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2008/1 - Tome 96
ISSN 0034-1258 | ISBN 2-913133-38-9 | pages 115 à 155
Christoph Theobald
Faculté de théologie du Centre Sèvres, Paris
d’elle-même et librement le fait qu’il appartient aussi à l’histoire culturelle qui, dès
le début des temps modernes, s’est progressivement émancipée de sa propre
juridiction. Dans le même sens, la théologie trinitaire tente de penser aujourd’hui
que, loin de se réduire à sa figure chrétienne, la question de Dieu travaille l’huma-
nité tout entière en son indépassable constitution plurielle. Sur ces deux versants,
ce Bulletin touche donc à des domaines limites dont il tente de dessiner une carte
relativement fidèle, sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité.
I. Jésus (1 à 8)
II. La christologie dans l’histoire (9 à 25)
III. Christologie systématique (26 à 51)
IV. Question de Dieu (52 à 62) – à suivre
V. Théologie trinitaire (63 à 78) – à suivre
I. Jésus (1-8)
1.John P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. I. Les sour-
ces, les origines, les dates, « Lectio divina », Le Cerf, Paris, 2004, 496 p.
2.John P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. II. La parole
et les gestes, « Lectio divina », Le Cerf, Paris, 2005, 1 330 p.
3. John P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. III.
Attachements, affrontements, ruptures, « Lectio divina », Le Cerf, Paris,
2005, 739 p.
1.2.3. La monumentale étude de John P. Meier, Un certain juif Jésus, dont trois
des cinq volumes prévus sont achevés et accessibles au public francophone
fait date dans la recherche critique trois fois séculaire du Jésus historique et est
une invitation forte adressée aux théologiens à y « trouver et s’approprier des
éléments susceptibles de contribuer au chantier plus vaste qui consiste à éla-
borer une christologie pour notre temps » (I, 23). Étant donné l’importance de
cet événement éditorial, le colloque des RSR de 2009 tentera d’honorer ce pro-
gramme. Dès sa prochaine livraison, la Revue publiera une présentation globale
des volumes déjà parus (Christoph Theobald) et une réflexion sur la méthodologie
de Meier (Jacques Schlosser). Il suffit donc de retracer ici les grandes lignes de
l’ouvrage, d’en recueillir quelques acquis et d’indiquer les problèmes qu’il pose à
la christologie.
La question du Jésus historique est ancienne, mais le premier tome, volume
programme, la reprend avantageusement en clarifiant « les concepts de base »
(chap. I), en visitant l’ensemble des sources (chap. III à V) et en établissant un
système de critères d’authenticité répartis en deux groupes de cinq critères princi-
paux et de cinq critères secondaires ou douteux (chap. VI). Dans la deuxième par-
tie de ce tome, Meier plante en quelque sorte le décor en triant nos informations
sur les origines de Jésus et son environnement et en donnant une chronologie
rudimentaire de sa vie. Aussi passe-t-il en revue (chap. VIII) les questions de la
signification de son nom, du lieu de sa naissance (Nazareth), de sa descendance
davidique, de la conception virginale et, problème parfois posé aujourd’hui, d’une
naissance illégitime, avant d’engager un long développement (chap. IX et X) sur
les influences « externes » (langue, formation, activité professionnelle, conditions
socio-économiques) et « internes » (liens familiaux, état de vie et statut de « laïc »)
Bulletin de théologie systématique 117
disciples de celui-ci » (II, 179). Dans les trois chapitres de la deuxième partie de
ce volume, Meier poursuit son enquête sur la spécificité du ministère de Jésus en
analysant son « message » à partir de la thématique importante du « Royaume de
Dieu ». Ayant établi dans le chapitre XIV l’historicité sans conteste de ce « symbole
à haute potentialité » (II, 194), associé de plus en plus étroitement à l’espérance
que Dieu allait mettre une fin à l’état actuel du monde – ce qui est aussi la vision
du Baptiste –, toute hypothèse d’un Jésus non eschatologique s’avère de prime
abord suspecte. Ce point décisif et très controversé est abordé dans le chap. XV.
De l’analyse minutieuse de trois logia ressort que c’est le Jésus historique – et
non pas l’Église primitive – qui est à l’origine de l’eschatologie future imminente à
laquelle le Nazaréen donne un ton d’urgence sans pour autant fixer un calendrier,
contrairement à de nombreux textes apocalyptiques et à l’instar de son maître,
Jean (II, 292-306). Aussi le chapitre XVI étudie-t-il d’autres logia qui semblent
impliquer une présence du royaume dans le ministère de Jésus : ce qui soulève
la question de la relation entre le royaume qui vient et le royaume déjà présent et
celle de la perception que Jésus avait de lui-même, de sa place et de sa fonction
dans le drame eschatologique. Les paroles de Jésus les plus significatives sur
la présence du royaume contiennent des références à ses actions significatives ;
c’est donc de ce côté-là que l’historien cherche la réponse à ses deux questions ;
ce qui fait l’objet de la très longue troisième partie sur les miracles.
Comme pour les autres sujets lourds d’implications théologiques, Meier prend
ici beaucoup de précautions méthodologiques pour rester fidèle à sa stratégie de
consensus historique. Aussi commence-t-il, dans les chap. XVII et XVIII, à situer
la question des miracles au sein des mentalités modernes et à aborder les problè-
mes posés par la vision ancienne du monde. Ces bases étant posées, il traite au
chap. XIX le problème de l’historicité des miracles de Jésus, d’abord de manière
globale : « vue dans son ensemble, la tradition des miracles de Jésus est soutenue
118 christoph theobald
plus fermement par les critères d’historicité que ne le sont beaucoup d’autres
traditions bien connues et acceptées sans problèmes… » (II, 474) ; résultat qui
reste cependant à tester en détail, en analysant les différents types de miracles :
exorcismes (chap. XX), guérisons (chap. XXI), récits de résurrection (chap. XXII) et
miracles dits de la nature (chap. XXIII).
La conclusion reprend d’abord l’ensemble du long parcours accompli dans les
deux premiers tomes. Cette relecture conduit ensuite vers une première esquisse
de synthèse. Les éléments du puzzle permettent de percevoir Jésus à la fois
comme prophète et thaumaturge, à l’image du « proto-prophète » Moïse, d’Elie
et d’Elisée. Mais les différents traits rassemblés dans le deuxième volume le font
davantage percevoir comme le prophète eschatologique Elie.
La première des deux parties du troisième tome traite des relations du juif Jésus
avec les personnes juives qui le suivent. Meier distingue trois grandes catégories,
les foules, les disciples et les Douze, tout en montrant que les frontières entre ces
différents groupes restent relativement mouvantes. Son exploration part du cercle
Cette question hautement sensible n’est pas traitée par l’historien qui, tout en
notant des éléments de continuité, déjà évoqués, invite cependant la théologie
à prendre très au sérieux la discontinuité entre la préoccupation du Nazaréen de
rassembler l’ensemble d’Israël, condition pour l’entrée des « gens des nations »
dans le royaume, et la naissance de l’Église.
Dans la deuxième partie de ce troisième volume, Meier aborde les « concur-
rents » de Jésus. Étant donné le caractère partisan et fragile des sources, il se
contente de dessiner, dans le chap. XXVIII, un portrait-robot des pharisiens. Les
informations fiables concernant les sadducéens, abordées au chap. XXIX, sont
encore plus réduites que celles que nous avons sur les pharisiens. La surprise
de ce chapitre vient cependant du seul texte néo-testamentaire montrant Jésus
en controverse avec les sadducéens à propos de la résurrection des morts (III,
277-312). Le dernier chapitre du troisième tome, traite des autres groupes juifs de
l’époque de Jésus, des esséniens et de la communauté de Qumrân, des samari-
tains, des scribes, des hérodiens et des zélotes.
personne vivante, Jésus Christ » (I, 121). Mais cela étant dit, il faut tenir en même
temps (contre Bultmann et ses successeurs) qu’en tant qu’intelligence de la foi,
toujours historiquement située, la théologie doit intégrer positivement l’approche
historico-critique qui, depuis les Lumières, imprègne notre culture occidentale.
Plusieurs zones de questionnement se dégagent du parcours qu’il suffit ici de
localiser : 1. Les questions d’origine de Jésus (père et mère, frères et sœurs) ; 2.
Son rapport au Baptiste ainsi que son annonce du royaume, la « configuration » à
la fois eschatologique et présente de ce royaume, ses miracles ainsi que la limita-
tion de son horizon temporel et spatial à tout Israël ; 3. La fondation de l’Église, de
sa mission en direction des « gens des nations », de sa configuration et de son lien
au mouvement « laïc » du juif célibataire de Nazareth, « charismatique » qui a su
créer en même temps des marqueurs d’identité et donner une structure embryon-
naire à son groupe ; 4. Pour ce qui est de l’interprétation de la mort de Jésus, il
faut attendre le dernier volume, même si, entre autres, l’étonnante analyse de son
débat avec les sadducéens sur la Résurrection donne déjà un indice intéressant.
Notons, pour finir, que ce travail très détaillé d’exégèse critique qui sonde toutes
les sources et en particulier les écrits du Nouveau Testament révèle, en quelque
sorte comme l’envers du portrait du Jésus historique, l’étonnante créativité sociale
et théologique des communautés primitives. On le savait en catholicisme depuis
la crise moderniste, tout en se protégeant contre cette perspective en raison de la
sclérose de structures ecclésiales mises sous la protection d’un droit divin. Mais
l’approche absolument sereine de Meier, par moments non exempte d’humour,
est susceptible de relancer notre propre créativité apostolique.
cette pratique, devant être pensée non pas comme le résultat d’une lente évolu-
tion mais plutôt comme relevant d’une émergence, voire d’une irruption subite, (2)
sa nouveauté au sein même du judaïsme du second temple suscitant son oppo-
sition rapide, (3) le coût social et politique qu’impliquait cette nouveauté pour les
adeptes du christianisme primitif, ayant besoin de compensations communautai-
res pour le porter, et (4) l’impossibilité de faire remonter ce trait ultime et distinctif à
l’époque du Jésus historique. Le dernier chapitre de l’ouvrage défend alors (avec
J.D.G. Dunn) la thèse que des « mutations » de ce type ne sont compréhensibles
qu’à partir d’une expérience religieuse ou de révélation, en occurrence les appa-
ritions du Ressuscité et la référence à la volonté de Dieu de faire asseoir Jésus à
sa droite (Ps 109) ; expérience qui ne se laisse pas réduire à une simple réponse
au contexte.
L’ouvrage met évidemment en jeu l’histoire du christianisme primitif et ques-
tionne des interprétations plus progressives de sa naissance et de sa séparation
du judaïsme majoritaire. On peut simplement regretter que l’insistance parfai-
tement justifiée sur la nouveauté du culte chrétien ne soit pas reliée aux deux
autres pôles fortement visités par la recherche contemporaine et mis en relief
dans la première partie de ce Bulletin : la destinée du Jésus historique, au sein du
contexte du judaïsme du second temple, et la continuité pré- et postpascale de
son mouvement.
Bulletin de théologie systématique 125
Si la recherche critique trois fois séculaire du Jésus historique est une invitation
adressée aux théologiens à la recevoir et à l’intégrer dans leur élaboration d’une
christologie pour notre temps, une interrogation analogue leur parvient de l’his-
toire de la théologie du Christ des Pères jusqu’à nos jours.
9. C’est dans cet esprit et sous le titre précis et suggestif La voie du Christ
que Michel Fédou retrace magistralement les Genèses de la christologie dans le
contexte religieux de l’Antiquité du iie siècle au début du ive siècle. Le parcours
qu’il propose est d’une belle originalité ; ce qui ressort dès l’introduction où Michel
Fédou situe son questionnement propre par rapport à d’autres œuvres du xxe siè-
cle (Louis Capéran, Jean Daniélou, Aloys Grillmeier) : la recherche patristique a
en effet beaucoup évolué tout au long du xxe siècle, non seulement en raison
d’un travail éditorial très impressionnant mais aussi grâce au changement des
questions qui sous-tendent et stimulent bon nombre d’études depuis plus d’un
siècle. La perspective propre de Fédou, authentiquement historienne, porte sur
fait comprendre (sans toujours les excuser) certaines violences de langage, par
exemple contre les juifs ; (3) l’exigence de prendre acte des moments historiques
qui ont marqué autant d’étapes dans les relations des communautés chrétiennes
avec les adeptes d’autres traditions.
Cette attention aux différents aspects historiques de la question conduit l’auteur
à mettre au jour une « structure » fondamentale (528-540) qui s’avère encore perti-
nente pour aujourd’hui : « dans le contexte des débats avec les traditions culturel-
les et religieuses de l’Antiquité, les langages sur le Christ se développent selon trois
axes majeurs que nous résumerons ainsi : une apologétique, une dogmatique, une
spiritualité ». L’apologétique a un versant « négatif » ou « critique » (conversions)
et un versant « positif » ou « constructif » ; sur ce dernier il s’agit d’accréditer le
christianisme parmi les traditions en présence (réflexion sur le Logos « préexis-
tant »). Cet axe « apologétique » est étroitement lié à un axe « dogmatique » où les
auteurs font droit à l’universalité du dessein de Dieu en même temps qu’à l’unicité
de la « voie du Christ » ; thème paradoxal diversement développé mais de plus
en plus dans le cadre d’une exégèse des Écritures des deux Testaments et d’une
théologie du Logos tributaire de la philosophie grecque, sans se laisser enfermer
dans la catégorie du « subordinatianisme ». Cette orientation « dogmatique » est à
son tour inséparable d’une troisième dimension, appelée spirituelle, et qui actua-
lise la portée de la « voie du Christ » dans une manière d’être des chrétiens, qu’il
s’agisse de situations exceptionnelles dont témoignent les récits de martyres ou
tout simplement du quotidien pensé dans des textes comme l’A Diognète. Ce
sont des œuvres comme celles d’Irénée, de Clément ou d’Origène qui ouvrent les
perspectives les plus larges sur la « spiritualité » inhérente à la « voie » qui fait des
chrétiens des « christs ».
Sans être également développée dans tous les écrits, cette structure fondamen-
tale qui connaît de nombreuses variantes historiques peut encore inspirer des for-
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10. Plus ancienne que celle de Michel Fédou et – pour le moment – plus com-
plète, la monumentale synthèse du Cardinal Aloys Grillmeier, Le Christ dans la
tradition chrétienne, reste malheureusement inachevée. Des trois tomes prévus
initialement qui devraient aller jusqu’à la fin de l’ère des conciles christologiques,
l’époque de Charlemagne et du concile de Francfort (794), seuls deux sont parus :
le deuxième qui couvre la période de 451 à 604, l’année de la mort de Grégoire le
Grand, avec trois sur quatre volumes sur la réception de Chalcédoine, sur l’Église
de Constantinople au ive siècle et sur l’Église d’Alexandrie, la Nubie et l’Éthiopie
après 451. Le premier tome qui va de l’âge apostolique au concile de Chalcédoine
traductrice Sr. Pascale-Dominique o.p. Ce n’est pas le lieu de discuter les grands
choix d’interprétation du Cardinal historien du dogme, sinon pour souligner son
engagement œcuménique dans les dialogues et débats avec les Églises orthodo-
xes orientales qui ont pris naissance dans les dissensions autour du concile de
Chalcédoine. Trois insistances de ce remarquable parcours méritent cependant
mention.
(1) Dans un tout premier chapitre, intitulé De la Bible aux Pères, le Cardinal
Grillmeier fait état de la préhistoire de la problématique actuelle, introduisant des
clarifications, proches de celles de J.-P. Meier, qui précisément prennent beau-
coup de relief, au moment où la question du « Jésus historique » est de nou-
veau en plein débat (cf. première partie du Bulletin). S’inspirant des catégories
de F. Hahn (« Methodologische Rückfrage nach Jesus », dans QD 63, 1974) pour
analyser le passage du Jésus prépascal à la communauté post-pascale, il analyse
le processus de tradition du point de vue patristique en termes de sélection, de
création ou de transformation et de nouvelle interprétation. (2) Les deux schèmes
déjà mis en valeur dans la première édition, le schéma Logos/sarx (Alexandrie) et
le schéma Logos/anthropos (Antioche) ont résisté aux trente-cinq ans de recher-
che ; ils restent déterminants dans la deuxième partie du volume qui va de la
mort d’Origène (254) par Nicée jusqu’à la veille du concile d’Éphèse (431). (3)
Retenons encore la remarquable troisième section de la troisième partie, consa-
crée au concile de Chalcédoine. Grillmeier reprend le titre du célèbre article de
Karl Rahner Chalcédoine – fin ou commencement ? en introduisant deux accents
proprement théologiques : la différence, due à l’évêque Euippus dans le Codex
encyclius de l’empereur Léon I, entre deux manières de lire le document de 451,
« à la manière des pêcheurs » ou « à la manière d’Aristote », la première, en soi
suffisante, étant « kérygmatique » ou simplement « protectrice » du « symbole »
fondateur de la catéchèse baptismale ; le travail conceptuel du concile, nécessaire
Bulletin de théologie systématique 129
12. Parmi les monographies que nous devons à la collection « Jésus et Jésus-
Christ », celle sur le Christ de Tertullien de Jérôme Alexandre mérite une mention
particulière. Depuis les grandes études de R. Brown et de J. Moingt des années
1960, cet auteur n’a plus trouvé l’intérêt qu’il mérite (cf. cependant l’étude de
B.-J. Hilberath sur le concept de personne que l’auteur semble ignorer ; RSR 78
[1990], 259-262). Jérôme Alexandre qui avait déjà étudié son anthropologie (Une
chair pour la gloire, 2001), propose ici une lecture de la quasi-totalité de l’œuvre
de ce « premier théologien de langue latine », quelque peu méconnu parce que
caché derrière Augustin et considéré comme moins illustre qu’Irénée et Origène.
L’originalité de cette lecture vient d’abord de son entrée qui, à partir de la situation
même des combats du jeune converti, offre un large aperçu des données très
concrètes de l’identité chrétienne : être disciple du Christ dans une certaine proxi-
mité des païens, sans nier le statut paradoxale de la vie chrétienne, entrant dans
la vertu la plus grande qu’est la patience. Après ce chapitre sur le Christ et le
chrétien (I), proche du principe de lecture de Michel Fédou (cf. plus haut, N° 9),
les deux étapes suivantes du parcours élargissent la perspective à la totalité de
l’économie qui va de la création (II. Le Christ de la création) au salut, le Christ (III.
Fils de Dieu et Fils de l’homme) étant l’auteur, l’acteur et la fin de cette économie.
La quatrième étape récapitule et précise le sens des précédentes en établissant
sa place au sein de La Trinité (Le Christ de La Trinité).
La force de cette étude est de reconstruire et de faire comprendre la cohérence
théologique de la pensée de Tertullien, sans doute liée à sa formation stoïcienne
130 christoph theobald
14. Avec le travail d’Antoine Guggenheim sur Jésus Christ, grand prêtre de l’an-
cienne et de la nouvelle alliance, nous changeons certes d’époque mais non de
style d’approche puisque l’auteur nous propose une Etude exhaustive et appro-
fondie du Commentaire de saint Thomas d’Aquin sur l’Épître aux Hébreux, texte
particulièrement décisif parce qu’il enchâsse le sacerdoce unique du Christ en
une vaste méditation sur l’harmonie de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance. Les
quatre parties de cette relecture présentent successivement l’ensemble du com-
mentaire (avec les problèmes de critique textuel qu’il pose ; cf. aussi l’annexe III),
le traversent sous le double aspect de la conditio ou de l’enracinement « histo-
rique et ontologique » de l’économie divine et de la perfectio de la personne du
Christ, telle qu’elle se « consomme » en son acte sacerdotal, et le récapitulent
dans une réflexion herméneutique qui confronte la théorie et la pratique exégé-
15. Il est heureux que le fr. Benoît-Dominique de La Soujeole, o.p., ait rendu
accessible en français la thèse du fr. Theophil Tschipke (1910-1981) sur L’humanité
du Christ comme instrument de salut de la divinité (1940), souvent citée comme
ouvrage de référence. Malgré le caractère très daté de la première partie biblique,
l’exposé patristique et médiéval ainsi que la traversée ample et rigoureuse des
textes de saint Thomas gardent un grand intérêt, en particulier pour penser le lien
entre la christologie et la sacramentalité du salut, perspective mise en honneur par
le concile Vatican II.
16. C’est avec la collection « Jésus et Jésus-Christ » à laquelle nous devons bon
nombre des contributions de cette partie historique de notre Bulletin, que nous
entrons dans le xviiie siècle. L’époque est à la diversification des approches de la
figure de Jésus : à côté du « Jésus historique », on trouve celui des philosophes
mais aussi le Christ des Loges. L’étude magistrale de Jérôme Rousse-Lacordaire
sur Jésus dans la tradition maçonnique porte sur la maçonnerie française qui a sa
physionomie propre, l’entrée par les rituels et symboles, étant la seule à honorer
pleinement la spécificité de ce type de « société » ou de « confrérie ». Après une
introduction historique, l’auteur consacre trois chapitres à la légende d’Hiram, au
Temple et aux Rose-croix. Une remarquable conclusion reprend l’enracinement
biblique de ces symboliques (le rite « écossais rectifié » étant le plus explicite-
ment christique) et propose une typologie des conceptions différentes du rapport
132 christoph theobald
17. Avec l’ouvrage de Gérard Bessière sur Jésus selon Proudhon (1809-1865),
nous retrouvons – un siècle plus tard – la quête du Jésus historique, sous un aspect
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trop peu connu, à distance par rapport aux Vies de Jésus de Strauss et de Renan.
Dans une synthèse très suggestive (471-477), l’auteur met en relief l’originalité de
l’approche proudhonienne parmi les penseurs du xviiie et du xixe siècle qui se sont
intéressés à la figure de Jésus. Déjà dans ses annotations à la Bible et dans tous
ses autres textes, en particulier dans Césarisme et christianisme, Proudhon établit
l’antériorité du politique par rapport au domaine du religieux. Il forge un néologisme,
celui de la « messianose », créé par analogie avec « apothéose ». En pionnier de la
sociologie des religions, il montre comment la production rétrospective d’un person-
nage-origine donne une légitimation sacrée aux orientations et aux nécessités du
présent. Selon lui, Jésus refusait d’être le messie politique, attendu par beaucoup,
et invitait son peuple à faire lui-même sa régénération religieuse, morale, sociale et
politique, sans compter sur l’intervention d’un personnage providentiel. C’est parce
qu’il était l’Anti-Messie et que le désastre national avait montré la justesse de son
refus qu’il fut fait Messie, non plus sur un registre temporel mais sur un registre spiri-
tuel. Certes, Proudhon considère Jésus comme un « socialiste », mais les multiples
variations de la position de celui qui s’est voulu exégète et sa tentative de chercher
des traces de l’évolution de Jésus et de distinguer sa « vie effective » et sa « mes-
sianose », montrent qu’il ne s’est pas contenté de faire de lui son porte-parole. Cette
toute première étude exhaustive des textes permet d’apporter quelques nuances à
la galerie des vies de Jésus proposée par Albert Schweitzer.
18. Réédité vingt-cinq ans après sa parution, l’ouvrage de Paul Valadier sur
Jésus-Christ ou Dionysos n’a pas pris une ride. Voici ce que, dans son Bulletin,
Bernard Sesboüé écrivit naguère de l’auteur : « Vis-à-vis de Nietzsche et de sa
postérité contemporaine, il est porté par une pugnacité chrétienne qui est finale-
ment un signe de santé. Ce volume est une excellente illustration du projet de la
collection « Jésus et Jésus-Christ » (RSR 68/1 (1980), 66-70).
Bulletin de théologie systématique 133
19. Existe-t-il un Christ de Maurice Blondel ? C’est à cette question que répond
un autre volume de la collection susmentionnée, résultat d’une collaboration de
l’Association des Amis de Maurice Blondel et de la Faculté de philosophie de
l’Université catholique de Lyon sous la direction de René Virgoulay. L’ouvrage
donne un bel aperçu de l’actuelle recherche blondélienne, toujours bien vivante,
en parcourant les trois étapes de son existence intellectuelle : L’Action (1893) et la
petite thèse sur le Vinculum substantiale, les écrits et correspondances de la crise
moderniste, en particulier Histoire et dogme (1904), et l’époque des reprises et
grandes synthèses – la nouvelle version du Vinculum (1930, la Trilogie (1934-37) et
La philosophie et l’Esprit chrétien (1944-1946).
René Virgoulay avait jadis souligné, et Emmanuel Gabellieri le rappelle, que le
thème christologique est « non pas une question, mais la question qui sous-tend
toute la philosophie blondélienne », tout en s’étonnant qu’« une disproportion se
manifeste entre la place relativement restreinte qu’occupe le thème […] et le rôle
qu’il joue dans l’œuvre » (188). Par rapport à ceux qui se montrent « déconcer-
ministère public, suivi très rapidement par sa Passion, mais comme ce long temps
d’enfouissement dans le quotidien et sa pauvreté où commence à se réaliser la
révélation et la rédemption. La conclusion de cet ouvrage très riche qui situe le
parcours de Charles de Foucauld parmi les grands mystiques reconnaît que « sa
théologie n’est pas celle d’un mystique au sens premier et fort du terme » (329),
mais n’en tire pas vraiment les conséquences quant à la nouveauté de sa spiritua-
lité et de ce qu’on peut appeler « christologie » (à condition de préciser ce terme
qui a tendance à s’élargir de plus en plus).
23. Les textes réunis par Astérios Argyriou sous le titre de Chemins de la chris-
tologie orthodoxe nous ramènent sur le terrain de la christologie « classique » qui
s’appuie principalement sur les affirmations dogmatiques des grands conciles
christologiques et trinitaires du premier millénaire et sur les commentaires que
les Pères de l’Église leur ont apportés, encore que la vie liturgique paraît comme
le lieu par excellence de l’intelligence de la foi. Les études émanent d’auteurs
appartenant aux divers grands centres orthodoxes de théologie, tant des pays
de tradition orthodoxe que de l’« orthodoxie de la diaspora ». Quelques grandes
signatures honorent cet ensemble comme celle de Vladimir Lossky (+) avec un
Bulletin de théologie systématique 135
texte très instructif sur la vision de Dieu en lien avec le mystère de la transfigura-
tion (« Voir Dieu « face à face » selon la tradition patristique de Byzance ») ou celle
de Nicolas Berdiaev (+) sur « Christ de l’Orient, Christ de l’Occident », tous les
deux écrits dans un esprit œcuménique qui veut dépasser les préjugés mutuels.
Des évolutions intéressantes se manifestent, en effet, dans ce volume, par exem-
ple dans l’article de Jean Karavidopoulos de l’université de Thessalonique sur
le « Jésus de l’histoire » dans la perspective orthodoxe, ou encore dans l’étude
lucide et courageuse de Grégoire Papathomas de l’Institut Saint-Serge qui, dans
la trace du Canon 28 de Chalcédoine, s’interroge sur la multiplication des juri-
dictions « ethno-ecclésiales », considérée comme dérive symétrique de ce qu’il
appelle la « coterritorialité confessionnelle ritualiste des chrétiens d’Occident. En
dépit de quelques coups de griffe portés ici ou là, l’ouvrage servira la connais-
sance mutuelle et la cause de l’œcuménisme, telle qu’elle a été fixée dans Unitatis
redintegratio, Nos 14-18.
Or, l’affirmation de l’auteur selon laquelle « la conception virginale constitue l’ar-
ticulus marologiae stantis et cadentis » (293) est un présupposé lourd de consé-
quence qu’il ne discute jamais. Il partage la logique du tout ou rien qui anime ce
qu’il appelle « système » ou « réseau dogmatique » du catholicisme (297, thèse
9), quand il traite la question de la virginité ante, post partum et in partu avec le
même esprit de système : « L’abandon de cet élément [il s’agit de la virginité in
partu], écrit-il, risque fort d’affecter l’affirmation de la virginité ante partum » (68 ;
de même 297 sv, thèse 10). Si, par contre, l’articulus stantis et cadentis est Jésus
le Christ reçu comme Verbe fait chair, le « dogme marial » devient le signe, comme
dit Karl Rahner, que le dogme christologique est pris réellement au sérieux. Quoi
qu’il en soit de sa compréhension, c’est lui qui détermine l’interprétation et l’éva-
luation de tous les motifs du développement mariologique. De ce point de vue,
la formule finale de l’auteur pour qui « la mariologie représente l’un des lieux de
la dogmatique catholique où la « frontière » entre le créé et l’incréé, sur laquelle
Retenons, à la fin de cette partie (non exhaustive) sur la christologie dans l’his-
toire, quelques accents majeurs : un souci de plus en plus marqué de mettre en
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valeur le rapport des auteurs étudiés aux Écritures et de penser davantage l’en-
racinement spirituel de leur christologie (y compris de leur mariologie) dans la
praxis chrétienne. Notons encore que la vision trop unilatéralement magistérielle
de la christologie se trouve considérablement nuancée et surtout différenciée et
pluralisée par l’intérêt grandissant pour les grandes figures de la tradition chré-
tienne. S’intéresser au Christ d’un tel ou d’une telle, c’est découvrir la fécondité
des Écritures et la créativité des communautés et individus, sans oublier que notre
rapport à ces figures est marqué par une perspective rigoureusement contempo-
raine : des thèmes comme la théologie de la croix, le retour du vocabulaire de la
chair (Écriture et phénoménologie) ou encore l’attention à tel aspect de l’itinéraire
de Jésus de Nazareth marquent cet intérêt qui sera davantage explicité dans ce
qui suit.
fondamentales pratiques ont à éclairer pour exprimer la foi chrétienne dans les
conditions de la crise actuelle des cultures. Ce travail reste à faire » (247).
Que l’auteur soit remercié pour ce parcours très informatif et bien problématisé
qui donne réellement à penser et y invite le lecteur avec beaucoup de finesse
pédagogique ; qualité nullement négligeable à une époque où il est devenu difficile
d’initier, en peu de temps, des étudiants de niveaux et de cultures si divers à une
discipline aussi complexe que la christologie.
davantage dans leur propre tradition théologique, tout en discutant plus intensé-
ment avec la théologie catholique contemporaine. Par ailleurs l’acquis de la thèse
au plan sotériologique n’est pas du tout négligeable. Gunton et Fiddes militent
pour une sotériologie plus pneumatologique et Fiddes et McIntyre pour une prise
en compte de l’extrême variété des modèles bibliques ; tous sont sensibles à la
limite essentielle de la théologie classique qui consiste à concentrer le salut sur
le « point mathématique » de la souffrance et de la mort du Christ, au lieu de
considérer l’ensemble de sa vie, de son ministère et de son « passage » par la
mort comme salvifique. La résurrection et la visée du Règne de Dieu devraient
jouer un rôle plus important ainsi que le rapport du salut à la création, pour établir
une sotériologie plus relationnelle qui déplace l’idée de « causalité salvifique » du
cadre classique de l’efficience vers le symbolique et le sacramentel.
32. Soutenue à l’Angelicum, la thèse d’Alyssa Lyra Pitstick sur Hans Urs von
Balthasar et la doctrine catholique de la descente aux enfers se concentre sur
un point très particulier de la théologie de la rédemption. L’auteure montre dans
une première partie, l’attestation constante de cette doctrine jusqu’au milieu du
Bulletin de théologie systématique 143
essentiel ? Et comment se fait-il que ce point n’ait pas encore été abordé de front
par la recherche ? Outre un certain nombre de critiques substantielles concernant
la christologie et la théologie trinitaire de Balthasar, Alyssa Lyra Pitstick avance,
peut-être un peu brutalement, des arguments contre l’orthodoxie de son interpré-
tation « tragique » de la Descente, d’après elle contraire au message de vie du
Nouveau Testament (Mt 10,39 et Jn 10,10). Son jugement peut être discuté ; mais
il faut lui savoir gré d’avoir instruit le dossier ; seul moyen de libérer la théologie de
Balthasar de la fascination qu’elle continue à exercer.
33. Dans un même ordre d’idées, la thèse d’habilitation de Peter Lüning, pré-
sentée en 2006, devant la Faculté de théologie de Münster en Westphalie, sur
l’homme face au Crucifié conduit à dépasser le face-à-face souvent passionnel
entre Balthasar et Rahner. Ses recherches sur la compréhension de la croix chez
Erich Przywara, Karl Rahner, Jon Sobrino et Hans Urs von Balthasar établissent un
lien intime entre la matrice théologique que sont les Exercices spirituels d’Ignace
de Loyola et la place que la croix occupe chez lui et chez ces quatre théologiens
jésuites (ou anciennement jésuite, pour ce qui est de Balthasar) du xxe siècle. L’idée
est d’expliquer à la fois la fécondité du livret d’Ignace (cf. surtout 10-26 et 358-
361) et de donner du profil à chacune de ces théologies, tout en dégageant une
forme commune qui permet de les caractériser comme ignatiennes. Avant de pro-
poser une vision synoptique et critique de la pensée des quatre auteurs, chacun
est traité pour lui-même : l’universelle signification théologico-sotériologique de la
croix chez Ignace trouve dans l’analogie de Przywara (chap. I), dans la concep-
tion transcendantale et existentiale de Rahner (chp. 2), dans la martyrologie de
Sobrino (chap. III) et dans la vision trinitaire de Balthasar (chap. 4) une expression
plurielle et inculturée. Dans le dernier chapitre, Lüning n’hésite pas à comparer les
auteurs et à les critiquer en relevant chez tel ou tel (notamment chez Przywara et
144 christoph theobald
85 [1997], 493). On peut regretter quelque peu que, dans une dogmatique où le
concept de création joue un rôle structurant, le lien entre ce thème et Jésus Christ
– au centre sans être le centre – ne soit pas davantage pensé.
la christologie), avant qu’une dernière partie, Présence du salut (XV à XVI), aborde
brièvement l’œuvre du salut du Christ, étant suivie par un chapitre récapitulatif sur
l’histoire de Jésus et l’être de Dieu (XVII).
La christologie de ce théologien espagnol malheureusement trop peu connu en
France suscite admiration en raison de la très vaste culture philosophique et théo-
logique dont elle témoigne et de la puissante architecture qui la porte. Comme
l’indique l’auteur à la fin du Prologue de son deuxième volume, le style de son par-
cours est plutôt circulaire, « mémoratif » et réflexif (comme celui de Saint Jean et
de Saint Jean de la Croix) ; ce qui n’évite pas toujours la répétition ou, au contraire,
des raccourcis, notamment au plan argumentatif. Mais le lecteur en sort enrichi
d’une quantité d’intuitions et d’une belle vision globale du mystère du Christ.
formelle peut garantir cette ouverture universelle sans contenu précis (agnosti-
cisme sur l’avenir) : « que la recherche ou la défense de l’identité de leur propre
identité ne portent pas atteinte au même mouvement dans les autres fragments »
(240 sv).
Duquoc prend ici nettement distance par rapport à la position d’un Rahner et
de tous ceux qui comme ce grand théologien de Vatican II élaborent une théorie
de l’appartenance anonyme à l’Église en raison du don de l’Esprit qui opère en
chaque tradition, estimant « atténuer (ainsi) la force provocatrice de la question
(cf. chap. I à III) en imaginant que chaque fragment tend structurellement vers
cette unité et que la composition qu’il joue est intérieurement et mystérieusement
accordée à la symphonie qui éclatera au dernier jour » (238 sv). C’est ce que
l’auteur refuse parce cette interprétation n’honore pas la singularité ou l’originalité
des différentes traditions, parce qu’elle désapproprie le fragment de la séparation
qu’il entretient pour assurer son identité. Duquoc pense donc que l’examen de la
distance entre la confession de la Seigneurie du Ressuscité et les divisions his-
les évolutions de l’auteur, tout en mettant en lumière l’unité d’un chemin spirituel
qui sous-tend toute la recherche théologique de celui qui, pendant de longues
années, a été responsable de la rubrique « spiritualité » de la Revue internatio-
nale Concilium. Nous conseillons au lecteur la belle présentation de cette thèse
écrite par Christian Duquoc lui-même ; elle résume en quelques paragraphes tout
son itinéraire de théologien, marquée par l’expérience d’ouverture de Vatican II
et, ensuite, par la marginalisation sociale du christianisme en Europe : « Assumer
cette situation dans laquelle le doute habite la foi est l’une des tâches de la théo-
logie : elle engendre une spiritualité moins innocente et moins naïve, plus proche
de celle de Jésus affronté aux résistances de ses contemporains à ses paroles
énigmatiques. »
41. 42. Avant de présenter quelques études plus restreintes sur différents
aspects du mystère pascal, signalons au lecteur deux collectifs, témoins de
la recherche théologique en Italie. Dirigé par V. Battaglia de l’Antonianum et
C. Dotolo de l’Urbaniana, le premier, Jésus Christ Fils de Dieu et Seigneur, est la
reprise d’un des colloques de la Société italienne pour la recherche théologique
(SIRT). Fondé en 1989, ce groupe interdisciplinaire « désire créer, à travers la
présence conjointe de compétences plurielles, un style et un système de tra-
vail théologique » ; il publie une revue (Ricerche teologiche, Dehoniane) et une
collection (Biblioteca di ricerche teologiche) dans laquelle paraît cet ensemble
christologique. Sous le titre Foi, raison, narration, la Faculté de théologie de
l’Italie du Nord nous offre les actes d’un colloque, tenu en 2006 à Milan, sur la
figure de Jésus et la forme du récit. Parmi les innombrables travaux de théologie
narrative (cf. aussi la christologie de A. Gesché, plus haut N° 35), ces quelques
contributions (introduites par Pierangelo Sequeri) excellent par leur attention
nouvelle au lien entre l’identité de Jésus et la forme de sa transmission, la nar-
Bulletin de théologie systématique 149
filialité, la mort de Jésus est sainte, comme Dieu lui-même est saint. Nul péché,
soit personnel soit imputé par substitution, nulle dette de péché ou autre trace
de péché ne ternit l’éclat de la divine mort filiale. Jésus n’était redevable de rien
à l’égard d’une exigeante justice divine. Il m’a dit : « Un roi ne lève pas d’impôt
sur ses propres enfants » (voir Mt 17,25 sv). L’unique devoir de Jésus est d’être
lui-même, le Fils qui, en son obéissance, se laisse engendrer par le Père. « Tout
est accompli » dans l’obéissance jusqu’à la mort. Les théologies qui de quelque
manière entachent de péché la mort de Jésus sont des théologies de pénombre :
elles mélangent la lumière et des ténèbres qui pourtant sont incompatibles (voir 1
Jn 1,5) » (181).
Francine Bigaouette qui voit en Frarnçois-Xavier Durrwell un des principaux
témoins du renouveau sotériologique du xxe siècle (30), reprend cependant, dans
les deux pages critiques qu’elle lui consacre, le point central évoqué (en 2006)
dans la thèse 4 : « En lien étroit avec l’accomplissement du mystère filial de Jésus
advenant dans sa mort, n’y a-t-il pas une autre réalité advenant elle aussi à son
s’exprime dans (son cri de déréliction) s’avère étroitement lié au rejet dont il a été
victime, pourra-t-elle être entendue dans sa vérité sans que nous tenions compte
de la présence active du péché s’exprimant dans ce rejet ? […] Est-il légitime que
(Durrwell) écarte tout contact de Jésus avec le péché dans le mystère de sa pas-
sion ? […] Dès lors, le principe à partir duquel il interprète le cri de déréliction de
Jésus, à savoir que « tout s’accomplit dans la relation du Fils à son Père », suffit-il
pour rendre compte de la manière dont Jésus a vécu sa mort ? Ne doit-on pas
accorder plus d’attention qu’il ne le fait à cet élément du récit évangélique que
constitue l’hostilité qu’a rencontré le prédicateur galiléen pendant son ministère,
hostilité ayant atteint son ultime expression dans sa crucifixion ? » (138sv). Ces
question adressées à une pensée qui reste par ailleurs une référence sont per-
tinentes. Mais il faut bien se rendre compte qu’elles n’impliquent pas seulement
une interprétation de l’ensemble du récit de la vie et de l’histoire de Jésus mais
encore une prise de position par rapport à la « déchirure » entre le judaïsme et
le christianisme, fermement soulignée par Christian Duquoc (cf. Nos 38-40). Sans
doute une des difficultés de la sotériologie contemporaine est-elle de relier ces
différentes perspectives à la fois historiques et théologiques.
chair, ce prêtre marqué par une formation scientifique s’inspire dans sa réflexion,
de manière critique, d’ailleurs, de la phénoménologie de Michel Henry, complé-
tée par celle de Jean-Luc Marion. Son approche est bien caractéristique d’une
perspective théologique fréquemment adoptée aujourd’hui en France. On peut se
demander si celle-ci ne gagnerait pas à s’affronter davantage à un horizon plus
international, plus large et plus historique en tout cas, tel qu’il apparaît par exem-
ple dans les travaux d’un Hans Kessler ou d’un Andrés Torres Queiruga.
48. Une dernière sélection de travaux systématiques recensés ici porte sur la
destinée de la christologie au sein du débat avec le judaïsme et avec les religions
non chrétiennes ; auto-interrogation mise en avant par Christian Duquoc (cf. Nos 38-
40). Présentée à l’Université de Bonn sous la direction du Prof. Josef Wohlmuth,
la thèse du dominicain congolais Jean-Bertrand Madragule Badi sur l’Incarnation
dans la perspective du dialogue judéo-chrétien se situe dans un cadre méthodolo-
gique bien précisé et juste : il ne s’agit pas de nier le point névralgique de la sépa-
ration entre juifs et chrétiens qui est la foi en l’Incarnation du Verbe en Jésus de
Nazareth mais d’entrer dans un processus d’intercompréhension où la compré-
hension de la position d’autrui permet d’approfondir la sienne propre. Cette pos-
ture est entièrement partagée par le Prof. Michael Wyschogrod du Baruch College
de Newyork qui, dans sa belle préface se réfère sur ce point à Maimonide. Après
une introduction consacrée aux conditions et à l’histoire du dialogue et au concept
d’incarnation, Madragule Badi analyse, dans la première partie, les conceptions
de quatre penseurs juifs contemporains (Stéphane Mosès, Michael Wyschogrod,
Martin Buber et Emmanuel Levinas) qui ont reçu ce concept chrétien de manière
positive. Vient ensuite, dans une deuxième partie, une reprise du concept dans
la perspective chrétienne, abordée à partir d’un survol exégétique qui conduit
vers quelques indications sur l’histoire du dogme chalcédonien, notamment dans
Bulletin de théologie systématique 153
ne peut être réel pour tous comme mystère du salut que s’il rejoint tous ; ce qui
veut dire que tous doivent pouvoir être intégrés dans ce mystère comme « fils et
filles dans le fils » » (282). Cette formule, juste en soi, pose plus de problèmes
qu’elle ne semble en résoudre. Se elle ne peut enlever au judaïsme contemporain
son « inquiétude » (282) par rapport à la foi chrétienne – est-ce d’ailleurs possi-
ble ? –, c’est qu’elle exige un débat de fond sur l’interprétation chrétienne des
« temps messianiques » et sur la place de l’autre dans cette « économie », débat
que l’auteur ne pouvait pas mener.
49. Saluons dans le même contexte, la réédition (augmentée d’un chapitre qui
complète l’enquête) du Jésus et les musulmans d’aujourd’hui de Maurice Borrmans,
ancien professeur à l’Institut Pontifical des Études Arabes et Islamiques de Rome.
Publiée dans la collection « Jésus et Jésus-Christ », cette remarquable synthèse
de ce que les musulmans du xxe et du début du xxie siècle disent de Jésus de
Nazareth dans leurs manuels et catéchismes, dans leurs grands commentaires
coraniques, dans les œuvres de leurs théologiens et les écrits de leurs essayistes,
romanciers et poètes, fait suite à deux études de la même collection dues à Roger
Arnaldez (Jésus, fils de Marie, prophète de l’islam et Jésus dans la pensée musul-
mane). Sur la base d’une mise en perspective des textes coraniques, le lecteur
est ainsi conduit, par certains auteurs musulmans, des versets « clairs » (muhka-
mât) vers les versets « ambigus (mutashâbihât) du Coran : ceux-ci laissent paraître
l’énigme de Jésus qui dépasse en quelque sorte le « consensus constant » des
musulmans à son sujet. Les désignations alternatives d’« énigme » et de « mys-
tère » que l’auteur introduit à cet endroit peuvent fournir le point de départ d’un
dialogue bien que chrétiens et musulmans diffèrent profondément quant à l’iden-
tité ultime qu’ils attribuent et reconnaissent à Jésus. Le secret espoir, exprimé à
la fin de l’ouvrage, qu’ils puissent échanger sur le refus des commentateurs et
154 christoph theobald
50. C’est de celle-ci qu’il s’agit dans l’ouvrage de Mariasusai Dhavamony, pro-
fesseur à la Grégorienne, sur Jésus Christ dans la compréhension des grandes
religions. La méthode rigoureusement comparatiste et phénoménologique est
explicitée dans l’introduction et mise en œuvre dans les trois parties qui analy-
sent successivement la place que le Christ occupe dans les autres religions (y
compris le judaïsme mis sur un même plan), la place qu’une comparaison entre
« fondateurs » peut lui accorder et l’absoluité que lui donne la tradition biblique
et chrétienne, relue dans une perspective actuelle. Le concept clé, mis en œuvre
par l’auteur dans le dernier chapitre est celui de la « convergence des religions
du monde ». Relisant les approches de Newman, de Teilhard de Chardin, de R.C.
51. Terminons cette partie de notre bulletin avec une étude sur les présupposés
épistémologiques et métaphysiques de la confession de l’universelle médiation
salvifique de Jésus Christ. Proposé en 2001 par Michael Stickelbroeck comme
thèse d’habilitation à la Faculté de théologie de l’Université de Munich, cet ouvrage
sur la christologie devant l’horizon de la question de l’être est une tentative de
s’opposer, avec une culture certaine, aux tendances majeures de la christologie
contemporaine, fixées dans les œuvres de Schillebeeckx, Jüngel et Hick. La thèse,
qualifiée par l’auteur lui-même comme « destructive » (1), est relativement simple :
« sans un fondement métaphysique (qui inclut une épistémologie réaliste), il est
impossible de recevoir aujourd’hui les énoncés dogmatiques de l’Église ancienne,
basés sur la foi confessante du Nouveau Testament (Paul, synoptiques et Jean)
et formulés par les premiers conciles de Nicée jusqu’à Chalcédoine » (1). Déployé
dans la matrice d’une herméneutique christologique de l’Écriture, l’argument est
développé dans une première partie à partir d’une relecture ontologique de la
christologie patristique jusqu’au concile de Chalcédoine ; ce qui conduit l’auteur à
s’interroger, dans une deuxième partie, sur l’unicité du Christ chez les trois théo-
logiens nommés à l’instant et à aborder « l’oubli métaphysique » qui marque leurs
œuvres à partir de ce qu’il appelle « dualisme cartésien », conduit jusqu’au bout
dans le sensualisme de Kant. Seule une reprise de la métaphysique de Thomas
(au-delà de son interprétation par Rahner et Honecker) permet de sortir des apo-
ries de la modernité ; ce que Stickelbroeck tente dans la troisième partie de son
parcours monumental, avant d’aborder dans une très brève dernière partie le lien
entre l’être et l’autorévélation trinitaire de Dieu.
Bulletin de théologie systématique 155
Outre (de) l’extrême caricature d’une lecture de Kant, basée quasiment exclusi-
vement sur la Critique de la raison pure, on ne peut qu’être surpris par l’ignorance
des grands travaux de plusieurs théologiens catholiques qui se sont affrontés au
même problème des présupposés de la christologie conciliaire avec infiniment
plus de nuances. Le fait que l’auteur ne connaît et ne cite de Joseph Moingt qu’un
article dans la Revue « Concilium » pour le situer parmi ceux qui s’appuient sur
un Kant mal compris (2 et 151) est symptomatique. In fine, son ouvrage révèle les
risques d’un christianisme devenu insulaire et incapable de se saisir de manière
positive des défis réels de notre époque ; il manifeste aussi l’extrême difficulté qui
consiste à reprendre à nouveaux frais la question des fondements christologique
et trinitaire de la foi dans le contexte qui est le nôtre.
***
(À suivre)