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Frédéric Guillaud
Vrin | « Le Philosophoire »
2005/2 n° 25 | pages 77 à 88
ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380268
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2005-2-page-77.htm
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Frédéric Guillaud
apparaîtra demain comme devant être brûlé. Les Modernes, comme disait Swift,
sont des araignées, qui tirent tout d’elles-mêmes pour tisser leur toile ; tandis que
les Anciens sont des abeilles, qui font leur miel des fleurs de la tradition.
Selon cette façon de voir cependant, le critère pour savoir si quelque
chose est « moderne » n’est pas sa date d’apparition dans l’existence, mais sa
conformité aux principes actifs de la modernité (le « moderne » serait ainsi
susceptible de plus et de moins). Ainsi peut-on fort bien concevoir des nouveautés
anti-modernes, des innovations réactionnaires (que d’un point de vue moderne on
décrira comme des « régressions », et d’un point de vue traditionaliste comme des
« restaurations » qui « renouent la chaîne des temps », pour parler comme Louis
XVIII)2.
Mais comme, de manière globale, la progression des idées modernes a
suivi le cours du temps, l’ambiguïté n’est jamais vraiment levée. On continue de
penser spontanément que le temps et la modernité marchent ensemble et que le
plus récent est aussi le plus moderne (donc le plus mauvais, ou le meilleur selon
les points de vue).
présentent aucun intérêt. Il faut toujours en venir à un jugement sur le fond. Sauf
à opter, en une sorte de suicide de la raison, à un historicisme pur et dur, qui
approuve tout ce qui vient, parce que cela vient.
***
***
80 La Modernité
sa propre conscience toute la liberté possible, lui faire vivre l’épreuve du doute,
de la solitude, le vertige de la liberté, et aller seul à la rencontre du message
évangélique. L’invention de l’imprimerie permettrait d’accélérer ce mouvement.
Viendrait ensuite un temps où l’autorité même de la Révélation (i.e. de l’Ecriture)
serait mise à mal, où non seulement la forme contraignante de la Tradition, mais
aussi le contenu de la Révélation devrait être abandonné, ou mis en examen
radical : ce furent les Lumières. On voit le principe qui est à l’œuvre : la conscience
libre cherche à être la source ultime des normes ; elle commence par changer la
manière qu’elles ont de s’imposer, puis réforme les normes elles-mêmes.
Le jour où, ayant suffisamment exercé son libre examen, elle se sent
assez forte pour abandonner la Révélation, pour tout réélaborer toute seule, la
question est : quel guide prendre ? Y en a-t-il seulement un ? Après tout, c’était la
situation de Socrate. Les Lumières pourraient être l’apothéose de la philosophie,
le triomphe du socratisme. Et c’est bien ainsi qu’on les présente. Il faut même
connaître de l’homme, c’est son état de pécheur : une volonté insolente, une
concupiscence débridée. Quant à ses prétentions à nous fournir une quelconque
norme, elles sont indues, car elle est pervertie par le péché. Cette situation,
grossièrement décrite, est celle qu’on trouve chez Guillaume d’Occam et plus tard
chez Luther10, lui-même imbue d’occamisme. De cette époque date sans doute
l’idée, aujourd’hui totalement dominante, selon laquelle la raison s’occupe de
sciences physico-mathématiques, mais ne saurait en aucun cas statuer en matière
morale (qui relèverait des fameuses « valeurs » que chacun « choisit », voire
« crée » à sa guise). A l’époque d’Occam, puis de Luther, elles étaient confiées
à la théologie, qui nous les révélait. Ensuite, ce fut à l’Opinion, à l’Instinct, à la
Conscience, au Groupe, au Parti.
Prenons les choses à un stade plus avancé, pour mieux mesurer les effets
de l’abandon de la nature. Ouvrons les Principes de la philosophie de Descartes.
Que propose Descartes ? Il entre en philosophie animé par une ambition inédite
: poser les bases d’une médecine capable de vaincre la mort. De ce point de vue,
la seule science intéressante est effectivement celle qu’il cherche à fonder : la
La Modernité : crise d’adolescence de l’humanité ? 83
de la méthode :
« Les notions de physique m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir
à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de
cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en
peut trouver une pratique, par laquelle nous pourrions nous rendre
comme maître et possesseurs de la nature. Et […] s’il est possible
de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus
sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans
la médecine qu’on doit le chercher »13.
quelque façon » en actualisant ses facultés supérieures. Que si tous les hommes
ne peuvent y parvenir, le sens de leur existence est de permettre à certains de le
faire.
On voit le chemin parcouru. Descartes fonde la civilisation moderne
dont les finalités ultimes, les valeurs suprêmes sont la santé, l’absence de
souffrance et l’indépendance individuelle. Sur une telle base, la technique vient
donner au phantasme d’autodétermination les instruments de sa réalisation,
jusqu’à permettre l’autocréation de l’homme. De Descartes aux biotechnologies,
la conséquence est bonne.
La « nature », dont on continue de parler, n’a pas de fin autre que d’être
un moyen manipulable en vue de notre vie biologique. De cette « nature », nous
ne connaissons que ce qui est mesurable par la science de la quantité.
Or la tendance de l’intelligence est de croire que la réalité se réduit à ce
qu’elle en connaît. Aussi, nous ne sommes pas loin de penser que rien n’existe en
jouissance ont disparu ; seuls prolifèrent des moyens, innombrables et sans utilité,
incapables de satisfaire le désir infini des hommes.
Ces moyens technologiques dominent absurdement notre vie, qui
s’allonge en même temps qu’elle se vide. La forme ultime du divertissement
pascalien est atteinte : les hommes se transportent frénétiquement d’un bout
à l’autre de la terre, pour se fuir et ne voir finalement qu’eux-mêmes ; se
téléphonent et se photographient sans n’avoir jamais rien à se dire ni à se
montrer ; se communiquent de plus en plus rapidement des messages de moins en
moins substantiels, se vident enfin par les yeux, déversant leur âmes grises dans
le tourbillons des images. Soucieux tout à la fois de prolonger leur existence et de
s’en distraire absolument, pour ne pas sombrer tout à fait dans le désespoir qui les
mine.
***
Pour finir, nous voudrions noter une chose importante : une autre
modernité reste possible. Celle qu’avaient envisagée les philosophes. Une
modernité qui ne détruise pas la nature humaine, qui ne détruise pas la Raison.
C’est ainsi que les concevaient d’ailleurs les grandes philosophies de l’histoire
(comme celles de Hegel, de Comte ou de Marx). Elles représentaient ainsi
les Temps Modernes comme la période de destruction de l’ordre catholique,
théologique, féodal – par la Réforme, la Métaphysique et le Capitalisme – qui
l’humanité reçoit la vérité comme une révélation, une tradition, une donnée
immédiate14 qui s’impose comme naturellement ; l’adolescence voit la
conscience se révolter contre cette soumission, cette acceptation non éclairée
de la vérité ; l’âge adulte retrouve des vérités reçues dans l’enfance, elle ne les
reçoit plus passivement, mais se les réapproprie librement, de l’intérieur. L’âge
adulte doit ainsi réaliser la synthèse entre les vérités de l’enfance et la liberté
de l’adolescence. Ainsi par exemple les règles de la morale : d’abord acceptées
passivement, ensuite rejetées violemment, elles seraient redécouvertes et voulues,
réaffirmées librement par une conscience éclairée qui en saisit la nécessité et la
bonté. De même, la nature politique de l’homme (sa nécessaire inscription dans
une communauté) serait d’abord vécue spontanément, avant l’avènement de la
conscience individuelle (« belle totalité grecque ») ; puis rejetée à l’âge moderne
(libéralisme politique, théorie du contrat), et enfin retrouvée à l’âge adulte (Etat
hégélien). A chaque fois le parcours est le même : éveil de la conscience libre,
rejet de la norme (moins pour son contenu que pour la manière qu’elle avait de
s’imposer qui faisait fi de la liberté de la conscience), redécouverte du contenu de
la norme (débarrassé des scories inessentiels de la tradition), désormais librement
voulue et acceptée.
C’est au fond le schéma théologique : d’abord la vie innocente,
immédiatement sainte dans le Paradis ; découverte de la liberté, rejet de la norme,
qui apparaît sous la forme extérieure et dure de la Loi, puis réappropriation du
contenu essentiel de la Loi par inscription de celle-ci au fond du cœur, par la
Charité et la Grâce. Le bilan du parcours n’est pas nul : car le bien voulu librement
vaut mieux que le bien sans conscience, et le bien redécouvert par la conscience
libre est purifié des aspects inessentiels de la tradition. Il ne s’agit pas de retomber
86 La Modernité
en enfance, mais d’élaborer une forme de vie qui sauve en les transfigurant
les vérités de l’enfance, en les reconstruisant sur les fondements de la liberté
individuelle15.
Le troisième stade historique, retrouve ainsi l’enfance, transfigurée,
surélevé par le passage par l’adolescence. Ce serait là la destination propre et le
sens de l’« époque contemporaine ». Pour Hegel, c’est la « Fin de l’histoire »,
qui réalise dans l’Etat rationnel, les promesses du christianisme et de la cité
grecque ; pour Comte c’est l’ « Âge positif », qui remplace le pouvoir militaire
par le pouvoir industriel, et l’autorité théologique, par l’autorité scientifique pour
fonder un nouveau fétichisme (la Religion de l’Humanité) ; pour Marx c’est aussi
la résolution de tous les conflits dans le « communisme », fin de la domination de
l’homme par l’homme (qui retrouve, transfiguré l’état communautaire initial).
Chez tous on trouve cette idée que l’Ere Moderne fut l’âge critique,
dissolvant, révolté qui a utilisé des principes abstraits – l’individualisme, le libre
Notes
1
Des adolescents prolongés qui miment l’enfance, c’est bien là la figure la plus récente de
bonbon, etc. Notons dès à présent que si l’infantilisme et le matriarcat (le modèle des singes
« bonobos » en fait) sont l’ultime conquête de la modernité, cela s’accompagne, en réaction,
d’une tentative de retour, non pas à l’enfance de l’individu, mais à l’enfance de l’humanité
de la part des réactionnaires de tout poil, qui veulent renouer avec la société traditionnelle,
patriarcale, dénuée de pensée comme de liberté. En gros : d’un côté l’instauration d’une
société matriarcale où tout le monde est un enfant, de l’autre, l’Islamisme.
2
Prologue de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814.
3
Que « moderne » soit synonyme de « bien » dans notre langage politique, et
« conservateur » synonyme de « mal », on en a une preuve dans le fait que les partis de
droite en France, tentent désormais, pour rehausser leur image aux yeux de l’idéologie
dominante, de se faire passer pour progressistes et modernes et d’identifier les partis de
gauche à la conservation ou à la réaction. L’idée qu’il puisse être bon de conserver quoi que
ce soit n’effleure apparemment personne.
4
C’est Pierre Chaunu qui a proposé cette date.
5
D’ailleurs, la pythie de la modernité, présentatrice de l’émission « C’est mon choix », a
été récemment proposée pour servir de modèle au dernier symbole officiel de la République
Française, Marianne. En grec, « c’est mon choix » se dit : « c’est mon hérésie ».
6
Date dont Pierre Duhem faisait le commencement de la modernité ; car en précipitant le
divorce de la raison et de la foi, mais aussi la limitation de l’intellect aux choses sensibles,
cette condamnation a ouvert la voie au développement des sciences modernes.
7
Somme théologique, II-II, 129, 3
88 La Modernité
8
Le résidu, c’est l’homo democraticus, revendiquant chaque jour les nouveaux objets de
sa pride.
9
Cette réaction théologique fut essentiellement augustinienne et franciscaine, contre
l’intellectualisme aristotélisant des dominicains. Le grand thème de la théologie franciscaine
est d’ailleurs la liberté, conçue comme ce qui, en l’homme, est le plus à l’image de Dieu.
De telle sorte qu’à mettre en valeur l’image de Dieu en l’homme, le risque (mais il faut sans
doute le courir), est de faire oublier à cette image qu’elle est image de Dieu.
10
C’est pourquoi Luther nomme la raison « la putain du diable » et Aristote « le plus grand
ennemi de la grâce ». Quant à Occam, il estime que les normes morales sont purement et
simplement créées par Dieu, de manière arbitraire, indépendamment de sa sagesse éternelle :
Dieu aurait pu estimer bon que nous adorions un âne, ou que nous tuions notre prochain.
11
La Renaissance, beaucoup moins qu’un retour à la philosophie antique, fut une réaction
anti-scolastique, qui se rapportait aux philosophies antiques comme à de multiples
12
C’est en gros la conception de l’homme développé par les sophistes, adversaires de Platon,
comme Protagoras.
13
Discours de la méthode, 6ème partie.
14
Par exemple chez Marx la nature communautaire de la vie humaine, chez Comte la
solidarité entre les générations, chez Hegel l’inconsistance de l’individu…
15
Certaines tentatives politiques ont été, d’après Hegel, des rechutes en enfance, avec tout ce
que cela comporte de ridicule et de catastrophique : ainsi la Terreur, qui voulut violemment
réinstaller Sparte en France. C’est le travers des réactionnaires en général, qui veulent
retrouver les vérités de l’Antiquité sans tenir compte de la libération des consciences, sans
conserver l’acquis de la modernité.
16
Qu’on lise ce que Comte écrit de l’ « âge métaphysique », Hegel de l’ « Entendement » et
des Lumières, Marx de la Bourgeoisie et du capitalisme, bref ce que tous les trois écrivent de
la Modernité : c’est le moment le plus puissant, le plus dur, le plus impressionnant, mais c’est
un moment sans profondeur, sans vraie beauté, puisque purement négatif, et s’illusionnant
en cela qu’il croit pouvoir être le dernier moment de l’histoire. Comte, Marx et Hegel ont
en commun d’avoir une tendresse particulière, et comme une nostalgie fondamentale pour
l’enfance de l’humanité : le mode de production primitif pour Marx, la cité grecque pour
Hegel, le Moyen-Âge pour Comte.