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LE PROCESSUS HISTORIQUE DE LA MODERNITÉ ET LA

POSSIBILITÉ DE LA LIBERTÉ (UNIVERSALISME ET


INDIVIDUALISME)
Vincent Citot

Vrin | « Le Philosophoire »

2005/2 n° 25 | pages 35 à 76

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ISBN 9782353380268
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Le processus historique de la Modernité
et la possibilité de la liberté
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(universalisme et individualisme)

Vincent Citot

« C’est toujours dans l’individu que l’Humanité se retrouve »


Alain, Propos, 11 avril 1911

S i les termes ont un sens, le moderne n’est pas le contemporain,


l’actuel, le nouveau ou le présent. Tout ce qui est nouveau dans notre
société n’est pas moderne, et ce qui est plus proche dans l’ordre du temps n’est
pas nécessairement plus moderne. L’usage confond le moderne et l’actuel, mais
il appartient à la philosophie de poser une distinction conceptuelle claire. Si en
effet la modernité n’était rien d’autre que la contemporanéité, il n’y aurait là rien
à penser, sinon le passage comme tel du temps. Mais il serait tout aussi stérile
de définir abstraitement un tel concept, indépendamment du temps lui-même, et
plus précisément de l’histoire. L’idée de modernité ne peut faire l’objet d’aucune
intuition transcendantale a priori : elle ne prend sens que dans et par l’histoire
des hommes.
La modernité, comme tournant significatif dans l’histoire de l’occident,
relève donc en premier lieu de l’analyse historique : il appartient aux historiens
d’en déterminer la signification, l’origine et le devenir. Notre premier problème
sera donc le suivant : à quelles conditions cette question historique peut-
elle devenir une question philosophique ? Il faudra passer de l’histoire à la
philosophie de l’histoire (en quoi l’événement historique de la modernité nous
renseigne sur l’orientation générale de l’histoire des hommes, sur sa cohérence
et sur sa signification ?), puis de la philosophie de l’histoire à la philosophie
générale (que nous apprend ce tournant historique sur les aspirations essentielles
de l’homme ?). Ces généralisations sont possibles s’il est vrai que la modernité,
qui a été historiquement un événement interne à l’histoire occidentale, a en réalité
une portée universelle, et que tous les hommes, d’Occident ou d’ailleurs, aspirent
à cette modernité qu’il s’agira de définir. Ethnocentrisme ? Oui et non. Oui, dans
36 La Modernité

la mesure où nous pensons que les valeurs de la modernité telles qu’elles sont
apparues dans l’Europe des XVème, XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles sont en
droit “exportables” à toute société. Non, dans la mesure où il s’agit là moins
d’une illusion ethnocentrique (projection et généralisation d’un préjugé culturel
ininterrogé) que d’une thèse réfléchie et assumée.

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Après quelques considérations introductives sur les rapports entre
modernité et liberté, il nous faudra faire retour à la philosophie de l’histoire, et
même à l’histoire elle-même, pour comprendre d’où vient la modernité, comment
elle s’est développée historiquement, et ce qu’il nous reste à faire pour la réaliser
pleinement.
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I- Considérations introductives sur l’essence de la modernité

L’esprit de la modernité : la liberté, l’universalisme et l’individualisme

En quoi consiste donc cette modernité ? Toute définition suppose une


interrogation préalable sur les critères qui la permettent. Comme nous ne sommes
pas historiens, démographes, économistes ou politologues, nous ne retiendrons
pas les bouleversements spécifiques qui permettent à ces sciences de caractériser
pour leur propre compte l’événement « Modernité ». Nous ne pouvons que
tenter, à partir de ces données et grâce à elles — en quoi la modestie est ici de
rigueur —, de dégager le principe général de cet événement. Deux écueils, donc :
appliquer dogmatiquement une définition et une périodisation “scientifique” de
la modernité, importée par exemple de l’histoire (l’histoire ne nous dispense pas
de philosophie !) ; ignorer les savoirs positifs et vouloir déduire idéalement une
telle définition (la philosophie de la modernité ne commence pas par déduire, mais
par s’instruire). Ni positivisme, ni idéalisme : les sciences humaines sont pour la
philosophie de la modernité une matière première indispensable, mais qui ne se
pense pas elle-même philosophiquement.
Bien des penseurs ont cherché à ressaisir l’esprit de la modernité
d’une façon synthétique, et l’ont caractérisé, non sans raison, comme une
entreprise individuelle et sociale de libération par rapport aux diverses tutelles qui
maintenaient l’humanité dans un état d’hétéronomie : la tutelle spirituelle, morale
et scientifique de l’Église, la tutelle politique et économique de la monarchie, la
tutelle esthétique des Anciens, la tutelle sociale et psychologique de la famille
patriarcale, etc. L’esprit de la modernité est un esprit d’affranchissement, de
libération, d’autonomisation. La modernité apparaît ainsi comme la possibilité
historique de la liberté. D’abord l’œuvre d’une poignée d’érudits florentins du
XVème siècle, l’esprit moderne gagne petit à petit toute l’Europe, puis s’élargit
à toutes les institutions avant de gagner les mentalités et les mœurs. Parti
d’Europe occidentale, cet esprit singulier s’exporte au Nouveau Monde (qui
déclare peu après, et en toute logique, son indépendance), et depuis peu, avec
plus ou moins de bonheur et le plus souvent encore très partiellement, tend à se
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 37

généraliser à la surface du globe. Cette mondialisation des valeurs de la modernité


occidentale est un fait historique. Nous n’avons pas ici à en juger, ni à examiner
précisément la façon dont cette mondialisation s’opère, ni à étudier les différents
secteurs de cette occidentalisation du monde (secteur économique, culturel,
politique et institutionnel, moral, etc.). Nous ne nous intéresserons pas ici à la

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« modernisation » industrielle et économique, mais seulement à l’esprit de la
modernité en général, et à ses valeurs essentielles.
La liberté est l’esprit même de la modernité, mais la liberté en général
n’est pas propre à l’Occident moderne. En un sens, la question de la liberté se pose
depuis que l’homme est homme, s’il est vrai que son humanité est moins une nature
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dont il hérite qu’une possibilité et une responsabilité. L’homme est un animal qui
a à charge sa propre nature, qui a à faire quelque chose de ce que la nature a fait
de lui — pour reprendre une formule sartrienne. Cette puissance “naturelle” en
l’homme de dénaturation est au principe de toute culture et de toute création.
Mais, non content de s’émanciper (partiellement, évidemment) des impératifs de
la nature, l’homme voudra un jour s’émanciper de ses semblables, et affirmer son
identité individuelle comme principe souverain qui préside au gouvernement de
sa propre vie. La culture apparaît comme une libération collective de l’homme
par rapport aux impératifs de la nature, et la singularité individuelle entend se
libérer à son tour de ce collectif, dont les normes transcendantes le placent dans
une posture d’hétéronomie. L’affirmation de l’individualité face aux normes et
aux exigences supra-individuelles sera l’une des caractéristiques de la modernité.
L’individu entend exercer sa pensée et son esprit critique, il veut exprimer sa
sensibilité propre, par-delà les dogmes et canons de la société à laquelle il
appartient. L’individualisme ainsi compris n’implique aucune désocialisation
ou repli sur soi égoïste1. L’autonomie individuelle ne vise pas l’atomisation du
tissu social, mais cherche seulement une forme de socialisation compatible avec
le respect de la liberté individuelle. La démocratie moderne et le droit moderne
seront une figure de ce compromis.
Mais, et c’est là l’autre caractéristique essentielle de la modernité,
cette libération individualiste n’est possible que si l’individu ne passe pas d’une
prison à une autre, de celle de sa société particulière à celle de son idiosyncrasie.
C’est encore de lui-même que l’individu a à se libérer, de son enracinement
contingent dans cette petite vie particulière, des préjugés dont il hérite et qui
le définissent en négatif, de tout ce qui l’attache à un temps, à un lieu, à une
condition. Mais cette fois-ci, quelle instance pourra l’en sauver ? Si l’individu a
pu se libérer de sa société par l’exercice de sa pensée, c’est maintenant sa société
qui pourra le libérer de son idiosyncrasie, par l’éducation sociale de cette même
pensée. Il y a apparemment un cercle. En réalité, ce n’est pas la même société
qui emprisonne et qui libère : celle dont il faut se libérer est celle des préjugés et
des conditionnements ; celle qui libère est celle de la Culture, qui élève l’esprit et
qui donne des armes contre la première. La tradition enferme l’esprit, la Culture
le libère. La Culture n’est pas une somme de traditions et de coutumes, elle est la
noosphère, l’ensemble des actes de l’esprit qui, bien qu’émanant toujours d’une
38 La Modernité

société et d’individus singuliers, donnent accès à une certaine universalité à travers


cette singularité même2. Les productions artistiques, par exemple, appartiennent
à la Culture dès lors qu’elles révèlent quelque chose de plus que l’idiosyncrasie
de l’artiste. Il faut pouvoir, à travers le style singulier d’un créateur, accéder
à quelque signification générale — en quoi la sensibilité artistique dépasse la

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simple curiosité biographique. La science, la philosophie, la littérature, la morale,
la religion, le droit, la politique, etc. : tout cela relève de la Culture dès que
l’individu peut y participer et s’y reconnaître, plutôt que de devoir s’y soumettre
passivement. La culture qui soumet l’individu n’enveloppe rien d’universel.
En dernière instance, cette Culture qui élève l’esprit et qui ménage
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pour l’individu un accès à l’universel, elle procède toujours du travail d’individus


singuliers — travail qu’une société a fini par s’approprier sous la forme d’une
culture collective, et que d’autres individus auront à s’approprier à leur tour pour
y participer et pour l’enrichir. « C’est toujours dans l’individu que l’Humanité se
retrouve », disait Alain : la société aura donc pour rôle d’éveiller l’individu à son
humanité, par la transmission d’une Culture qui le révèle à lui-même. L’individu
livré à lui-même est bêtise, la société qui met l’individu à son service plutôt que
de se mettre au sien est barbarie.
Ainsi, si la modernité consiste d’une part en une libération de
l’individu des tutelles et des dépendances sociales multiformes — en quoi elle
sera qualifiée d’individualiste —, elle consiste d’autre part en une libération
de l’individu de son propre conditionnement idiosyncrasique — en quoi elle
sera qualifiée d’universaliste. Individualisme et universalisme sont les deux
caractéristiques fondamentales de la modernité, en tant qu’opération historique
de libération sociale et individuelle3. L’individualisme sans universalisme n’est
qu’enfermement en soi-même et incapacité de réfléchir et de transcender ses
propres déterminismes — c’est l’individu qui ne porte plus en lui l’Humanité.
Universalisme sans individualisme est négation de la personne humaine comme
porteuse de droit et aspiration irrépressible au bonheur, donnant le champ libre à
toutes les formes de totalitarisme. Conjuguant ces deux principes, la modernité
se présente comme une prise de conscience réflexive par l’homme de sa liberté,
et comme une incarnation progressive de celle-ci dans l’histoire. Cette définition
formelle de la modernité devra se mettre à l’épreuve des faits : il nous faudra
vérifier ces hypothèses par l’étude du développement historique de la modernité
tel qu’il s’est effectivement réalisé. Nous verrons par exemple comment la figure
de l’individu universel émerge à la Renaissance, comment la Réforme est une
individualisation du rapport à la foi et aux dogmes, comment la philosophie
politique moderne ménage une place centrale à la liberté individuelle avant que
les révolutions américaine et française en prennent acte dans des institutions
démocratiques, etc. Tout cela est bien connu et n’est guère original. Encore faut-il
saisir le principe et la logique de cette évolution, et c’est ce qui est plus ardu.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 39

Réflexivité, autonomie et indépendance

La liberté à laquelle aspire la modernité doit se comprendre comme


une recherche d’autonomie : elle est l’acte par lequel l’individu refuse de voir
son existence, ses valeurs et ses normes déterminées par une instance extérieure,

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quelle qu’elle soit. Elle est donc l’affirmation par l’homme de sa position de
fondement. Présomption ruineuse ? Non, humanisme et lucidité. Ne rien tenir
pour vrai et pour valable que ce que j’ai moi-même vérifié et pensé, tel serait le
principe de la modernité, que Descartes a explicité en son temps. Cet humanisme
prométhéen est le fondement de l’esprit moderne, qui fait de l’homme un dieu,
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en quelque sorte, contre le poids de la religion, des traditions et des coutumes.


La modernité humaniste est donc une confiance indéfectible en la capacité de
l’homme à trouver en lui-même le fondement des normes et des valeurs, ainsi que
l’accès aux vérités de ce monde. Cela ne signifie nullement que l’homme soit la
mesure de toutes choses (relativisme), mais seulement qu’il ne puisse déléguer sa
tâche qui est de reconnaître de lui-même et par lui-même ce qui éventuellement
le transcende. Tout n’est pas réductible à l’homme, mais c’est pourtant à lui de
fonder cette irréductibilité même, et de la reconnaître. La transcendance devra
passer l’épreuve de l’immanence, en quelque sorte.
Il y a encore de la transcendance, de l’universel et de l’intemporel, mais
ils sont devenus une tâche humaine : il est de ma responsabilité de me transcender.
Par quel miracle ? Par la pensée, la réflexion, la raison. La modernité a pour fin
la liberté, et pour moyen la réflexivité pensante. Or, la pensée est ce qui ne peut
se soumettre sans s’annuler eo ipso. Une pensée qui se soumet à une autorité
extérieure n’est tout simplement plus une pensée, mais une foi, une croyance, une
espérance. La pensée ne peut jamais abdiquer par la pensée, cette présomption est
sa nature même. Nous avons là le principe d’autonomie qui définit la modernité.
Il faut ajouter aussitôt que cette foi en la Pensée n’est pas une réduction de toute
transcendance à ma personne. Par la pensée, je suis capable de me transcender en
tant que personne particulière, pour devenir un universel singulier. Je ne réduis
donc pas tout à moi, ce qui serait stupide, mais je n’accepte rien qui n’ait fait
l’épreuve de la pensée, ce qui est tout autre chose. L’auto-nomie (trouver en soi la
norme) n’est pas l’idio-nomie (réduire la norme à soi). Précisons ces concepts.
Être autonome, c’est trouver en soi-même la loi, ce qui n’est pas
réduire la loi à soi ni prétendre que la loi n’est seulement la sienne propre. Il
y a des lois universelles — les mathématiques, par exemple — que je retrouve
en moi par ma pensée ; elles n’en sont pas moins universelles. Simplement, ma
pensée retrouve cette universalité par ses propres moyens, elle y participe. Par ma
raison, je participe à l’universel. Je peux redémontrer le théorème de Pythagore
par mes propres moyens ; cela n’en fera pas mon théorème. Il s’agit là d’une
autonomie participative, qui définit une liberté universaliste : je suis libre dans
la mesure où je participe à une loi universelle, laquelle, donc, ne s’impose pas à
moi du dehors. Cette liberté me libère de mon enracinement contingent dans ma
condition particulière, elle me permet de m’élever à l’universel et ainsi de n’être
40 La Modernité

pas déterminé par les aléas de ma situation. C’est cette idée de la liberté que se
faisaient les penseurs grecs : je suis libre dès lors que je participe à l’universel.
Celui-ci connaît plusieurs modalités : le Vrai, le Bien, le Beau, le Juste, etc. Se
libérer consiste toujours à se libérer du sensible, de sa condition empirique de
mortel. Au niveau de la réflexion politique, on retrouve cette liberté-participation

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caractéristique : la liberté politique est la liberté de participer aux lois de la cité
et de s’y soumettre. Chez Platon, être libre, c’est reconnaître en soi l’universel,
c’est-à-dire le divin ; c’est se soumettre à l’Ordre cosmique, c’est-à-dire à
l’éternité d’une Forme parfaite. La raison est le moyen de cette liberté et de cette
autonomie participative. La modernité n’a donc pas inventé cette forme de liberté,
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elle l’a reprise et l’a conjuguée à une autre qu’il faut examiner maintenant.
La liberté universaliste ne suffit pas pour que l’individu soit libre : je
peux bien par ma raison accéder à l’universel, cela ne m’empêche nullement
d’être opprimé dans mon corps, d’être contraint, d’être esclave. Platon montrait
que même un esclave est capable de mathématique, donc de liberté en ce sens.
Mais un esclave qui raisonne n’est pas plus libre qu’un roi passionné. Il nous faut
donc penser une liberté qui ne soit plus universaliste, mais individualiste ; une
liberté qui ait pour principe non plus l’universel, mais l’individu, qui garantisse le
respect de la personne singulière, dans ses choix singuliers et dans son existence
terrestre. C’est une liberté négative, en quelque sorte, une liberté de n’être pas
empêché ou contraint, qui rend possible une existence conforme à ses choix. C’est
proprement une liberté-indépendance, une liberté individuelle de jouissance au
sein d’un espace privé. Elle n’a rien à voir avec la liberté universaliste de déprise
de soi, puisqu’elle est au contraire l’affirmation de l’autorité du soi individuel sur
lui-même. On opposera donc cette liberté individualiste à la liberté universaliste,
et cette autonomie-indépendance à l’autonomie participative. A vrai dire, la
modernité n’a pas non plus complètement inventé cette idée d’indépendance
individuelle. On en retrouverait aisément des origines dans le stoïcisme, dans le
droit romain, et, dans une certaine mesure qu’il conviendra de préciser, dans la
doctrine du christianisme.
Qu’a donc apporté de nouveau la modernité ? Ni la liberté universaliste,
ni véritablement la liberté individualiste, mais leur conjonction. Ce qui est
radicalement nouveau, c’est de conjuguer universalisme et individualisme,
et d’en faire les deux piliers d’une liberté désormais pleine et entière. Nous
verrons donc pourquoi et comment, depuis la Renaissance, l’hellénisme et le
christianisme viennent converger pour définir les bases d’une nouvelle liberté,
dont nous sommes aujourd’hui même les héritiers. La modernité ne fait que
réactiver une tradition, prenant ce qu’il a de meilleur en elle, laissant le reste.
L’Europe occidentale moderne et ses valeurs fondamentales trouvent leur origine
à Athènes, Jérusalem et Rome. Si les briques essentielles de la modernité étaient
déjà présentes dans l’Antiquité, il reste vrai que c’est en vertu d’un coup de
génie phénoménal que les modernes ont su les joindre et les penser ensemble.
Avec l’universalisme et l’individualisme antiques, qui restaient disjoints parce
qu’ils relevaient de deux traditions différentes, les modernes ont créé l’universel
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 41

singulier, l’homme qui est à la fois autonome et indépendant, ou plutôt qui jouit
d’une double autonomie participative et individualiste.
Il y a plusieurs modalités de cette participation et de cette indépendance.
Participer à l’universel, ou plus généralement à la Culture ou à l’Esprit, cela peut
se faire par l’exercice de sa raison. La raison me procure une liberté supérieure

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en relativisant les contingences de mon existence empirique. Cette autonomie de
la raison est proprement une ratio-nomie. Mais, je m’élève aussi au-dessus de
moi-même grâce à mes connaissances, à mon savoir, et à toute disposition, en
moi, à l’universel. La sensibilité artistique est encore une façon pour l’individu
de s’ouvrir à quelque chose de plus général que la somme de ses expériences
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particulières. En somme, tout ce qui me fait participer aux productions culturelles


de l’esprit (à la noosphère) m’élève et me libère. Cette autonomie participative
par l’esprit est proprement une noo-nomie. Elle est bien différente de la liberté
indépendance qui n’est pas participation mais exclusion. Il s’agit cette fois
une liberté de la personne, de ma volonté et de mon action. Or, cette volonté,
à l’inverse de la raison, définit mon ipséité : l’irréductible singularité de ma
personne. Cette autonomie individualiste est proprement une idio-nomie, ou une
ipsé-nomie. Noo-nomie et idio-nomie définissent les deux piliers d’une liberté
pleine et entière, dont la modernité est le projet, et dont la réalisation est notre
responsabilité, aujourd’hui encore.

Conséquences : les idées d’égalité et de progrès

La modernité est donc l’affirmation de l’individu : de la légitimité


de sa libre disposition de lui-même, ainsi que de sa possibilité de participer au
genre humain, c’est-à-dire à ce qu’il y a en lui d’universel. L’individu, du fond
de son indépendance, doit pouvoir s’élever à la Raison, à la Pensée, à la Culture.
De là découle l’attachement des modernes à l’égalité. Chaque homme participe
de l’Humain, et se doit de retrouver en lui un accès à l’universel. Ce qui fait
l’humanité de l’homme est sa possibilité de transcender sa condition particulière
immédiate, ce dont est incapable le plus intelligent des animaux. Les hommes
sont donc égaux de ce point de vue. L’égalité est une conséquence de ce que nous
avons appelé la liberté universaliste. Les hommes d’avant la modernité n’étaient
pas moins des hommes, mais ils ne prenaient pas toute la mesure de leur humanité,
et donc de leur égalité. Même les Grecs qui concevaient l’universalité du genre
humain n’en avaient tiré aucune conséquences quant à l’abolition éventuelle de
l’esclavage (et les hommes des « Temps Modernes », pourtant, pas davantage).
Le prémoderne n’est pas un préhumain, mais un humain qui ne reconnaît pas
en l’autre tout ce qui fait de lui son alter ego, parce qu’il saisit confusément
l’humanité à laquelle tous les hommes participent. L’homme a toujours
transcendé l’immédiateté de l’ici-maintenant en se projetant dans quelque futur,
en envisageant des significations plus générales, en pensant. Mais la modernité
donne à cette condition une nouvelle impulsion, en faisant expressément de cette
possibilité de transcendance une valeur.
42 La Modernité

Pour avoir le loisir de l’universel, il faut pouvoir jouir de conditions


d’existence favorables. Il faut s’être rendu au préalable indépendant, donc libre
au second sens. C’est pourquoi l’égalité de principe des hommes doit, pour être
effective, se doubler d’une égalité matérielle minimale. Cette égalité doit donc
être reconnue et encouragée. Elle l’a d’abord été au plan juridique avec les textes

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fondamentaux des Déclaration américaines et françaises à la fin du XVIIIème
siècle. Les mouvements socialistes du XIXème siècle ont ensuite réclamé son
effectivité sociale : passer d’une égalité formelle juridique et politique à une
égalité matérielle et sociale. L’histoire du XXème siècle, si déplorable par ailleurs,
a permis une réalisation partielle mais substantielle de cette égalité au sein des
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pays développés. Nous sommes encore aujourd’hui des modernes dans la mesure
où nous ne désespérons pas de l’égalité, de l’universalité et de la liberté qu’elles
définissent.
Ne pas désespérer de la liberté, c’est se battre pour le progrès de la
civilisation. Nous retrouvons là une notion fondamentale de la modernité : la
croyance au progrès historique. L’important, en réalité, n’étant pas d’y croire,
mais d’en assumer le projet. Ce qui définit la modernité n’est pas tant la croyance
au Progrès (la fameuse religion du Progrès dont les postmodernes voudraient
nous délivrer), que le projet d’un avenir meilleur. Ce projet est consubstantiel
à la modernité dans la mesure où elle est foncièrement universaliste et qu’il lui
semblerait déraisonnable d’imaginer qu’une partie de l’humanité pourrait ne
pas participer authentiquement de l’Humanité, pourrait ne pas jouir de la liberté
d’homme. Et ça l’est en effet.
La réflexivité est le moyen de la modernité, disions-nous, et la liberté
est sa fin. L’idée de progrès est née, précisément, d’une réflexion par l’homme
sur sa condition historique. Tant que les hommes font l’histoire sans savoir qu’ils
la font, cette histoire inconsciente d’elle-même est sans doute orientée en soi (et
pour le point de vue rétrospectif), mais n’a pas de sens vécu et donc pas de sens
projeté. Quand l’homme prend conscience de sa liberté et qu’il la revendique, le
temps historique n’est plus vide, il est le temps qu’il faut pour que cette liberté
accouche définitivement d’elle-même. Ainsi, les hommes de la Renaissance ont les
premiers pensé une telle orientation, en taxant le passé de dépassé, en définissant
un « moyen âge » dont ils entendaient se distinguer, eux qui se sont définis comme
hommes des « temps modernes ». L’idée de progrès attendra encore un bon siècle
pour se clarifier, sous l’influence des progrès scientifiques décisifs du XVIème et
du XVIIème siècle. En tant qu’elle est irrémédiablement liée à l’opération réflexive
par laquelle l’homme interroge sa condition d’une part, et au projet conscient de
se libérer de toutes les tutelles d’autre part, la modernité est donc une invitation
pour l’homme à prendre son destin en charge, c’est-à-dire à forcer le temps à
travailler pour lui, c’est-à-dire à tordre l’histoire dans le sens du progrès tel qu’il
le définit. La modernité est donc au total la prise de conscience par l’homme de sa
liberté — au double sens de liberté universaliste et de liberté individualiste — et
l’engagement à réaliser cette liberté dans l’effectivité de l’existence sociale, par
la reconnaissance de l’égalité des hommes et par le projet historique de la mettre
en œuvre.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 43

II- Les origines antiques de la modernité

La modernité consiste en une rupture ferme et définitive avec le monde


antique et médiéval. Quelque chose de radicalement nouveau émerge aux XVème
et XVIème, qui justifiera pleinement la périodisation de l’histoire par les historiens

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et les historiographes entre « histoire antique » et « histoire médiévale »
d’une part, et « histoire moderne » et « histoire contemporaine » d’autre part.
Cette quadripartition de l’histoire doit en effet se résumer en une bipartition
fondamentale de l’Ancien et du Moderne : l’antique et le médiéval recouvrent
une certaine homogénéité par rapport à la coupure décisive de la modernité ; et
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« l’époque contemporaine » n’est en réalité qu’une sous-partition de l’histoire


moderne. Nous examinerons ces questions essentielles de périodisation dans la
troisième partie, quand il s’agira de saisir l’avènement historique de la modernité.
La discontinuité de l’Ancien et du Moderne est l’élément essentiel, mais elle ne
saurait nous dispenser d’une réflexion sur la dette de la modernité à l’égard du
monde antique, et donc d’une certaine continuité qui se reconnaît à la transmission
de cet héritage.
Bien comprendre la spécificité de la révolution moderne suppose
de bien comprendre ce qui n’est pas moderne dans la modernité. C’est un fait
que les modernes héritent de l’Antiquité, et que la modernité a même d’abord
consisté, à la Renaissance, dans une redécouverte de l’Antiquité — redécouverte
relative, il est vrai, puisque le Moyen Âge non seulement ne l’a pas ignorée,
mais en a justement permis la « renaissance ». Ce qui renaît à la Renaissance,
c’est l’hellénisme, dont les mille ans de christianisme officiel (depuis l’empereur
romain Constantin jusqu’aux monarques de l’Europe chrétienne) ont contribué à
perdre la trace — tandis que les moines et les savants arabes, eux, la cultivaient.
La redécouverte de l’antiquité grecque a ainsi coïncidé avec l’avènement des
« temps modernes », et non sans raison. C’est qu’en effet, pour que notre
modernité puisse voir le jour, il fallait que le ferment chrétien de notre civilisation
se joigne au ferment grec, ce qui supposait la renaissance de ce dernier. Quant au
premier, il n’avait pas à renaître puisqu’il n’avait pas disparu, il avait seulement à
se réformer pour raviver en lui un certain esprit qui le définit en propre, et c’était
là l’œuvre de la Réforme.
Ainsi, nous soutenons l’idée (après d’autres penseurs et historiens, mais
en en précisant les enjeux à l’aide des précédentes distinctions conceptuelles)
que la modernité est née d’une fécondation réciproque des mondes grec et
chrétien, auxquels il faudra ajouter l’apport lui aussi essentiel du monde romain
païen. Nous avons voulu montrer en première partie que la modernité pouvait se
penser comme la convergence d’une pensée universaliste et individualiste. Il se
pourrait bien, et c’est ce qui est à vérifier maintenant, que la dualité hellénisme-
christianisme ait quelque rapport avec celle de la liberté universaliste qui
désindividue l’individu en le faisant participer à quelque chose qui le transcende,
et de la liberté individualiste qui au contraire renforce sa position subjective.
44 La Modernité

Universalisme et individualisme en Grèce antique

Ce que les historiens ont appelé le « miracle grec » correspond à


l’avènement, à partir du sixième siècle avant J.C., d’une nouvelle forme de
rationalité qui a donné naissance à la philosophie comme forme inédite d’esprit

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critique, à un esprit scientifique de systématisation et de démonstration formelle,
ainsi qu’à une conception originale de l’organisation politique. A tous les égards,
la culture grecque et l’esprit grec constituent une nouveauté remarquable dans
l’histoire des civilisations. Nous nous arrêterons ici plus spécifiquement sur ce qui
est au principe de la science grecque et de la philosophie grecque, à savoir que la
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Raison est le chemin (methodos) de la vérité, que cette vérité est elle-même Logos,
et donc que l’homme, par sa raison, participe aux vérités essentielles et éternelles.
La raison est quelque chose de divin en l’homme, par quoi il se connecte avec
la vérité, l’éternité, l’universalité. La doctrine de Platon rend cela explicite :
chaque homme, même un esclave, participe de l’universel par l’exercice de sa
raison. Ce Logos présent en chacun et qu’il s’agit de retrouver par l’ascèse, la
maïeutique ou toute autre technique, est ainsi un principe de désindividuation et
d’universalisation. Qu’est-ce qu’un homme ? C’est d’une part un corps qui est un
accident inessentiel, contingent et périssable, et d’autre part une âme qui est accès
à l’universel. L’homme ne saurait se définir par cet agrégat pauvre et imparfait
qu’est le corps : il se définit par sa raison et son esprit. Mais comme cet esprit le
renvoie à l’universel, il n’y a pas de pensée grecque de l’individu à proprement
parler. L’individu ne saurait être un concept significatif dès lors qu’il n’est qu’un
« composé », dit Aristote, de forme et de matière. Ce qui est significatif, dans
l’individu, c’est ce qui le désindividue en le faisant participer au divin, à l’Ordre
cosmique, à la perfection d’un Univers accessible par la pensée. Les Grecs
inventent donc cet universalisme qui sera fondamental à l’esprit de la modernité,
qui fait que chacun n’est pas enterré en lui-même mais a accès à une rationalité
supérieure qui le délivre de sa condition particulière.
Mais les Grecs ont payé le prix de cette découverte : puisque l’individu
en tant que tel n’est rien, il n’y a pas lieu de le considérer comme une fin en soi,
comme un principe juridique et politique. Bref, puisque l’universel est tout et
que l’individu n’est rien, on pourra sans peine sacrifier celui-ci à celui-là. Ainsi,
que les cités grecques soient « démocratiques », monarchiques ou oligarchiques,
l’individu n’est jamais considéré comme porteur de droits fondamentaux et
inaliénables. L’intérêt de la polis passe avant le droit de l’individu, qui n’existe
pas. Les études de Fustel de Coulanges sur La cité antique regorgent d’exemples
de ce qu’il faut bien appeler une aliénation politique et juridique de l’individu.
Même à Athènes, même au temps de la démocratie athénienne, l’individu était
soumis corps et âme à sa cité : « la liberté individuelle ne pouvait exister. Le
citoyen était soumis en toute choses et sans nulle réserve à la cité » (p. 265).
Les Grecs ignorent la liberté individuelle, et c’est ce qui fait qu’ils ne sont pas
modernes. Ils ne concevaient la liberté de l’esprit que comme une participation
à l’universel par la raison, et la liberté politique que comme une participation
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 45

(souvent obligatoire et contrainte) à la chose publique. Constant insistera avec


beaucoup de force sur ce qui oppose cette conception participative de la liberté à
la liberté individualiste moderne.

Le stoïcisme : entre hellénisme et christianisme

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Le stoïcisme a ceci de remarquable que, tout en héritant de
l’universalisme rationaliste grec, il y adjoint un respect de la personne humaine,
que l’on retrouvera dans le christianisme. Le stoïcisme latin est d’ailleurs en partie
contemporain de la constitution des épîtres et des évangiles chrétiens. Sénèque, au
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même moment que Paul de Tarse, défend l’égalité universelle de tous les hommes
en tant qu’homme, ainsi que l’essentielle dignité de la personne. On pourrait dire
que l’égalité universelle des hommes en dignité est une invention commune au
stoïcisme et au christianisme paulinien. Mais, alors que le christianisme, et Paul
en particulier, fonde l’universalisme sur l’amour et sur la foi, le stoïcisme n’entend
pas renoncer la raison ou au « Logos ». L’antirationalisme et l’antiintellectualisme
chrétien sont étranger au stoïcisme. L’idée, par exemple, que c’est en goûtant du
fruit de la connaissance que l’homme s’est rendu coupable en empiétant sur un
monopole divin (Genèse, 2, 3), révolterait un stoïcien pour qui au contraire la
connaissance est une participation positive et essentielle à l’ordre du monde. Le
christianisme fonde son ethos sur le reniement du logos, et c’est ce que, semble-
t-il, trouvait absurde Épictète lisant Paul (A. Jagu, « La morale d’Épictète et le
christianisme », p. 2178). Paul a une profonde méfiance à l’égard de la sagesse
et de l’intelligence : il leur substitue la foi, l’amour, la soumission de l’esprit,
c’est-à-dire l’hétéronomie. Citant les Écritures il réaffirme : « je détruirai la
sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des intelligents » ; « puisque le
monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à
Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication », « car la folie de Dieu
est plus sage que les hommes » (I Cor., 1, 18-25). Nous pourrions multiplier les
citations, mais celles-ci suffisent à montrer comment Paul demande à la raison de
chacun de démissionner, et qu’une foi en la prédication s’y substitue. En quoi le
christianisme, moderne à bien des égards, est ici radicalement antimoderne.
Le stoïcisme, lui, ne prêche jamais la démission de la raison devant
la foi, et conjugue habilement ce que nous avons appelé la liberté universaliste
et la liberté individualiste. Dans son étude comparative rigoureuse du stoïcisme
d’Épictète et du christianisme, A. Jagu insiste d’abord sur les points communs, sur
les « acquisitions préchrétiennes du stoïcisme ». Il note ainsi que, selon Épictète,
« tous les hommes sont égaux et tous, quel que soit leur rang dans la cité, ont droit
au même respect » (p. 2173). Égalité, universalité, dignité de la personne humaine,
et même solidarité avec son prochain, tout cela n’est donc pas une invention
propre au christianisme, mais serait également issu d’une tradition stoïcienne, qui
s’explicite avec Sénèque, Épictète puis Marc Aurèle. Bréhier insistera en outre
sur l’importance de la pensée de Cicéron comme précurseur de l’humanisme
moderne : celui-ci élabore une théorie de la persona, qui peut être pensée comme
46 La Modernité

l’équivalent de la personne que les modernes placeront au fondement du droit et


de la morale humaniste. « L’humanisme cicéronien s’en tient si peu à l’homme
abstrait qu’on y trouve une nette tendance à individualiser la morale : [avec la]
théorie de la persona » (« Sur les origines de l’humanisme moderne », p. 133).
Le propos de Bréhier est toujours de relativiser l’apport chrétien, et de penser la

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continuité paganisme-christianisme (voir aussi Histoire de la philosophie, L II,
chap. VIII).
Il ne nous appartient pas ici d’énoncer l’ensemble des innovations
proprement chrétiennes, et de ce qu’il faut bien appeler, contre Bréhier, la vision
du monde chrétienne. Il est clair que la notion paulinienne et johannique d’agapè
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est quelque chose de foncièrement nouveau, de foncièrement étranger au monde


grec et romain, comme Nygren l’a montré dans Éros et Agapè. Dans son travail
comparatif, Jagu reconnaît lui-même que, si le stoïcisme invite à la solidarité, il
ne saurait être question de troubler l’apatheia du sage par une quelconque pitié
ou compassion. L’ascèse stoïcienne reste égocentrée, même si elle cherche à
conquérir les autres à son idéal. Cette quête d’une sagesse intérieure serait donc
plutôt du côté de l’éros (le désir du divin, l’aspiration personnelle et intéressée
aux choses supérieures, ainsi que le résume Nygren) que de l’agapè (don gratuit,
amour désintéressé et immotivé).
Mais notre problème ici n’est pas de distribuer les mérites respectifs du
stoïcisme et du christianisme ; il est de voir ce qui, dans l’un et l’autre, anticipe sur
les valeurs de la modernité. Or, il apparaît clairement que l’éthique individualiste,
entendue comme reconnaissance de la valeur fondamentale et inaliénable de la
personne humaine, est présente dans le stoïcisme tardif ; ce qui constitue une
nouveauté notable par rapport à l’héritage proprement grec, et qui préparera
sans doute le terrain à la christianisation du monde romain au IVème siècle.
Mais, parce que le stoïcisme est au moins autant une ascèse égocentrée et une
discipline personnelle qu’une philosophie et une morale, il n’avait pas de vocation
prosélyte, et n’a pu tirer à lui les institutions politiques et juridiques pour opérer
une authentique révolution moderne. Proche du stoïcisme sous bien des aspects, le
christianisme avait en plus une force d’expansion et un besoin de s’universaliser
que n’a pas connu la sagesse stoïcienne : c’est qu’il s’agissait d’une religion et
non plus seulement d’une ascèse individuelle. C’est ce qui a fait de lui un pivot de
l’histoire occidentale, aidé en cela par la conversion de Constantin.

Universalisme, égalitarisme et individualisme chrétien

On parle souvent du judéo-christianisme comme d’une entité cohérente


et homogène, dont on pourrait étudier les influences et les héritages. En réalité,
il semble, à la lecture des textes et à la réflexion sur les doctrines, qu’il soit
difficile de penser l’unité de cette dualité quant à son influence sur la modernité.
Que les chrétiens furent historiquement des juifs est une chose, qu’ils aient
cru bon de canoniser l’ensemble des textes préchrétiens (l’Ancien Testament)
avec ceux qui relèvent proprement du christianisme en est une autre, mais
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 47

tout cela ne nous dispense pas d’une réflexion sur l’hétérogénéité foncière du
judaïsme et du christianisme, et donc sur l’apport inégal de l’un et de l’autre à
la modernité. Disons, pour faire vite et sans reprendre l’ensemble des analyses
publiées à ce sujet, que l’universalisme, l’égalitarisme et l’individualisme sont
proprement chrétiens, et c’est la raison pour laquelle nous nous concentrerons ici

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sur cette doctrine. C’est Paul de Tarse, en particulier, qui a voulu faire éclater le
communautarisme juif en affirmant l’égalité de tous les hommes devant Dieu, et
l’amour égal de Dieu envers chacun d’eux. Non seulement Dieu n’aime aucun
peuple en particulier, mais ce ne sont pas les peuples qu’il aime, ou même
l’humanité comme telle : ce sont les hommes singuliers, chacun d’eux du fait
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de leur ipséité. Le christianisme fonde la relation intime de l’individu à Dieu ;


relation invisible, hors du monde. Cette intimité du rapport à Dieu est manifeste
dans les paroles de Jésus, lequel affirme clairement que les rituels et cérémonies
n’ont qu’une signification mondaine, et qu’ils ne sauraient en aucun cas mener au
salut. Et Paul d’expliciter ces paroles en se moquant des juifs, scrupuleux zélateurs
de la Loi. Dans tous les commandements et prescriptions particulières, Jésus pose
une hiérarchie : « tu aimeras ton prochain comme toi-même », voilà au fond le
seul commandement qui importe ; « Je vous donne un nouveau commandement :
aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimé » (Jean, 13, 34).
En détournant les hommes des rituels mondains et en plaçant le salut
dans la pureté du cœur et de la foi, le christianisme est un formidable vecteur
d’individuation. Dieu descend dans les cœurs, et c’est donc du fond de son
intimité que l’individu se sait pieux ou infidèle, et qu’il s’en sent responsable.
Le christianisme tend à responsabiliser l’individu pour ses péchés, tout autant
que pour ses actes de charité. Se faisant, l’individu prend conscience de sa liberté
essentielle, une liberté qui n’est plus seulement participative, mais désormais
individuelle. Il s’agit encore, comme dans le monde grec, de participer à
l’amour universel de Dieu ; mais cette participation à l’universel se fait sur fond
d’individuation. Alors que la raison par laquelle j’accède à la vérité universelle
n’est pas ma raison, mais bien La Raison impersonnelle, cet amour par quoi je
communique avec Dieu et avec mes prochains est bien le mien. Il est d’origine
divine, puisqu’au fond il s’agit pour l’individu de refléter l’amour que Dieu nous
a donné, mais cette opération de restitution se fait au moyen d’une appropriation
individuelle de l’amour de Dieu. Ceci dit, il est clair que l’agapè, qui se veut
immotivée, universelle et indifférente à son objet4, est encore loin de correspondre
à une individuation réelle. L’individualisme chrétien ne saurait être exagéré, tout
comme son universalisme. Il est en effet souvent indiqué une restriction à l’amour
universel de Dieu : celui-ci ne sauvera que ceux qui croient en lui, ou en son Fils.
De même, la gratuité de l’amour demandé aux hommes les uns envers les autres
n’est pas totale, puisque à de nombreuses reprises, le texte précise que cela est
nécessaire au salut de chacun. “Aime ton prochain et tu seras sauvé” pourra alors
se traduire par “aime ton prochain si tu veux être sauvé”, si tu es intéressé par ton
salut. Mais notre propos ici n’est pas exégétique ; il nous suffit d’avoir indiqué
l’apport essentiel du christianisme aux valeurs de la modernité.
48 La Modernité

La modernité pourra donc être entendue comme une sécularisation des


valeurs chrétiennes, à condition d’une part de reconnaître que le christianisme
n’est qu’une des sources de la modernité, et d’autre part de faire un usage modéré
de ce procédé explicatif, qui rend mal compte de l’effectivité de la rupture
moderne. Comme toute religion, le christianisme place l’homme dans un état de

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foncière hétéronomie, selon lequel une vérité le précède à laquelle il n’a qu’un
accès limité, et dont cet accès même suppose un renoncement à la raison.

L’individualisme du droit romain


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Cette quatrième source de la modernité est souvent négligée par les


généalogistes : le droit romain est, sous certains aspects, une préfiguration du
droit moderne. « A partir du deuxième siècle avant J.C., l’interprétation du droit,
qui souvent se révèlera créatrice, cessa d’être le monopole de pontifes pour être
donnée par des jurisconsultes, simples particuliers, mais hommes de grands
mérites et d’autorité respectée. L’œuvre des jurisconsultes, la jurisprudence,
fut, avec l’édit et bien plus que la loi ou le sénatus-consulte, l’instrument de
la transformation du droit à la fin de la République et au début de l’Empire »
(J. Gaudemet, « Romain (droit) », Encyclopaedia Universalis). Le travail
jurisprudentiel comme relativisation du pouvoir législatif impérial marque
l’existence d’un contre-pouvoir notable et d’un prototype de séparation des
pouvoirs qui définira le droit moderne (à partir du IVème siècle, cependant, les
constitutions impériales deviennent la seule source créatrice du droit). De plus,
« l’un des traits les plus frappants et l’un des grands mérites du droit romain, si on
le compare à beaucoup de droits antiques, réside sans doute dans sa très rapide et
très complète laïcisation » : « la loi romaine, comme la loi grecque, est l’œuvre
des hommes », et non l’importation d’une loi divine religieuse (id.). « Le droit
avait acquis une totale autonomie » par rapport à ses origines religieuses.
Mais ce qui importe par-dessus tout pour notre propos, c’est que le droit
romain, qui n’est certes pas égalitaire, est pourtant l’avènement du droit de la
personne privée, la reconnaissance juridique de la sphère privée par opposition
à la sphère publique, en quoi consistera l’indépendance des modernes. Le grand
juriste du second siècle, Gaius, « en distinguant dans le droit les personnes, les
choses et les actions, introduisit une classification qui domine encore les droits
modernes de tradition latine » (id.). Cette reconnaissance de la personne, de sa
propriété et de sa liberté n’est pas sans rapport avec la morale stoïcienne, comme
le remarque Gaudemet, ni, « dans une mesure difficile à fixer avec précision,
avec la morale chrétienne ». Les juristes en appellent souvent à « l’équité » et
« l’humanité » note encore Gaudemet. Qu’en est-il alors de l’esclavage ? « Les
juristes romains n’ont pas condamné le système social et économique qui fut
celui de toute l’Antiquité », mais « ils n’en ont pas moins marqué l’opposition qui
existait en ce domaine entre un droit naturel, reconnaissant la liberté de tous, et
l’état de fait, résultat “des guerres” et produit d’un droit des gens. Au nom de cette
liberté naturelle et de l’humanité, les juristes romains, sans attaquer l’institution
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 49

de l’esclavage en elle-même, ont fait introduire dans la législation impériale


certaines mesures protectrices de l’esclave » (id.). Donc, en somme, les juristes
faisaient la distinction entre un droit naturel et un droit positif, et le premier
reconnaissait la liberté universelle et naturelle de tout homme. Le droit positif est
inégalitaire, le droit naturel est égalitaire. Nous avons là des schèmes essentiels de

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la pensée moderne5.
Le droit romain n’a pas été égalitaire, mais il a été individualiste.
« C’est pour la personne qu’est fait le droit », indique le Code Justinien, I,
2, 12. La capacité juridique (status) définit la liberté individuelle et l’espace
d’autonomie de tout individu romain : son jus, son droit propre. L’État garantit
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l’autonomie du citoyen dans la façon dont il exerce ses droits sur ses biens et sa
famille. Il y a donc bien la reconnaissance de la sphère privée, caractéristique de
la modernité juridique. C’est précisément cette capacité de s’isoler de la sphère
publique qui irritera Hegel dans ses commentaires du droit romain : il y voit un
danger d’atomisation du social, et il pointe là les même dangers que Tocqueville
observera quant à lui dans l’Amérique moderne du XIXème siècle. « Mon existence
à moi est ma propriété et ma reconnaissance comme personne. Cette intériorité ne
va pas plus loin (…). Les individus sont ainsi posés comme des atomes » (Leçons
sur la philosophie de l’histoire, p. 248). C’est là aussi la critique que fera Marx du
droit bourgeois moderne. Et pourtant, par-delà les dangers d’atomisation du social
ou de repli sur sa petite propriété, la reconnaissance du droit de l’individu et de
l’autonomie relative de sa sphère privée est tout à fait essentielle. Elle permettra en
effet de définir les limites d’une liberté individuelle, et de garantir l’inviolabilité
de cette liberté par une quelconque force publique, en quoi la modernité se donne
aussi des garanties contre le totalitarisme. On voit donc en quoi il était nécessaire
de placer le droit romain comme une source essentielle de la modernité.

III- L’avènement de la modernité et la périodisation de l’ère moderne

Le monde Ancien et le monde Moderne

Le monde grec, le monde chrétien et le monde romain seraient donc


les trois piliers de la modernité, les trois références que les hommes des temps
modernes ont dû faire converger d’une façon originale pour faire advenir une
époque nouvelle. Et le Moyen Âge, n’aura-t-il été qu’un intermédiaire entre la
richesse antique et l’avènement de cette modernité ? Peut-on le réduire à ces
temps d’obscurantisme d’où il a fallu se sortir pour faire renaître la grandeur
passée ? Certes non, ce millénaire d’histoire a une richesse culturelle et
intellectuelle propre. Mais, à regarder les choses de loin, selon une temporalité
« longue période », comme le dit l’historien F. Braudel, il faut bien admettre que
ce Moyen Âge n’a pas élaboré de vision du monde foncièrement nouvelle, n’a
pas produit une image de l’homme originale, n’a pas libéré l’individu des carcans
antiques. Le contraste sera saisissant quand, à partir des XVème et XVIème siècles,
50 La Modernité

des hommes d’un genre nouveau vont révolutionner l’idée que l’homme se fait
de lui-même, de ses possibilités et de sa place dans l’univers. Ils vont bouleverser
la représentation du temps en inventant le progrès, renverser le théocentrisme en
plaçant l’homme libre et rationnel au centre de leurs préoccupations, révolutionner
la vieille cosmologie antique géocentrique, renouveler les canons artistiques, et

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bientôt instaurer de nouvelles institutions politiques qui fassent droit à la liberté
individuelle. Tout cela, le Moyen Âge ne l’a pas fait, en quoi il mérite bien sa
dénomination, quelles que soient par ailleurs les immenses mérites individuels
des penseurs médiévaux. Il est, comme le dit Gombrich, une « nuit étoilée ».
La modernité quant à elle n’est plus une nuit au cœur de laquelle
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brillent quelques étoiles, elle est un nouveau jour, le dégagement d’un horizon
inédit pour l’humanité. Nous sommes encore aujourd’hui dans ce grand cycle,
nous profitons des acquis de ce tournant historique, et tâchons d’exploiter
toutes leurs potentialités. Nous sommes ainsi plus proches des hommes de la
Renaissance qu’ils ne l’étaient eux-mêmes de leurs prédécesseurs du Moyen Âge.
C’est l’histoire de l’humanité qui s’est pour ainsi dire coupée en deux : le monde
ancien versus le monde moderne. Nous le soutiendrons d’autant plus aisément
que nous venons d’énumérer toutes les dettes de celui-ci envers celui-là. Comme
nous l’avons vu, les matériaux fondamentaux de la modernité sont antiques :
l’universalisme, l’individualisme, et leurs implications multiples : l’égalité des
individus, la rationalité du genre humain, la dignité de la personne, etc. Mais
il fallait une révolution culturelle et intellectuelle pour que l’universalisme et
le rationalisme grecs rencontrent l’individualisme chrétien. Il fallait que les
chrétiens de la Renaissance fassent renaître l’hellénisme, ce qui n’était pas sans
conséquence sur leur foi. En fait, plutôt qu’une adjonction de principes antiques,
la modernité a nécessité une reconfiguration culturelle générale, et c’est en quoi il
s’agit bien d’une nouvelle ère irréductible à la composition des précédentes.

La périodisation de la modernité

Pourtant, malgré son homogénéité fondamentale par rapport au monde


antique et médiéval, la modernité ne constitue pas un bloc temporel monolithique.
Elle connaît elle-même des réorientations et des accélérations qu’il appartient aux
historiens de repérer. Parler de la modernité en général, c’est parler d’un socle
essentiel plus ou moins imaginaire, puisqu’il s’est constitué sur plusieurs siècles,
et qu’il est encore en cours de constitution. C’est pourquoi, si nous voulons
préciser plus avant ce concept de modernité, il nous faut maintenant penser la
périodisation de l’histoire moderne, et repérer pour chacune de ces périodes
la façon dont les principes fondamentaux de la modernité s’actualisent et se
précisent.
Toute périodisation suppose une métaréflexion sur les critères de
périodisation, en quoi l’histoire se fait épistémologie de l’histoire. Notre critère
sera, en toute logique, conforme à ce que nous avons repéré comme étant l’essence
de la modernité, à savoir le double procès d’individualisation et d’universalisation.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 51

Nous poserons donc la question en ces termes : quand, dans l’évolution historique
depuis le XVème siècle, peut-on repérer une inflexion, un virage, une accélération,
de ce double procès ? Ce repérage se fera au triple plan de l’histoire des
institutions (politiques, juridiques, religieuse, etc.) ; de l’évolution des mœurs,
des mentalités, de l’organisation sociale et économique, bref, de ce que nous

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appellerons la société civile ; et enfin au plan de l’histoire culturelle (les arts, les
idées, les sciences). Nous croyons ainsi pouvoir repérer trois âges de la modernité,
ou trois « vagues de la modernité », pour reprendre l’expression de L. Strauss
(mais sa périodisation se focalise sur le sens politique de la modernité, alors qu’il
n’est pour nous que l’une des ses dimensions). La première période commence
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à la naissance proprement dite de la modernité au milieu du XVème siècle, et


s’achève à la fin du XVIIIème siècle. Cette première phase concerne surtout la
modernité culturelle, quoique les institutions et la société civile connaissent aussi
des changements notoires. Une seconde période commence à la fin du XVIIIème
siècle avec les révolutions politiques et industrielles, et s’achève vers 1960. Cette
seconde modernité concerne au premier chef la société civile (l’économie, les
modes de vie, etc.) et la structure institutionnelle. Mais la culture connaît aussi
bien des transformations : en science, en philosophie, et dans le domaine artistique
avec ce qu’il est convenu d’appeler le modernisme. Enfin, la troisième période
commence vers 1960 avec l’avènement de la société de consommation et de la
culture de masse, l’explosion de l’individualisme et l’accélération des innovations
technologiques, et se poursuit encore aujourd’hui. Cette troisième modernité
est essentiellement sociale et culturelle ; les bouleversements institutionnels
demeurent moins importants que dans la phase précédente.
Tout découpage de la sorte paraît au premier abord plus ou moins
arbitraire, et nous tâcherons de le justifier autant que possible. Remarquons
toutefois dès maintenant qu’il est proche des périodisations habituelles des
historiens. Ceux-ci distinguent les « temps modernes » d’une « période
contemporaine », censée commencer à la révolution française, ou bien à la
révolution américaine, ou bien encore à la révolution industrielle, ce qui ne change
pas grand chose du point de vue des dates. Pour rompre l’homogénéité de cette
période contemporaine, certains historiens marquent des coupures en 1848, 1917,
1945, 1989 (chute du mur de Berlin). Le principe de ces périodisations est, le
plus souvent, des événements politiques, des bouleversements institutionnels, des
guerres. Cette histoire événementielle a moins le vent en poupe depuis l’histoire
des Annales et la « nouvelle histoire », qui privilégie les changements sociétaux
profonds et souterrains. En réalité, les événements importants manifestent toujours
une évolution dans les structures sociales profondes, et provoquent en retour de
nouveau changements. Il y a une relation dialectique entre l’infrastructure sociale
et la superstructure événementielle, celle-ci reflétant celle-là et la conditionnant
à son tour. Il est vrai néanmoins qu’avoir le nez collé sur l’événement rend
difficile le travail de périodisation, puisqu’il invite à la prolifération de périodes,
et rend impossible l’appréciation d’ensemble d’une évolution longue durée. De
surcroît, il nous semble important de privilégier, pour penser les bouleversements
52 La Modernité

historiques, ce qui est réellement vécu par les populations, plutôt que l’architecture
institutionnelle ou culturelle qui est parfois fort loin de leurs préoccupations et de
leurs modes de vie. Or, de ce point de vue social, la fin XVIIIème et les années
soixante marquent bien deux ruptures essentielles au sein de la modernité.

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1- La première modernité : de la Renaissance aux Lumières

Cette vaste période de trois siècles (disons, pour faire vite, du milieu
du XVème au dernier quart du XVIIIème siècle) correspond à la mise en place des
valeurs essentielles de la modernité. Les grandes révolutions sont culturelles :
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dans les arts, dans les sciences, en théologie, en philosophie et dans la pensée
politique. Au niveau économique et politique, cette période se distingue aussi
nettement de la précédente et de la suivante. Elle correspond à « l’ancien
régime », qui met fin au système féodal médiéval, et qui voit apparaître la figure
de l’État monarchique moderne, centralisé et bureaucratique. C’est aussi l’époque
où les nations s’individualisent culturellement et linguistiquement. Au plan
économique apparaît une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie marchande,
qui profite de l’extension mondiale du commerce. F. Braudel souligne lui-même
l’unité du système économique qui couvre la période du XIVème (un peu avant la
Renaissance) jusqu’en 1750 : c’est le « capitalisme marchand », auquel fera suite
le capitalisme industriel. Sur le plan économique, le XVème siècle correspond à
une période de croissance significative, tout comme au plan démographique. On
observe une poussée d’urbanisation durant cette période. Il s’en suit une première
étape dans le procès d’individualisation : la famille commence à se restreindre et
à s’autonomiser au sein des lignées et des groupes sociaux6. Sur le plan politique
et sur celui des relations internationales, cette période est marquée par la prise
de Constantinople par les Turcs en 1453, c’est-à-dire la fin de l’empire romain
d’orient, et par la découverte de l’Amérique par Colomb en 1492. Ces deux dates
sont habituellement retenues pour les périodisations, auxquelles on peut ajouter
une troisième : l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1450, qui aura de
grandes conséquences sur la diffusion des connaissances, de la culture antique, et
donc sur la Renaissance.
Bref, sur tous les plans, cette périodisation a une unité et donc une
cohérence historique. Mais ce qui demeure le plus significatif dans cette unité
de trois siècles, c’est la révolution culturelle qui marquera le passage du monde
Ancien au monde Moderne. La première modernité est donc essentiellement
une modernité des élites (artistes, savants, théologiens, philosophes), il faudra
attendre la seconde puis la troisième pour que son mouvement s’étende à toutes
les couches de la société.

La Renaissance et la Réforme

La Renaissance, d’abord italienne (Florence, puis Venise, Rome, etc.),


se présente comme l’avènement d’un esprit nouveau, d’une disposition inédite à
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 53

l’égard de la culture, de la religion, des canons esthétiques et du savoir. En fait,


plus généralement encore, cette époque marque une vision nouvelle de l’homme,
du monde et de l’histoire. L’humanisme marque cette confiance nouvelle de
l’homme dans sa valeur et dans ses possibilités d’accès au savoir. Il se traduit
par une contestation des anciennes formes d’autorité, notamment religieuses. Au

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plan artistique, l’homme prend plus d’importance à la fois en tant que créateur
(refus d’appliquer une norme esthétique canonique et traditionnelle) et comme
sujet représenté. Les artistes de la Renaissance sont à la fois des savants, des
techniciens, des penseurs : ils participent à toute la culture de l’époque, et sont
proprement des hommes universels ; ainsi naît la figure de l’homo universale.
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Mais, cet universalisme se double nécessairement d’une poussée individualiste :


« quand cette tendance à développer au plus haut point la personnalité se
rencontrait avec une nature réellement puissante et un esprit richement doué,
capable d’assimiler en même temps tous les éléments de la culture d’alors, on
voyait surgir l’ “homme universel” », qui est aussi un homme singulier, un homo
singolare (Burckardt, p. 204). L’universalisme et l’individualisme vont de pair.
C’est tout le travail de Burckardt que de repérer la naissance de cette nouvelle
catégorie d’individus à la Renaissance italienne. Ils sont des universels singuliers,
c’est-à-dire des hommes capable d’intégrer toute la culture de leur temps et d’en
restituer quelque chose d’original et d’unique, parce qu’ils sont des créateurs, des
penseurs, des savants.
Nouvelle vision de l’homme donc : plus autonome, plus libre, plus
singulier, plus cultivé. Nouvelle vision du monde également : il deviendra une
curiosité pour l’investigation technique et scientifique — nous verrons cela
au prochain paragraphe. Nouvelle vision du temps enfin : les hommes de la
Renaissance sont les premiers à découper l’histoire en trois grosses périodes
(Antiquité, Moyen Âge, Temps Modernes), avec une volonté affichée de rejeter le
passé immédiat comme intrinsèquement dépassé. Ils qualifient eux-mêmes l’esprit
de leur propre époque : Rinascità, disent les Italiens. Conscients d’inaugurer
une nouvelle ère, ils entendent se distinguer d’un Moyen Âge caricaturé pour
les besoins de la cause. Les belles églises des siècles passés seront qualifiées
péjorativement de « gothiques », euphémisme pour dire qu’il s’agit d’un art
barbare… Bref, même si la Renaissance est tournée vers l’Antiquité et cherche
à imiter le modèle des Anciens, elle marque un rapport au temps nouveau, qui
préfigure et prépare les idéologies du progrès des siècles suivants7.
Au début du XVIème siècle, ce que l’on repère comme une poussée
individualiste se traduira dans le domaine religieux par une vague de contestations
de l’autorité et des dogmes de l’Église. Contre la monopolisation des Textes
et de leur interprétation par les institutions ecclésiastiques, de plus en plus
de croyants, à la suite de Luther, entendent exercer eux-mêmes leur esprit à
l’exégèse de la Bible. Il s’agit là d’une exigence remarquable d’autonomisation
et d’individualisation : c’est chaque fidèle qui revendique un rapport intime et
personnel aux Textes, sans le recours d’une Église prête à toutes les manipulations
pour financer ses ambitieux projets architecturaux (en l’occurrence, la cathédrale
54 La Modernité

Saint Pierre). La Bible sera traduite en Allemand par ce même Luther, rendant
possible son appropriation par l’individu souverain. C’est l’ensemble de ces
bouleversements que l’on appelle la Réforme, et l’on voit aisément comment ils
partagent avec l’esprit de la Renaissance une même revendication d’autonomie.

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La modernité scientifique

Les XVIème et XVIIème siècles marqueront une rupture décisive dans


l’histoire des sciences : l’ancienne représentation aristotélicienne du cosmos
tombe devant les découvertes de ce qu’il faut appeler la science moderne. Il
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s’agit en premier lieu du passage du géocentrisme antique à l’héliocentrisme,


dont Copernic élabore le premier la théorie (quoi que N. de Cues constitue l’un
des prédécesseurs décisifs). Cette rupture épistémologique sera aussi, comme
l’indique la célèbre formule de Koyré, un passage « du monde clos à l’univers
infini ». La révolution copernicienne aura pour conséquence ultérieure une
nouvelle conception de l’univers : il n’a plus de centre, il est infini, il est comme
la géométrie euclidienne, homogène, uniforme, déshumanisé (l’homme n’en
est plus le centre, et bientôt, Dieu n’en sera plus l’architecte). Cette nouvelle
représentation du monde encouragera l’étude scientifique de l’ici-bas, puisque la
Terre n’est plus, comme dans l’Antiquité, une sorte de pâle copie des perfections
idéelles. La physique du sublunaire n’est plus une géométrie déchue, et par
conséquent les savants y trouvent un intérêt nouveau. Deux étapes fondamentales
marquent cette investigation scientifique du monde : la conceptualisation par
Francis Bacon au début du XVIIème siècle de la méthode expérimentale (à ne pas
confondre avec Roger Bacon qui, au XIIIème siècle, avait lui aussi posé les bases
de cette méthode expérimentale), et le début de la mathématisation de la nature
par Galilée à la même époque.
Or, l’ensemble de ces révolutions dans le domaine du savoir a tout
à voir avec la modernité telle que nous l’avons définie : il s’agit bien d’une
rationalisation des phénomènes naturels et d’un accès élargi pour l’homme à
des vérités universelles. La rigueur de la méthode expérimentale en particulier
marque un tournant décisif dans cette prise de possession par l’homme des secrets
de la nature. En outre, c’est ce même F. Bacon qui, sur la base de sa nouvelle
conception du savoir, introduira l’idée d’un temps orienté vers le progrès, sur le
modèle du nécessaire progrès des sciences. Grâce à ce dernier en effet, l’homme
pourra devenir « maître et possesseur de la nature ». Cette formule de Descartes
traduit bien la foi en la science et en l’avenir qu’avait déjà Bacon. Elle sera le
symbole du prométhéisme moderne, de l’idée que l’humanité, par son savoir et
sa technique, ne pourra qu’accroître indéfiniment sa puissance sur les choses. Le
prométhéisme est un humanisme.

Descartes et la modernité philosophique

Quels que soient les mérites et le génie propre des philosophes de la


Renaissance, c’est Descartes qui marque le véritable tournant de la modernité en
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 55

philosophie, par sa volonté inouïe de refonder tout le savoir sur les bases de la
seule intelligence individuelle. Ne plus rien admettre que ce que j’ai moi-même
démontré, remettre tout en question d’abord, puis tout reconstituer sur une base
assurée, depuis une certitude subjective première. Il affirme ainsi la primauté de la
conscience et de la raison subjective sur les savoirs, les croyances et les dogmes.

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Je doute, je démontre, et pendant ce temps, Dieu attend ! L’esprit du cartésianisme
est l’esprit moderne par excellence : l’affirmation de l’autonomie subjective et de
sa capacité à s’universaliser, c’est-à-dire à retrouver les vérités universelles au
cœur de l’individu rationnel. Liberté universaliste et liberté individualiste tout à la
fois, sans que l’une et l’autre ne se fassent concurrence. La liberté sera d’ailleurs
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au centre du système de Descartes, une liberté de la volonté qui est comme


quelque chose de divin en chacun de nous, un infini dans le fini.

Hobbes, Locke et les Lumières : la modernité de la pensée politique

Il faudrait un ouvrage entier pour rendre compte de la pensée politique


moderne dans ses principes et dans sa genèse ; nous nous contenterons donc de
quelques indications en rapport avec les deux grands axes de la modernité que
nous avons dégagés. Nous dirons qu’une pensée politique est moderne quand
elle pose l’homme au principe de l’organisation politique, et non plus l’idée
d’un Cosmos ontologiquement hiérarchisé ou d’une volonté divine. Pour les
modernes, l’ordre naturel et l’ordre divin ne peuvent définir l’ordre politique. Le
politique est une affaire humaine, culturelle, c’est-à-dire en somme artificielle. Il
revient aux hommes de définir eux-mêmes les règles de leur vie commune, sans
se soumettre à un modèle onto-théologique. Or, si c’est l’entente des individus
qui fonde l’organisation politique, si celle-ci n’est plus inscrite nulle part dans
la nature, dans le ciel des vérités éternelles ou dans l’entendement divin, c’est
qu’elle procède de la libre régulation interindividuelle. Autrement dit, la liberté
de contracter avec ses semblables devient le nouveau principe politique. Cette
liberté du contrat devra, en toute logique, évoluer en une liberté de contracter
pour garantir sa liberté. Autrement dit, le contrat politique deviendra une façon
artificielle de garantir la liberté individuelle comme aspiration naturelle de
l’homme. La liberté naturelle ne voit ainsi garantie par un contrat artificiel, issu
de cette même liberté.
D’une façon générale, la modernité consiste dans la reconnaissance
réflexive par l’homme de sa liberté. Quand cette reconnaissance se fait au niveau
collectif et social, elle implique une conception artificialiste de la souveraineté
politique. La liberté est une puissance de dé-naturation : l’homme a à faire
quelque chose de ce que la nature a fait de lui. La culture sera donc une façon
pour l’homme social de rompre avec la nature, par l’exercice “naturel” de sa
liberté. La modernité consiste ainsi à se représenter l’organisation politique
comme un fait de culture, émané de la libre entente des individus. Ainsi donc,
il n’y a plus de hiérarchie politique naturelle ou prédéterminée : tout est à faire.
De là la contestation par les modernes de l’organisation politique de leur temps :
56 La Modernité

il est “naturel” à l’homme de choisir librement son régime politique en vertu du


caractère intrinsèquement culturel de tout régime politique en général.
Si l’on néglige Machiavel, pour des raisons dont il serait difficile de
rendre compte ici, Hobbes sera le premier penseur à théoriser explicitement une
conception artificialiste du pouvoir politique. C’est la loi de raison qui conduit

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les hommes à se soumettre collectivement à un pouvoir souverain. Hobbes fonde
la souveraineté sur une sorte de contrat que les individus reconnaissent pour
garantir leur sécurité. Cette souveraineté ad hoc créée par des individus est au
service de ces mêmes individus (quoiqu’elle les oppresse) ; elle n’est pas une
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loi ontologique, cosmologique ou divine. Trouvant absurde que des individus se


soumettent pour leur bien à une autorité qui les terrorise, Locke perfectionnera
ce schéma, sur la base d’une conception différente de la nature humaine — de
« l’État de nature ». Locke est en réalité le premier penseur des Lumières, le
fondateur authentique du droit moderne : les individus souscrivent un pacte social
dont la fin est de garantir leur liberté individuelle. Autrement dit, toute loi qui tend
à nier cette liberté essentielle sera nulle en tant que telle, anticontractuelle. Il n’est
pas possible de renoncer librement à sa liberté, comme le pensait Hobbes, donc la
fin de toute organisation politique sera de préserver et d’étendre cette liberté. Et
pour être sûr que le pouvoir politique n’abuse pas de son pouvoir, Locke préconise
la séparation des pouvoirs « législatifs », « exécutifs » et « fédératif ». Il est donc
au total l’inventeur du droit individuel inaliénable, de la séparation des pouvoirs,
et fondateur du libéralisme politique.
A partir de Locke, il sera donc possible d’opposer comme le fait
Constant la « liberté des anciens et celle des modernes ». Les anciens n’avaient
pas formé l’idée d’un droit individuel, d’une sphère privée sur laquelle la cité
n’avait pas prise. La liberté consistait seulement à participer (parfois de force) à
la res publica. Pour les modernes au contraire, la liberté est d’abord et avant tout
la liberté que les citoyens peuvent faire valoir contre l’État, contre sa puissance
et son ingérence dans les affaires privées. On passe d’une conception « holiste »
à une conception « individualiste » de l’organisation politique, selon les termes
tout à fait judicieux de L. Dumont. Le holisme consiste à penser la primauté
du tout sur les parties, c’est-à-dire à rogner sur les libertés individuelles pour le
bénéfice commun. L’individualisme au contraire pose l’irréductibilité de droits
individuels et leur primauté sur toute velléité totalitaire du pouvoir central. La
liberté des anciens est participation, celle des modernes est indépendance. Le
danger de la conception antique de la souveraineté est la dérive totalitaire, celui
de la conception moderne est l’atomisation du social, la dépolitisation, l’abandon
de la richesse culturelle et sociale par des individus seulement jaloux de leur petit
bonheur privatif. Tocqueville après Constant décrira ces dérives, et en prescrira
les remèdes. Du point de vue de Tocqueville, que nous faisons nôtre, une liberté
politique qui ne serait qu’indépendance serait une liberté semi-moderne, ou une
dérive de la liberté moderne. La modernité authentique suppose l’indépendance et
la participation, l’individuel et l’universel, ou tout au moins le général.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 57

Locke, fondateur de l’individualisme moderne, n’avait toutefois pas tiré


toutes les conséquences de la liberté individuelle : il fallait encore reconnaître que
seul un régime démocratique est compatible avec cette liberté politique pleine
et entière. S’il avait conçu que le peuple devait avoir un pouvoir constituant, il
a cependant exclu l’idée d’un gouvernement par le peuple. Certains penseurs

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du XVIIIème siècle, et notamment Rousseau, élaboreront une théorie de l’État
démocratique, avec la participation égale de tous aux institutions politiques.
Mais, pensant que seule une démocratie directe est une démocratie authentique,
celui-là sera amené à reconnaître qu’« un gouvernement si parfait ne convient
pas à des hommes ». De plus, il envisageait cette démocratie sur la base d’un
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renoncement de chacun à sa personne et à ses biens, d’une « aliénation sans


réserve » de la souveraineté individuelle au profit de la souveraineté populaire et
de la « volonté générale » (Du contrat social, L. I, chap. VI). Or, c’est là ce qui
contredit l’individualisme et la liberté individuelle qui pourtant avaient inspiré
l’idée démocratique. Il n’empêche que Rousseau sera l’un des grands inspirateurs
des révolutionnaires français rédigeant la « Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen », fondement du droit moderne (mais les ambiguïtés de son rapport à la
modernité en feront aussi un grand inspirateur du romantisme antimoderne…).
D’une façon générale, et au-delà de la philosophie politique, ce que
l’on appelle la philosophie des Lumières est cette foi en la capacité humaine
de se libérer des tutelles politiques, religieuses et traditionnelles par la force de
sa raison et par l’exercice de son esprit critique. « Aie le courage de te servir
de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières », dira Kant dans sa
Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? (p. 209). « Les Lumières ne
définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité », c’est-à-dire
« l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre » (id.).
Il s’agit d’une profonde revendication d’autonomie intellectuelle, en quoi les
Lumières et le criticisme kantien prolongent l’effort cartésien d’autonomisation,
de refondation et de réflexivité critique.

2- La seconde modernité : de la fin du XVIIIème siècle aux années 1960

Les bouleversements économiques et sociaux


et leurs conséquences sur l’autonomie individuelle

La fin du XVIIIème siècle connaît de grands bouleversements, tant


économiques que sociaux, politiques et culturels, justifiant cette périodisation.
Si l’histoire événementielle a tendance à mettre l’accent sur les révolutions
politiques de l’époque, il nous semble plus opportun de privilégier l’infrastructure
économique et sociale qui a conditionné ces révolutions et qui correspond à un
changement de la société en profondeur. La fin du XVIIIème siècle voit en effet se
constituer une nouvelle bourgeoisie, une bourgeoisie industrielle, pour laquelle
le système de l’Ancien Régime paraîtra obsolète. Une première révolution
industrielle touche l’Europe occidentale à partir de la fin du XVIIIème siècle,
58 La Modernité

entraînant l’apparition non seulement de cette nouvelle bourgeoisie, mais surtout


d’une immense masse de travailleurs salariés. Les progrès techniques dans le
domaine agricole et les exigences de la production industrielle entraîneront une
grande vague d’urbanisation, et la constitution de nouveaux modes de vie. Cette
époque est aussi cette d’une importante croissance démographique, accentuant

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tous ces phénomènes. La constitution d’un prolétariat urbain bouleverse toute la
structure sociale archaïque ; on assiste à une prodigieuse individualisation des
rapports sociaux et à une reconfiguration des liens de sociabilité.
La famille passe du modèle parental au modèle conjugal : c’est la
naissance de la famille nucléaire, réduite au couple et à ses enfants. « Dans le
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modèle parental, le mariage était considéré avant tout comme une institution
ajoutant une cellule à un monde organisé et préexistant ; dans la perspective
conjugale, il est d’abord une relation interpersonnelle (…), l’important n’est
plus la lignée ni la maison avec ses traditions à transmettre, c’est simplement
l’autre (…), avec la perspective ouverte sur l’avenir » (A. Jannière, « La famille,
problématique contemporaine »). L’exode rural divise la famille élargie, rompt
l’attachement au sol, et diversifie les compétences professionnelles (le fils
n’hérite plus directement du métier du père). L’urbanisation permettra ainsi
l’autonomisation des couples, et la constitution de nouveaux rapports affectifs. Il
n’est plus question de se marier pour conserver un héritage, reprendre la maison
familiale, transmettre une tradition, bref, de se marier par intérêt et pour l’intérêt
des familles. Désormais, le mariage est un acte libre de reconnaissance réciproque
de deux individus, qui n’impliquent plus comme avant toute l’ascendance
familiale. Le mariage d’amour se substitue progressivement au mariage arrangé,
au mariage de raison et d’intérêt. En somme, l’individu est plus maître de sa vie
sentimentale et parvient à se libérer de sa famille pour constituer un nouveau
foyer autonome. Le couple, sans doute pour la première fois dans l’histoire, cesse
d’être une affaire de parenté, de lignage ou de tradition, pour devenir une union
amoureuse.
Bien entendu, cette nouvelle socialisation entraîne d’autres problèmes,
et la condition de ces nouvelles unités familiales est précaire à bien des égards.
La littérature du XIXème rend bien compte de la misère de cette nouvelle classe
sociale, et Marx considèrera que l’aliénation moderne du prolétariat est pire
encore que les formes précédentes d’exploitation. Il n’en demeure pas moins
que l’autonomisation et l’individualisation consécutives à ces bouleversements
économiques sont des phénomènes sociaux fondamentaux qui prennent place
dans le processus de modernisation. La nostalgie de la nature, de la campagne
et du travail des champs sont en grande partie des illusions rétrospectives : le
mode de vie urbain et le resserrement de la cellule familiale sont des avancées
considérables pour un grand nombre de foyers.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 59

Les révolutions politiques, la constitution d’institutions modernes


et leurs critiques antimodernes

Parallèlement aux bouleversements sociaux et économiques, et les


précédant même en grande partie, des révolutions politiques vont donner une

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figure nouvelle à la modernité qui était surtout jusque-là de l’ordre des idées
et de la culture. C’est l’avènement de la démocratie et du droit individualiste
moderne. Les citoyens américains puis français se dotent d’une Constitution à
l’image qu’ils se font de leur liberté : une liberté individuelle. On reconnaît aux
individus des droits « inaliénables et sacrés » : l’État ne pourra plus intervenir
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dans la sphère privée, qui relève de la seule autorité de l’individu sur lui-même.
Liberté de penser, de croire ou de ne pas croire, de circuler, de s’exprimer, de
jouir de sa propriété privée, etc. La première déclaration des droits de l’homme
est celle qui sert de préambule à la Constitution de l’État de Virginie, instituée le
12 juin 1976. L’esprit s’en retrouve ensuite dans la plupart des constitutions des
treize colonies américaines, devenues États par la Déclaration d’indépendance
du 4 juillet. Et les rédacteurs français de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen s’inspireront à leur tour de ces premières déclarations. Les différences
entre les révolutions américaine et française tiennent moins au contenu de leurs
déclarations qu’à la représentation même de cet acte révolutionnaire qui instaure
ces droits. La révolution américaine, explique A. Renaut (in Les critiques de la
modernité politique, section I, Liminaire), vise uniquement l’autonomisation par
rapport au pouvoir politique anglais, pour laisser les lois immanentes de la société
s’auto-accomplir selon l’intérêt des individus. L’esprit de la révolution française
est tout différent : il s’agissait d’une rectification radicale de la société par un
acte volontariste, au nom d’un idéal moral. C’est précisément ce volontarisme
politique, et la Terreur qui a fait suite à la révolution française, qui a ravivé une
pensée antirévolutionnaire en France, qui trouve ses origines jusque dans le
préromantisme allemand.
L’antimodernisme théorique prend la figure d’une opposition aux
Lumières et à l’idéologie révolutionnaire. Les idéaux de rationalité, de progrès,
ainsi que l’individualisme théorique, sont mis à mal depuis les années 1770
avec le mouvement préromantique Sturm und Drang, dont Herder apparaît
comme l’inspirateur principal. Le cœur compte plus que la raison, la subjectivité
et l’originalité de l’artiste plus que les grandes synthèses universelles. Le
romantisme reprendra tous ces thèmes. Mais, ce qui nous intéresse ici, plus que
le courant artistique, c’est le romantisme politique qui renie au plan théorique
les valeurs mêmes de la modernité. Contre le constructivisme moderne, il
entend réhabiliter la tradition et la coutume comme seule source du droit ; contre
l’individualisme des droits de l’homme, il prêche l’appartenance communautaire.
Refusant à l’individu un accès à l’universel, il cherche au contraire à maintenir
son enracinement particulier dans sa communauté particulière. Et pour cela, les
romantiques critiquent la raison froide et désincarnée ; ils lui préfèrent le sensible,
la croyance, la religion. Le différentialisme et le communautarisme sont préférés à
60 La Modernité

l’humanisme universaliste. Cet universalisme est ressenti comme un déracinement


et une privation pour l’individu de ses liens naturels communautaires, supposés
indépassables. L’homme en tant qu’homme n’est plus qu’une vaine abstraction, et
les droits de l’homme n’ont aucun fondement réel dès lors que chacun est renvoyé
à sa condition historique et sociale contingente.

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Après quelques querelles théoriques (la « querelle du panthéisme », dite
encore « querelle du spinozisme »), les anti-Lumières s’en prennent directement
à la Révolution française : c’est la « querelle de la Révolution française », menée
au premier chef par Burke en Angleterre, Jacobi et Rehberg en Allemagne, De
Maistre, De Bonald et Ballanche en France. C’est l’idéalisme rationaliste et
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volontariste des révolutionnaires qui est critiqué : cette révolution ne pouvait


que déboucher sur une Terreur dès lors que le réel veut être soumis à l’idéal. La
monarchie leur semble donc être le meilleur régime. Bref, pour le romantisme
politique et pour les anti-Lumières en général, la hiérarchie, l’hétéronomie et la
vie communautaire sont les conditions nécessaires d’une coexistence humaine
authentique. Ils voient l’anarchie dans l’égalité (laquelle détruit les hiérarchies
traditionnelles), l’arbitraire dans l’autonomie (qui ne mène qu’au relativisme),
l’atomisation sociale dans l’indépendance individuelle. La modernité est attaquée
sur tous les plans.
Tout au long du XIXème siècle, ces valeurs modernes seront remises
en cause par différents courants politiques et philosophiques. Cette remise en
question se fera tantôt au nom d’un retour à la prémodernité, tantôt en vue d’une
amélioration ou d’un accomplissement des promesses de la modernité elle-même.
Marx, par exemple, cherche à dépasser l’individualisme bourgeois des droits de
l’homme en vue d’une étape supérieure de l’histoire qui instaurerait une plus
grande liberté et un bonheur pour tous. C’est une grande question de savoir si,
chez Marx (et non pas dans le marxisme), on retrouve un certain individualisme au
sein du socialisme ; non plus l’individualisme égoïste du propriétaire bourgeois,
mais un individualisme positif de l’épanouissement individuel au sein d’une
société égalitaire, celui de « l’individu vivant », comme il dit. En quoi Marx serait
un moderne radical, parce que penseur de la liberté individuelle. Tout son travail
consiste en effet à libérer l’individu des aliénations multiformes ; sa critique
de l’individualisme semble compatible avec un individualisme redéfini. De la
même manière, Jaurès ne concevait le socialisme que comme un individualisme
accompli. Il n’en va pas de même du « système de politique positive » de Comte,
qui trahit une pensée clairement holiste, organiciste, et finalement totalitaire ; et
qui, comme le lui reproche J.S. Mill, établit « un despotisme de la société sur
l’individu ».
En réalité, l’antimodernisme et l’antiindividualisme sont légion au
XIXème siècle. Outre le tome IV de l’Histoire des idées politiques dirigé par A.
Renaut, on peut, pour s’en convaincre, consulter l’Histoire de l’individualisme
ou encore L’individualisme et ses ennemis, tous deux de A. Laurent. Il apparaît
donc que l’antimodernisme a accompagné la seconde modernité tout au long de
son histoire, et que ce que l’on appelle le postmodernisme contemporain n’en est
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 61

qu’un avatar récent (qui ignore, semble-t-il, sa propre ascendance). Mais, alors
que les valeurs de la modernité étaient sans cesse remises en cause, elles n’ont
pas cessé d’imprégner toujours davantage la vie sociale, la rendant plus libre et
moins aliénée (grâce notamment aux révoltes et révolutions qui ont permis la
constitutionnalisation de droits sociaux). La modernité qui progresse au cœur du

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tissu social est toujours contemporaine de l’antimodernisme décalé des élites.

Le modernisme en art

Sur le plan artistique, le grand tournant de la seconde modernité se situe


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au milieu du XIXème siècle avec l’avènement du modernisme. De quoi s’agit-il


en fait ? De la naissance d’une nouvelle interrogation artistique : l’art en vient à
questionner sa propre essence, ses propres possibilités, son propre futur. Il devient
réflexif (il l’a toujours été, mais cela se radicalise ici), et le spectateur est pris
à parti. Les artistes, ralliant les valeurs de la modernité, se mettent dans l’idée
d’importer en art l’idée de progrès… Le présent est meilleur que le passé, et le futur
sera meilleur que le présent. Une formule militaire, « l’avant-garde », deviendra
la règle de succession des différents courants artistiques. Cette polarisation du
temps selon le thème du progrès a pour conséquence la dépréciation des œuvres
passées : il s’agira de produire des formes nouvelles, d’être absolument original,
et donc de nier toute forme de tradition. La négation de la tradition deviendra elle-
même traditionnelle, sous la forme d’une tradition de la négation.
Les artistes se mettent en quête de l’essence de l’art, rejettent donc les
tutelles qui lui sont extérieures, l’imitation de la nature en particulier. L’art n’a pas
à imiter un modèle, quel qu’il soit. Il est plutôt question d’exprimer la sensibilité
singulière de l’artiste, ou bien ses idées. De plus, l’apparition de la photographie
précipite ce mouvement de questionnement : c’est bientôt la figuration d’une
réalité extérieure qui passe pour ringarde. L’art abstrait est censé toucher à
l’essence de l’art, et lui donner enfin son autonomie. Mais, la succession des
avant-gardes dans le sens d’une recherche toujours plus réflexive et conceptuelle
finit par rendre suspecte l’entreprise artistique elle-même : parti en quête de son
essence, l’art ne va-t-il trouver que son propre néant ? L’histoire du modernisme
n’est-elle pas finalement une sorte de maladie de l’autoréférentialité ? Cette
course en avant et cette idée de progrès ont-elles seulement un sens dans le
domaine artistique ? Finalement, à peu près à l’époque où s’achève ce que l’on a
appelé la seconde modernité (à partir des années 60, donc), les artistes en viennent
à douter de la pertinence de cette fuite en avant indéfinie. Elle a mené l’art au
vide, au monochrome, au minimalisme, au concept… ne faut-il pas retrouver des
formes plus réjouissantes ? Ou bien faut-il assumer définitivement la mort de l’art
et des grandes ambitions de la modernité ? Une rupture est manifeste au tournant
des années 60-70, nous y reviendrons.
Indépendamment de toute appréciation esthétique (le modernisme
est l’une des époques les plus prolifiques et les plus enthousiasmantes), le
modernisme a tous les caractères de la modernité, et participe donc pleinement
62 La Modernité

de sa logique : il est une revendication profonde d’autonomie, il inscrit dans un


temps orienté le processus de cette “libération”, il trouve dans la réflexivité et
l’autoréférentialité le moyen de cette fin. D’un côté, comme le remarquent les
critiques, l’individualité de l’artiste prend de plus en plus d’importance à mesure
que les références et les modèles traditionnels passent à l’arrière-plan, de l’autre,

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le travail de conceptualisation nourrit une véritable ambition universaliste de ces
mêmes individualités.

3- La troisième modernité : entre postmodernité et hypermodernité


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Les années 60 inaugurent une nouvelle ère moderne, et cette rupture


est comparable à celle de la fin du XVIIIème siècle : explosion démographique
(les enfants du baby-boom arrivent à l’âge adulte) ; accélération nette de
l’urbanisation (désertion des campagnes du fait de la machinisation d’une part,
et de la tertiarisation de l’économie d’autre part) ; apparition d’une catégorie
sociale nouvelle (« les jeunes ») avec des modes de vies nouveaux (estudiantins) ;
croissance économique soutenue (débouchant, après 15 ans de reconstruction,
sur l’apparition d’une véritable « société de consommation ») et restructuration
du marché de l’emploi (domination du secteur tertiaire) ; à quoi il faut ajouter
l’inauguration d’une nouvelle ère culturelle dans les arts (remise en question
de l’avant-gardisme moderniste), dans les sciences (progrès considérables des
sciences humaines) et dans la philosophie (la pensée postmoderne). Il n’y a
guère qu’au plan des institutions que les années 60 ne sont pas comparables à la
fin du XVIIIème siècle. Pas de révolution, certes, mais une révolte tout de même
(Mai 68), qui engendrera de très importantes réformes juridiques et sociales, et
le renforcement de l’État Providence. Au plan des relations internationales, après
1962, on passe de la « guerre froide » à la « coexistence pacifique », puis à la
« détente », et bientôt à la fin de la bipolarisation Est-Ouest du monde. De ce point
de vue encore, il s’agit d’un tournant historique.
Le fait principal et l’élément clé de cette périodisation demeure un
fait social : l’augmentation considérable du niveau de vie général dans les
pays développés, et l’accession à une société de consommation et de services.
Conséquence tout aussi importante : explosion de l’individualisme à tous les
niveaux, développement d’une culture de masse et d’une « culture jeune »,
affranchissement accéléré des tutelles traditionnelles (famille, Église, et même,
pendant une période, de toute forme d’autorité). Un grand vent de liberté a
soufflé dans les années 60 ; tout porte à croire que la modernité s’est brusquement
accélérée. Pourtant, à cette même période, apparaît aussi une remise en cause à
tous les niveaux des principes mêmes de la modernité.

Les valeurs de la modernité en question : les années « postmoderne »

Il peut paraître au premier abord surprenant que l’accélération de la


modernité soit contemporaine d’une certaine remise en question, au plan théorique
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 63

et au plan des mentalités, des valeurs mêmes de cette modernité. En réalité, un


phénomène comparable s’est produit avec l’apparition de la seconde modernité
(pensée antirévolutionnaire, romantisme politique, expressions multiples des
déçus de la révolution industrielle). Il semble donc que toute poussée moderniste
s’accompagne d’un antimodernisme, essentiellement théorique8. Sur le plan

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théorique, justement, il s’explique en grande partie par l’imputation de tous les
traumatismes du XXème siècle aux valeurs modernes : guerres, Holocauste, bombe
atomique, Tchernobyl, etc. Le prométhéisme moderne porterait la responsabilité
de toutes ces catastrophes ; et finalement, ce sont la Raison elle-même et
l’idéologie du Progrès qui seraient les causes de la folie totalitaire et de la vaste
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régression en quoi elle consiste. Argumentation boiteuse, sophisme aisément


repérable, qui pourtant occupe l’espace intellectuel depuis les philosophes de
l’École de Francfort jusqu’à la « Pensée 68 » (expression par laquelle L. Ferry et
A. Renaut nomment les postmodernes français des années 60 et 70)9.
Ce que l’on appelle le postmodernisme, c’est ce courant intellectuel
qui remet en question les grandes valeurs modernes : l’universalisme,
l’individualisme ou la subjectivité autonome, le progrès, la raison, etc. C’est
donc un courant relativiste, parfois communautariste, toujours irrationaliste et
même anti-intellectualiste. La réflexion est taxée de tous les maux : on ne jure
que par le « préréflexif » ; l’inconscient est préféré à la conscience ; la pulsion à
la raison ; le corps à l’esprit. Le plus souvent, cet anti-intellectualisme suppose
lui-même de hautes élaborations conceptuelles, tout comme le relativisme affiché
postule, sans l’assumer, qu’en est exclu le relativiste lui-même. On écrit de longs
livres pour montrer, d’une façon qui se veut rigoureuse et charpentée, qu’il n’y
a plus de vérité, plus de rationalité, plus d’accès à l’universel. Tout en jouissant
d’un haut pouvoir symbolique conféré par l’institution universitaire ou extra-
universitaire (Collège de France par exemple), on critique toute forme de pouvoir,
de hiérarchie, d’autorité. Alors que seule la culture occidentale, par sa modernité
et sa supériorité, a été capable de créer une science comme l’ethnologie, on se
servira d’elle pour répandre l’idée que toutes les cultures se valent. Ou, pire,
on passe de l’occidentalocentrisme à l’occidentalphobie ; l’anticolonialisme se
mute en tiers-mondisme, et c’est bientôt les ex-colonisés qui devraient servir de
modèle à l’occident, qui seraient son avenir et sa régénération10… Démission du
jugement, démission de la pensée, démission de la raison. La postmodernité est
une modernité culpabilisée, qui lui fait se remettre en question avec ses propres
instruments théoriques et culturels — ce qui est, bien entendu, une contradiction
performative.
Dans le champ artistique, on produit beaucoup d’œuvres désabusées,
sans génie et sans ambition. Les artistes ayant renoncé au progrès, à la vérité
et, depuis longtemps déjà, à la beauté, semblent s’ennuyer. De moins en moins
universelles, les œuvres renvoient de plus en plus à l’idiosyncrasie de l’artiste.
L’art se fait art du banal, art de l’ennui, art de l’intime. Ou bien, déchargé
de sa vocation universelle et de son ambition culturelle, il devient dérision,
idioties, pastiches. Tout peut être recyclé indifféremment, car tout se vaut. Et
64 La Modernité

pourtant, c’est depuis leur statut institutionnel et officiel “d’artiste” que les
artistes brouillent les cartes de l’art. Seul un tel statut rend possible une telle
production. C’est donc encore en vertu d’une mystification que tout semble
se valoir ; ce qui rend perplexe le spectateur se disant qu’il « pourrait en faire
autant », tout en sachant que ses propres productions n’auraient justement pas

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la même valeur. Ceci dit, cette caractérisation de l’esthétique postmoderne ne
rend pas justice à bon nombre d’œuvres contemporaines, lesquelles produisent
encore du sens et, quoique appartenant à une période désillusionnée, savent
transfigurer cette désillusion même dans d’authentiques chef-d’œuvres. Et pour
tout dire, la production artistique depuis les années 60 n’est pas du tout moins
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riche que celle des générations précédentes. C’est que, derrière le renoncement et
le désenchantement, travaille encore une énergie expressive puissante, un génie
artistique.
Outre les arts et la pensée, le postmodernisme imprègne aussi les
mœurs, les mentalités, les comportements. Il correspond à une attitude générale
de l’individu qui, au nom d’une égalité idéale ou de son bien être personnel, refuse
toute hiérarchie et toute autorité, se complaît dans un relativisme confortable.
D’autant plus confortable qu’il est relayé par les hautes instances intellectuelles
du pays, et en devient bien-pensant. L’individu postmoderne est l’individu
« cool », « tranquille », qui veut juste que sa vie soit « fun », et qui ne veut surtout
pas se « prendre la tête ». C’est un « individualisme hédoniste », comme le dit G.
Lipovetsky dans L’ère du vide. Tout discours rationnel, toute ascèse intellectuelle
ou morale et finalement toute forme de culture exigeante est perçue comme une
« prise de tête ». Tout se vaut, et chacun trouve son bonheur où il le souhaite.
Il n’y a pas de haute culture et de culture populaire : gratter sa guitare dans son
jardin en fumant un pétard vaut bien un opéra de Mozart. « Chacun ses goûts »
et « tout le monde a le droit de s’exprimer », tels sont les mots d’ordre les plus
répandus, des élites aux couches populaires. Non pas : « chacun a le droit d’avoir
accès à la haute culture, au savoir, à l’éducation », mais bien : « chacun doit
trouver son plaisir où il le veut, que les adultes et les éducateurs s’adaptent ! ».
Le jeunisme, c’est cette sorte de complaisance typiquement postmoderne qui
consiste à adopter et à promouvoir les « valeurs jeunes », à renoncer à une forme
hiérarchique d’éducation et d’instruction, et qui finalement lèsera lourdement
cette même jeunesse sans repère et sans culture.
Mais le plus grand paradoxe de ce postmodernisme social est qu’il
ignore lui-même sa dette à l’égard d’une modernité qui l’a rendu possible en se
radicalisant. C’est en effet la forte poussée individualiste et libératrice des années
60 qui permet à l’individu de relativiser les valeurs, les normes, les vérités. C’est
la toute-puissance de l’individu devenue ethos qui amène paradoxalement cet
individu à remettre en question les valeurs modernes, dont cette même volonté
de remise en question est l’héritière directe… Pire encore, l’individu s’offrira
le luxe d’être anti-individualiste. On observe en effet dans les années 60, et
notamment après 1968, un regain de groupisme, de tribalisme, comme disent
certains sociologues. Les gens appartiennent à des groupes de rock, de théâtre, à
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 65

des associations, des partis politiques ou des syndicats. On veut même faire des
expériences de vie en communauté. La désillusion ne tardera pas à venir. C’est
qu’en effet, l’individu groupiste s’est trompé sur lui-même : il est foncièrement
individualiste sans le savoir11. Les années postmodernes s’étalent en gros sur une
vingtaine d’années, de 1960 à 1980.

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Le devenir de la modernité depuis les années 80 :
néomodernité, hypomodernité et hypermodernité

Quand on veut parler de l’air du temps, beaucoup de modestie s’impose.


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Rien n’est plus difficile que de saisir l’unité d’une époque dont nous sommes les
contemporains. Dans 50 ans, nous en saurons plus sur la nature des années 80, 90
et 2000. C’est une tentation - et un défaut - typique des sociologues et essayistes
que de vouloir trouver de l’extraordinaire dans l’actuel, et des ruptures décisives
qui inaugurent des temps nouveaux. La vérité est que l’individu supporte mal de
ne pas vivre une époque Historique, d’être seulement dans une durée banale ou
transitoire. Or, si l’on regarde froidement l’évolution du processus et des valeurs
de la modernité au cours de ces trente dernières années, on voit qu’elles n’ont
malheureusement rien d’exceptionnelle. Nous poursuivons, à un rythme de
croisière, les changements intervenus lors de la troisième modernité, voilà tout.
Les revendications individualistes d’une liberté-indépendance gagnent du terrain,
tandis que l’universalisme reste globalement en panne. Les années 60 et 70 sont
celles des contradictions : la jeunesse petite-bourgeoise exècre la bourgeoisie,
l’individu libéré des entraves rejette l’individualisme, l’homo consummans passe
son temps à critiquer la société de consommation, les élites intellectuelle prône
le relativisme et disent merde à la philosophie. Depuis 1980, nous sommes sortis
de cet inconfort : les intellectuels cessent de cracher dans la soupe institutionnelle
qui les nourrit, et chacun cherche à s’intégrer dans une société que l’on veut plus
réformer que révolutionner. Sur le plan économique, une vague néolibérale s’est
installée dans tous les pays occidentaux. On assiste aussi à une multiplication
des délocalisations, des transactions financières, échanges économiques,
commerciaux, culturels et diplomatiques internationaux, en quoi consiste la
« mondialisation ». Autant de signes que l’air du temps a changé.
Les années 80 enterrent l’idéologie postmoderne, et en partie également
la mentalité correspondante. Au niveau des élites, d’abord, on observe une nette
réactivation des principes modernes fondamentaux, hérités des Lumières. Il fallait
un certain courage à ces penseurs pour affronter la doxa déconstructionniste
et l’antiphilosophie qui dominaient alors. Nous appellerons, après C. Ruby,
néomodernes ces penseurs qui entendent raviver les valeurs de la modernité : la
raison, l’autonomie, l’universel, l’individu. Cette néomodernité, toutefois, n’est
pas encore complètement descendue dans les mœurs et mentalités. On observe
certes au niveau sociétal d’importantes transformations, mais elles ne vont pas
nécessairement dans le sens de la modernité. Beaucoup l’on souligné : la morale a
remplacé la politique. Dépolitisation des esprits d’une part et retour de la morale
66 La Modernité

d’autre part, sous de multiples formes : préoccupation humanitaire, droit-de-


l’hommisme, “solidarité” avec les pauvres, les “exclus”, etc. Cette conscience
morale est une bonne chose en soi ; le problème étant qu’elle tend à se substituer à
la conscience politique, ou à confondre les deux registres. Or, le désintérêt de nos
contemporains pour la politique n’a rien de moderne. Et quand l’intérêt politique

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se manifeste, c’est souvent, comme l’a noté P. Bruckner dans La tentation de
l’innocence, sous la forme d’une demande unilatérale d’assistance plutôt que
d’un engagement et d’une participation responsable. L’auteur brosse ainsi un
tableau sévère de la mentalité contemporaine : infantilisme et victimisation.
Nous demanderions à être dorloté par un État qui nous devrait tout, et d’abord
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le bonheur.
Autre phénomène nouveau dans les mentalités : le besoin de
“spiritualité”. Par quoi il faut entendre non pas le besoin authentique de
participation à l’Esprit (la connaissance, la culture, la raison, l’intelligence
des choses), mais plutôt la recherche un peu naïve du “sens de la vie”, de
“l’authenticité”, des “valeurs essentielles”, etc. L’individu contemporain ne trouve
plus dans le monde social les valeurs et les référents idéologiques qui pouvaient
donner un sens à son existence : dépérissement de la religion, perte de la foi en
la science et dans le Progrès, fin des utopies politiques, fin des grands conflits
mondiaux (jusqu’au 11 sept. 2001, du moins) depuis les guerres de décolonisation
et la guerre froide… L’individu se retrouve seul face à la question du sens. Après
avoir été si longuement réclamée, revendiquée et exigée, cette liberté totale dans
le choix des valeurs pèse maintenant de tout son poids sur l’individu isolé. Lourde
responsabilité que celle du sens, en vérité, et l’on se met à regretter cette époque
où toutes les âmes n’en faisaient qu’une face au danger du totalitarisme et de la
guerre, ou dans l’enthousiasme des révoltes de 68. L’individu contemporain, c’est
cet individu “trop libre”, orphelin du sens et des utopies.
Du coup, la question essentielle pour cet individu n’est plus de
renverser les institutions et les hiérarchies, comme c’était le cas pour la génération
précédente, mais au contraire de leur demander plus d’assistance. Non pas moins
d’État ou moins de pouvoir, mais plus d’Etat providence, plus de sécurité : chacun
voudrait que l’État s’intéresse davantage à lui et à ses problèmes multiformes
(c’est la conscience victimaire et attentiste dont parle P. Bruckner dans La
tentation de l’innocence). Le rapport aux institutions a changé avec l’évolution
des mentalités. En un sens, la génération 68 qui voulait “changer la vie” et qui
croyait en un avenir meilleur était plus moderne que celle-ci, qui a perdu ces
grandes ambitions. Le problème n’est plus de “changer la société”, mais de mieux
s’y intégrer ; la question n’est plus la révolution, mais l’intégration. La critique
sociale ne vise plus le rejet, mais le profit : il faut partager les richesses pour que
chacun puisse en profiter. Cette évolution est analysée par Ferry et Renaut dans
68-86. Itinéraire de l’individu : les grandes manifestations de 1986 n’ont plus le
même parfum que la révolte de Mai 68. Ce que réclament les manifestants de 86 et
d’aujourd’hui, c’est plus de droit, plus d’État providence, plus de sécurité sociale.
En 68, le droit était perçu comme « la vaseline qui sert à enculer le prolétariat »…
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 67

La thèse des auteurs est pourtant que 86 est la vérité de 68, que l’individualisme
est simplement parvenu à maturité en révélant sa vraie nature. On passe d’un
« individualisme militant » à un « individualisme narcissique et apathique » (p.
56). La génération des années 80, 90, 2000 est moins ambitieuse, et a fait le deuil
du “grand soir”. Chacun court essentiellement après son petit bonheur privé et son

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épanouissement personnel.
Plutôt que de “remettre en question la société de consommation”, on
réclame des hausses de salaire pour pouvoir consommer davantage. Non plus
changer la société, mais la consommer tout entière, donnant par là l’impression
d’y être intégrer tout entier. Le « pouvoir d’achat » sera donc le mot d’ordre
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fondamental. Comme le note G. Lipovetsky dans L’individu hypermoderne, nous


sommes devenus des hyperconsommateurs. L’hypermodernité serait l’avènement
de cette hyperconsommation de masse : « l’homo consumericus » consomme
de tout et croit que tout est consommable (y compris l’école, la religion, la
famille, etc.) (p. 178). Mais, selon nos critères, cela n’a rien d’hypermoderne. Le
consumérisme généralisé signe la victoire du « principe de plaisir » sur le « principe
de réalité », et de l’hédonisme niais sur la recherche d’autonomie intellectuelle.
Nous ne cherchons plus qu’à nous divertir, c’est-à-dire justement à oublier cette
autonomie qui fait de nous des hommes. Une société du divertissement est une
société malade de la liberté et du temps libre qu’elle a générés elle-même, c’est
une société moderne qui souffre de sa propre modernité.
Chercher son bonheur est bien naturel ; la question est plutôt de savoir
comment notre génération comprend ce bonheur. Or un constat s’impose : elle
place le bonheur dans le corps plus que dans l’esprit. Le bonheur est identifié au
bien-être, au plaisir, au confort. Pour être plus juste, l’esprit fait un certain retour
sur la scène avec cette demande de spiritualité dont nous parlions, mais sous la
forme appauvrie du discours “psy” (qui n’a rien à voir avec la psychologie ou
la psychanalyse). Ce discours nous donne des remèdes au stress, à la fatigue,
à la culpabilité, etc. Il s’agit d’être « bien dans sa tête et bien dans son corps ».
Cette spiritualité est donc en réalité une mièvre psychosomatie de magazine, où
des techniques Yoga vulgarisées pour l’occasion se mêlent à une pseudo ascèse
bouddhiste. Notre société est celle du bien-être12, au mépris du bien-penser, du
bien-juger et du bien-connaître. C’est donc globalement une modernité molle,
une mollernité.
Il est intéressant pour s’en convaincre d’observer les personnalités que
notre société “starifie”. Outre des artistes de la chanson et du septième art (dont la
plupart sont plus des interprètes que des artistes), il s’agit surtout de sportifs ou de
moralistes spiritualistes (l’Abbé Pierre, le Dalaï-Lama, le Pape13, etc.). Le sport et
la morale, les muscles et le cœur, en quelque sorte. Quant à l’esprit, point de star
pour lui rendre hommage. Il faut se rendre à l’évidence, notre modernité a généré
d’énormes progrès dans les domaines du bien-être individuel (hausse générale
du niveau de vie dans les pays développés depuis la fin de la seconde guerre
mondiale) et de l’égalité (réduction des inégalités sociales et, surtout, progrès
considérables dans l’égalité homme-femme), mais peu dans la valorisation de
68 La Modernité

l’esprit : les penseurs passent pour des “intello”, les politiciens pour des guignols
et les scientifiques sont tout simplement méconnus. La pression du chômage
contribue à faire de l’Instruction et de l’Éducation une simple “formation”, un
brevet qui permet de trouver un job. L’universalisme est donc à la traîne de cette
modernité. Le communautarisme, lui, reprend des couleurs ; au nom du droit à la

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différence et du multiculturalisme, on finit par noyer la Culture dans les coutumes
et les traditions. Or, la Culture ne se réduira jamais à la tradition : celle-ci pèse sur
la liberté individuelle de tout son poids, celle-là lui rend son humanité.

La modernité des années 80 est donc sous bien des aspects une
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hypomodernité, puisque l’esprit y semble hypoactif. En réalité, il ne l’est que


relativement à l’explosion du temps libre, plus occupé au loisir qu’à la culture.
Mais si l’on compare notre époque aux précédentes, les gens sont plus éduqués,
vont plus à l’école et plus longtemps, et peuvent postuler pour des emplois
plus qualifiés. La hausse du niveau de vie s’accompagne toujours d’une hausse
du taux de scolarisation, notamment dans les études supérieures. De plus, la
volonté politique de démocratiser la culture et de la rendre accessible au plus
grand nombre a eu des effets très positifs. Sans oublier l’essor considérable du
tourisme, qui contribue aussi beaucoup à l’éducation des consciences — même
si le tourisme culturel reste très minoritaire par rapport au tourisme détente,
far niente, loisir. Donc d’une façon générale, notre contemporanéité prolonge
l’effort de la modernité, y compris au niveau de ce que nous avons appelé
l’autonomie universaliste. Quant à l’autonomie individualiste, elle est en plein
essor. Les sociologues parlent même d’« hypermodernité » pour désigner cet
hyperindividualisme contemporain.
L’hypermodernité (la « surmodernité », la « modernité avancée », etc.)
correspond en gros aux nouveaux modes de vie individualiste, apparus dans les
années 60, et débarrassés de quelques chimères groupistes depuis les années 8014.
Mais une sociologie attentive parlera moins de civilisation hypermoderne que
d’individus hypermodernes : ce n’est pas la culture, le savoir, la philosophie ou les
institutions qui sont devenues plus modernes, mais seulement les comportements
et les mentalités d’une certaine catégorie sociale (quoique l’on puisse aussi parler
de techniques hypermodernes, avec l’avènement d’une nouvelle révolution
technologique). L’individu hypermoderne n’est plus le baba-cool tranquille et
relax : il est au contraire hyperactif, hyperconnecté, hyperbranché et, du coup,
hyperstressé. C’est un hyperconsommateur et un hypercommuniquant. Il connaît
une véritable addiction à la communication (téléphone portable, répondeur, mail,
fax, etc.), voulant être dans tous les bons coups, partout à la fois en répondant à un
maximum de sollicitations. L’individu hypermoderne est aussi pluridisciplinaire,
curieux de tout, voyageur, avide de culture et d’expérience nouvelles. En un mot,
il est « speed ». Cette suractivité répond à un besoin farouche de remplir le temps,
de « profiter de la vie au maximum », de « vivre à 200 à l’heure ». Fini le temps où
le laisser-aller était valorisé, où renoncer à vouloir tout maîtriser tout le temps était
une qualité et une sagesse : désormais, l’individu veut contrôler sa vie, lui donner
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 69

un sens, faire des projets et les réaliser. Le rapport au corps change lui aussi : il ne
s’agit plus d’être cool et d’être « nature », mais de façonner son corps et son look,
d’être musclé, performant, mince et sexy. De fait, les modes vestimentaires sont
de plus en plus sexy, et les corps de plus en plus bodybuildés : il faut rentabiliser
son corps tout autant que son temps. L’individu hypermoderne mène une vie

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caractérisée par l’excès, l’urgence, la performance et l’intensité.
En quoi cela est-il donc hypermoderne ? En ceci que ce rapport
au temps et à soi-même traduit une volonté individuelle d’autonomie et
d’indépendance. L’individu hypermoderne veut tout contrôler et tout choisir, il
veut être agent de sa propre vie, et non la subir passivement. Il est amoureux
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de sa liberté et de sa souveraineté sur lui-même. C’est aussi un hyperréflexif,


qui ne cesse de se poser la question du sens de ce qu’il fait, et du bien fondé de
ses choix. Il veut régner en maître sur une vie qu’il se construit, être créateur de
lui-même de part en part. « Chacun devient l’artisan de sa propre sphère de sens
et forge lui-même le sens qu’il entend donner à sa vie » (N. Aubert, L’individu
hypermoderne, p. 83). Degré suprême d’autonomie, l’individu hypermoderne est
celui qui est tenu de s’inventer lui-même (voir par exemple : J.-C. Kaufmann,
L’invention de soi). C’est là sans doute en partie illusoire, mais la question n’est
pas là : ce qui importe est la nouveauté et l’originalité de cet ethos. L’ambition de
l’individu contemporain gouverneur de sa vie est bien hypermoderne (surtout si
cette hyperréflexivité sert une liberté universaliste autant qu’individualiste, selon
les critères définis en première partie). Dans deux travaux récents sur le processus
d’individualisation des conjoints au sein du couple contemporain, nous montrions
que cette hypermodernité, qui est un hyperindividualisme, avait certes des effets
fragilisants sur les couples, mais aussi de grandes vertus. Les rapports conjugaux
évoluent dans le sens d’une plus grande autonomie individuelle et d’une plus
grande reconnaissance réciproque de cette autonomie essentielle. Il en résulte
une égalisation progressive des rapports entre conjoints, et une jouissance accrue
par chacun de sa liberté, dans une mesure fixée “contractuellement” à la base par
ceux-là (voir la troisième partie de « Origine, genèse et horizon de l’amour »,
ainsi que « Les tribulations du couple dans la société contemporaine »).
Cette hypermodernité, toutefois, ne concerne pas tout le monde. Bien
des sociologues insistent sur le fait que l’ethos hypermoderne traîne derrière lui
une vaste population de laissés pour compte de l’hypermodernité, d’individus
hypermodernes en négatifs, qui y aspirent sans y parvenir. Mais surtout, ce sont
ces individus suractifs qui finissent par avoir des coups de fatigue terribles et
qui, passé 35 ans, se retirent, se débranchent et finissent en dépression. Dans
La fatigue d’être soi, A. Ehrenberg décrit très précisément les effets de cette
vie hyperactive et hyperresponsable d’elle-même. La rançon de la liberté
est bien souvent la dépression ; celle-ci apparaît comme la contrepartie de
l’énergie que chacun doit mobiliser pour devenir soi-même. La dépression est
la « maladie de la responsabilité », le déprimé est « fatigué d’avoir à être lui-
même » (p. 11). Propriétaire du sens de sa vie, l’individu vit dans l’incertitude :
« l’insécurité intérieure sera le prix de cette “libération” » (p. 20). Il faut pouvoir
70 La Modernité

en effet assumer ce nouvel impératif social d’être original, exceptionnel,


unique et performant. L’impératif de personnalisation devient même « une
nouvelle règle impersonnelle » note Ehrenberg (p. 156). On retombe alors dans
l’hétéronomie…
On le voit, l’hypermodernité reste partielle et est insuffisamment

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généralisée pour que l’on puisse parler de société hypermoderne. Elle reste le
privilège d’une catégorie sociale urbaine, cultivée et qui vit dans une aisance
minimale. Elle engendre en outre de nouvelles pathologies et de nouvelles
incertitudes subjectives. Dans son principe néanmoins, comme liberté individuelle
et accès de l’individu à l’universalité qui définit son Humanité, et quand l’individu
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est assez fort pour assumer pleinement l’autonomie qui fonde cette liberté, elle
demeure l’horizon indépassable de notre temps.

Notes
1
Individualiste notoire, non du point de vue épistémologique, mais du point de vue moral et
politique, Durkheim explique : « l’individu (…) est notre seule fin collective ; loin de nous
disperser, il est le seul centre possible de ralliement… » (Lettres à C. Bouglé, 1898, cité
par A. Laurent in De l’individualisme, p. 14). Dans un petit texte intitulé L’individualisme
et les intellectuels, il explicite le sens de cet individualisme qui n’a rien d’un égoïsme
ou d’un utilitarisme : « Non seulement l’individualisme n’est pas l’anarchie, mais c’est
désormais le seul système de croyance qui puisse assurer l’unité morale du pays » (p. 19).
L’individualisme bien pensé n’est pas la ruine de l’autonomie intellectuelle, comme le
soutiendra A. Renaut, mais il a au contraire « pour premier dogme l’autonomie de la raison
et pour premier rite le libre examen » ; il « ne va pas sans un certain intellectualisme, car
la liberté de la pensée est la première des libertés » (p. 17). Enfin, l’individualisme comme
valeur n’a rien à voir avec l’individualisme comme méthode de recherche en science
sociale. Il faut être holiste du point de vue épistémologique, et individualiste du point de
vue moral ; croire à la liberté pour pouvoir la défendre, et chercher les déterminismes pour
faire un bon travail de scientifique — telle est la position de Durkheim, à la laquelle nous
nous rangeons.

2
« Quand (…) on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on
se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu’on respire dans le vaste champ de
l’humanité pour s’enfermer dans les conventicules des compatriotes. Rien de plus mauvais
pour l’esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. (…) Avant la culture française, la
culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine », Renan, Qu’est-ce qu’une
nation ? (p. 26). Encore faut-il ajouter que l’individu n’a accès à son humanité que grâce à la
Culture que lui transmet sa société ; nous ne saisissons la culture de l’humanité qu’à travers
nos cultures particulières.
Dans La défaite de la pensée, A. Finkielkraut marque lui aussi très clairement la distinction
entre Culture et coutumes, et reproche au relativisme postmoderne son « absorption (…)
masochiste du cultivé (la vie de l’esprit) dans le culturel (l’existence coutumière) » (p. 153).
Il montre en outre que, en voulant “respecter les différences” culturelles, les antimodernes
français des années 60 n’ont fait qu’enfermer les peuples dans leur identité culturelle, les
privant par là de leur humanité et de liberté.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 71

3
A. Renaut, qui a puissamment contribué à l’intelligence du phénomène moderne à travers
ses nombreuses recherches, ne voit toutefois entre autonomie et indépendance qu’un rapport
concurrentiel. L’individualisme, en quoi consiste en effet la recherche d’indépendance, est
toujours diabolisé sous sa plume : il l’identifie avec le repli sur soi, avec la désertion de
l’espace public, et finalement avec la perte pure et simple par le sujet de son humanité,

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laquelle serait réduite, par la quête d’indépendance, à une petite sphère privée gérant
des intérêts égoïstes. Ses analyses sont justes si l’indépendance n’est pas compensée par
une ouverture universaliste à la Culture, à la Raison, à l’Esprit, comme cela a pu être le
cas à une certaine époque de l’histoire récente. Mais en tant que telle, l’indépendance
individuelle constitue une conquête essentielle de la modernité, et même sa condition
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sine qua non. En réalité, l’indépendance participe pleinement de l’autonomie : il n’y a


pas d’autonomie achevée du sujet si l’individu qui porte ce sujet est soumis à toutes les
contraintes matérielles, sociales et morales. L’individualisme n’est pas un anti-humanisme,
parce que la recherche d’indépendance est pleinement compatible avec celle de l’universel,
de normes et de valeurs sociales partagées. Pas d’humanisme possible sans individuation,
personnalisation et indépendance individuelle.
C’est ce que cherchait à montrer F. de Singly dans son petit ouvrage remarquable
L’individualisme est un humanisme : l’individualisme bien compris promeut la figure
de « l’universel singulier », c’est-à-dire un certain équilibre entre individualisme et
universalisme. « L’individualisme ne peut être humanisme que s’il parvient à conserve une
certain équilibre entre l’individu abstrait et l’individu concret » : entre la recherche d’unicité
et d’indépendance individuelle, et la recherche de notre commune humanité.

4
Voir à ce sujet les travaux de Nygren, déjà cités, ainsi que la première partie de notre article
« Origine, structure et horizon de l’amour ».

5
D’ailleurs, « le droit romain donne à l’Europe moderne un vocabulaire, des concepts,
des catégories, des théories, bref tous les éléments de la construction juridique » (id.). En
particulier, le Code Napoléon de 1804 s’inspirera grandement du droit romain.

6
« Jusqu’à la Renaissance, l’individu est noyé dans le collectif », mais peu à peu, « entre le
XVIème et le XVIIIème siècle », la famille se resserre à un cercle plus étroit sous l’effet d’une
revendication croissante d’autonomie et d’intimité (J.-M. Gaillard, La famille en miettes,
pp. 11 et 12). Voir aussi la troisième partie de notre article « Origine, structure et horizon de
l’amour », qui traite de cette question.

7
D’autant que si l’époque est bien culturellement tournée vers l’Antiquité, elle est aussi et
surtout tournée vers le Nouveau Monde. Cette découverte de l’Amérique entraîne un grand
bouleversement des mentalités, et marquera le début de l’européanisation du monde.
Au plan artistique, la période considérée (milieu XVème — fin XVIIIème siècle) ne se limite
évidemment pas à la Renaissance, qui peut être considérée comme une forme de modernité
artistique. Le caractère moderne de cette première modernité sera ainsi vite remis en question
par le rejet de la fidélité aux Anciens et des canons esthétiques antiques, au XVIIème siècle.
C’est le début de la « querelle des anciens et des modernes », qui durera tout au long du
XVIIIème siècle. Les “nouveaux modernes” reproches aux partisans des anciens leur manque
d’originalité, leur conception mimétique de l’art, leur traditionalisme et leur rationalisme.
Il faudrait au contraire que l’artiste puisse exprimer sa sensibilité, ses sentiments, sa
subjectivité — en quoi ces modernes accentuent le mouvement lui-même de la Modernité,
que la Renaissance avait inauguré. Cette querelle, à partir de la fin du XVIIIème, prendra la
72 La Modernité

forme de l’opposition des « classiques » et des « romantiques » ; ces derniers (antimodernes


sur bien des points par ailleurs) prolongeant les revendications modernes d’expression de la
subjectivité et de la sensibilité de l’artiste.

8
L’antimodernisme est presque aussi vieux que la modernité. On a évoqué plus haut le
cas du romantisme politique, puis de quelques antimodernes du XIXème siècle. J. Benda,

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en 1927, se plaignait encore du relativisme de ses contemporains. La trahison des clercs,
texte étonnant que l’on croirait écrit pour la génération postmoderne. Benda y défend
l’universalisme, l’intelligence et la raison contre l’anti-intellectualisme des penseurs de
son temps, lesquels démissionnent de leur mission d’intellectuels en faisant l’apologie des
particularismes contre les valeurs de l’humanisme rationaliste.
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9
Sur le postmodernisme français, voir notre recension, dans ce même Philosophoire, du
hors-série de Sciences humaines n°3, consacré à Foucault-Derrida-Deleuze.

10
Voir sur cette question les analyses de P. Bruckner dans Le sanglot de l’homme blanc.

11
Est-il besoin de préciser encore une fois que l’individualisme dont il s’agit ici n’est pas
du tout incompatible avec la formation de groupes, de liens sociaux, de projets communs,
et même de solidarité étroite. Individualisme veut dire indépendance individuelle, et non
égoïsme ou repli sur soi.

12
Dans L’euphorie perpétuelle, P. Bruckner montre que cette recherche du bonheur conçu
comme bien-être devient même un nouvel impératif collectif. Chacun se doit d’être heureux,
et la vie est une tension indéfinie entre frustration et satisfaction.

13
Pensons au succès hallucinant des JMJ, et de la tournée mondiale de Jean-Paul II à cette
occasion : plus d’un million de jeunes à Paris (le plus grand rassemblement de jeunes depuis
1968), deux millions à Rome, etc. Sa mort et son enterrement furent une sorte d’événement
mondial suivi en direct par la moitié de la planète…

14
Tout à fait significatif à cet égard est le dossier du n°264 du Magazine littéraire d’avril
1989 : L’individualisme. Le grand retour. Depuis le milieu des années 70, tout une série
d’auteurs se consacre à cette question de la montée de l’individualisme et à ses enjeux :
C. Lasch, R. Sennett, D. Bell, G. Lipovetsky, L. Dumont, etc. Sur l’évolution actuelle
de cet hyperindividualisme et sur l’hypermodernité qu’il dessine, voir nos « notices
bibliographiques » dans ce même Philosophoire.

Bibliographie
Cette bibliographie indique un ensemble de références dont l’étude
a nourri la réflexion de cet article. Elle a été divisée en cinq catégories pour
faciliter les repérages thématiques. N’ont été retenu que les ouvrages à caractère
métadiscursif : ceux qui prennent pour objet tout ou partie de la modernité, plutôt
que ceux qui la font. On n’y trouvera donc pas les grands textes fondateurs de la
modernité, et pas davantage les textes antimodernes qui répondent aux premiers.
Le processus historique de la Modernité et la possibilité de la liberté 73

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