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BLABLA OU BILBOQUET ?

Alain Grosrichard

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2016/1 N° 92 | pages 55 à 57
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040954
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2016-1-page-55.htm
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L’OBJET ET LA FICTION

Face à l’impossible écriture du rapport sexuel, objet et fiction


sont les voies ouvertes au parlêtre.

BLABLA OU BILBOQUET ?
Alain Grosrichard

O n ne peut pas faire couple – ça dépend avec quoi ! Partons d’une remarque
que Freud fait dans son commentaire sur la Gradiva de Jensen.

Mathématisations du rapport sexuel

Il évoque le fameux mot lancé par une courtisane à Venise au jeune Rousseau suite à
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un fiasco humiliant. Elle le quitte en lui lançant : « Giannetto [Jean-Jacques] lascia le
donne e studia la matematica [laisse les femmes et étudie les mathématiques]. » À son
retour à Paris, Rousseau se met à fréquenter les salons. Mais un jésuite, célèbre à l’époque
pour l’invention de ce qu’il appelait le clavier oculaire, lui donne ce conseil : « À Paris,
on n’arrive que par les femmes. Simplement, la prudence pour un sage que vous devez
être c’est de considérer que les sages doivent être comme les asymptotes auprès des
femmes, s’en approcher toujours mais ne les toucher jamais. » Asymptote, étymologi-
quement, veut dire « ce qui ne peut se toucher ». Il y a donc là une mathématisation
amusante de l’impossible du rapport sexuel, et évidemment on va s’empresser de relever
les défis. Voici deux exemples.
On trouve le premier chez Diderot dans Les bijoux indiscrets, dans un chapitre, le
dix-huit, qui a été rajouté après. Les bijoux indiscrets datent de 1736-37. Diderot donne
le commentaire suivant dans ce chapitre : il s’agit d’une île sur laquelle les hommes et
les femmes sont dotés de « bijoux », c’est-à-dire de sexes, de formes cylindriques. De
sorte qu’un bijou masculin de forme conique pourra parfaitement s’emboîter avec un
bijou de sexe correspondant en vide, etc. À quoi s’ajoute d’ailleurs une variante supplé-
mentaire : ceux qui procèdent aux mariages, les prêtres rationalistes et géomètres de
cette île de cyclophiles, utilisent le thermomètre pour qu’une fille jeune qui a un bijou
correspondant à celui d’un vieillard, puisse s’accorder avec lui question température. Il
y a donc une géométrisation du rapport sexuel, ainsi qu’un calcul thermométrique qui
permet des mariages de raison qui marchent formidablement bien.
Texte issu d’un entretien réalisé par Matlène Belilos et Thomas Boujut.

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L’objet et la fiction

Et puis un autre exemple – mais on pourrait les multiplier –, c’est celui que l’on
trouve sous la plume de Madame du Châtelet qui, à l’époque où elle se trouvait avec
Voltaire à Cirey, dans les mêmes années 1738-39, se trouve amie avec un jeune Italien,
Algarotti, qui était un passionné de Newton et qui avait proposé un calcul du rapport
amoureux. Je donne la citation de Madame du Châtelet qui doute un peu de la réalisa-
tion de cela. Elle écrit à son ami Maupertuis, autre calculateur des plaisirs : « Il y a chez
Algarotti un endroit où il dit que l’amour décroît en raison inverse du carré de l’absence
et du cube de la distance et que, selon la première proposition, un amant qui a été huit
jours sans voir sa maîtresse l’aime soixante-quatre fois moins. »
Et de fait, Rousseau constate que la mathématisation ne donnera rien et qu’il est
condamné à une sorte de solitude avec lui-même. Il évoque, dans le livre V des Confessions
– c’est un très beau petit passage qui fait énigme – son incapacité à parler dans les salons
où se trouve une femme qu’on courtise, etc. Dans ces salons, la femme est là, qui fait des
nœuds, et il écrit : « Faire des nœuds c’est ne rien faire et il faut tout autant de soin pour
amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les bras croisés. » Faire des
nœuds c’est ne rien faire – évidemment, Lacan nous a montré que c’est faire quelque
chose. Mais laissons de côté ce « faire des nœuds ».

La morale du bilboquet
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Rousseau dit : « Moi, si je revenais dans le monde... » À ce moment-là, il a quitté le
monde, il est dans la solitude. « […] si je revenais dans le monde, j’aurais toujours dans ma
poche un bilboquet et j’en jouerais toute la journée pour me dispenser de parler quand je
n’ai rien à dire. » Substitut à la jouissance du blabla, le jeu muet du bilboquet. « Si chacun
en faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait
plus sûr et, je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient s’ils le veulent mais je
soutiens que la seule morale apportée du présent siècle est la morale du bilboquet. »
Alors évidemment, on pourrait transposer à ce qui se passe aujourd’hui dans notre
monde, où nous n’avons pas de bilboquets, mais nous avons toutes sortes d’objets a ou
autres substituts avec lesquels on joue, au fond, faute de pouvoir parler et en parlant de
rétablir un rapport sexuel.
Ce qui est amusant, c’est que cette « morale du bilboquet », Marivaux l’avait déjà
évoquée dans un texte de jeunesse mal connu. En 1713, le jeune Marivaux publie une
sorte de conte allégorique intitulé Le bilboquet. C’est l’histoire d’un jeune amant qui
découvre avec amertume, et finalement désespoir, que sa maîtresse a été gagnée de la
contagion du jeu du bilboquet. Et tous les autres amants sont aussi dans le même déses-
poir de voir leurs maîtresses prises au jeu, mais les maîtresses aussi, parce que les amants
se mettent à jouer au jeu du bilboquet, et finalement on ne se parle plus, tout le monde
se met à jouer avec son bilboquet.
Cette épidémie de bilboquets remonte d’ailleurs très haut. Dans Gargantua, c’est un
des jeux de Gargantua, mais ce qui le met en vogue et provoque une fureur du bilboquet
se passe sous Henri III, à la fin du XVIe siècle, où le Roi joue au bilboquet avec ses mignons.

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D’où les critiques : « On ne gouverne plus, on joue au bilboquet. » Et puis l’épidémie va


se calmer sous Louis XIII, et surtout sous Louis XIV, mais réapparaître avec violence et fureur
au début du XVIIIe siècle, où on se remet à jouer au bilboquet. On a des images de ce jeu
du bilboquet évidemment exagérées, qui montrent bien que, au fond, chacun a trouvé son
objet substitutif à l’absence de rapport sexuel, à l’impossible du rapport sexuel. On voit des
couples se former où chacun joue au bilboquet, mais joue au bilboquet devant l’autre, en
disant – les images sont très drôles parce que c’est accompagné de remarques de la femme
par rapport à l’homme et de l’homme par rapport à la femme : « Ça y est, j’ai réussi le
premier à la mettre dans le trou ! », ou l’homme : « Non, c’est moi qui ai gagné ! »
Bref, chacun joue à son jeu du Fort-Da parce que c’est finalement quelque chose
d’assez voisin, avec un objet qui permet bien sûr d’instituer des couples, mais des couples
qui fonctionnent au moyen d’un objet tiers, étranger au partenaire, et qui fait qu’on
jouit tout seul, à deux, de cet objet. Morale du bilboquet, après tout, est-ce que ce n’est
pas cette morale-là qui s’est répandue aujourd’hui comme manière de faire en sorte de
faire couple, tout en y échouant fondamentalement ?
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