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Vrin | « Le Philosophoire »
2005/2 n° 25 | pages 35 à 76
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ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380268
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(universalisme et individualisme)
Vincent Citot
la mesure où nous pensons que les valeurs de la modernité telles qu’elles sont
apparues dans l’Europe des XVème, XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles sont en
droit “exportables” à toute société. Non, dans la mesure où il s’agit là moins
d’une illusion ethnocentrique (projection et généralisation d’un préjugé culturel
ininterrogé) que d’une thèse réfléchie et assumée.
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Après quelques considérations introductives sur les rapports entre
modernité et liberté, il nous faudra faire retour à la philosophie de l’histoire, et
même à l’histoire elle-même, pour comprendre d’où vient la modernité, comment
elle s’est développée historiquement, et ce qu’il nous reste à faire pour la réaliser
pleinement.
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« modernisation » industrielle et économique, mais seulement à l’esprit de la
modernité en général, et à ses valeurs essentielles.
La liberté est l’esprit même de la modernité, mais la liberté en général
n’est pas propre à l’Occident moderne. En un sens, la question de la liberté se pose
depuis que l’homme est homme, s’il est vrai que son humanité est moins une nature
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dont il hérite qu’une possibilité et une responsabilité. L’homme est un animal qui
a à charge sa propre nature, qui a à faire quelque chose de ce que la nature a fait
de lui — pour reprendre une formule sartrienne. Cette puissance “naturelle” en
l’homme de dénaturation est au principe de toute culture et de toute création.
Mais, non content de s’émanciper (partiellement, évidemment) des impératifs de
la nature, l’homme voudra un jour s’émanciper de ses semblables, et affirmer son
identité individuelle comme principe souverain qui préside au gouvernement de
sa propre vie. La culture apparaît comme une libération collective de l’homme
par rapport aux impératifs de la nature, et la singularité individuelle entend se
libérer à son tour de ce collectif, dont les normes transcendantes le placent dans
une posture d’hétéronomie. L’affirmation de l’individualité face aux normes et
aux exigences supra-individuelles sera l’une des caractéristiques de la modernité.
L’individu entend exercer sa pensée et son esprit critique, il veut exprimer sa
sensibilité propre, par-delà les dogmes et canons de la société à laquelle il
appartient. L’individualisme ainsi compris n’implique aucune désocialisation
ou repli sur soi égoïste1. L’autonomie individuelle ne vise pas l’atomisation du
tissu social, mais cherche seulement une forme de socialisation compatible avec
le respect de la liberté individuelle. La démocratie moderne et le droit moderne
seront une figure de ce compromis.
Mais, et c’est là l’autre caractéristique essentielle de la modernité,
cette libération individualiste n’est possible que si l’individu ne passe pas d’une
prison à une autre, de celle de sa société particulière à celle de son idiosyncrasie.
C’est encore de lui-même que l’individu a à se libérer, de son enracinement
contingent dans cette petite vie particulière, des préjugés dont il hérite et qui
le définissent en négatif, de tout ce qui l’attache à un temps, à un lieu, à une
condition. Mais cette fois-ci, quelle instance pourra l’en sauver ? Si l’individu a
pu se libérer de sa société par l’exercice de sa pensée, c’est maintenant sa société
qui pourra le libérer de son idiosyncrasie, par l’éducation sociale de cette même
pensée. Il y a apparemment un cercle. En réalité, ce n’est pas la même société
qui emprisonne et qui libère : celle dont il faut se libérer est celle des préjugés et
des conditionnements ; celle qui libère est celle de la Culture, qui élève l’esprit et
qui donne des armes contre la première. La tradition enferme l’esprit, la Culture
le libère. La Culture n’est pas une somme de traditions et de coutumes, elle est la
noosphère, l’ensemble des actes de l’esprit qui, bien qu’émanant toujours d’une
38 La Modernité
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simple curiosité biographique. La science, la philosophie, la littérature, la morale,
la religion, le droit, la politique, etc. : tout cela relève de la Culture dès que
l’individu peut y participer et s’y reconnaître, plutôt que de devoir s’y soumettre
passivement. La culture qui soumet l’individu n’enveloppe rien d’universel.
En dernière instance, cette Culture qui élève l’esprit et qui ménage
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quelle qu’elle soit. Elle est donc l’affirmation par l’homme de sa position de
fondement. Présomption ruineuse ? Non, humanisme et lucidité. Ne rien tenir
pour vrai et pour valable que ce que j’ai moi-même vérifié et pensé, tel serait le
principe de la modernité, que Descartes a explicité en son temps. Cet humanisme
prométhéen est le fondement de l’esprit moderne, qui fait de l’homme un dieu,
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pas déterminé par les aléas de ma situation. C’est cette idée de la liberté que se
faisaient les penseurs grecs : je suis libre dès lors que je participe à l’universel.
Celui-ci connaît plusieurs modalités : le Vrai, le Bien, le Beau, le Juste, etc. Se
libérer consiste toujours à se libérer du sensible, de sa condition empirique de
mortel. Au niveau de la réflexion politique, on retrouve cette liberté-participation
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caractéristique : la liberté politique est la liberté de participer aux lois de la cité
et de s’y soumettre. Chez Platon, être libre, c’est reconnaître en soi l’universel,
c’est-à-dire le divin ; c’est se soumettre à l’Ordre cosmique, c’est-à-dire à
l’éternité d’une Forme parfaite. La raison est le moyen de cette liberté et de cette
autonomie participative. La modernité n’a donc pas inventé cette forme de liberté,
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elle l’a reprise et l’a conjuguée à une autre qu’il faut examiner maintenant.
La liberté universaliste ne suffit pas pour que l’individu soit libre : je
peux bien par ma raison accéder à l’universel, cela ne m’empêche nullement
d’être opprimé dans mon corps, d’être contraint, d’être esclave. Platon montrait
que même un esclave est capable de mathématique, donc de liberté en ce sens.
Mais un esclave qui raisonne n’est pas plus libre qu’un roi passionné. Il nous faut
donc penser une liberté qui ne soit plus universaliste, mais individualiste ; une
liberté qui ait pour principe non plus l’universel, mais l’individu, qui garantisse le
respect de la personne singulière, dans ses choix singuliers et dans son existence
terrestre. C’est une liberté négative, en quelque sorte, une liberté de n’être pas
empêché ou contraint, qui rend possible une existence conforme à ses choix. C’est
proprement une liberté-indépendance, une liberté individuelle de jouissance au
sein d’un espace privé. Elle n’a rien à voir avec la liberté universaliste de déprise
de soi, puisqu’elle est au contraire l’affirmation de l’autorité du soi individuel sur
lui-même. On opposera donc cette liberté individualiste à la liberté universaliste,
et cette autonomie-indépendance à l’autonomie participative. A vrai dire, la
modernité n’a pas non plus complètement inventé cette idée d’indépendance
individuelle. On en retrouverait aisément des origines dans le stoïcisme, dans le
droit romain, et, dans une certaine mesure qu’il conviendra de préciser, dans la
doctrine du christianisme.
Qu’a donc apporté de nouveau la modernité ? Ni la liberté universaliste,
ni véritablement la liberté individualiste, mais leur conjonction. Ce qui est
radicalement nouveau, c’est de conjuguer universalisme et individualisme,
et d’en faire les deux piliers d’une liberté désormais pleine et entière. Nous
verrons donc pourquoi et comment, depuis la Renaissance, l’hellénisme et le
christianisme viennent converger pour définir les bases d’une nouvelle liberté,
dont nous sommes aujourd’hui même les héritiers. La modernité ne fait que
réactiver une tradition, prenant ce qu’il a de meilleur en elle, laissant le reste.
L’Europe occidentale moderne et ses valeurs fondamentales trouvent leur origine
à Athènes, Jérusalem et Rome. Si les briques essentielles de la modernité étaient
déjà présentes dans l’Antiquité, il reste vrai que c’est en vertu d’un coup de
génie phénoménal que les modernes ont su les joindre et les penser ensemble.
Avec l’universalisme et l’individualisme antiques, qui restaient disjoints parce
qu’ils relevaient de deux traditions différentes, les modernes ont créé l’universel
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 41
singulier, l’homme qui est à la fois autonome et indépendant, ou plutôt qui jouit
d’une double autonomie participative et individualiste.
Il y a plusieurs modalités de cette participation et de cette indépendance.
Participer à l’universel, ou plus généralement à la Culture ou à l’Esprit, cela peut
se faire par l’exercice de sa raison. La raison me procure une liberté supérieure
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en relativisant les contingences de mon existence empirique. Cette autonomie de
la raison est proprement une ratio-nomie. Mais, je m’élève aussi au-dessus de
moi-même grâce à mes connaissances, à mon savoir, et à toute disposition, en
moi, à l’universel. La sensibilité artistique est encore une façon pour l’individu
de s’ouvrir à quelque chose de plus général que la somme de ses expériences
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fondamentaux des Déclaration américaines et françaises à la fin du XVIIIème
siècle. Les mouvements socialistes du XIXème siècle ont ensuite réclamé son
effectivité sociale : passer d’une égalité formelle juridique et politique à une
égalité matérielle et sociale. L’histoire du XXème siècle, si déplorable par ailleurs,
a permis une réalisation partielle mais substantielle de cette égalité au sein des
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pays développés. Nous sommes encore aujourd’hui des modernes dans la mesure
où nous ne désespérons pas de l’égalité, de l’universalité et de la liberté qu’elles
définissent.
Ne pas désespérer de la liberté, c’est se battre pour le progrès de la
civilisation. Nous retrouvons là une notion fondamentale de la modernité : la
croyance au progrès historique. L’important, en réalité, n’étant pas d’y croire,
mais d’en assumer le projet. Ce qui définit la modernité n’est pas tant la croyance
au Progrès (la fameuse religion du Progrès dont les postmodernes voudraient
nous délivrer), que le projet d’un avenir meilleur. Ce projet est consubstantiel
à la modernité dans la mesure où elle est foncièrement universaliste et qu’il lui
semblerait déraisonnable d’imaginer qu’une partie de l’humanité pourrait ne
pas participer authentiquement de l’Humanité, pourrait ne pas jouir de la liberté
d’homme. Et ça l’est en effet.
La réflexivité est le moyen de la modernité, disions-nous, et la liberté
est sa fin. L’idée de progrès est née, précisément, d’une réflexion par l’homme
sur sa condition historique. Tant que les hommes font l’histoire sans savoir qu’ils
la font, cette histoire inconsciente d’elle-même est sans doute orientée en soi (et
pour le point de vue rétrospectif), mais n’a pas de sens vécu et donc pas de sens
projeté. Quand l’homme prend conscience de sa liberté et qu’il la revendique, le
temps historique n’est plus vide, il est le temps qu’il faut pour que cette liberté
accouche définitivement d’elle-même. Ainsi, les hommes de la Renaissance ont les
premiers pensé une telle orientation, en taxant le passé de dépassé, en définissant
un « moyen âge » dont ils entendaient se distinguer, eux qui se sont définis comme
hommes des « temps modernes ». L’idée de progrès attendra encore un bon siècle
pour se clarifier, sous l’influence des progrès scientifiques décisifs du XVIème et
du XVIIème siècle. En tant qu’elle est irrémédiablement liée à l’opération réflexive
par laquelle l’homme interroge sa condition d’une part, et au projet conscient de
se libérer de toutes les tutelles d’autre part, la modernité est donc une invitation
pour l’homme à prendre son destin en charge, c’est-à-dire à forcer le temps à
travailler pour lui, c’est-à-dire à tordre l’histoire dans le sens du progrès tel qu’il
le définit. La modernité est donc au total la prise de conscience par l’homme de sa
liberté — au double sens de liberté universaliste et de liberté individualiste — et
l’engagement à réaliser cette liberté dans l’effectivité de l’existence sociale, par
la reconnaissance de l’égalité des hommes et par le projet historique de la mettre
en œuvre.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 43
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et les historiographes entre « histoire antique » et « histoire médiévale »
d’une part, et « histoire moderne » et « histoire contemporaine » d’autre part.
Cette quadripartition de l’histoire doit en effet se résumer en une bipartition
fondamentale de l’Ancien et du Moderne : l’antique et le médiéval recouvrent
une certaine homogénéité par rapport à la coupure décisive de la modernité ; et
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critique, à un esprit scientifique de systématisation et de démonstration formelle,
ainsi qu’à une conception originale de l’organisation politique. A tous les égards,
la culture grecque et l’esprit grec constituent une nouveauté remarquable dans
l’histoire des civilisations. Nous nous arrêterons ici plus spécifiquement sur ce qui
est au principe de la science grecque et de la philosophie grecque, à savoir que la
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Raison est le chemin (methodos) de la vérité, que cette vérité est elle-même Logos,
et donc que l’homme, par sa raison, participe aux vérités essentielles et éternelles.
La raison est quelque chose de divin en l’homme, par quoi il se connecte avec
la vérité, l’éternité, l’universalité. La doctrine de Platon rend cela explicite :
chaque homme, même un esclave, participe de l’universel par l’exercice de sa
raison. Ce Logos présent en chacun et qu’il s’agit de retrouver par l’ascèse, la
maïeutique ou toute autre technique, est ainsi un principe de désindividuation et
d’universalisation. Qu’est-ce qu’un homme ? C’est d’une part un corps qui est un
accident inessentiel, contingent et périssable, et d’autre part une âme qui est accès
à l’universel. L’homme ne saurait se définir par cet agrégat pauvre et imparfait
qu’est le corps : il se définit par sa raison et son esprit. Mais comme cet esprit le
renvoie à l’universel, il n’y a pas de pensée grecque de l’individu à proprement
parler. L’individu ne saurait être un concept significatif dès lors qu’il n’est qu’un
« composé », dit Aristote, de forme et de matière. Ce qui est significatif, dans
l’individu, c’est ce qui le désindividue en le faisant participer au divin, à l’Ordre
cosmique, à la perfection d’un Univers accessible par la pensée. Les Grecs
inventent donc cet universalisme qui sera fondamental à l’esprit de la modernité,
qui fait que chacun n’est pas enterré en lui-même mais a accès à une rationalité
supérieure qui le délivre de sa condition particulière.
Mais les Grecs ont payé le prix de cette découverte : puisque l’individu
en tant que tel n’est rien, il n’y a pas lieu de le considérer comme une fin en soi,
comme un principe juridique et politique. Bref, puisque l’universel est tout et
que l’individu n’est rien, on pourra sans peine sacrifier celui-ci à celui-là. Ainsi,
que les cités grecques soient « démocratiques », monarchiques ou oligarchiques,
l’individu n’est jamais considéré comme porteur de droits fondamentaux et
inaliénables. L’intérêt de la polis passe avant le droit de l’individu, qui n’existe
pas. Les études de Fustel de Coulanges sur La cité antique regorgent d’exemples
de ce qu’il faut bien appeler une aliénation politique et juridique de l’individu.
Même à Athènes, même au temps de la démocratie athénienne, l’individu était
soumis corps et âme à sa cité : « la liberté individuelle ne pouvait exister. Le
citoyen était soumis en toute choses et sans nulle réserve à la cité » (p. 265).
Les Grecs ignorent la liberté individuelle, et c’est ce qui fait qu’ils ne sont pas
modernes. Ils ne concevaient la liberté de l’esprit que comme une participation
à l’universel par la raison, et la liberté politique que comme une participation
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 45
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Le stoïcisme a ceci de remarquable que, tout en héritant de
l’universalisme rationaliste grec, il y adjoint un respect de la personne humaine,
que l’on retrouvera dans le christianisme. Le stoïcisme latin est d’ailleurs en partie
contemporain de la constitution des épîtres et des évangiles chrétiens. Sénèque, au
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même moment que Paul de Tarse, défend l’égalité universelle de tous les hommes
en tant qu’homme, ainsi que l’essentielle dignité de la personne. On pourrait dire
que l’égalité universelle des hommes en dignité est une invention commune au
stoïcisme et au christianisme paulinien. Mais, alors que le christianisme, et Paul
en particulier, fonde l’universalisme sur l’amour et sur la foi, le stoïcisme n’entend
pas renoncer la raison ou au « Logos ». L’antirationalisme et l’antiintellectualisme
chrétien sont étranger au stoïcisme. L’idée, par exemple, que c’est en goûtant du
fruit de la connaissance que l’homme s’est rendu coupable en empiétant sur un
monopole divin (Genèse, 2, 3), révolterait un stoïcien pour qui au contraire la
connaissance est une participation positive et essentielle à l’ordre du monde. Le
christianisme fonde son ethos sur le reniement du logos, et c’est ce que, semble-
t-il, trouvait absurde Épictète lisant Paul (A. Jagu, « La morale d’Épictète et le
christianisme », p. 2178). Paul a une profonde méfiance à l’égard de la sagesse
et de l’intelligence : il leur substitue la foi, l’amour, la soumission de l’esprit,
c’est-à-dire l’hétéronomie. Citant les Écritures il réaffirme : « je détruirai la
sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des intelligents » ; « puisque le
monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à
Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication », « car la folie de Dieu
est plus sage que les hommes » (I Cor., 1, 18-25). Nous pourrions multiplier les
citations, mais celles-ci suffisent à montrer comment Paul demande à la raison de
chacun de démissionner, et qu’une foi en la prédication s’y substitue. En quoi le
christianisme, moderne à bien des égards, est ici radicalement antimoderne.
Le stoïcisme, lui, ne prêche jamais la démission de la raison devant
la foi, et conjugue habilement ce que nous avons appelé la liberté universaliste
et la liberté individualiste. Dans son étude comparative rigoureuse du stoïcisme
d’Épictète et du christianisme, A. Jagu insiste d’abord sur les points communs, sur
les « acquisitions préchrétiennes du stoïcisme ». Il note ainsi que, selon Épictète,
« tous les hommes sont égaux et tous, quel que soit leur rang dans la cité, ont droit
au même respect » (p. 2173). Égalité, universalité, dignité de la personne humaine,
et même solidarité avec son prochain, tout cela n’est donc pas une invention
propre au christianisme, mais serait également issu d’une tradition stoïcienne, qui
s’explicite avec Sénèque, Épictète puis Marc Aurèle. Bréhier insistera en outre
sur l’importance de la pensée de Cicéron comme précurseur de l’humanisme
moderne : celui-ci élabore une théorie de la persona, qui peut être pensée comme
46 La Modernité
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continuité paganisme-christianisme (voir aussi Histoire de la philosophie, L II,
chap. VIII).
Il ne nous appartient pas ici d’énoncer l’ensemble des innovations
proprement chrétiennes, et de ce qu’il faut bien appeler, contre Bréhier, la vision
du monde chrétienne. Il est clair que la notion paulinienne et johannique d’agapè
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tout cela ne nous dispense pas d’une réflexion sur l’hétérogénéité foncière du
judaïsme et du christianisme, et donc sur l’apport inégal de l’un et de l’autre à
la modernité. Disons, pour faire vite et sans reprendre l’ensemble des analyses
publiées à ce sujet, que l’universalisme, l’égalitarisme et l’individualisme sont
proprement chrétiens, et c’est la raison pour laquelle nous nous concentrerons ici
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sur cette doctrine. C’est Paul de Tarse, en particulier, qui a voulu faire éclater le
communautarisme juif en affirmant l’égalité de tous les hommes devant Dieu, et
l’amour égal de Dieu envers chacun d’eux. Non seulement Dieu n’aime aucun
peuple en particulier, mais ce ne sont pas les peuples qu’il aime, ou même
l’humanité comme telle : ce sont les hommes singuliers, chacun d’eux du fait
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foncière hétéronomie, selon lequel une vérité le précède à laquelle il n’a qu’un
accès limité, et dont cet accès même suppose un renoncement à la raison.
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la pensée moderne5.
Le droit romain n’a pas été égalitaire, mais il a été individualiste.
« C’est pour la personne qu’est fait le droit », indique le Code Justinien, I,
2, 12. La capacité juridique (status) définit la liberté individuelle et l’espace
d’autonomie de tout individu romain : son jus, son droit propre. L’État garantit
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l’autonomie du citoyen dans la façon dont il exerce ses droits sur ses biens et sa
famille. Il y a donc bien la reconnaissance de la sphère privée, caractéristique de
la modernité juridique. C’est précisément cette capacité de s’isoler de la sphère
publique qui irritera Hegel dans ses commentaires du droit romain : il y voit un
danger d’atomisation du social, et il pointe là les même dangers que Tocqueville
observera quant à lui dans l’Amérique moderne du XIXème siècle. « Mon existence
à moi est ma propriété et ma reconnaissance comme personne. Cette intériorité ne
va pas plus loin (…). Les individus sont ainsi posés comme des atomes » (Leçons
sur la philosophie de l’histoire, p. 248). C’est là aussi la critique que fera Marx du
droit bourgeois moderne. Et pourtant, par-delà les dangers d’atomisation du social
ou de repli sur sa petite propriété, la reconnaissance du droit de l’individu et de
l’autonomie relative de sa sphère privée est tout à fait essentielle. Elle permettra en
effet de définir les limites d’une liberté individuelle, et de garantir l’inviolabilité
de cette liberté par une quelconque force publique, en quoi la modernité se donne
aussi des garanties contre le totalitarisme. On voit donc en quoi il était nécessaire
de placer le droit romain comme une source essentielle de la modernité.
des hommes d’un genre nouveau vont révolutionner l’idée que l’homme se fait
de lui-même, de ses possibilités et de sa place dans l’univers. Ils vont bouleverser
la représentation du temps en inventant le progrès, renverser le théocentrisme en
plaçant l’homme libre et rationnel au centre de leurs préoccupations, révolutionner
la vieille cosmologie antique géocentrique, renouveler les canons artistiques, et
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bientôt instaurer de nouvelles institutions politiques qui fassent droit à la liberté
individuelle. Tout cela, le Moyen Âge ne l’a pas fait, en quoi il mérite bien sa
dénomination, quelles que soient par ailleurs les immenses mérites individuels
des penseurs médiévaux. Il est, comme le dit Gombrich, une « nuit étoilée ».
La modernité quant à elle n’est plus une nuit au cœur de laquelle
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brillent quelques étoiles, elle est un nouveau jour, le dégagement d’un horizon
inédit pour l’humanité. Nous sommes encore aujourd’hui dans ce grand cycle,
nous profitons des acquis de ce tournant historique, et tâchons d’exploiter
toutes leurs potentialités. Nous sommes ainsi plus proches des hommes de la
Renaissance qu’ils ne l’étaient eux-mêmes de leurs prédécesseurs du Moyen Âge.
C’est l’histoire de l’humanité qui s’est pour ainsi dire coupée en deux : le monde
ancien versus le monde moderne. Nous le soutiendrons d’autant plus aisément
que nous venons d’énumérer toutes les dettes de celui-ci envers celui-là. Comme
nous l’avons vu, les matériaux fondamentaux de la modernité sont antiques :
l’universalisme, l’individualisme, et leurs implications multiples : l’égalité des
individus, la rationalité du genre humain, la dignité de la personne, etc. Mais
il fallait une révolution culturelle et intellectuelle pour que l’universalisme et
le rationalisme grecs rencontrent l’individualisme chrétien. Il fallait que les
chrétiens de la Renaissance fassent renaître l’hellénisme, ce qui n’était pas sans
conséquence sur leur foi. En fait, plutôt qu’une adjonction de principes antiques,
la modernité a nécessité une reconfiguration culturelle générale, et c’est en quoi il
s’agit bien d’une nouvelle ère irréductible à la composition des précédentes.
La périodisation de la modernité
Nous poserons donc la question en ces termes : quand, dans l’évolution historique
depuis le XVème siècle, peut-on repérer une inflexion, un virage, une accélération,
de ce double procès ? Ce repérage se fera au triple plan de l’histoire des
institutions (politiques, juridiques, religieuse, etc.) ; de l’évolution des mœurs,
des mentalités, de l’organisation sociale et économique, bref, de ce que nous
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appellerons la société civile ; et enfin au plan de l’histoire culturelle (les arts, les
idées, les sciences). Nous croyons ainsi pouvoir repérer trois âges de la modernité,
ou trois « vagues de la modernité », pour reprendre l’expression de L. Strauss
(mais sa périodisation se focalise sur le sens politique de la modernité, alors qu’il
n’est pour nous que l’une des ses dimensions). La première période commence
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historiques, ce qui est réellement vécu par les populations, plutôt que l’architecture
institutionnelle ou culturelle qui est parfois fort loin de leurs préoccupations et de
leurs modes de vie. Or, de ce point de vue social, la fin XVIIIème et les années
soixante marquent bien deux ruptures essentielles au sein de la modernité.
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1- La première modernité : de la Renaissance aux Lumières
Cette vaste période de trois siècles (disons, pour faire vite, du milieu
du XVème au dernier quart du XVIIIème siècle) correspond à la mise en place des
valeurs essentielles de la modernité. Les grandes révolutions sont culturelles :
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dans les arts, dans les sciences, en théologie, en philosophie et dans la pensée
politique. Au niveau économique et politique, cette période se distingue aussi
nettement de la précédente et de la suivante. Elle correspond à « l’ancien
régime », qui met fin au système féodal médiéval, et qui voit apparaître la figure
de l’État monarchique moderne, centralisé et bureaucratique. C’est aussi l’époque
où les nations s’individualisent culturellement et linguistiquement. Au plan
économique apparaît une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie marchande,
qui profite de l’extension mondiale du commerce. F. Braudel souligne lui-même
l’unité du système économique qui couvre la période du XIVème (un peu avant la
Renaissance) jusqu’en 1750 : c’est le « capitalisme marchand », auquel fera suite
le capitalisme industriel. Sur le plan économique, le XVème siècle correspond à
une période de croissance significative, tout comme au plan démographique. On
observe une poussée d’urbanisation durant cette période. Il s’en suit une première
étape dans le procès d’individualisation : la famille commence à se restreindre et
à s’autonomiser au sein des lignées et des groupes sociaux6. Sur le plan politique
et sur celui des relations internationales, cette période est marquée par la prise
de Constantinople par les Turcs en 1453, c’est-à-dire la fin de l’empire romain
d’orient, et par la découverte de l’Amérique par Colomb en 1492. Ces deux dates
sont habituellement retenues pour les périodisations, auxquelles on peut ajouter
une troisième : l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1450, qui aura de
grandes conséquences sur la diffusion des connaissances, de la culture antique, et
donc sur la Renaissance.
Bref, sur tous les plans, cette périodisation a une unité et donc une
cohérence historique. Mais ce qui demeure le plus significatif dans cette unité
de trois siècles, c’est la révolution culturelle qui marquera le passage du monde
Ancien au monde Moderne. La première modernité est donc essentiellement
une modernité des élites (artistes, savants, théologiens, philosophes), il faudra
attendre la seconde puis la troisième pour que son mouvement s’étende à toutes
les couches de la société.
La Renaissance et la Réforme
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plan artistique, l’homme prend plus d’importance à la fois en tant que créateur
(refus d’appliquer une norme esthétique canonique et traditionnelle) et comme
sujet représenté. Les artistes de la Renaissance sont à la fois des savants, des
techniciens, des penseurs : ils participent à toute la culture de l’époque, et sont
proprement des hommes universels ; ainsi naît la figure de l’homo universale.
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Saint Pierre). La Bible sera traduite en Allemand par ce même Luther, rendant
possible son appropriation par l’individu souverain. C’est l’ensemble de ces
bouleversements que l’on appelle la Réforme, et l’on voit aisément comment ils
partagent avec l’esprit de la Renaissance une même revendication d’autonomie.
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La modernité scientifique
philosophie, par sa volonté inouïe de refonder tout le savoir sur les bases de la
seule intelligence individuelle. Ne plus rien admettre que ce que j’ai moi-même
démontré, remettre tout en question d’abord, puis tout reconstituer sur une base
assurée, depuis une certitude subjective première. Il affirme ainsi la primauté de la
conscience et de la raison subjective sur les savoirs, les croyances et les dogmes.
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Je doute, je démontre, et pendant ce temps, Dieu attend ! L’esprit du cartésianisme
est l’esprit moderne par excellence : l’affirmation de l’autonomie subjective et de
sa capacité à s’universaliser, c’est-à-dire à retrouver les vérités universelles au
cœur de l’individu rationnel. Liberté universaliste et liberté individualiste tout à la
fois, sans que l’une et l’autre ne se fassent concurrence. La liberté sera d’ailleurs
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les hommes à se soumettre collectivement à un pouvoir souverain. Hobbes fonde
la souveraineté sur une sorte de contrat que les individus reconnaissent pour
garantir leur sécurité. Cette souveraineté ad hoc créée par des individus est au
service de ces mêmes individus (quoiqu’elle les oppresse) ; elle n’est pas une
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du XVIIIème siècle, et notamment Rousseau, élaboreront une théorie de l’État
démocratique, avec la participation égale de tous aux institutions politiques.
Mais, pensant que seule une démocratie directe est une démocratie authentique,
celui-là sera amené à reconnaître qu’« un gouvernement si parfait ne convient
pas à des hommes ». De plus, il envisageait cette démocratie sur la base d’un
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tous ces phénomènes. La constitution d’un prolétariat urbain bouleverse toute la
structure sociale archaïque ; on assiste à une prodigieuse individualisation des
rapports sociaux et à une reconfiguration des liens de sociabilité.
La famille passe du modèle parental au modèle conjugal : c’est la
naissance de la famille nucléaire, réduite au couple et à ses enfants. « Dans le
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modèle parental, le mariage était considéré avant tout comme une institution
ajoutant une cellule à un monde organisé et préexistant ; dans la perspective
conjugale, il est d’abord une relation interpersonnelle (…), l’important n’est
plus la lignée ni la maison avec ses traditions à transmettre, c’est simplement
l’autre (…), avec la perspective ouverte sur l’avenir » (A. Jannière, « La famille,
problématique contemporaine »). L’exode rural divise la famille élargie, rompt
l’attachement au sol, et diversifie les compétences professionnelles (le fils
n’hérite plus directement du métier du père). L’urbanisation permettra ainsi
l’autonomisation des couples, et la constitution de nouveaux rapports affectifs. Il
n’est plus question de se marier pour conserver un héritage, reprendre la maison
familiale, transmettre une tradition, bref, de se marier par intérêt et pour l’intérêt
des familles. Désormais, le mariage est un acte libre de reconnaissance réciproque
de deux individus, qui n’impliquent plus comme avant toute l’ascendance
familiale. Le mariage d’amour se substitue progressivement au mariage arrangé,
au mariage de raison et d’intérêt. En somme, l’individu est plus maître de sa vie
sentimentale et parvient à se libérer de sa famille pour constituer un nouveau
foyer autonome. Le couple, sans doute pour la première fois dans l’histoire, cesse
d’être une affaire de parenté, de lignage ou de tradition, pour devenir une union
amoureuse.
Bien entendu, cette nouvelle socialisation entraîne d’autres problèmes,
et la condition de ces nouvelles unités familiales est précaire à bien des égards.
La littérature du XIXème rend bien compte de la misère de cette nouvelle classe
sociale, et Marx considèrera que l’aliénation moderne du prolétariat est pire
encore que les formes précédentes d’exploitation. Il n’en demeure pas moins
que l’autonomisation et l’individualisation consécutives à ces bouleversements
économiques sont des phénomènes sociaux fondamentaux qui prennent place
dans le processus de modernisation. La nostalgie de la nature, de la campagne
et du travail des champs sont en grande partie des illusions rétrospectives : le
mode de vie urbain et le resserrement de la cellule familiale sont des avancées
considérables pour un grand nombre de foyers.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 59
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figure nouvelle à la modernité qui était surtout jusque-là de l’ordre des idées
et de la culture. C’est l’avènement de la démocratie et du droit individualiste
moderne. Les citoyens américains puis français se dotent d’une Constitution à
l’image qu’ils se font de leur liberté : une liberté individuelle. On reconnaît aux
individus des droits « inaliénables et sacrés » : l’État ne pourra plus intervenir
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dans la sphère privée, qui relève de la seule autorité de l’individu sur lui-même.
Liberté de penser, de croire ou de ne pas croire, de circuler, de s’exprimer, de
jouir de sa propriété privée, etc. La première déclaration des droits de l’homme
est celle qui sert de préambule à la Constitution de l’État de Virginie, instituée le
12 juin 1976. L’esprit s’en retrouve ensuite dans la plupart des constitutions des
treize colonies américaines, devenues États par la Déclaration d’indépendance
du 4 juillet. Et les rédacteurs français de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen s’inspireront à leur tour de ces premières déclarations. Les différences
entre les révolutions américaine et française tiennent moins au contenu de leurs
déclarations qu’à la représentation même de cet acte révolutionnaire qui instaure
ces droits. La révolution américaine, explique A. Renaut (in Les critiques de la
modernité politique, section I, Liminaire), vise uniquement l’autonomisation par
rapport au pouvoir politique anglais, pour laisser les lois immanentes de la société
s’auto-accomplir selon l’intérêt des individus. L’esprit de la révolution française
est tout différent : il s’agissait d’une rectification radicale de la société par un
acte volontariste, au nom d’un idéal moral. C’est précisément ce volontarisme
politique, et la Terreur qui a fait suite à la révolution française, qui a ravivé une
pensée antirévolutionnaire en France, qui trouve ses origines jusque dans le
préromantisme allemand.
L’antimodernisme théorique prend la figure d’une opposition aux
Lumières et à l’idéologie révolutionnaire. Les idéaux de rationalité, de progrès,
ainsi que l’individualisme théorique, sont mis à mal depuis les années 1770
avec le mouvement préromantique Sturm und Drang, dont Herder apparaît
comme l’inspirateur principal. Le cœur compte plus que la raison, la subjectivité
et l’originalité de l’artiste plus que les grandes synthèses universelles. Le
romantisme reprendra tous ces thèmes. Mais, ce qui nous intéresse ici, plus que
le courant artistique, c’est le romantisme politique qui renie au plan théorique
les valeurs mêmes de la modernité. Contre le constructivisme moderne, il
entend réhabiliter la tradition et la coutume comme seule source du droit ; contre
l’individualisme des droits de l’homme, il prêche l’appartenance communautaire.
Refusant à l’individu un accès à l’universel, il cherche au contraire à maintenir
son enracinement particulier dans sa communauté particulière. Et pour cela, les
romantiques critiquent la raison froide et désincarnée ; ils lui préfèrent le sensible,
la croyance, la religion. Le différentialisme et le communautarisme sont préférés à
60 La Modernité
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Après quelques querelles théoriques (la « querelle du panthéisme », dite
encore « querelle du spinozisme »), les anti-Lumières s’en prennent directement
à la Révolution française : c’est la « querelle de la Révolution française », menée
au premier chef par Burke en Angleterre, Jacobi et Rehberg en Allemagne, De
Maistre, De Bonald et Ballanche en France. C’est l’idéalisme rationaliste et
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qu’un avatar récent (qui ignore, semble-t-il, sa propre ascendance). Mais, alors
que les valeurs de la modernité étaient sans cesse remises en cause, elles n’ont
pas cessé d’imprégner toujours davantage la vie sociale, la rendant plus libre et
moins aliénée (grâce notamment aux révoltes et révolutions qui ont permis la
constitutionnalisation de droits sociaux). La modernité qui progresse au cœur du
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tissu social est toujours contemporaine de l’antimodernisme décalé des élites.
Le modernisme en art
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le travail de conceptualisation nourrit une véritable ambition universaliste de ces
mêmes individualités.
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théorique, justement, il s’explique en grande partie par l’imputation de tous les
traumatismes du XXème siècle aux valeurs modernes : guerres, Holocauste, bombe
atomique, Tchernobyl, etc. Le prométhéisme moderne porterait la responsabilité
de toutes ces catastrophes ; et finalement, ce sont la Raison elle-même et
l’idéologie du Progrès qui seraient les causes de la folie totalitaire et de la vaste
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pourtant, c’est depuis leur statut institutionnel et officiel “d’artiste” que les
artistes brouillent les cartes de l’art. Seul un tel statut rend possible une telle
production. C’est donc encore en vertu d’une mystification que tout semble
se valoir ; ce qui rend perplexe le spectateur se disant qu’il « pourrait en faire
autant », tout en sachant que ses propres productions n’auraient justement pas
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la même valeur. Ceci dit, cette caractérisation de l’esthétique postmoderne ne
rend pas justice à bon nombre d’œuvres contemporaines, lesquelles produisent
encore du sens et, quoique appartenant à une période désillusionnée, savent
transfigurer cette désillusion même dans d’authentiques chef-d’œuvres. Et pour
tout dire, la production artistique depuis les années 60 n’est pas du tout moins
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riche que celle des générations précédentes. C’est que, derrière le renoncement et
le désenchantement, travaille encore une énergie expressive puissante, un génie
artistique.
Outre les arts et la pensée, le postmodernisme imprègne aussi les
mœurs, les mentalités, les comportements. Il correspond à une attitude générale
de l’individu qui, au nom d’une égalité idéale ou de son bien être personnel, refuse
toute hiérarchie et toute autorité, se complaît dans un relativisme confortable.
D’autant plus confortable qu’il est relayé par les hautes instances intellectuelles
du pays, et en devient bien-pensant. L’individu postmoderne est l’individu
« cool », « tranquille », qui veut juste que sa vie soit « fun », et qui ne veut surtout
pas se « prendre la tête ». C’est un « individualisme hédoniste », comme le dit G.
Lipovetsky dans L’ère du vide. Tout discours rationnel, toute ascèse intellectuelle
ou morale et finalement toute forme de culture exigeante est perçue comme une
« prise de tête ». Tout se vaut, et chacun trouve son bonheur où il le souhaite.
Il n’y a pas de haute culture et de culture populaire : gratter sa guitare dans son
jardin en fumant un pétard vaut bien un opéra de Mozart. « Chacun ses goûts »
et « tout le monde a le droit de s’exprimer », tels sont les mots d’ordre les plus
répandus, des élites aux couches populaires. Non pas : « chacun a le droit d’avoir
accès à la haute culture, au savoir, à l’éducation », mais bien : « chacun doit
trouver son plaisir où il le veut, que les adultes et les éducateurs s’adaptent ! ».
Le jeunisme, c’est cette sorte de complaisance typiquement postmoderne qui
consiste à adopter et à promouvoir les « valeurs jeunes », à renoncer à une forme
hiérarchique d’éducation et d’instruction, et qui finalement lèsera lourdement
cette même jeunesse sans repère et sans culture.
Mais le plus grand paradoxe de ce postmodernisme social est qu’il
ignore lui-même sa dette à l’égard d’une modernité qui l’a rendu possible en se
radicalisant. C’est en effet la forte poussée individualiste et libératrice des années
60 qui permet à l’individu de relativiser les valeurs, les normes, les vérités. C’est
la toute-puissance de l’individu devenue ethos qui amène paradoxalement cet
individu à remettre en question les valeurs modernes, dont cette même volonté
de remise en question est l’héritière directe… Pire encore, l’individu s’offrira
le luxe d’être anti-individualiste. On observe en effet dans les années 60, et
notamment après 1968, un regain de groupisme, de tribalisme, comme disent
certains sociologues. Les gens appartiennent à des groupes de rock, de théâtre, à
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 65
des associations, des partis politiques ou des syndicats. On veut même faire des
expériences de vie en communauté. La désillusion ne tardera pas à venir. C’est
qu’en effet, l’individu groupiste s’est trompé sur lui-même : il est foncièrement
individualiste sans le savoir11. Les années postmodernes s’étalent en gros sur une
vingtaine d’années, de 1960 à 1980.
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Le devenir de la modernité depuis les années 80 :
néomodernité, hypomodernité et hypermodernité
Rien n’est plus difficile que de saisir l’unité d’une époque dont nous sommes les
contemporains. Dans 50 ans, nous en saurons plus sur la nature des années 80, 90
et 2000. C’est une tentation - et un défaut - typique des sociologues et essayistes
que de vouloir trouver de l’extraordinaire dans l’actuel, et des ruptures décisives
qui inaugurent des temps nouveaux. La vérité est que l’individu supporte mal de
ne pas vivre une époque Historique, d’être seulement dans une durée banale ou
transitoire. Or, si l’on regarde froidement l’évolution du processus et des valeurs
de la modernité au cours de ces trente dernières années, on voit qu’elles n’ont
malheureusement rien d’exceptionnelle. Nous poursuivons, à un rythme de
croisière, les changements intervenus lors de la troisième modernité, voilà tout.
Les revendications individualistes d’une liberté-indépendance gagnent du terrain,
tandis que l’universalisme reste globalement en panne. Les années 60 et 70 sont
celles des contradictions : la jeunesse petite-bourgeoise exècre la bourgeoisie,
l’individu libéré des entraves rejette l’individualisme, l’homo consummans passe
son temps à critiquer la société de consommation, les élites intellectuelle prône
le relativisme et disent merde à la philosophie. Depuis 1980, nous sommes sortis
de cet inconfort : les intellectuels cessent de cracher dans la soupe institutionnelle
qui les nourrit, et chacun cherche à s’intégrer dans une société que l’on veut plus
réformer que révolutionner. Sur le plan économique, une vague néolibérale s’est
installée dans tous les pays occidentaux. On assiste aussi à une multiplication
des délocalisations, des transactions financières, échanges économiques,
commerciaux, culturels et diplomatiques internationaux, en quoi consiste la
« mondialisation ». Autant de signes que l’air du temps a changé.
Les années 80 enterrent l’idéologie postmoderne, et en partie également
la mentalité correspondante. Au niveau des élites, d’abord, on observe une nette
réactivation des principes modernes fondamentaux, hérités des Lumières. Il fallait
un certain courage à ces penseurs pour affronter la doxa déconstructionniste
et l’antiphilosophie qui dominaient alors. Nous appellerons, après C. Ruby,
néomodernes ces penseurs qui entendent raviver les valeurs de la modernité : la
raison, l’autonomie, l’universel, l’individu. Cette néomodernité, toutefois, n’est
pas encore complètement descendue dans les mœurs et mentalités. On observe
certes au niveau sociétal d’importantes transformations, mais elles ne vont pas
nécessairement dans le sens de la modernité. Beaucoup l’on souligné : la morale a
remplacé la politique. Dépolitisation des esprits d’une part et retour de la morale
66 La Modernité
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se manifeste, c’est souvent, comme l’a noté P. Bruckner dans La tentation de
l’innocence, sous la forme d’une demande unilatérale d’assistance plutôt que
d’un engagement et d’une participation responsable. L’auteur brosse ainsi un
tableau sévère de la mentalité contemporaine : infantilisme et victimisation.
Nous demanderions à être dorloté par un État qui nous devrait tout, et d’abord
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le bonheur.
Autre phénomène nouveau dans les mentalités : le besoin de
“spiritualité”. Par quoi il faut entendre non pas le besoin authentique de
participation à l’Esprit (la connaissance, la culture, la raison, l’intelligence
des choses), mais plutôt la recherche un peu naïve du “sens de la vie”, de
“l’authenticité”, des “valeurs essentielles”, etc. L’individu contemporain ne trouve
plus dans le monde social les valeurs et les référents idéologiques qui pouvaient
donner un sens à son existence : dépérissement de la religion, perte de la foi en
la science et dans le Progrès, fin des utopies politiques, fin des grands conflits
mondiaux (jusqu’au 11 sept. 2001, du moins) depuis les guerres de décolonisation
et la guerre froide… L’individu se retrouve seul face à la question du sens. Après
avoir été si longuement réclamée, revendiquée et exigée, cette liberté totale dans
le choix des valeurs pèse maintenant de tout son poids sur l’individu isolé. Lourde
responsabilité que celle du sens, en vérité, et l’on se met à regretter cette époque
où toutes les âmes n’en faisaient qu’une face au danger du totalitarisme et de la
guerre, ou dans l’enthousiasme des révoltes de 68. L’individu contemporain, c’est
cet individu “trop libre”, orphelin du sens et des utopies.
Du coup, la question essentielle pour cet individu n’est plus de
renverser les institutions et les hiérarchies, comme c’était le cas pour la génération
précédente, mais au contraire de leur demander plus d’assistance. Non pas moins
d’État ou moins de pouvoir, mais plus d’Etat providence, plus de sécurité : chacun
voudrait que l’État s’intéresse davantage à lui et à ses problèmes multiformes
(c’est la conscience victimaire et attentiste dont parle P. Bruckner dans La
tentation de l’innocence). Le rapport aux institutions a changé avec l’évolution
des mentalités. En un sens, la génération 68 qui voulait “changer la vie” et qui
croyait en un avenir meilleur était plus moderne que celle-ci, qui a perdu ces
grandes ambitions. Le problème n’est plus de “changer la société”, mais de mieux
s’y intégrer ; la question n’est plus la révolution, mais l’intégration. La critique
sociale ne vise plus le rejet, mais le profit : il faut partager les richesses pour que
chacun puisse en profiter. Cette évolution est analysée par Ferry et Renaut dans
68-86. Itinéraire de l’individu : les grandes manifestations de 1986 n’ont plus le
même parfum que la révolte de Mai 68. Ce que réclament les manifestants de 86 et
d’aujourd’hui, c’est plus de droit, plus d’État providence, plus de sécurité sociale.
En 68, le droit était perçu comme « la vaseline qui sert à enculer le prolétariat »…
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 67
La thèse des auteurs est pourtant que 86 est la vérité de 68, que l’individualisme
est simplement parvenu à maturité en révélant sa vraie nature. On passe d’un
« individualisme militant » à un « individualisme narcissique et apathique » (p.
56). La génération des années 80, 90, 2000 est moins ambitieuse, et a fait le deuil
du “grand soir”. Chacun court essentiellement après son petit bonheur privé et son
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épanouissement personnel.
Plutôt que de “remettre en question la société de consommation”, on
réclame des hausses de salaire pour pouvoir consommer davantage. Non plus
changer la société, mais la consommer tout entière, donnant par là l’impression
d’y être intégrer tout entier. Le « pouvoir d’achat » sera donc le mot d’ordre
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l’esprit : les penseurs passent pour des “intello”, les politiciens pour des guignols
et les scientifiques sont tout simplement méconnus. La pression du chômage
contribue à faire de l’Instruction et de l’Éducation une simple “formation”, un
brevet qui permet de trouver un job. L’universalisme est donc à la traîne de cette
modernité. Le communautarisme, lui, reprend des couleurs ; au nom du droit à la
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différence et du multiculturalisme, on finit par noyer la Culture dans les coutumes
et les traditions. Or, la Culture ne se réduira jamais à la tradition : celle-ci pèse sur
la liberté individuelle de tout son poids, celle-là lui rend son humanité.
La modernité des années 80 est donc sous bien des aspects une
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un sens, faire des projets et les réaliser. Le rapport au corps change lui aussi : il ne
s’agit plus d’être cool et d’être « nature », mais de façonner son corps et son look,
d’être musclé, performant, mince et sexy. De fait, les modes vestimentaires sont
de plus en plus sexy, et les corps de plus en plus bodybuildés : il faut rentabiliser
son corps tout autant que son temps. L’individu hypermoderne mène une vie
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caractérisée par l’excès, l’urgence, la performance et l’intensité.
En quoi cela est-il donc hypermoderne ? En ceci que ce rapport
au temps et à soi-même traduit une volonté individuelle d’autonomie et
d’indépendance. L’individu hypermoderne veut tout contrôler et tout choisir, il
veut être agent de sa propre vie, et non la subir passivement. Il est amoureux
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généralisée pour que l’on puisse parler de société hypermoderne. Elle reste le
privilège d’une catégorie sociale urbaine, cultivée et qui vit dans une aisance
minimale. Elle engendre en outre de nouvelles pathologies et de nouvelles
incertitudes subjectives. Dans son principe néanmoins, comme liberté individuelle
et accès de l’individu à l’universalité qui définit son Humanité, et quand l’individu
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est assez fort pour assumer pleinement l’autonomie qui fonde cette liberté, elle
demeure l’horizon indépassable de notre temps.
Notes
1
Individualiste notoire, non du point de vue épistémologique, mais du point de vue moral et
politique, Durkheim explique : « l’individu (…) est notre seule fin collective ; loin de nous
disperser, il est le seul centre possible de ralliement… » (Lettres à C. Bouglé, 1898, cité
par A. Laurent in De l’individualisme, p. 14). Dans un petit texte intitulé L’individualisme
et les intellectuels, il explicite le sens de cet individualisme qui n’a rien d’un égoïsme
ou d’un utilitarisme : « Non seulement l’individualisme n’est pas l’anarchie, mais c’est
désormais le seul système de croyance qui puisse assurer l’unité morale du pays » (p. 19).
L’individualisme bien pensé n’est pas la ruine de l’autonomie intellectuelle, comme le
soutiendra A. Renaut, mais il a au contraire « pour premier dogme l’autonomie de la raison
et pour premier rite le libre examen » ; il « ne va pas sans un certain intellectualisme, car
la liberté de la pensée est la première des libertés » (p. 17). Enfin, l’individualisme comme
valeur n’a rien à voir avec l’individualisme comme méthode de recherche en science
sociale. Il faut être holiste du point de vue épistémologique, et individualiste du point de
vue moral ; croire à la liberté pour pouvoir la défendre, et chercher les déterminismes pour
faire un bon travail de scientifique — telle est la position de Durkheim, à la laquelle nous
nous rangeons.
2
« Quand (…) on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on
se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu’on respire dans le vaste champ de
l’humanité pour s’enfermer dans les conventicules des compatriotes. Rien de plus mauvais
pour l’esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. (…) Avant la culture française, la
culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine », Renan, Qu’est-ce qu’une
nation ? (p. 26). Encore faut-il ajouter que l’individu n’a accès à son humanité que grâce à la
Culture que lui transmet sa société ; nous ne saisissons la culture de l’humanité qu’à travers
nos cultures particulières.
Dans La défaite de la pensée, A. Finkielkraut marque lui aussi très clairement la distinction
entre Culture et coutumes, et reproche au relativisme postmoderne son « absorption (…)
masochiste du cultivé (la vie de l’esprit) dans le culturel (l’existence coutumière) » (p. 153).
Il montre en outre que, en voulant “respecter les différences” culturelles, les antimodernes
français des années 60 n’ont fait qu’enfermer les peuples dans leur identité culturelle, les
privant par là de leur humanité et de liberté.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 71
3
A. Renaut, qui a puissamment contribué à l’intelligence du phénomène moderne à travers
ses nombreuses recherches, ne voit toutefois entre autonomie et indépendance qu’un rapport
concurrentiel. L’individualisme, en quoi consiste en effet la recherche d’indépendance, est
toujours diabolisé sous sa plume : il l’identifie avec le repli sur soi, avec la désertion de
l’espace public, et finalement avec la perte pure et simple par le sujet de son humanité,
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laquelle serait réduite, par la quête d’indépendance, à une petite sphère privée gérant
des intérêts égoïstes. Ses analyses sont justes si l’indépendance n’est pas compensée par
une ouverture universaliste à la Culture, à la Raison, à l’Esprit, comme cela a pu être le
cas à une certaine époque de l’histoire récente. Mais en tant que telle, l’indépendance
individuelle constitue une conquête essentielle de la modernité, et même sa condition
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4
Voir à ce sujet les travaux de Nygren, déjà cités, ainsi que la première partie de notre article
« Origine, structure et horizon de l’amour ».
5
D’ailleurs, « le droit romain donne à l’Europe moderne un vocabulaire, des concepts,
des catégories, des théories, bref tous les éléments de la construction juridique » (id.). En
particulier, le Code Napoléon de 1804 s’inspirera grandement du droit romain.
6
« Jusqu’à la Renaissance, l’individu est noyé dans le collectif », mais peu à peu, « entre le
XVIème et le XVIIIème siècle », la famille se resserre à un cercle plus étroit sous l’effet d’une
revendication croissante d’autonomie et d’intimité (J.-M. Gaillard, La famille en miettes,
pp. 11 et 12). Voir aussi la troisième partie de notre article « Origine, structure et horizon de
l’amour », qui traite de cette question.
7
D’autant que si l’époque est bien culturellement tournée vers l’Antiquité, elle est aussi et
surtout tournée vers le Nouveau Monde. Cette découverte de l’Amérique entraîne un grand
bouleversement des mentalités, et marquera le début de l’européanisation du monde.
Au plan artistique, la période considérée (milieu XVème — fin XVIIIème siècle) ne se limite
évidemment pas à la Renaissance, qui peut être considérée comme une forme de modernité
artistique. Le caractère moderne de cette première modernité sera ainsi vite remis en question
par le rejet de la fidélité aux Anciens et des canons esthétiques antiques, au XVIIème siècle.
C’est le début de la « querelle des anciens et des modernes », qui durera tout au long du
XVIIIème siècle. Les “nouveaux modernes” reproches aux partisans des anciens leur manque
d’originalité, leur conception mimétique de l’art, leur traditionalisme et leur rationalisme.
Il faudrait au contraire que l’artiste puisse exprimer sa sensibilité, ses sentiments, sa
subjectivité — en quoi ces modernes accentuent le mouvement lui-même de la Modernité,
que la Renaissance avait inauguré. Cette querelle, à partir de la fin du XVIIIème, prendra la
72 La Modernité
8
L’antimodernisme est presque aussi vieux que la modernité. On a évoqué plus haut le
cas du romantisme politique, puis de quelques antimodernes du XIXème siècle. J. Benda,
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en 1927, se plaignait encore du relativisme de ses contemporains. La trahison des clercs,
texte étonnant que l’on croirait écrit pour la génération postmoderne. Benda y défend
l’universalisme, l’intelligence et la raison contre l’anti-intellectualisme des penseurs de
son temps, lesquels démissionnent de leur mission d’intellectuels en faisant l’apologie des
particularismes contre les valeurs de l’humanisme rationaliste.
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9
Sur le postmodernisme français, voir notre recension, dans ce même Philosophoire, du
hors-série de Sciences humaines n°3, consacré à Foucault-Derrida-Deleuze.
10
Voir sur cette question les analyses de P. Bruckner dans Le sanglot de l’homme blanc.
11
Est-il besoin de préciser encore une fois que l’individualisme dont il s’agit ici n’est pas
du tout incompatible avec la formation de groupes, de liens sociaux, de projets communs,
et même de solidarité étroite. Individualisme veut dire indépendance individuelle, et non
égoïsme ou repli sur soi.
12
Dans L’euphorie perpétuelle, P. Bruckner montre que cette recherche du bonheur conçu
comme bien-être devient même un nouvel impératif collectif. Chacun se doit d’être heureux,
et la vie est une tension indéfinie entre frustration et satisfaction.
13
Pensons au succès hallucinant des JMJ, et de la tournée mondiale de Jean-Paul II à cette
occasion : plus d’un million de jeunes à Paris (le plus grand rassemblement de jeunes depuis
1968), deux millions à Rome, etc. Sa mort et son enterrement furent une sorte d’événement
mondial suivi en direct par la moitié de la planète…
14
Tout à fait significatif à cet égard est le dossier du n°264 du Magazine littéraire d’avril
1989 : L’individualisme. Le grand retour. Depuis le milieu des années 70, tout une série
d’auteurs se consacre à cette question de la montée de l’individualisme et à ses enjeux :
C. Lasch, R. Sennett, D. Bell, G. Lipovetsky, L. Dumont, etc. Sur l’évolution actuelle
de cet hyperindividualisme et sur l’hypermodernité qu’il dessine, voir nos « notices
bibliographiques » dans ce même Philosophoire.
Bibliographie
Cette bibliographie indique un ensemble de références dont l’étude
a nourri la réflexion de cet article. Elle a été divisée en cinq catégories pour
faciliter les repérages thématiques. N’ont été retenu que les ouvrages à caractère
métadiscursif : ceux qui prennent pour objet tout ou partie de la modernité, plutôt
que ceux qui la font. On n’y trouvera donc pas les grands textes fondateurs de la
modernité, et pas davantage les textes antimodernes qui répondent aux premiers.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 73
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