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DE L’AUTRE À L’UN

Guilaine Guilaumé

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2021/3 N° 109 | pages 78 à 82


ISSN 2258-8051
ISBN 9782374710419
DOI 10.3917/lcdd.109.0078
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 15/03/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.174.3)

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De l’Autre à l’Un
Guilaine Guilaumé
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Lorsqu’il entame son Séminaire de 1976-77 sous le titre « L’insu que sait de l’une-bévue
s’aile a mourre », donnant ainsi à la langue la plus grande équivocité possible, Lacan
précise qu’il « essaye d’introduire quelque chose qui va plus loin que l’inconscient 1 ». En
effet, « L’inconscient n’a rien à faire avec l’inconscience, pourquoi dès lors ne pas traduire
tout tranquillement par l’une-bévue ? 2 ». Il ajoute qu’un rêve, un acte manqué, un trait
d’esprit sont des bévues.
Alors quel sens donner à ce « plus loin que l’inconscient » qui désignait, à l’origine
de son enseignement, le discours de l’Autre, le trésor des signifiants ? Quelle perspective
pour la cure analytique dans ce Séminaire que Lacan prononça cinq ans avant sa dispa-
rition ? Jacques-Alain Miller nous éclaire en indiquant que le tout dernier enseignement
de Lacan est un retour « en deçà de l’Autre 3 ». Pas au-delà, mais en deçà, un retour au
temps où le sujet n’est plus parlé par l’Autre, où il cesse de croire qu’il dit ce qu’il veut
dire et de se croire la marionnette d’un Autre qui lui imposerait un destin. Ce Lacan
contre Lacan – aggiornamento continuel tout au long de son œuvre – s’est déployé à
partir de la puissance donnée au symbolique jusqu’au hors sens du réel : Le hors-sens
de la vie, du sexe et de la mort.

Lors de la première leçon du Séminaire XXIV, Lacan reprend la question de la fin de


l’analyse pour indiquer sans ambages qu’elle n’est pas une identification à l’analyste, pas
plus qu’à son inconscient. Il s’agit plutôt de connaître son symptôme, ce qui veut dire
« savoir faire avec, savoir le débrouiller, le manipuler. […] Savoir y faire avec son symp-
tôme, c’est là la fin de l’analyse 4 ».

Guilaine Guilaumé est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976,
Ornicar ?, no 12-13, décembre 1977, p. 5.
2. Ibid.
3. Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », La Cause du désir, no 91, novembre 2015, p. 100.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », op. cit., p. 6 -7.

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Guilaine Guilaumé, De l’Autre à l’Un

En mai 1977, dans sa dernière leçon et dans la suite de sa rencontre avec Joyce 5,
Lacan aspire même à « un nouvel usage du signifiant qui n’aurait, comme le réel, aucune
espèce de sens 6 ». Cette perspective du dernier enseignement de Lacan qui oriente la
pratique de l’analyse, J.-A. Miller la qualifie de « psychanalyse absolue. Entendons par
là […] qu’elle ne ressemble à rien de ce qui avait paru jusqu’alors, c’est la psychanalyse
sans pareil 7 ».

Éliminer la grammaire

Tess demande une analyse alors qu’elle vient de se séparer d’avec l’homme qui est son
compagnon depuis huit ans. Elle n’est pas sûre d’avoir pris la bonne décision : « C’est
quelqu’un de bien, est-ce que je fais bien de le quitter ? »
L’insu en elle, elle l’attribue à l’inconscient, elle croit à un inconscient-besace qu’il
va falloir ouvrir et vider. Ses signifiants sont indexés au discours de l’Autre et elle sonde
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la dimension de destin qui, selon elle, oriente sa vie : « Si ma mère avait été autrement,
serais-je autrement ? Je me suis construite par rapport à ce qu’on pense de moi, mais ce
que je suis, est-ce ça que je veux vraiment ? » Son discours témoigne de ce que « la
névrose est affaire de relations sociales 8 ».
Tess croit à la nature, à une personnalité naturelle qu’il lui faudrait retrouver, un
« moi » détaché de toute influence de l’Autre qui la rendrait à elle-même, à sa propre
identité. Elle attend de l’analyse de trouver son être, son « Je suis ». Un métier dans le
social satisfait son goût de l’ordre et de la justice. C’est une moraliste qui sait ce qui est
bien ou mal, mais qui en perçoit aussi les impasses : le bien qu’elle veut pour l’autre, cet
autre le refuse et ce hiatus est une réelle souffrance pour elle.
Les premières années d’analyse lui ont permis de cerner les coordonnées familiales
de son arrivée au monde, elle, la fille du milieu, entourée de quatre sœurs et d’expéri-
menter la vacillation du manque-à-être à travers les formations de l’inconscient que
furent ses rêves, ses lapsus et ses actes manqués.
Puis, le signifiant « malsain » est apparu, signifiant récurrent qu’elle faisait équiva-
loir à « pervers ». Elle qui se voulait sans symptôme se reprochait d’être malsaine, d’avoir
des pulsions agressives, de rendre leur vie commune, à elle et son compagnon retrouvé,
insupportable.

Autre à elle-même

Surprise par mon intervention « Vous voulez être une sainte », en rupture avec ce
qu’elle croyait vouloir dire, Tess s’est laissée déloger de sa position assujettie au discours

5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005 et Lacan J.,
« Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
6. Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », op. cit., p. 116.
7. Ibid., p. 107.
8. Ibid., p. 99.

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L’insu

de l’Autre, tout particulièrement aux figures parentales. Elle a pris à son compte cette
sainteté, marque de son désir, comme étant d’elle et non pas des autres. La sainte, dans
son cas, nomme son rapport singulier à cet autre qu’est son propre corps, un corps
qu’elle voudrait éthéré, sans consistance, sans jouissance, un corps harmonieux. Ce
corps, autre à elle-même, ce corps qu’elle a mais qu’elle n’est pas, la déroute dans sa
dimension de corps étranger. La question de sa féminité, que son envie de devenir mère
ne recouvre pas entièrement, s’est ouverte.
Son identification à la sainte contient son envers de haine, de son corps et des autres,
ce qu’elle a aperçu et dont elle se sent maintenant responsable au sens d’un choix symp-
tomatique qui lui est singulier, loin des discours de son entourage, et qu’elle apprend à
connaître.
« Dans la structure de l’inconscient, il faut éliminer la grammaire. Pas la logique, mais
la grammaire. Dans le français, il y a trop de grammaire. 9 » précise Lacan. J.-A. Miller
souligne dès lors qu’en « mettant Une-bévue à la place de l’Unbewusst, Lacan a procédé
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à une forme d’échange. Dans cet échange qui n’est pas une traduction mais qui est fondé
sur l’assonance, un mot est mis à la place d’un autre 10 ».
Là où « malsain » était l’écho d’un idéal a-symptomatique, l’échange entre « malsain »
et « sainte » a supposé de ne pas se laisser endormir par le sens, par l’articulation d’un
soi-disant sens commun, mais plutôt de rester en éveil sous l’aiguillon du son. Le Un
de l’Une-bévue est du registre de la coupure, pas du sens et passer de l’Autre à l’Un,
c’est considérer l’insu comme débarrassé « des scories héritées du discours de l’Autre 11 »
pour ouvrir à l’être de symptôme.

Savoir y faire avec ce qu’on est

Joy ne se supporte pas, elle veut être autrement. Son rapport aux autres marqué d’ex-
clusivité atteint son paroxysme dans sa relation amoureuse, véritable ravage. Elle n’est
jamais aussi bien que lorsque son ami se trouve loin d’elle, étudiant dans une ville loin-
taine. Mais dès qu’il se rapproche géographiquement, dès qu’il s’agit d’organiser leurs
retrouvailles, c’est l’enfer. Voudra-t-il passer tout son temps avec elle ? S’il est avec ses
amis, que va-t-il faire ? Fumer, boire ? Pensera-t-il à elle, l’appellera-t-il ? Ces soirées où
elle est seule, dans la proximité et l’absence de son amoureux, sont un calvaire : elle lui
laisse cinquante messages, elle pleure, l’appelle, le harcèle de questions. Tout cela la laisse
épuisée et triste, dans une perception d’elle-même très dégradée.
Enfant unique du couple de ses parents, Joy a été marquée par cela. « Peut-être que
si j’avais eu un frère ou une sœur, je ne serais pas comme ça ». Elle vit dans un monde
instable, sans point de capiton pour empêcher la fuite du sens, envahie constamment

9. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 11 janvier 1977,
Ornicar ?, n° 14, Pâques 1978, p. 6.
10. Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », op. cit., p. 104.
11. Ibid., p. 103.

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Guilaine Guilaumé, De l’Autre à l’Un

par l’Autre qui la laisse sans répit et sans secours. C’est ainsi depuis son enfance. Ce fut
d’abord avec sa mère avec laquelle elle a eu, selon ses termes, « une relation possessive ».
L’absence de cette dernière la confrontait à des angoisses majeures. Le battement
présence-absence n’opérait pas pour elle qui se sentait littéralement abandonnée.
Ce fut ensuite avec ses amies à l’égard desquelles une question incessante la tarau-
dait : est-elle une pote, une amie, une meilleure amie ? En fonction de la réponse qu’elle
se donnait, la question suivante était : comment se comporte-t-on avec une pote, une
amie, une meilleure amie ? Et comme il n’y avait pas de réponse univoque, Joy, qui ne
pouvait s’inventer aucun savoir faire, restait la proie de questions insondables.
Actuellement, avec son partenaire amoureux calme et très à l’écoute, l’angoisse est à
son comble : « C’est quoi être en couple ? Comment doit-on se comporter ? C’est quoi
la norme ? »

La souffrance de Joy tient aussi à ce qu’elle veut être comparable à ses amies qu’elle
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trouve à l’aise en société, qui ont toujours quelque chose à raconter, « qui ne pètent pas
des câbles, elles, à tout bout de champ ». Mais précisément, c’est de son incomparable
qu’elle a à se faire responsable sans y inclure ceux qu’elle voue régulièrement aux gémo-
nies et dont elle fait la cause de ses malheurs. Ce lien sans limite aux autres, cette inclu-
sion qu’elle appelle autant qu’elle la rejette, Joy ne sait pas la réguler et « l’amour fou »
se retourne régulièrement en « sentiment d’être rejetée ». « J’ai peur de les saouler alors
je ne m’incruste pas, je m’exclus mais je voudrais qu’ils viennent me chercher ».

S’être adressée à un partenaire-analyste permet à Joy, tout d’abord, de ponctuer un


quotidien dans lequel elle dérivait sans amarres. À chaque rendez-vous, elle énonce sur
un mode très sthénique les pensées obsédantes qui l’assaillent. Je l’accueille très calme-
ment, je parle peu, il s’agit de lui donner de l’air, de desserrer l’étau des pensées inces-
santes. Elle en mesure les effets : « Je suis bien ici, après je me sens mieux et quand je
suis reprise par mes problèmes, je pense à nos séances et je sais que je vais pouvoir vous
en parler et ça me fait du bien et ça me calme. » Pas trop de présence, pas trop de mots
pour ne pas rajouter au monde chaotique de Joy.
« La névrose n’est pas tant un phénomène de l’Un que le résultat du plongement de
l’Un dans la sphère de l’Autre. […] Lacan y oppose l’automatisme mental dans la
psychose, […] c’est un plongement de l’Autre dans l’Un […] À cet égard, la psychose
tient à l’Un sans l’Autre, elle tient à l’Un qui a absorbé le chaos du discours universel et
qui le ressent, le vit en son intérieur 12 », précise J.-A. Miller.

Sans pareil

Dans « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile a mourre », l’achoppement par lequel Lacan
définit l’inconscient dans le Séminaire XI n’est plus le même. « La bévue devient effet de

12. Ibid., p. 117.

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L’insu

l’inconscient lorsqu’on y rajoute du sens, l’intention inconsciente. […] Le forçage de


Lacan, la torsion qu’il impose ici à l’analyste, dans sa pratique, est de resituer la bévue
avant l’inconscient. Cela n’abolit pas l’inconscient, cela n’abolit pas l’Autre, cela décale
l’Autre en Un 13 ».
Lacan vise ce qu’il y a de plus singulier dans chaque être parlant. Il a logé le sinthome
dans l’Un et l’inconscient dans l’Autre. En prenant la main de Joyce, il a dégagé ce
« radical à chacun son sinthome 14 » qui invite à saisir chaque Un comme Un absolu,
séparé, un sans-pareil.
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13. Ibid., p. 104.


14. Ibid., p. 102.

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