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ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC KECK

Émilie Hache

Vrin | « Le Philosophoire »

2011/1 n° 35 | pages 7 à 26

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ISBN 9782353380381
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La Science
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Entretien avec Frédéric Keck 

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Entretien avec Frédéric Keck
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Propos recueillis par Émilie Hache

F
rédéric Keck est chargé de recherche au CNRS. Il a publié
Claude Lévi-Strauss, une introduction (Paris, La découverte,
2004) et Lucien Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie
(Paris, CNRS, 2008). Il a collaboré à l’édition de La pensée sauvage de
Lévi-Strauss en « Bibliothèque de la Pléiade » (Paris, Gallimard, 2008),
des Deux sources de la morale et de la religion de Bergson (Paris, PUF,
2008), et de La mentalité primitive de Lévy-Bruhl (Paris, Flammarion,
2010). Il vient de publier Un monde grippé (Paris, Flammarion, 2010)
à partir de quatre ans d’enquête sur les maladies animales en France
et en Chine.
Émilie Hache : Bonjour Frédéric Keck. Depuis une trentaine d’années,
une révolution s’est produite dans la recherche sur les sciences, avec
l’apparition de ce que les anglo-saxons appellent les Science Studies
– dont un des représentants les plus connus en France est le philosophe
et sociologue des sciences Bruno Latour, notamment avec son livre La
vie de laboratoire . Cette nouvelle approche remet en cause l’épistémo‑
logie classique incarnée par Bachelard, qui s’intéressait plus aux idées
scientifiques, hors de leur contexte de production, qu’aux pratiques des
scientifiques. On parle d’anthropologie des sciences au sens où le projet
de départ (problématisé dans Nous n’avons jamais été modernes ) était
. Cf. B. Latour et S. Woolgar, Laboratory Life : The Social Construction of Scientific Facts,
Beverly Hills, Sage Publications, 1979, trad. fr. La Vie de laboratoire. La production des
faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988.
. Cf. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique,
Paris, La Découverte, 1991.

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de faire une anthropologie, non pas des « Autres », mais de nos propres
pratiques. À cette fin, le sérieux du projet était conditionné par le fait de
ne pas s’arrêter à des pratiques marginales que l’on pourrait facilement

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« exotiser », mais au contraire, de s’atteler à celles qui nous définissent
le plus. Or rien ne caractérise plus les Modernes que la science : ils sont
ceux qui ont inventé les sciences modernes. Dans quelle mesure inscri‑
vez-vous votre propre travail de philosophe et d’anthropologue dans ce
courant des Science Studies ?
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Frédéric Keck : Je considère en effet les Science Studies comme un


grand courant d’innovation dans la réflexion sur les sciences – je ne dirais pas
une « révolution », car ce serait reprendre le thème de la révolution scienti‑
fique ou de la coupure épistémologique que les Science Studies contestent
précisément à l’école de Bachelard et Canguilhem. L’innovation, comme
l’a marqué Bruno Latour, a consisté à concevoir les sciences comme des
formes d’action, et non plus à travers l’opposition entre la pratique et la
théorie qui était déterminante pour l’épistémologie française. Bachelard
étudiait bien les pratiques des savants, par exemple quand il parlait des
manipulations chimiques dans La Formation de l’esprit scientifique,
mais il les considérait comme des attachements aux aspects empiriques
des choses, comme des obstacles épistémologiques qui font manquer la
théorie : les élèves regardent le précipité coloré alors que le maître considère
l’équation . Avec Latour, au contraire, on peut distinguer dans la science
elle-même une pluralité de formes d’action, et on regarde comment elles
se connectent pour former un texte qui semble homogène ; celui‑ci est
pris par les épistémologues comme une théorie achevée, alors qu’il n’est
qu’un état transitoire dans un champ de controverses. Par exemple, dans
La vie de laboratoire, on va étudier comment les scientifiques abattent
des souris, extraient des parties de leur cerveau, mesurent des quantités
d’hormones, écrivent un article, présentent une communication dans
un congrès : toute une longue chaîne d’actions hétérogènes qui avait
échappé aux épistémologues, parce qu’ils considéraient le laboratoire
comme une boîte noire. Latour libère l’activité scientifique en ouvrant
les laboratoires, alors que l’épistémologie l’avait contrainte dans la
rigueur du concept.
La seconde grande innovation de Latour, vous l’avez souligné, c’est
d’appliquer les mêmes méthodes aux sciences modernes et aux pratiques
exotiques. Latour a étudié l’exégèse chrétienne (dans une thèse de phi‑

. Cf. G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938.

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losophie sous la direction de Claude Bruaire) et la sorcellerie africaine


(à l’occasion de sa coopération en Côte d’Ivoire en compagnie de Marc
Augé) : c’est là qu’il a appris à regarder les chaînes de signification

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constituant les phénomènes humains, méthode qu’il a ensuite appliquée
au laboratoire de neuroendocrinologie de Roger Guillemin à San Diego .
Il conteste ainsi ce que Jack Goody a appelé le « Grand Partage » entre
les « sauvages » et les « modernes », en observant toutes les « techno‑
logies de l’intellect » par lesquelles l’esprit humain se branche partout,
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et de manières variables, aux êtres qui constituent son environnement .


Pas de différence entre la relique des premiers Chrétiens, la statuette
des Africains et l’hormone des Californiens : ce sont tous des fétiches
– ou, selon le néologisme proposé par Latour, des « fait-iches » – qui
stabilisent provisoirement un champ de relations .
J’ai cependant découvert les Science Studies assez tard dans ma for‑
mation, car j’y suis venu par un autre chemin. J’ai en effet été formé au
sein de ce que Paul Rabinow a appelé l’anthropologie de la raison, qu’il
a développée à l’Université de Berkeley par son travail sur les start-ups
de biotechnologies. Il s’agissait d’un ensemble de petites entreprises
qui se créaient de façon précaire en vue de faire la carte d’un gène : les
scientifiques qui s’y engageaient pouvaient gagner beaucoup d’argent
s’ils parvenaient à breveter ce gène et à se faire coter en Bourse, ou bien
ils périclitaient rapidement et se recomposaient dans une autre entreprise.
Rabinow montrait que ces entreprises produisaient des assemblages
innovants, par exemple en découvrant la technologie de la Polymerase
Chain Reaction (PCR) qui permet de séquencer de grandes quantités de
matériel génétique par amplification . Il montrait aussi qu’elles consti‑
tuaient des subjectivités éthiques (ce qu’il appelait, en reprenant Max
Weber, des « vocations de savant ») prises dans des controverses morales
(par exemple quand le Premier Ministre interdit en 1994 l’alliance entre
un centre de génomique français et une start-up américaine au nom du

. Cf. F. Dosse, L’Empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La


Découverte, 1997, p. 31-32.
. Cf. J. Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris,
Minuit, 1979, et B. Latour, « Comment redistribuer le Grand Partage ? », Revue de Synthèse,
n° 110, 1983, p. 203-236.
. Cf. B. Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, suivi de Iconoclash, Paris, La
Découverte, 2009.
. Cf. P. Rabinow, Making PCR : A Story of Biotechnology, Chicago, University of Chicago
Press, 1996

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principe selon lequel on ne peut vendre « l’ADN français ») . Là aussi,


il ne s’agissait pas de « pratiques » scientifiques mais plutôt d’« ethos »
formés autour d’innovations, tout le problème étant de savoir comment les

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grandes controverses morales peuvent se raccrocher à de petites tensions
dans ces « ethos ». Il ne s’agissait pas non plus de « théories » mais de
« rationalités », analogues à celles qui étaient étudiées en histoire sous
le nom d’« épistémologie de la raison » autour de Lorraine Daston ou
Peter Gallison : on montre comment de grandes innovations théoriques,
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comme les classifications naturelles ou la physique relativiste, sont liées


à des transformations très concrètes, comme l’observation des abeilles
ou le raccordement des horloges . Ce qui distingue peut-être cette
« épistémologie de la raison » et la « sociologie des sciences », c’est
un plus grand intérêt pour l’historicité de ces processus par lesquels de
petits arrangements concrets deviennent de grandes théories savantes ou
des controverses morales passionnées : mais ce n’est en un sens qu’une
différence d’échelle, du « micro » au « macro ».
Ces deux courants avaient en commun de poser à nouveaux frais la
question de la critique. On ne pouvait plus en effet définir la critique
comme le passage de la pratique à la théorie, des superstitions primitives
confuses aux clartés scientifiques des modernes. Il fallait voir comment
les opérations critiques apparaissent dans les controverses par lesquelles
les acteurs manifestent leurs attachements aux choses qui les environnent.
C’était une redéfinition pragmatiste de la critique, qui se faisait, chez
Latour comme chez Rabinow, par la lecture de John Dewey 10. Selon
Dewey, en effet, l’activité scientifique est ce qui permet à « l’organisme
social » (Dewey est néo-hégélien) de poser des problèmes dans son
rapport à un environnement ; c’est une façon d’exposer ces problèmes
en public de façon à trouver une solution permettant d’avancer collec‑

. Cf. P. Rabinow, French DNA : Trouble in Purgatory, Chicago, University of Chicago


Press, 1999, trad. fr. et présentation F. Keck, Le Déchiffrage du Génome. L’aventure
française, Paris, Odile Jacob, 2000. Cf. aussi P. Rabinow, « L’artifice et les lumières. De
la sociobiologie à la biosocialité », trad. fr. et présentation F. Keck Politix, vol.  23, n° 90,
2010, p. 21-46.
. Cf. P. Galison, L’Empire du temps. Les Horloges d’Einstein et les cartes de Poincaré,
Paris, Gallimard, 2006 ; L. Daston et K. Park, Wonders and the Order of Nature, 1150-
1750, New York, Zone Books, 1998 ; L. Daston et P. Galison, Objectivity, New York,
Zone Books, 2007.
10. La référence à John Dewey est visible notamment dans B. Latour et P. Weibel,
Making Things Public. Atmospheres of Democracy, Cambridge, MIT Press, 2005, et dans
P. Rabinow, Anthropos Today. Reflections on Modern Equipment, Princeton, Princeton
University Press, 2003.

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tivement – sans que la direction de ce mouvement en avant puisse être


déterminé antérieurement à la délibération 11. La science apparaît alors
comme l’ensemble des technologies qui transforment l’espace public :

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on ne peut pas poser les problèmes des sociétés modernes en dehors de
cet espace, sinon ils cessent d’être pertinents – pas plus qu’on ne peut
poser les problèmes d’une famille africaine en dehors de ses règles de
sorcellerie, comme l’a montré Tobie Nathan (et il y a tout un ensemble
de transitions entre ces deux formes, comme les rumeurs étudiées par
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Julien Bonhomme 12). Il me semble que la différence entre Latour et


Rabinow réside dans la façon dont ils ont conçu cet espace public où la
science rend visibles les êtres de l’environnement : c’est le cerveau avec
tous les circuits hormonaux qui le font agir pour Latour, c’est le génome
avec l’ensemble des informations qui font communiquer les corps pour
Rabinow. De ce point de vue, je me situe davantage dans l’héritage de
Rabinow, car c’est bien depuis la scène du génome que je décris comment
se reconstituent les attachements entre les êtres – notamment à partir
de la constitution de cartes génétiques des virus qui circulent entre les
espèces animales 13.
EH : Dans une recension parue récemment dans Critique 14, vous vous
intéressez à un autre livre de Latour consacré à Pasteur (Pasteur. Guerre
et paix des microbes 15) et prolongez l’idée que le modèle pastorien tel
qu’il est décrit dans ce livre est aujourd’hui mis en crise par l’épidémie
de la vache folle. Ce que Latour appelle la « pastorisation » de la société,
c’est notamment l’inclusion des microbes comme nouveaux acteurs de
la société, conformément à sa définition des sciences comme outils pour
découvrir et prendre en compte de nouveaux êtres. Or la maladie de la
vache folle exigerait non pas d’élargir nos réseaux à de nouveaux êtres
(ici, le prion) mais de discuter à nouveaux frais de ceux avec qui nous
pouvons cohabiter. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
11. Cf. J. Dewey, Le public et ses problèmes et L’art comme expérience, Paris, Gallimard,
2010.
12. Cf. T. Nathan, Du commerce avec les diables, Paris, Seuil-Les Empêcheurs de penser
en rond, 2004, et J. Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur afri-
caine, Paris, Seuil, 2009.
13. Cf. F. Keck et P. Rabinow, « Comment les gènes nous regardent. La mise en scène des
corps génétiques », dans A. Corbin, J.‑J. Courtine et G. Vigarello (dir.), Histoire du corps,
t. 3, Le vingtième siècle. Les révolutions du regard, Paris, Seuil, 2006, p. 71-89.
14. F. Keck, « Les hommes malades des animaux », Critique, numéro spécial, Libérer les
animaux ?, 2009, p. 796-808.
15. B. Latour, Pasteur. Guerre et paix des microbes, Paris, Métailié, 1984 ; rééd. Paris, La
Découverte, 2001, suivi de Irréductions.

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FK : Le livre de Latour sur Pasteur est en effet le plus historique, et


c’est peut-être pourquoi j’y suis le plus attaché. Il y a d’abord quelque
chose de très joyeux dans le geste de déboulonner la statue de Pasteur, qui

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fait l’objet d’un véritable culte dans la médecine française, parce qu’elle
est liée à la constitution même de la République. Mais Latour fait aussi
une description empirique remarquable lorsqu’il lie le travail de Pasteur
en laboratoire avec ses déplacements dans les campagnes françaises
visant à sauver le vin, les moutons ou les vers à soie, avec la création
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d’« Instituts Pasteur » pour protéger les Français dans les colonies – ce


qu’étudieront après lui les historiens des maladies tropicales, notamment
Warwick Anderson ou David Arnold 16. Ce processus, que Latour appelle
« la pasteurisation de la société française », permet de comprendre ses
propositions spéculatives les plus audacieuses : Pasteur prétend purifier
la France de ses microbes, mais en fait il peuple la société en rendant
visibles les microbes sous son microscope. On peut bien dire alors que
les microbes deviennent des acteurs, puisqu’il faut prendre en compte
leurs résistances, leurs modes d’action singuliers, lorsqu’on veut tisser
ces grandes chaînes qui relient Paris, les campagnes françaises et les
colonies d’Afrique et d’Asie.
Pourtant, il me semble que ce livre laisse de côté une question : celle
de l’expérience de la maladie pour ces enfants mordus par des chiens
enragés, ces éleveurs dont les troupeaux étaient décimés, ces troupes
coloniales confrontées aux milieux les plus sauvages, ces peuples colonisés
forcés à la vaccination. La maladie n’est que l’occasion de déployer des
relations entre des êtres, elle n’est pas une inflexion dans l’expérience
vitale. Je crois que c’est à cause de son refus des coupures que Latour ne
parle pas de cette rupture existentielle par laquelle un organisme cesse
d’être en adéquation avec son milieu pour créer de nouvelles normes.
Sur ce point, je reste fidèle à Canguilhem 17.
C’est pourquoi j’ai repris une proposition formulée par les biologistes,
selon laquelle la maladie de la vache folle conduit à sortir du paradigme
pastorien, pour la retourner contre l’interprétation de Latour. La maladie
de la vache folle (ou ESB) oblige en effet à cesser de concevoir le microbe
comme un ennemi porté par une nature sauvage, puisque le prion est
une simple protéine qui induit une chaîne catastrophique de destruction
16. Cf. W. Anderson, Colonial Pathologies : American Tropical Medicine, Race, and
Hygiene in the Philippines, Durham, Duke University Press, 2006, et D. Arnold, Colonizing
the Body. State, Medicine and Epidemic Disease in Nineteenth-Century India, Berkeley,
University of California Press, 1993.
17. Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.

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dans le cerveau, et la vache qui le porte est la plus humanisée puisque,


après un siècle de « farines animales », elle est devenue « cannibale ».
En un sens, c’est la confirmation de ce que disait Latour : il n’y a plus de

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coupure entre nature et culture, les scientifiques doivent se mettre autour
de la table pour rendre visible cet être encore instable qu’est le prion,
convoquant ainsi les éleveurs et les vaches elles-mêmes, pratiquant au
grand jour ce que Pasteur faisait sans le dire 18. Mais en un autre sens
cette crise ébranle la « pastorisation de la société française », c’est-à‑dire
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tout ce tissu de relations mis en lumière par Latour, et elle introduit de


nouvelles coupures, entre les « vaches folles » et les « vaches françaises »
(le label « VF » posé en 1997 était étrangement ambivalent), entre les
éleveurs et le reste de la population, entre les vétérinaires et les médecins.
J’ai essayé de décrire comment on faisait une « politique de la nature » à
partir de cette coupure historique, dont l’aspect tragique ne me semblait
pas pensable dans les termes de la sociologie latourienne.
EH : Un des enjeux majeurs de cet intérêt pour la pratique scien‑
tifique elle-même, c’est évidemment de rendre visible les liens entre
sciences et politique, c’est-à‑dire aussi de les repenser, et le cas échéant
de les modifier. Cette articulation a été mise en lumière dans le livre des
historiens des sciences Shapin et Shaffer intitulé Léviathan et la pompe
à air 19, considéré comme fondateur dans les Science Studies. Ce livre
a la particularité d’étudier conjointement Hobbes et Boyle, l’un fonda‑
teur de la théorie de la représentation politique moderne, l’autre de la
science expérimentale. Ce faisant, les deux auteurs montrent comment
la science et la politique, l’une portant sur les non-humains, l’autre sur
les humains, se sont d’une certaine manière partagées le pouvoir dans la
modernité. Depuis que la Science a remplacé l’autorité de l’Église, elle
est régulièrement utilisée comme une façon de se passer de politique
– c’est-à‑dire de démocratie – à propos des questions soulevées dans le
domaine du non-humains (le nucléaire, les OGM, les médicaments, ou
encore les animaux d’élevage). On confond ainsi la production de faits
scientifiques avec les décisions politiques les concernant. Par exemple,
c’est une chose de fabriquer des organismes génétiquement modifiés,
c’en est une autre d’autoriser leur consommation avant d’en connaître
les effets secondaires éventuels. Or ce rôle illégitime accordé à la science

18. Cf. B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie,


Paris, La Découverte, 1999.
19. S. Shapin et S. Shaffer, Leviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et
politique, Paris, La Découverte, 1993.

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est accepté par le plus grand nombre (qui ne correspond pas forcément
aux moins éduqués, loin s’en faut) en raison de l’autorité quasi-infaillible
dont elle jouit dans les sociétés dites « modernes ». Oser se mêler de

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science, maintenir un avis contraire ou différent des experts, exige un
véritable travail sur soi, et fait l’objet de luttes entamées par différents
publics depuis une trentaine d’années, dont l’enjeu est rien moins que
se réapproprier un pouvoir sur sa vie.
Vous aussi, dans votre livre Un monde grippé 20, vous vous attachez
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à décrire les relations (que vous appelez, après Foucault, biopolitiques)


entre les sciences et la politique, notamment l’histoire du concept de
« biosécurité » (passé du domaine de la sécurité militaire à celui de la
santé). Quels liens avez-vous pu repérer entre science et politique sur
cette question ? Les multiples maladies infectieuses qui émergent ces
vingt dernières années relèvent par ailleurs d’un monde d’experts ; quelle
marge existe‑t‑il pour la prise en compte (sous forme de coopération ou
de contre‑expertise par exemple) de l’opinion (ou du savoir) de profanes
sur ces questions ? Quelles différences avez-vous pu noter d’un pays à
l’autre sur ce point ?
FK : J’ai en effet repris les conclusions d’un groupe d’anthropologues
constitué autour de Paul Rabinow (notamment Stephen Collier et
Andrew Lakoff) autour de la notion de biosécurité 21. Cette notion désigne
un ensemble de mesures de surveillance et de contrôle appliqués aux
lieux où de nouvelles formes de vie émergent sous forme menaçante :
fermes, marchés, frontières, laboratoires… Pour des anthropologues qui
réfléchissent depuis des années sur ce que Foucault a voulu dire en parlant
de la biopolitique (avec sa fameuse formule énigmatique : « faire vivre
et laisser mourir » 22), c’est un terme très intéressant car il est repris par
les acteurs eux-mêmes (ceux qu’on appelle les « managers de risques »)
pour construire une alliance entre le militaire et le sanitaire, répondant
notamment aux craintes du bioterrorisme après le 11 septembre 2001
(craintes qui furent renforcées par la crise du SRAS en 2003 et le cyclone
Katrina en 2005).
On pourrait critiquer une telle alliance entre le militaire et le sani‑
taire, en disant qu’un pouvoir coercitif s’introduit dans le « colloque
singulier » entre le médecin et son patient. Et de fait c’est un peu ainsi

20. F. Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.


21. Cf. S. Collier et A. Lakoff (eds.), Biosecurity Interventions Global Health and Security
in Questions, New York, Columbia University Press-SSRC, 2008.
22. Cf. M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

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Entretien avec Frédéric Keck 17

qu’ont réagi les 60 millions de Français qui ne sont pas allés se vacciner
en 2009 lors de l’émergence du H1N1 : ils ne voulaient pas de ces gym‑
nases réquisitionnés et de cette guerre contre le virus – surtout quand

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leur médecin leur disait que c’est une « grippette ». Mais ce n’est pas la
voie que nous avons choisie. Nous avons plutôt fait la généalogie de ce
dispositif, en comprenant comment il est apparu avec la crainte d’une
attaque nucléaire dans les années 1950, et comment il s’est reconfiguré
avec la découverte des « maladies infectieuses émergentes » à la fin des
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années 1970, pour prendre aujourd’hui une forme globale, c’est-à‑dire


à la fois standardisée et hétérogène : ce sont les mêmes règles de biosé‑
curité qui s’appliquent sur toute la planète, mais elles se transforment en
fonction des contextes locaux. Par exemple, en France, le scandale du
sang contaminé a profondément structuré les rapports entre la santé et
la politique, alors qu’en Chine c’est la crise du SRAS (en tant justement
qu’elle mettait en lumière des pratiques qui restaient cachées dans la
contamination par le sida). En allant très loin dans les replis du vital, ce
dispositif de biosécurité révèle dans chacun des espaces publics ce qui
peut être dit et ce qui doit rester caché.
Je crois qu’en proposant ce genre d’analyse très foucaldien sur la
biopolitique, nous étions assez proches, quoique dans un tout autre horizon,
de ce que Latour décrit comme « guerre des sciences ». Quand Latour
appelle son livre « Pasteur. Guerre et paix des microbes », ce n’est pas
seulement une référence littéraire à Tolstoï (même s’il y a tout un côté
« ethnographie post-moderne » chez Latour : la science est l’écriture d’un
texte par des procédures d’« inscription » et de « traduction », et l’an‑
thropologue écrit un texte sur un texte… ce qui a conduit à l’accusation
injuste selon laquelle il déréalisait la science). C’est aussi une façon de
dire : vous avez prétendu séparer la « mauvaise science », celle qui fait la
guerre, et la bonne, celle qui sauve les vies, mais il y a de la guerre dans
toute science, et cette guerre est créatrice de nouvelles relations, surtout
quand elle se produit au plus près du vivant. C’est une façon de nous
ramener au « réel » de la science, en un sens très lacanien : la science, ça
sert à faire la guerre, mais c’est autour de cette guerre innommable que
se constituent les relations sociales. Je ne crois pas que Latour dirait cela
de cette façon, mais dans L’espoir de Pandore, il dit bien qu’en ouvrant
la boite des maux, la science a aussi fait apparaître de nouvelles réalités,
de nouveaux « êtres » 23. De façon très proche de Lévi-Strauss, Latour

23. Cf. B. Latour, Pandora’s Hope : An Essay on the Reality of Science Studies, Cambridge,


Harvard University Press, 1999, trad. fr. L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste

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18 Émilie Hache

montre que les guerres que la science a menées au xx e siècle (celles
étudiées notamment par Dominique Pestre et son équipe d’historiens des
sciences 24) sont les conséquences d’une guerre beaucoup plus longue :

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celle que les modernes ont livrée aux non-modernes en détruisant leurs
idoles, leurs icônes et leurs fétiches. Donc on peut dire que la « guerre
des sciences » (celle que lui ont livrée Sokal et Bricmont en l’accusant
de relativisme) il l’a bien cherchée, parce qu’il voulait justement montrer
qu’il y a de la guerre partout dans les sciences.
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Alors quand la sociologie des sciences étudie les « forums hybrides »


des années 1990 (sur les OGM, l’amiante, le nucléaire…), il me semble
que ce qui est en jeu est autre chose que l’entrée des « profanes » dans
la sphère « consacrée » de l’expertise (il faudrait déconstruire toutes ces
oppositions entre le sacré et le profane car elles introduisent des catégories
durkheimiennes là où le fond tardien de Latour permet d’être beaucoup
plus précis, y compris pour suivre les nouvelles coupures en train de se
faire). Ce qui est en jeu, c’est l’introduction de la guerre au plus près du
vivant, et le retournement des petites guerres contre les grandes : alors
que les experts annoncent que l’humanité va disparaître sous les attaques
de vaches folles et de poulets grippés, le travail biopolitique avance une
pluralité de petits conflits sur le coût des abattages, les trajectoires des
oiseaux migrateurs, le rôle de l’industrie pharmaceutique. Ce n’est pas
front contre front, le consommateur qui se protège contre le producteur
qui introduit des risques, mais une multiplicité de sites où grondent de
petites batailles.
Toutes ces controverses, je les ai suivies à l’AFSSA, qui est une sorte
de « forum hybride », apparemment très consensuel, mais en fait très
conflictuel. Ce que j’ai appelé « un monde grippé », c’est l’ensemble
de ces petits conflits qui ont été masqués par l’annonce d’un arrêt de
l’humanité en cas de pandémie. Après mon enquête à l’AFSSA, j’ai
voulu voir si ces controverses prenaient la même forme dans d’autres
contextes que la France. En Chine, je me suis intéressé à la réaction des
bouddhistes à l’abattage sanitaires des poulets atteints de grippe aviaire :
ils prient pour les âmes des volailles abattues, ils relâchent des oiseaux
achetés sur les marchés, mais on les accuse en retour de disséminer la
grippe aviaire, et on organise des forums où des ornithologues discutent

de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001.


24. Cf. D. Pestre et A. Dahan (dir.), Les sciences pour la guerre (1940-1960), Paris,
Éditions de l’EHESS, 2004, et D. Pestre, Introduction aux Science Studies, Paris, La
Découverte, 2006.

Le Philosophoire, 35 (2011) – La Science, p. 9-26


Entretien avec Frédéric Keck 19

avec les bouddhistes sur le maintien du lâcher d’oiseaux traditionnel


dans un contexte de grippe aviaire. C’est ce genre de controverses que
je voudrais étudier à présent : ce que Foucault appelle « faire mourir

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et laisser vivre » nous révèle de nouvelles formes de surveillance des
animaux – humains et non-humains.
EH : Dans un papier d’intervention donné en marge de Un monde
grippé 25, vous avancez que le principe de précaution n’était pas la bonne
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réponse à apporter à l’épidémie de grippe A. Rompant avec l’ancien


modèle épistémologique d’une production de faits certains et indubita‑
bles, ce principe insère enfin les sciences dans le politique. Décider avec
« précaution », c’est prendre acte de cette nouvelle manière de concevoir
les sciences : comme une recherche en train de se faire, ajoutant de la
complexité aux controverses politiques et morales plutôt que venant les
clore. Il ne s’agit donc pas de s’abstenir d’agir, contrairement au contre‑
sens régulièrement fait à l’encontre du principe de précaution, mais d’agir
différemment, notamment de manière réversible, afin de tenir compte des
conséquences éventuelles de ses décisions. En quoi ce modèle d’action
vous a‑t‑il semblé insuffisant, voire inadéquat dans cette situation ?
FK : J’ai emprunté à Andrew Lakoff l’idée selon laquelle la
biosécurité ne fonctionne pas selon un principe de précaution, comme
c’était le cas pour la sécurité sanitaire que j’avais étudiée à l’AFSSA, mais
par un principe de préparation (« preparedness ») 26. C’est la fameuse
phrase que nous avons tous lue dans les journaux en 2005, lors des pre‑
miers cas de grippe aviaire : la question n’est pas « quand la pandémie
aura‑t‑elle lieu ? » mais « sommes-nous prêts ? ». Alors que le principe
de précaution oblige à suspendre une intervention artificielle sur la nature
en cas d’incertitude sur les conséquences, et à produire un espace de
délibération publique autour de cette incertitude (type forum OGM ou
agence de sécurité sanitaire des aliments et des médicaments), le principe
de préparation incite à rassembler tous les acteurs d’une chaîne pour leur
faire imaginer une catastrophe d’origine naturelle ou intentionnelle (type
cyclone, pandémie ou attaque terroriste). Alors que le principe de précaution
oblige à maximiser les risques pour éviter l’introduction dans la société
d’un produit dangereux, le principe de préparation conduit à imaginer la
catastrophe à venir pour évaluer les vulnérabilités dans la société présente.

25. F. Keck, « Un échec du catastrophisme », Le Monde, 8 janvier 2010, p. 4.


26. Cf. A. Lakoff, « Preparing for the next Emergency », Public Culture, 19, 2006, trad. fr.
« Jusqu’où sommes-nous prêts ? », Esprit, avril 2008, p. 104-111.

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20 Émilie Hache

Ce sont des rationalités très différentes, qui viennent pour la première de


la dissuasion nucléaire des années 1960 (et dont on pourrait trouver les
sources dans certains courants apocalyptiques et millénaristes) alors que

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la seconde vient des mouvements environnementalistes des années 1970
(dont on pourrait en effet trouver les sources dans l’éthique prudentielle
des Grecs reprise dans la morale provisoire des Classiques).
Le diagnostic que j’ai proposé en janvier 2010, lorsqu’une journaliste
du Monde qui connaissait mes travaux sur la « vache folle » m’a demandé
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mon avis sur ce que l’on refusait d’appeler en France la « grippe porcine »,
c’est que l’on ne comprenait rien à la situation si on l’interprétait à la
lumière du principe de précaution. Le gouvernement français lui-même
n’a pas invoqué ce principe, mais plutôt celui de l’égalité de tous les
citoyens devant la vaccination, qui avait été réaffirmé en février 2009 par
le Comité Consultatif National d’Éthique. Ce sont les citoyens refusant
de se faire vacciner qui ont appliqué le principe de précaution, puisqu’ils
ont considéré qu’il y avait trop d’incertitudes sur ce vaccin fabriqué
rapidement, et que son bénéfice par rapport aux effets secondaires était
insuffisant au vu de la faible dangerosité du virus. On peut dire alors
que les sites Internet anti-vaccination ont servi de forum de délibération
publique, le gouvernement restant très peu transparent sur les conditions
dans lesquelles les vaccins étaient achetés et distribués. J’ai dit qu’il aurait
fallu rappeler l’ensemble des crises sanitaires précédentes (vache folle,
grippe aviaire) qui ont conduit à lancer l’alerte sur le virus H1N1 émergé
au Mexique en avril 2009, et que faute de cette explication sur le long
terme de l’écologie des virus, on ne pouvait pas comprendre pourquoi
il fallait se préparer à l’émergence d’un nouveau virus. Faute de cette
pédagogie minimale, les personnes à risque ne se sont pas vaccinées
cette année contre la grippe (qui est toujours du H1N1, puisque le virus
pandémique de 2009 est devenu saisonnier), avec des morts chez des
personnes jeunes, notamment en Grande-Bretagne.
Cette intervention a été prise à tort comme une critique du prin‑
cipe de précaution, à tel point que le lendemain Le Monde a publié un
entretien avec François Ewald pour défendre le principe de précaution,
puisqu’il en est un des introducteurs en France. Je ne dis pas qu’il faut
abandonner le principe de précaution mais qu’il faut le réserver pour les
crises sanitaires auxquelles il est adapté, comme l’affaire du Mediator
(ce médicament anti-diabétique utilisé à tort comme coupe fin et qui a
causé un millier de morts) ou celle des perturbateurs endocriniens (ces
composés chimiques présents dans l’alimentation qui déclenchent des

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Entretien avec Frédéric Keck 21

effets cancérigènes catastrophiques au‑delà des effets-doses connus par


les toxicologues). Le principe de préparation est en revanche plus adapté
à des crises écologiques globales pour lesquelles il ne suffit pas de retirer

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un produit du marché mais il faut changer toutes les pratiques, évaluer
les vulnérabilités à tous les points de la chaîne : c’est notamment le cas
pour les pandémies ou le réchauffement climatique. Les effets en cours
sont tellement irréversibles, du fait de l’augmentation du nombre de
vivants sur la planète, qu’il est impossible d’arrêter le processus en se
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mettant autour d’une table : on peut seulement « limiter » (mitigate) la


catastrophe écologique.
Je dirais donc que le principe de précaution est débordé vers le haut
par le principe de préparation : le premier s’applique bien à l’échelon
national, à la limite européen (avec des rapports entre un gouvernement,
des agences sanitaires et des forums citoyens), le second s’applique bien
à l’échelle globale (avec des réseaux d’experts fédérés par les organi‑
sations internationales). Mais il est également débordé vers le bas par
toutes les pratiques de prévention qui sont appliquées depuis le xix e
siècle à partir des connaissances épidémiologiques locales relayés par les
savoirs nationaux. Il ne faudrait pas croire que le principe de précaution
a introduit la rationalité du risque dans une forêt de pratiques primitives :
les acteurs locaux ont toujours eu des pratiques de prévention, comme
les éleveurs lorsqu’ils circonscrivaient le foyer d’une maladie, et l’État-
nation s’est construit en monopolisant ces savoirs dans le cadre d’une
science souveraine – selon la formule d’Auguste Comte : « Science
d’où prévoyance, prévoyance d’où action ». Au cours de mon enquête,
j’ai vu des vétérinaires qui défendaient le principe de prévention contre
le principe de précaution mobilisé par les médecins au moment de la
crise de la vache folle, puis qui ont utilisé le principe de préparation au
moment de la grippe aviaire, de telle façon que les médecins ont brandi
la précaution contre la préparation au moment de la grippe porcine. Ces
principes ne doivent pas être pris comme des résolutions définitives des
problèmes : ce sont des solutions provisoires, élaborées dans des contextes
de crise puis stabilisés dans des institutions, et que les acteurs peuvent
mobiliser en fonction de leurs luttes.
L’anthropologue ne peut donc pas critiquer un principe au nom de la
réalité (en reprenant le discours selon lequel « on en fait trop » ou en disant
au contraire qu’« on n’est pas prêts ») mais il peut observer comment
les acteurs se saisissent de ces principes dans leurs critiques (les deux
reproches précédents étant en fait des critiques de la précaution au nom

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22 Émilie Hache

de la prévention et de la préparation). Ce qui intéresse l’anthropologue,


ce ne sont pas les principes moraux en tant que tels, mais la façon dont ils
recomposent le jeu entre les êtres – humains et non-humains – mobilisés

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dans l’activité scientifique 27.
EH : Les sciences ne se réduisent pas aux seules sciences expéri-
mentales, elles comprennent une multiplicité de pratiques. Or, parfois,
les objets étudiés le sont avec de mauvais outils, comme ce fut le cas des
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animaux. L’ontologie moderne refusant à ces derniers le statut de sujet


(et donc les rejetant du côté des objets), on a prétendu pouvoir les étudier
à partir des sciences expérimentales, et on a inventé pour ce faire une
pseudo-science : la zootechnie. Ce faisant, si les différentes épidémies de
ces vingt dernières années mettent en crise le modèle de domestication
moderne, i.e. l’élevage industriel, elles obligent aussi à nous interroger
en amont sur cette ontologie qui a permis une telle situation, comme en
aval sur les outils mobilisés pour accéder à ces êtres.
Vous insistez beaucoup dans votre livre sur « l’ambivalence » des
animaux d’élevage, et vous parlez à propos des épidémies de grippe de
« vengeance » de ces derniers à notre égard. N’avez-vous pas peur, en
recourant à cette métaphore, de revenir à une forme d’exotisme moderne ?
C’est-à‑dire d’être à la fois en deçà de ce que des sciences comme
l’éthologie sont en train de nous apprendre des animaux (le recours à une
métaphore pouvant faire croire que l’on ne peut rien savoir d’eux par les
sciences) et de ce que politiquement nous leur faisons subir depuis plus
d’un demi-siècle au moins (conditions sanitaires, régime alimentaire,
etc., expliquant pourquoi ces animaux sont malades) ?
FK : J’ai en effet beaucoup réfléchi au discours des experts selon
lequel les maladies infectieuses émergentes (Ebola, Sida, SRAS, grippe,
dengue, etc.) manifestent que la nature se venge des transformations
que les hommes lui ont imposées (augmentation du nombre d’animaux
élevés et transportés à des fins de consommation humaine, réchauffement
climatique, déforestation, urbanisation, etc.) 28. Je ne le reprends pas à

27. Je reprends ici le diagnostic de P. Rabinow, Une France si moderne. Naissance du


social (1800-1950), Paris, Buchet-Chastel, 2006, p. 577 : « Dans les années qui ont suivi
la parution de French Modern, le “principe de précaution” fut la seule expression nouvelle
apparue dans le registre de la rationalité politique ».
28. Cf. M. Schwartz et F. Rodhain, Des microbes ou des hommes, qui va l’emporter ?, Paris,
Odile Jacob, 2008, et F. Moutou, La Vengeance de la civette masquée. SRAS, grippe aviaire…
D’où viennent les nouvelles épidémies ?, Paris, Le Pommier, 2007. « L’inventeur » de ce
discours est le médecin américain d’origine française René Dubos (1901-1982).

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Entretien avec Frédéric Keck 23

mon compte, mais je tente de l’exprimer dans un cadre plus conforme


aux sciences sociales. Il est en effet très étrange de voir des savants
globalisés retrouver le discours des « sauvages » amazoniens selon

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lequel les animaux se vengent des déséquilibres écologiques d’origine
anthropique en envoyant des êtres invisibles qui détruisent les hommes 29
(les virus ne sont en effet ontologiquement pas très différents des êtres
du rêve mobilisés par les sociétés dont s’occupent les ethnologues : on
peut les tracer, les chasser, les ingérer, les expulser…). Par ailleurs, ce
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discours recoupe un certain nombre de préoccupations morales sur la


cruauté de l’élevage industriel qui réduit les animaux à des machines à
viande, préoccupations que j’ai retrouvées aussi bien chez les protecteurs
des animaux en Europe que chez les bouddhistes en Asie. On voit bien
que se dessine ici un ensemble de discours de contestation dans le cadre
de la rationalité de la préparation : si vous voulez nous préparer à une
pandémie d’origine animale, il ne faudra pas se contenter d’acheter des
masques, des antiviraux et des vaccins, il faudra changer les conditions
dans lesquelles on élève et transporte les animaux à des fins de consom‑
mation humaine. Derrière le slogan ou la métaphore de la « vengeance
de la nature », il y a bien un ensemble de pratiques et de problèmes qu’on
peut exprimer dans le langage des sciences sociales.
Je crois qu’on peut donner à ce discours de la « vengeance de la
nature » un statut analogue à celui de la « revanche de Gaïa » proposé par
James Lovelock 30. Il ne s’agit pas d’attribuer une intention à la nature,
selon une conception métaphysique intenable, mais de rassembler un
grand nombre de phénomènes aléatoires (les mouvements climatiques,
les mutations virales) dans une image destinée à frapper et à produire
l’action. Il y a toujours eu des mutations virales, mais l’augmentation
du nombre de vivants a produit des émergences catastrophiques, qu’on
peut présenter comme une réponse (mécanique ou intentionnelle, peu
importe) à la variation dans l’activité humaine – de même que le réchauf‑
fement du climat peut être corrélé à l’augmentation des gaz à effets de
serre d’origine anthropique sans supposer une intention de la nature.
Il y a là un « mythe » au sens de Georges Sorel 31 : une représentation
de l’arrêt de l’activité humaine qui permet rétrospectivement de voir
les vulnérabilités dans le tissu vital et social (ce que l’anthropologue
29. Cf. P. Descola, Les lances du crépuscule : relations Jivaros. Haute-Amazonie, Paris,
Plon, 1993, et Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
30. Cf. J. Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion,
1999, et La revanche de Gaïa, Paris, Flammarion, 2007.
31. Cf. G. Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Pages libres, 1908.

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24 Émilie Hache

Stefan Helmreich appelle une « gaïasocialité » 32 : l’ensemble des liens


entre les grands vivants et les microbes), et prospectivement d’agir sur
lui pour le transformer.

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J’ai donc posé à la fin de mon ouvrage la question suivante : la pandémie
est-elle un mythe ? Il s’agissait d’abord de réagir aux accusations de conflits
d’intérêt à l’endroit des experts en virologie, en prenant le contre‑exemple
des experts du GIEC accusés d’avoir élaboré un « mythe climatique » pour
défendre leurs intérêts corporatistes. J’ai proposé de prendre le mythe non
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au sens d’un récit illusoire masquant les intérêts des dominants, mais au sens
d’un ensemble de discours exprimant une ambivalence ou une contradiction
dans la condition humaine. La grippe aviaire a produit un mythe pandé-
mique au sens où elle fait percevoir les oiseaux comme des êtres ambiva‑
lents (« poulets grippés », à la fois sources de biens et de maux, de viandes
et de virus). Le dispositif de biosécurité déplace alors cette contradiction
sur deux axes : horizontalement, en traversant tous les groupes qui ont
affaire à ces êtres ambivalents (éleveurs, marchands, ornithologues,
microbiologistes, autorités sanitaires, médias, consommateurs) et vertica‑
lement, en produisant des récits sur la catastrophe à venir de plus en plus
abstraits (attaque terroriste, génocide, complot international). J’emprunte
cette analyse du mythe à Claude Lévi-Strauss 33, mais elle vient en fait
de Marx. On peut ainsi donner une interprétation marxiste du thème de
la vengeance de la nature : les animaux « se vengent » en envoyant des
virus aux humains lorsque le « contrat domestique » est rompu du fait de
l’industrialisation de l’élevage, c’est-à‑dire lorsque l’échange « denrées
animales contre soins vétérinaires » apparaît comme inégal 34.
Je suis donc d’accord pour dire que les sciences nous ont appris
beaucoup sur le comportement des animaux au cours du dernier siècle
(autant l’éthologie que la zootechnie d’ailleurs, même si elles ne visent
pas les mêmes objectifs). Mais je replacerais ces sciences dans une
transformation plus large des conditions sociales dans lesquelles les
hommes ont élevé les animaux. Les militants de la cause animale nous
avaient déjà appris au xix e siècle que les animaux étaient exploités, et
les éthologues nous ont montré comment ils se comportent à « l’état
libre » : les maladies infectieuses émergentes nous permettent de voir

32. Cf. S. Helmreich, Alien Oceans. Anthropological Voyages in Microbial Seas, Berkeley,


University of California Press, 2009.
33. Cf. F. Keck, Lévi-Strauss et la pensée sauvage, Paris, PUF, 2003.
34. Cf. C. et R. Larrère, « L’animal, machine à produire : la rupture du contrat domestique »,
dans F. Burgat et R. Dantzer (éds.), Les animaux d’élevage ont‑ils droit au bien-être ?,
Paris, Éditions de l’INRA, 2001, p. 9-24.

Le Philosophoire, 35 (2011) – La Science, p. 9-26


Entretien avec Frédéric Keck 25

comment les animaux interagissent avec les hommes quand ils passent
de la liberté à la domestication. Or c’est ce seuil (séparant les sociétés
de chasseurs des sociétés pastorales) que l’anthropologie étudie depuis

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longtemps.
EH : J’aimerais terminer cet entretien par une question sur le statut
épistémologique de votre livre : vous vous présentez comme philosophe
et anthropologue. Quelle(s) différence(s) faites-vous entre votre travail et
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celui d’un sociologue ? Cette différence, le cas échéant, serait-elle liée au


fait que vous essayez, dans votre livre, de tenir de front une sociologie des
sciences et une anthropologie des religions (par exemple en étudiant la
réaction des bouddhistes de Hong Kong à la grippe aviaire) ? Les Science
Studies restent indéterminées quant à leur statut, entre sciences politiques,
histoire, sociologie et philosophie : qu’en est‑il dans votre travail ?
FK : C’est une question difficile, parce que disciplinaire – mais les
questions de discipline font partie de la politique des sciences. Il serait
absurde aujourd’hui d’opposer une sociologie des sociétés modernes et
une anthropologie des sociétés exotiques, puisque tout le travail de Latour,
et les transformations des sciences sociales autour de lui, ont conduit à
dépasser un tel « Grand Partage ». Il y a consensus aujourd’hui pour
dire que la méthode des sciences sociales est l’ethnographie qualitative,
que ce soit pour étudier des sociétés proches ou éloignées, complétée
éventuellement par des statistiques quantitatives (car on ne dispose
souvent pas de telles statistiques pour des sociétés éloignées). Je ferais
cependant une distinction entre la sociologie et l’anthropologie, en disant
que la première prend le point de vue de la société (c’est-à‑dire qu’elle
suppose un substrat social qui est l’objet de l’enquête, que ce soit sous
la formes de structures d’organisations, de classes économiques ou de
réseaux d’acteurs) alors que la seconde laisse ouverte une pluralité de
points de vue. L’anthropologie affronte de façon radicale l’indétermina‑
tion des sciences humaines, où ce sont des hommes qui observent des
hommes, alors que la sociologie suspend cette indétermination en se
donnant pour visée la société (même en déconstruisant une conception
substantielle de la société comme réseaux). En ce sens, mon livre est
un livre d’anthropologie : ce n’est pas une sociologie de la biosécurité,
qui en ferait le nouveau maillage des actions sociales, mais un récit de
voyage, un tour du monde de la grippe aviaire. J’assume le fait que ce
récit soit écrit à la première personne, qu’il recoure parfois à des clichés
orientalistes ou exoticisants, car ce sont des repères stables pour décrire

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26 Émilie Hache

une contingence radicale des rencontres. J’ai été surpris par mon objet,
et je ne sais toujours pas où ces activités scientifiques vont me mener.
Les livres de Latour que je préfère sont ceux où sa position d’enquêteur

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laisse la place à cette surprise, quand il entre dans un laboratoire, dans
les couloirs du métro ou au Conseil d’État 35…
En même temps, et dans un autre sens, je garde l’idée de Mauss
et Lévi-Strauss selon laquelle l’anthropologie décrit un « fait social
total » 36. La grippe aviaire m’a intéressé parce qu’on pouvait suivre les
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« poulets grippés » dans des mondes sociaux hétérogènes, sans savoir


à l’avance comment ils allaient recomposer la société. Ainsi, quand j’ai
rencontré des bouddhistes qui relâchaient des animaux, je n’y ai pas vu
tant les bonnes vieilles « pratiques religieuses » qu’on pourrait opposer
aux « systèmes scientifiques », mais j’y ai vu exprimé dans toutes ses
conséquences le point de vue des consommateurs qui veulent manger des
aliments « purs » et libérer les animaux de leur esclavage industriel, et
j’ai pu alors l’opposer à celui des producteurs, pour qui les volailles sont
des flux de marchandises à gérer mais aussi des vivants à soigner. J’ai
construit tout mon livre entre ces deux points de vue, en situant le travail
des autres acteurs entre les deux pôles opposés d’une contradiction dans
la perception des animaux. C’est la tension féconde de l’anthropologie :
explorer une multiplicité de points de vue sur un phénomène indéterminé,
et tenter de la réduire à une polarité fondamentale. Mais je ne prétends
pas avoir « tout » dit sur la grippe aviaire. C’est un fait social total au
sens où il faudrait toutes les compétences des sciences humaines pour
en déplier les conséquences : des économistes (pour suivre l’évolution
des consommations de viande, d’antiviraux, de vaccins), des politistes
(pour suivre les transformations des organisations locales, nationales
et internationales), des juristes (pour travailler sur les effets de la qua‑
lification « pandémique » sur la politique des virus)… La seule science
humaine qu’il faudrait peut-être laisser à l’écart de ce travail collectif,
c’est la psychologie : car ce que nous ressentons devant les alertes à la
pandémie, nous le savons trop bien ; et ce que ressent un poulet grippé
conduit au bûcher, on ne peut pas le savoir – et pourtant, c’est peut-être
autour de cela que tourne toute cette affaire.

35. B. Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992, et La Fabrique


du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.
36. C. Lévi-Strauss, introduction à M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF,
1950.

Le Philosophoire, 35 (2011) – La Science, p. 9-26

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