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LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE DE LA SANTÉ :

DÉFIS ET CHANCES POUR LA FOI CHRÉTIENNE

Philippe Bordeyne

Editions du Cerf | « Revue d'éthique et de théologie morale »

2006/2 n°239 | pages 45 à 75


ISSN 1266-0078
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LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

Philippe Bordeyne

LA RÉFÉRENCE
À LA VULNÉRABILITÉ
EN ÉTHIQUE DE LA SANTÉ :
DÉFIS ET CHANCES
POUR LA FOI CHRÉTIENNE
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Le mot de « vulnérabilité » est à la mode en éthique. On y
décèle l’expérience collective de sujets saisis par la précarité, la
leur et celle du corps social qui les façonne. Fini le temps des
idéologies, qui arrimaient la solidité du politique à diverses
eschatologies séculières. Lorsque l’avenir semble plus difficile
à dessiner, la référence à la vulnérabilité apparaît comme la
chance ultime de l’éthique. Pourquoi chercher les motifs d’agir
dans des conceptions du monde hypothétiques, quand on a
devant les yeux la fragilité bien tangible d’un corps, le mien,
le tien, le nôtre? Tandis que la biomédecine diffuse ses savoirs
et ses technologies, nous connaissons mieux la complexité de
ce corps, dont bien des ressources étaient hier encore insoup-
çonnées. Comment ne pas se laisser mouvoir par cette mer-
veille si précaire, comment ne pas se mobiliser pour démul-
tiplier ses potentialités, subvenir à ses besoins et pallier ses
défaillances?
Si l’on adopte la perspective de la foi chrétienne, cette si-
tuation est troublante. Car, d’un côté, la tradition pratique du Bon
Samaritain a fait la preuve de sa fécondité éthique tout au long
de l’histoire de l’Église. La mise en exergue de la vulnérabilité
d’un voyageur tombé aux mains de bandits et de la sollicitude
d’un étranger à son égard a suscité des œuvres de miséricorde¹,

1. James F. KEENAN, The Works of Mercy : the Heart of Catholicism, Lanham, Rowman
& Littlefield, 2005.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

en écho à l’interpellation de Jésus au légiste : « Va et toi aussi,


fais de même » (Lc 10, 37)². Mais, d’un autre côté, l’invocation
de la vulnérabilité humaine apparaît insuffisante comme motif
de l’action éthique. Ne risque-t-elle pas de promouvoir l’émoti-
vité au détriment d’un jugement rationnel sur les normes uni-
verselles de justice? D’un point de vue déontologique, on peut
admettre l’argument de la vulnérabilité comme une « bonne
raison » pour que certains soient temporairement dispensés des
obligations communes³, mais cet argument ne saurait se sub-
stituer aux critères et aux exigences de la raison éthique. D’un
point de vue téléologique, il faut interroger l’espérance qui met
l’éthique en mouvement à partir de la vulnérabilité, afin de vé-
rifier que cette espérance ne soit pas fallacieuse et qu’elle soit
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tout bonnement digne de foi. La référence à la vulnérabilité est
devenue incontournable en éthique et ses appuis sont solides
dans la tradition chrétienne, mais elle demeure problématique.
Prenant acte de ce dilemme, j’entends procéder à une évaluation
théologique de cette référence, particulièrement en éthique de
la santé.
La méthode retenue voudrait simultanément explorer la
contribution possible de la théologie au débat public en matière
de bioéthique. Je partage la conviction que cette contribution
n’est pas seulement de l’ordre du discours, mais de l’action⁴.
C’est pourquoi, après avoir analysé l’émergence de la vulnérabi-
lité dans la quête contemporaine de santé, je montrerai comment
la pastorale française de la santé s’est efforcée d’y répondre
par des actes qui manifestent la pertinence de son orientation
éthique⁵. Mais j’examinerai également la provocation que re-
présentent, pour les chrétiens engagés dans les professions de
santé, les évolutions actuelles dans la gestion médicale et so-
ciale de la vulnérabilité. Ce changement de contexte requiert
un surcroît de vigilance et une relecture des sources spécifiques

2. William C. SPOHN, Go and Do Likewise : Jesus and Ethics, New York, Continuum,
2000.
3. Jean-Marc FERRY, « Éthique et religion », Revue de Théologie et de Philosophie,
no 132, 2000, p. 325-344.
4. Lisa SOWLE CAHILL, Theological Bioethics : Participation, Justice, and Change,
Washington, Georgetown University Press, 2005, p. 2.
5. La présente communication a mûri dans le cadre d’une réflexion nationale de la
Pastorale de la santé qui portait, en 2004, sur la vulnérabilité, la dépendance et la
fragilité.

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LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

du discernement théologique. Car l’éthique de la vulnérabilité


risque d’être l’otage de conceptions individualistes, par rapport
auxquelles la compréhension chrétienne de l’être humain comme
être social a une responsabilité critique. Là encore, cependant,
la théologie ne se contente pas de mots : elle s’appuie sur l’ap-
port constructif des pratiques suscitées par la foi. Je terminerai
en présentant la liturgie comme un espace qui resocialise la
vulnérabilité subjective, de sorte que les rites chrétiens appa-
raissent comme des ressources à mobiliser pour ajuster le posi-
tionnement anthropologique de l’éthique de la vulnérabilité.
L’étymologie dévoile une richesse sémantique, mais déjà une
ambivalence qui appelle un discernement éthique. La vulnérabi-
lité est la condition de ceux qui peuvent, un jour, être blessés,
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corporellement ou moralement. Le mot vient du latin vulnus, la
plaie. Celle-ci est moins le fait d’un accident que d’un ennemi,
parfois un animal dans la Rome antique. On est dans le registre
du combat, d’autant plus que vulnus désigne aussi ce qui cause
la blessure : l’arme ou la flèche et, plus tardivement, la blessure
morale, le coup du sort, la douleur, par exemple la mort d’un
être jeune dans les tragédies. La liberté de mouvement et d’ini-
tiative peut se trouver atteinte jusqu’à l’assujettissement durable,
par le fait du destin ou de la volonté malfaisante d’autrui, le
plus souvent par sa négligence coupable. En tout état de cause,
la vulnérabilité renvoie au corporel : corps propre et corps
symbolique, corps social et corps politique. En abordant l’éthique
de la santé par le biais de la vulnérabilité, on se laisse guider
par la corporéité. On prête attention aux rapports qu’elle entre-
tient avec le psychique et le spirituel, le social et le politique⁶.

LA QUÊTE SUBJECTIVE DE SANTÉ

Avant qu’elle ne soit érigée en valeur de référence pour


l’éthique de la santé, la vulnérabilité apparaît comme la condition
commune à l’âge de la biomédecine. L’évolution des savoirs

6. Didier Fassin a montré que la santé doit être interprétée dans une perspective
d’anthropologie politique parce qu’elle met en jeu les rapports entre le corps physique
et le corps social : voir D. FASSIN, L’Espace politique de la santé : essai de généalogie,
Paris, PUF, 1996.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

médicaux et des thérapeutiques a profondément modifié les


représentations de la maladie et de la santé, dans les esprits
comme dans les pratiques sociales.

La vie, une dynamique du sujet


Longtemps, la maladie est apparue comme l’envers d’une
plénitude. On perdait la santé par un mauvais coup du sort,
de manière temporaire ou définitive. La santé était comme un
paradis dont on savait que l’on serait, un jour, congédié. En 1948,
l’Organisation mondiale de la Santé la définissait encore de
manière idéale comme un « état de bien-être parfait sur le plan
physique, psychique et social ». Aujourd’hui, l’opposition entre
maladie et santé doit être nuancée, comme l’a montré le philo-
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sophe et médecin Georges Canguilhem, dont la pensée suscite
un regain d’intérêt⁷.
Canguilhem a mis en évidence le continuum de connaissance
qui relie la maladie à la santé⁸. La reconstruction scientifique
des mécanismes biologiques qui régissent le corps sain s’est
appuyée sur l’étude de la maladie. Il a fallu disséquer des corps
emportés par une affection mortelle pour faire progresser le
savoir médical. Freud a élaboré sa théorie du psychisme à partir
des pathologies mentales. Une dissociation radicale entre santé
et maladie négligerait leur commune appropriation par la bio-
logie humaine. De cette parenté, Canguilhem tire une nouvelle
représentation de la maladie : celle-ci est moins l’affection de
tel organe qu’un bouleversement systémique de l’organisme. La
maladie est une variation défavorable de la plasticité de l’orga-
nisme dans ses relations au milieu, mais elle n’est pas un re-
tournement complet de situation.
Réciproquement, la représentation de la santé s’infléchit. Vivre,
c’est instituer des normes internes et externes vis-à-vis du milieu
ambiant. Sain ou malade, l’organisme est susceptible de réorgani-
ser ses interactions avec son environnement. Il faut le regarder
comme une entité dynamique, relativement instable. Ce modèle
est inspirant pour la recherche scientifique, qui ne cesse de
préciser la fonction des divers éléments au sein de l’organisme.

7. Guillaume LE BLANC, La Vie humaine : anthropologie et biologie chez Georges


Canguilhem, Paris, PUF, 2002.
8. Georges CANGUILHEM, Le Normal et le Pathologique [1943], Paris, PUF, 1966.

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LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

En neurobiologie, par exemple, on comprend mieux les inter-


actions au sein d’une population donnée de neurones. Si l’on
prend une opération simple, comme de lever le bras pour chasser
une mouche, chaque neurone y remplit une fonction unique.
D’autres peuvent se substituer à lui quand il faiblit ou qu’il meurt,
sachant que nous perdons des neurones en permanence. A
fortiori, un organisme complet est appréhendé par la biomé-
decine comme un système complexe et mobile, susceptible
d’adaptation dans son rapport au milieu. La connaissance de
structures aussi évolutives s’opère sous le mode statistique : il
est impossible d’assigner les rôles et les comportements autre-
ment que par la certitude d’une fréquence aléatoire.
À tous les niveaux, la part des éléments singuliers apparaît à
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la fois plus déterminante et plus relative, dans la mesure où elle
s’insère dans un réseau d’interactions. Comme les parties qui le
constituent, le sujet humain acquiert un statut paradoxal : son
rôle est central, mais son autonomie n’est que relative. Sa marge
de manœuvre est à la fois immense et limitée. Il est le siège d’une
puissante impulsion de vie, qu’il ne maîtrise cependant que très
approximativement. Il est aux commandes de sa propre vie, mais
en tant qu’il épouse des processus biologiques et cosmiques
qui le dépassent. La vulgarisation scientifique diffuse dans la
conscience commune cette image ambivalente de l’être humain.
Ce dernier se conçoit lui-même de manière plus dynamique,
plus projective. La manière de se représenter sa propre existence
finit par coïncider avec le vivant que donne à voir la biomé-
decine. Vivre, c’est construire son avenir proche et lointain selon
un certain nombre de contraintes avec lesquelles on s’efforce de
composer pour en tirer le meilleur parti. La vie offre à chaque
sujet humain de concrétiser ses possibles.

L’ambivalence de la responsabilité
La biomédecine pose son empreinte par les savoirs qu’elle
véhicule, mais aussi par les pratiques qu’elle génère. L’évolution
des thérapeutiques marque nos existences concrètes et nos
mentalités. Le traitement de la douleur répond à la théorie de
la « porte », en vertu de laquelle le sujet ouvre plus ou moins
la voie à la douleur⁹. Pas de maîtrise de la souffrance physique

9. Isabelle BASZANGER, Douleur et médecine : la fin d’un oubli, Paris, Seuil, 1995.

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sans collaboration active du patient : on lui apprend à gouverner


lui-même cette porte, à intervenir avant que la douleur n’enva-
hisse le corps et le psychisme. Les pompes à morphine en sont
l’application majeure. Le diabète, lui aussi, requiert des malades
qu’ils soient actifs et « intelligents » : à eux de réajuster leur dosage
d’insuline en fonction de leurs activités, de leur alimentation,
de leur fatigue, paramètres multiples d’un système complexe.
Même le vieillissement laisse au patient âgé des capacités d’évo-
lution que la médecine connaît mieux. Certes moindres que chez
le sujet jeune, elles sont réelles à condition d’être stimulées à
bon escient, éventuellement par la rééducation. Tant que l’orga-
nisme est capable d’une certaine plasticité, la vie continue. Dans
certaines affections dégénératives comme la sclérose latérale
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amyotrophique, le sujet demeure capable d’apprentissage. Cela
ne supprime pas la souffrance infligée par la perte successive
des fonctions corporelles. Mais la très grande vulnérabilité ne
prive pas le malade de toutes ressources : lorsqu’il perd la
mobilité des bras et des mains, il peut encore s’exercer à lire
avec un tourne-pages électrique. Le progrès des thérapeutiques
n’est pas étranger au fait qu’elles intègrent la part du patient et
le sollicitent davantage.
Il convient à nouveau de souligner l’ambivalence de cette
découverte collective concernant la santé. Elle est assurément très
enthousiasmante puisqu’elle met en évidence, face à la maladie,
des capacités de réaction autrefois insoupçonnées. Malgré tout,
d’anciennes représentations subsistent, d’autant plus pénibles
pour les personnes concernées qu’elles offrent un démenti
cinglant à leur effort pour vivre dans l’adversité. L’image de la
maladie comme envers de la santé reste vivace, paradoxalement
entretenue par le désir du corps parfait, idéalisé et façonné à
dessein. Le cancer est trop souvent encore associé à un pronostic
fatal, malgré le progrès des traitements et l’aspiration des patients
à un autre regard social, qui les aide à compenser les pertur-
bations causées par la maladie.
L’insistance sur la part des sujets fait également peser un grand
poids de responsabilité sur leur quête de santé. Les patients
ont accès à des données cliniques et thérapeutiques qui leur
échappaient auparavant. Il n’est pas rare qu’ils arrivent chez leur
médecin en possession d’informations scientifiques, plus ou
moins pertinentes, qu’ils comprennent diversement en fonction

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LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

de leurs dispositions culturelles et psychiques. Après consul-


tation, la prescription du praticien est souvent confrontée aux
indications de traitement disponibles dans les dictionnaires
médicaux ou glanées sur l’Internet. En amont, la responsabilité
personnelle porte sur la prévention, qui commence par la santé
et gagne tous les champs de l’hygiène sociale. Nos contemporains
dépensent du temps et de l’argent pour donner à leur bébé
la meilleure alimentation possible, puis la meilleure éducation
musicale et sportive, en vue du meilleur avenir possible. Le
succès des régimes alimentaires ou des entraînements sportifs
s’explique aisément dans ce contexte : lorsque les individus
perdent la maîtrise des facteurs économiques, ils conservent
l’initiative de prendre leur corps et leur santé en main¹⁰. Ils
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peuvent sculpter ce corps par la musculation, éventuellement
aidée par des substances dopantes, ils peuvent maigrir à qua-
rante ans et reprendre une activité physique à l’âge de la retraite.
Il faudra de l’effort et de l’endurance, de la prudence et des
conseils appropriés, mais l’avenir reste ouvert. Nos contempo-
rains savent qu’un travail est possible sur leur propre santé, mais
ils savent aussi qu’ils en ignorent la portée réelle.
En regard de cet énorme investissement subjectif, l’annonce
d’une maladie grave ou la découverte d’une anomalie génétique
apparaissent souvent comme de lourds échecs, qui engendrent
des blessures narcissiques. On souffre de ne pas avoir su atteindre
l’image idéalisée du sujet responsable, capable de gouverner
sa vie et celle de ses proches. D’autres sujets réagissent avec
pugnacité. Des parents d’enfants atteints de maladies rares
s’organisent en associations. Ils mettent une masse d’informations
scientifiques et pratiques à disposition de tous sur l’Internet,
de sorte que d’autres puissent mieux vivre en famille après le
diagnostic d’une maladie orpheline. Des réseaux de proximité
se constituent, qui déploient des trésors d’inventivité et de
générosité.
L’apparition du sida, pathologie complexe qui défiait le
cloisonnement des spécialités médicales, a promu la mise en
commun du savoir que les personnes infectées avaient d’un mal

10. François BOUSQUET et Denis VILLEPELET, « Une nouvelle façon d’être homme et d’être
chrétien? Les générations nouvelles des 25-40 ans et nos Églises diocésaines »,
Documents Épiscopat, no 6-7, avril 2002.

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qui échappait largement à la compréhension des chercheurs. À


ce titre, les associations de malades ont revendiqué un pouvoir
et l’ont exercé, même si le corps médical s’est employé à le
leur reprendre¹¹. La participation active des patients à la lutte
collective contre la maladie corrobore au plan social les données
biomédicales sur le rôle tenu par les sujets dans l’évolution de
leur état de santé. L’interprétation scientifique des affections
auto-immunes suggère par exemple que l’organisme contribue
à produire le mal qui l’affecte. Le traitement consiste à modifier
un processus subjectif, ce qui congédie la représentation d’une
médecine qui agirait indépendamment des patients¹². Pour les
personnes façonnées dans cette nouvelle culture de la biomé-
decine, l’impact est ambivalent. Elles éprouvent simultanément
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leur capacité d’initiative et leur vulnérabilité.

Une crise du rapport aux institutions de santé


La montée en puissance des sujets a des effets contradic-
toires sur leur rapport aux institutions de santé : d’un côté,
celles-ci souffrent d’une crise de confiance et, de l’autre, elles
font l’objet d’attentes accrues. Les patients peuvent désormais
s’informer par eux-mêmes, exiger une contre-expertise médi-
cale, consulter leur dossier médical comme le prévoit la loi
de 2002 sur les droits des malades, se pourvoir en justice s’ils
soupçonnent leur médecin de ne pas avoir posé le meilleur
diagnostic, d’avoir ignoré un traitement plus performant ou
d’avoir commis une faute professionnelle. Corrélativement, ils
demandent davantage aux institutions de santé, souhaitant
qu’elles se substituent à certaines fonctions sociales défaillantes.
On voudrait par exemple que l’hôpital enseigne aux jeunes
mamans à donner le sein, après que la médecine a brisé la
chaîne de transmission entre générations en promouvant le bi-
beron au détriment de l’allaitement. À l’autre extrémité de la vie,
on exige du personnel soignant qu’il prenne en charge des sujets
âgés dont la famille n’a plus le temps, la volonté ou le désir
de s’occuper.
Cette tension entre la part des sujets et celle de la collectivité
comporte des enjeux politiques majeurs. Comment financer le

11. Tobie NATHAN, Soigner : le virus et le fétiche, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 177-186.
12. Bernard ANDRIEU, Médecin de son corps, Paris, PUF, 1999.

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LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

déficit des dépenses de santé, le coût du vieillissement et de


la fin de vie? Comment relever le défi des exclus de la santé
lorsque la pauvreté, associée au chômage et au manque de
logements, atteint 6,3 % de la population française¹³? Nos
sociétés préfèrent envisager la retraite comme une nouvelle
jeunesse que comme une perte d’autonomie, et la vie comme
une liberté que comme une dépendance. Or, cette manière de
penser rend difficile la lucidité face au coût de la santé, de la
vieillesse et de l’exclusion¹⁴. Pourtant, la justice distributive
appelle un partage des ressources entre les mieux lotis et les
moins bien lotis, et la logique de l’assurance-maladie suppose
une répartition des charges entre les phases de la vie où tout
va bien et celles où s’accumulent les difficultés. Les institutions
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de santé, qu’elles soient considérées du point de vue des pra-
tiques médicales, de leur organisation d’ensemble ou de leur
financement, apparaissent plus vulnérables.
Ce vacillement des institutions se répercute sur les personnes
qui en portent la charge professionnelle et symbolique, à
commencer par les médecins. Capables des prouesses les plus
inouïes, même de faire procréer les couples stériles, ils sont
devenus les « dieux » de notre société moderne. Mais, dans le
même temps, ils peuvent être traînés devant la justice. Quant
aux soignants, soumis à la pression de demandes antagonistes,
ils souffrent d’un manque de moyens pour réaliser leur idéal
professionnel. Beaucoup voudraient encore s’occuper des gens,
leur parler, leur faire du bien, mais ils n’en ont plus le temps.
Ils s’éprouvent parfois en concurrence déloyale avec des béné-
voles qui, ne subissant pas les mêmes contraintes d’organisation,
s’approprient une part de leur fonction de soin¹⁵. Dès lors,
médecins et soignants subissent collectivement une perte de
reconnaissance sociale, corroborée par une échelle défavorable
des salaires et sanctionnée par la désaffection de certaines pro-
fessions de santé.
Cette rupture dans notre tradition collective est particulière-
ment observable dans la mise en œuvre concrète du consen-

13. Martin HIRSCH, « Contre la misère, osons! », Le Monde, 1er février 2006.


14. Daniel CALLAHAN, False Hopes : Orvercoming the Obstacles to a Sustainable,
Affordable Medicine, New York, Simon & Schuster, 1998.
15. Walter HESBEEN, La Qualité du soin infirmier : penser et agir dans une perspective
soignante, Paris, Masson, 1998 et 2002.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

tement aux soins, pilier de l’éthique médicale à la française. Le


Code de déontologie médicale de 1995 stipule que le médecin
est tenu de recueillir le consentement du patient pour chaque
investigation ou traitement qu’il préconise. Cette exigence est très
haute. Elle suppose une confiance réciproque : le malade dans
son médecin, d’abord, mais celui-ci est également tenu de croire
que, même diminué, son patient conserve la capacité de prendre
une bonne décision. Ce principe déontologique se fonde sur le
respect de la dignité morale des malades, qui jugent en fonction
de paramètres complexes, pas seulement médicaux mais aussi
familiaux, professionnels et personnels, dans une quête person-
nelle du bien commun. La règle déontologique n’est pas remise
en cause, mais le contexte général rend son exercice plus diffi-
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cile. Lorsqu’un médecin dialogue avec un patient qui a consulté
l’Internet ou ses amis, il sait que le consentement aux soins
ne se joue plus seulement dans le rapport de personne à per-
sonne. Face aux influences multiples, il arrive que le praticien
doute de sa capacité à convaincre, d’autant plus que la concur-
rence est sévère au plan européen, avec la diversité des traditions
cliniques et des législations. Rien n’empêche d’aller se faire
soigner dans un pays voisin, ce qui est monnaie courante en
médecine de la procréation.
L’héritage de l’éthique biomédicale à la française tend à
s’effacer devant une logique anglo-saxonne d’autonomie et de
bienfaisance, que l’on pourrait résumer ainsi : la raison d’être
de la médecine est de faire du bien, mais ce principe d’action
doit être limité par l’autonomie du patient. Les dilemmes cli-
niques sont interprétés comme autant de conflits entre auto-
nomie et bienfaisance. À l’opposé de cette logique conflictuelle,
la médecine française est portée par le primat de la confiance
et du consentement. Le brassage des traditions alimente la crise
d’identité des professions de santé, en bousculant leurs réfé-
rences philosophiques, sociales et politiques¹⁶. Mais qu’il soit
de tradition française ou anglo-saxonne, le modèle de l’éthique
biomédicale est remis en question par l’émergence de questions
collectives dont l’ampleur devient mondiale en contexte de glo-
balisation. Le fondement humaniste et interpersonnel de l’éthique

16. Patrick VERSPIEREN, « Malade et médecin, partenaires », Études, 4021, janvier 2005,


p. 27-38.

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LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

est mis en difficulté, d’autant plus que les sujets censés béné-
ficier de la médecine se révèlent éminemment fragiles dans leur
quête individuelle de santé.

UNE ÉTHIQUE DE LA VULNÉRABILITÉ

En réponse à cette expérience nouvelle de la vulnérabilité,


qui affecte aussi bien les patients que les soignants, il n’est pas
surprenant que l’effort éthique se soit concentré sur la manière
de la comprendre et de la gérer. Quand la biomédecine étend ses
connaissances et introduit des thérapies innovantes, se dégage
plus nettement le devoir de venir en aide à ceux que leur santé
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rend particulièrement vulnérables. Les communautés chrétiennes
ont résolument pris part à ce mouvement de fond, tout en y
introduisant leurs propres valeurs et convictions. Une relecture
rapide des orientations de l’Église de France pour la pastorale
de la santé, votées à Lourdes en 1982¹⁷, atteste que les catho-
liques ont perçu cet élan éthique et se sont efforcés de l’investir.
Toutefois, l’évolution plus récente des références communes à la
vulnérabilité oblige à se demander de quelle manière orienter la
réflexion et l’action des chrétiens pour qu’ils continuent d’ap-
porter une contribution originale à l’éthique biomédicale.

L’impulsion éthique reçue de Vatican II


Le motif de la vulnérabilité est central dans l’argumentaire
du document de 1982. Les évêques et leurs services nationaux,
engagés dans de multiples actions de proximité à travers le
territoire national, enregistraient avec perspicacité un change-
ment de société qui invitait à relire l’Évangile et à témoigner de
sa prédilection pour les pauvres et les malades. En poursuivant
aujourd’hui la réflexion théologique sur les enjeux éthiques de
la vulnérabilité, on se situe dans l’héritage d’une Église qui,
dans la foulée de Vatican II, a voulu se mettre plus résolument
au service des hommes les plus démunis et les plus fragiles.
Comment les orientations de 1982 pour la pastorale de la santé
envisagent-elles l’éthique de la vulnérabilité?

17. ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE DE L’ÉPISCOPAT FRANÇAIS, Lourdes 1982 : Mission sans frontières,


Paris, Le Centurion, 1983, p. 77-114.

55
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

Elles reprennent les fondements anthropologiques de Gau-


dium et spes, dont la dynamique spirituelle apparaît encore très
inspirante dix-sept ans après la fin du Concile. Plusieurs affir-
mations prolongent le souci porté aux « angoisses des hommes
de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent »
(GS 1). On rappelle que le Christ s’est laissé mobiliser par la
souffrance d’autrui, qu’il « desserre l’angoisse », mais ne supprime
pas « les contradictions » du monde de la santé. Les chrétiens
y sont donc « appelés à déchiffrer de façon nouvelle l’énigme
et le mystère de l’homme » (p. 104-105), ce qui fait écho à
l’affirmation de la Constitution pastorale sur « l’énigme de la
condition humaine » qui « atteint son sommet » devant « la mort »
(GS 18). Les Pères conciliaires avaient osé nommer l’enjeu
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existentiel et spirituel de la fragilité humaine : « Le germe
d’éternité que l’homme porte en lui, irréductible à la seule
matière, s’insurge contre la mort. » Le texte ajoutait que les pro-
grès médicaux n’évincent pas cette énigme, qui est en l’homme
une trace d’éternité¹⁸.
En Gaudium et spes, l’anthropologie de la vulnérabilité puise
ses racines dans la capacité théologale de l’être humain : se
découvrant blessé au plus intime, l’homme est relancé dans sa
vocation à la sociabilité avec autrui et avec Dieu¹⁹. Les multiples
références conciliaires à l’unité de la « famille humaine »
supposent un homme capable de connaître le dessein du Père
et de le servir dans une fraternité concrète. Les orientations de
1982 désignent d’autant mieux la « vulnérabilité réciproque »
des soignants et des malades (p. 83), ou « la précarité fonda-
mentale » de l’être humain (p. 84), qu’elles s’appuient sur l’espé-
rance chrétienne d’un salut qui est à la fois restauration et
réconciliation. La destinée ultime de l’humanité est de partager
avec son Créateur et Rédempteur une gloire dont les prémices
lui sont déjà données. La fragilité est donc simultanément affirmée
et relativisée.
Le texte de 1982 redéploie l’anthropologie de Gaudium et
spes en direction d’une éthique de la vulnérabilité, celle du
malade, bien sûr, mais aussi celle des « bien portants » :

18. « Le prolongement de la vie que la biologie procure ne peut satisfaire ce désir


d’une vie ultérieure invinciblement ancré dans son cœur » (GS 18).
19. Philippe BORDEYNE, L’Homme et son angoisse : la théologie morale de « Gaudium
et spes », Paris, Éd. du Cerf, 2004.

56
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

– Il s’agit d’« aider pour un service de tout l’homme et de tous


les hommes » (p. 89), en donnant priorité aux « plus pauvres
culturellement » (p. 95).
– La disponibilité à ce service suppose que l’on s’efforce
d’assumer sa propre vulnérabilité. Loin d’être théorique, l’affirma-
tion procède de l’expérience : « Les malades mentaux nous font
peur » (p. 91). « Malades et handicapés, nous voulons aider les
valides à faire une expérience fondamentale : celle de leur fra-
gilité. Eux aussi sont vulnérables et peuvent devenir comme nous »
(p. 99). En s’accoutumant à la précarité humaine que l’on découvre
en soi, on risquera moins de fuir la rencontre avec les personnes
les plus vulnérables.

Dans la foulée de Vatican II, la dynamique de formation


psychologique et spirituelle en pastorale de la santé puisait ses
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racines dans une véritable éthique de la fraternité, adossée aux
ressources morales de la « vocation divine » de l’homme (GS 3).
Mûries dans les engagements que la foi chrétienne a suscités,
tout au long de son histoire, auprès des malades, de leurs familles
et des professionnels de santé, ces orientations ont stimulé
l’action éthique d’une génération de croyants. Toutefois, la
compréhension de la vulnérabilité et de ses enjeux éthiques a
changé en vingt ans, en raison de multiples évolutions sociales
qu’il appartient à la théologie d’identifier pour engager un
discernement adéquat.

La résilience et sa reprise théologique


La vulnérabilité est plus que jamais d’actualité en éthique
de la santé, avec la mise en évidence de la « résilience ». Étudié
depuis longtemps aux États-Unis, ce phénomène occupe les
chercheurs français depuis une dizaine d’années²⁰. Non seu-
lement il nourrit l’éthique de la vulnérabilité, mais il permet de
l’ajuster face au malheur, sachant que le chemin est étroit entre
la fuite et la fascination. Après le traumatisme créé par la Shoah
dans la conscience de l’humanité, certains penseurs ont enra-
ciné la démarche éthique dans le drame, au risque de figer l’être
humain dans un statut de victime. Dans ce contexte, le phéno-
mène de la résilience est roboratif : il atteste que les victimes
sont susceptibles de rebondir, parfois avec une vigueur éton-
nante. Ce réalisme concret est porteur pour l’éthique. S’il reste

20. Michel MANCIAUX, « La résilience : un regard qui fait vivre », Études, 3954, octobre
2001, p. 321-330.

57
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

vrai que certaines blessures infligent des séquelles irrémédiables,


l’observation de la résilience incite à chercher en toute personne
vulnérable des ressources secrètes, à les respecter et, si possible,
à les stimuler. Le point d’impact de l’éthique s’en trouve précisé,
à l’écart de la condescendance comme du paternalisme. Il s’agit
de reconnaître en autrui ce que nous avons en commun : une
vulnérabilité qui aspire à être déliée de la fatalité. Le but n’est
pas de devenir invulnérable, mais d’apprendre à gérer sa fragi-
lité. En ce sens, l’attention au phénomène de résilience est un
formidable allié contre toute éthique du désespoir.
La tâche éthique consiste à susciter des « tuteurs de résilience »,
capables d’un regard empathique et valorisant, mais sans déni
de la blessure dont la lente cicatrisation appelle patience et
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respect. C’est pourquoi la résilience contient une belle incitation
à l’éthique, pour nos contemporains en général et pour la
pastorale de la santé en particulier. Les communautés chrétiennes
y verront une tâche de l’espérance envers les personnes les plus
fragiles. Mais beaucoup d’autres, travailleurs sociaux ou profes-
sionnels de santé, s’engagent dans cette démarche sans réfé-
rence à la foi pascale. Ce constat doit suffire pour renoncer à
« christianiser » la résilience. Même si plusieurs textes juifs ou
chrétiens, lus dans la foi, contiennent d’étonnantes similitudes
avec la capacité des victimes à rebondir, il importe de maintenir
la différence d’une éthique croyante de la vulnérabilité, qui est
toujours une éthique de la grâce²¹.
Ne nous leurrons pas : bien d’autres présupposés circulent
dans notre société, où il arrive que le croire soit envisagé comme
un pur phénomène de résilience²². Si, dans la reprise théo-
logique de la résilience, on présentait celle-ci comme une dis-
position naturelle à rebondir, il faudrait aussitôt ajouter que cette
interprétation engage la référence à de multiples autorités, à
commencer par celle de l’Écriture. C’est ce que faisaient les sco-
lastiques du Moyen Âge, quand ils employaient le concept de
loi naturelle pour énoncer, à la lumière de la foi et de la raison,
les obligations morales qui procèdent d’une réflexion sur les

21. Isabelle CHAREIRE, Éthique et grâce : contribution à une anthropologie chrétienne,


Paris, Éd. du Cerf, 1998.
22. « Le croire est un processus de résilience de l’humanité face à sa condition mortelle »
(Le Quotidien du médecin, 15 novembre 2004).

58
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

données que l’homme ne maîtrise que partiellement²³. Selon


cette tradition, la loi de nature serait d’ailleurs moins la résilience
elle-même que l’exigence universelle de soutenir les personnes
dans leur quête de résilience. En tout état de cause, ce point
de vue s’enracine dans une conviction croyante à expliciter, à
savoir que le Christ pascal rejoint mystérieusement toute exis-
tence humaine et lui donne de rebondir dans la détresse²⁴.
L’éthique consiste alors à démultiplier le travail de la grâce. Mais,
d’un autre côté, face aux victimes qui semblent dépourvues de
toute force vitale, les croyants s’interrogent sur le silence de
Dieu. L’éthique consiste en ce cas à maintenir le lien, envers et
contre tout, avec les personnes les plus blessées, même s’il
semble se limiter à un cri ou à un mutisme partagé. Dans un
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monde pluraliste, il convient d’exhiber les ressources puisées
dans l’Évangile, tant pour accueillir l’indicible joie d’une renais-
sance que pour traverser d’interminables ténèbres.
Le vendredi saint, la liturgie fait lire le prophète Isaïe : « Il n’avait
ni aspect ni prestance... Il était méprisé, laissé de côté par les
hommes, homme de douleur, familier de la souffrance... En fait,
ce sont nos souffrances qu’il portait... et dans ses plaies se trouvait
notre guérison. » Les chapitres 52 et 53 d’Isaïe aident les
communautés chrétiennes à interpréter la mort de Jésus et sa
résurrection, car il n’est pas simple d’accepter la croix, la défi-
guration du Messie, sa vulnérabilité. Avec Mt 25, ces textes ont
porté du fruit pour la vie morale dès le christianisme antique,
en soutenant l’aumône et le service désintéressé des humiliés.
Mais la référence au Messie humilié avait déjà fait office de
catalyseur éthique dans le Second Isaïe (Is 40-55). Réinter-
prétant l’histoire du salut après l’exil, ce livre biblique témoigne
d’une remarquable ouverture aux étrangers²⁵, comme si l’appel
contenu dans leur fragilité avait bénéficié du rapprochement avec
les traits du Serviteur souffrant. La parole de Dieu, lue et célé-
brée, continue aujourd’hui d’interrompre le cours de l’histoire²⁶,

23. Jean PORTER, Natural and Divine Law : Reclaiming the Tradition for Christian
Ethics, Ottawa, Novalis, 1999.
24. « Puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est
réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une
façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal » (GS 22).
25. Olivier ARTUS, La Naissance du judaïsme, Paris, Éd. de l’Atelier, 1999.
26. Eberhard JÜNGEL, Dieu mystère du monde : fondement de la théologie du Crucifié
dans le débat entre théisme et athéisme, 2 tomes, Paris, Éd. du Cerf, 1983.

59
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

convoquant à un autre regard sur l’humilié. Pour ne pas diluer


la contribution de la théologie à une éthique de la vulnérabilité,
il importe de ne pas taire le versant critique de la source scrip-
turaire. Elle entretient chez les croyants un climat de conversion
qui favorise l’émergence des tuteurs de résilience.

Quel support social pour l’éthique de la vulnérabilité?


Prolongeant l’attention à la résilience dans les pratiques
professionnelles, la recherche fondamentale en éthique biomé-
dicale laisse plus de place à la vulnérabilité. Le programme de
recherche européen sur les principes fondamentaux de la bio-
éthique et des lois sur le vivant (1995-1998), dirigé par le phi-
losophe Peter Kemp de Copenhague, dégage quatre concepts
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clés : l’autonomie, la dignité, l’intégrité et la vulnérabilité²⁷. La
dialectique de la bienfaisance et de l’autonomie, où l’obligation
de ne pas nuire au malade et de rechercher son bien se conjugue
avec le respect de son autonomie, se révèle être un cadre
théorique trop étroit pour résoudre les cas complexes, notam-
ment au début et en fin de vie, ou dans les situations de han-
dicap lourd. La prise en compte de la vulnérabilité, manifeste
dans la corporéité humaine, est indispensable pour aborder le
concret de l’éthique médicale²⁸.
La référence à la vulnérabilité est sous-jacente aux dispositions
de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à
la fin de vie. Bien qu’elle ne soit pas explicite dans les textes,
les débats et consultations préparatoires en ont été imprégnés.
Un consensus s’est dégagé autour de la légitimité de l’abstention
ou de la suspension d’actes médicaux « inutiles, disproportionnés
ou qui n’ont d’autre objet ou effet que le maintien artificiel de
la vie²⁹ ». Ce principe suppose une lucidité commune envers la
vulnérabilité de l’être humain face à la mort. Mais l’obligation
d’informer le patient, la personne de confiance ou la famille

27. Peter KEMP (dir.), Le Discours bioéthique, Paris, Éd. du Cerf, 2004, p. 99-112.
28. Mylène BOTBOL-BAUM, « The Necessary Articulation of Autonomy and Vulnerability »,
in Jacob RENDTORFF et Peter KEMP (éd.), Basic Ethical Principles in Bioethics and Biolaw,
Vol. II, Copenhague, Centre for Ethics and Law / Barcelone, Institut Borja de Bioètica,
2000, p. 57-64.
29. Décret relatif à la procédure collégiale prévue par la loi du 22 avril 2005 relative
aux droits des malades et à la fin de vie, Journal Officiel, 32, 7 février 2006, p. 1974,
texte no 33.

60
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

indique simultanément que l’approche de la mort n’efface pas


le devoir de discerner s’il faut consentir ou s’opposer à l’avis
médical. Autrement dit, le redoublement de vulnérabilité suscité
par l’imminence de la mort ne prive pas les personnes de leur
dignité morale. Le corps médical apporte l’éclairage du savoir
clinique, mais il ne saurait se substituer au jugement moral des
personnes. Même en fin de vie et même très vulnérables, celles-ci
ont quelque chose à apprendre à leur entourage. Le mystère
de la personne, tel qu’il s’offre dans la vulnérabilité partagée,
excède ce qu’en désigne le concept d’autonomie.
Ce recentrage de la théorie éthique et de la législation sur la
vulnérabilité a-t-il les moyens de ses ambitions? Est-il susceptible
de produire de nouveaux fruits éthiques? Ne surestime-t-il pas
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la capacité des sujets à s’engager pour autrui à partir de la
rencontre de la précarité, à une époque où le corps social a
plus de mal à transmettre à ses membres le sens du politique?
La théologie est bien placée pour risquer de telles interrogations,
car la responsabilité critique qu’elle professe à l’égard de sa
propre tradition confessante la rend particulièrement sensible à
l’effacement général des traditions. Il serait vain de se cacher
que les choses ont bien changé en vingt ans. La montée de la
subjectivité rend plus complexe le chemin d’appropriation des
valeurs, de telle sorte qu’il est devenu problématique d’affirmer,
comme le faisait le Rapport de Mgr Kuehn en 1982, que l’expé-
rience de la vulnérabilité débouche nécessairement sur une quête
de sens³⁰.
Faisant l’épreuve d’une solitude inédite, les sujets aspirent
aujourd’hui à vérifier la crédibilité des institutions qui leur
proposent du sens. Il leur est difficile de s’orienter vers le bien
s’ils ne sont pas instruits par un groupe constitué qui leur en
fait pressentir la saveur et leur apprend à le viser³¹. Prenons
l’exemple de la médecine de la procréation et des choix qu’elle
implique. Le texte de 1982 n’en dit mot, alors qu’Amandine,
premier bébé-éprouvette français, naît à Clamart le 24 février de
la même année. Tandis que ces pratiques se sont répandues, les

30. « Au-delà de la constatation de l’absurde, la recherche de sens habite constamment


le cœur du souffrant et du soignant » (Lourdes 1982 : Mission sans frontières, p. 83).
31. Voir le débat entre Régis Debray et Claude Geffré sur la place respective du « faire
sens » et du « faire lien » dans le rapport contemporain au religieux : Régis DEBRAY et
Claude GEFFRÉ, Avec ou sans Dieu? Le philosophe et le théologien, Paris, Bayard, 2006.

61
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

couples restent seuls pour discerner en conscience face aux


traitements de la stérilité ou de l’hypofécondité. La présentation
objective des alternatives thérapeutiques et le soutien psycho-
logique ne comblent pas leur attente morale. La société et les
Églises doivent s’interroger sur les institutions susceptibles
d’éclairer leur jugement, de sorte que l’expérience de la vulné-
rabilité puisse effectivement se retourner en décision éthique,
d’une manière qui prenne en compte le destin de l’humanité
entière et pas seulement l’aventure d’un couple isolé, livré à
des affects contradictoires.
L’Église catholique aussi est devenue plus fragile qu’en 1982,
ce qui remet en question sa capacité à contribuer, comme elle
le faisait autrefois, à une éducation à l’éthique de la vulnérabilité.
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En pastorale de la santé, les permanents et les bénévoles ren-
contrent une foule de gens qui n’ont plus aucune culture chré-
tienne. Certains ignorent ce qu’est « la communion » et beau-
coup en savent bien peu sur son rapport avec la Pâque de Jésus.
Il n’y a plus de grammaire commune pour désigner ce que la
foi chrétienne a appris, au cours de l’histoire, à discerner dans
la fragilité humaine. De surcroît, l’Église est devancée par de
multiples acteurs. Les soignants sont formés à répondre aux
« besoins spirituels » du malade, tandis que les thanatologues
décrivent des facettes de la mort que les agents pastoraux
méconnaissent. Lorsque ces derniers sont en mission, ils éprou-
vent le décalage entre ce qu’on attend d’eux et ce qu’ils vou-
draient annoncer par leur service de l’homme. La communication
de ce que tient la foi chrétienne au sujet de la vulnérabilité
prend les allures d’un véritable défi face aux multiples concep-
tions qui circulent dans l’espace public.

CONTRIBUTION CRITIQUE
DE LA THÉOLOGIE

Durant les années postconciliaires, l’attention à la vulnérabilité


humaine a été stimulante pour l’éthique, tant chez les chrétiens
que dans l’espace public. Les changements de société invitent
à faire entendre à nouveaux frais la différence chrétienne dans
les références d’action et dans les engagements concrets de la
pastorale de la santé, de manière à contribuer à un ajustement

62
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

collectif de l’éthique de la vulnérabilité. Lorsque le témoignage


des chrétiens se fait plus discret, ne serait-ce que du fait de la
poussée d’une incroyance latente, il convient de cultiver les
possibilités offertes par la foi chrétienne dans le champ pratique.
Pour cela, on commencera par remettre le concile Vatican II
en perspective historique. Par différence, la nouvelle donne du
dialogue entre Église et monde dans une société pluraliste en
ressortira davantage, de même que les ambiguïtés morales de
la référence actuelle à la vulnérabilité.

Retrouver l’accent social de Vatican II


Les orientations pastorales de 1982 se sont appuyées sur
l’autorité conciliaire de Gaudium et spes, mais l’interprétation
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de Vatican II a changé en vingt ans, notamment parce que le
monde a beaucoup changé et que cela nous incite à lire au-
trement. De surcroît, fait nouveau dans l’histoire des conciles, la
Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps s’est
risquée à délivrer une parole précaire. En discernant les signes
des temps, les Pères conciliaires savaient que certaines de leurs
affirmations vieilliraient plus vite que d’autres. Ils n’imaginaient
sans doute pas à quel point leur méthode théologique resterait
inspirante pour l’Église.
À Vatican II, l’Église catholique a fait bon accueil à l’histoire,
cette découverte collective du XIXe siècle qui avait tant marqué
la philosophie, la culture et même la théologie. Dei Verbum
affirme que la Révélation se déploie, selon le dessein divin, sous
le régime de l’histoire du salut. Dès lors, Gaudium et spes peut
énoncer que la vocation morale des êtres humains s’accomplit
dans leur histoire personnelle et collective. Quand le texte de
1982 affirme : « Prêtons attention à la recherche de sens chez nos
contemporains », il répond à l’appel conciliaire à discerner les
signes des temps à la lumière de l’Évangile. L’insistance actuelle
sur la vulnérabilité en éthique incite à relire Gaudium et spes,
à la fois pour examiner ce qu’en dit le texte conciliaire et pour
adopter la méthode de discernement qu’il préconise. Le service
de la vérité révélée dans l’histoire engage quatre opérations qui
s’appellent mutuellement : scruter, discerner, interpréter et juger
(GS 44). L’interprétation des signes des temps ne se limite donc
pas à un accueil bienveillant des préparations évangéliques. Elle
implique un repérage des fractures et des errances.

63
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

Le texte conciliaire attribue la vulnérabilité aussi bien aux


changements rapides de société qui accroissent le sentiment
d’ambivalence (GS 9, 4) qu’à la « division » qui, continuant de
traverser l’humanité après la victoire du Christ sur le péché, « se
manifeste comme une lutte, combien dramatique, entre le bien
et le mal, entre la lumière et les ténèbres » (GS 13). L’homme
faillible est pris dans la tension entre « la sublimité de sa vocation »
et sa « profonde misère ». Une anthropologie théologique de la
vulnérabilité tient que nos histoires personnelles et collectives
sont tissées de finitude et de péché. Une éthique de la santé qui
se fonde sur l’Écriture et sur la tradition de l’onction des malades
maintient le lien entre vulnérabilité et réconciliation jusque dans
l’approche de la corporéité. Cette conception est contre-culturelle
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dans une société où le corps est censé être beau et innocent :
« Si un corps est guéri, c’est parce qu’il porte et manifeste la
condition commune de péché et de vulnérabilité³². » Quand le
Christ vient à la rencontre de l’homme, il le sauve dans cette
double fragilité.
Quel fut le point d’appui théologique de l’appel conciliaire
à se soucier de la fragilité d’autrui, de la guerre et de la faim
dans le monde, de la maladie, du handicap, du grand âge? Bien
plus qu’une éthique séculière de la vulnérabilité, il s’agissait
d’une éthique des ressources morales, intérieurement travaillées
par la grâce de Dieu, qui inclinent tout homme de bonne vo-
lonté à se laisser provoquer par la détresse d’autrui afin de
s’engager à la soulager³³. Pour la première fois dans l’histoire,
un texte conciliaire prétendait s’adresser à tous les hommes et
« dialoguer » avec eux (GS 3). Mais comment s’y prendre?
L’expérience pastorale montrait les limites de l’argumentaire de
la loi naturelle. On aurait voulu s’appuyer largement sur la Bible,
mais son autorité n’était pas reconnue de tous. On choisit de
partir de l’angoisse de la justice. Pierre Haubtmann, rédacteur
principal et aumônier national de l’ACO, avait l’intime conviction
que bien des adversaires de l’Église n’étaient pas des athées,
mais des passionnés de justice scandalisés par la lenteur du clergé

32. Christelle JAVARY, La Guérison : quand le salut prend corps, Paris, Éd. du Cerf,
2004, p. 36.
33. « Une inquiétude saisit [un très grand nombre de nos contemporains] et ils
s’interrogent avec un mélange d’espoir et d’angoisse sur l’évolution actuelle du monde.
Celle-ci jette à l’homme un défi, mieux, elle l’oblige à répondre » (GS 4).

64
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

à dénoncer les injustices sociales³⁴. Les missionnaires faisaient


de cette angoisse de la justice leur alliée, surtout en milieu
populaire.

La foi vécue et son impact sur l’éthique


En resituant Vatican II dans son contexte pastoral, on perçoit
que les défis auxquels nous sommes confrontés sont différents.
Il y a quarante ans, les sans-Dieu baignaient encore dans un
christianisme ambiant, dont les institutions restaient influentes
au plan moral. Peut-on aujourd’hui être aussi confiant que les
rédacteurs de Gaudium et spes dans les ressources éthiques
de l’être humain confronté à la précarité, la sienne ou celle
d’autrui? La sensibilité contemporaine à la vulnérabilité mène-t-
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elle nécessairement à l’éthique? Comment initier à l’appel moral
que les chrétiens ont appris, durant les siècles, à discerner dans
la fragilité humaine? Partant des pratiques chrétiennes et s’effor-
çant de les servir, la réflexion théologique en éthique peut
contribuer à ajuster les orientations d’action pour les acteurs de
la pastorale de la santé.
À l’issue de la réflexion qu’ils menèrent en 2004 sur la vul-
nérabilité, plusieurs délégués diocésains énoncèrent une prio-
rité éthique pour la pastorale de la santé en contexte d’incerti-
tude : « Oser un partenariat avec les hommes de ce temps pour
construire ensemble des repères ». Une telle formulation s’ins-
crit dans l’héritage de l’après-concile et des actions entreprises
dans la société civile en réponse aux appels de Gaudium et
spes. On y reconnaît la perspective d’une « éthique autonome ».
Elle peut s’appuyer sur une conception de la foi comme « âme »
de l’engagement éthique en contexte de sécularisation³⁵. Mais
aujourd’hui le pluralisme est partout, dans la société comme
dans l’Église : pluralité des normes, pluralité des modèles
d’argumentation et des valeurs de référence. Dans ce contexte,
l’horizon d’un partenariat devient plus flou. En vertu même
de la légitimité du pluralisme politique affirmé par le Concile
(GS 75, 5), il est plus complexe de préciser vers quoi et sur

34. C’était, selon Haubtmann, l’un des motifs du différend entre Proudhon et Marx.
Voir Pierre HAUBTMANN, Proudhon, Marx et la pensée allemande, Grenoble, Presses
universitaires de Grenoble, 1981.
35. Jacques MARITAIN, Humanisme intégral : problèmes temporels et spirituels d’une
nouvelle chrétienté, Paris, Aubier, 1937.

65
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

quoi porte concrètement l’âme de nos engagements avec les


autres citoyens.
C’est pourquoi, nonobstant le respect de l’autonomie de la
responsabilité éthique jusque dans ses configurations institu-
tionnelles (GS 36), beaucoup de théologiens moralistes jugent
incontournable le recours à une « éthique de la foi ». Dans la
mémoire prophétique de Jésus, la foi suscite une règle de vie
qui habilite pour la vie morale grâce à de multiples pratiques
communautaires³⁶. Cette ligne de questionnement inciterait, en
pastorale de la santé, à souligner l’importance du réseau pa-
roissial pour soutenir l’engagement des chrétiens auprès des
blessés de la vie. Une liturgie bien préparée et bien réalisée, des
groupes de bénévoles attentifs aux situations locales d’injustice,
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des sessions de spiritualité ancrées dans l’épreuve existentielle
de la maladie et tant d’autres initiatives sont d’un grand prix
pour relancer l’action éthique des chrétiens. Elles risquent de
s’épuiser rapidement hors du terreau de la foi vécue et célébrée,
tant la proximité des malades les renvoie à leur propre précarité.
Deux options sont ouvertes, qui appartiennent l’une et l’autre
à notre tradition croyante : celle du partenariat insiste sur la
vocation de la foi chrétienne au dialogue inlassable avec la
raison humaine; celle du soutien communautaire insiste sur la
responsabilité qu’a l’Église de mettre les hommes en contact
avec la vérité salutaire jusque dans sa force éthique. Quoi qu’il
en soit, on gagne à évaluer l’impact des médiations institu-
tionnelles de la foi vécue sur les attitudes éthiques et spiri-
tuelles observables autour de la vulnérabilité. Certains sont sub-
mergés par la vulnérabilité d’autrui ou par la leur, d’autres en
sont au contraire mystérieusement grandis, mis en mouvement.
Comment expliquer ces différences? Quel rôle joue la fréquen-
tation régulière ou occasionnelle d’une communauté chrétienne
dans la capacité à traverser les moments de très grande vulné-
rabilité sans se laisser écraser? (voir 2 Co 4, 8-11). La décou-
verte de la résilience entraîne des remises en question chez les
professionnels, qui doivent changer leur manière de regarder et
consentir à leur propre vulnérabilité. Qu’attendent-ils des chré-
tiens en ce domaine? Les contacts noués avec ces professionnels

36. Geneviève MÉDEVIELLE, « Pluralisme éthique et laïcité en théologie morale », Revue


de l’Institut catholique de Paris-Transversalités, no 91, juillet-septembre 2004, p. 71-93.

66
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

dans le cadre de la pastorale de la santé permettent-ils de pré-


ciser ces attentes? Les attitudes des croyants face à la vulnéra-
bilité humaine sont-elles source d’interrogation chez les non-
croyants? Quels sont les types de communautés ou de chrétiens
qui favorisent une familiarité plus sereine avec l’extrême fragilité?
Dans un contexte où la présence institutionnelle de l’Église dans
la société est en rapide évolution, toutes ces questions doivent
aider à mieux cerner comment se redéploie l’impact de la foi
vécue dans le tissu social.

Ambiguïtés de l’appropriation subjective


de la vulnérabilité
À l’heure de l’émergence de la subjectivité dans le domaine
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de la santé, la vulnérabilité demeure ambiguë dans ses relations
à l’éthique. Une société qui exige beaucoup des individus tend
à accroître leur vulnérabilité. Quand on a tout fait pour construire
sa propre santé et qu’on est frappé par la maladie, le coût
existentiel est si élevé qu’on est porté à l’atténuer par des
bénéfices secondaires. Le basculement dans la vulnérabilité
permet de revendiquer des droits pour soi-même en les adossant
à l’argumentaire éthique de la victime. Les exemples ne manquent
pas. La perte de certaines facultés donnerait droit à l’euthanasie,
forme nouvelle du suicide assisté. La souffrance de ne pouvoir
enfanter, y compris dans le cas des unions entre personnes de
même sexe, donnerait le droit d’accéder à tous les moyens
scientifiques en matière d’assistance médicale à la procréation.
La perspective de la victime glisse subrepticement vers l’affirma-
tion d’un droit individuel qui naîtrait de la vulnérabilité. Toute
autre espèce de considération éthique est alors éclipsée, à
commencer par le principe kantien selon lequel la maxime de
l’agir moral doit être universalisable. On passe du personnel
au collectif sur un mode libéral, par la constitution de grou-
pements d’intérêts communs. Les associations de malades ont
bien raison de faire valoir que la personne handicapée possède
une inaliénable connaissance pratique de sa maladie, qui doit
être écoutée. Mais cela n’implique pas que les seules personnes
à se prononcer valablement sur l’éthicité d’une thérapeutique
soient celles qui souffrent du handicap concerné.
Compte tenu des mécanismes complexes qui accompagnent
la souffrance, ces argumentaires ambigus ne sauraient être jugés

67
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

hâtivement. Ils ont leur valeur d’interpellation, adressée à la


générosité des bien-portants. Mais il convient de rester lucide
sur quelques courts-circuits dans le chemin qui va de la vulné-
rabilité à l’éthique. De la naissance à la mort, nos sociétés libé-
rales incitent à développer des stratégies de toute-puissance.
Elles ne vont pas en diminuant face à la souffrance du corps.
S’appuyant sur son expérience intime de la maladie, Xavier
Thévenot invitait à « humaniser les tendances régressives qui
habitent à des degrés divers et sous des formes variées chacun
de nous quand il vient à souffrir³⁷ ». L’expérience accumulée
dans la pastorale de la santé, notamment dans l’accompagnement
fraternel et spirituel des personnes en grande souffrance, aurait
beaucoup à apporter pour la compréhension de cette ambiva-
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lence qui traverse la culture de la subjectivité.
Chez des sujets en quête éperdue d’autonomie, les drames
de la santé peuvent offrir l’occasion inavouable de reprendre la
main. L’espérance chrétienne affirme cependant que l’expérience
de la vulnérabilité est susceptible d’affiner l’intelligence inté-
rieure du mystère de l’homme. Mais les conditions sociales qui
permettent de découvrir, dans la précarité, le visage de l’homme
proposé par la foi chrétienne ne sont pas données d’avance.
Entre la vulnérabilité qui intéresse nos contemporains et la
vulnérabilité telle que la foi chrétienne nous la donne à apprécier,
à contempler et à recueillir comme un immense appel éthique,
le trajet n’est pas direct. Il exige un investissement responsable
des communautés chrétiennes. Le mystère de l’homme est qu’il
n’est ni tout-puissant, ni totalement le jouet du destin. Pascal
écrivait : « L’homme, un milieu entre rien et tout. » Sans doute
fallait-il avoir été façonné par le christianisme pour affirmer cela
sans se laisser happer par le désespoir.

APPORT CONSTRUCTIF
DE LA FOI CÉLÉBRÉE

Le pluralisme des références éthiques à la vulnérabilité incite


à mobiliser plus franchement les ressources de la foi chrétienne,
surtout dans la mesure où elles contribuent à orienter les

37. Xavier THÉVENOT, Souffrance, bonheur, éthique : conférences spirituelles, Mulhouse,


Salvator, 1990, p. 52-53.

68
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

personnes vers la perspective du corps social. Il ne suffit pas de


justifier la norme du respect inconditionnel envers l’humain le
plus fragile. Il importe de la rendre praticable. La foi chrétienne
prétend participer de manière originale au tissage du lien social,
comme le dit l’introduction de Lumen gentium³⁸. Comment la
vulnérabilité est-elle vécue dans le corps ecclésial et quels en
sont les fruits éthiques? Comment ajuster notre rapport à la
vulnérabilité pour mieux répondre aux appels de l’Évangile? La
foi partagée et célébrée offre une mine considérable, que la
recherche actuelle sur les rapports entre éthique et liturgie incite
à explorer davantage³⁹. Pour marquer le caractère fondamental
de cette dernière étape, on ne se fixera pas sur l’onction des
malades qui est le sacrement le plus habituellement associé à
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l’éthique de la santé⁴⁰, mais on élargira la perspective au bap-
tême, aux funérailles chrétiennes et à la liturgie du vendredi saint
déjà évoquée plus haut.

Des catéchumènes vulnérables à l’héritage croyant


Dans l’Église de France, le renouveau du catéchuménat est
une aventure collective. On aurait tort de sous-estimer son
importance pour la contribution éthique de la foi chrétienne
dans l’espace public. La demande des catéchumènes aide les
chrétiens à se réconcilier avec leur condition d’héritiers, ce qui
est favorable à l’éthique en contexte de poussée de la subjec-
tivité. Devenir sujet, c’est avoir le bonheur de commencer quel-
que chose dans le monde⁴¹. Mais cette expérience de la liberté
tend à éclipser l’autre versant, à savoir que l’on est constitué sujet
dans une tradition, de telle sorte que les commencements sub-
jectifs ne sont pas absolus. Si elle s’exacerbe, la quête d’auto-
nomie conduit à maudire la dette des héritiers. Aujourd’hui, les

38. « L’Église est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire le signe et
le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (LG 1).
39. E. BYRON ANDERSON et Bruce T. MORRILL (éd.), Liturgy and the Moral Self :
Humanity at Full Stretch before God : Essays in Honor of Don E. Saliers, Collegeville,
Liturgical Press, 1998; Stanley HAUERWAS et Samuel WELLS (éd.), The Blackwell
Companion to Christian Ethics, Malden, Blackwell, 2004.
40. Bruce T. MORRILL, « Practicing the Pastoral Care of the Sick : the Sacramental Body
in Liturgical Motion », in B.T. Morrill, J.E. Ziegler et S. Rodgers (éd.), Practicing Catholic :
Ritual, Body, and Contestation in Catholic Faith, New York, Palgrave Macmillan,
2005, p. 99-114.
41. Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961.

69
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

adultes qui souhaitent devenir chrétiens forcent les anciens


baptisés à livrer leur héritage : n’ayant pas baigné dans cette
tradition, ils sont avides de la découvrir. Dans cet échange
passionnant, l’Église apprend à confesser sa vulnérabilité fon-
damentale : elle est cette portion de l’humanité appelée à se
reconnaître précédée. Dans sa prévenance, le Dieu qui voulait
se révéler a suscité un peuple de témoins. Il les a renouvelés
dans sa grâce pardonnante en dépit de leurs infidélités. La
mission atteste que le dépôt de la foi contient une puissance de
reformulation qui ne cesse de féconder de nouvelles cultures.
Pour les nouveaux comme pour les anciens, la dette se transforme
en joie.
D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous redevables
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d’une grâce : une attention désintéressée, un geste vital, une
parole inspirante. Mais relativement rares sont les lieux où nous
pouvons confesser cette vulnérabilité, de telle sorte qu’elle
prenne toute sa dimension sociale. Les rites de l’initiation
chrétienne des adultes comptent, pour ceux qui les reçoivent et
pour l’assemblée qui les assiste, parmi ces espaces où l’on de-
vient plus humain car les personnes y sont valorisées dans leur
subjectivité comme dans leur destination sociale. La commu-
nauté s’ouvre pour les accueillir avec leur histoire unique, ce
qui manifeste la vocation universelle de tout rassemblement
chrétien. Elle s’efforcera de les accompagner sans les surprotéger
ni les retenir, puisque les nouveaux baptisés vivront leur foi à
leur manière, dans leur environnement. Aujourd’hui, beaucoup
de catéchumènes sont de jeunes adultes qui se préparent à la
fois au mariage et au baptême. Lorsque, dans la célébration
d’entrée en catéchuménat, leurs yeux, leurs oreilles, leur bouche,
leurs épaules et leur cœur sont marqués de la croix du Christ,
ils manifestent leur dette envers Dieu pour ce corps capable
d’aimer, ainsi que leur disponibilité à s’engager publiquement,
lorsque le temps viendra, dans la responsabilité du mariage. La
liturgie révèle la vulnérabilité humaine en même temps que
son potentiel éthique, démultiplié par le Dieu qui fait Alliance
avec l’humanité.
L’expérience du catéchuménat donne à réfléchir pour une
pastorale de la santé soucieuse de contribuer à une éthique
collective de la vulnérabilité. À l’occasion d’une hospitalisation
ou du vieillissement, des catholiques peu pratiquants renouent

70
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

avec un héritage qui les a façonnés, parfois plus qu’ils ne le


croyaient. Prenant conscience qu’ils ont perdu l’usage de la
prière, ils découvrent simultanément qu’ils en auraient grand
besoin. Dans ce contexte, il serait vain d’opposer le service des
plus fragiles au service de la foi. Dans une société où la maladie
accentue l’isolement des sujets, l’éthique appelle à maintenir leur
sociabilité au moment où l’excès de vulnérabilité risque de
rétrécir leur champ relationnel⁴². Il ne s’agit pas seulement des
personnes malades ou handicapées, mais aussi des soignants, si
vulnérables en raison de la faible considération reçue pour les
tâches qu’ils accomplissent. La gratuité d’une présence d’Église
peut permettre à toutes ces personnes d’inscrire leur vulnéra-
bilité dans une relation humaine. Le service de la vie spirituelle
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contribue également au lien social, car il élargit le champ des
possibilités de l’existence. Prier, c’est entrer dans la vie trini-
taire, pour une meilleure socialisation avec Dieu. La théologie
trinitaire explore la réciprocité de ces deux sociabilités : celle
du frère et celle de Dieu.

Le potentiel éthique de la mort vécue dans la foi


Nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences éthiques
de l’effacement des discours et des pratiques chrétiennes à
l’approche de la mort. Sans l’espérance religieuse, la mort est
souvent insoutenable, d’où la mise à l’écart de la fin de vie ou
la revendication d’euthanasie. La maladie grave, elle aussi, est
difficilement intégrable tant elle signe l’irruption intempestive
de notre déchéance corporelle. Dans le passé, la foi collective
en une existence sauvée de la mort, destinée à une sociabilité
éternelle, allégeait l’angoisse et libérait la disponibilité de
l’entourage envers le mourant. On avait peur de la mort, mais
le cimetière offrait, au milieu du village, une annonce presque
physique de la résurrection. Aujourd’hui, malgré un formidable
effort éthique pour sociabiliser la fin de la vie, notamment dans
le cadre des soins palliatifs qui mobilisent des soignants et des
bénévoles, on bute sur l’obstacle culturel d’une mort vécue
comme le grand naufrage. Il incombe aux chrétiens de générer
des pratiques susceptibles de laisser entrevoir le Dieu qui, venant

42. Jörg SPLETT, « Der Kranke nur ein halber Mensch? », Arzt und Christ, no 1, 1989,
p. 14-22.

71
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

à la rencontre de l’homme en ce sommet de vulnérabilité, relance


l’éthique⁴³.
Dans un monde multireligieux, la pastorale des funérailles ne
peut assumer à elle seule l’éducation des baptisés au sens de la
mort. Quand celle-ci survient, il est déjà trop tard. La personna-
lisation des funérailles, lorsqu’elle est excessive, fait d’ailleurs
peser un poids trop lourd sur les proches, surtout s’ils manquent
de repères chrétiens. La mort n’est supportable que moyennant
la mobilisation du corps social, qui se substitue pour un temps
aux personnes dans l’accomplissement de rites qui les dépassent.
Les sujets ont besoin d’intégrer personnellement l’horizon de
la mort avant qu’elle n’arrive, dès le temps de leur jeunesse.
L’effacement social de la mort n’aide pas les jeunes à affronter
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le décès d’un proche, un grand-parent ou un ami.
De même, une initiation au sens de la maladie avant la maladie
éviterait que les sujets ne soient si seuls pour lui faire face. Parmi
les activités ecclésiales, le service des malades accède à une
facette du mystère de l’être humain que beaucoup de baptisés
aspireraient, sans en avoir toujours pleine conscience, à désigner
avec les mots de la foi. L’une des tâches de la pastorale de la
santé, qui servirait le bien commun, serait de faire connaître
l’éthique de la vulnérabilité apprise auprès des personnes
malades ou en fin de vie. Dûment formés à se familiariser avec
cette précarité humaine sans se laisser engloutir par elle, des
bénévoles et des agents pastoraux recueillent chaque jour les
fruits relationnels de la proximité avec ceux qui souffrent et qui
nous quittent. Une large diffusion de ce savoir-faire aiderait à
ce que la tentation de l’euthanasie ne l’emporte pas dans les
familles. L’éthique que confessent les chrétiens en deviendrait
plus praticable.

La reconfiguration de la vulnérabilité dans la liturgie


Si le lien entre éthique et liturgie est tel qu’on vient de
l’esquisser, la formation des chrétiens à une intelligence spiri-
tuelle de la liturgie fait partie de l’agenda éthique. En pastorale
de santé, il y a tout lieu de réfléchir aux moyens de relancer la

43. La tradition de l’art du bien mourir (ars moriendi) serait ici à revisiter. Voir
Anselm GRÜN, Libérer la vie : le chrétien et le défi de la mort, Paris, Médiaspaul, 2001,
p. 29-33.

72
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

formation liturgique, et pas seulement pour les personnes qui


célèbrent des sacrements pour les malades en milieu hospitalier.
En faveur des hommes de ce temps, il convient de se réappro-
prier la force anthropologique d’une Église qui, portée par la foi
reçue des Apôtres, célèbre le mystère du Christ mort et ressuscité
en des lieux et en des moments prévus par la liturgie. Les
orientations de 1982 récapitulaient trois missions pour la pas-
torale de santé : « veille, communion, annonce ». La communion
correspondant à la diaconie (diaconia) et l’annonce au témoi-
gnage (marturia), on observe que la liturgie (leitourgeia) ne
figure pas dans cette liste. De la recherche pratique suscitée par
la Lettre aux catholiques de France⁴⁴, jusqu’à la redécouverte
actuelle de la dimension liturgique d’une catéchèse envisagée
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comme une initiation chrétienne de toute la vie⁴⁵, les indices ne
manquent pas pour dégager de nouveaux champs de travail. Il
appartient aujourd’hui au service de la « veille » d’approfondir
publiquement le mystère de la foi célébrée, pour enrichir le
monde d’une approche chrétienne de l’homme. En présence
de Dieu, la liturgie reconfigure l’expérience que l’être humain
a de lui-même et d’autrui.
La liturgie offre un espace concret d’initiation à un autre regard
sur la vulnérabilité humaine. Premier de tous les sacrements,
le baptême est reçu dans une célébration où est manifestée la
précarité de celui qui est initié. Les communautés en prennent
davantage conscience avec l’initiation chrétienne des adultes,
qui se laissent progressivement assimiler, avec crainte et trem-
blement, par l’assemblée des croyants. Mais l’enfant lui-même,
dans la nudité de l’immersion ou dans sa disponibilité à l’impo-
sition de la main, laisse paraître sa fragilité, exposée dans le
baptême à la bienveillance de Dieu. Tout sacrement s’inscrit dans
la mouvance de l’initiation chrétienne et ravive ce que les pre-
miers rites ont opéré en profondeur. Il me revient le souvenir
d’un moment de grâce en aumônerie de collège. La communauté
fut conviée à participer à une étape de cheminement vers le
baptême pour un jeune de cinquième. Celle-ci se tenait au cours

44. LES ÉVÊQUES DE FRANCE, Proposer la foi dans la société actuelle : III. Lettre aux
catholiques de France, Paris, Éd. du Cerf, 1996.
45. COMMISSION ÉPISCOPALE DE LA CATÉCHÈSE ET DU CATÉCHUMÉNAT, Aller au cœur de
la foi : questions d’avenir pour la catéchèse, Paris, Bayard/Cerf/Fleurus-Mame,
2003.

73
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 239

d’une assemblée dominicale où l’onction des malades était éga-


lement célébrée. Le rapprochement était clair pour tous : avec
ou sans huile, la signation au front unissait dans le même destin
un très grand malade, des personnes âgées très diminuées, et
ce jeune à la fleur de l’adolescence. Nul besoin de paroles pour
dire l’espérance ouverte par la croix du Christ, promesse de vie
et de résurrection après la mort. Devant ces adultes éprouvés,
ouvrant leurs mains à l’onction d’huile puis à l’eucharistie, ce
jeune pouvait inscrire dans la durée son impatience à participer
au repas du Seigneur. Son chemin de foi s’en trouvait balisé.
La liturgie chrétienne, qui célèbre en son cœur le corps livré
de Jésus, laisse advenir la beauté de l’agapè dans un corps
vulnérable. Cette beauté est contagieuse parce qu’elle fait grandir
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le désir de suivre le Maître sur ce chemin de renoncement, où
notre commune vulnérabilité se transforme en appel au don de
soi. Le vendredi saint, le rite de la vénération de la croix per-
met à chacun de s’incliner à sa manière, selon le poids des ans
et le maintien du corps, y compris les jeunes enfants qui ne
communient pas encore. Chacun répond à sa manière à l’amour
de Jésus et l’exprime dans la beauté d’une posture ajustée. En
touchant de ses lèvres le corps de Jésus figuré sur la croix, chacun
expérimente devant lui sa propre fragilité, tandis que le corps
ecclésial tout entier se rend vulnérable à la question de Dieu :
qui donc est-il pour nous aimer ainsi? Célébrer, c’est toujours
être vulnérable, que l’on soit dans l’assemblée ou qu’on la pré-
side au nom du Christ⁴⁶. Sans doute faut-il que des formations
à l’art de célébrer aident les différents acteurs de la pastorale de
la santé à en prendre mieux conscience et à le vivre davantage.
Toute liturgie chrétienne est un espace public qui donne à dé-
couvrir et à contempler la vulnérabilité humaine, d’une manière
originale et précieuse pour l’éthique. Ce lieu est riche de pro-
messes pour un dialogue rationnel avec la société actuelle.

Au cœur de la foi crue et célébrée, se loge un appel à la


conversion qui transmet la force critique, toujours vivante, de
l’Évangile. « Les temps sont accomplis et le Règne de Dieu est

46. Didier RIMAUD, « De la vulnérabilité dans les oraisons », La Maison-Dieu, no 217,


1999/1, p. 81-88.

74
LA RÉFÉRENCE À LA VULNÉRABILITÉ EN ÉTHIQUE...

proche, convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle! »,


prêche Jésus (Mc 1, 15). Dans la précarité de nos vies et l’ambi-
guïté de notre désir de santé, le salut s’offre à recevoir. Il aide
à consentir à cette mystérieuse vulnérabilité qui risque d’isoler
les êtres humains, jusqu’au moment où la force fragile de l’amour
les rapproche en vérité.

Philippe Bordeyne
Faculté de théologie, Institut catholique de Paris
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