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Après la finitude, de Quentin Meillassoux


ou
La magie au secours de l’athéisme

La thèse fondamentale de la pensée de Quentin Meillassoux est que tout est


contingent, sauf le fait qu’il y ait quelque chose. Ce fait-là est absolument
nécessaire. A la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien,
Meillassoux répond donc en deux temps. 1° Il y a quelque chose parce qu’il est
impossible qu’il n’y ait rien. 2° Tout ce qui existe effectivement est contingent.
Nul besoin, par conséquent, du Dieu du théisme classique –l’être absolument
nécessaire- pour répondre à la grande question leibnizienne. Dans ce qui suit, nous
proposons un examen critique de cette thèse (1), une défense de la position
classique (2) et une interprétation générale de l’entreprise philosophique de
Quentin Meillassoux (3).

1. EXAMEN CRITIQUE DE LA THESE DE MEILLASSOUX

1.1. Comment retrouver le « Grand Dehors » quand on est idéaliste ?

Pour établir sa thèse fondamentale Meillassoux part de loin. Il estime en


effet nécessaire, avant de s’engager dans la quête métaphysique, de renverser le
paradigme qui domine selon lui la philosophie de la connaissance occidentale
depuis Kant, et qu’il nomme le « corrélationnisme » :

« Par corrélation, nous entendons l’idée suivant laquelle nous n’avons


jamais accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à un
de ces termes pris isolément. Nous appellerons donc désormais
corrélationnisme tout courant de pensée qui soutiendra le caractère
indépassable de la corrélation ainsi entendue. »1

Il s’agit donc, grosso modo, de l’idéalisme sous l’ensemble de ses variantes.


Jusqu’ici, le projet paraît simple, et tout réaliste approuvera le projet de renverser
le corrélationnisme. Mais rapidement, tout se complique. Car Meillassoux n’entend
pas réfuter tout bêtement l’idéalisme ; il envisage plutôt de le subvertir. Son
entreprise consiste à dépasser le corrélationnisme « de l’intérieur », par
radicalisation de ses propres principes et non par pur et simple refus de ses
prémisses. Meillassoux accepte en effet comme parfaitement valable le principe
1 Après la finitude, essai sur la nécessité de la contingence [2006], p. 18
2

fondamental de l’idéalisme selon lequel la chose en soi est non seulement


inconnaissable (« corrélationnisme faible » = kantisme), mais inconcevable
(« corrélationnisme fort »). Cela remonte à l’argument de Berkeley tendant à
prouver qu’il est impossible d’affirmer l’existence d’un objet non-pensé :

« Pour concevoir la possibilité pour les objets de votre pensée d’exister


hors de l’esprit […] il faudrait que vous les conceviez comme existants
non conçus ou non pensés, ce qui est une incompatibilité manifeste.»2

Cet argument de Berkeley nous paraît sophistique. Nous y reviendrons.


L’essentiel pour le moment est de retenir que Meillassoux l’accepte. Il va de soi,
pour lui, que le réalisme « naïf » ou « dogmatique » est inacceptable.3 Le réalisme
meillassouxien ne consistera donc pas à refuser en bloc l’idéalisme, mais à en
accepter d’abord les principes pour se demander ensuite comment en sortir. Il
accepte d’ailleurs si bien les prémisses idéalistes qu’il en vient à présenter comme
un problème philosophique réellement sérieux la question de savoir si les énoncés
de la science portant sur des états de l’univers antérieurs à l’apparition de
l’homme ont vraiment un objet.

1.2. Le Monde existait-il avant l’apparition de l’homme ?

De fait, si l’on part du principe esse est percipi, on est contraint de nier
l’existence des choses lorsque personne n’est là pour les percevoir. Les variétés
d’idéalisme moins radicales sont également touchées par le problème : ainsi
l’idéalisme kantien rend-il incompréhensible l’existence d’un temps antérieur à
l’apparition de l’humanité, source originaire de toute temporalité. Cette difficulté
traverse enfin toute la phénoménologie jusqu’au relativisme post-moderne.
Comment interpréter l’existence des fossiles quand on est kantien ? Quel statut
donner aux descriptions du passé antérieur à l’émergence de la conscience quand
on est berkeleyen ? Peut-on dire que Ramsès II est mort de la tuberculose quand
on croit que la tuberculose n’existait pas avant sa découverte ? Nous avouerons
n’avoir pas de réponse4…

2 Georges BERKELEY, Principes de la connaissance humaine [1710], § 23, trad. Berlioz, GF 1991, pp. 77-78
3 Les raisons logiques de ce refus ne sont pas vraiment explicitées ; les motifs idéologiques de ce rejet, en
revanche, forment le présupposé de l’ouvrage. L’impossibilité de la métaphysique réaliste est constamment
présentée par Meillassoux comme une évidence, une sorte d’acquis du Progrès, dont il suggère à de
nombreuses reprises les implications morales : on sent bien, à le lire, que la métaphysique a partie liée avec
tout ce que la Terre a pu porter de moins recommandable. Les bénéfices moraux de l’abandon de la
métaphysique suffisent ainsi à le justifier, sans qu’il soit besoin de l’argumenter théoriquement. Le primat de
l’éthique nous semble évident chez Meillassoux, comme chez Kant. Pour Meillassoux, la métaphysique ne
saurait soutenir ce que la morale réprouve.
4 Si d’aventure le lecteur doute que des philosophes puissent sérieusement poser de tels problèmes, voici

quelques exemples : M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 494 : « Rien ne me fera jamais


3

Mais plutôt que de voir dans ce genre de problèmes la réfutation par


l’absurde des prémisses idéalistes qui conduisent à les poser, Meillassoux se
propose une tâche absolument redoutable : trouver un moyen de refuser la
conclusion tout en acceptant les prémisses, autrement dit : sortir de la prison
idéaliste sans bouger de sa cellule. Meillassoux est tout autant que nous soucieux
d’affirmer la réalité du passé et en particulier de fonder les énoncés de la science
portant sur des états de l’univers antérieurs à toute conscience transcendantale,
mais il tient à le faire sans contredire le principe de Berkeley et tout en affirmant la
vérité du matérialisme. Entreprise acrobatique, qui rappelle les contorsions des
phénoménistes russes du début du 20ème siècle –Bazarov, Bogdanov et Chernov-
pour échapper à l’accusation d’idéalisme sans renier leurs principes subjectivistes.5
Mais passons. Meillassoux se propose donc de rejoindre ce qu’il appelle le « Grand
Dehors », c’est-à-dire le réel, de l’intérieur même de la corrélation Sujet-Objet ou
Pensée-Être. Essayons de retracer les étapes de cette grande évasion.

Rappelons l’objectif : trouver quelque chose dont la réalité ne soit pas


dépendante de la pensée du sujet connaissant. De ce point de vue, l’entreprise
ressemble à celle de Descartes, comme Meillassoux le dit lui-même :

« Notre démarche est homologue à celle que suit Descartes […] Nous
tentons en effet à son exemple de nous extraire d’un cogito, en
accédant à un absolu susceptible de fonder le discours (ancestral) de la
science. Mais ce cogito n’est plus le cogito cartésien : c’est un « cogito
corrélationnel », qui enferme la pensée dans un vis-à-vis avec l’être,
qui n’est qu’un face-à-face masqué de la pensée avec elle-même.6 »

Le problème est redoutable. Car si l’on accepte le principe de Berkeley,


comme c’est le cas de Meillassoux, alors même le kantisme est un réalisme
dogmatique, puisqu’il continue d’affirmer l’existence d’une chose en soi non
pensée. La seule position tenable semble donc l’idéalisme absolu, qui affirme non

comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui ne serait vue par personne. La nébuleuse de Laplace n’est
pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde culturel. » M. HENRY, « Philosophie et
subjectivité » in De la subjectivité, tome II : « Constamment je fais l’épreuve du monde, je fais l’épreuve de ce
sol sur lequel mon pied se pose. Mais le sol, lui, ne s’éprouve pas lui-même, il n’est rien pour lui et ainsi il n’est
rien. […] la subjectivité est ce qui me donne le monde à chaque instant et, si nous entendons par monde le
tout de ce qui est, elle est le fondement de toutes choses, l’absolu auquel elles renvoient toutes et sans lequel
elles ne seraient pas. » (c’est nous qui soulignons). On lira aussi Bruno LATOUR, qui donne un bon exemple de
relativisme post-moderne dans « Ramsès II est-il mort de la tuberculose ? », La Recherche, mars 1998,
n° 307, p. 84-85. Constamment, la ratio cognoscendi des choses est confondue avec leur ratio essendi : bref,
pour tous ces auteurs, esse est percipi (aut percipere).
5 Pour une critique au vitriol de ces malheureux philosophes, on lira Vladimir I. LENINE, Matérialisme et

empiriocriticisme [1909], éditions de Moscou, 1962, chapitre 1, §4 « La Nature existait-elle avant


l’homme ? », pp. 75-86
6 Après la finitude, p. 69
4

seulement que les formes de l’objet sont relatives au sujet connaissant, mais son
existence même. Comment Meillassoux va-t-il s’en sortir ?

Voyons cela.

1.3. Si l’inconcevable était possible, l’idéalisme serait vaincu

Plutôt que de remettre en cause le principe de Berkeley, Meillassoux


s’attaque à un autre principe, le « principe de concevabilité », qui pose
l’équivalence, au moins en droit, du concevable et du possible. Aux termes de ce
principe : tout ce qui est métaphysiquement possible est concevable et tout ce qui
est concevable est métaphysiquement possible. Il suit de ce principe que tout ce
qui est inconcevable est impossible. Meillassoux refuse ce principe, et soutient
qu’il y a de l’inconcevable possible.7 Mais quel rapport avec son problème ? Celui-
ci : c’est en vertu de l’équivalence entre le concevable et le possible que le principe
de Berkeley conduit à l’idéalisme absolu : c’est en effet parce qu’un être
indépendant de toute pensée est inconcevable (d’après Berkeley, Fichte & co) qu’il
est impossible et donc qu’il n’existe rien d’indépendant de la pensée -ou, comme
dirait Meillassoux, « rien d’extérieur au cercle corrélationnel ». Nier l’équivalence
concevable-possible, c’est rouvrir la possibilité d’affirmer une réalité extérieure à
la corrélation.

Pour essayer de comprendre comment Meillassoux réalise ce programme,


posons les choses. La situation de départ (« idéalisme absolu ») peut être décrite
comme la conclusion du raisonnement suivant :

1. Il est impossible de concevoir l’existence d’un être non conçu = principe


de Berkeley
2. Ce qui est inconcevable est impossible = principe de concevabilité
3. Donc il n’existe rien d’indépendant de la pensée = idéalisme absolu

Pour refonder le réalisme (indépendance de l’être à l’égard de la pensée),


Meillassoux doit nier la conclusion. Comme il accepte le principe de Berkeley
(proposition n°1), il n’a qu’une solution : nier le principe de concevabilité (n°2). Il
dira alors :

7 Nous devons ici dire notre dette : c’est au lumineux article de Thibaut GIRAUD et Raphaël MILLIERE
« After Certitude : On Meillassoux’ Logical Flaws » (draft 2012, lisible ici :
http://www.atmoc.fr/resources/Giraud-Milliere-AfterCertitude.pdf) que nous devons d’avoir compris
l’importance de ce principe dans la construction argumentative de Meillassoux. Nous ne suivons toutefois
pas GIRAUD et MILLIERE dans leurs conclusions sceptiques.
5

1. Le principe de Berkeley est valable = un être non conçu est inconcevable


2*. Le principe de concevabilité est faux = quelque inconcevable est
possible
3*. Donc le réalisme est possible = il peut exister quelque chose
d’indépendant de la pensée

Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est bien la seule voie ouverte à
Meillassoux. Comme on l’aura remarqué, le réalisme ne peut pas être déduit de
manière catégorique de ce raisonnement, mais seulement affirmé comme une
possibilité. Car si la conjugaison de 1 et 2 implique déductivement l’impossibilité
du réalisme, la simple négation de 2 (en 2*) ne permet pas de déduire la nécessité
du réalisme, mais seulement, de manière abductive, sa possibilité.8 Il convient ici
de préciser ce que l’on entend par fausseté du principe de concevabilité (pris sous
la forme qui nous intéresse ici à savoir : « Tout ce qui est inconcevable est
impossible ») : il y a en effet deux façons de nier une proposition universelle (Tout
X est Y) : soit affirmer la proposition contraire (Tout X est non-Y), soit affirmer
la proposition contradictoire (Quelque X est non-Y). En l’occurrence, on peut
vouloir dire que TOUT ce qui est inconcevable est possible, ou bien que QUELQUE
inconcevable est possible. Or, pour pouvoir conclure que tous les énoncés de la
science ont une possible portée objective, Meillassoux doit prouver l’universelle
négative. Mais il nous semble que Meillassoux ne prouve en réalité que la
particulière. Ses conclusions sont donc, en toute rigueur, invalides : il a seulement
le droit d’affirmer qu’il peut exister des énoncés ayant une portée objective, mais
sans qu’on sache a priori lesquels. Toutefois, pour les besoins de l’exposé, et pour
ne pas abandonner trop vite notre lecture, nous fermerons les yeux sur ce
problème. On dira alors que les assertions de la science sur le monde physique (par
exemple les « propositions ancestrales » qu’affectionne Meillassoux) ont une
possible portée réaliste. Et comme notre propension à le croire est très forte, on
pourra conclure (à la faveur d’arguments de type « inférence à la meilleure
explication » ?) à leur très probable vérité objective. Que les choses soient claires :
suspendre la portée réaliste d’une proposition comme « Le Big Bang a eu lieu il y a
13,7 milliards d’années » à la négation du principe de concevabilité nous paraît
pour le moins extravagant, mais il semble bien que ce soit la seule façon de fonder
le réalisme dans le cadre du système de contraintes que Meillassoux s’est imposé.

Néanmoins, l’essentiel est encore à venir : il nous reste, en effet, à


comprendre sur quelle base Meillassoux peut affirmer la fausseté du principe de
concevabilité.

8PI   Réalisme, donc Réalisme   PI, mais  ( PI  Réalisme). On peut, tout au plus, dire que si 
PI, alors le réalisme est une hypothèse recevable dans le système de Meillassoux, c’est-à-dire dans un système
où l’on admet comme vrai le principe de Berkeley.
6

1.4. Pourquoi l’inconcevable serait-il possible ?

Il avance deux arguments.

1.4.1. L’inconcevable est possible parce que le principe de raison est faux

Le premier consiste à déduire cette négation de la fausseté du principe de


raison. Rappelons en effet que le principe de raison –qui se ramène sous la plume
de Meillassoux à ex nihilo nihil fit9- est impliqué par le principe de concevabilité.
Sa négation entraîne donc la négation de ce dernier. On peut le montrer de la
manière suivante.

1. Il est inconcevable que ex nihilo aliquid fit


2. Or ce qui est inconcevable est impossible (principe de concevabilité)
3. Donc il est impossible que ex nihilo aliquid fit
4. Donc ex nihilo nihil fit (principe de raison)

Or, Meillassoux affirme qu’il existe bel et bien du contingent dépourvu de


toute cause, autrement dit que le principe de raison est manifestement faux. Par
conséquent, le principe de concevabilité l’est aussi bien :

1. Ex nihilo aliquid fit


2. Or il est impensable que ex nihilo aliquid fit
3. Donc il est faux que tout ce qui inconcevable soit impossible

Que cette remise en cause du principe de raison soit la solution pour fonder
la possibilité de l’impensable, Meillassoux l’affirme très clairement :

« Si je ne peux penser l’impensable, je peux penser la possibilité de


l’impensable par le biais de l’irraison du réel. »10

Mais sur quoi se fonde-t-il pour affirmer « l’irraison du réel » ? Il y a là une


difficulté redoutable : si l’irraison est inconcevable, de quel droit affirmer sa
possibilité ? Nous sommes confrontés à un cercle logique : il faut nier le principe de
raison pour pouvoir nier le principe de concevabilité, mais ne faut-il pas avoir
d’abord nié le principe de concevabilité pour accepter la négation du principe de

9 Cf. « Temps et surgissement ex nihilo » [2006], où Meillassoux montre que l’affirmation du principe de
raison découle en dernière instance de l’inconcevabilité du surgissement ex nihilo. Nous le suivons sur ce
point : ce qu’il y a de solide et d’irréductible dans le principe de raison trouve sa force dans l’impossibilité où
nous nous trouvons de concevoir le surgissement d’une détermination à partir de l’indéterminé absolu, c'est-
à-dire du néant. Voir plus loin.
10 AF, p. 77
7

raison ? En fait, il n’en est rien. Car Meillassoux ne nie pas que l’irraison du réel
soit impensable. Il affirme simplement que l’irraison, tout impensable qu’elle est,
est impliquée logiquement par la corrélation (nous allons voir pourquoi). Dès lors,
puisqu’elle est réelle, on doit conclure qu’elle est possible (sans avoir à passer par
la case de sa concevabilité). On pourrait tracer ici une analogie avec l’atemporalité
ou l’absolue simplicité de Dieu, qui tout inconcevables qu’elles soient en elles-
mêmes, sont présentées par la métaphysique comme les conclusions de déductions
logiques.11 Essayons de comprendre. Selon Meillassoux, la corrélation implique
que le Monde et ses lois sont des faits bruts. Les catégories, en effet, n’ont pas
d’application en dehors de la sphère corrélationnelle et ne sauraient donc
permettre d’en sortir pour poser une première cause nécessaire. Dès lors, il faut
considérer que le cercle corrélationnel et tout ce qu’il contient est absolument sans
raison. Tout est relatif à l’intérieur du cercle, mais le cercle lui-même est absolu.
Non pas absolu en cela qu’il se fonderait lui-même comme nécessaire (« à la
Hegel »), mais absolu en cela qu’il est absolument sans fondement. Si l’on nomme
cet ensemble « Univers », on dira alors que l’Univers tout entier est un fait brut.
On voudra dire par là qu’il est d’une contingence radicale, c'est-à-dire d’une
contingence plus profonde que celle qu’on attribue à certains phénomènes internes
au cercle corrélationnel : lorsque je dis qu’il est contingent que Socrate soit assis, je
veux simplement dire qu’il aurait pu se trouver debout s’il l’avait voulu (c’est ce
qu’on appelle la contingence métaphysique). Cela n’empêche évidemment pas que
la station assise de Socrate soit l’effet inéluctable d’une cause antécédente (c’est ce
que l’on appelle la nécessité physique). Par différence, la proposition 1+1=2
rapporte une situation idéale métaphysiquement nécessaire, sans cause physique.
Lorsque Meillassoux dit que l’Univers est contingent, cela signifie non seulement
que son existence n’a rien de nécessaire par soi, mais encore qu’elle n’a pas non plus
de cause ni de raison d’aucune sorte. Reprenons : ce qui est métaphysiquement
contingent à l’intérieur du cercle (Socrate assis) doit avoir une raison d’être à
l’intérieur du cercle et peut même s’avérer physiquement nécessaire (c'est-à-dire
nécessaire ex hypothesi) ; en revanche, le cercle lui-même et les lois de la nature qui
en décrivent la structure de fonctionnement, s’ils sont métaphysiquement
contingents, ne peuvent avoir de raison d’être, puisque les lois logiques qui nous
font exiger une raison n’ont pas d’application en dehors du cercle (l’en soi est pure
« factualité »). Ils n’ont a fortiori aucune explication physique (le Tout physique
ne peut pas se causer lui-même). Ils sont donc sans aucune explication possible,
d’aucune sorte. Or, si le cercle tient sans raison, cela signifie que l’absence de
raison n’est pas un obstacle à l’existence, mais au contraire qu’elle en est le sous-
bassement ultime. Le « fond sans fond » de toutes choses, y compris les lois de la

11Nous concédons ce point uniquement de manière dialectique, pour les besoins de notre exposé des thèses de
Meillassoux ; en réalité, l’intemporalité et la simplicité de Dieu sont seulement inimaginables, mais
nullement inconcevables (à la différence de la négation du principe ex nihilo nihil qui nous semble, en
revanche, imaginable mais inconcevable).
8

nature et les principes de la logique. Cela prouve ainsi que l’inconcevable par
excellence -être contingent et n’avoir pas de cause- est possible, puisqu’il est réel.
Nous disons « inconcevable par excellence », car il faut bien mesurer ce que
suppose la contingence-sans-cause : elle implique d’affirmer qu’un être aurait pu
ne pas exister (définition de la contingence) mais qu’il n’y a pourtant aucune
raison au fait qu’il existe (absence de cause). Autrement dit : le départ entre l’être
et le néant n’a tenu, littéralement, à rien. L’être est suspendu au néant. Ex
nihilo… aliquid. Dès lors, le grand principe meillassouxien peut être formulé :

PRINCIPE D’IRRAISON : « Rien n’a de raison d’être et de demeurer tel


qu’il est, tout doit sans raison pouvoir ne pas être et/ou pouvoir être
autre que ce qu’il est. »12

Remarquons bien que ce principe est à double détente ; non seulement


l’univers est contingent, mais il doit pouvoir s’y passer absolument n’importe
quoi. Meillassoux écrit ainsi :

« Tout peut très réellement s’effondrer– les arbres comme les astres,
les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques.
Cela, non en vertu d’une loi supérieure qui destinerait toute chose à sa
perte, mais en vertu de l’absence d’une loi supérieure capable de
préserver de sa perte quelque chose que ce soit. »13

Pour avoir le droit, au terme de son propre raisonnement, d’affirmer cette


instabilité des lois de la nature, Meillassoux doit supposer que la contingence
métaphysique radicale de l’univers implique sa précarité voire son instabilité
physique. « La contingence implique le changement fréquent » écrit-il. Or cette
implication est discutable ; elle repose sur une identification entre la contingence
métaphysique et la contingence physique comprise comme absence totale d’inertie
ontologique. La première signifie seulement que l’univers et ses lois n’ont pas en
eux-mêmes l’explication de leur être ; la seconde suppose en outre que les
phénomènes au sein de l’univers n’obéissent à aucune légalité causale fixe, qu’elle
soit déterministe ou probabiliste.14 Cela ne va pas de soi : les lois de la nature, aussi

12 AF, p. 82
13 A.F., p.73
14 Il faudrait traiter ici de la réponse que Meillassoux fait à l’objection de bon sens selon laquelle si le réel

n’était pas gouverné par le principe de raison, nous devrions vivre dans un monde chaotique (« si les lois
pouvaient effectivement se modifier sans raison, il serait ‘infiniment’ probable qu’elles se modifient
fréquemment » (AF, p.134)). Sa réponse consiste à dire que le raisonnement probabiliste ne peut pas
s’appliquer à la contingence radicale. Pourquoi ? Parce que, d’après lui, les éventualités possibles (les univers
possibles) ne peuvent pas composer une totalité pensable, ce qui rend impossible toute évaluation des
probabilités. Pour justifier ce point, Meillassoux recourt à des considération pythagorico-badiousiennes sur
le théorème de Cantor, censées « dévoiler la pensabilité mathématique de la détotalisation de l’être-en-tant-
qu’être » (AF, p.141). Ici, nous avouons humblement ne plus être capables de suivre. Que l’ensemble des
9

contingentes soient-elles (métaphysiquement) pourraient être établies une fois


pour toutes (dérivant de la nature contingente des réalités physiques dont elles
décrivent le comportement). Mais laissons cela. Ce qui nous importe ici est que
Meillassoux ayant affirmé la fausseté du principe de raison, il peut en déduire celle
du principe de concevabilité. CQFD. Passons donc au second argument.

1.4.2. L’inconcevable est possible parce que la mort est réelle

Il s’agit d’une preuve plus directe, puisqu’elle consiste à montrer, sur un


exemple précis, que l’inconcevable est possible. Cet exemple, c’est la mort.
Meillassoux estime en effet que la mort est impensable (« impensable »
= « inconcevable » dans le lexique meillassouxien). C’est un point qu’il accorde
sans barguigner à ce qu’il nomme « l’idéalisme subjectif » :

« Je ne puis me penser comme n’existant plus sans, par ce fait même,


m’autocontredire. Je ne puis me penser qu’existant, et existant tel que
j’existe : c’est donc que je ne puis qu’exister, et exister toujours comme
j’existe maintenant. Mon esprit, sinon mon corps, est donc
immortel. »15

Nous passerons sur le fait que cet argument « immortaliste » nous semble
être un paralogisme16 ; l’essentiel, si nous ne voulons pas perdre le fil de notre
exposé, est de retenir que Meillassoux l’estime parfaitement valable. Dès lors, il est
évident -pour lui- que l’affirmation de la possibilité de la mort implique la fausseté
du principe de concevabilité. Mais, dira-t-on, comment Meillassoux fait-il pour
prouver la possibilité de la mort ? Chose surprenante, il argumente ici par le fait :
chacun sait que la mort est réelle, donc elle est possible ! Ergo, le principe de

nombres réels, à la différence de l’ensemble des nombres rationnels par exemple, soit indénombrable paraît
assez clair, mais que cela doive avoir des conséquences en matière cosmologique, en permettant d’établir par
exemple que le Multivers n’est pas un Tout, voilà qui l’est beaucoup moins. Comme disait David HILBERT, «
L’infini ne peut être trouvé nulle part dans la réalité. Il n’existe pas dans la nature […] Le seul rôle qui reste
à l’infini est celui d’une idée. » (« Über das Unendliche », in Mathematische Annalen (Berlin) vol. 95 (1926),
pp. 161-90.)
15 AF, p. 76
16 A notre sens, « Je n’existe pas » est effectivement une contradiction performative ; mais, pour quelqu’un

qui parle en 2014, « Je n’existerai pas en 2140 » n’en est pas une (non plus que « Je n’existais pas en 1225 »).
Il n’y a aucune « auto-contradiction » à penser sa propre annihilation. Elle est tout aussi pensable que
l’annihilation de n’importe quoi. Le fait que personne ne puisse constater sa propre mort permet peut-être
d’affirmer qu’elle « n’est rien pour nous », comme disait Epicure, mais cela ne la rend nullement impensable
tant que nous sommes vivants. Encore une fois, Meillassoux adopte comme point de départ de sa réflexion la
conclusion d’un mauvais argument idéaliste. Nous y reviendrons à propos de l’argument de Berkeley.
10

concevabilité est faux. D’un point de vue argumentatif, la technique de


Meillassoux consiste ici à renverser la table.17 Ecoutons plutôt :

« Je ne puis pas penser ma mort sans moi-même la penser, donc sans la


contredire, et de ce fait il faudrait en conclure que je suis
personnellement immortel et que cela est immédiatement
démontrable : proposition extravagante, chacun en conviendra. La
vérité, c’est que j’admets au moins la possibilité d’être anéanti dans la
mort, et que, de cette façon, j’admets que ce qui est pour moi
irreprésentable peut pourtant advenir. »18

Le renversement intervient lorsque Meillassoux écrit : « proposition


extravagante, chacun en conviendra ». Il s’agit d’un simple appel au bon sens,
tout à fait exceptionnel chez Meillassoux, chacun en conviendra. A partir de là,
notre auteur peut déduire tranquillement la fausseté du principe de concevabilité.
Résumons. L’argument immortaliste se présentait comme suit :

1. Ma mort est inconcevable


2. Or, tout ce qui est inconcevable est impossible
3. Donc ma mort est impossible

Meillassoux renverse cet argument, au nom de la pure et simple évidence


factuelle de la possibilité la mort :

1. Ma mort est réellement possible


2. Or, ma mort est inconcevable
3. Donc il est faux que tout ce qui est inconcevable soit impossible

Dès lors, puisqu’aucun argument idéaliste ne saurait valoir contre la possibilité


de la mort, il faut reconnaître l’existence d’une extériorité non récupérable par le
cercle corrélationnel, à savoir : la possible annihilation du cercle corrélationnel lui-
même. La conclusion ne se fait pas attendre :

17 On peut, du point de vue de la forme, rapprocher cet argument de l’argument de G.E. MOORE contre
l’idéalisme (Proof of an External World [1939]) ou de l’argument de KANT en faveur de la liberté (Critique de
la raison pratique [1788]) : dans le cas de Moore, il s’agit d’admettre l’existence du monde comme une
prémisse infiniment plus probable que n’importe quelle prémisse sceptique et, dans le cas de Kant, de
prendre la loi morale comme un factum rationis irrécusable, présupposant -et donc prouvant par là même-
l’existence de la liberté. De même, Meillassoux utilise la certitude de notre mort comme une massue contre
l’idéalisme.
18 « Question canonique et facticité », p. 149
11

« Il faut donc admettre que ce qui est inconcevable pour moi peut en
droit effectivement advenir dès lors que rien ne peut m’assurer du
contraire. »19

Bref, le principe de concevabilité est faux puisque ma mort, suprême


inconcevable, est possible.

1.5. Conclusion : tout est possible, tout est contingent

Meillassoux peut dès lors ramasser les conclusions de sa démonstration : le


principe de concevabilité étant faux, le réalisme est possible (si l’on veut bien
passer l’éponge sur l’invalidité logique du raisonnement général de Meillassoux qui
passe de QUELQUE inconcevable est possible à TOUT inconcevable est possible…).
En outre, les voies empruntées pour le prouver auront, dans le même temps,
conduit à reconnaître que les lois de la nature, les lois logiques et l’existence même
de l’Univers sont à la fois contingentes et dépourvues de cause. Cette contingence
radicale se trouve enfin être la seule affirmation dont la portée réaliste, c'est-à-dire
l’indépendance à l’égard de toute pensée, est non seulement possible mais réelle.
Le « Grand Dehors » est atteint de manière indubitable sous cet aspect précis :
l’ultime contingence de toutes choses.20 Cette contingence radicale se tire non
seulement de la négation du principe de raison, mais aussi de la négation du
principe de concevabilité : en effet, si ce dernier est faux, l’inconcevable est
possible (ex caritate lectoris, encore une fois) ; or comme le concevable est
également possible, on peut en conclure que tout est possible. De là, on tire que rien
n’est impossible ; or la nécessité étant l’impossibilité d’une négation, il s’ensuit que
rien n’est nécessaire. Conclusion : tout est contingent. Une fois acquise cette
première conclusion, Meillassoux en tire deux corollaires de première importance
dans sa construction théorique.

1.6. Deux corollaires surprenants

1.6.1. Premier corollaire de la contingence universelle : la contradiction est


impossible

Meillassoux commence par admettre une exception à son principe : il


estime, en effet, que si beaucoup de choses inconcevables doivent être réputées
possibles, les contradictions en revanche sont impossibles. Pourquoi ? Parce que si
un être contradictoire était possible, alors il serait nécessaire, or tout est

19 Ibid.
20
12

contingent, ergo… En d’autres termes : le principe de non-contradiction n’est pas


premier, mais dérivé de la nécessaire contingence de toute chose.

« Un étant contradictoire est absolument impossible, parce qu’un


étant, s’il était contradictoire, serait nécessaire. […] et cela pour une
raison précise : c’est qu’un tel être ne pourrait devenir autre qu’il est
parce qu’il n’aurait aucune altérité en laquelle devenir. Supposons en
effet que l’étant contradictoire existe : que pourrait-il bien lui arriver ?
Pourrait-il passer dans le non-être ? Mais il est contradictoire : s’il lui
arrivait de n’être pas, il continuerait d’être en tant même qu’il n’est
pas, puisqu’il se conformerait de la sorte à son essence paradoxale. […]
Or un étant nécessaire est absolument impossible, donc la
contradiction l’est aussi. »21

Clarum per obscurius ! A vrai dire, nous y perdons notre latin. Il nous
semble que c’est de deux choses l’une : ou bien tout est possible, ou bien non. Si
oui, alors le contradictoire est possible. Si non, il ne l’est pas, mais alors la thèse
principale de Meillassoux est fausse (car il y a une solidarité logique entre « tout
est possible » et « tout est contingent »). Son principe ne peut pas être à géométrie
variable, avec des épicycles ad hoc quand les conclusions l’importunent. En outre,
à supposer même qu’on admette l’idée d’une exception, la raison que Meillassoux
trouve d’approuver le principe de non-contradiction nous paraît fort peu
convaincante : si, ce qu’à Dieu ne plaise, une carpe était aussi lapin, en quoi cela
devrait-il entraîner l’existence nécessaire de la carpe-lapin ? Mystère. Et que veut
dire une phrase comme : « s’il lui arrivait de n’être pas, il continuerait d’être en
tant même qu’il n’est pas » ? Ici, les catégories logiques s’affolent et le texte semble
écrit pour nous rendre fous. Qu’un principe aussi évident que le principe de non-
contradiction soit suspendu à une thèse aussi peu crédible que l’absence de toute
nécessité, voilà qui revient à mettre le monde à l’envers.

Mais il faut continuer, et répondre à la question : « Pourquoi y a-t-il


quelque chose plutôt que rien ? » C’est ce que fait Meillassoux dans son deuxième
corollaire.

1.6.2. Deuxième corollaire de la contingence universelle : il existe


nécessairement quelque chose

Estimant avoir établi que tout est contingent, Meillassoux poursuit sa


progression. Il commence par affecter cette affirmation d’un opérateur modal de
nécessité : il est nécessaire que tout soit contingent. Meillassoux affirme ainsi que
21 AF, p. 91 et 94
13

la facticité n’est pas elle-même un fait brut, mais une nécessité absolue. Il appelle
l’énoncé de ce point le « principe de factualité ».22 Il s’agit selon lui de « la seule
nécessité absolue accessible à une spéculation non-dogmatique : la nécessité, pour
ce qui est, d’être un fait. »23 A vrai dire, cela nous paraît étrange. Il nous
semblerait plus cohérent avec son système24 d’affirmer que la contingence
universelle est un fait brut –ni nécessaire ni contingent, mais tout simplement
« hors modalité ». Et non qu’il s’agit d’une nécessité. Mais passons. Le gros
morceau est à venir. Tout comme Anselme se faisait fort de démontrer l’existence
nécessaire de Dieu à partir de la considération de son idée, Meillassoux tente de
tirer l’existence nécessaire de quelque chose à partir de la considération de la
contingence universelle. C’est ce que nous appellerons l’argument ontologique
meillassouxien. Il se formule de la façon suivante sous la plume de Meillassoux :

« Il est nécessaire qu’il y ait quelque chose et non pas rien, parce qu’il
est nécessairement contingent qu’il y ait quelque chose et non quelque
autre chose. La nécessité de la contingence de l’étant impose
l’existence nécessaire de l’étant contingent.» 25

Ce qui donne en clair :

1. Pour tout X et pour tout Y, il est nécessairement contingent que X ou Y


existe
2. Donc il existe nécessairement X ou Y

Et plus simplement encore, car Y ici ne sert à rien :

1. Pour tout X, nécessairement X est contingent


2. Donc nécessairement il existe un X contingent

Ce raisonnement est invalide. A vrai dire, nous avons peine à croire que
Meillassoux ait vraiment eu l’intention de soutenir un tel paralogisme. Mais
comme c’est bel et bien ce qu’il a écrit, nous sommes obligés de faire avec. De cet
argument, nous dirons donc la chose suivante : la nécessité modale présente dans
la première proposition ne qualifie pas l’existence de quoi que ce soit, mais
seulement le lien entre la contingence modale et l’existence de toute chose
quelconque ; elle ne saurait donc impliquer l’affirmation d’existence contenue

22 AF, p. 107 :
23 AF, p. 107
24 De son point de vue, en effet, il semble que le principe de nécessitation (qui permet d’affirmer la nécessité

de toute modalité) ne puisse pas valoir puisqu’il suppose une objectivité absolue des modalités logiques ;
pour nous en revanche, qui sommes réalistes naïfs, le principe vaut ; et si par impossible nous pensions que
tout est contingent, nous devrions affirmer que c’est une nécessité.
25 Quentin MEILLASSOUX, Après la finitude, [2006], p. 103
14

dans la seconde proposition. La première proposition dit en substance : si quelque


chose existe, ce quelque chose est nécessairement contingent. On ne peut pas en
déduire que quelque chose existe. On se demande comment Meillassoux, qui tire à
boulets rouges sur l’argument ontologique, a pu en concevoir pour son propre
compte une version aussi parodique. On peut certes contester l’argument
d’Anselme, et nourrir quelques doutes sur l’opération qui consiste à déduire
l’existence d’un être à partir de la considération de sa définition ; mais dans le cas
d’Anselme, la définition a au moins l’avantage de contenir l’idée d’existence
nécessaire. Combinée avec les axiomes du système S5, cette dernière peut conduire
à une affirmation existentielle, attendu que « si un être nécessaire est possible,
alors il existe ». Encore faut-il établir cette possibilité : c’est la croix des partisans
de l’argument ontologique modal, hardiment prise sur leurs épaules par Leibniz et
Gödel. Mais dans le cas de Meillassoux, nous n’avons rien de tout cela. Par quelle
règle d’inférence connue pourrait-on passer de l’affirmation selon laquelle il est
possible que tout soit nécessairement contingent à la conclusion qu’il existe
nécessairement des êtres contingents ? Mystère.

1.7. Critique de la thèse de Meillassoux sur l’existence nécessaire

Mais il faut aller un peu plus loin. Non seulement le raisonnement de


Meillassoux n’est pas valide, mais la thèse qu’il soutient est désespérée. Inutile
donc de chercher à le rafistoler : la fausseté de la conclusion est démontrable. Le
but de Meillassoux est en effet de prouver à la fois qu’il existe nécessairement
quelque chose, et que tout ce qui existe doit être contingent. Or, il nous semble
que ces deux thèses sont tout simplement incompatibles. Voici pourquoi : il est en
dernière instance impossible de fonder une nécessité existentielle sans l’appuyer
sur un être nécessaire. Si l’on parle de l’existence même des choses, délier la
nécessité de dicto (« il est nécessaire que… ») de toute nécessité de re (« il y a un
être qui existe nécessairement ») est impossible. Prenons un exemple : « Il est
nécessaire que tout morceau de charbon ait un poids ». Il s’agit là de l’affirmation
d’une nécessité de dicto. Cette nécessité n’implique absolument pas qu’il y ait un
poids nécessaire que devrait faire tout morceau de charbon. Autrement dit : le
poids déterminé d’un morceau de charbon n’a rien de nécessaire. Il n’y a pas de
nécessité de re affirmée dans cette phrase. Fort bien. Jusqu’ici on pourrait faire un
parallèle avec la thèse de Meillassoux : « Il existe nécessairement quelque chose,
mais ce quelque chose est contingent. » Le problème est que l’on ne peut pas
s’arrêter là. Car la nécessité de dicto ne tient pas en l’air toute seule ! Elle doit être
expliquée. Et c’est là que les difficultés commencent pour la thèse de Meillassoux.
S’il est nécessaire que tout morceau de charbon ait un poids, c’est parce que la loi
de la pesanteur est inéluctable, autrement dit parce qu’elle s’applique
nécessairement (certes en l’espèce pas d’une nécessité métaphysique, mais d’une
15

nécessité physique ou factuelle). Autrement dit, la nécessité de dicto se fonde


régressivement sur une nécessité de re (qui ne concerne pas le même objet, mais le
fondement de l’objet si l’on peut dire). Il en va ainsi dans toutes les affirmations
de nécessité de dicto portant sur l’existence de quelque chose. En l’occurrence, s’il
existe nécessairement quelque chose (Thèse n°1 de Meillassoux = TM1), il faut
supposer un être nécessaire qui fonde cette affirmation de dicto. Comment
expliquer en effet qu’il existe quelque chose dans tous les mondes possibles ? Sous
quelle contrainte ? Il faudrait pour cela que la négation des êtres contingents dans
un monde possible implique nécessairement l’existence d’autres êtres contingents
dans un autre monde. Mais aucune loi connue ne saurait fonder une telle
implication.

Faisons-nous bien comprendre : nous ne disons pas que la proposition


« Nécessairement, il y a au moins une chose qui existe » implique logiquement la
proposition « Il existe au moins une chose nécessaire ». Il est bien évident que :

(x)(x existe)

n’implique pas :

(x)(x existe)

Mais cela ne veut pas dire qu’il soit impossible de passer de l’une à l’autre
moyennant la prise en compte d’informations supplémentaires sur les variables et
les prédicats concernés. Ce n’est pas parce qu’il est sophistique de passer
directement de 1a première à la deuxième proposition que tout raisonnement qui
part de la première et arrive à la deuxième est nécessairement sophistique.
Prenons un exemple :

Pour tout étudiant, il y a un livre que cet étudiant lit : eL (e lit L)

Vous n’avez certes pas le droit d’en conclure que :

Il y a un livre que lisent tous les étudiants : Le (e lit L)

Ce serait commettre le sophisme de permutation de quantificateurs. Mais


admettons que vous appreniez que dans le pays dont on parle, la seule solution
technique pour que chaque étudiant ait un livre consiste à faire un tirage d’un
unique livre. Dans ce cas, compte tenu de ces nouvelles informations, la première
proposition implique la deuxième : si chaque étudiant a un livre dans le pays en
question, c’est qu’ils lisent tous le même.
16

En l’occurrence, nous soutenons qu’une réflexion bien menée sur ce


qu’implique l’hypothèse d’une contingence universelle nous amène à comprendre
que la seule solution pour qu’il existe nécessairement quelque chose est qu’il existe
un être nécessaire. Nous ne le concluons pas à la faveur d’une erreur de logique,
par laquelle nous serions passés indûment de la proposition de dicto à la
proposition de re. Nous le concluons parce que nous pensons qu’une analyse des
conditions concrète la nécessité existentielle de dicto dans tous les mondes possibles
conduit à comprendre qu’elle ne peut se fonder que sur une nécessité existentielle
de re. Bref, si l’on admet la première partie de la thèse de Meillassoux, on doit donc
conclure à la fausseté de la deuxième partie, selon laquelle tout ce qui existe est
contingent (Thèse n°2 de Meillassoux = TM2).

Voyons maintenant précisément pourquoi.

On peut démontrer la fausseté de la thèse de Meillassoux de manière plus


formelle en recourant à la sémantique des mondes possibles. On dira ainsi :

1. Si quelque chose est contingent, il existe dans le monde actuel, mais il y a


un monde possible où il n’existe pas [définition]
2. Si quelque chose est nécessaire, il existe dans tous les mondes possibles. Il
n’y a pas de monde où il n’existe pas. [définition]
3. Si quelque chose est possible, il y a au moins un un monde où il existe.
[définition]
4. Si nécessairement tout est contingent (TM2), alors il y a un monde possible
où rien n’existe (un « monde vide »). On peut argumenter ce point ainsi :
a. Si nécessairement tout est contingent, alors dans tous les mondes
possibles où il existe quelque chose, ce qui existe est contingent [par
2]
b. Nier l’existence de quelque chose n’implique pas d’affirmer
l’existence de quoi que ce soit d’autre.26 [prémisse]
c. Si un monde est uniquement composé d’êtres contingents, il y a un
monde possible où aucun de ces êtres n’existe [par 1 et b]
d. La négation conjointe de tous les contenus contingents est possible et
elle n’implique pas l’existence de quoi que ce soit d’autre [par b et c]
26 C’est le ressort principal de l’argument dit de la « soustraction », Cf. T. BALDWIN "There might be
nothing", Analysis 56, pp. 231-238, dont voici les trois premières prémisses :
i. Il pourrait exister un monde comprenant un nombre fini d’objets concrets
ii. Chacun de ces objets concrets pourrait ne pas exister
iii. La non-existence d’un quelconque de ces objets ne rend pas nécessaire l’existence d’une quelconque
autre chose.
On peut lire la célèbre « critique de l’idée de néant » instruite par BERGSON dans L’évolution créatrice comme
une contestation de l’argument de la soustraction. Cette critique nous paraît infondée. Nous renvoyons à
l’excellente mise au point de Jacques MARITAIN dans La Philosophie bergsonienne, études critiques, ch. III :
« L’être par soi et l’être contingent – L’idée du néant » OC, t. 1, Editions Saint Paul, 1986, pp. 129-143.
17

e. Donc si nécessairement tout est contingent, il y a un monde vide de


tout contenu.
5. Si nécessairement il existe quelque chose (TM1), alors il existe quelque chose
dans tous les mondes possibles (il n’y a pas de « monde vide »), et TM2 est
fausse. Par ailleurs, nous venons de voir que si TM2 est vraie, alors TM1 est
fausse (4)
6. Donc TM1 et TM2 sont contradictoires entre elles.

Une fois établie la contradiction entre les deux thèses de Meillassoux, il s’ensuit
immédiatement que la nécessité existentielle de dicto implique la nécessité
existentielle de re. Autrement dit, l’affirmation qu’il existe nécessairement quelque
chose suppose –contrairement à ce que soutient Meillassoux- qu’il existe quelque
chose de nécessaire.

7. Nécessairement, il existe quelque chose (nécessité existentielle de dicto =


TM1).
8. Donc il n’y pas de monde vide.
9. Or, si nécessairement tout est contingent (TM2), il y a un monde vide.
10. Conclusion : il est faux que tout soit contingent : il existe au moins un être
nécessaire (nécessité existentielle de re = TM2).

Si l’on refuse la sémantique des mondes possibles (c’est-à-dire l’utilisation des


modalités métaphysiques et du système modal S5), il est possible de procéder
autrement, en adoptant une définition plus légère de la contingence –celle du sens
commun et de Thomas d’Aquin- autrement dit : est contingent tout être qui naît
et meurt, autrement dit tout être corruptible par décomposition. Dans ce système,
on dira « nécessaire » tout être indépendant et indestructible, n’ayant ni
commencement ni fin.

On dira alors la chose suivante :

1. Si tout est contingent, tout ce qui est à l’instant t a le potentiel réel de


disparaître
2. Si tout a le potentiel de disparaître, cela signifie qu’il n’existe pas de
matière première incorruptible (pas d’être nécessaire, dans l’acception du
sens commun)
3. S’il n’y a pas de matière première incorruptible, c’est de deux choses l’une :
ou bien il existe une régression à l’infini dans l’ordre de la causalité
matérielle, de telle sorte que toute matière a une matière ad infinitum.
Autrement dit tout est composé et rien n’est simple. Ou bien il existe une
matière première corruptible, c’est-à-dire en l’espèce susceptible de
18

s’annihiler (c’est-à-dire de disparaître purement et simplement, sans


décomposition).
4. La première hypothèse est absurde : une régression à l’infini dans l’ordre des
causes hiérarchiques est impossible.27
5. La seconde hypothèse aboutit à ceci : s’il existait une matière fondamentale
corruptible, alors il ne devrait plus rien exister maintenant. On le démontre
ainsi :
a. S’il existe une matière fondamentale corruptible, la totalité de ce qui
est peut réellement retourner au néant.
b. En un temps infini, toutes les potentialités s’actualisent.
c. Le monde existant depuis un temps infini (présupposé par
Meillassoux), tout devrait avoir eu le temps de retourner au néant.
d. Ex nihilo nihil fit.
e. Donc il ne devrait rien exister maintenant.
6. Conclusion : si tout est contingent, alors il n’existe pas nécessairement
quelque chose ; et s’il existe nécessairement quelque chose, alors tout n’est
pas contingent. Bref, TM2  TM1 et TM1  TM2.

On remarquera au passage que la seule façon de sauver les deux thèses de


Meillassoux est de nier purement et simplement la proposition [d] (ex nihilo nihil).
Ce que Meillassoux est tout disposé à faire, puisqu’il défend le « principe
d’irraison », c’est-à-dire la génération spontanée de tout à partir de rien.

1.8. Quelques précisions sur la possibilité du néant absolu

On pourrait trouver que nos arguments constituent de bien fastidieux détours.


Ne suffisait-il pas de démontrer qu’il est impossible que tout soit contingent, en
arguant du principe de raison ? Il est vrai que nous serions allés plus vite ; mais il
nous paraissait intéressant, plutôt que d’en venir directement à des preuves de
l’existence d’un être nécessaire, d’insister sur le caractère contradictoire de la thèse
meillassouxienne, prise dans ce qu’elle a d’original, à savoir : l’affirmation
conjointe d’une nécessité existentielle de dicto et d’une contingence universelle de
re. Cela étant prouvé, nous pouvons compléter le tableau et sortir du mode
conditionnel : non seulement il est incohérent d’affirmer conjointement que le
néant est impossible et que tout est contingent, mais il faut trancher en faveur de
la première affirmation contre la seconde. Nous soutiendrons en effet qu’il est
impossible que tout soit contingent, ce qui implique évidemment qu’il existe au

27La nature discrète de la réalité physique au niveau fondamental nous semble en effet la thèse la plus
plausible, et ce pour deux raisons essentielles : 1) les régressions causales infinies que suppose l’hypothèse de
continuité rendent la causalité impossible ; 2) la constitution de l’espace par des points sans extension nous
paraît impossible. Cela n’implique pas que la réalité matérielle fondamentale soit de nature corpusculaire.
19

moins un être nécessaire, et par voie de conséquence que le néant est impossible.
Comme on voit, la voie la plus naturelle pour établir l’impossibilité du néant est de
la déduire de l’existence d’un être nécessaire à laquelle nous aura conduit la
considération des êtres contingents, et non d’une contradiction interne à idée de
néant elle-même.

Soyons un peu plus précis. Il n’est pas possible, à notre sens, de trouver une
contradiction prima facie dans l’hypothèse du néant. De prime abord, le néant ne
paraît pas inconcevable (inimaginable, sûrement, mais pas inconcevable : on ne
peut pas visualiser le néant ; en revanche, on peut concevoir la négation de la
totalité de l’être). Simplement, il se trouve qu’il y a des êtres contingents. Et, par
application du principe de raison, cela suffit à nous mettre sur la piste d’un être
nécessaire. Il en ressort évidemment, après examen, que le néant est bel et bien
impossible. L’alternative est alors la suivante : ou bien l’être nécessaire est
impossible et le néant est nécessaire ; ou bien l’être nécessaire est possible (donc
réel) et le néant est impossible. Mais comme il est difficile d’établir a priori la
possibilité de l’être nécessaire, tout comme il est difficile d’établir l’impossibilité a
priori du néant, nous sommes contraints de passer par la considération de la
situation actuelle : l’existence d’êtres contingents. Il se trouve d’ailleurs qu’avec
un peu de réflexion, et sans forcément faire intervenir un argument cosmologique
classique, on peut montrer la contradiction interne de la thèse affirmant la
contingence universelle. Cette thèse prend deux formes. Soit on dit, comme
Meillassoux, qu’il est nécessaire que tout soit contingent. Soit on dit qu’il est
contingent que tout soit contingent. Meillassoux refuse cette dernière formulation,
car il voit bien où elle mène : s’il est contingent que tout soit contingent, cela
signifie qu’un être nécessaire est possible. Or si un être nécessaire est possible, alors
il existe. Meillassoux est donc bien avisé de recourir à l’autre version ; elle permet
d’affirmer que s’il est nécessaire que tout soit contingent, alors tout est contingent
dans tous les mondes possibles. Malheureusement, il y a un problème. Cette
proposition n’implique nullement qu’il existe nécessairement quelque chose, mais
seulement qu’il est nécessaire que tout ce qui existe soit contingent. Il faut donc
dire : tout est contingent dans tous les mondes possibles où il existe quelque chose.
Or, justement, comme nous pensons l’avoir montré, si tout est contingent, un
monde vide est possible. C’est là que la thèse de l’universelle contingence atteint
son point d’autodestruction : si un monde vide de tout être contingent est possible,
il doit lui-même être contingent (nous savons qu’il ne peut être nécessaire puisque
le monde actuel n’est pas vide). Cela signifie qu’on doit pouvoir penser ce monde
vide comme potentiellement non vide. Mais où trouvera-t-on le fondement de ce
jugement de possibilité ? Où trouvera-t-on le vérifacteur de cette potentialité ? Il
ne peut s’agir ni d’un être contingent (le monde vide en étant dépourvu), ni du
néant (de rien, rien ne sort). Dès lors, une seule solution : si le monde vide de tout
être contingent est contingent, c’est qu’il existe un être nécessaire pour fonder
20

cette possibilité ! Et si un être nécessaire existe dans ce monde-là, il existe dans


tous les mondes possibles. Bilan : la simple possibilité d’un monde vide de tout
être contingent suppose l’existence d’un être nécessaire. La thèse de l’universelle
contingence impliquant la possibilité d’un monde vide, elle implique sa propre
négation. Elle s’autodétruit. On retrouve ainsi, par un détour inattendu, la tertia
via de Thomas d’Aquin : si tout était contingent, le néant absolu serait possible, et
si le néant était possible, il n’y aurait effectivement rien (car le néant serait
nécessairement toujours déjà advenu). Comme il y a quelque chose, on peut donc
conclure que le néant est impossible et qu’il existe un être nécessaire :

« Si tout peut ne pas exister, à un moment donné, rien n’a existé. Or, si
c’était vrai, maintenant encore rien n’existerait ; car ce qui n’existe pas
ne commence à exister que par quelque chose qui existe. Donc, s’il n’y a
eu aucun être, il a été impossible que rien commençât d’exister, et ainsi,
aujourd’hui, il n’y aurait rien, ce qu’on voit être faux. Donc, tous les
êtres ne sont pas seulement possibles [scil. « contingents » sous la plume
de Thomas d’Aquin], et il y a du nécessaire dans les choses. » 28

Le corollaire de cette conclusion est que la seule solution pour que le néant soit
actuel est qu’il soit nécessaire. Mais si c’était le cas, nous ne serions pas là pour le
penser.

1.9. L’Hyper-Chaos : Dieu caché de Meillassoux ?

Reprenons le fil. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Alors même
que Meillassoux soutient qu’il n’existe absolument rien de nécessaire, il semble se
renier aussitôt lorsqu’il en vient à évoquer l’ « Absolu » qu’il a découvert, et qu’il
nomme « l’Hyper-Chaos ». Ecoutons plutôt :

« Si nous regardons au travers de la fente ainsi ouverte sur l’absolu,


nous y découvrons une puissance plutôt menaçante –quelque chose de
sourd, capable de détruire les choses comme les mondes ; capable
d’engendrer des monstres d’illogisme ; capable aussi bien de ne jamais
passer à l’acte ; capable certes de produire tous les rêves, mais aussi
tous les cauchemars ; capable de changements frénétiques et sans
ordre, ou, à l’inverse, capable de produire un univers immobile
jusqu’en ses moindres recoins. Comme une nuée porteuse des plus
28 Thomas D’AQUIN, Somme théologique, I, 2, 3. Sur cet argument célèbre, on lira avec profit Robert E.
MAYDOLE, « The Modal Third Way », International Journal for Philosophy of Religion, 47, 1-28, [2000] qui en
construit une version modale, exempte des faiblesses de la version d’origine (exempte en particulier du
sophisme par permutation de quantificateurs (quantifier shift fallacy) dont on soupçonne classiquement la
tertia via).
21

féroces orages, des plus étranges éclaircies, pour l’heure d’un calme
inquiétant. »

Tout se passe comme si Meillassoux, rattrapé par la logique, finissait


comme malgré lui par reconnaître la vérité de l’implication qu’il avait d’abord
niée. A savoir : qu’il ne saurait y avoir nécessairement quelque chose en l’absence d’un
être nécessaire. Cet être nécessaire, c’est l’Hyper-Chaos. Contemplons quelques
instants les attributs que suppose implicitement la description qu’en donne
Meillassoux : l’Hyper-Chaos étant doté d’un pouvoir causal, il doit être une entité
concrète et non une abstraction, ni un flatus vocis (qui sont dépourvus de toute
efficace). Etant tout-puissant, il ne saurait dépendre de quoi que ce soit d’autre
que lui. Il est donc sans partie, c’est-à-dire absolument simple (tout être composé
dépend de la combinaison de ses parties). En outre, si l’Hyper-Chaos pouvait ne
pas exister (s’il était contingent, autrement dit), cela voudrait dire qu’il a été
produit par l’Hyper-Chaos ou que l’Hyper-Chaos lui suscitera un successeur,
puisque l’Hyper-Chaos, selon Meillassoux, est l’origine absolue de tout le reste.
Dès lors ce serait de deux choses l’une : ou bien l’Hyper-Chaos serait cause de lui-
même (se tirant lui-même du néant), ce qui est absurde ; ou bien nous devrions
reconnaître que ce que nous avions nommé « Hyper-Chaos » dans un premier
temps ne l’était pas. Cette deuxième solution est seule acceptable. Dès lors, il
apparaît, par récurrence, que l’Hyper-Chaos ne peut pas être contingent. Il s’agit
donc bien d’un être nécessaire, seule à même de garantir qu’il y ait toujours
quelque chose, et non pas rien.29 Meillassoux prend toutefois grand soin de
dépouiller ce dieu honteux de tous les attributs qui le rendraient trop
reconnaissable. Il s’agira donc, sous le pseudonyme d’ « Hyper-Chaos », d’un dieu
aveugle, brutal, sans bonté ni sagesse, menaçant perpétuellement l’univers de sa
fureur destructrice.

« Une Toute-Puissance égale à celle du Dieu cartésien, pouvant toute


chose, même l’inconcevable. Mais une Toute-Puissance non normée,
aveugle, extraite des autres perfections divines, et devenue autonome.
Une puissance sans bonté ni sagesse, inapte à garantir à la pensée la
vérité de ses idées distinctes. »

29 Certains lecteurs de Meillassoux pourraient nous objecter que ce dernier prend parfois le soin d’identifier
l’Hyper-Chaos au Temps (avec une majuscule), et non à une entité concrète. Le problème est que cette
identification n’allège pas les difficultés mais les aggrave : d’abord, notre argument par récurrence s’y
applique aussi bien ; en conséquence, il faut considérer que le « Temps » existe nécessairement ; ensuite, le
« Temps » n’étant pas une chose mais la mesure du changement des choses, on ne voit pas comment il
pourrait être un principe d’explication de l’existence des choses. Comment peut-on faire d’un épiphénomène
des choses l’origine de leur existence ? Si le temps est nécessaire de re, il tire cette nécessité d’autre chose que
de lui-même. Ou alors, il faut supposer que le Temps est une substance autonome, productrice des réalités
physiques... Sauf à renoncer au principe d’inconcevabilité, cela paraît difficilement envisageable.
22

Mais ce faisant, Meillassoux nous semble avoir concédé l’essentiel : l’être


nécessaire est aveugle, mais il existe. Au passage, Meillassoux laisse apparaître par
contraste la conception qu’il se fait du Dieu du théisme classique. Il semble en
effet penser que poser l’existence de Dieu implique la nécessité absolue de toutes
choses :

« Si toute métaphysique dogmatique se caractérise par la thèse qu’au


moins un étant est absolument nécessaire, on comprend que la
métaphysique culmine dans la thèse suivant laquelle tout étant est
absolument nécessaire. »30

Or cette thèse nous semble fausse. Si fausse que la contingence radicale est
le point de départ de tout argument cosmologique. Mais d’où vient cette erreur
chez Meillassoux ? L’ignorance n’est pas une hypothèse plausible ; Meillassoux
sait bien que les théistes classiques -Avicenne, Anselme, Thomas d’Aquin, Duns
Scot, Samuel Clarke- ont tous expressément affirmé la contingence métaphysique
de l’Univers (ni plus ni moins que Boutroux et Meillassoux). Seul Spinoza a nié la
contingence, mais il est aussi, ce n’est pas un hasard, le seul grand métaphysicien à
avoir refusé le théisme classique et l’idée de création ex nihilo. Meilleure
hypothèse : Meillassoux estime que les théistes ont mal mesuré les implications de
leur affirmation du principe de raison. Ils n’auraient pas vu, à la différence de
Spinoza, que l’existence d’un être nécessaire implique, du fait de la rigueur du
principe de raison, la nécessité de tout ce qui découle de lui. Le nécessitarisme
universel serait ainsi une conséquence immanquable de la position d’une première
cause nécessaire (c’est ce que l’on appelle parfois dans la littérature métaphysique
la « catastrophe modale »). On oppose ainsi que si l’univers contingent avait sa
raison d’être dans un être nécessaire, il serait lui-même nécessaire. Car, dira-t-on,
les propositions déduites de propositions nécessaires sont elles aussi nécessaires (s’il
est nécessaire que p et que p implique q, alors il est nécessaire que q). Or, l’univers
étant contingent, il y aurait contradiction à dire qu’il a été causé par un être
nécessaire. Il faudrait donc conclure que si l’univers est contingent, il ne peut
avoir été causé que par un être contingent.31 Nous contestons ce point. Ici, il y a
une confusion entre l’implication logique et le lien causal. Requérir une cause
nécessaire ultime n’implique absolument pas qu’elle doive annuler la contingence
de l’univers en lui apportant une explication de type déductif. C’est l’existence de
la cause première qui est nécessaire, pas son action. La contingence de l’univers ne
saurait lui être ôtée ; elle est radicale. Et même si sa cause est nécessaire en elle-
même, elle ne lui communique pas sa propre nécessité, car les effets ne découlent pas
d’une cause nécessaire comme les théorèmes découlent des axiomes. Il y a un instant,

30AF, p. 46
31C’est en substance l’argument de P. VAN INWAGEN dans An Essay on Free Will, Oxford University Press,
1983, pp 202-204
23

nous avons dit : « S’il est nécessaire que p et que p implique q, alors il est
nécessaire que q. » C’est vrai. Mais la cause première n’implique pas l’univers. Elle
le cause, ce qui différent. Les raisons qui portent les théistes à poser l’existence
d’un être nécessaire n’impliquent nullement que l’action de cet être soit elle-même
nécessaire. Elles les portent au contraire à supposer en lui une action libre. Et ce
pour deux raisons : d’abord parce que l’univers est contingent ; il serait donc
absurde d’annuler cette contingence au moment d’en fournir l’explication ; il faut
donc supposer que l’univers n’a pas émané de manière nécessaire d’un être
nécessaire, auquel cas nous serions conduits à le reconnaître comme lui-même
nécessaire, mais qu’il en a surgi par mode de création libre ; ensuite parce qu’un
être nécessaire ne peut pas produire quoi que ce soit d’aussi nécessaire que lui.
L’être absolument nécessaire étant unique, simple et infini (du fait même de sa
nécessité absolue), il ne peut rien causer d’absolument nécessaire –sauf à se causer
lui-même, ce qui est absurde. Bref, un être absolument nécessaire ne peut causer
que des êtres contingents. C’est d’ailleurs, chose amusante, ce que requiert
Meillassoux de son propre absolu hyper-chaotique :

« Il y a quelque chose que notre savoir principiel nous garantit comme


étant absolument impossible, même pour la toute-puissance du Chaos :
ce quelque chose, que le Chaos jamais ne pourra produire, c’est un
étant nécessaire. Tout peut se produire, tout peut avoir lieu – sauf
quelque chose de nécessaire. »32

Meillassoux ne semble pas voir que cette impossibilité pour le principe de


créer quelque chose de nécessaire n’a rien de contradictoire avec l’affirmation
selon laquelle l’action de cet être doit fournir l’explication des êtres
contingents. Pour y voir une contradiction, répétons-le, il faut présupposer qu’une
explication suffisante est forcément une raison nécessitante. Mais ce présupposé
est très contestable : explication causale et implication logique ne sauraient être
confondues.33 L’existence d’une cause première métaphysiquement nécessaire n’a
pas pour conséquence la nécessité de ses effets. Dans le cas qui nous occupe, l’effet
rend nécessaire l’existence de sa cause, mais la cause ne rend pas nécessaire
l’existence de son effet. Tout cela, bien sûr, Meillassoux le refuse et sa conclusion
est explicitement athée : en dépit des implications que nous avons essayé de
mettre en évidence, Meillassoux maintient la contingence universelle et sous-
entend la contingence radicale de l’Hyper-Chaos.

32AF, p. 89
33Sur les versions non-nécessitaristes du principe de raison, compatibles avec l’interprétation indéterministe
du formalisme quantique, on lira avec intérêt les réflexions de J.J. HALDANE dans J.J.C. SMART & J.J.
HALDANE, Atheism and Theism, Blackwell, 1996, p. 139 et d’Alexander R. PRUSS dans The Principle of
Sufficient Reason : A Reassessment, 2006, pp. 119-125 ; 184-185.
24

On l’aura compris, nous ne sommes pas convaincus par la construction


intellectuelle de Meillassoux. Le problème principal, à notre sens, est qu’il part de
prémisses fausses. Dès lors, avec une redoutable cohérence, il cherche à résoudre
des problèmes qui ne se posent pas, enserré dans des jeux de contraintes qui sont
des tigres de papier. La principale fausse prémisse, selon nous, réside dans
l’acceptation de l’argument de Berkeley. Nous proposons ci-dessous une voie pour
en sortir, et rejoindre plus facilement le « Grand Dehors ».

2. UNE AUTRE VOIE POUR RETROUVER LE « GRAND DEHORS »

2.1. Réfutation de l’argument de Berkeley

L’argument de Berkeley selon lequel l’indépendance du réel à l’égard de la


pensée est impensable (et donc impossible, par application du principe
d’inconcevabilité) ne nous paraît pas convaincant du tout. On peut l’attaquer de
plusieurs façons.

2.1.1. L’argument de Berkeley repose sur une confusion grammaticale

On peut d’abord soutenir que Berkeley joue sur les mots. Cet argument
grammatical, développé par A. N. Prior 34, consiste à remarquer que Berkeley
confond deux propositions différentes:

1. X conçoit qu'il puisse exister un arbre qui n'est pas conçu.


2. Il existe un arbre qui est conçu par X et qui n'est pas conçu.

Il est clair que la seconde proposition est contradictoire : un arbre ne peut


pas être à la fois conçu et non conçu. La première proposition, en revanche, n’est
pas absurde puisqu’elle n'attribue rien de contradictoire au sujet "arbre". Toute la
ruse de Berkeley est de réduire la première à la deuxième, et d’accuser ainsi son
interlocuteur réaliste de proférer des inepties. On peut ajouter avec Zoltan Szabo35
qu'il y a une différence entre concevoir et concevoir que. Concevoir une chose suppose
une intuition directe, tandis que concevoir qu'une chose puisse être telle ou
telle n'engage qu'une intention signitive, une ‘visée à vide’ pour parler comme les
phénoménologues. On pourrait se contenter de ces quelques remarques, mais il nous
semble intéressant de creuser un peu plus.

34A.N. PRIOR, “Berkeley in Logical Form” [1955], Theoria 21, pp. 117-122
35Zoltan SZABO, “Sententialism and Berkeley’s Master Argument” [2005] Philosophical Quarterly, 55, pp.
462-474
25

2.1.2. L’argument de Berkeley est une tautologie vide

Tout ce que démontre Berkeley, c’est qu’il est impossible de se représenter


quoi que ce soit sans… se le représenter. Ce qui est vrai, mais pas très informatif.
Il dit en effet aux réalistes : « Vous croyez que le réel existe indépendamment de
votre pensée ? Eh bien, essayez de penser l’existence du réel indépendamment de
votre pensée ! » Et il triomphe en s’écriant : « Vous voyez bien, c’est impossible,
vous y pensez ! » Mais c’est absurde : l’argument présuppose que le réel se réduit à
sa représentation, ce qu’il est justement censé démontrer. C’est donc une pétition
de principe. Il est indéniable que nous ne saurions concevoir un objet indépendant
de toute conception sans le concevoir d’une façon ou d’une autre, mais cela
n’implique pas que de tels objets ne puissent pas exister indépendamment de cette
pensée. Être indépendant ne signifie pas être inaccessible à l’intelligence. Pour que
l’implication souhaitée par Berkeley soit valide, il faut ajouter une prémisse selon
laquelle une chose se réduit à sa représentation.

D’où vient cette thèse étrange ?

2.1.3. L’argument de Berkeley repose sur un défaut d’analyse


phénoménologique

Certains trouvent son origine dans une erreur phénoménologique dans la


description de l’intentionnalité. La thèse idéaliste est, en effet, que nos impressions
sont les objets de notre connaissance. Or c’est faux. Les impressions sont la
matière de notre perception et non leur objet : l’effet que nous font les choses n’est
pas ce que nous connaissons, mais ce par quoi nous connaissons les choses elles-
mêmes.36 Les impressions tactiles que j’ai en exerçant une légère pression sur une
pierre ne sont pas l’objet de ma connaissance ; je ne touche pas mes impressions
tactiles ; ces dernières sont le medium à travers lequel se découvre à moi la
résistance de la pierre, qui seule est l’objet propre de ma connaissance et me
dévoile bel et bien une propriété de la chose elle-même. Cette remarque est pleine
de vérité, mais elle n’est pas décisive : on peut en effet corriger cette erreur tout en
demeurant idéaliste ; l’objet devient alors un objet transcendantal = X, une sorte
de foyer imaginaire de toutes nos impressions. Husserl en donne l’exemple, même
s’il en résulte un idéalisme beaucoup plus alambiqué et par la même encore moins
crédible que la version d’origine.
36 Comme le disait synthétiquement Thomas D’AQUIN, « Species, quae est in visu, non est quod videtur, sed est
quo visus videt; quod autem videtur est color, qui est in corpore » In de anima, n°718. Encore plus laconique sur
le sujet, on peut lire G. FREGE : « je ne vois pas mes sensations, je les ai. » (« La Pensée » in Ecrits logiques et
philosophiques, Seuil, 1971) Pour de longs développements sur le sujet, on pourra lire Husserl, Idées directrices
pour une phénoménologie, [1913], Gall. 1950, §85, pp. 287 sq.
26

2.1.4. La racine de l’argument de Berkeley, c’est le dualisme galiléen

Si l’on s’interroge sur l’origine de la prémisse qui nous occupe


(réel=représentation), on tombe sur ce qui constitue sans doute la racine la plus
profonde de l’idéalisme : l’affirmation d’un fossé ontologique infranchissable entre
la matière et l’esprit. Il suit de cette scission radicale que nos impressions
conscientes ne sauraient être causées par quoi que ce soit de matériel, d’où l’on
peut conclure que les seuls objets de notre connaissance sont nos impressions et
qu’elles ne renvoient à rien au-delà d’elles-mêmes (sinon de manière indirecte et
hypothétique, par le biais d’hypothèses métaphysiques assez peu crédibles, comme
l’harmonie préétablie de Leibniz ou l’occasionnalisme de Malebranche). En
conséquence, une fois admise cette scission, Berkeley est fondé à affirmer que les
objets de notre connaissance n’ont pas d’existence en dehors de l’esprit qui les
pense. La matière est une abstraction impossible et inutile. Il n’y a rien de bleu
« derrière » la sensation de bleu. La sensation en acte épuise la nature de la chose
connue. Bref, esse est percipi. Pour s’extraire de cette ornière, il convient
évidemment de renoncer au cartéso-galiléisme, qui réduit l’être des corps à ce que
la science mathématisée en connaît, et renouer avec une philosophie pré-moderne
de la corporéité sensible. Ce n’est pas le lieu d’un tel exposé. Une chose à retenir en
tout cas : une fois posé le dualisme, l’alternative est simple : ou bien l’idéalisme
spiritualiste qui n’a plus vraiment besoin de l’existence du monde matériel, ou bien
l’éliminativisme, qui nie l’existence de la conscience. Tout le reste est littérature. Qui
refuse cette alternative mortelle doit rompre en visière avec l’ontologie moderne.37

2.2. Un argument en faveur du réalisme

Mais n’y a-t-il pas un moyen d’argumenter positivement en faveur du


réalisme, c’est-à-dire autrement qu’en montrant la faiblesse des arguments
idéalistes ? Rien n’est moins sûr. La thèse réaliste est qu’un tel argument est non
seulement inutile mais impossible, dans la mesure où l’existence du monde
extérieur est une croyance vraie de base, non susceptible d’une quelconque
dérivation à partir d’une croyance plus fondamentale. Le mouvement d’humeur
typiquement réaliste, c’est de taper du poing sur la table en disant que le scandale

37 On peut voir à l’œuvre cette rupture chez quelques philosophes contemporains : Michael LOCKWOOD,
Mind, Brain and the Quantum, Oxford, Blackwell [1989]; David CHALMERS, The Conscious Mind [1996];
Thomas NAGEL, Mind and Cosmos : Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost
Certainly False, Oxford University Press [2012]. Il n’est pas inintéressant de signaler qu’aucun de ces auteurs
n’est théiste; ce n’est donc pas un agenda religieux qui les pousse à cette remise en cause radicale du
matérialisme. Au demeurant, beaucoup de théistes s’accommodent fort bien du dualisme, c’est-à-dire de
l’ontologie galiléenne des corps, à commencer par Richard Swinburne et Alvin Plantinga.
27

n’est pas qu’on n’ait jamais réussi à prouver l’existence du monde extérieur, mais
qu’on en demande des preuves ! Mais si l’on y tient, on peut développer un
argument à l’usage de ceux qui sont encore enfermés dans la cellule
représentationnelle : il consiste à présenter l’existence du réel non-pensé ou non-
perçu comme la meilleure hypothèse explicative de notre expérience sensorielle.
Même s’il est impossible de prouver de manière déductive que le réel existe bien
derrière nos perceptions (et que nous ne sommes pas des cerveaux dans des cuves,
comme dans le film Matrix, ou des esprits purs en contact direct avec Dieu,
comme dans le système de Berkeley), il reste que c’est tout de même l’hypothèse la
plus probable. Pourquoi ? Eh bien parce qu’elle est à la fois la plus simple et la
plus apte à rendre compte des faits. Les hypothèses idéalistes (qu’elles soient
matérialistes comme celle de Matrix ou immatérialistes, comme celle de Berkeley)
supposent un arrière-monde beaucoup plus difficile à admettre que l’hypothèse
réaliste et qui ne survit pas au passage du rasoir d’Occam. L’hypothèse « Matrix »
suppose l’existence d’un monde matériel encore plus complexe que le monde
prétendument illusoire que serait le nôtre, et une hypothèse historique aussi
gratuite qu’invérifiable pour expliquer la production artificielle du second par le
premier. Le principe d’économie nous impose de préférer l’explication la plus
simple. Quant à l’hypothèse immatérialiste, elle suppose que Dieu ait pris la peine
de nous tromper de manière systématique, en inventant un monde matériel
illusoire où les relations causales sont purement apparentes, comme dans un dessin
animé : ainsi, dans le monde de l’idéalisme absolu, comme dans Mickey, ce n’est
pas le moteur qui fait avancer la voiture, ni la dynamite qui fait sauter la banque
puisqu’aucun processus chimique ni mécanique ne s’y déroule vraiment. C’est une
simple illusion. La différence, c’est que dans Mickey, le dessin animé imite le réel,
tandis que dans l’idéalisme absolu, il faut supposer que notre monde illusoire imite
un monde qui n’existe pas. Il faut donc supposer la conception par Dieu d’un
monde physique purement théorique où des interactions physiques réellement
efficientes auraient lieu si ce monde existait, et à la ressemblance illusoire duquel le
nôtre est formé. Par exemple : il faut que Dieu ait conçu la photosynthèse, la
division cellulaire, la digestion comme étant un ensemble de processus physico-
chimiques dont nous devons penser qu’ils ont une importance pour notre vie, alors
même qu’ils n’en ont en réalité aucune, puisqu’ils n’existent pas. Cela paraît pour
le moins alambiqué. Le plus simple est tout de même de supposer que nos
perceptions renvoient à un monde réel, où des interactions physiques ont vraiment
lieu. Nous en conclurons que ce réel existe bel et bien et que nous en apprenons
quelque chose au moyen de nos facultés naturelles.
28

2.3. Que connaissons-nous ?

Entendons-nous bien : nous ne nions pas que notre constitution puisse avoir
un effet sur l’image que les choses impriment en nous ; la composition et la
structure de nos récepteurs sensoriels prédéterminent l’ampleur de notre spectre
sensitif et l’effet que nous feront certaines substances est relatif à la physiologie de
nos organes. Il est bien évident qu’une chauve-souris n’a pas le même paysage
sensoriel qu’un être humain. Mais dirons-nous pour autant que la chauve-souris ne
perçoit pas le monde tel qu’il est, mais seulement tel qu’il lui apparaît ? Cette
opposition n’a pas de sens. Être un sonar doté de conscience fait sûrement un drôle
d’effet, inimaginable pour nous, mais ce n’est pas un argument contre le fait qu’il
est sûrement très informatif d’être un sonar. Les conditionnements subjectifs ne
permettent pas de conclure que nous ignorons la réalité de choses, ou que l’effet
que nous font les choses ne nous apprend rien sur les choses en soi. On peut
seulement en conclure que la perception est partielle, et qu’elle est se fait toujours
depuis une certaine perspective.38 Mais cela ne signifie pas qu’elle nous maintienne
dans l’ignorance de ce que sont les choses. Il y a loin de la reconnaissance de ce
genre de conditionnement à l’affirmation kantienne selon laquelle nous ne
connaissons pas les choses en soi, mais seulement les phénomènes. Il est au
demeurant tout à fait étrange d’affirmer, en présentant cela comme une thèse
originale, que nous connaissons les choses telles qu’elles nous apparaissent. Car
enfin c’est la définition même de la connaissance ! La manière dont les choses nous
affectent n’est pas d’abord un obstacle à la connaissance que nous en prenons,
mais notre seule voie d’accès vers elles.

Les choses existent indépendamment de notre pensée et l’effet qu’elles nous


font nous révèle quelque chose de ce qu’elles sont en soi. Quoi donc ? Nous dirons
avec Russell39 que nous connaissons de manière approximative la structure
mathématisable des choses, leurs fonctions, leurs relations causales, comme le
prouvent les prédictions surprenantes des meilleures théories scientifiques, même
si leur substance intrinsèque nous demeure impénétrable (il faudrait pour la
connaître devenir les choses elles-mêmes).40 Inutile donc, de sacrifier le principe de
concevabilité pour retrouver le « Grand Dehors » ; inutile a fortiori de jeter
également par-dessus bord le principe de raison suffisante ! Il est heureux que le
réalisme ne doive pas être payé à ce prix.

38 Cf. David ODERBERG, “Perceptual Relativism”, Philosophia : Philosophical Quarterly of Israel, [1986],
XVI, pp.1-9.
39 Bertrand RUSSELL, The Analysis of Matter, Kegan Paul, 1927.
40 Sur le réalisme scientifique, et sa variété structurale, nous ne pouvons mieux faire que renvoyer à quelques

références : James LADYMAN “Science, metaphysics and structural realism”, Philosophica, 67, 2001, pp. 57-
76 et plus récemment, Claudine TIERCELIN, Le ciment des choses : petit traité de métaphysique scientifique
réaliste, Ithaque, 2011, § 3.4.
29

Répétons-le : nous n’avons aucun motif sérieux de révoquer en doute le


principe de raison. Sous sa formulation causale –« tout être métaphysiquement
contingent a une cause »- ce principe nous paraît très difficile à mettre en
question. Les arguments les plus courants, tirés soit de la catastrophe modale que
nous avons évoquée plus haut, soit de la physique quantique, n’atteignent que les
versions excessivement fortes du principe (« toute proposition contingente/tout
événement contingent a une explication nécessitante ») mais pas la version plus
faible que nous avons retenue, qui ne porte que sur l’existence des entités
concrètes. Qu’on présente ce dernier comme une évidence première de la raison ou
comme un résultat inductif hyper-robuste, une chose est sûre : la charge de la
preuve incombe à ceux qui voudraient le révoquer, et elle nous paraît écrasante.41

2.4. Réalisme + Principe de raison = Théisme classique

Les conséquences de la position classique que nous adoptons ne sont


évidemment pas anodines. Si l’on est réaliste et que l’on accepte le principe de
raison -même sous une version « faible »- on est rapidement conduit à démontrer
l’existence d’un être nécessaire, au moyen d’une quelconque version de l’argument
cosmologique.42 Le cercle corrélationnel étant défait, le principe de raison
s’applique aux choses elles-mêmes. Dès lors, l’Univers au lieu d’être considéré
comme un fait brut ne demandant aucune explication, en appelle une, comme
n’importe quelle entité concrète métaphysiquement contingente. Par exemple de
la manière suivante :

1. Toute situation contingente a une explication causale


2. Il existe des êtres contingents
3. L’existence de la somme totale des êtres contingents est une situation
contingente
4. L’existence de la somme totale des êtres contingents a donc une explication
causale
5. Si elle existe, la cause explicative de l’existence de la somme totale des êtres
contingents ne saurait résider dans un être contingent
6. Ce qui n’est pas contingent est nécessaire

41 Sur la solidité du principe de raison, on lira Alexander R. PRUSS, "Ex Nihilo Nihil Fit: Arguments New
and Old for the Principle of Sufficient Reason", in Causation and Explanation (ed. Campbell, O'Rourke,
Silverstein), MIT Press, 2007, pp. 291-301. Pour une étude très fouillée, on pourra lire, du même, The
Principle of Sufficient Reason : A Reassessment, Cambridge University Press, 2006.
42 Le meilleur philosophe athée contemporain, Quentin Smith, est parfaitement d’accord sur ce point. Cf.

Quentin SMITH, "A Defense of a Principle of Sufficient Reason", in Metaphilosophy, vol 26, 1-2 pp. 97–106,
1995. Entre les théistes sérieux et les athées sérieux, il y a divergence sur l’identité de l’être nécessaire. Pas
sur son existence.
30

7. Il existe un être nécessaire, cause explicative de l’existence de la somme


totale des êtres contingents.

L’argument étant valide, si l’on veut contester la conclusion, il faut s’en


prendre aux prémisses. La n°2, la n°5 et la n°6 sont trop évidentes pour être
discutées. Reste donc la n°1 et la n°3. La prémisse n°1 énonce le principe de
raison ; pour le nier, il faut de bonnes raisons (autres que le simple désir d’éviter
une conclusion déplaisante). Mais quelle raison pourrions-nous exhiber ? A notre
sens, la charge de la preuve incombe à notre adversaire, et elle est écrasante. On
peut certes écarter les versions trop fortes du principe de raison, mais on aura plus
de mal à congédier les versions plus prudentes, qui se gardent de confondre
explication causale et implication logique nécessitante. Ex nihilo nihil reste un
principe solide, contre lequel les spéculations sur le thème de l’indétermination
quantique ne peuvent pas grand’chose. On pourrait aussi nous opposer que le
principe de raison ne vaut qu’à l’intérieur du monde contingent : il y aurait des
explications causales dans le monde, mais pas d’explication causale du monde.
Tout ce qui est contingent à l’intérieur de l’univers aurait une cause, mais
l’univers contingent lui-même n’en aurait pas. Cette objection revient à invoquer
une exception.43 Mais de quel droit ? Il nous paraît trop visible qu’il s’agit d’une
exception ad hoc, destinée à dissimuler une pétition de principe, à savoir qu’il
n’existe rien en dehors de l’univers. Mais c’est justement ce qui est en question !
On se rabattra alors sur la proposition n°3. On contestera alors que l’existence de
la somme totale des êtres contingents, ou de leur série temporelle, soit une
situation contingente ayant besoin d’une explication. Il y a plusieurs façons de le
faire, soit en invoquant une régression causale infinie qui fournirait une sorte
d’auto-explication interne à la série elle-même, soit en accusant cette prémisse de
reposer sur un sophisme de composition (du type « une plume est légère, donc un
gros sac de plume est léger »). Il nous semble toutefois que ces objections sont
inopérantes : la régression causale infinie n’est pas possible, en dernière instance
parce qu’elle se réduit à la causalité circulaire 44 ; quant au sophisme de
composition, ce n’est pas un sophisme formel, mais matériel, qui dépend du
caractère expansif ou non des propriétés agrégées ; or, la contingence est une
propriété expansive (comme la couleur dans « tous les carreaux de la salle de bain
sont bleus, donc la salle de bain est bleue »). En effet, aucune disposition
structurelle de la collection des êtres contingents ne saurait faire disparaître cette
propriété ; il s’agit d’une propriété absolue et non relative aux effets de structure,
à la différence du prix ou de la forme géométrique. On pourrait même formuler
l’argument en disant que la somme totale des êtres est un être : à quoi on
43 Sur le caractère arbitraire de toute exception a priori à l’application du principe de raison, voir Michael
DELLA ROCCA, « PSR », Philosophers' Imprint, vol. 10, no. 7, pp. 1-13, July 2010. On pourra lire aussi
Timothy O’CONNOR, « Is God’s Necessity Necessary », in Philosophia Christi, vol. 12, n.2, 2010, pp. 309-310.
44 Sur ce point, Cf. Alexander R. PRUSS, « The Hume-Edwards Principle and the Cosmological Argument »,

[1998], p. 149-165
31

objecterait immédiatement qu’une telle proposition est absurde, puisqu’elle


suppose que l’ensemble de tous les êtres est membre de lui-même (ce qui présente
des inconvénients très lourds, que Russell a mis en évidence). Mais il faudrait
répondre à cette objection que nous ne sommes pas en train de parler d’un
ensemble logique, mais d’un agrégat concret. Pour le décrire, on applique la
théorie de la relation du tout et de ses parties (méréologie) et non la théorie des
ensembles. Or, en méréologie, on peut sans contradiction parler d’un objet
contingent universel, dont tous les êtres contingents sont une partie et qui n’est
lui-même la partie de rien sinon de lui-même. On peut en effet considérer cet
agrégat comme un être, sans s’exposer au paradoxe de Russell, car la relation
partie/tout est réflexive, à la différence de la relation d’appartenance à un
ensemble : la fusion de tous les êtres est un être, qui fait partie de lui-même.45

Il existe bien sûr d’autres formes d’argument cosmologique, mais le ressort est
toujours le même : s’il existe des êtres contingents, alors il doit exister un être
nécessaire, pour en rendre ultimement raison. La conclusion, si l’on pousse
l’analyse, est que la seule explication de l’existence des êtres contingents est
l’action libre d’un être nécessaire.46

3. INTERPRETATION GENERALE DE L’ENTREPRISE


MEILLASSOUXIENNE

Nous voudrions proposer pour finir une interprétation générale de


l’entreprise de Meillassoux. Autant le dire d’emblée, cette dernière nous paraît
déterminée en dernière instance par des préoccupations idéologiques.
Fondamentalement, Meillassoux conçoit son travail comme un combat contre les
ténèbres de la Superstition, une lutte contre l’Infâme :

« Aussi longtemps que nous croirons qu’il doit exister une raison à
l’être-ainsi de ce qui est, nous alimenterons la superstition, c’est-à-dire
la croyance en une raison ineffable de toute chose »47 […] « le religieux
sous toutes ses formes, y compris les plus inquiétantes »48

45 Sur le principe de fusion, central en méréologie, on pourra lire Paul HOVDA, « What is classical
mereology ? » in Journal of Philosophical Logic, Springer 2008.
46 Quelques arguments a contingentia mundi récents : Robert C. KOONS, “A New Look at the Cosmological

Argument,” American Philosophical Quarterly 34 (1997): pp.193-212; Richard M. GALE and Alexander R.
PRUSS, “A New Cosmological Argument,” Religious Studies 35 (1999): pp. 461-76; Joshua RASMUSSEN, “A
New Argument for a Necessary Being,” Australasian Journal of Philosophy 89 (2010): pp. 351-356; Emanuel
RUTTEN, A Critical Assessment of Contemporary Cosmological Arguments: Towards a Renewed Case for
Theism, Amsterdam: VU University, 2012; Martin LEMBKE, Non-Gods and God : A Cosmontological Treatise,
Lund University Publications, 2012.
47 AF, p. 111
48 AF, p. 111
32

Dans la mesure où Meillassoux prétend lui aussi dénoncer l’idéologie, et


même l’éradiquer définitivement, il ne sera pas inutile de définir nos termes. Nous
entendrons ici par « idéologie » tout corps de doctrine métaphysique, morale voire
politique admis sans preuve, et auquel un auteur donné accorde une valeur telle
qu’aucune raison ne saurait valoir contre.49 Nous dirons ensuite qu’un projet
philosophique est déterminé en dernière instance par l’idéologie lorsque les points
de départ ou les points d’arrivée du système –ce qui revient au même- sont admis
par pétition de principe et commandent tout le reste. La philosophie n’est dès lors
plus qu’une servante. Ancilla ideologiae. Comme on s’en doute, Meillassoux définit
l’idéologie de manière très différente : pour lui, il s’agit de tout corps de doctrine
qui présente comme nécessaire des choses qui sont en réalité contingentes
(Meillassoux pense sans doute aux lois de l’économie, à la différence des genres, à
la nature). Lisons plutôt :

« Le refus du dogmatisme est la condition minimale de toute critique


des idéologies, pour autant qu’une idéologie n’est pas identifiable à
n’importe quelle représentation leurrante, mais à toute forme de
pseudo-rationalité visant à établir que ce qui existe effectivement doit
de toute nécessité exister. La critique des idéologies, qui consiste au
fond toujours à démontrer qu’une situation sociale représentée comme
inévitable est en vérité contingente, épouse essentiellement la critique
de la métaphysique, entendue comme production illusoire d’entités
nécessaires. Nous n’entendons pas mettre en cause, en ce sens, la
péremption contemporaine de la métaphysique. Car un tel
dogmatisme, qui prétend que ce Dieu, puis ce monde, puis cette
Histoire, et pour finir ce régime politique actuellement effectif doit
nécessairement être, et être tel qu’il est, un tel absolutisme semble bien
relever d’une époque de la pensée à laquelle il n’est ni possible ni
souhaitable de revenir. »50

La thèse de Meillassoux étant que tout est nécessairement contingent, on


comprend qu’il considère avoir théoriquement extirpé jusqu’aux dernières
radicelles de toute idéologie passée, présente et à venir. Mais, à bien y réfléchir, sa
définition est étrange : il est certes grave de faire passer pour nécessaires des choses
contingentes ; mais pourquoi seulement cela ? Il est également grave de faire
passer pour contingentes des choses nécessaires. Et, de manière générale, grave de
faire passer pour vraies des affirmations fausses. Bizarrement, Meillassoux adopte

49 Cette définition, volontairement très pauvre, se borne à caractériser l’idéologie par son effet au sein d’un
discours philosophique ou scientifique. De ce point de vue, l’idéologie se ramène à la pétition de principe ou
au préjugé.
50 AF, p. 47
33

une définition extrêmement restrictive de l’idéologie, en la cantonnant à un


certain type d’erreur, sans doute sous l’influence de l’exemple favori de la
sociologie freudo-marxiste.51 Notre définition, de son côté, ne préjuge pas de
l’allure du faux. L’idéologie a un champ très large : c’est le non-examiné, en tant
qu’il commande à la raison. Reprenons le fil. Nous allons voir que Meillassoux, à
la manière de Kant, travaille sous forte contrainte. Traçons rapidement le
parallèle.

Kant devait trouver la solution d’un système d’équations, pris comme un


jeu de contraintes admises a priori :

1. Les affirmations de la science sont fondées : le déterminisme est vrai


2. L’empirisme est vrai : l’expérience ne nous donne rien d’universel et
nécessaire
3. La liberté absolue de la volonté existe (car sinon, la loi morale serait une
illusion)

Pour concilier ces trois points, Kant dut inventer l’ « idéalisme


transcendantal », solution aussi élégante qu’invraisemblable, puisqu’elle implique
l’irréalité du temps, de l’espace et des relations de causalité, le réglage des choses
sur la connaissance et non le contraire. De toute évidence, le problème était mal
posé. Il fallait refuser tout ou partie des contraintes (quant à nous, nous
refuserions l’empirisme, au motif de sa fausseté démontrable par auto-réfutation
et peut-être bien la liberté absolue de l’arbitre, au motif de son impossibilité).

Meillassoux, quant à lui, doit concilier les thèses idéologiques suivantes :

1. Les affirmations de la science, et singulièrement les énoncés


« ancestraux » ont une portée réaliste.
2. Le réalisme « naïf » doit être refusé car il conduit directement à la
reconnaissance d’un être nécessaire.
3. L’existence d’un être nécessaire est moralement inacceptable, car elle est
le soutien de toutes les idéologies (qu’il faut rejeter).

51 Nous risquons l’hypothèse suivante : c’est de cette définition restrictive de l’idéologie comme
« naturalisation du culturel » (et donc nécessitation du contingent) que Meillassoux tire sa passion morale
pour la contingence radicale. Pour lui, la nécessité de re, c’est le Mal. Il est tout de même douteux que Marx
ait jamais tiré de telles conséquences métaphysiques de sa critique de l’économie politique. Ce qui comptait,
pour lui comme pour n’importe quel philosophe (Aristote par exemple), était de reconnaître comme
nécessaire ce qui est nécessaire et comme contingent ce qui est contingent –pas d’éradiquer toute nécessité de
re, ni même d’éradiquer l’idée de nature humaine. N’y a-t-il pas quelque chose d’atrocement idéologique à
considérer, par exemple, qu’une différence naturelle est purement culturelle ?
34

Pour honorer ce redoutable cahier des charges idéologique, Meillassoux est


contraint d’inventer le « matérialisme spéculatif », qui consiste à renier le principe
de raison au profit d’un principe d’ « irraison » et à affirmer que « tout est
possible » (donc que tout est contingent).

Dans le cas de Meillassoux comme dans celui de Kant, le prix de la


résolution du problème –en dernière instance défini par des impératifs extra-
logiques- nous paraît totalement exorbitant. Il est évident, selon nous, que la
simple vue de l’addition doit nous porter à contester au moins l’une des prémisses.
Mais le poids de l’idéologie est trop fort ! Meillassoux sait où mènent les évidences
rationnelles, et il ne veut pas y aller. Il lui faut donc sacrifier la raison. On
comprendra mieux pourquoi en précisant encore un peu les choses.

On peut supposer que Meillassoux est parti de la doctrine standard du


matérialisme athée: 1° l’univers physique est l’être nécessaire ; 2° l’esprit est
réductible aux interactions neuronales. Nul besoin de Dieu ni de l’âme pour
expliquer quoi que ce soit. Mais Meillassoux, qui est bon philosophe, s’est
rapidement avisé de la fausseté de ces deux thèses centrales de la vulgate
matérialiste : 1° l’univers physique et ses lois, bien loin d’être nécessaires, sont
radicalement contingents (la lecture d’Emile Boutroux semble avoir beaucoup
compté pour Meillassoux52) ; 2° l’esprit –sous la forme de la conscience qualitative
ou phénoménale- est irréductible à toute configuration physique (il faut, au
minimum, opter pour le dualisme des propriétés53). Où cela mène-t-il ? Eh bien,
mais c’est trop clair : par simple application du principe de raison, ces deux
constats devaient mener Meillassoux à l’abandon du matérialisme athée : si
l’esprit est irréductible à la matière, le physicalisme est faux ; et si l’univers est
contingent, alors il a sa raison d’être en dehors de lui-même, dans un être
nécessaire. C’est ici que se noue la tragédie. Ces conclusions étant idéologiquement
inacceptables (ne sont-elles pas le fourrier de la Réaction ?), il n’y a qu’une
solution : abolir le principe de raison. Impavide, Meillassoux ne recule pas devant
ce parricide suprême et, par un retournement ironique de l’Histoire, sacrifie sans
trembler le grand principe de Lucrèce –ex nihilo nihil fit- sur l’autel du
matérialisme athée. Le principe de raison, qui longtemps servit à critiquer la
superstition, se trouve dénoncé comme un pilier de la Réaction. Ce tragique
holocauste, acte ultime de la foi athée, débouche sur une vision fantastique du
monde, où tout problème théorique peut être résolu par l’invocation ad hoc d’un
miracle. Un miracle sans Dieu, c’est-à-dire un miracle sans cause. Il nous semble

52Emile BOUTROUX, De la contingence des lois de la nature [1845]


53Tout comme Meillassoux, nous tenons cette irréductibilité pour rigoureusement démontrée. On lira sur ce
point David CHALMERS, The Conscious Mind [1996], qui réfute de manière à notre avis définitive toutes les
tentatives de réduction physicaliste (éliminativisme, fonctionnalisme, émergentisme, survenance logique,
higher-order thougt, etc.).
35

difficile de ne pas y voir le summum de l’inintelligible. Car nous sommes alors au-
delà du surnaturel : nous passons carrément dans la magie.54

Meillassoux a mis en pratique ce « magisme » généralisé en diverses


occasions : il l’applique ainsi au problème des qualia en considérant que
l’irréductibilité de la conscience aux interactions physiques n’implique pas la
fausseté de l’ontologie physicaliste, mais seulement la fausseté du principe ex
nihilo nihil. Dès lors, l’apparition de la conscience est censée s’expliquer par un
pur et simple surgissement ex nihilo.55 Il résout de la même façon le problème de
l’apparition de la vie : bien conscient de la redoutable difficulté de la thèse d’une
origine abiotique des organismes vivants (pour des raisons d’improbabilité et de
complexité spécifique), Meillassoux conclut à leur génération spontanée sans
aucune raison d’aucune sorte.56 Il va jusqu’à envisager la possibilité de la
résurrection des corps et même, ultime prouesse du mirabilisme sans limite,
l’apparition spontanée d’un dieu contingent –monstruosité logique ! 57

Le problème est que tous ces miracles sont infiniment plus incroyables que
n’importe quel miracle divin, puisqu’ils sont dépourvus de toute cause, qu’elle soit
matérielle, efficiente ou finale. Le credo de l’athéisme meillassouxien est en effet
que quelque chose peut être créé pour rien, à partir de rien et par rien. Thèse
centrale de ce que l’on pourrait appeler la Free Lunch Metaphysics, cette
philosophie qui prétend obtenir quelque chose pour le prix du néant.

Si cette plongée résolue dans la magie est le prix à payer pour éviter le
théisme, il faut se rendre à l’évidence : nous devons à Quentin Meillassoux la plus
formidable reductio ad absurdum de l’athéisme jamais parue en langue française.

Frédéric GUILLAUD

54 On pourrait donner à ce magisme toutes sortes de noms empruntés à la tradition philosophique : asharisme
athée, malebranchisme sans Dieu, humisme dogmatique…
55 Cf. « Temps et surgissement ex nihilo », conférence donnée à l’Ecole normale supérieure le 24 avril 2006,

accessible ici : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=701


56 Cf. « Potentiality and Virtuality », in The Speculative Turn, Repress, Melbourne, 2011, pp. 224-236.
57 Cf. « Deuil à venir, Dieu à venir », in Critique, janvier-février 2006, n°704-705.

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