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UNE GUERRE PEUT-ELLE ÊTRE JUSTE ?

Rencontre avec Michael Walzer, propos recueillis par Catherine Halpern et Martha
Zuber
in Véronique Bedin, Philosophies et pensées de notre temps

Editions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2011 | pages 64 à 69
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ISBN 9782361060152
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UNE GUERRE PEUT-ELLE ÊTRE JUSTE ?
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Rencontre avec Michael Walzer

Michael Walzer appartient à cette génération d’Américains de


gauche frappée par la guerre du Vietnam. En 1977, deux ans après
la in du conlit, il a fait paraître une longue rélexion sur le droit
de la guerre, Guerres justes et injustes, qui allait le rendre célèbre.
M. Walzer, tout en mettant l’accent sur la dimension dramatique
de toute guerre, soutenait qu’il pouvait y en avoir de justes et tentait
de déinir les critères d’entrée dans une telle guerre (jus ad bellum)
et de conduite juste de la guerre (jus in bello). En particulier, le
philosophe estimait qu’une attaque militaire était justiiée si elle
répondait à une agression.
Une guerre juste pouvait être soit une guerre de légitime défense
contre l’agression, soit la réponse d’un pays tiers pour le compte de
l’État agressé. Concernant les moyens mis en œuvre, M.  Walzer
insistait surtout sur le fait qu’une action menée de manière juste
ne devait pas attaquer directement et intentionnellement des non-
combattants et que les dommages devaient être proportionnels aux
avantages qu’ils apportaient dans le déroulement de la guerre. Une
rélexion qui n’a rien perdu de son actualité avec, en particulier, les
conlits qui touchent le Proche et le Moyen-Orient.
En 2004, paraissaient en français deux autres livres de Michael
Walzer  : De la guerre et du terrorisme et Morale maximale,
morale minimale. Le premier s’inscrit dans la lignée de la rélexion
de Guerres justes et injustes. Le second s’emploie à montrer que l’on
peut, sans renoncer au pluralisme, concevoir qu’une intervention
humanitaire – pour ne citer que cet exemple – obéisse à des principes
moraux universels.

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Une guerre peut-elle être juste ?

Vos positions ont-elles changé depuis la parution il y a plus de


trente ans de Guerres justes et injustes ?
Dans l’ensemble, elles n’ont pas beaucoup changé. L’essentiel
des modiications que je propose tient au fait que je suis
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convaincu aujourd’hui que les théoriciens de la guerre juste
n’ont pas prêté suisamment d’attention à ce qui vient après la
guerre. Aux questions du jus ad bellum (l’entrée en guerre est-elle
juste ?) et du jus in bello (la guerre est-elle conduite de manière
juste ?), nous devons ajouter désormais le jus post bellum pour
déterminer ce qui constitue une issue juste du conlit et réléchir
sur ce qu’il convient de faire concernant les forces occupantes et
la reconstruction politique après la guerre.
On peut concevoir qu’il y a une issue juste à une guerre
injuste de même qu’il peut y avoir une conduite juste d’une
guerre injuste ou qu’une guerre juste peut être menée de manière
injuste et aboutir à une terrible occupation ensuite. Nous devons
donc distinguer trois types de jugements qui sont indépendants
ou relativement indépendants les uns des autres.
L’autre point sur lequel j’ai été amené à réviser ma position
concerne la question des interventions armées pour des motifs
humanitaires. À l’époque de Guerres justes et injustes, je posais
de très lourds obstacles  : une intervention humanitaire pou-
vait être justiiée, mais je restais assez sceptique. Après ce qui
s’est passé notamment en Bosnie, au Kosovo, au Rwanda ou
au Timor oriental, je suis davantage prêt à justiier l’usage de
la force face aux meurtres de masse. De plus, il y a trente ans,
une intervention humanitaire devait pour moi répondre au «  in-
and-out test  », c’est-à-dire que les forces intervenantes mettent
in aux violences puis s’en vont. C’est ce que les Indiens ont
fait au Bangladesh, mais pas les Vietnamiens au Cambodge.
Aujourd’hui, je considère (ce qui m’a d’ailleurs amené à réléchir
au jus post bellum) que l’on ne peut pas simplement renverser un
gouvernement sanguinaire et partir. Il faut songer à la manière
de construire l’autorité politique. Le in-and-out test n’est proba-
blement pas le bon.

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

Beaucoup ont reproché à votre théorie de la « guerre juste »


d’encourager les interventions unilatérales.
Aucune théorie morale ne peut se garder d’être mal employée.
On ne peut pas produire un message dont les mots se rebel-
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leraient quand on les emploie mal  ! Quand la Bulgarie com-
muniste se qualiiait de démocratie populaire, auriez-vous dit
que le discours prodémocratique facilitait la tâche des tyrans ?
L’obligation des démocrates est de dire : « Voilà les caractéris-
tiques d’une vraie démocratie, ces démocraties populaires ne les
ayant pas ne sont donc pas de véritables démocraties.  » C’est
également tout ce que l’on peut faire concernant la théorie de la
guerre juste. Si le président George W. Bush abuse de la théorie
de la guerre juste, il faut dire que la théorie est mal employée :
« Voilà ce que la justice signiie en guerre et celle-ci ne répond
pas à ces normes. »

Mais est-ce si simple ? En utilisant les mêmes critères d’une


guerre juste, deux personnes ne peuvent-elles pas parvenir à
deux conclusions tout à fait diférentes ?
Bien sûr, on peut être en désaccord sur l’application des cri-
tères. On m’a dit une fois qu’une guerre juste pour l’un pouvait
être perçue comme une agression criminelle par l’autre. Je pense
que c’est vrai. Les dirigeants politiques trouvent toujours des
gens qui leur ofrent des descriptions de la guerre qui sont com-
patibles avec les critères moraux ou légaux. Aucun chef d’État ne
dit mener une guerre injuste ou illégale. Mais ce problème est
inhérent à la nature de la politique : nous ne pouvons qu’essayer
de proposer les meilleurs arguments.

Vous êtes contre l’idée d’un État international, mais aussi


contre celle d’une pax americana, les États-Unis ne devant
pas être selon vous les gendarmes de la planète. Faut-il donc
penser que les Nations unies et les ONG suisent à garantir la
paix et la justice dans le monde ?
Non bien sûr. Le statu quo actuel n’est évidemment pas satis-
faisant. Je suis contre l’idée d’une hégémonie américaine parce
que selon moi les responsabilités doivent être partagées. Il me

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Une guerre peut-elle être juste ?

semble qu’il y aurait plutôt besoin d’un partenariat entre plu-


sieurs pays, des coalitions, qui s’engageraient ensemble sur un
minimum d’objectifs : arrêter les massacres de masse, promou-
voir des pouvoirs politiques légitimes et stables. Pas forcément
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démocratiques ou capitalistes, mais qui ne soient ni meurtriers
ni anarchiques. Objectif qui réclame une coopération. L’Europe
doit être sur ce terrain le partenaire des États-Unis.
Je suis contre l’idée d’un État international parce que j’ai
peur que cela donne lieu à une tyrannie globale. Pour créer un
régime centralisé pour toute l’humanité, il faut dépasser le plura-
lisme des cultures et politiques humaines. Vous risquez d’aboutir
à un régime centralisé tyrannique et particulièrement virulent.
Pour trouver des modèles alternatifs à ce régime mondial, il ne
nous resterait plus qu’à aller sur Mars ou Jupiter ! Alors que si les
choses vont mal dans un endroit du monde, il y a toujours un
espoir possible ailleurs.

Vous êtes attaché au pluralisme des valeurs, pourtant dans


Morale maximale, morale minimale, vous soutenez qu’il y a
un ensemble de principes communs à toutes les morales du
monde. N’est-ce pas contradictoire ?
J’ai essayé au cours des ans d’articuler de diférentes manières
une moralité commune, basique, et les diverses cultures
humaines. Une manière de le faire, que je rejette dans mon livre,
est de penser qu’il y a un noyau de principes centraux natu-
rels ou rationnels (ce que j’appelle morale minimale) et que
cet ensemble minimal est élaboré diféremment par diférents
peuples, nations, civilisations donnant ainsi lieu à des morales
concrètes complexes, les morales maximales. Il y a quelque
chose de logiquement plaisant dans cette description, mais je
ne crois pas qu’elle soit historiquement juste. Je ne pense pas
qu’il y ait d’abord un noyau de principes (du type « il ne faut
pas tuer », « il ne faut pas mentir », etc.) qui donne lieu dans
un second temps à toutes ces élaborations. Diférentes morales
maximales sont apparues en Inde, en Chine, en Israël, en Grèce,
au Proche-Orient comme des totalités d’emblée développées et
complexes. Avec les interactions entre les diférentes cultures,

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

nous découvrons qu’elles se chevauchent : les gens reconnaissent


des idées diférentes, mais aussi des idées communes. Ce noyau
de principes communs vient donc après : il apparaît lorsqu’il y
a des interactions, quand les marchands et les soldats traversent
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les frontières. Et l’on obtient alors quelque chose comme le droit
des gens (jus gentium) dans l’Empire romain qui est simplement
un efort pour déinir une loi entre les diférents peuples de
l’Empire concernant par exemple la fraude, le vol. Il faut que
cette loi fasse sens aux peuples des diférentes cultures. La mora-
lité commune, la morale minimale, vient donc après les morales
particulières maximales et résulte du passage des frontières.
Considérer la guerre comme un combat entre des combattants,
dont les civils sont donc épargnés, est un exemple de consensus
par recoupement (« overlapping consensus » pour reprendre l’ex-
pression de John Rawls) : on en trouve des versions dans la Chine
ancienne, en Inde, dans l’islam, le judaïsme, le christianisme,
toujours légèrement diférentes, parfois avec des listes diférentes
déinissant ceux qui sont tenus pour des non-combattants.

Mais comment expliquer ce noyau de principes communs. Est-


il le fruit du hasard ou y a-t-il des raisons anthropologiques ?
Je n’ai jamais donné d’explication d’ensemble à l’existence de
ce consensus par recoupement. Je soupçonne que l’explication
est à chercher du côté de la nature humaine. Les êtres humains
partagent des vulnérabilités, des peurs, des nécessités communes
et les principes de la morale minimale pourraient être lus comme
déinissant les conditions de la coexistence humaine. Étant
donné combien il est facile de nous entretuer, nous avons besoin
d’une règle contre le meurtre et, du fait du type de créatures que
nous sommes, il y a une règle contre le meurtre dans toutes les
civilisations humaines, même si l’élaboration de cette règle est
diférente selon les endroits. La notion de meurtre (disons de ne
pas tuer celui qui n’a pas essayé de vous tuer) peut être commune
mais les idées de préméditation, de complicité, etc., seront difé-
rentes selon les sociétés.

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Une guerre peut-elle être juste ?

Peut-on dire pour résumer que vous êtes l’homme de la troi-


sième voie, en politique entre le réalisme et le paciisme, en
morale entre l’universalisme et le relativisme ?
Vous pourriez ajouter entre communisme et capitalisme…
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Défendre une troisième voie n’est pas défendre un entre-deux
mais quelque chose de diférent des deux autres termes. Je
crois que nos vies morales déient souvent les doctrines philo-
sophiques. Un de mes articles, «  Dirty hands  » («  Des mains
sales  »), tenu pour un exemple d’incohérence philosophique,
illustre bien la troisième voie. Prenons le cas de savoir s’il est
juste de bombarder des villes si cela permet d’écourter la guerre,
ou si l’on peut torturer ain de découvrir où des terroristes ont
placé une bombe. Certains jugeront cela juste, d’autres non.
Dans mon article, je soutiens qu’il y a du vrai dans les deux
positions  : il est très important de défendre le principe de la
valeur des vies innocentes, de dénoncer la torture et de considé-
rer ces principes comme absolus. Mais il y a des moments excep-
tionnels où nous voudrions que nos chefs politiques enfreignent
ces principes. Et nous voulons qu’ils jugent ces principes abso-
lus de sorte qu’ils ne les transgressent que dans des conditions
extrêmes. J’utilise l’exemple classique du dirigeant politique qui
arrive au pouvoir en ayant juré qu’il s’opposerait à la torture et
qui, soudainement, découvre que sa police a capturé un homme
dont ils ont de bonnes raisons de penser qu’il connaît la locali-
sation d’une bombe devant exploser dans une école primaire.
Alors que faisons-nous ? Eh bien, je pense que la plupart des per-
sonnes vivant dans cette ville diraient qu’il faut tout faire pour
obtenir de cette personne l’information. Le paradoxe est donc
que je prétends que dans certains cas il est bon de faire ce qui est
mal. Ce qui n’exempte ni de la culpabilité ni du repentir.

Propos recueillis par Catherine Halpern


et Martha Zuber

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