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De fait, si l’on part du principe esse est percipi, on est contraint de nier
l’existence des choses lorsque personne n’est là pour les percevoir. Les variétés
d’idéalisme moins radicales sont également touchées par le problème : ainsi
l’idéalisme kantien rend-il incompréhensible l’existence d’un temps antérieur à
l’apparition de l’humanité, source originaire de toute temporalité. Cette difficulté
traverse enfin toute la phénoménologie jusqu’au relativisme post-moderne.
Comment interpréter l’existence des fossiles quand on est kantien ? Quel statut
donner aux descriptions du passé antérieur à l’émergence de la conscience quand
on est berkeleyen ? Peut-on dire que Ramsès II est mort de la tuberculose quand
on croit que la tuberculose n’existait pas avant sa découverte ? Nous avouerons
n’avoir pas de réponse4…
2 Georges BERKELEY, Principes de la connaissance humaine [1710], § 23, trad. Berlioz, GF 1991, pp. 77-78
3 Les raisons logiques de ce refus ne sont pas vraiment explicitées ; les motifs idéologiques de ce rejet, en
revanche, forment le présupposé de l’ouvrage. L’impossibilité de la métaphysique réaliste est constamment
présentée par Meillassoux comme une évidence, une sorte d’acquis du Progrès, dont il suggère à de
nombreuses reprises les implications morales : on sent bien, à le lire, que la métaphysique a partie liée avec
tout ce que la Terre a pu porter de moins recommandable. Les bénéfices moraux de l’abandon de la
métaphysique suffisent ainsi à le justifier, sans qu’il soit besoin de l’argumenter théoriquement. Le primat de
l’éthique nous semble évident chez Meillassoux, comme chez Kant. Pour Meillassoux, la métaphysique ne
saurait soutenir ce que la morale réprouve.
4 Si d’aventure le lecteur doute que des philosophes puissent sérieusement poser de tels problèmes, voici
« Notre démarche est homologue à celle que suit Descartes […] Nous
tentons en effet à son exemple de nous extraire d’un cogito, en
accédant à un absolu susceptible de fonder le discours (ancestral) de la
science. Mais ce cogito n’est plus le cogito cartésien : c’est un « cogito
corrélationnel », qui enferme la pensée dans un vis-à-vis avec l’être,
qui n’est qu’un face-à-face masqué de la pensée avec elle-même.6 »
comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui ne serait vue par personne. La nébuleuse de Laplace n’est
pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde culturel. » M. HENRY, « Philosophie et
subjectivité » in De la subjectivité, tome II : « Constamment je fais l’épreuve du monde, je fais l’épreuve de ce
sol sur lequel mon pied se pose. Mais le sol, lui, ne s’éprouve pas lui-même, il n’est rien pour lui et ainsi il n’est
rien. […] la subjectivité est ce qui me donne le monde à chaque instant et, si nous entendons par monde le
tout de ce qui est, elle est le fondement de toutes choses, l’absolu auquel elles renvoient toutes et sans lequel
elles ne seraient pas. » (c’est nous qui soulignons). On lira aussi Bruno LATOUR, qui donne un bon exemple de
relativisme post-moderne dans « Ramsès II est-il mort de la tuberculose ? », La Recherche, mars 1998,
n° 307, p. 84-85. Constamment, la ratio cognoscendi des choses est confondue avec leur ratio essendi : bref,
pour tous ces auteurs, esse est percipi (aut percipere).
5 Pour une critique au vitriol de ces malheureux philosophes, on lira Vladimir I. LENINE, Matérialisme et
seulement que les formes de l’objet sont relatives au sujet connaissant, mais son
existence même. Comment Meillassoux va-t-il s’en sortir ?
Voyons cela.
7 Nous devons ici dire notre dette : c’est au lumineux article de Thibaut GIRAUD et Raphaël MILLIERE
« After Certitude : On Meillassoux’ Logical Flaws » (draft 2012, lisible ici :
http://www.atmoc.fr/resources/Giraud-Milliere-AfterCertitude.pdf) que nous devons d’avoir compris
l’importance de ce principe dans la construction argumentative de Meillassoux. Nous ne suivons toutefois
pas GIRAUD et MILLIERE dans leurs conclusions sceptiques.
5
Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est bien la seule voie ouverte à
Meillassoux. Comme on l’aura remarqué, le réalisme ne peut pas être déduit de
manière catégorique de ce raisonnement, mais seulement affirmé comme une
possibilité. Car si la conjugaison de 1 et 2 implique déductivement l’impossibilité
du réalisme, la simple négation de 2 (en 2*) ne permet pas de déduire la nécessité
du réalisme, mais seulement, de manière abductive, sa possibilité.8 Il convient ici
de préciser ce que l’on entend par fausseté du principe de concevabilité (pris sous
la forme qui nous intéresse ici à savoir : « Tout ce qui est inconcevable est
impossible ») : il y a en effet deux façons de nier une proposition universelle (Tout
X est Y) : soit affirmer la proposition contraire (Tout X est non-Y), soit affirmer
la proposition contradictoire (Quelque X est non-Y). En l’occurrence, on peut
vouloir dire que TOUT ce qui est inconcevable est possible, ou bien que QUELQUE
inconcevable est possible. Or, pour pouvoir conclure que tous les énoncés de la
science ont une possible portée objective, Meillassoux doit prouver l’universelle
négative. Mais il nous semble que Meillassoux ne prouve en réalité que la
particulière. Ses conclusions sont donc, en toute rigueur, invalides : il a seulement
le droit d’affirmer qu’il peut exister des énoncés ayant une portée objective, mais
sans qu’on sache a priori lesquels. Toutefois, pour les besoins de l’exposé, et pour
ne pas abandonner trop vite notre lecture, nous fermerons les yeux sur ce
problème. On dira alors que les assertions de la science sur le monde physique (par
exemple les « propositions ancestrales » qu’affectionne Meillassoux) ont une
possible portée réaliste. Et comme notre propension à le croire est très forte, on
pourra conclure (à la faveur d’arguments de type « inférence à la meilleure
explication » ?) à leur très probable vérité objective. Que les choses soient claires :
suspendre la portée réaliste d’une proposition comme « Le Big Bang a eu lieu il y a
13,7 milliards d’années » à la négation du principe de concevabilité nous paraît
pour le moins extravagant, mais il semble bien que ce soit la seule façon de fonder
le réalisme dans le cadre du système de contraintes que Meillassoux s’est imposé.
8PI Réalisme, donc Réalisme PI, mais ( PI Réalisme). On peut, tout au plus, dire que si
PI, alors le réalisme est une hypothèse recevable dans le système de Meillassoux, c’est-à-dire dans un système
où l’on admet comme vrai le principe de Berkeley.
6
1.4.1. L’inconcevable est possible parce que le principe de raison est faux
Que cette remise en cause du principe de raison soit la solution pour fonder
la possibilité de l’impensable, Meillassoux l’affirme très clairement :
9 Cf. « Temps et surgissement ex nihilo » [2006], où Meillassoux montre que l’affirmation du principe de
raison découle en dernière instance de l’inconcevabilité du surgissement ex nihilo. Nous le suivons sur ce
point : ce qu’il y a de solide et d’irréductible dans le principe de raison trouve sa force dans l’impossibilité où
nous nous trouvons de concevoir le surgissement d’une détermination à partir de l’indéterminé absolu, c'est-
à-dire du néant. Voir plus loin.
10 AF, p. 77
7
raison ? En fait, il n’en est rien. Car Meillassoux ne nie pas que l’irraison du réel
soit impensable. Il affirme simplement que l’irraison, tout impensable qu’elle est,
est impliquée logiquement par la corrélation (nous allons voir pourquoi). Dès lors,
puisqu’elle est réelle, on doit conclure qu’elle est possible (sans avoir à passer par
la case de sa concevabilité). On pourrait tracer ici une analogie avec l’atemporalité
ou l’absolue simplicité de Dieu, qui tout inconcevables qu’elles soient en elles-
mêmes, sont présentées par la métaphysique comme les conclusions de déductions
logiques.11 Essayons de comprendre. Selon Meillassoux, la corrélation implique
que le Monde et ses lois sont des faits bruts. Les catégories, en effet, n’ont pas
d’application en dehors de la sphère corrélationnelle et ne sauraient donc
permettre d’en sortir pour poser une première cause nécessaire. Dès lors, il faut
considérer que le cercle corrélationnel et tout ce qu’il contient est absolument sans
raison. Tout est relatif à l’intérieur du cercle, mais le cercle lui-même est absolu.
Non pas absolu en cela qu’il se fonderait lui-même comme nécessaire (« à la
Hegel »), mais absolu en cela qu’il est absolument sans fondement. Si l’on nomme
cet ensemble « Univers », on dira alors que l’Univers tout entier est un fait brut.
On voudra dire par là qu’il est d’une contingence radicale, c'est-à-dire d’une
contingence plus profonde que celle qu’on attribue à certains phénomènes internes
au cercle corrélationnel : lorsque je dis qu’il est contingent que Socrate soit assis, je
veux simplement dire qu’il aurait pu se trouver debout s’il l’avait voulu (c’est ce
qu’on appelle la contingence métaphysique). Cela n’empêche évidemment pas que
la station assise de Socrate soit l’effet inéluctable d’une cause antécédente (c’est ce
que l’on appelle la nécessité physique). Par différence, la proposition 1+1=2
rapporte une situation idéale métaphysiquement nécessaire, sans cause physique.
Lorsque Meillassoux dit que l’Univers est contingent, cela signifie non seulement
que son existence n’a rien de nécessaire par soi, mais encore qu’elle n’a pas non plus
de cause ni de raison d’aucune sorte. Reprenons : ce qui est métaphysiquement
contingent à l’intérieur du cercle (Socrate assis) doit avoir une raison d’être à
l’intérieur du cercle et peut même s’avérer physiquement nécessaire (c'est-à-dire
nécessaire ex hypothesi) ; en revanche, le cercle lui-même et les lois de la nature qui
en décrivent la structure de fonctionnement, s’ils sont métaphysiquement
contingents, ne peuvent avoir de raison d’être, puisque les lois logiques qui nous
font exiger une raison n’ont pas d’application en dehors du cercle (l’en soi est pure
« factualité »). Ils n’ont a fortiori aucune explication physique (le Tout physique
ne peut pas se causer lui-même). Ils sont donc sans aucune explication possible,
d’aucune sorte. Or, si le cercle tient sans raison, cela signifie que l’absence de
raison n’est pas un obstacle à l’existence, mais au contraire qu’elle en est le sous-
bassement ultime. Le « fond sans fond » de toutes choses, y compris les lois de la
11Nous concédons ce point uniquement de manière dialectique, pour les besoins de notre exposé des thèses de
Meillassoux ; en réalité, l’intemporalité et la simplicité de Dieu sont seulement inimaginables, mais
nullement inconcevables (à la différence de la négation du principe ex nihilo nihil qui nous semble, en
revanche, imaginable mais inconcevable).
8
nature et les principes de la logique. Cela prouve ainsi que l’inconcevable par
excellence -être contingent et n’avoir pas de cause- est possible, puisqu’il est réel.
Nous disons « inconcevable par excellence », car il faut bien mesurer ce que
suppose la contingence-sans-cause : elle implique d’affirmer qu’un être aurait pu
ne pas exister (définition de la contingence) mais qu’il n’y a pourtant aucune
raison au fait qu’il existe (absence de cause). Autrement dit : le départ entre l’être
et le néant n’a tenu, littéralement, à rien. L’être est suspendu au néant. Ex
nihilo… aliquid. Dès lors, le grand principe meillassouxien peut être formulé :
« Tout peut très réellement s’effondrer– les arbres comme les astres,
les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques.
Cela, non en vertu d’une loi supérieure qui destinerait toute chose à sa
perte, mais en vertu de l’absence d’une loi supérieure capable de
préserver de sa perte quelque chose que ce soit. »13
12 AF, p. 82
13 A.F., p.73
14 Il faudrait traiter ici de la réponse que Meillassoux fait à l’objection de bon sens selon laquelle si le réel
n’était pas gouverné par le principe de raison, nous devrions vivre dans un monde chaotique (« si les lois
pouvaient effectivement se modifier sans raison, il serait ‘infiniment’ probable qu’elles se modifient
fréquemment » (AF, p.134)). Sa réponse consiste à dire que le raisonnement probabiliste ne peut pas
s’appliquer à la contingence radicale. Pourquoi ? Parce que, d’après lui, les éventualités possibles (les univers
possibles) ne peuvent pas composer une totalité pensable, ce qui rend impossible toute évaluation des
probabilités. Pour justifier ce point, Meillassoux recourt à des considération pythagorico-badiousiennes sur
le théorème de Cantor, censées « dévoiler la pensabilité mathématique de la détotalisation de l’être-en-tant-
qu’être » (AF, p.141). Ici, nous avouons humblement ne plus être capables de suivre. Que l’ensemble des
9
Nous passerons sur le fait que cet argument « immortaliste » nous semble
être un paralogisme16 ; l’essentiel, si nous ne voulons pas perdre le fil de notre
exposé, est de retenir que Meillassoux l’estime parfaitement valable. Dès lors, il est
évident -pour lui- que l’affirmation de la possibilité de la mort implique la fausseté
du principe de concevabilité. Mais, dira-t-on, comment Meillassoux fait-il pour
prouver la possibilité de la mort ? Chose surprenante, il argumente ici par le fait :
chacun sait que la mort est réelle, donc elle est possible ! Ergo, le principe de
nombres réels, à la différence de l’ensemble des nombres rationnels par exemple, soit indénombrable paraît
assez clair, mais que cela doive avoir des conséquences en matière cosmologique, en permettant d’établir par
exemple que le Multivers n’est pas un Tout, voilà qui l’est beaucoup moins. Comme disait David HILBERT, «
L’infini ne peut être trouvé nulle part dans la réalité. Il n’existe pas dans la nature […] Le seul rôle qui reste
à l’infini est celui d’une idée. » (« Über das Unendliche », in Mathematische Annalen (Berlin) vol. 95 (1926),
pp. 161-90.)
15 AF, p. 76
16 A notre sens, « Je n’existe pas » est effectivement une contradiction performative ; mais, pour quelqu’un
qui parle en 2014, « Je n’existerai pas en 2140 » n’en est pas une (non plus que « Je n’existais pas en 1225 »).
Il n’y a aucune « auto-contradiction » à penser sa propre annihilation. Elle est tout aussi pensable que
l’annihilation de n’importe quoi. Le fait que personne ne puisse constater sa propre mort permet peut-être
d’affirmer qu’elle « n’est rien pour nous », comme disait Epicure, mais cela ne la rend nullement impensable
tant que nous sommes vivants. Encore une fois, Meillassoux adopte comme point de départ de sa réflexion la
conclusion d’un mauvais argument idéaliste. Nous y reviendrons à propos de l’argument de Berkeley.
10
17 On peut, du point de vue de la forme, rapprocher cet argument de l’argument de G.E. MOORE contre
l’idéalisme (Proof of an External World [1939]) ou de l’argument de KANT en faveur de la liberté (Critique de
la raison pratique [1788]) : dans le cas de Moore, il s’agit d’admettre l’existence du monde comme une
prémisse infiniment plus probable que n’importe quelle prémisse sceptique et, dans le cas de Kant, de
prendre la loi morale comme un factum rationis irrécusable, présupposant -et donc prouvant par là même-
l’existence de la liberté. De même, Meillassoux utilise la certitude de notre mort comme une massue contre
l’idéalisme.
18 « Question canonique et facticité », p. 149
11
« Il faut donc admettre que ce qui est inconcevable pour moi peut en
droit effectivement advenir dès lors que rien ne peut m’assurer du
contraire. »19
19 Ibid.
20
12
Clarum per obscurius ! A vrai dire, nous y perdons notre latin. Il nous
semble que c’est de deux choses l’une : ou bien tout est possible, ou bien non. Si
oui, alors le contradictoire est possible. Si non, il ne l’est pas, mais alors la thèse
principale de Meillassoux est fausse (car il y a une solidarité logique entre « tout
est possible » et « tout est contingent »). Son principe ne peut pas être à géométrie
variable, avec des épicycles ad hoc quand les conclusions l’importunent. En outre,
à supposer même qu’on admette l’idée d’une exception, la raison que Meillassoux
trouve d’approuver le principe de non-contradiction nous paraît fort peu
convaincante : si, ce qu’à Dieu ne plaise, une carpe était aussi lapin, en quoi cela
devrait-il entraîner l’existence nécessaire de la carpe-lapin ? Mystère. Et que veut
dire une phrase comme : « s’il lui arrivait de n’être pas, il continuerait d’être en
tant même qu’il n’est pas » ? Ici, les catégories logiques s’affolent et le texte semble
écrit pour nous rendre fous. Qu’un principe aussi évident que le principe de non-
contradiction soit suspendu à une thèse aussi peu crédible que l’absence de toute
nécessité, voilà qui revient à mettre le monde à l’envers.
la facticité n’est pas elle-même un fait brut, mais une nécessité absolue. Il appelle
l’énoncé de ce point le « principe de factualité ».22 Il s’agit selon lui de « la seule
nécessité absolue accessible à une spéculation non-dogmatique : la nécessité, pour
ce qui est, d’être un fait. »23 A vrai dire, cela nous paraît étrange. Il nous
semblerait plus cohérent avec son système24 d’affirmer que la contingence
universelle est un fait brut –ni nécessaire ni contingent, mais tout simplement
« hors modalité ». Et non qu’il s’agit d’une nécessité. Mais passons. Le gros
morceau est à venir. Tout comme Anselme se faisait fort de démontrer l’existence
nécessaire de Dieu à partir de la considération de son idée, Meillassoux tente de
tirer l’existence nécessaire de quelque chose à partir de la considération de la
contingence universelle. C’est ce que nous appellerons l’argument ontologique
meillassouxien. Il se formule de la façon suivante sous la plume de Meillassoux :
« Il est nécessaire qu’il y ait quelque chose et non pas rien, parce qu’il
est nécessairement contingent qu’il y ait quelque chose et non quelque
autre chose. La nécessité de la contingence de l’étant impose
l’existence nécessaire de l’étant contingent.» 25
Ce raisonnement est invalide. A vrai dire, nous avons peine à croire que
Meillassoux ait vraiment eu l’intention de soutenir un tel paralogisme. Mais
comme c’est bel et bien ce qu’il a écrit, nous sommes obligés de faire avec. De cet
argument, nous dirons donc la chose suivante : la nécessité modale présente dans
la première proposition ne qualifie pas l’existence de quoi que ce soit, mais
seulement le lien entre la contingence modale et l’existence de toute chose
quelconque ; elle ne saurait donc impliquer l’affirmation d’existence contenue
22 AF, p. 107 :
23 AF, p. 107
24 De son point de vue, en effet, il semble que le principe de nécessitation (qui permet d’affirmer la nécessité
de toute modalité) ne puisse pas valoir puisqu’il suppose une objectivité absolue des modalités logiques ;
pour nous en revanche, qui sommes réalistes naïfs, le principe vaut ; et si par impossible nous pensions que
tout est contingent, nous devrions affirmer que c’est une nécessité.
25 Quentin MEILLASSOUX, Après la finitude, [2006], p. 103
14
(x)(x existe)
n’implique pas :
(x)(x existe)
Mais cela ne veut pas dire qu’il soit impossible de passer de l’une à l’autre
moyennant la prise en compte d’informations supplémentaires sur les variables et
les prédicats concernés. Ce n’est pas parce qu’il est sophistique de passer
directement de 1a première à la deuxième proposition que tout raisonnement qui
part de la première et arrive à la deuxième est nécessairement sophistique.
Prenons un exemple :
Pour tout étudiant, il y a un livre que cet étudiant lit : eL (e lit L)
Une fois établie la contradiction entre les deux thèses de Meillassoux, il s’ensuit
immédiatement que la nécessité existentielle de dicto implique la nécessité
existentielle de re. Autrement dit, l’affirmation qu’il existe nécessairement quelque
chose suppose –contrairement à ce que soutient Meillassoux- qu’il existe quelque
chose de nécessaire.
27La nature discrète de la réalité physique au niveau fondamental nous semble en effet la thèse la plus
plausible, et ce pour deux raisons essentielles : 1) les régressions causales infinies que suppose l’hypothèse de
continuité rendent la causalité impossible ; 2) la constitution de l’espace par des points sans extension nous
paraît impossible. Cela n’implique pas que la réalité matérielle fondamentale soit de nature corpusculaire.
19
moins un être nécessaire, et par voie de conséquence que le néant est impossible.
Comme on voit, la voie la plus naturelle pour établir l’impossibilité du néant est de
la déduire de l’existence d’un être nécessaire à laquelle nous aura conduit la
considération des êtres contingents, et non d’une contradiction interne à idée de
néant elle-même.
Soyons un peu plus précis. Il n’est pas possible, à notre sens, de trouver une
contradiction prima facie dans l’hypothèse du néant. De prime abord, le néant ne
paraît pas inconcevable (inimaginable, sûrement, mais pas inconcevable : on ne
peut pas visualiser le néant ; en revanche, on peut concevoir la négation de la
totalité de l’être). Simplement, il se trouve qu’il y a des êtres contingents. Et, par
application du principe de raison, cela suffit à nous mettre sur la piste d’un être
nécessaire. Il en ressort évidemment, après examen, que le néant est bel et bien
impossible. L’alternative est alors la suivante : ou bien l’être nécessaire est
impossible et le néant est nécessaire ; ou bien l’être nécessaire est possible (donc
réel) et le néant est impossible. Mais comme il est difficile d’établir a priori la
possibilité de l’être nécessaire, tout comme il est difficile d’établir l’impossibilité a
priori du néant, nous sommes contraints de passer par la considération de la
situation actuelle : l’existence d’êtres contingents. Il se trouve d’ailleurs qu’avec
un peu de réflexion, et sans forcément faire intervenir un argument cosmologique
classique, on peut montrer la contradiction interne de la thèse affirmant la
contingence universelle. Cette thèse prend deux formes. Soit on dit, comme
Meillassoux, qu’il est nécessaire que tout soit contingent. Soit on dit qu’il est
contingent que tout soit contingent. Meillassoux refuse cette dernière formulation,
car il voit bien où elle mène : s’il est contingent que tout soit contingent, cela
signifie qu’un être nécessaire est possible. Or si un être nécessaire est possible, alors
il existe. Meillassoux est donc bien avisé de recourir à l’autre version ; elle permet
d’affirmer que s’il est nécessaire que tout soit contingent, alors tout est contingent
dans tous les mondes possibles. Malheureusement, il y a un problème. Cette
proposition n’implique nullement qu’il existe nécessairement quelque chose, mais
seulement qu’il est nécessaire que tout ce qui existe soit contingent. Il faut donc
dire : tout est contingent dans tous les mondes possibles où il existe quelque chose.
Or, justement, comme nous pensons l’avoir montré, si tout est contingent, un
monde vide est possible. C’est là que la thèse de l’universelle contingence atteint
son point d’autodestruction : si un monde vide de tout être contingent est possible,
il doit lui-même être contingent (nous savons qu’il ne peut être nécessaire puisque
le monde actuel n’est pas vide). Cela signifie qu’on doit pouvoir penser ce monde
vide comme potentiellement non vide. Mais où trouvera-t-on le fondement de ce
jugement de possibilité ? Où trouvera-t-on le vérifacteur de cette potentialité ? Il
ne peut s’agir ni d’un être contingent (le monde vide en étant dépourvu), ni du
néant (de rien, rien ne sort). Dès lors, une seule solution : si le monde vide de tout
être contingent est contingent, c’est qu’il existe un être nécessaire pour fonder
20
« Si tout peut ne pas exister, à un moment donné, rien n’a existé. Or, si
c’était vrai, maintenant encore rien n’existerait ; car ce qui n’existe pas
ne commence à exister que par quelque chose qui existe. Donc, s’il n’y a
eu aucun être, il a été impossible que rien commençât d’exister, et ainsi,
aujourd’hui, il n’y aurait rien, ce qu’on voit être faux. Donc, tous les
êtres ne sont pas seulement possibles [scil. « contingents » sous la plume
de Thomas d’Aquin], et il y a du nécessaire dans les choses. » 28
Le corollaire de cette conclusion est que la seule solution pour que le néant soit
actuel est qu’il soit nécessaire. Mais si c’était le cas, nous ne serions pas là pour le
penser.
Reprenons le fil. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Alors même
que Meillassoux soutient qu’il n’existe absolument rien de nécessaire, il semble se
renier aussitôt lorsqu’il en vient à évoquer l’ « Absolu » qu’il a découvert, et qu’il
nomme « l’Hyper-Chaos ». Ecoutons plutôt :
féroces orages, des plus étranges éclaircies, pour l’heure d’un calme
inquiétant. »
29 Certains lecteurs de Meillassoux pourraient nous objecter que ce dernier prend parfois le soin d’identifier
l’Hyper-Chaos au Temps (avec une majuscule), et non à une entité concrète. Le problème est que cette
identification n’allège pas les difficultés mais les aggrave : d’abord, notre argument par récurrence s’y
applique aussi bien ; en conséquence, il faut considérer que le « Temps » existe nécessairement ; ensuite, le
« Temps » n’étant pas une chose mais la mesure du changement des choses, on ne voit pas comment il
pourrait être un principe d’explication de l’existence des choses. Comment peut-on faire d’un épiphénomène
des choses l’origine de leur existence ? Si le temps est nécessaire de re, il tire cette nécessité d’autre chose que
de lui-même. Ou alors, il faut supposer que le Temps est une substance autonome, productrice des réalités
physiques... Sauf à renoncer au principe d’inconcevabilité, cela paraît difficilement envisageable.
22
Or cette thèse nous semble fausse. Si fausse que la contingence radicale est
le point de départ de tout argument cosmologique. Mais d’où vient cette erreur
chez Meillassoux ? L’ignorance n’est pas une hypothèse plausible ; Meillassoux
sait bien que les théistes classiques -Avicenne, Anselme, Thomas d’Aquin, Duns
Scot, Samuel Clarke- ont tous expressément affirmé la contingence métaphysique
de l’Univers (ni plus ni moins que Boutroux et Meillassoux). Seul Spinoza a nié la
contingence, mais il est aussi, ce n’est pas un hasard, le seul grand métaphysicien à
avoir refusé le théisme classique et l’idée de création ex nihilo. Meilleure
hypothèse : Meillassoux estime que les théistes ont mal mesuré les implications de
leur affirmation du principe de raison. Ils n’auraient pas vu, à la différence de
Spinoza, que l’existence d’un être nécessaire implique, du fait de la rigueur du
principe de raison, la nécessité de tout ce qui découle de lui. Le nécessitarisme
universel serait ainsi une conséquence immanquable de la position d’une première
cause nécessaire (c’est ce que l’on appelle parfois dans la littérature métaphysique
la « catastrophe modale »). On oppose ainsi que si l’univers contingent avait sa
raison d’être dans un être nécessaire, il serait lui-même nécessaire. Car, dira-t-on,
les propositions déduites de propositions nécessaires sont elles aussi nécessaires (s’il
est nécessaire que p et que p implique q, alors il est nécessaire que q). Or, l’univers
étant contingent, il y aurait contradiction à dire qu’il a été causé par un être
nécessaire. Il faudrait donc conclure que si l’univers est contingent, il ne peut
avoir été causé que par un être contingent.31 Nous contestons ce point. Ici, il y a
une confusion entre l’implication logique et le lien causal. Requérir une cause
nécessaire ultime n’implique absolument pas qu’elle doive annuler la contingence
de l’univers en lui apportant une explication de type déductif. C’est l’existence de
la cause première qui est nécessaire, pas son action. La contingence de l’univers ne
saurait lui être ôtée ; elle est radicale. Et même si sa cause est nécessaire en elle-
même, elle ne lui communique pas sa propre nécessité, car les effets ne découlent pas
d’une cause nécessaire comme les théorèmes découlent des axiomes. Il y a un instant,
30AF, p. 46
31C’est en substance l’argument de P. VAN INWAGEN dans An Essay on Free Will, Oxford University Press,
1983, pp 202-204
23
nous avons dit : « S’il est nécessaire que p et que p implique q, alors il est
nécessaire que q. » C’est vrai. Mais la cause première n’implique pas l’univers. Elle
le cause, ce qui différent. Les raisons qui portent les théistes à poser l’existence
d’un être nécessaire n’impliquent nullement que l’action de cet être soit elle-même
nécessaire. Elles les portent au contraire à supposer en lui une action libre. Et ce
pour deux raisons : d’abord parce que l’univers est contingent ; il serait donc
absurde d’annuler cette contingence au moment d’en fournir l’explication ; il faut
donc supposer que l’univers n’a pas émané de manière nécessaire d’un être
nécessaire, auquel cas nous serions conduits à le reconnaître comme lui-même
nécessaire, mais qu’il en a surgi par mode de création libre ; ensuite parce qu’un
être nécessaire ne peut pas produire quoi que ce soit d’aussi nécessaire que lui.
L’être absolument nécessaire étant unique, simple et infini (du fait même de sa
nécessité absolue), il ne peut rien causer d’absolument nécessaire –sauf à se causer
lui-même, ce qui est absurde. Bref, un être absolument nécessaire ne peut causer
que des êtres contingents. C’est d’ailleurs, chose amusante, ce que requiert
Meillassoux de son propre absolu hyper-chaotique :
32AF, p. 89
33Sur les versions non-nécessitaristes du principe de raison, compatibles avec l’interprétation indéterministe
du formalisme quantique, on lira avec intérêt les réflexions de J.J. HALDANE dans J.J.C. SMART & J.J.
HALDANE, Atheism and Theism, Blackwell, 1996, p. 139 et d’Alexander R. PRUSS dans The Principle of
Sufficient Reason : A Reassessment, 2006, pp. 119-125 ; 184-185.
24
On peut d’abord soutenir que Berkeley joue sur les mots. Cet argument
grammatical, développé par A. N. Prior 34, consiste à remarquer que Berkeley
confond deux propositions différentes:
34A.N. PRIOR, “Berkeley in Logical Form” [1955], Theoria 21, pp. 117-122
35Zoltan SZABO, “Sententialism and Berkeley’s Master Argument” [2005] Philosophical Quarterly, 55, pp.
462-474
25
37 On peut voir à l’œuvre cette rupture chez quelques philosophes contemporains : Michael LOCKWOOD,
Mind, Brain and the Quantum, Oxford, Blackwell [1989]; David CHALMERS, The Conscious Mind [1996];
Thomas NAGEL, Mind and Cosmos : Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost
Certainly False, Oxford University Press [2012]. Il n’est pas inintéressant de signaler qu’aucun de ces auteurs
n’est théiste; ce n’est donc pas un agenda religieux qui les pousse à cette remise en cause radicale du
matérialisme. Au demeurant, beaucoup de théistes s’accommodent fort bien du dualisme, c’est-à-dire de
l’ontologie galiléenne des corps, à commencer par Richard Swinburne et Alvin Plantinga.
27
n’est pas qu’on n’ait jamais réussi à prouver l’existence du monde extérieur, mais
qu’on en demande des preuves ! Mais si l’on y tient, on peut développer un
argument à l’usage de ceux qui sont encore enfermés dans la cellule
représentationnelle : il consiste à présenter l’existence du réel non-pensé ou non-
perçu comme la meilleure hypothèse explicative de notre expérience sensorielle.
Même s’il est impossible de prouver de manière déductive que le réel existe bien
derrière nos perceptions (et que nous ne sommes pas des cerveaux dans des cuves,
comme dans le film Matrix, ou des esprits purs en contact direct avec Dieu,
comme dans le système de Berkeley), il reste que c’est tout de même l’hypothèse la
plus probable. Pourquoi ? Eh bien parce qu’elle est à la fois la plus simple et la
plus apte à rendre compte des faits. Les hypothèses idéalistes (qu’elles soient
matérialistes comme celle de Matrix ou immatérialistes, comme celle de Berkeley)
supposent un arrière-monde beaucoup plus difficile à admettre que l’hypothèse
réaliste et qui ne survit pas au passage du rasoir d’Occam. L’hypothèse « Matrix »
suppose l’existence d’un monde matériel encore plus complexe que le monde
prétendument illusoire que serait le nôtre, et une hypothèse historique aussi
gratuite qu’invérifiable pour expliquer la production artificielle du second par le
premier. Le principe d’économie nous impose de préférer l’explication la plus
simple. Quant à l’hypothèse immatérialiste, elle suppose que Dieu ait pris la peine
de nous tromper de manière systématique, en inventant un monde matériel
illusoire où les relations causales sont purement apparentes, comme dans un dessin
animé : ainsi, dans le monde de l’idéalisme absolu, comme dans Mickey, ce n’est
pas le moteur qui fait avancer la voiture, ni la dynamite qui fait sauter la banque
puisqu’aucun processus chimique ni mécanique ne s’y déroule vraiment. C’est une
simple illusion. La différence, c’est que dans Mickey, le dessin animé imite le réel,
tandis que dans l’idéalisme absolu, il faut supposer que notre monde illusoire imite
un monde qui n’existe pas. Il faut donc supposer la conception par Dieu d’un
monde physique purement théorique où des interactions physiques réellement
efficientes auraient lieu si ce monde existait, et à la ressemblance illusoire duquel le
nôtre est formé. Par exemple : il faut que Dieu ait conçu la photosynthèse, la
division cellulaire, la digestion comme étant un ensemble de processus physico-
chimiques dont nous devons penser qu’ils ont une importance pour notre vie, alors
même qu’ils n’en ont en réalité aucune, puisqu’ils n’existent pas. Cela paraît pour
le moins alambiqué. Le plus simple est tout de même de supposer que nos
perceptions renvoient à un monde réel, où des interactions physiques ont vraiment
lieu. Nous en conclurons que ce réel existe bel et bien et que nous en apprenons
quelque chose au moyen de nos facultés naturelles.
28
Entendons-nous bien : nous ne nions pas que notre constitution puisse avoir
un effet sur l’image que les choses impriment en nous ; la composition et la
structure de nos récepteurs sensoriels prédéterminent l’ampleur de notre spectre
sensitif et l’effet que nous feront certaines substances est relatif à la physiologie de
nos organes. Il est bien évident qu’une chauve-souris n’a pas le même paysage
sensoriel qu’un être humain. Mais dirons-nous pour autant que la chauve-souris ne
perçoit pas le monde tel qu’il est, mais seulement tel qu’il lui apparaît ? Cette
opposition n’a pas de sens. Être un sonar doté de conscience fait sûrement un drôle
d’effet, inimaginable pour nous, mais ce n’est pas un argument contre le fait qu’il
est sûrement très informatif d’être un sonar. Les conditionnements subjectifs ne
permettent pas de conclure que nous ignorons la réalité de choses, ou que l’effet
que nous font les choses ne nous apprend rien sur les choses en soi. On peut
seulement en conclure que la perception est partielle, et qu’elle est se fait toujours
depuis une certaine perspective.38 Mais cela ne signifie pas qu’elle nous maintienne
dans l’ignorance de ce que sont les choses. Il y a loin de la reconnaissance de ce
genre de conditionnement à l’affirmation kantienne selon laquelle nous ne
connaissons pas les choses en soi, mais seulement les phénomènes. Il est au
demeurant tout à fait étrange d’affirmer, en présentant cela comme une thèse
originale, que nous connaissons les choses telles qu’elles nous apparaissent. Car
enfin c’est la définition même de la connaissance ! La manière dont les choses nous
affectent n’est pas d’abord un obstacle à la connaissance que nous en prenons,
mais notre seule voie d’accès vers elles.
38 Cf. David ODERBERG, “Perceptual Relativism”, Philosophia : Philosophical Quarterly of Israel, [1986],
XVI, pp.1-9.
39 Bertrand RUSSELL, The Analysis of Matter, Kegan Paul, 1927.
40 Sur le réalisme scientifique, et sa variété structurale, nous ne pouvons mieux faire que renvoyer à quelques
références : James LADYMAN “Science, metaphysics and structural realism”, Philosophica, 67, 2001, pp. 57-
76 et plus récemment, Claudine TIERCELIN, Le ciment des choses : petit traité de métaphysique scientifique
réaliste, Ithaque, 2011, § 3.4.
29
41 Sur la solidité du principe de raison, on lira Alexander R. PRUSS, "Ex Nihilo Nihil Fit: Arguments New
and Old for the Principle of Sufficient Reason", in Causation and Explanation (ed. Campbell, O'Rourke,
Silverstein), MIT Press, 2007, pp. 291-301. Pour une étude très fouillée, on pourra lire, du même, The
Principle of Sufficient Reason : A Reassessment, Cambridge University Press, 2006.
42 Le meilleur philosophe athée contemporain, Quentin Smith, est parfaitement d’accord sur ce point. Cf.
Quentin SMITH, "A Defense of a Principle of Sufficient Reason", in Metaphilosophy, vol 26, 1-2 pp. 97–106,
1995. Entre les théistes sérieux et les athées sérieux, il y a divergence sur l’identité de l’être nécessaire. Pas
sur son existence.
30
[1998], p. 149-165
31
Il existe bien sûr d’autres formes d’argument cosmologique, mais le ressort est
toujours le même : s’il existe des êtres contingents, alors il doit exister un être
nécessaire, pour en rendre ultimement raison. La conclusion, si l’on pousse
l’analyse, est que la seule explication de l’existence des êtres contingents est
l’action libre d’un être nécessaire.46
« Aussi longtemps que nous croirons qu’il doit exister une raison à
l’être-ainsi de ce qui est, nous alimenterons la superstition, c’est-à-dire
la croyance en une raison ineffable de toute chose »47 […] « le religieux
sous toutes ses formes, y compris les plus inquiétantes »48
45 Sur le principe de fusion, central en méréologie, on pourra lire Paul HOVDA, « What is classical
mereology ? » in Journal of Philosophical Logic, Springer 2008.
46 Quelques arguments a contingentia mundi récents : Robert C. KOONS, “A New Look at the Cosmological
Argument,” American Philosophical Quarterly 34 (1997): pp.193-212; Richard M. GALE and Alexander R.
PRUSS, “A New Cosmological Argument,” Religious Studies 35 (1999): pp. 461-76; Joshua RASMUSSEN, “A
New Argument for a Necessary Being,” Australasian Journal of Philosophy 89 (2010): pp. 351-356; Emanuel
RUTTEN, A Critical Assessment of Contemporary Cosmological Arguments: Towards a Renewed Case for
Theism, Amsterdam: VU University, 2012; Martin LEMBKE, Non-Gods and God : A Cosmontological Treatise,
Lund University Publications, 2012.
47 AF, p. 111
48 AF, p. 111
32
49 Cette définition, volontairement très pauvre, se borne à caractériser l’idéologie par son effet au sein d’un
discours philosophique ou scientifique. De ce point de vue, l’idéologie se ramène à la pétition de principe ou
au préjugé.
50 AF, p. 47
33
51 Nous risquons l’hypothèse suivante : c’est de cette définition restrictive de l’idéologie comme
« naturalisation du culturel » (et donc nécessitation du contingent) que Meillassoux tire sa passion morale
pour la contingence radicale. Pour lui, la nécessité de re, c’est le Mal. Il est tout de même douteux que Marx
ait jamais tiré de telles conséquences métaphysiques de sa critique de l’économie politique. Ce qui comptait,
pour lui comme pour n’importe quel philosophe (Aristote par exemple), était de reconnaître comme
nécessaire ce qui est nécessaire et comme contingent ce qui est contingent –pas d’éradiquer toute nécessité de
re, ni même d’éradiquer l’idée de nature humaine. N’y a-t-il pas quelque chose d’atrocement idéologique à
considérer, par exemple, qu’une différence naturelle est purement culturelle ?
34
difficile de ne pas y voir le summum de l’inintelligible. Car nous sommes alors au-
delà du surnaturel : nous passons carrément dans la magie.54
Le problème est que tous ces miracles sont infiniment plus incroyables que
n’importe quel miracle divin, puisqu’ils sont dépourvus de toute cause, qu’elle soit
matérielle, efficiente ou finale. Le credo de l’athéisme meillassouxien est en effet
que quelque chose peut être créé pour rien, à partir de rien et par rien. Thèse
centrale de ce que l’on pourrait appeler la Free Lunch Metaphysics, cette
philosophie qui prétend obtenir quelque chose pour le prix du néant.
Si cette plongée résolue dans la magie est le prix à payer pour éviter le
théisme, il faut se rendre à l’évidence : nous devons à Quentin Meillassoux la plus
formidable reductio ad absurdum de l’athéisme jamais parue en langue française.
Frédéric GUILLAUD
54 On pourrait donner à ce magisme toutes sortes de noms empruntés à la tradition philosophique : asharisme
athée, malebranchisme sans Dieu, humisme dogmatique…
55 Cf. « Temps et surgissement ex nihilo », conférence donnée à l’Ecole normale supérieure le 24 avril 2006,