sous la forme d’un double
bind qui interdit aux Noirs, mais aussi aux Blancs, de se plier à la
« partition de l’humain » (ou bien… ou bien…) dont ils affirment le
caractère absolu :
« Que veut l’homme ?
Que veut l’homme noir ?
Dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleur, je dirai que le
Noir n’est pas un homme.
Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride,
une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement
peut prendre naissance. Dans la majorité des cas, le Noir n’a pas le
bénéfice de réaliser cette descente aux véritables Enfers (…)
Le Noir est un homme noir ; c’est-à-dire qu’à la faveur d’une série
d’aberrations affectives, il s’est établi au sein d’un univers d’où il faudra
bien le sortir.
Le problème est d’importance. Nous ne tendons à rien de moins qu’à
libérer l’homme de couleur de lui-même. Nous irons très lentement, car il
y a deux camps : le blanc et le noir (…)
Nous n’aurons aucune pitié pour les anciens gouverneurs, pour les anciens
missionnaires. Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi « malade »
que celui qui les exècre.
Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que
celui qui prêche la haine du Blanc.
(…)
Le Noir veut être Blanc. Le Blanc s’acharne à réaliser une condition
d’homme. »
Mais à la fin :
« Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose :
Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asser-
vissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre.
Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se
trouve.
Le nègre n’est pas, pas plus que le Blanc. »
Et pour conclure :
« Mon ultime prière :
Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge. » 1

1. Peau noire, masques blancs, cit., p. 6-7, 187-188.

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Bien entendu, entre le début et la fin aux accents nietzschéens, une


transformation ou transvaluation s’est opérée, même si c’est seulement
d’abord dans la pensée (mais si elle s’opère dans la réalité, ce sera
d’abord au moyen de la pensée). Mais c’est la modalité de cette trans-
formation qui ne peut être définie autrement que par le jeu du langage,
à condition de le faire fonctionner dans sa dimension performative
plutôt que cognitive ou « théorique ». À condition aussi que la « voix »
qui profère ainsi l’universel à la face de la communauté qui s’en était
approprié l’exclusivité – la « colonie » – et n’en représente donc que
l’imposture, se charge simultanément d’une rage de couleur et d’une
rage contre la couleur, assimilée à l’enfer sans phrases. Certes on pour-
rait dire que dans les usages du terme « homme » chez Fanon s’illustre
une contradiction proche de celle que révélait sa fonction dans la Ques-
tion Juive de Marx : puisque « homme » désigne à la fois l’humanité
dénaturée, fantasmée, imposée par les Blancs au nom d’une commu-
nauté dont ne font pas partie les Noirs (ni à leurs propres yeux ni à ceux
de leurs maîtres), et une autre humanité générique, égalitaire, dans
laquelle n’existeraient plus que des individus, ou même des « corps »,
et non des « couleurs ». Mais alors que chez Marx l’amphibologie
constitue un non-dit de l’aliénation qu’il analyse, chez Fanon il s’agit
d’une violente contradiction dans les usages du nom d’homme, qui
passe à la fois dans les pratiques coloniales (ou postcoloniales) et dans
les représentations, entre les « camps » et au sein de chaque individu
logé par le destin à l’intérieur de tel ou tel camp et recevant de lui une
identité (donc aussi un malaise). Elle n’est pas entre deux stades histo-
riques abstraitement distingués (la société bourgeoise aliénée, le
communisme ou l’émancipation humaine), elle travaillerait plutôt cha-
cun des usages et chacune des « rencontres » présentes entre les sujets
pour, tout à la fois, en manifester l’impossibilité, et y instiller le senti-
ment de l’intolérable, d’où pourrait éventuellement sortir une transfor-
mation. On le voit, ici non plus, rien qui relève d’un conflit entre
« universalisme » et « particularisme », mais bien la contradiction qui
affecte l’énonciation même de l’universel 1. Les voix de Frantz et de

1. Grand hégélien, Fanon ne pouvait ignorer la dialectique de la « certitude sensible »


qui ouvre la Phénoménologie. Au problème qu’y pose Hegel : comment dépasser
l’abstraction d’une énonciation ou d’un « Je parle » qui n’appartient à personne, ou
désigne n’importe qui, il apporte une réponse en forme de court-circuit : il suffit pour
cela que la voix qui se fait entendre soit déjà l’expression d’une lutte pour la reconnais-
sance, en d’autres termes que la dialectique du maître et de l’esclave ne représente pas la
conséquence lointaine d’une éducation de la conscience, mais précède toujours déjà les

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Mary ne parlent pas de la différence, pour la définir, la justifier ou la


combattre, elles parlent dans la différence (ou depuis la différence) de
la contradiction qu’elle induit.
C’est de ce point instable, référable au « malêtre » plutôt qu’à
« l’être », et donc dérangeant pour toute ontologie (même une ontologie
du « rapport » ou de la « relation »), que je voudrais maintenant repartir
pour ébaucher une sorte de typologie des différences anthropologiques
en tant que différences universelles, à travers quelques lectures contem-
poraines portant sur des textes et des institutions.

LES CORPS ÉTRANGERS

La première discussion que j’esquisserai – sur la lancée de « l’inter-


rogation » fanonienne – concernera précisément l’incarnation ou incor-
poration des identités communautaires dans les sociétés modernes,
essentiellement organisées comme des nations dont certaines sont en
même temps des empires. Ce qui m’intéresse, en d’autres termes, c’est
la généalogie du citoyen comme homo nationalis. Je ne veux pas,
cependant, l’aborder dans une généralité abstraite, en discutant diffé-
rentes théories des origines, des marques et des fonctions de la « diver-
sité ethnique de l’humanité » considérée comme un trait intemporel de
son histoire, mais en fonction d’un débat précis traversant la pensée
critique contemporaine : celui qui porte sur la pertinence relative des
notions de « race » et de « culture » pour comprendre l’existence et le
mécanisme de relations de domination entre « communautés » repré-
sentées comme étrangères les unes aux autres, en vertu de caractères
qui se généralisent à toute une population et se transmettent d’une
génération à une autre. Je n’entreprends pas de résumer ici ce débat
omniprésent, mais je remarque qu’il donne lieu à des réductions
inverses qui se partagent la pensée critique : dans la mesure où elle
oscille entre les pôles de l’antiracisme et du multiculturalisme, elle tend
alternativement à expliquer que la « culture » est le nouveau nom sous
lequel se perpétuent et s’adaptent à une conjoncture nouvelle une

modalités de son accès au langage (et donc à l’expérience). Ou si l’on veut : avant
l’indifférenciation qui permet à tout un chacun de s’approprier « également » le langage, il
y a l’inégalité d’une « incorporation » différentielle des voix.

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conception de la « diversité des races humaines » et de leur inégalité,


dont la notion centrale est désormais disqualifiée, et à considérer rétros-
pectivement que la « race », notion pseudo-biologique fondée sur une
combinaison de l’histoire naturelle et de la théorie de l’évolution avec
le programme eugénique du nationalisme européen, n’a jamais été que
la projection naturaliste d’une conception « culturelle » ou d’un mythe
historique. Bien entendu le vecteur de la critique ne peut ainsi s’inver-
ser sans que les concepts eux-mêmes ne changent de sens.
D’abord, il faut s’interroger sur les conditions dans lesquelles la
notion de « l’étranger » renvoie à proprement parler à une différence
anthropologique. Ce n’est pas le cas, à première vue, si elle est prise dans
une acception strictement juridique. L’étranger (the foreigner, der
Ausländer) est alors « simplement » le citoyen d’un autre État que l’État
de référence. Ses droits et les contraintes qui pèsent sur lui ne concernent
pas la condition humaine, mais lui apparaissent superposés. La dimen-
sion anthropologique de cette distribution émerge lorsque la division des
nations est pensée comme une différenciation de l’humanité elle-même,
qui apparaît comme un trait quasi transcendantal (l’espèce humaine
n’existe que dans la diversité de ses langues, cultures, communautés,
etc.). L’ethnographie à son tour entreprend de décrire et d’interpréter ce
trait, souvent à partir de l’espace extra-européen, pour en faire une dimen-
sion « naturelle » de la multiplicité politique. Mais ce qui nous importe ici
surtout est l’effet en retour de la figure de « l’étranger » sur la représenta-
tion de différences inassimilables (ou dont l’assimilation est présentée
comme problématique) au sein de l’espace politique. En d’autres termes
c’est l’étranger intérieur, constitué par son « étrangèreté » même, assi-
gnée à diverses causes (essentiellement la race et la culture, éventuelle-
ment l’idéologie, la religion ou la position politique), mais en dernière
analyse identifiée à une altérité déplacée, qui ne devrait pas « se trouver
là où elle est », et par laquelle l’identité collective se trouve à la fois
révélée à elle-même et remise en question, sinon menacée. Non pas le
simple foreigner ou Ausländer, mais le stranger ou le Fremde 1… Un tel

1. Cf. la formule de l’humoriste Karl Valentin (un des maîtres de Brecht) : « fremd ist
der Fremde nur in der Fremde » (l’étranger n’est étranger qu’à l’étranger). Cette figure
comporte une ambivalence intrinsèque : objet de crainte, de haine ou simplement
d’étonnement, elle peut aussi engendrer l’attirance, l’amour, la bienveillance, etc. Les
configurations subjectives correspondantes ne sont pas moins complexes : voir les
analyses de Simmel et de ses successeurs (Alfred Schutz, Zygmunt Baumann) sur la
condition d’étranger, dont la scène typique n’est pas la rencontre par-delà les frontières,
mais l’expérience de l’expatriation, qui produit une part importante des « étrangers
intérieurs », dans la mesure précisément où ils ne le sont plus tout à fait. Dans le

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problème émerge dès que citoyenneté et nationalité s’inscrivent comme


les deux côtés d’une même équation, ce qui se produit au cours du pro-
cessus révolutionnaire lorsque la nation, « sujet collectif » de l’insurrec-
tion, se transforme en « souverain » d’un type nouveau, intérieurement et
extérieurement en guerre. Mais déjà Sieyès, dans son « Manifeste » de
1789 (Qu’est-ce que le Tiers-État ?) avait défini la nation comme une
totalité qui se constitue en défalquant l’élément « étranger » inassimi-
lable, identifié aux ci-devant nobles, qu’il proposait de « renvoyer dans
leurs forêts de Germanie », en retournant le mythe aristocratique de la
« guerre des races » 1. Symétriquement, dans ce qui demeure une des
contributions les plus profondes à l’anthropologie de l’homo nationalis,
les Discours à la nation allemande de 1807, Fichte introduit la notion de
« frontière intérieure » (innere Grenze) : une frontière ne peut effective-
ment séparer les communautés qu’à la condition de se « retirer » et d’être
« retracée » dans un espace moral, intensif et non pas extensif (cartogra-
phique ou territorial) 2. En ce sens, bien que fondatrice de l’institution
étatique, elle doit lui demeurer transcendante : la Kulturnation précède la
Staatsnation. Pour Fichte, on le sait, ancien « jacobin » allemand marqué
d’universalisme civique et fondamentalement opposé à la conception
racialiste de la nation (celle des « populistes » du Volkstum), cette identité
subjective qui fonde la communauté nationale et constitue son recours en
temps de crise, réside dans la langue commune, ou mieux dans un certain
usage commun de la langue 3. Mais cette transcendance de l’identité
linguistique est elle-même aporétique : elle doit être protégée ou restaurée
contre l’étrangèreté qui la pénètre, en vertu de la communicabilité ou de
la traductibilité des idiomes. Il faut donc tracer incessamment d’autres

« cosmopolitisme diasporique » de la modernité tardive, l’étranger devient le « média-


teur » à travers qui l’universel peut être reconstruit en tant qu’universalité de différences.
1. Emmanuel Sieyès : Qu’est-ce que le Tiers-État ? (rééd. PUF, « Quadrige », 1982,
p. 30 sq.). Voir le commentaire de Foucault, « Il faut défendre la société », Seuil-
Gallimard, 1997, Cours du 10 mars 1976. Sur la mutation de « nation » dans le cours du
processus révolutionnaire, Florence Gauthier : Triomphe et mort du droit naturel en
révolution 1789-1795-1802, PUF, 1992.
2. Cf. É. Balibar : « Fichte et la frontière intérieure », cit. ; ainsi que « Homo
nationalis. Esquisse anthropologique de la forme nation », in Nous, citoyens d’Europe ?
Les frontières, l’État, le peuple, Éditions La Découverte, 2001.
3. En termes historiques, une « culture » ; en termes politiques, une « éducation
nationale » ; en termes philosophiques, une « intersubjectivité » qui crée la langue et qui
est créée par elle : « indem weitmehr die Menschen von der Sprache gebildet werden,
denn die Sprache von den Menschen » (Discours à la nation allemande, 4e discours).
C’est sur ce point qu’il faudrait comparer soigneusement ce qui amène Humboldt au plus
près de Fichte, et finalement l’en sépare.

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frontières au sein de l’intériorité, et il se peut que ces frontières coïncident


avec d’autres différences anthropologiques, à condition de trouver le
moyen de les soustraire à l’altération…
Avec cette idée, nous touchons au point par lequel la représentation
de l’étranger comme l’autre du citoyen avec qui celui-ci est nécessai-
rement en rapport, se convertit en mécanisme d’exclusion : il s’agit de
l’entrée en scène des notions de pureté et d’hybridité. Elles obsèdent
la représentation de soi (Selbstthematisierung) des sociétés coloniales,
mais sont déjà indissociables de l’idée nationaliste d’un « Nous » qui
serait radicalement distinct de « l’Autre » 1. Inutile d’insister longue-
ment sur leur ambivalence intrinsèque : du point de vue de l’identité,
ce qui est « normalement » privilégié est la pureté, ce qui est redouté
ou dévalorisé, voire exterminé, est l’hybridité (ou soi-disant telle,
puisqu’elle supposerait de pouvoir définir et isoler la pureté). Mais ce
primat se renverse en désir ou valorisation de l’hybridité, du « métis-
sage », d’où procède à son tour une tentative imaginaire de « générali-
ser l’hybride » 2. L’important pour nous ici est que l’antithèse du pur et
de l’hybride soit susceptible de se décliner soit dans le langage de la
race, soit dans celui de la culture (et notamment de la langue, dont le
purisme garantit l’intégrité de la culture en général), comme condi-
tions d’une immunité du rapport à l’étranger, permettant à la nation de
s’en protéger ou de neutraliser les effets de sa présence « intérieure »,
donc de l’exclure matériellement ou symboliquement (en l’éliminant
ou en l’assimilant). On a ici comme un chiasme des deux langages, en
tant que moyens alternatifs de penser la tension entre la différence
anthropologique comme différence identitaire et l’universalisme de la
« citoyenneté » bourgeoise.
Les débats théoriques concernant l’articulation de la race et de la
culture, ainsi que je le rappelais plus haut, ont considérablement
changé de sens au cours du dernier demi-siècle. S’il est hors de ques-
tion de ramener ce complexe politique et discursif à une formule
unique, on peut relever deux aspects frappants. Le premier, c’est l’iden-
tification à partir des années 1980 d’un néo-racisme dont on a pu

1. Uli Bielefeld : Nation und Gesellschaft. Selbstthematisierungen in Frankreich und


Deutschland, Hamburger Edition, 2003 (qui développe trois parallèles : Fichte et Barrès,
Weber et Durkheim, Céline et Ernst von Salomon).
2. La pensée postcoloniale de nos jours a subverti le concept en forgeant la notion
paradoxale d’une hybridité sans « pureté » (ou sans « racines ») : cf. Stuart Hall, « New
Ethnicities », in D. James et A. Rattansi, ‘Race’, Culture, and Difference, Sage, London,
1992 ; Homi Bhabha, The Location of Culture, Routledge, 1994.

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essayer de montrer qu’il se substituait au racisme génétique, non seule-


ment pour légitimer dans un autre langage les discriminations et les
représentations hiérarchiques de l’humanité, mais pour en réfléchir de
nouvelles configurations, liées à la multiplication des diasporas et à ce
qu’on pourrait appeler la normalisation du « mélange des popula-
tions » 1. Ce néo-racisme illustré en particulier par les discriminations
envers les étrangers ou les citoyens d’origine étrangère a été diverse-
ment qualifié comme « culturel » ou « différencialiste », ou encore
comme « racisme sans races ». En second lieu, la nécessité de com-
prendre le mécanisme de cette substitution et de trancher entre ses
interprétations opposées 2, a conduit à réexaminer les fondements de
l’opposition entre « race » et « culture ». Du côté des anthropologues,
on voit bien que l’articulation renvoie toujours à un troisième terme :
fondamentalement l’ethnie (ou l’ethnicité). Mais, passé le temps où les
nations colonisatrices cherchaient dans la simplicité et l’homogénéité
supposée des populations coloniales l’image idéale, en miroir, de leur
propre identité, sait-on aujourd’hui ce qu’est une « ethnie » ou une
« ethnicité » 3 ? Mon sentiment est que le discours théorique comme la
perception commune sont pris dans un double bind caractéristique,
dont on va trouver l’équivalent à propos d’autres « différences » :
impossibilité de dénier (ou de refouler absolument) les différences eth-
niques (quelles qu’en soient les « marques », à la fois auto- et hétéro-
référentielles), impossibilité de les circonscrire et de les poser comme
des absolus. Soit qu’elle porte contre les individus ou contre les
groupes, l’extrême violence est potentiellement présente des deux
côtés de l’alternative. L’oscillation historique, ou idéologique, entre le
langage de la « race » et celui de la « culture », serait d’abord le symp-
tôme de cette incertitude 4.

1. Cf. É. Balibar, « Y a-t-il un néo-racisme ? », É. Balibar et I. Wallerstein, Race,


Nation, Classe, Les identités ambiguës, Éd. La Découverte, 1988 ; Pierre-André Taguieff :
La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1988.
2. Dont témoigne bien l’ambivalence de la notion de « multiculturalisme », fourrier du
néo-racisme pour les uns, antidote à l’essentialisation des cultures pour les autres :
cf. Multiculturalism. A critical reader, edited by David Theo Goldberg, Blackwell,
Oxford, 1994.
3. Cf. Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo (dir.) : Au cœur de l’ethnie : ethnies,
tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.
4. Mais la situation est circulaire, car si on demande ce qu’est une « différence
ethnique », on ne peut avoir recours qu’à différentes combinaisons de références à la
race ou à la population, aux langues, aux alliances, aux traditions… L’évolution de
Claude Lévi-Strauss entre Race et Histoire (1952) et Race et Culture (1972), qui a pro-
voqué de vives controverses, porte sur deux points : 1) rectification du « culturalisme » pur,

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Il n’en est pas moins important de décrire la rhétorique des substitu-


tions. Il faut garder à l’esprit qu’elle est toujours contextuelle (liée à des
conditions telles que décolonisation, intensification des mouvements
migratoires et de leur fonction économique, ainsi qu’à leur capacité
d’engager des « luttes pour la reconnaissance »). Elle est toujours insti-
tutionnelle, c’est-à-dire liée à des procédures administratives ou cogni-
tives qui permettent à la communauté (nation, peuple, État) de prendre
connaissance de ce qu’elle est, ou de se reconnaître dans le miroir que
lui tendent les institutions. Enfin elle est ambivalente : ce qui veut dire
qu’elle sert à stigmatiser, mais aussi à revendiquer la liberté et à désta-
biliser la domination 1.
Cependant la plasticité des stratégies de « traduction » du racial en
culturel et inversement, ou la mise en œuvre du schème généalogique
pour penser à la fois une transmission « héréditaire » de caractères bio-
logiques et celle d’un « héritage culturel », laissent toujours, me

au profit de l’idée selon laquelle la distance culturelle remplit une fonction « biologique »
(ou bio-écologique) en faveur de la préservation des populations ; 2) rectification de l’idée
de cultures toujours déjà données, donc vouées inéluctablement à se raréfier, au profit d’une
(hypothétique) régénération de la diversité culturelle sur la base d’une résistance à la
mondialisation. Selon le point de vue qu’on privilégie, on ne lira pas de la même façon la
thèse toujours réitérée de Levi Strauss : une culture est indissociable d’un « ethnocen-
trisme », qui protège sa particularité, et prend la forme d’une illusion d’universalité (toute
culture, qu’il s’agisse des Grecs ou des Bororos, se considère comme seule « humaine »).
Cf. W. Stoczkowski : « Controverse sur la diversité humaine », in Sciences Humaines, no 8,
nov.-déc. 2008. Il est intéressant de confronter cette thèse avec les analyses de Fanon
exactement contemporaines : le fonctionnement de la « ligne de couleur » s’avère incompa-
tible, comme je le rappelais plus haut, avec cette fixation de la frontière entre l’humanité de
référence et son « extérieur ». On en conclura à volonté que la « race » post-esclavagiste (et
même postcoloniale) n’obéit pas à un modèle « ethnique », ou que l’ethnie comme
« culture » est une fiction. Chacun des deux grands Français a un précurseur américain :
Boas pour Lévi-Strauss, Du Bois pour Fanon.
1. Dans le cadre de ces stratégies, j’attribue une particulière signification à la
reconduction du schème généalogique, c’est-à-dire à l’idée d’une « transmission », à la
fois individuelle et collective, par laquelle les caractères passeraient d’une génération à
une autre, soit pour se reproduire à l’identique ou se conserver substantiellement, soit
pour s’altérer ou se perdre (éventuellement resurgir longtemps après coup). Le schème
généalogique a des origines théologiques et surtout aristocratiques (la race comme
« sang » ou comme « lignage »), à partir desquelles il a été transposé à la représentation
des peuples (en particulier ceux qui se considèrent historiquement comme les « maîtres »
des autres), des cultures, et à l’histoire de l’humanité elle-même. Il prévaut toujours
lorsque les descendants stabilisés d’étrangers sont considérés comme des « immigrés » de
la 2e ou 3e génération, ce qui est une façon immédiate de les désigner comme des « corps
étrangers », ou de tracer entre « eux » et « nous » une frontière intérieure. Mais il
transforme constamment ses justifications, passant du lignage à la génétique, ou à la
classification des civilisations et des individus selon une ligne de « progrès » – dont
l’envers est la hantise de la « décadence », le retour à la « barbarie ».

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semble-t-il, subsister une dissymétrie résiduelle, à partir de laquelle


l’antithèse peut se reconstituer, en particulier pour assigner d’un côté
l’universalité, de l’autre la différence. Aujourd’hui, malgré le triomphe
apparent du « culturalisme », la tendance est à l’universalisation de la
génétique, au travers de notions de « diffusion des gènes » qui
détruisent l’idée de populations absolument homogènes, et à la particu-
larisation des cultures, en tant que « traditions » menacées (ou indigé-
nats), que des programmes internationaux ont pour tâche de protéger.
Mais cette tendance pourrait se renverser : l’universalisme de la géné-
tique est aussi ce qui permet la formation d’un nouvel « eugénisme »
positif ou négatif, permettant de dépister les individus ou les popula-
tions « à risque ». On peut alors chercher à identifier sur un mode symp-
tomal le point de résistance à la substitution intégrale d’un code à un
autre : on pourrait dire que c’est le « somatique », en tant qu’il se dis-
tingue radicalement du « biologique », parce qu’il appartient non à
l’ordre de la science, ou même de la pseudoscience, mais de la percep-
tion et de l’affect. Sans doute le brassage des populations efface-t-il (et
ridiculise-t-il) tous les groupements de caractères naguère enseignés
dans les écoles pour définir les « types humains », mais il n’efface pas le
phénomène « esthétique » de la différence perçue entre les corps,
quelles qu’en soient les marques, et si surdéterminée soit-elle par des
pratiques culturelles. Ce point est important, parce qu’il interdit de
penser qu’on puisse circonscrire à un seul rapport social, ou un seul
domaine de sens, la différence anthropologique, dont la quête sous-tend
le processus de subjectivation en tant que construction de l’identité, ou
d’appartenance des individus à une communauté. À l’évidence, l’iden-
tification du « somatique » en tant que lieu des différences intersubjec-
tives est toujours intégralement sexualisée 1. Le « corps », en tant que tel
– a fortiori le corps parlant, conférant à la parole une visibilité halluci-
natoire – n’est ni « universel » ni « particulier », mais toujours irrémé-
diablement singulier.

1. Ce qui veut dire qu’elle ne se dissocie pas de représentations du « masculin », du


« féminin », et de leurs « déviances ». Telle était la démonstration de Fanon qui, en
combinant une dialectique de la reconnaissance héritée de Hegel et de Sartre avec une
phénoménologie de la « double conscience » proche de W.E.B. Du Bois, produisait l’une
des plus pures définitions du sujet comme « non-être » ou négativité relationnelle qu’on
puisse encore lire aujourd’hui : cf. Lewis R. Gordon : Fanon and the Crisis of European
Man : An Essay on Philosophy and the Human Sciences, Routledge, 1995.

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LES ANORMAUX

Je discuterai maintenant un deuxième « cas » portant sur un tout


autre mode d’exclusion (même s’il y a eu des séquences idéologiques
communes organisées par la notion de dégénérescence, et plus généra-
lement l’emprise du paradigme évolutionniste) : je l’emprunte à la
façon dont Michel Foucault a présenté la question de « l’anormalité » et
des « anormaux » dans le Cours au Collège de France de l’année 1974-
1975, complété par l’exposé de 1978 au Law and Psychiatry
Symposium de Toronto : « The Dangerous Individual », qui en reprend
et en précise certains thèmes 1. Son objet principal est de dégager des
technologies de pouvoir articulant le développement d’un nouveau
savoir avec des méthodes de « gouvernement » de la société indus-
trielle, qui n’excluent évidemment pas la violence ou la répression,
mais la subordonnent à des disciplines du comportement, dont l’objec-
tif n’est pas tant d’interdire ou de faire peur que de prescrire et de
normaliser (ou de configurer, de sélectionner les conduites « nor-
males »). Il faut pour cela non seulement instituer des modèles, mais
faire en sorte que ceux-ci soient « reconnus » par les sujets 2. Telle est la
fonction remplie par un système d’institutions qui incluent la justice et
la médecine, mais aussi l’école (autrement dit les grands « équipe-
ments » de la société bourgeoise). Toutes ces institutions fonctionnent
en opposant la normalité et l’anormalité, et en exerçant un jugement
qu’on peut appeler discriminant, au double sens d’une différenciation

1. M. Foucault : Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Gallimard-


Le Seuil, 1999 ; « The Dangerous Individual », in Michel Foucault : Politics, Philosophy,
Culture. Interviews and Other Writings 1977-1984, Routledge, 1988 (version française
dans Dits et Écrits, cit.). Le travail de Foucault sur les « anormaux », succédant à son
cours sur « l’ordre psychiatrique » et contemporain de Surveiller et punir (1975), suit de
peu les activités du « groupe information prisons », la création du Syndicat de la
magistrature, l’essor de l’antipsychiatrie remettant en cause l’opposition du « normal » et
du « pathologique ». Il est aussi contemporain de la révélation de l’utilisation de
l’internement psychiatrique comme moyen de répression politique par les autorités
soviétiques (affaire Pliouchtch en 1974).
2. Cf. aussi M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975,
p. 310 : « Mais il faut aussi et peut-être surtout poser la question inverse : comment a-t-on
fait pour que les gens acceptent le pouvoir de punir, ou tout simplement, étant punis,
tolèrent de l’être ? » On notera l’équivocité syntaxique de l’expression « accepter le
pouvoir de punir », une acceptation qui vaut aussi bien pour ceux qui l’exercent (mais
pourraient avoir à le subir) que pour ceux qui le subissent (mais pourraient idéalement
l’exercer une fois « réhabilités »). Aristote, on le sait, considérait ce type de réversibilité
de l’archein et de l’archesthai comme l’essence de la citoyenneté (Politiques, 1277 a).

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des individus, répartis entre des catégories sociales, mais aussi


« morales » (en particulier le caractère), et d’une distinction entre les
modalités selon lesquelles la norme se trouve « niée » par différentes
façons de renverser la normalité, de l’abolir ou de « dévier » par rapport
à elle 1.
C’est ici cependant que les choses vont se compliquer et la notion
même de « normalité » devenir terriblement équivoque. Il n’en irait pas
ainsi simplement du fait que le normal est susceptible d’être nié de
plusieurs façons et à des degrés inégaux. Mais ce qui déstabilise la
norme en même temps que, pratiquement, il l’institue, est le fait que
des « anormalités » hétérogènes et finalement incompatibles, s’ins-
crivent dans un continuum et à la limite fusionnent. Telle est fondamen-
talement l’histoire de l’alliance entre la psychiatrie et la criminologie,
qui conduit périodiquement à faire se recouvrir les types du fou et du
criminel. Ce qui a particulièrement retenu l’attention de Foucault, c’est
la convergence de deux processus qui se déroulent tout au long du
XIXe siècle et se poursuivent au XXe, l’un sur le plan des institutions et
des luttes de pouvoir, l’autre sur le plan du savoir et du discours anthro-
pologique. D’un côté on suit une évolution qui fait passer de la concur-
rence entre les juges et les médecins, analogue au célèbre « conflit des
facultés » décrit par Kant, dont l’enjeu était de savoir lequel des deux
« pouvoirs » (psychiatrique et judiciaire) a prise sur l’arraisonnement
des « grands criminels » dont les actions atroces (parricides, infanti-
cides, régicides, anthropophagie) sont hantées par le spectre de la folie,
à une étroite collaboration entre les mêmes pouvoirs au sein du procès
pénal. Le psychiatre y intervient désormais comme « expert », dont le
savoir est requis pour déterminer la justiciabilité, la responsabilité et la
punissabilité des criminels quels qu’ils soient. Il juge donc avant le juge

1. « L’invention de la normalité est bien le ressort secret des sciences humaines »


(Guillaume Le Blanc, L’esprit des sciences humaines, Vrin, 2005, p. 135). Il faudrait
étudier le « retournement » auquel Foucault a soumis les thèmes de l’école française de
sociologie à propos de l’anomie, en même temps qu’on essayera d’approfondir son
rapport à la conception de la « norme » chez Canguilhem (dont le cours sur les Anormaux
s’autorise). Voir Stéphane Legrand, Les normes chez Foucault (PUF, 2007), et Pierre
Macherey, De Canguilhem à Foucault, la force des normes, La Fabrique, 2009. La
comparaison s’impose avec les analyses d’Erving Goffman, dans Stigma. Notes on the
Management of Spoiled Identity (1963), montrant comment l’identité normative, qui
permet aux membres d’un groupe « majoritaire » de se reconnaître eux-mêmes comme
« We, the Normals » (Nous, les [gens] normaux), ne passe jamais par une marque
d’appartenance directe, « positive », mais par la série potentiellement infinie des « néga-
tions de la négation », fournissant aux sujets majoritaires la garantie de n’être pas
« anormaux », au sens du handicap, de la déviance, de la monstruosité, etc.

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(ou il « pré-juge ») 1. Cette collaboration est cruciale, montre Foucault,


pour définir une criminalité qui n’est plus seulement un attentat objectif
à la loi ou un défi au souverain, mais l’expression d’une personnalité,
et fait donc surgir, en amont et à l’origine du crime, la figure psycho-
sociale du « criminel » comme sujet capable de le commettre 2. De
l’autre côté (celui des savoirs) on assiste à l’invention de catégories
négatives, envers de la normalité et menaçant en permanence de la
déborder, en particulier celle de perversité 3. Le « pervers » vient relayer
les notions antérieures de « monstruosité » et de « monomanie », autori-
sant le déploiement d’une tout autre problématique : celle des « indivi-
dus dangereux », à la fois pour la société et pour eux-mêmes, contre
lesquels il faut développer un système de défense préventive. Dès lors
les déterminations judiciaires et médicales convergent au sein d’un
continuum crimino-pathologique. Passant de la Sorbonne au Palais de
Justice (sinon à la Préfecture de Police), le savoir psychologique entre-
prend d’en remonter la causalité par la découverte des désordres patho-
gènes, en particuliers sexuels, qui génèrent des instincts, et dont les
enfants sont les victimes ou les agents, sur lesquels, au même moment,
se focalise la discipline moralisatrice de la famille bourgeoise 4. Une
biologie spéculative pour laquelle Foucault emploie aussi l’expression
remarquable de « méta-somatisation », inscrit de son côté ces perver-
sions dans l’horizon d’une dégénérescence de l’espèce, contre laquelle
doivent être dressées des barrières « eugéniques » et « pédagogiques »,
à la fois médicales et raciales, donc (bio)politiques.
Mais le thème du danger encouru par l’espèce – celui d’un retour
de l’inhumain ou de l’infra-humain au sein de l’humain – n’est à ce
point obsédant que dans la mesure où il cristallise aussi une question
posée au sujet en tant que citoyen, dans l’exercice de ses fonctions de
« juré » caractéristiques de la nouvelle constitution égalitaire. Foucault

1. Cf. Surveiller et punir, cit., p. 311 : « Les juges de normalité y sont présents partout [=
dans notre société]. Nous sommes dans la société du professeur-juge, du médecin-juge, de
l’éducateur-juge, du “travailleur social”-juge : tous font régner l’universalité du normatif. »
2. C’est-à-dire essentiellement incapable de résister au « désir de transgresser la loi ».
cf. Les anormaux, cit., Cours du 8 janvier 1975, p. 19-20. Et Surveiller et punir, cit., p. 255
sq., sur « l’introduction du biographique », qui « fait exister le criminel avant le crime ».
3. Les anormaux, Cours du 12 février 1975, ouvr. cit., p. 127 sq. Foucault ne discute
pas explicitement dans ce contexte le « doublet » de la perversion (médicale) et de la
perversité (morale), mais il me semble évident que c’est l’un des ressorts de sa critique.
4. Pour Foucault cette analyse vaut généalogie de la psychanalyse : voir en particulier
son étude de l’obsession bourgeoise pour la masturbation infantile et la nécessité de sa
répression, qui rattache à une histoire institutionnelle et sociale l’un des traits dont Freud
avait fait la source du « complexe de castration ».

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insiste sur le fait que le procès d’assises moderne, dans lequel (serait-
ce par délégation et en coopération avec un appareil complexe d’inter-
prétation et d’application des lois) le peuple prend la responsabilité de
sa propre « sécurité », constitue une sorte de lieu de vérité 1. En même
temps que les citoyens se « défendent », ils cherchent à comprendre qui
ils sont, en tant qu’hommes agissant dans la sphère privée ou publique,
de quoi « tous et chacun » sont capables, quelles fragiles barrières (y
compris bien entendu des barrières de classe sociale) les protègent (ou
non) contre la perversion 2. La différence anthropologique dont l’enjeu
est la normalité, la responsabilité, la propriété, la capacité juridique, la
citoyenneté (tout ce qu’aurait pu rassembler en anglais à l’âge clas-
sique le terme de propriety, doublet « moral » de property, et héritier de
la convenientia ou de l’oikeiôsis des Stoïciens), acquiert une fonction
réflexive, dans le cadre d’une introspection collective, ou plutôt elle
fait l’objet d’une question dont l’excès des réponses qu’on lui apporte
cache mal l’angoissante aporie. À la question traditionnelle (placée par
Hobbes au centre du Léviathan) : quis judicabit ? (qui sera juge en
dernière instance ?), dont la réponse définit le « souverain », le régime
démocratique répond par un emboîtement de catégories à la fois
réflexives et prescriptives : le peuple, la majorité, la normalité. Mais il
semble toujours que la dernière soit présupposée dans la première.
L’articulation du jugement, de la réflexion et de la propriété de soi-
même (condition de la propriété en général) est ici fondamentale. De
mon côté, dans un texte rédigé en 1989 à l’occasion des débats interdis-
ciplinaires suscités par les projets de réforme du Code pénal et de la loi
de 1838 entraînant l’irresponsabilité des fous et leur soumission à
l’autorité administrative par dérogation du droit commun des per-
sonnes, j’avais essayé d’inscrire ces analyses de Foucault (en partie
seulement disponibles à l’époque) dans une réflexion sur les stratégies

1. Les anormaux, cit., Cours du 15 janvier 1975. C’est pourquoi la description des
institutions judiciaires fait éminemment partie de ce que, un peu plus tard, Foucault
appellera une « histoire politique de la vérité ».
2. Omnes et singulatim : Foucault a utilisé cette expression comme titre d’une
conférence de 1979 devenue célèbre, sous-titrée « Vers une critique de la raison poli-
tique » (cf. Dits et Écrits, cit., Tome IV, p. 134-161). Il n’en indique pas la provenance. Le
cours du 8 février 1978 de l’année 1977-1978 (« Sécurité, Territoire, Population », Seuil-
Gallimard, 2004) ne donne pas plus de précision, mais explicite un rapport à la
thématique du sacrifice en vue du salut de la communauté : « sacrifice de l’un pour le
tout, sacrifice du tout pour l’un, qui va être absolument au centre de la problématique
chrétienne du pastorat » (p. 133). Comment savoir si, à ce moment, il a pensé aux
formules hégéliennes de la Phénoménologie (das Tun aller und jeder), qui transposent
cette fonction du souverain en « loi » de la communauté des sujets ?

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discursives de la politique bourgeoise pour produire l’intelligibilité de


la responsabilité pénale et du rapport que la société entretient avec la
« déviance ». Au moyen de trois opérateurs logiques simples : disjonc-
tion, conjonction, et négation simultanée, auxquels je faisais corres-
pondre trois « tendances » politiques caractéristiques, j’en avais fait les
cas particuliers d’une combinatoire révélatrice du système des « idéolo-
gies » de la modernité 1. L’idée que l’individu puisse être ou bien fou ou
bien criminel (mais pas les deux à la fois, même si la discrimination est
problématique), correspond à une politique libérale. L’idée qu’il puisse
être et fou et criminel correspond à une politique conservatrice, périodi-
quement réactivée par les idéologies de « défense sociale » étayées sur
des déterminismes biologiques ou sociologiques 2. Enfin l’idée inverse
que l’individu n’est au fond jamais ni fou ni criminel « en lui-même »,
parce que ces déviances résultent de conditions sociales pathogènes et
criminogènes qu’il faudrait plutôt éliminer pour rétablir la possibilité
d’une vie libre et heureuse, échappant à l’alternative du « normal » et du
« pathologique », correspond à une politique utopique, socialiste ou
anarchiste 3. Le point instable, bien sûr, c’est la position « libérale »,
pivot du système, car elle est non seulement politiquement fragile, mais
profondément ambivalente : écarter l’un de l’autre le criminel et le fou,
c’est ouvrir au maximum la possibilité d’un « discernement » collectif
dont on peut penser qu’il importe au premier chef à la démocratie dans
le cadre d’une société dont les membres sont « faillibles », c’est donc
élargir potentiellement le champ de la « normalité » dans laquelle les
individus se gardent eux-mêmes plutôt qu’ils ne sont gardés de façon
autoritaire 4. Mais c’est aussi faire de cette normalité un opérateur

1. Cf. Immanuel Wallerstein : « Trois idéologies ou une seule ? La problématique de


la modernité », Genèses, 9, 1992. Conservatisme, libéralisme, socialisme.
2. Dont le type demeure la criminologie de Lombroso (L’homme criminel, 1876),
rejoint aujourd’hui par les théories de la « prédiction » de la délinquance à partir des
comportements « turbulents » des enfants qu’il appartiendrait à l’école de détecter aussi
précocement que possible. Foucault a clairement pensé qu’au XIXe siècle la « défense
sociale » tend à envahir la « microphysique » du pouvoir là même où le libéralisme est
dominant au niveau des principes constitutionnels. Il n’a pas développé son analyse de
l’articulation entre le thème de « l’individu dangereux » et celui des « classes dange-
reuses » (évoqué dans Surveiller et punir, ouvr. cit., p. 261 sq. : « Illégalismes et
délinquance »), d’où l’on pourrait conclure que l’équivocité de la catégorie des « anor-
maux » est le prix à payer, mais aussi la procédure d’isolement des individus qui permet
de conjurer la collectivisation des luttes sociales, ou tout simplement des comportements
subversifs.
3. É. Balibar : « Crime privé, folie publique » (cf. supra, chap. 11).
4. Voir le cri d’alarme lancé par le Dr Allen Frances, ancien président de la
commission chargée d’élaborer en 1994 le DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual

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d’exclusion ordinaire à l’intérieur même de la société civile, par le


moyen du sentiment que les sujets ont de n’être pas autres (ou de
différer sensiblement de ceux qui sont « autres »). Ce sentiment est
évidemment d’autant plus inquiet, et potentiellement violent, que son
repère négatif est plus équivoque.
On rejoint ici, me semble-t-il, la leçon implicite dans l’analyse de
Foucault : les savoirs-pouvoirs de la psychiatrie et de la justice entre-
tiennent une incertitude fondamentale quant à la nature du danger qui
menace le sujet dans sa « propriété de soi-même ». Ce qui peut encore
s’exprimer comme un double bind, en revenant à la question des diffé-
rences anthropologiques. Ce qui les caractérise n’est pas seulement
qu’elles soient incontournables (c’est-à-dire qu’il soit impossible d’ima-
giner l’humain privé de telles différences, ou subsistant en dehors d’elles,
sauf à exercer sur lui d’intolérables violences), c’est aussi qu’elles soient
indéfinissables, ou impossibles à localiser (c’est-à-dire qu’on ne puisse
– sauf, à nouveau, extrême violence – tracer une ligne de démarcation
claire entre les concepts et les classes d’hommes qui leur correspondent :
en l’occurrence, définir absolument ce qui sépare un sujet « normal » d’un
« malade mental » ou un « honnête homme » d’un « criminel », et répartir
sans reste les « anormaux » entre ces deux versants de l’inhumanité inté-
rieure à l’humanité). C’est pourquoi dans le libéralisme lui-même il y a un
côté utopique qui résiste plus ou moins bien à son antithèse, la « réduction
de complexité » opérée au moyen du fantasme collectif de la perversité.

« PENSION BOURGEOISE DES DEUX SEXES ET AUTRES » 1

Je voudrais maintenant, tout aussi schématiquement, considérer un


troisième « cas » : celui de la différence sexuelle. On est tenté de dire :
pourquoi avoir attendu si longtemps, alors qu’il s’agit sinon de la seule

of Mental Disorders), devant ce qu’il considère comme les « excès » et les « risques » de
la nouvelle version en préparation (DSM-V) : « It’s not too late to save ‘normal’ » (Los
Angeles Times, 1er mars 2010), ainsi que les vives réactions que suscitent les projets du
gouvernement français de créer un « casier judiciaire psychiatrique » et d’imposer les
soins comme substitut ou complément à l’incarcération des auteurs de crimes sexuels
récidivistes (voir l’article du Dr Daniel Zagury : « La loi sur la psychiatrie est l’indice
d’un État qui préfère punir que guérir », Le Monde du 22 mars 2011).
1. Honoré de Balzac, Le Père Goriot (1835) (il s’agit de l’inscription figurant au
fronton de la « maison Vauquer » dans laquelle vient se loger le héros).

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véritable différence « anthropologique », du moins de celle qui est fon-


datrice ? Dût-on relativiser toutes les différences qui servent à classer les
individus, on ne pourrait renoncer à l’idée que l’humanité est sexuée
(ou, dans une terminologie plus récente, « genrée ») 1. On ne pourrait pas
non plus renoncer à se demander en quel sens et jusqu’à quel point la
revendication de l’égalité des sexes remet en question non seulement
l’interprétation de la différence des sexes, mais le fait même de cette
différence. Il y a plusieurs raisons à cela, qu’on peut essayer d’ordonner.
J’ai rappelé ci-dessus comment la remise en question par le fémi-
nisme de la triple oppression des femmes persistant (et même rationa-
lisée) dans la société bourgeoise, avait pu déboucher sur la déconstruc-
tion des termes mêmes du problème de « l’infériorité » des femmes (ou
de leur « passivité » en face de « l’activité » des hommes, d’autant plus
assurée qu’elle est inscrite dans le droit de l’État lui-même). Pour fran-
chir un pas supplémentaire et remettre en question l’idée même d’une
différence de nature, il a fallu en particulier que, aux critiques féministes
de la domination masculine, viennent se superposer les critiques de
l’hétéronormativité. Dès lors, le problème de la différence anthropolo-
gique et de ses fonctions politiques n’est plus posé exclusivement en
termes d’identité ou d’identification, mais conjointement d’identité et
de norme. Le rapport de domination doit s’analyser à la fois selon ces
deux dimensions de la subjectivité.
Pour articuler ce débat à une réflexion sur les contradictions de
l’universel, je me contenterai d’évoquer certaines difficultés affectant
les conceptions de la psychanalyse à propos de la « bisexualité », en
remontant aux formulations de Freud. Elles accompagnent toute son
œuvre depuis les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905)
jusqu’à l’article de 1931 sur la « sexualité féminine » et au chapitre sur
« la féminité » des Nouvelles conférences d’introduction à la psychana-
lyse de 1933. On sait qu’elles n’ont pas toujours le même contenu. Il
me semble opportun de suivre ici la présentation donnée au chapitre III
de l’essai de 1923 sur Le moi et le ça 2. Dans ce qu’il appelle « une

1. Sur les fluctuations de la terminologie du « sexe », de la « sexualité » et du


« genre », après l’importation de ce dernier terme à partir de l’usage américain, au sens
non pas grammatical mais anthropologique, cf. Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités :
introduction à la théorie féministe, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2007, et Nicole-
Claude Mathieu : « Sexe et genre », in H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré & D. Senotier
(dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000. Et tout récemment :
Geneviève Fraisse, À côté du genre, Éditions du bord de l’eau, Bordeaux, 2011.
2. J’utilise la traduction anglaise (Standard Edition de James Strachey) dont je
dispose actuellement, en retraduisant les passages cités (Paperback, W.W. Norton, 1990,

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digression », Freud caractérise ainsi le problème que pose l’articulation


des identifications et des choix d’objet à partir d’une double relation :
« Le problème est embrouillé parce qu’il dépend de deux facteurs : le
caractère triangulaire de la situation œdipienne et la bisexualité inscrite
dans la constitution de chaque individu. » Le petit garçon (das männ-
liche Kind) développe parallèlement une identification avec son père et
un amour pour sa mère qui est son premier « choix d’objet », jusqu’à
ce que les deux relations entrent en conflit. La crise œdipienne qui en
résulte est résolue par une « dissolution » du complexe d’Œdipe qui
peut s’effectuer de deux façons : soit « normalement » par un renforce-
ment de l’identification au père, dont il explique ailleurs qu’elle doit
cependant s’accompagner d’un renoncement en sa faveur des préten-
tions sur la mère, en attendant l’apparition de nouveaux objets d’amour
féminins, et qui au bout du compte « fortifie le caractère masculin du
garçon », soit (de façon implicitement déviante) par une identification
à la mère dont d’autres textes font l’une des bases du choix d’objet
homosexuel, à travers le fantasme du sujet de se substituer à elle
comme objet de l’amour du père. La petite fille de façon symétrique
développe une identification à sa mère et un amour pour son père, mais
la situation est alors compliquée du fait que pour la fille aussi la mère
est le premier objet de fixation de la libido. Il faut donc que l’identifi-
cation « seconde » à la mère d’où résulte pour la fille la détermination
de sa féminité soit en même temps un renoncement ou l’élaboration
d’une perte. Freud semble penser que le caractère virtuellement mélan-
colique de cette relation, en tout cas son ambivalence intrinsèque,
rendent compte de la « quasi-normalité » d’une identification au père y
compris dans le cas de la fille, et par conséquent de la signification
tout à fait différente que comporte l’homosexualité pour la femme et
pour l’homme 1. La suite des élaborations de cette question montre
bien les incertitudes qui la travaillent chez Freud : elles portent à la fois

p. 22-36). Voir aussi : « On bat un enfant » (1919, S.E., vol. XVII ; « Psychogenèse d’un
cas d’homosexualité chez la femme » (S.E., 1920, vol. XVIII), « Quelques mécanismes
névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité » (S.E., 1922, vol. XVIII),
« L’organisation génitale infantile de la libido » (S.E., 1923, vol. XIX) ; « Le problème
économique du masochisme » (S.E., 1924, vol. XIX) ; « Le déclin du complexe
d’Œdipe » (S.E., 1924, vol. XIX) ; « Le fétichisme » (S.E., 1927, tome XXI).
1. En simplifiant, on pourrait dire que pour Freud, la transposition de la « bisexualité »
originaire en acceptation de choix d’objet à la fois homosexuels et hétérosexuels est
beaucoup plus « normale » chez la femme que chez l’homme, où l’une des deux
tendances doit nécessairement refouler l’autre : cf. « On bat un enfant » (1919) et
« Psychogenèse d’un cas d’homosexualité chez la femme » (1920), cit.

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sur l’assignation de normalité de certaines identifications ou de cer-


tains choix d’objets par rapport à d’autres, sur la fonction que revêt
l’ambivalence au sein de chaque identification à un modèle parental, et
sur la pertinence du recouvrement opéré entre l’antithèse du « mascu-
lin » et du « féminin » et celle des rôles « actifs » et « passifs » dans la
configuration de la libido 1.
Tout est discutable (et a fini par être discuté) dans ce scénario qui
introduit dans sa construction théorique aussi bien que dans l’interpré-
tation des observations et des expériences cliniques un grand nombre
de préjugés relatifs à la « normalité ». Il vaut la peine, cependant, d’y
reconnaître une leçon critique au regard du statut de la différence. Pas
plus que la libido elle-même, même si elle doit à chaque instant de son
histoire individuelle y être « étayée » et « l’investir », la différence des
sexes n’est une réalité biologique. Mais elle n’est pas non plus un fait
« sociologique » ou « culturel » de convention ou de pouvoir 2. En réa-
lité, selon une démarche quasi structuraliste, elle repose sur une combi-
natoire, qui offre ou impose au sujet deux possibilités de « choix » :
d’une part entre le « masculin » et le « féminin », d’autre part entre les
orientations « hétérosexuelle » et « homosexuelle ». Par définition,
toutes les combinaisons sont de même nature, c’est pourquoi Freud
déclare sans aucune ambiguïté que les orientations homosexuelles ont
exactement le même mode de constitution que les orientations hétéro-
sexuelles (et qu’en réalité toute sexualité humaine est une distribution
déterminée de l’homosexualité et de l’hétérosexualité entre le conscient
et l’inconscient) 3. Cela veut dire aussi qu’il n’y a pas de détermination
« naturelle » de l’identité sexuelle (masculine ou féminine), mais une
construction historique inconsciente (dont chaque étape « réinterprète »
les investissements antérieurs, et par conséquent en rouvre l’indétermi-

1. Cf. en particulier le chapitre des Nouvelles conférences de 1933 sur la « féminité »,


qui en l’espace de quelques pages semble passer d’une thèse à l’autre : le « caractère
féminin » est et n’est pas la même chose que la « passivité ». Il semble que cette
disjonction soit essentielle à la thèse maintenue par Freud : il n’y a pas deux libidos,
l’une « masculine » et l’autre « féminine », car l’oscillation de l’actif au passif (comme
l’ambivalence amour/haine) fait partie d’une même évolution de la pulsion. Mais cette
thèse est aussi à l’occasion énoncée sous la forme : « il n’y a de libido que masculine »
(voir en particulier les Trois Essais).
2. C’est l’objet de la controverse avec Adler, dont la théorie repose sur l’idée que la
sexualité différente des deux sexes se constitue à partir des possibilités (inégales)
d’acceptation et de refus, d’assurance et d’angoisse que produit la dévalorisation sociale
du « féminin » (« Le mythe de l’infériorité des femmes », 1927).
3. « Quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexua-
lité » (1922) (Standard Edition, vol. XVIII, p. 221 sq.).

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nation). Cependant, dira-t-on, Freud ne renonce jamais à inscrire des


identités préférentielles dans le cours d’un « développement » dont le
prototype est l’accès à la sexualité génitale à partir des stades virtuelle-
ment « pervers » de la sexualité infantile. C’est vrai, mais ce développe-
ment, dont il semble tantôt qu’il le considère comme une loi à laquelle
l’individu devrait se soumettre pour s’incorporer à l’ordre social, tantôt
qu’il y voit essentiellement un mécanisme pathogène, ne résulte pas du
fait que le sujet rejoindrait au bout du compte une « maturité » ou
« complétude » anthropologique idéale, suivant la téléologie inhérente
à toutes les pédagogies classiques (elles-mêmes liées à des conceptions
de l’accès à la citoyenneté). Il signifie au contraire que les adultes
demeurent toujours en réalité des enfants, dont le rapport à la diffé-
rence anatomique des sexes résulte d’une identification aux membres
du couple parental, chez qui ils la projettent comme « cause » de leur
amour ou de leur hostilité. Et ainsi de suite à l’infini puisque les parents
eux-mêmes n’assurent leur identité que d’une identification au modèle
de « leur sexe ». Au fond c’est donc le couple parental qui porte la loi
de binarité (l’obligation du choix toujours risqué, sinon impossible,
entre deux fois deux possibilités), et l’impose. On s’approche de ce que
Lacan appellera le « complexe familial », en cherchant appui dans les
modèles institutionnels décrits par l’anthropologie 1.
Pour sommaire qu’il soit, ce résumé permet d’apercevoir où réside
l’innovation de Lacan et en quoi consiste pour notre problème l’impor-
tance de sa thèse : « Il n’y a pas de rapport sexuel » 2. Deux aspects de
l’argumentaire lacanien frappent immédiatement. Le premier est sa
défense intransigeante, mais profondément atypique, de la structure
binaire de la différence des sexes, présentée en termes de « construc-
tions » antithétiques de l’universalité (comme « tout » et comme « pas
tout », ce qu’on peut aussi interpréter comme, respectivement, une
conjonction et une disjonction des catégories de l’universel et de la
communauté). Le second est son formalisme extrême, qui veut dire
qu’en dernière analyse les causes de l’identification ne peuvent relever

1. Cf. Bertrand Ogilvie : Lacan. La formation du concept de sujet (1932-1949), PUF,


1987.
2. Cf. J. Lacan, Séminaire XX : « Encore », édité par J. A. Miller, Éditions du Seuil,
1975. Parmi les commentaires qui discutent son formalisme, j’utilise en particulier
Monique David-Ménard (Les constructions de l’universel, cit.) et Joan Copjec (« Sex
and the Euthanasia of Reason », chapitre 8 de Read my desire, Lacan against the
Historicists, The MIT Press, 1994) qui l’une et l’autre appuient leur lecture sur une
comparaison serrée avec l’exposé kantien des antinomies de la raison pure.

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ni de la psychologie ni de la sociologie, mais d’une efficacité symbo-


lique inhérente à l’institution, dont le prototype est le langage, et à
laquelle « l’expérience » doit se soumettre. Cela vient de ce que, pour
Lacan, les expériences dont il s’agit doivent toujours être pensées,
même si elles se situent aux limites du représentable, et qu’il n’y a pas
de pensée (même inconsciente) hors des structures de la langue, sinon
de la logique. Ce qui est « réparti » entre les deux « côtés » n’est pas le
genre humain, mais l’être parlant. Mais, comme chez Aristote, il n’y a
d’être parlant (zôon logon ekhôn) que dans les institutions de la cité
(zôon politikon) 1.
Faisant un pas de plus, on remarquera alors que les deux moitiés du
tableau lacanien sont identiques du point de vue de la structure logique,
à une « double négation » près. Du côté qui formalise le dilemme de la
masculinité, le sujet est déchiré entre la réalisation universelle de la
fonction phallique, commune à tous les individus du genre « homme »,
et l’exception que constituerait une identification (« non castrée ») au
phallus lui-même, par où le sujet ne possède pas, mais est lui-même le
phallus, objet ultime du désir féminin : ce qui peut signifier que cet
« excès » viril dont se construit la communauté des mâles est percep-
tible seulement du point de vue de « la femme », ou de l’autre côté du
tableau, qui en avère l’inconsistance. Du côté qui formalise le dilemme
de la féminité, le sujet est déchiré entre l’impossibilité générale (pour
toutes les femmes) de ne pas être assujetties à la jouissance masculine
(« phallique »), et l’impossibilité pour le tout de rentrer sous cette loi
d’énonciation : d’où l’inévitable conséquence que la jouissance fémi-
nine, « sans loi » et donc « sans cité » (apolis), représente aux yeux des
hommes un manque irrémédiable, une ligne de fuite par rapport à la
domination de la sexualité sous le signifiant communautaire (ou
l’ordre) phallique 2. Rien de substantiel ou de matériel ne distingue
donc le masculin du féminin : pour tout « x » (c’est-à-dire pour tout un
chacun d’entre « nous », sujets à venir que l’inconscient oblige à se
déterminer quant au sexe), deux attitudes contradictoires au regard de
la fonction phallique sont possibles, bien qu’également trompeuses,
l’une qui croit pouvoir se l’approprier, l’autre qui croit pouvoir lui

1. Lacan, « Encore », cit., p. 74. Lacan forge le mot valise de « parlêtre », qui dans ce
contexte apparaît aussi, nécessairement, comme un « malêtre ».
2. Lacan retrouve ainsi à sa façon la thèse hégélienne, issue de l’interprétation
d’Antigone : la féminité, « éternelle ironie de la communauté ». Voir la discussion de
cette utilisation dans Lacan avec les philosophes, Albin Michel, 1991, p. 19-66 (inter-
ventions de Ph. Lacoue-Labarthe, F. Duroux, N. Loraux, S. Weber, P. Guyomard).

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échapper (transformer le « pas tout » de la féminité en un autre « tout »,


rival ou alternatif).
On peut, soit comme le propose Michel Tort lire cette élaboration
comme rémanence « logicisée » d’un dogme paternel archaïsant,
essentiellement théologique et patriarcal, soit comme Joan Copjec le
rapporter à une conception typiquement moderne – qu’on pourrait être
tenté de dire « rousseauiste » – du rapport du sujet à la loi, située au
même niveau que lui 1. Force est d’en repérer l’ambiguïté du point de
vue politique, abondamment illustrée par la divergence de ses inter-
prétations (que probablement Lacan lui-même avait délibérément
recherchée). Plus encore qu’aucun des autres postfreudiens, Lacan
défend l’idée qu’il n’y a qu’une sexualité (nous pourrions dire le sexe,
en tant que rapport qui est un non-rapport) bien qu’elle comporte
deux « entrées », et que cette sexualité est dominée par la fonction
phallique « masculine » (qui n’a pas d’antithèse) 2. Mais comme cette
fonction n’est que celle d’un signifiant au regard duquel chaque posi-
tion subjective est au fond aléatoire, les mâles se trouvent aussitôt
dépossédés de tout « droit de propriété » sur la fonction elle-même,
sauf à titre de fiction institutionnelle, sous-tendue par l’imaginaire
phallique dans lequel ils se complaisent, et par les fantasmes de pou-
voir ou d’impuissance qu’ils y rattachent. Le paradoxe du discours
lacanien est sans doute là : à poser qu’il n’y a de domination que
masculine, il peut être lu soit comme justification machiavélienne de
cette domination, soit comme projet anarchiste de la ruiner et d’abord
de la ridiculiser.
Si nous passons de là – très vite – aux positions de Judith Butler, ce
qui frappe tout de suite, bien sûr, c’est que – sur la lancée des critiques
de la masculinité dominante et de l’hétéronormativité qu’ont successi-
vement développées les mouvements gay et lesbien, puis le mouvement

1. M. Tort, « Quelques conséquences de la différence “psychanalytique” des sexes »,


in Les Temps Modernes, 55e année, juin-juillet-août 2000, no 609, p. 176-215 ; Fin du
dogme paternel, Aubier, 2005. Joan Copjec, « Sex and the Euthanasia of Reason », cit.
2. Évidemment toute une partie des renversements féministes de Lacan, cherchent à
identifier une « fonction symbolique alternative », elle aussi supportée par la présence/
absence d’un organe typiquement « féminin » (ventre ou utérus, vagin, lèvres, etc.). On
est ici dans une formation discursive en miroir, car déjà le Séminaire XX est, très
explicitement, une tentative de « réponse » au défi féministe, et notamment au discours
du MLF (A. Fouque). Il est plus difficile, mais il serait passionnant, de savoir comment
s’est établie la « concurrence » entre le travail de Lacan, préparatoire au Séminaire XX, et
l’enseignement de Luce Irigaray au département de psychanalyse de l’Université de
Vincennes (Paris VIII) entre 1970 et 1974, date de publication de Speculum de l’autre
femme (Éd. de Minuit), qui a aussi entraîné son exclusion du département.

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queer – elle détruit aussi radicalement que possible les privilèges du


binarisme, en montrant que la représentation du « genre » comme alter-
native limitée à deux possibilités n’est rien d’autre que l’effet rétroactif,
sur la définition même des identités de sexe, de la structure normative
qui nous oblige à choisir entre deux « sexualités » antithétiques prédé-
terminées : l’une présentée comme normale et l’autre présentée comme
déviante (ou, dans le meilleur des cas, subversive) 1.
Il est généralement admis (et de là découle une partie des critiques,
parfois virulentes, qui lui sont adressées) que Butler incarne une épisté-
mologie relativiste et culturaliste. Je soutiendrai pourtant que le « rela-
tivisme absolu » dont il s’agit ici (comme on a parlé ailleurs
d’« historicisme absolu ») est indiscernable d’un universalisme. C’est
manifeste dans l’élaboration d’un discours émancipateur, libéré des
normes d’où procèdent les violences exercées par la société contre les
corps et les comportements « déviants », qu’on peut appeler un univer-
salisme des différences 2 . C’est plus manifeste encore dans la
reconnaissance de ce fait politique que les revendications de droits
pour les minorités ne peuvent éluder le langage de l’universalisme
civique si elles veulent éviter de produire des mentalités et des cultures
de « ghettos » ou de groupes mutuellement exclusifs, bien qu’elles ne
puissent le tenir pour « naturel », univoque dans ses effets. Butler se
rallie alors à la notion, venue d’Arendt, d’un universalisme qui soit un
« antifondationnalisme », tout en trouvant des accents proches de
Rancière pour décrire le défi que pose à l’universalisme la nécessité
d’élargir la liberté et l’égalité à une humanité « monstrueuse », de sorte
que l’humain devienne « étranger à lui-même » 3. Allant encore plus
loin, on peut déceler chez elle une sorte de retournement de Lacan
contre Lacan : aucun plaisir ne « vaut » plus ou mieux qu’un autre,
parce que tout objet qui est investi par le fantasme (« l’objet a », dans

1. Judith Butler : Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity,


Routledge, 1990 (tr. fr. 2e édition : Trouble dans le genre, La Découverte, 2005) ; Bodies
that Matter. On the discursive limits of « sex », Routledge, 1993 ; Undoing Gender,
Routledge, 2004 (tr. fr. Défaire le genre, Éditions Amsterdam, 2006).
2. Cette expression est employée dans un autre contexte par Giacomo Marramao :
Passagio a Occidente. Filosofia e globalizzazione, Torino : Bollati Boringhieri, 2003.
Mais Patrice Maniglier, qui en tire une « métaphysique du sexe » entièrement relationnelle,
ne dit pas autre chose : « l’humanité n’est rien au-delà de cette diversité » (« Bien plus que
cinq sexes : par-delà masculin et féminin » : http://www.lemonde.fr/savoirs-et-connais
sances/son/2007/12/06/patrice-maniglier-bien-plus-que-cinq-sexes-par-dela-masculin-et-
feminin_986359_3328.html).
3. Cf. Undoing Gender, p. 179, 190-191.

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le code lacanien) éveille et fixe comme tel le désir du sujet. À nouveau


cette idée est profondément égalitaire. Mais elle est aussi totalement
compatible avec la thèse (en vérité adaptée de Hegel) selon laquelle
(tout désir étant « le désir de l’Autre ») nous recevons notre identité en
tant que sujets de l’Autre avec qui nous sommes dans un rapport de
manque, de dépendance et de perte. Ce qui veut dire que la façon dont
nous construisons notre comportement et configurons notre corps est
fonction de la façon dont nous imaginons un(e) Autre pour nous faire
aimer d’elle (de lui) 1. Nous sommes plus que jamais ici dans le
domaine de la multiplicité innombrable ou de la différence des sexuali-
tés entraînant par contrecoup qu’il y ait toujours plus de deux sexes –
et a fortiori, d’un seul. La lecture attentive des textes de Butler montre
cependant que ce n’est pas là tout à fait le dernier mot : le « binarisme »
a certes radicalement changé de statut, mais il n’a pas totalement dis-
paru. Il revient d’abord avec ce fait que l’incertitude anatomique du
genre, alors même qu’elle ne saurait justifier des classifications
morales, sociales et politiques assorties de répression et de cruauté,
n’en est pas moins le support d’une relation mélancolique au corps
propre qui n’a pas vraiment de fin 2. Et avec cet autre fait (bien plus
réjouissant) que l’identification des rôles « masculins » et « féminins »,
n’ayant plus rien d’une « loi » ou d’une « vérité », est omniprésente
dans la « fantaisie » du désir amoureux 3. Au lieu que le binarisme
figure le « code » naturel ou symbolique dont la multiplicité des moda-
lités de jouissance formerait la transgression, toujours menaçante pour
l’institution, il se déplace sur la figure du couple, contingente dans ses

1. Ce que Butler appelle « l’attachement passionné » : La vie psychique du pouvoir


[1997], tr. fr. par Brice Matthieussent, Éditions Leo Scheer, Paris, 2002, p. 28 sq. Plus
loin, en relation à « l’assujettissement corporel », l’attachement passionné est dit aussi
« obstiné ». Plus récemment, elle reformule cette théorie dans le cadre d’une théorie
générale de la vulnérabilité comme caractéristique originaire du sujet, qui n’est pas sans
évoquer le « principe d’incomplétude » de Bataille (Excitable Speech, 1997 ; Precarious
Life, 2004).
2. Ainsi le corps dit « propre » par la tradition philosophique est-il toujours essentiel-
lement « étranger » (fremd, unheimlich). Cf. Bodies that matter, cit., p. 233 sq. (« Melan-
cholia and the limits of performance »).
3. Voir les remarques de Butler sur le couple « Butch-Femme », conjoignant soudain
la 3e et la 1re personne au moyen d’un slash : « There are many ways of approaching the
issue of desire and gender. We could immediately blame the butch community, and say
that they/we are simply antifeminine or that we have disavowed a primary femininity, but
then we would be left with the quandary that for the most part (not exclusively) butches
are deeply, if not fatally, attracted to the feminine and, in this sense, love the feminine »
(Undoing Gender, cit., p. 197). Le « feminine », ici, n’est-ce pas toujours le « non-
homme » qui, de ce fait, peut représenter l’altérité du « sexe » ?

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réalisations, mais non moins contraignante dans sa forme puisqu’elle


oblige la sexualité – ou la parenté – à en revenir toujours à l’aporie du
Un = Deux, et aux déplacements qu’elle engendre 1.
Relus en parallèle, Freud, Lacan et Butler semblent alors démon-
trer une fois de plus que la différence anthropologique, d’autant moins
localisable qu’elle est moins substantielle et ne permet pas de « clas-
ser » sans reste les individus en types « purs », à la façon de l’état
civil, ne saurait jamais pour autant être neutralisée ou évitée quand il
s’agit de comprendre ce que signifie pour plusieurs sujets (désirants)
entrer ensemble dans la réalisation de l’universel, que ce soit d’une
façon « passive » ou « active ». C’est comme une réciproque de la
leçon que procurait l’analyse foucaldienne du normal et du patholo-
gique. Sommes-nous dès lors en mesure, sinon de conclure, du moins
de caractériser une situation générale résultant des trois cas comparés,
à la fois du côté de l’institution et du côté de la subjectivité ?

MALÊTRE OU LE SUJET DU RAPPORT

Ne pouvant être ni défalquées de l’essence humaine, ni purement et


simplement identifiées à elle, ce que j’ai appelé les « différences
anthropologiques » (et dont j’ai tenté de montrer qu’elles sont toujours
aussi des différences dans les différences) forment tout au plus un
site pour la problématisation de l’humain et de ce qu’il est censé
« mettre en commun ». Il en résulte d’abord une très étrange configura-
tion des rapports entre les gestes d’exclure et d’inclure. Il est clair que
la représentation de différences anthropologiques s’articule immédiate-
ment à de violentes formes d’exclusion, qu’elles semblent fonder, ou
justifier après coup. La race (et la culture, la religion, etc.), le sexe et la

1. Il faudrait donc engager ici, de nouveau, la phénoménologie du « couple subjectif »


(ou personnel-réel, comme dit Kant dans la Métaphysique des mœurs à propos du
mariage), qui à l’époque moderne, court au moins de Rousseau à Simmel et à Derrida :
étrange figure, à la réflexion, puisque non seulement elle oscille en permanence entre les
polarités du conflit et du contrat, de l’amour et de l’amitié, de la crainte et de la haine,
mais ne cesse de compenser sa tendance à la dissémination par l’adjonction de « tiers » ou
de « suppléments » (pères, mères, enfants, élèves, serviteurs, amant(e)s, confesseurs,
avocats, psys, mais aussi maisons, carnets de chèques, animaux domestiques, jardins,
établis et perçeuses, ordinateurs et télévisions, livres, cartes postales…) dont l’interposi-
tion détruit le rapport autant qu’elle le construit.

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sexualité, la maladie et plus généralement le pathologique, la personna-


lité criminelle, la simplicité d’esprit, soit séparément soit en combinai-
son, font que certains individus à la fois humains et moins qu’humains
sont en tant que tels marqués, soignés, protégés, redressés, surveillés,
punis, isolés, regroupés, bannis de l’espace public ou du droit à l’inti-
mité, et se voient interdire l’accès de formations, de professions,
d’échanges, d’associations, de communautés dont l’ensemble constitue
la citoyenneté au sens « matériel ». Pourtant déjà Foucault, qui a tant
fait pour mettre au jour cette réalité multiforme des exclusions et des
enfermements dans l’histoire moderne, a voulu insister sur le fait que
les modalités de l’exclusion diffèrent entre elles 1. La figure qui, de
plus en plus, a retenu son attention est celle d’une exclusion qui pré-
suppose une inclusion, ou même se réalise dans la forme d’une inclu-
sion : par la surveillance continue des individus au titre des divers
« risques » qu’ils représentent, y compris pour eux-mêmes, ce qui per-
met de les dissocier des autres sans pour autant les rejeter de l’autre
côté d’une frontière ou les enfermer dans des « camps », et dont la
contrepartie positive est constituée par une pratique généralisée du
« gouvernement des individus ». De mon côté, je signalais ci-dessus
que certaines différences se cristallisent dans le surgissement – au sens
littéral – de ce que nous pouvons appeler le corps étranger 2 : celui qui
apparaît au sein d’un espace où il n’a pas, normalement, de place, où il
ne devrait pas être si la réalité était conforme à l’idée. L’étrange étran-
ger sous toutes ses figures, le voisin distingué par sa couleur, sa race,
sa culture ou tout simplement son nom, qui peut sembler parfaitement
intégré tout en restant un alien, en est l’exemple le plus clair. Mais
l’anormal ou le pervers sont des corps étrangers dans le domaine
moral, et le représentant du « troisième sexe » qui dérange les codes du
binarisme en est un autre. La féminité est pour les hommes le « conti-
nent noir » 3.

1. Voir les développements comparant le « modèle de la peste » et le « modèle de la


lèpre » (Les anormaux, cit., cours du 15 janvier 1975) et (notamment dans le volume
collectif L’impossible prison, cit., p. 48 sq.) les rectifications de la formule qu’il avait
avancée dans Surveiller et punir (p. 229) : « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux
usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? »
2. Je m’inspire de Sidi Mohammed Barkat : Le Corps d’exception. Les artifices du
pouvoir colonial et la destruction de la vie, Éditions Amsterdam, 2005.
3. La métaphore coloniale du « continent noir », dont Freud s’est servi en 1926 (Die
Frage der Laienanalyse) pour caractériser la sexualité féminine provient, semble-t-il, du
best-seller de l’explorateur Henry M. Stanley : Through the Dark Continent (1878).

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Ces exemples qu’on dira « métaphoriques » (là où tout, en réalité,


n’est que métaphore) conduisent donc tout droit à l’idée que – dans le
cadre de l’universalité civique-bourgeoise au moins – la forme principale
de l’exclusion est l’inclusion différentielle. L’universalisme ne se sépare
pas matériellement de formes institutionnelles qui exhibent le corps
étranger, le définissent et le contrôlent. Mais du coup le corps étranger
incarne les deux pôles opposés de toute définition de l’humain : il est
l’inhumain contre lequel la société se bat et se défend, de même que
chacun(e) d’entre nous pour son compte, cherchant à devenir humain(e).
Cette altérité immanente n’a rien à voir, redisons-le, avec une particula-
rité, puisqu’elle affecte toujours l’appartenance du sujet au « genre » qui
lui est commun avec d’autres. Mais la philanthropie religieuse ou laïque
nous enseigne également que cette altérité, ou cette différence, sont
l’humain comme tel, celui qu’il nous faudrait toujours savoir reconnaître
pour rester nous-mêmes des « hommes » : car rien n’appelle davantage
l’identification qu’un criminel, un handicapé, un malade ou un fou, un
étranger sans statut, un indigène opprimé, une femme déraisonnable
(hystérique, jalouse, mystique), un(e) homosexuel(le), un hermaphrodite,
et par-dessus tout peut-être un enfant 1. De sorte qu’au bout du compte
c’est le « modèle » ou le « type dominant » supposé du citoyen (le fameux
mâle adulte blanc hétérosexuel) qui en vient à faire figure, non seulement
d’exception, mais de repoussoir 2. Et il est « normal » qu’il en aille ainsi.
Toute forme simple, « positive », « générique », d’humanisme vole ici en
éclats, sans que pour autant le langage courant nous fournisse un terme
de substitution. « Anti-humanisme » ne convient qu’à la condition
d’énoncer de l’intérieur une forme de contradiction ou de résistance.

1. En contrepoint de son interprétation de Fernand Deligny, Bertrand Ogilvie explore


systématiquement les recouvrements ou les échanges entre ces différentes figures,
précipités dans la figure la plus violentée et la plus institutionnelle de la différence :
l’enfance. Cf. « Deligny, une anthropologie infinie », dans Œuvres de Fernand Deligny,
éditions de l’Arachnéen, Paris, 2007. Entre ce qu’Ogilvie appelle l’impropre et ce que
j’appelle ci-dessous le malêtre ou le monstre, il y a une affinité et une différence dont il
faut encore que nous discutions.
2. Goffman appelle « normal deviant » le personnage complexe construit par la
relation mimétique entre les types stigmatisés et leur contrepartie normalisée (ouvr. cit.,
rééd. Pelican Books, 1968, p. 155 sq.). Il propose la caractéristique suivante de l’individu
« normal » dans la société nord-américaine du XXe siècle : “For example, in an important
sense there is only one complete unblushing male in America : a young, married, white,
urban, northern, heterosexual Protestant father of college education, fully employed, of
good complexion, weight, and height, and a recent record in sports. Every American male
tends to look out upon the world from this perspective, this constituting one sense in
which one can speak of a common value system in America” (ibid., p. 153).

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Cette thématique de l’exclusion intérieure et de la construction de


l’altérité comme rejet est aujourd’hui, on le sait, de plus en plus large-
ment partagée. Mais si nous voulons essayer de comprendre les formes
de subjectivité (mieux, les modalités de sujétion et de subjectivation)
« répondant » à la dynamique de l’universalisation, sans doute faut-il
tenter de faire un pas de plus. Ce que les « différences anthropolo-
giques » dénotent, sans jamais parvenir à le fixer, ce n’est pas tant la
différence entre les individus ou les sujets, la « place » inégalement
reconnue qu’ils occupent dans le cadre donné de l’espèce ou de la
société humaines, ou sur ses bords, que la dissymétrie originaire des
« rapports » ou « relations » elles-mêmes : ces relations au moyen des-
quelles des individus constituent socialement et politiquement l’humain
(et qui, réciproquement, les individualisent). C’est pourquoi d’ailleurs il
est aussi insuffisant, et pratiquement inopérant, de vouloir répartir
l’universalité et la différence en les assignant, d’un côté à l’idéalité de
l’espèce (ou au genre, à la « communauté humaine »), de l’autre à la
réalité concrète de l’individu (ou si l’on veut, d’un côté au transcendan-
tal, de l’autre à l’empirique). De façon que j’ai déjà appelée à plusieurs
reprises (avec Foucault et Derrida) « quasi transcendantale », l’universa-
lité et la différence qui lui fait obstacle en même temps qu’elle en sup-
porte la réalisation, sont toujours déjà logées à la fois du côté de
l’espèce (ou de la communauté) et du côté de l’individu, parce qu’elles
sont inhérentes à un phénomène beaucoup plus originaire que ces
termes abstraitement distingués l’un de l’autre, qui est la relation elle-
même, au sens (inter)actif du terme.
Pour expliciter cette idée, et la question philosophique qu’elle
implique, il est commode – peut-être indispensable – de partir une
dernière fois des formules kantiennes et marxiennes, au point où leurs
intentions « critiques » respectives semblent se croiser : une certaine
articulation du problème de l’universalité bourgeoise des droits (et des
devoirs corrélatifs) avec le formalisme de l’abstraction réalisée. Le
sujet kantien (celui des Critiques, mais aussi de l’Anthropologie d’un
point de vue pragmatique, qui en est l’autre face) est « transcendantal »
en tant qu’il intériorise au « Je pense » habitant la conscience de chacun
une idée de l’universel immédiatement reliée à la rationalité, à la mora-
lité, à l’historicité du progrès indéfini. Il n’est sans doute pas besoin de
démontrer longuement le rapport que cette figure philosophique entre-
tient avec l’institution politique de l’universalisme civique-bourgeois,
puisqu’elle le déclare elle-même, et la transformation décisive qu’il
opère (au moins en théorie) : d’une relation de sujétion verticale au

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monarque, au Dieu transcendant (« souverain » ou « seigneur » dont les


hommes sont les « sujets » en même temps que les « enfants » et les
« créatures ») à un assujettissement envers la loi (morale, juridique,
sociale), et à la responsabilité individuelle qu’elle impose : « sortir de
son état de minorité » par ses propres moyens 1. Or la formule dont se
sert Marx dans les Thèses sur Feuerbach, lorsqu’il oppose une
« essence de l’homme » n’ayant d’autre réalité que « l’ensemble des
rapports sociaux » à la notion abstraite du genre, semble aller en sens
diamétralement opposé, bien qu’elle soit elle aussi étroitement liée à
une perspective « cosmopolitique » 2. Car elle n’abolit pas seulement la
transcendance, mais aussi l’assujettissement transcendantal, en instal-
lant la question anthropologique (dont elle fait explicitement état) sur
ce que Deleuze appellera un « plan d’immanence » 3. Que devient alors
la catégorie du sujet ? Faut-il penser, comme l’a voulu une certaine
lecture de Marx (qui a eu son utilité, en particulier pour mettre à dis-
tance les présupposés de l’humanisme théorique), qu’elle n’a plus de
place constitutive, mais tout au plus celle d’un supplément idéolo-
gique ? Ou bien faut-il chercher à la reformuler par-delà ce qui, chez
Marx, en vient pour nous à faire figure de dénégation, sans pour autant
abandonner l’idée de cette conversion ou de cette réduction de vertica-
lité – qu’on est tenté de dire démocratique, mais aussi séculière ? Que
dire d’un sujet qui ne serait pas seulement sujet « d’un » rapport (assu-
jetti), ou placé par l’expérience, la vie, l’histoire, l’institution « dans »
un rapport ou un ensemble de rapports, mais serait « comme tel » rap-
port, exposé aux effets en retour de la relation qui, toujours déjà, le
constitue, et comme pris à revers par son inégalité intrinsèque ?
Les deux parties de la célèbre 6e Thèse sur Feuerbach importent
autant l’une que l’autre à notre problème : « Aber das menschliche
Wesen ist kein dem einzelnen Individuum innewohnendes Abstraktum.
In seiner Wirklichkeit ist es das ensemble der gesellschaftlichen
Verhältnisse ». « Mais l’être humain n’est pas une abstraction qui habite
(ou qui vient se loger) à l’intérieur de l’individu singulier » : on a ici la

1. C’est la proposition de l’essai « Réponse à la question : Qu’est-ce que les


Lumières ? » de 1784 (in Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, cit., tome II, p. 207
sq.).
2. Sur ce parallèle, cf. É. Balibar : « Cosmopolitisme et internationalisme : deux
modèles, deux héritages », in Philosophie politique et horizon cosmopolitique. La
mondialisation et les apories d’une cosmopolitique de la paix, de la citoyenneté et des
actions, sous la direction de Francisco Naishtat, UNESCO, 2006.
3. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, cit., p. 325-327.

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critique de l’individualisme métaphysique, dans lequel ont fusionné


deux traditions philosophiques hétérogènes, venues de l’Antiquité mais
étroitement associées dans la philosophie de l’époque moderne : celle
de la « forme substantielle » (ou de l’individuation comme combinaison
d’une forme et d’une matière), et celle de l’interpellation du sujet par
une voie intérieure qui lui révèle sa vérité 1. Le sujet est ici « naturelle-
ment » le porteur (suppositum) ou le destinataire (subditus) de l’univer-
sel qui le surplombe ou le constitue de l’intérieur, mais il est aussi
inévitablement défini comme « manquant » par lui-même de l’universa-
lité. C’est plus que jamais le cas si la forme est celle d’une « humanité »
à réaliser dans l’histoire et l’interpellation la voix intérieure d’une
conscience morale. Marx inverse alors le point de vue, pour déplacer la
valeur positive sur une relation qui, de proche en proche, étend l’uni-
versalité au « monde » entier des actions réciproques des individus,
essentiellement pensés par lui comme des « producteurs » (ce qui veut
dire qu’en fabriquant les moyens de leur existence, ils font exister
l’universel, socialement et politiquement, au lieu de se contenter de le
recevoir comme une forme ou de l’accueillir et de l’héberger comme
un appel) 2. « Dans sa réalité effective c’est l’ensemble des rapports
sociaux », la formule appelle plusieurs remarques : l’ensemble dont elle
parle n’est pas un « tout » ou une totalité fermée, circonscrite par
avance (Ganze), c’est une totalité ouverte ou un réseau indéfiniment
extensible ; elle n’existe que sous la forme d’une réalisation pratique ou

1. Sur la combinaison de ces deux traditions dans la généalogie de l’idée moderne de


« sujet », cf. la contribution d’Alain de Libera à notre article commun (« sujet ») du
Vocabulaire européen des philosophies (cit.), et, plus récemment, les deux volumes de
son Archéologie du sujet, Vrin, 2007 et 2008. Dans la « résidence de l’abstraction » dont
parle Marx (innewohnend) ne peut pas ne pas retentir l’écho de la formule d’Augustin :
« In interiore homine habitat veritas », De vera religione, 39, 72. Voir le commentaire de
Charles Taylor, Sources of the Self, cit., p. 127 sq.
2. Cette action réciproque est ce que Marx dans L’idéologie allemande appelle le
« commerce » des hommes (Verkehr). Dans l’analyse qu’il en propose alors, orientée vers
la formation des présupposés du communisme par l’universalisation de la division du
travail, le Verkehr est le corrélat des configurations historiques du mode de production.
Mais les Thèses sur Feuerbach, sans exclure cette détermination « matérialiste »,
confèrent à « l’ensemble des rapports sociaux » une extension potentiellement indéfinie,
à condition qu’ils relèvent toujours de la pratique (véritable nom du « sujet » pour le Marx
de 1845). Il est vrai que, symptomatiquement, cette extension forclôt la différence des
sexes, ce qui de proche en proche fausse toute sa représentation de l’histoire des formes
de domination. Cela conduit aussi Marx à méconnaître ce qui, chez Feuerbach, malgré
l’omniprésence de la catégorie du « genre » (Gattung), ne relève pas de l’imposition d’une
idée abstraite à des individualités isolées, mais bel et bien d’une anthropologie de la
relation – à savoir l’identification de l’essence humaine à « l’amour de l’homme pour
l’homme » (c’est-à-dire essentiellement de l’homme et de la femme).

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d’une « œuvre » commune ; et surtout elle propose d’identifier le social


comme tel à un mode relationnel de la constitution du sujet, où l’on
retrouve le primat de l’horizontalité sur la verticalité. Dans un autre
lieu, j’avais proposé à cet égard de parler de l’esquisse d’une « ontolo-
gie de la relation », comparable à diverses tentatives philosophiques de
réintégrer l’individuel dans le transindividuel (en signalant sa conso-
nance avec la tradition qui relie le moment insurrectionnel des révolu-
tions bourgeoises au communisme) 1.
Pourtant, il faut bien voir que dans le même temps où Marx prend
une distance critique décisive par rapport à l’universalisme et au natu-
ralisme bourgeois, dont il récuse l’individualisme essentialiste (« pos-
sessif » aussi bien que « réflexif »), il confirme l’abstraction de sa
représentation de l’humain, en faisant de la « relation » (Verhältnis)
une activité générique fondamentalement réciproque, et en ce sens
indifférenciée, même lorsqu’elle est présentée comme intrinsèquement
conflictuelle. La dissymétrie ou la différence ne peuvent y entrer que
de façon seconde, plutôt comme une aliénation ou un obstacle socio-
politique à la réalisation de l’essence humaine que comme une condi-
tion de son effectivité et un mode de sa puissance de transformation.
Que deviendrait cependant une telle idée si nous essayions de prendre
en compte la modalité, explorée ci-dessus, des différences anthropolo-
giques, en tant qu’elles ne viennent pas s’ajouter à l’universel, de
façon contingente, ou le limiter arbitrairement, ou renverser sa signifi-
cation, mais le contredire en le réalisant, en le mettant en relation
déterminée avec lui-même et ouvrant en son centre un ou plusieurs
abîmes qui voient le retour de l’inhumanité dans l’humain ?
Sur ce point Kant peut encore servir de guide, par l’usage qu’il fait
d’une terminologie symptomatique : il n’ignore pas les différences
anthropologiques, même s’il les conçoit de façon très conventionnelle
comme des « caractères » de la personne, du sexe, du peuple, de la race,
et finalement de l’espèce (Anthropologie du point de vue pragmatique),
mais il les « refoule » hors de la raison (et par conséquent des perspec-
tives d’émancipation qu’elle prescrit) et les installe au voisinage de ce
que la Critique de la raison pratique et les Fondements de la métaphy-
sique des mœurs avaient appelé le « pathologique ». Or le pathologique

1. É. Balibar, La philosophie de Marx, Éditions La Découverte, Paris, 1993, p. 30-33.


Voir le commentaire approfondi de Pierre Macherey : Marx 1845. Les « Thèses » sur
Feuerbach, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 137-160, concluant sur le fait que la
« critique de l’essence » chez Marx transforme celle-ci en une « non-essence » (qu’on
pourrait bien retraduire par Un-wesen).

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n’est pas simplement l’empirique ou le sensible, même en tant que


source des « mobiles » qui s’opposent à la moralité. Il est cet autre de la
raison revenant faire obstacle à son exercice en vertu même du libre
arbitre qui la caractérise, et donc « pervertissant » son usage par l’inver-
sion de ses valeurs 1. À beaucoup d’égards il est donc comme un corps
étranger de la raison qu’elle découvrirait en elle-même. Et en ce sens il
divise tendanciellement le sujet humain, en même temps qu’il lui four-
nit la matière du combat qu’il doit livrer en permanence pour rejoindre
la communauté rationnelle des « citoyens du monde ». Mais relire ici
Kant avec Marx, et les soumettre l’un et l’autre au décentrement radical
qu’impliquent une phénoménologie et une analytique des différences
anthropologiques, c’est faire un pas de plus, ou plutôt de côté. C’est
passer, de l’idée d’un sujet divisé ou qui comporte un côté « sombre »
analogue à une force maléfique, à celle d’un malêtre du sujet, ou d’un
sujet intrinsèquement affecté de « malaise » et de « malformation » : non
pas dans une intériorité psychologique ou morale, mais dans l’extério-
rité et l’immanence même du rapport social qu’il entretient avec tout
autre sujet, et ainsi avec les conditions « quasi transcendantales » de sa
propre humanité.
Dès lors il n’est plus suffisant de poser que les différences anthro-
pologiques sont « constitutives de l’humain », ce qui est pleinement
compatible avec l’idée qu’elles formeraient à chaque fois une complé-
mentarité ou se distribueraient les individus « sans reste » – l’universa-
lisme étant le supplément d’idéalité qui permet au sujet de résoudre les
dilemmes qu’elles provoquent, au besoin par l’élimination de tout ce
qui fait figure de perversion, d’aliénation, ou simplement d’altérité. Il
faut plutôt dire que, dans leur multiplicité instable, elles sont le seul
site où peuvent exister des sujets à qui la question se pose, sans
réponse préétablie, de savoir ce qu’implique de voir – ou non –
comme des humains d’autres sujets qui sont aussi des sujets autres, et
de leur conférer ainsi pratiquement un égal droit aux droits. Du fait
que ce site est instable, qu’il change de configuration en permanence
et qu’il n’est fait le plus souvent que de discriminations inacceptables
et de leur rationalisation, il n’est pas vraiment « habitable ». Il n’est
donc pas non plus acceptable, ou tolérable, bien qu’il soit aussi le site
de l’étonnement, de l’excitation, de l’identification – ou de la rébel-

1. La religion dans les limites de la simple raison (1793) appelle « mal radical » cette
intériorité transcendantale du pathologique, en la rattachant à une interprétation allégo-
rique du mythe de la « chute » (cf. Kant, Œuvres philosophiques, cit., tome III, p. 45 sq.).

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lion. C’est bien le lieu du malêtre : le Wesen, « être » ou « essence »


dont parlait toujours Marx à la pointe de sa critique de l’abstraction
bourgeoise « individualiste », n’est jamais qu’un « non-être » ou plutôt
un « monstre » (Unwesen). Mais, s’il est vrai que le monstre ne renvoie
à aucun type, à aucune norme ou substance, ne relève pas de la priva-
tion ou de l’absence, ne promet aucun surhomme, mais se réduit à
cette « chose » : un ensemble de rapports ou de relations instituées qui
s’altèrent, se différencient et s’annulent en se transférant (ou en « reve-
nant ») d’un sujet à un autre, il porte avec lui, sans borne assignable, le
conatus ou la possibilité d’une multiplicité de transformations : pas-
sages de l’activité à la passivité, de l’isolement à la communauté, du
devenir sujet du citoyen (c’est-à-dire de sa construction au sein d’insti-
tutions qui n’incluent jamais dans l’universel sans en exclure tel ou tel,
voire les mêmes sous d’autres rapports) au devenir-citoyen du sujet.
Les formulations que j’ai tenté d’ajuster ici, de façon toujours provi-
soire, en montrant que la différence anthropologique intervient de façon
irréductible mais équivoque dans tous les processus de « normalisa-
tion » et de « mise en commun » qui servent de médiations entre la
subjectivité de l’individu et l’universalité des relations transindivi-
duelles, ne tendent pas seulement à représenter ce devenir comme un
processus « sans origine ni fin » (comme disait Althusser), une tâche
indéfiniment recommencée, une multiplicité sans unité, mais aussi à
montrer qu’elles détiennent la clé de ce qui fait l’universel, dans sa
forme civique-bourgeoise, c’est-à-dire dans la forme d’une politique de
l’immanence, caractéristique de la modernité, à laquelle appartient plei-
nement Marx (puisqu’il a tenté de la porter à son extrémité). Nous
savons bien qu’il n’y a pas d’universalité sans une dialectique, sans
contradictions qui lui insufflent son énergie et son mouvement : dans ce
cas les contradictions résultent du fait qu’une institution politique fon-
dée sur l’accès égal de tous aux libertés et aux pouvoirs qu’on appelle
« droits de l’homme », ne cesse pourtant d’en dénier ou restreindre
l’accès à certains êtres, ce qui est aussi une façon de définir leur « huma-
nité ». La puissance de cette contradiction, sa capacité de « faire l’his-
toire » (ou de produire de l’histoire) est ce qu’illustrent différents
mouvements émancipatoires, tantôt « majoritaires », tantôt « minori-
taires » (lorsque cette distinction n’est pas elle-même douteuse, comme
dans le cas du féminisme). Mais en un sens – et c’est aussi la leçon qui
nous apparaît – la puissance de la contradiction entendue en ce sens
reste abstraite, et par conséquent elle-même impuissante. Ce qui
engendre la capacité de défier l’institution de l’universel dans ses

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propres termes ne peut être simplement la contradiction, il faut que ce


soit aussi la différence, et plus précisément la différence universalisante
qui vient recouper la contradiction. Dans ses modalités singulières,
jamais réductibles à un modèle unique, la différence anthropologique
n’est donc pas seulement le site d’identifications et de normalisations
« malaisées », c’est aussi le point où (tout aussi malaisément) s’ori-
ginent les renversements du pouvoir, les déplacements d’appartenance,
les contre-identifications et les inventions de normes alternatives que
Foucault appelait « contre-conduites ». Ma position, en d’autres termes,
consiste à tenter de penser le conatus du sujet-citoyen en tant que surdé-
termination : de l’universel par la contradiction, et de la contradiction
par la différence, donc du conflit lui-même par l’exclusion, mais aussi
par ce qui, sans trêve, la force à reculer.
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INDEX DES NOMS

Abensour Miguel, 244, 255-258, Balzac Honoré de, 158, 201, 497
260, 263, 456, 470 Bart Jean, 359, 379
Adorno Theodor Wiesengrund, 210 Barth Karl, 266, 310
Agamben Giorgio, 71 Bataille Georges, 70-72, 79, 81, 84,
Alexandre II, 297 106, 266, 443, 452, 461, 505
Alquié Ferdinand, 5 Baumgarten Alexander Gottlieb, 72
Althusser Louis, 4-5, 11, 14, 16, 29, Benjamin Walter, 461
71, 81, 101, 118, 156-157, 161, Bennington Geoffrey, 84
174, 228, 261, 275, 322, 338, Benoist Jocelyn, 11, 75
401, 418, 459, 476, 514 Benveniste Émile, 6, 10, 98, 134,
Arendt Hannah, 23, 29, 388, 439, 184, 191-195, 198, 200, 202,
448-451, 466, 504 205, 215
Aristote, 22, 39, 49, 55, 63, 178, 347, Berlin Isaiah, 305
492, 502 Bernardi Bruno, 13, 18, 234
Arnauld Antoine, 75, 88, 146 Beyssade Jean-Marie, 32, 161
Aron Raymond, 296, 302, 304 Beyssade Michelle, 91, 95
Assoun Paul-Laurent, 396 Bident Christophe, 32, 435-436, 438,
Augustin (Saint), 105, 143, 145-147, 442-443, 445, 451, 459
150, 152 Bitsoris Vanghelis, 438
Avineri Shlomo, 257 Blanchot Maurice, 2, 4-5, 16, 60,
198-199, 204, 266, 275, 435-
Babeuf Gracchus, 54 439, 442-443, 445-452, 454,
Badinter Robert, 362 456-457, 459-460
Baier Annette, 110 Bloch Ernst, 248, 250, 261
Bakhtine Mikhaïl, 299-300 Bodei Remo, 165, 272, 389
Bakounine Michel, 305 Bodin Jean, 50
Balibar Renée, 121 Bonnafé Lucien, 367

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Bonnefoy Yves, 453 Deligny Fernand, 508


Borch-Jacobsen Mikkel, 2, 143 Derathé Robert, 61
Bossuet Jacques-Bénigne, 42-43 Derrida Jacques, 2-3, 5, 9, 22, 29, 60,
Bourdieu Pierre, 475 80-81, 88, 115, 134-135, 161,
Bourgeois Bernard, 268, 473 164, 179, 183-185, 189, 191,
Brecht Bertolt, 486 193-194, 198-203, 205, 261,
Breton Stanislas, 101, 114, 249 266, 293, 321, 332, 438, 461,
Browning Robert, 135-136, 138, 140 506, 509
Bruant Aristide, 243 Descartes René, 2, 5, 9-10, 17-19,
Buber Martin, 195 22, 35-42, 71-73, 75-76, 88-102,
Butler Judith, 5, 171, 284, 503-504 104-110, 112-113, 115-118, 124,
127-128, 165, 168-169, 188,
Canguilhem Georges, 4, 10, 84, 117, 214-215, 218, 229, 232, 350
126, 404, 424, 493 Descombes Vincent, 2, 5, 10, 32, 272
Carraud Vincent, 10 Domergue François-Urbain, 57
Carré de Malberg Raymond, 355 Donnet Jean-Luc, 387, 418, 425
Cassin Barbara, 8, 21, 32, 67, 122, Dostoïevski Fiodor, 299-300, 369,
134, 165, 356 428-429
Cassirer Ernst, 29, 223, 400 Du Bois William Edgar Burrough,
Castel Robert, 15, 372 490-491
Cavaillès Jean, 4 Duras Marguerite, 435, 442, 449
Christine de Suède, 38 Duroux Françoise, 32, 164, 178, 478,
Cieskowski August von, 253 502
Clausewitz Karl von, 295-297, 301- Duwa Jérôme, 436, 445
303, 306, 308, 311
Coleman Janet, 8, 32 Eckhart (von Hochheim) (Maître),
Colliot-Thélène Catherine, 8, 405 105
Comte Auguste, 214, 261-262 Einstein Albert, 423
Condillac Étienne Bonnot de, 18, Elias Norbert, 232
188, 215, 232 Engels Friedrich, 31, 62, 78, 243,
Conze Werner, 244, 472 248, 252, 254, 297, 303, 306,
Copjec Joan, 143, 478, 501, 503 342, 457, 468
Coste Pierre, 18, 123-124, 126, 131 Esposito Roberto, 266, 301, 310,
Creuzer Friedrich, 290 404, 467
Cudworth Ralph, 127, 144 Esquirol Jean-Étienne-Dominique,
360
Dastur Françoise, 29, 32, 268, 280,
291-292 Fanon Frantz, 482-484, 490-491
David-Ménard Monique, 26, 481, Federn Paul, 390, 407, 417
501 Ferenczi Sandor, 406
Deleuze Gilles, 2, 4-5, 11, 15, 21, Feuerbach Ludwig, 26, 30, 118, 247,
79-80, 95, 175, 357, 387, 408, 251, 256, 325, 510-512
456, 510 Fichte Johann-Gottlieb, 64, 75, 105-

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106, 212, 218-219, 226, 246, 219, 221-223, 225-231, 235-241,


253, 275, 286, 356, 487-488 243-244, 246, 250, 255-257,
Fischbach Frank, 32, 254, 259, 268, 265-272, 274-281, 283-294, 299,
277, 286, 356, 471 302, 305, 318, 323, 326, 330,
Fouque Antoinette, 503 335, 337, 339-340, 347, 353-
Fraisse Geneviève, 176, 478, 481, 356, 369, 388, 419-420, 447,
498 453, 455, 468, 471, 479, 484,
Frances Allen, 496 491, 505
Franck Didier, 2, 32 Heidegger Martin, 3, 5, 25, 29, 35-
Freiligrath Ferdinand, 105 36, 39-40, 43, 70-71, 76, 95, 117,
Freud Sigmund, 4, 15, 18, 22, 24, 30, 122
106, 124, 142, 164, 168, 197, Heine Heinrich, 243, 245-246, 254,
200, 324, 357, 383-397, 399, 263
401, 403-407, 409-418, 421-430, Henry Michel, 71
433, 494, 498-500, 506, 507 Herrera Carlos-Miguel, 32, 383-384,
Furet François, 8 386, 405
Herzen Alexandre, 305
Gaius, 45 Hess Moses, 244, 252-253, 258
Gandhi Mohandas, 310 Hincker François, 359, 379
Gauchet Marcel, 8, 379 Hintikka Jaakko, 98
Gaulle Charles de, 436-437, 440- Hobbes Thomas, 13, 50, 60, 125,
441, 444 173, 179, 214, 234, 339-340,
Gide André, 135-136 351, 354, 392, 399, 402, 404,
Goddard Jean-Christophe, 106 419, 495
Goethe Wolfgang von, 158, 252, 295
Hölderlin Friedrich, 158, 218, 227-
Goffman Erving, 361, 493, 508
228, 268, 290, 292, 452-453
Gouges Olympe de, 63, 454, 478, 481
Homère, 299
Gouhier Henri, 96, 119
Groethuysen Bernard, 29 Hugo Victor, 78, 299
Grosrichard Alain, 50, 157, 177 Humboldt Wilhelm (von), 195, 487
Grotius (Hugo de Groot), 234 Hume David, 18, 80, 123, 165, 188,
Gueroult Martial, 5, 88, 110 410
Guevara Ernesto, 312 Husserl Edmund, 2, 41, 76, 132, 143
Guizot François, 24, 214, 354, 360 Hyppolite Jean, 12, 185, 189, 212,
Guyon Bernard, 160, 173, 177 216, 223, 227, 240-241, 270-271,
275-277, 282, 288
Habermas Jürgen, 31, 466
Haeckel Ernst, 390, 404 Irigaray Luce, 2, 332, 503
Hegel Georg-Wilhelm-Friedrich, 3,
5, 9, 12-14, 18, 20, 30, 35, 41, Jacobi Friedrich-Heinrich, 158, 169,
59, 73, 75, 77, 79, 81, 142, 169- 174
171, 185, 187-188, 190, 193, Jakobson Roman, 139
195, 198, 205, 209, 213-217, James William, 32, 132, 142-143,

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146, 160, 235, 266, 331, 453, Lacoue-Labarthe Philippe, 2, 454,


488, 498 502
Jameson Fredric, 18, 233 Lafon Jean, 365
Jamme Christoph, 32, 228, 291-292 Lagache Daniel, 387, 424-426
Jean (Saint), 102, 106, 230-231 Laplanche Jean, 362, 384, 387, 423-
Jésus (Christ), 103, 248 424, 426-427
Laugier Sandra, 32, 122
Kambouchner Denis, 32, 75, 169 Le Bon Gustave, 387, 389, 393, 399,
403
Kant Immanuel, 2, 5, 7, 10, 29-30,
Lecercle Jean-Jacques, 32, 153
40, 44, 57, 65, 67, 72-77, 88,
Lefebvre Jean-Pierre, 32, 61, 185,
106, 124, 126, 138, 166, 171, 195, 217, 220, 227, 246, 267,
217-219, 226, 246, 269, 276, 271, 292, 316, 468
286, 297, 346-347, 349, 352, Lefort Claude, 296
354, 357, 377, 393, 401-402, Leibniz Gottfried Wilhelm, 35, 77,
407, 415, 431, 468, 474-475, 123
479, 493, 506, 510, 512-513 Lévi-Strauss Claude, 11, 29, 192-
Kantorowicz Ernst, 48 193, 482, 489
Karsenti Bruno, 1, 32, 142, 214 Libera Alain de, 3, 32, 67, 73, 106,
Kelsen Hans, 16, 18, 357, 383-386, 122, 511
388, 394-402, 405-409, 411, 419- Lombroso Cesare, 370, 496
420, 427, 430-433 Louis XIV, 50, 69, 232
Kerleroux Françoise, 32, 98, 203 Louverture Toussaint, 63
Keynes John Maynard, 334 Löwith Karl, 264
Khatibi Abdelkébir, 164 Löwy Michael, 248, 262, 408
Klein Melanie, 423 Lukács Georg, 265, 272, 299
Klever Wim, 140 Luther Martin, 229, 248, 293, 444
Kojève Alexandre, 12, 195, 225, Luxemburg Rosa, 105
236, 265, 281, 453 Luynes Louis-Charles d’Albert, duc
Koutouzov Mikhaïl, 298, 301, 304, de, 91, 99
308, 313 Lyotard Jean-François, 2, 31, 210,
250
Kouvélakis Eustache (Stathis), 245-
246, 254
Macherey Pierre, 8, 12, 20, 24, 32,
165, 209, 212, 214, 262, 277,
La Boétie Étienne de, 50 299, 322, 347, 393, 418, 424,
La Mettrie Julien Offray de, 169 493, 512
Labarrière Pierre-Jean, 32, 217, 225, Machiavel Nicolas, 257-258, 263,
227-228 296
Labica Georges, 244 Macpherson Crawford Brough, 125,
Lacan Jacques, 4, 11, 71, 81-83, 102, 134, 350, 468
106, 161, 193, 197, 200, 368, Maine de Biran François-Pierre-
377, 387, 424-425, 451, 478, Gonthier, 215
501-504, 506 Maistre Joseph de, 305

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Malebranche Nicolas, 18, 72, 106, 128 Nietzsche Friedrich, 18, 21, 30, 35,
Mallarmé Stéphane, 106 67-71, 83, 95, 105, 135, 155,
Mao Zedong, 154, 301, 311-312 205, 226, 232, 401, 405, 417,
Marcuse Herbert, 223, 225, 265, 443 427, 455
Mari Enrique, 384, 401
Marion Jean-Luc, 22, 32, 88 Ogilvie Bertrand, 22, 29, 32, 82, 165,
Marx Karl, 6, 12, 14, 19, 24, 26, 30- 383, 426, 465, 473, 501, 508
31, 61-62, 78, 156, 205, 243-264, Olieu Pierre-Jean, 73
269, 282-284, 287, 297, 304-305, Orwell George, 62
315-341, 354, 379, 389, 439,
442, 457, 465, 467-471, 473, Pascal Blaise, 18, 29, 82, 95, 99,
476-477, 484, 510-514 124, 148, 215, 232, 345
Mascolo Dionys, 436, 444 Pašukanis Evgueni, 322
Maspero François, 246, 262, 437, Paul (Saint), 228, 266, 310, 427
439, 442, 446, 468 Pichon Édouard, 164
McDougall William, 386-387, 390 Pinel Philippe, 360
Mead George Herbert, 142
Pocock John Greville Agard, 244,
Mercier Louis-Sébastien, 235
253
Méricourt Théroigne de, 481
Poe Edgar Allan, 106, 115
Mersenne Marin, 39, 116
Politzer Georges, 195
Mesnard Philippe, 447
Métall Rudolf, 384-385, 395 Pontalis Jean-Bertrand, 384, 387,
Michelet Jules, 308 424
Michon Pascal, 29 Proudhon Pierre-Joseph, 51, 299,
Milner Jean-Claude, 32, 193, 195, 305, 317, 325
291 Puchta Georg-Freidrich, 78
Moïse, 81, 100-101, 116, 228 Pulcini Elena, 163, 176
Molière Jean-Baptiste Poquelin, dit,
96 Quesnay François, 389
Montaigne Michel de, 184-185, 212,
225, 267, 270, 276, 350 Rancière Jacques, 2, 251, 322, 441,
Montesquieu Jacques Segondat de, 469, 471, 476, 504
158, 234, 448, 458 Rémond René, 436-437, 442
Moreau Pierre-François, 64-65, 181 Renaut Alain, 3
Morson Gary Saul, 300-303 Ricardo David, 389
Musil Robert, 299 Ricœur Paul, 133, 192, 346, 349,
387
Nancy Jean-Luc, 2-4, 7, 29, 40-43, Rimbaud Arthur, 82, 105
88, 134, 216, 250, 266, 270, 291, Ritter Joachim, 72-73
379, 404, 449, 465 Robespierre Maximilien, 54, 457
Napoléon (Bonaparte), 63, 296-297, Rosenzweig Franz, 12, 268
306, 308, 313, 360, 381 Rousseau Jean-Jacques, 7, 9, 11-13,
Negri Antonio, 7, 13, 249 18, 22, 51, 53-54, 56-57, 61, 79-
Nicolas Ier, 297 80, 84, 124, 155-158, 160-161,

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163-166, 168-171, 173-180, 184, Swenson James, 32, 160, 168, 235,
209, 213-215, 226-228, 230-237, 266, 453
277, 286, 307, 330, 336, 339, 347,
350, 352, 392, 448, 455, 506 Taine Hippolyte, 389
Talleyrand (Périgord) Charles-
Sade Donatien-Alphonse-François Maurice de, 478
de, 59-60, 158, 438, 455-460 Tarde Gabriel, 389
Saint-Just Louis Antoine de, 55, 59- Taylor Charles, 23, 121, 511
60, 448, 455-458, 460 Terray Emmanuel, 32, 46, 296
Sardinha Diogo, 29-30, 32 Thomas d’Aquin, 49, 105, 175, 248,
Sartre Jean-Paul, 4, 29, 118, 126, 311, 370, 392
142, 265, 436-437, 444, 491
Tolstoï Léon, 12, 14, 295-306, 308,
Sato Yoshiyuki, 5
310-312, 314
Scheler Max, 29
Schelling Friedrich Wilhelm Joseph, Tort Michel, 503
102, 290 Troper Michel, 363
Schmitt Carl, 13, 388, 419, 471 Tugendhat Ernst, 225
Scholem Gershom, 250, 427
Schuster Jean, 361, 436, 444 Vaihinger Hans, 401
Shakespeare William, 261, 428 Valentin Karl, 486
Sieyès Emmanuel-Joseph, 13, 249, Vaughan Charles Edwyn, 61
259, 478, 487 Vernant Jean-Pierre, 348
Simmel Georg, 334, 388, 397, 486, Vidal-Naquet Pierre, 438
506 Virgile, 99, 112, 193
Sismondi Jean-Charles-Léonard Voegelin Carl, 253
(Simonde) de, 337
Smith Adam, 18, 30, 142, 153, 165- Wallerstein Immanuel, 15, 335, 489,
166, 272, 331, 346, 389, 410 496
Sophocle, 20, 241, 275, 428, 451 Weber Max, 18, 24, 243, 263, 288,
Spinoza Baruch, 10, 13, 19-20, 62, 305, 393, 472, 474, 488, 502
106, 116-117, 125, 140, 162, Weitling Wilhelm, 252
165, 168, 178, 180, 226, 234,
Whitehead Alfred North, 444
281, 305, 330, 347
Spivak Gayatri Chakravorty, 2, 32, Wittgenstein Ludwig, 20, 40, 102
478, 482 Wollstonecraft Mary, 63, 478, 480,
Starobinski Jean, 162, 171, 173, 176, 482
180 Woolf Virginia, 299, 478
Stein Lorenz von, 244
Steuart James, 331 Zagury Daniel, 497
Stevenson Robert-Louis, 146, 148, Zarka Yves-Charles, 77
152 Zhou Enlai, 31
Stirner Max, 105 Zizek Slavoj, 82, 166, 284, 278
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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos : Après la querelle

Ouverture : Citoyen Sujet : réponse à la question de Jean-Luc


Nancy « Qui vient après le sujet ? »
Le mythe du « sujet cartésien » (p. 35) – Un jeu de mots historial (p. 40)
– Le sujet de l’obéissance (p. 45) – Une proposition hyperbolique (p. 51)
– D’une sujétion l’autre (p. 61)

Annexe : Subjectus/subjectum
Un « intraduisible « de Nietzsche (p. 67) – Souveraineté du sujet :
Bataille ou Heidegger (p. 70) – Une invention kantienne : le sujet
« cartésien » (p. 72) – La subjectivité à la française (p. 78)

Première partie : « Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous »

1. « Ego sum, ego existo » : Descartes au point d’hérésie


Absence du cogito (p. 88) – Qui je suis (p. 94) – Modèle théo-
phanique (p. 100) – Lui aussi, Il existe (p. 107) – Humanisme de
l’homme seul (p. 116)

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2. « My Self », « my Own » : variations sur Locke


L’intraduisible lockien (p. 122) – Identité/propriété (p. 127) – Un poème
de Robert Browning (p. 135) – La différence évanouissante (p. 141)
– L’homme du jour et l’homme de la nuit (p. 145)

3. Aimances de Rousseau : sur La Nouvelle Héloïse comme traité


des passions
Fiction de la correspondance (p. 157) – Transmuer l’amour en
amitié (p. 163) – Réseau : doubles et triangles (p. 175)

4. De la certitude sensible à la loi du genre : Hegel, Benveniste,


Derrida
Le supplément de parole (p. 184) – Le commerce du sujet (p. 191)
– L’attente de l’autre (p. 198)

Deuxième partie : Être(s) en commun

5. Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist : le mot de l’esprit
Les seuils de la modernité (p. 209) – Sujet en miroirs (p. 214) – Les deux
voies de l’esprit (p. 222) – Modèles d’intersubjectivité : Rousseau et
l’Evangile de Jean (p. 226) – La communauté dans ses limites (p. 235)

6. Le moment messianique de Marx


« Le monde va changer de base » (p. 245) – Dèmos : le sujet comme
plein (p. 252) – Prolétaires : le sujet comme vide (p. 260)

7. Zur Sache selbst. Du commun et de l’universel dans la Phénomé-


nologie de Hegel
Le centre divisé de la Phénoménologie (p. 267) – L’équation du sujet
et ses transformations (p. 275) – Das All-gemeine : dialectique du
commun et de l’universel (p. 278) – Le conflit des universalités et la
communauté sans communauté (p. 284)

8. Les hommes, les armées, les peuples : Tolstoï et le sujet de la


guerre
Roman et anti-roman (p. 297) – L’histoire négative (p. 302) – Décons-
truction de l’archie (p. 306) – Subjectivité du peuple et rencontre de ses
porteurs (p. 310)

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9. Le contrat social des marchandises : Marx et le sujet de l’échange


Le mouvement dialectique de la Première section (p. 316) – Figures de
la subjectivité : l’économie, le droit (p. 318) – Constitution de l’équi-
valent général (p. 324) – Le supplément « mystique » (p. 332) – Post-
scriptum : l’inter-objectivité (p.337)

Troisième partie : Du droit – à la transgression

10. Juger de soi-même et des autres (sur la théorie politique de


l’individualisme réflexif)
Archè aoristos : juger et décider (p. 347) – Droit intérieur, droit exté-
rieur (p. 349) – L’honneur du criminel (p. 354)

11. Crime privé, folie publique


Le Conflit des Facultés (p. 361) – La structure d’aliénation : comment
l’expliquer ? (p. 367) – Le grand partage bourgeois (p. 374)

12. Freud et Kelsen, 1922 : L’invention du Surmoi


Une rencontre (p. 384) – Critique de la psychologie politique (p. 387)
– L’identification et ses « modèles » (p. 391) – L’erreur de Freud selon
Kelsen (p. 396) – L’injustice de l’État comme fantasme politique (p. 399)
– Choix aliénant : ou l’inconscient ou la politique ? (p. 403) – « L’État
dans la tête » ? (p. 406) – Le tribunal psychique et l’interpellation des
sujets en individus (p. 412) – Généalogie de l’autorité et de la trans-
gression (p. 421) – Politique et impolitique (p. 430)

13. Blanchot l’insoumis. À propos de l’écriture du Manifeste des 121


L’insoumission comme « droit » (p. 439) – L’insurrection, la mort, la
littérature (p. 451)

Fermeture : Malêtre du sujet : universalité bourgeoise et différences


anthropologiques
L’envers du citoyen : le « bourgeois » ? (p. 466) – Du côté de chez
Karl (p. 467) – Frantz et Mary : les voix manquantes (p. 475) – Les
corps étrangers (p. 485) – Les anormaux (p. 491) – « Pension bour-
geoise des deux sexes et autres » (p. 497) – Malêtre ou le sujet du
rapport (p. 506)
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PRATIQUES THÉORIQUES

François ATHANÉ — Pour une histoire naturelle du don


Mohammed Hocine BENKHEIRA — Islam et interdits alimentaires. Juguler l’animalité
Martin BERNAL — Black Athena. Les racines afro-asiatiques de la civilisation classique. Vol. 2 :
Les sources écrites et archéologiques
Bertrand BINOCHE — La raison sans l’Histoire
Frédéric BRAHAMI — Le travail du scepticisme. Montaigne, Bayle, Hume
Judith BUTLER — Le récit de soi
Judith BUTLER — Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle
Nestor CAPDEVILA — Le concept d’idéologie
Catherine COLLIOT-THÉLÈNE — Études wébériennes. Rationalités, histoires, droits
Denis FOREST — Histoire des aphasies. Une anatomie de l’expression
Florence GAUTHIER — Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, 1789-1795-1802
Valérie GÉRARD — L’expérience morale hors de soi
Xavier GUCHET — Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la
philosophie de Gilbert Simondon
Stéphane HABER — Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas
Thomas HIPPLER — Soldats et citoyens. Naissance du service militaire en France et en Prusse
Ernst H. KANTOROWICZ — Mourir pour la patrie, et autres textes
Teresa de LAURETIS — Pulsions freudiennes. Psychanalyse, littérature et cinéma
Guillaume LE BLANC — La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem
Guillaume LE BLANC — L'invisibilité sociale
Stéphane LEGRAND — Les normes chez Foucault
Éléonore LE JALLÉ — L’autorégulation chez Hume
Michael LÖWY — Walter Benjamin. Avertissement d’incendie
Pascal MICHON — Rythmes, pouvoir, mondialisation
Antonio NEGRI — Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité
Albert OGIEN — Les règles de la pratique sociologique
Sabine PROKHORIS — La psychanalyse excentrée
Louis SALA-MOLINS — Le Code Noir, ou le calvaire de Canaan (rééd. « Quadrige »)
Adam SMITH — La richesse des nations (4 vol. sous coffret)
François ZOURABICHVILI — Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté
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Cet ouvrage a été composé par IGS-CP (16)


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