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Dédicace

Alain Grosrichard
Dans La Cause du Désir 2019/2 (N° 102), pages 10 à 20
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 2258-8051
ISBN 9782374710204
DOI 10.3917/lcdd.102.0010
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HOMMAGE À JEAN STAROBINSKI


ALAIN GROSRICHARD dédicace

Jean starobinski est mort le 4 mars dernier, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans. son
œuvre, d’une ampleur et d’une variété impressionnantes, aura marqué l’histoire de la
critique durant plus d’un demi-siècle. Rien d’humain ne fut étranger à ce grand huma-
niste. en témoignent les innombrables hommages qu’il n’a cessé de recevoir de son vivant.
Même d’éminents lecteurs qui s’étaient fait un nom dans des domaines apparemment étran-
gers à la littérature ne manquaient pas de lui adresser leurs dernières publications, accom-
pagnées de dédicaces élogieuses, quoique généralement assez convenues. à l’exception de
celle-ci, sur le fac-similé de laquelle je viens de tomber par hasard, en feuilletant un bulletin1
consacré aux rapports de starobinski avec les « avant-gardes » pré et post-soixante-huitardes.
Par hasard ou par chance, devrais-je plutôt dire, car la dédicace en question me paraît
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regarder tout particulièrement les lecteurs et lectrices de la Cause du désir. la voici, telle
qu’elle figure sur la page de garde des Écrits, dont le recueil venait de paraître :

À monsieur J. Starobinski
En hommage d’un lecteur toujours comblé d’être toujours plus attentif
J. Lacan
Ce 10 XI 66

la question se pose : lacan se dit toujours plus attentif. Mais attentif à quoi, dans les
écrits de starobinski, pour être ainsi toujours comblé par leur lecture ?
il ne le précise pas, laissant à son dédicataire, qu’il sait friand d’herméneutique, le
soin d’interpréter le message qu’il lui adresse. caressait-il l’espoir que celui-ci le lui retour-
nerait sans en changer un mot, en guise de dédicace à l’occasion de l’envoi de son
prochain livre ? un tel retour à l’envoyeur aurait été la preuve – totalement inattendue à
l’époque venant d’un professeur d’université – que celui-là au moins, non seulement
avait daigné lire avec attention l’« ouverture » des Écrits, mais qu’il était allé jusqu’à faire
sien « ce principe par nous promu : que dans le langage notre message nous vient de
l’autre, et pour l’énoncer jusqu’au bout : sous une forme inversée »2.

alain Grosrichard est membre d’honneur de l’école de la cause freudienne.


1. Bulletin du Cercle d’études Jean Starobinski, no 10, 2017, édité par les archives littéraires suisses, p. 6.
2. lacan J., « ouverture de ce recueil », Écrits, Paris, seuil, 1966, p. 9.

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alain grosrichard, dédicace

n’ayant pas consulté les ouvrages de starobinski, dédicacés par lui, qui figuraient dans
la bibliothèque de lacan, j’ignore si le fol espoir que je lui prête aura été ou non déçu.
Merci d’avance à mon ami Jacques-alain Miller de bien vouloir me renseigner sur la ques-
tion. ce dont je suis sûr, en revanche, c’est que starobinski, avant même d’ouvrir le volume,
a dû se sentir personnellement concerné par ces premières lignes du prière d’insérer : « il faut
avoir lu ce recueil, et dans son long, pour y sentir que s’y poursuit un seul débat, toujours
le même, et qui, dût-il paraître dater, se reconnaît pour être le débat des lumières. »3
à l’époque, pour lacan, l’enjeu de ce débat touchait au sort de la psychanalyse, ravalée
par de soi-disant disciples de Freud à dieu sait quelle psychologie des profondeurs, où
« l’obscur passe pour objet et fleurit de l’obscurantisme qui y retrouve ses valeurs. »4 sous
sa plume, le débat tournait vite au combat, et l’on n’était pas loin de voltaire lançant
son « écrasez l’infâme » en brandissant le flambeau de la Raison. à ceci près qu’on devait
à cette même raison, depuis Freud et sa redécouverte par lacan, d’avoir mis en lumière
ce qu’il en était de l’instance de la lettre dans l’inconscient.
or ce débat des lumières était aussi celui auquel, dans le domaine qui était le sien,
starobinski n’avait cessé de rendre son actualité, depuis Montesquieu par lui-même (1953)
jusqu’à l’Invention de la liberté : 1700-1789 (1964), en passant (et repassant) par Rous-
seau, la Transparence et l’obstacle (1957). sans compter quantité d’articles portant sur
telle ou telle question débattue au siècle des lumières, y compris entre les principaux
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représentants de ces lumières eux-mêmes. certes, dans les années soixante, le débat dans
lequel il s’était engagé ne regardait pas directement la psychanalyse. il portait sur la place
qu’elle devait occuper dans les études littéraires. aucune ! s’effarouchaient en chœur les
lansoniens de stricte obédience, type Picard, à qui un barthes avait l’outrecuidance d’ap-
prendre à lire Racine. dans cette nouvelle querelle des anciens et des Modernes, staro-
binski (qui lisait Freud dans le texte et le servait à sa manière) se devait d’intervenir. non
cependant sans avoir pris le temps de la réflexion, dont son article sur « les directions
nouvelles de la recherche critique »5, paru en 1964, consigne les résultats. Pesant le pour
et le contre, il s’y posait en arbitre plutôt qu’en combattant, au risque de se voir repro-
cher, par les plus fanatiques de l’un et l’autre partis, de déserter le champ de bataille. en
fait, quoique naturalisé suisse depuis 1958, il n’était neutre qu’en apparence. lacan ne
s’y était pas trompé. se serait-il, sinon, fendu de cette élogieuse dédicace de ses Écrits ?
Je ne doute pas que starobinski a lu ce recueil, et dans son long. il est possible, toute-
fois, qu’il ait trouvé certains passages un tantinet casse-tête, qu’il n’ait prêté à d’autres
qu’une attention flottante, que les petites lettres de l’algèbre lacanienne n’aient pas eu à
ses yeux le charme mystérieux que recélaient les belles, ou que le graphe du désir lui ait
paru un ouvre-bouteille compliqué à manier pour étancher la soif de sens qu’il éprouvait
devant une page des Confessions. bref, il se peut qu’il ne se soit pas senti toujours comblé

3. lacan J., quatrième de couverture, Écrits, op. cit.


4. Ibid.
5. starobinski J., « les directions nouvelles de la recherche critique », Cahiers de l’AIEF, 1964, pp. 121-141.

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hommage À jean starobinski

par les écrits de lacan. dans les années suivantes, en tout cas, il le sera de moins en
moins par les élucubrations de certains de ses épigones. supportant mal tout ce qui sent
le dogmatisme d’école, il se trouvera plus à l’aise en compagnie de son ami J.-b. Pontalis,
créateur en 1970 de la Nouvelle Revue de psychanalyse. il y publiera quelques-uns de ses
plus beaux articles, parmi la centaine d’autres que recense sa bibliographie (encore provi-
soire). articles qu’il préfère qualifier d’essais, en référence à Montaigne, son modèle à
bien des égards.
de fait, nombre de ses propres essais critiques ne sont pas sans rapport avec ceux de
Montaigne, tant par la variété quasi encyclopédique des sujets qu’ils abordent et des
savoirs qu’ils mobilisent, que par l’esprit « primesautier » qui les anime. si érudit qu’il
fût, starobinski n’était pas homme à s’engluer dans la glose et l’entreglose. comme
Montaigne, il aimait sauter sur la première occasion qui s’offrait à lui, au cours d’une
lecture, pour se mettre en mouvement, et « s’essayer » sur une idée, un thème, une image,
un mot qu’il venait de rencontrer en chemin. non seulement Montaigne lui offrait ces
occasions, mais il l’invitait à s’en saisir. ne souhaitait-il pas « un suffisant lecteur, qui saura
imaginer, à partir des Essais, les infinis essais dont ce livre offre le prétexte », un lecteur à
l’affût, « qui tirerait parti de la fortune qui a collaborée avec l’écrivain, et qui s’est mani-
festée par des traits surpassant sa conception et sa science »6.
ce que starobinski dit ici de sa façon de pratiquer les Essais vaut aussi bien pour n’im-
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porte quel autre monument de la littérature universelle, d’Homère à y. bonnefoy. aux
yeux de ce « suffisant lecteur », la fortune sème à tout vent. en sorte que tout – un tableau,
une statue ou un air d’opéra, voire ses propres essais – peut devenir prétexte à un essai.
Rien d’étonnant si sous sa plume, ces essais prolifèrent à l’infini.
c’est de ce prodigieux essaim d’essais que sont sortis la plupart de ses livres, dont un
large public, toutes générations confondues, a joui et jouit encore de faire son miel. Pour
autant, contrairement à l’usage qui s’en est répandu dans les écoles, aucun de ces maîtres
livres, quel qu’en soit le sujet, n’est à lire comme le discours du maître en la matière.
starobinski n’aurait pas su trouver sa place dans pareil discours, tel du moins que le
formalise lacan. Pas plus du reste que dans celui de l’universitaire. s’il a toujours placé
le savoir au poste de commandement durant sa longue carrière de professeur à l’univer-
sité de Genève, c’était pour inviter ses étudiants à partager avec lui la devise kantienne des
lumières : Sapere aude ! ose savoir ! – à condition de te servir de ton propre entendement.
aussi présente-il la plupart de ses livres comme des essais, eux-mêmes composés d’es-
sais déjà parus ici ou là dans diverses revues. en choisissant de les recueillir, une fois rema-
niés, dans un même volume, il voulait que ces essais soient lus, non pas comme les
chapitres d’une thèse ambitionnant d’épuiser son sujet, mais comme les jalons successifs
d’un parcours interprétatif, repris après avoir été interrompu parfois pendant des années,
pour tenter de faire le tour d’une question de laquelle il savait, dès le départ, qu’il ne

6. starobinski J., Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. 9.

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parviendrait pas à l’épuiser. si pénétrantes que soient ses analyses, si attentif qu’il se veuille
à la lettre du texte, c’est le texte qui finirait par avoir le dernier mot. Provisoirement, bien
sûr. il lui restait encore tellement de sens à déchiffrer dans ce dernier mot. et le voilà
reparti pour un nouvel essai, ou si l’on veut pour une nouvelle tranche d’analyse, dans le
déroulement de laquelle il avoue ne pas savoir si c’est lui ou le texte qu’il a sous les yeux
qui fait office de sujet supposé savoir. ils le sont tour à tour, voire simultanément, l’un
pour l’autre. Mais la séance levée, force est à l’interprète de constater que ce nouvel essai
s’achève sur un échec. cette fois encore, ce n’avait été qu’une de ces « approches du sens »7,
vouées à n’être jamais qu’asymptotiques. il aura beau multiplier les essais, jamais il n’at-
teindra le sens ultime qui mettrait fin à l’interprétation, et permettrait ainsi à ce qu’il
appelle le « cercle herméneutique » de se boucler une fois pour toutes. un quelque chose
d’énigmatique au cœur du texte continuera de faire obstacle à l’interprétation, en sorte
que c’est en vain que l’herméneute se sera essayé à le rendre à ses yeux et à ceux de son
lecteur, « transparent comme le cristal »8, ainsi que l’écrivait Rousseau parlant de son
propre cœur.

c’est à dessein que j’évoque ici le nom de l’auteur des Confessions. car si quelqu’un
peut affirmer à bon droit de Rousseau : « ça me regarde ! », c’est bien starobinski. l’in-
terminable relation critique qu’ils n’ont cessé d’entretenir l’un avec l’autre en est assuré-
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ment le témoignage le plus éloquent. « on n’en a jamais fini avec lui » constatait l’un en
1971 (je parle de starobinski), au début du premier des sept essais qui accompagnent la
réédition de Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, sa thèse de doctorat
consacrée à l’autre, et publiée en 1957. c’est qu’avec lui, ajoutait-il, « il faut toujours s’y
reprendre à neuf, se réorienter ou se désorienter ». ce constat se vérifiera en 2012 (année
du tricentenaire de la naissance de l’autre) si l’on en juge par les onze essais qui compo-
sent Accuser et séduire. seul inédit de l’ensemble, le dernier de ces essais, en forme
d’« épilogue », s’intitule : « un bouquet pour Jean-Jacques Rousseau ». en signe d’ultime
adieu ? non, manifestement, puisque le texte se conclut sur cet envoi : « Merci, Rousseau,
de continuer à nous inquiéter. »9 J’imagine plutôt starobinski se préparant à lui confec-
tionner un nouveau bouquet d’essais, histoire de témoigner de sa gratitude renouvelée à
l’égard de cet éternel empêcheur de penser en rond. tout le monde n’aurait pas applaudi
à ce genre de remerciement. certains commentateurs patentés, soucieux de préserver leur
tranquillité intellectuelle et morale, auraient préféré un définitif  : « tais-toi Jean-
Jacques ! »10 tandis qu’à sainte-anne, on aurait entendu tel psychiatre vieux style,

7. starobinski J., Les Approches du sens, Essais sur la critique, Genève, la dogana, 2013.
8. « Mon cœur, transparent comme le cristal, n’a jamais su cacher, durant une minute entière, un sentiment un
peu vif qui s’y fût réfugié », Rousseau J-J. Confessions, livre ix, Flammarion, volume ii, p. 199.
9. starobinski J., Accuser et séduire : Essais sur Jean-Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, 2012, p. 305.
10. « J’allais répondre et m’échauffer, quand une femme […] se pencha vers mon oreille, et me dit tout bas : tais-
toi Jean-Jacques, ils ne t’entendront pas », Rousseau J.-J., Émile, Œuvres complètes, t. ii, , Paris, la Pléiade, 1969,
p. 349.

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hommage À jean starobinski

conclure ses présentations de malades sur un : « Merci, Rousseau, de nous offrir ce superbe
cas de paranoïa typique ! » diagnostic on ne peut plus rassurant, en ce qu’il permet de
dénier à l’individu toute singularité, inquiétante par définition.
Psychiatre de formation, starobinski, s’est toujours refusé à céder à ce penchant clas-
sificateur, pour des raisons qu’il expose dans son essai « sur la maladie de Rousseau »11.
certes, il reconnaît que certains des écrits de son partenaire trahissent une plume trempée
dans l’encre de la mélancolie. Mais – ne fût-ce que pour l’aider à faire son deuil de la
bonté originelle de l’Homme – l’idée ne lui serait pas venue à l’esprit de lui appliquer post
mortem un de ces traitements classiques dont il a si savamment retracé l’histoire12.
ce qui ne l’empêchait pas de dire de lui en plaisantant : « c’est le plus célèbre de mes
patients ». du fond de son caveau du Panthéon, l’autre aurait été d’ailleurs en droit de
lui renvoyer la pareille, sous le regard ironique de la statue de voltaire, son incommode
voisin de palier. on m’objectera que les cendres de Rousseau ne sauraient donner de la
voix, ni le marbre de voltaire leur lancer un regard ironique, attendu que les yeux d’une
statue sont aveugles. aveugles oui, et pourtant… « quel regard dans ces yeux sans
prunelles ! », rappelle starobinski, citant baudelaire13.
lui-même en a fait l’expérience. car ce même regard vide, qui ne vous voit pas mais qui
vous pose question (l’ironie socratique n’est-elle pas l’art d’en poser d’embarrassantes à ceux
qui dans athènes se faisaient forts d’avoir déjà réponse à tout ?) il lui arrive régulièrement
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de le rencontrer dans l’œuvre qu’il entreprend d’interroger, tantôt fixant son attention de
philologue sur un mot équivoque, tantôt prenant de la distance, afin de situer le texte dans
le contexte qui lui permettra d’en embrasser la signification d’ensemble. ce qui exige d’in-
cessants changements d’optique de la part du critique, qui risque de passer son temps à ôter
et remettre ses lunettes, sans pour autant obtenir de résultats satisfaisants. le texte restant
sourd à ses demandes de sens réitérées, son amour-propre professionnel en sera secrètement
blessé (car le moi d’un critique peut être susceptible, c’est humain). aussi, mieux vaut parfois
« s’oublier soi-même et se laisser surprendre »14. tel est le sage conseil qu’il se proposait de
suivre, dans l’essai liminaire (« le voile de Poppée »), qui ouvre L’Œil vivant, paru en 1961.
en récompense de cette destitution subjective, « je sentirai, dans l’œuvre, naître un regard
qui se dirige vers moi »15. un regard qui n’a plus rien de spéculaire, ce qui serait encore le
cas si, devant ce texte, je me voyais me voir l’interroger, comme devant un miroir. non, « ce
regard n’est pas un reflet de mon interrogation »16. c’est celui d’« une conscience étrangère,

11. Publié en 1962, dans le no 28 de Yale French Studies, repris dans Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris,
Gallimard, 1971, pp. 430-444.
12. cf. starobinski J., Histoire du traitement de la mélancolie, thèse de doctorat en médecine université de lausanne,
1960. Repris in L’Encre de la mélancolie, Paris, seuil, 2012.
13. starobinski J., « le regard des statues », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 50, 1994, pp. 45-64. essai repris in
L’Encre de la Mélancolie, Paris, seuil, 2012, pp. 489-517.
14. starobinski J., L’Œil vivant : Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal, Paris, Gallimard, 1961, édition
revue et augmentée, 1999, p. 28.
15. Ibid.
16. Ibid.

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alain grosrichard, dédicace

radicalement autre, qui me cherche, qui me fixe, et qui me somme de répondre. Je me


sens exposé à cette question qui vient ainsi à ma rencontre »17.

quelle question ? starobinski n’en précise pas le contenu, comme si ce regard se rédui-
sait à ses yeux à un simple point d’interrogation. Mais à ceux du lecteur de lcd, ce regard
vide ne le restera pas longtemps. il s’empressera de donner un contenu à la question qu’il
pose. car il y aura reconnu celle-là même qu’à la fin du siècle des lumières, le jeune
héros de cazotte avait entendu lui glapir une horrible tête de chameau qui venait de
surgir de son trou, ménagé dans la voûte de la caverne d’Herculanum. et il se sera
souvenu qu’un an tout juste avant la parution de l’Œil vivant, soit en septembre 1960,
lacan s’était fait l’écho de cette même question, devant un parterre de philosophes réunis
en congrès à Royaumont pour y débattre de dialectique. sans doute les phénoméno-
logues qui se trouvaient là se sentirent-ils un peu désorientés, en apprenant de la bouche
de l’orateur, que la vraie question, quand on fait profession de prêter l’oreille aux dires
de ses analysants « c’est […] la question de l’autre qui revient au sujet de la place où il en
attend un oracle, sous le libellé d’un : Che vuoi ? que veux-tu ? »18 et d’ajouter : c’est cette
question – indissociablement posée par l’autre et qui porte sur l’autre – qui, pour le
sujet qu’elle vient surprendre, « conduit le mieux au chemin de son propre désir »19. à
condition qu’il se mette « grâce au savoir-faire d’un partenaire du nom de psychanalyste,
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à la reprendre, fût-ce sans bien le savoir, dans le sens d’un : que me veut-il ? »20
starobinski avait-il eu vent, en 1961, de ce qu’avait dit lacan concernant une ques-
tion qui les regardait tous les deux ? s’en est-il inspiré ? cette question qui vient à sa
rencontre, ne venait-elle pas en droite ligne de Royaumont, peut-être via Herculanum,
non sans avoir perdu en route le libellé qui lui donnait un sens ? et cette « conscience
radicalement autre », dont le regard le fixe et le somme de répondre, n’aurait-elle pas
pour nom : lacan ?
Je me garderai de l’affirmer. d’ailleurs, lacan ne déclarera-t-il pas que, concernant
ce qu’il en est du regard, une Marguerite duras « s’avère savoir sans moi ce que j’en-
seigne »21 ? Preuve que chez elle, « la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’in-
conscient »22. cet autre praticien des lettres qu’était starobinski ne méritait-il pas le
même hommage ?
la différence, c’est que starobinski la théorise, sa pratique de la lettre. Mais il la théo-
rise à sa manière, en empruntant, pour rendre compte de ce qui se joue dans la relation
critique, les termes d’une phénoménologie de la conscience qu’une lecture attentive de

17. Ibid.
18. lacan J., « subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, seuil, 1966, p. 815.
19. Ibid.
20. Ibid.
21. lacan J., « Hommage fait à Marguerite duras du ravissement de lol v. stein », paru dans les Cahiers Renaud-
Barrault, no 5, décembre 1965. Repris dans Autres écrits, seuil, 2001, p. 193.
22. Ibid.

la cause du désir n° 102 15


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hommage À jean starobinski

« subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » lui aurait, dira-
t-on, permis de dépasser. car enfin, ce regard fascinant qu’il sent naître dans l’œuvre
reste pour lui celui d’une conscience, « radicalement autre », certes, mais conscience quand
même. c’est un semblant de sujet, supposé se dissimuler derrière son texte, tel Poppée
derrière son voile, pour mieux séduire son lecteur. cet autre-là n’est pas celui que lacan
définissait comme le pur lieu du signifiant. et dans ce regard, starobinski n’aurait-il pas
reconnu son objet petit a ?

Possible. toujours est-il que par le biais du regard qu’il a senti naître en elle, « l’œuvre
m’interroge. » si cette œuvre était un tableau, ce pourrait être les Ambassadeurs de
Holbein, au bas duquel le je-ne-sais-quoi qui m’y regarde de travers m’incite à me mettre
en mouvement pour aller voir la mort en face et me convaincre que la beauté du monde
n’était que vanité. Mais c’est de l’œuvre littéraire d’abord que parle ici l’auteur de L’Œil
vivant. Pour illustrer ses réflexions, on s’attendrait à ce qu’il cite au moins le nom de
Rousseau. d’autant qu’il lui consacre un des essais (« J.-J. Rousseau et le péril de la
réflexion ») contenus dans le recueil. celui qui déclarait hautement : « Je suis autre »
– autre que toi, lecteur, autre que vous, mes contemporains, autre que tous les autres,
morts, vivants, encore à naître – était en effet particulièrement désigné pour incarner
cette « conscience radicalement autre » qui le fixe du regard et le somme de répondre. on
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ne serait pas étonné de l’entendre affirmer carrément : « Je suis l’autre ». lacan l’aurait
traité d’imposteur, approuvé par les croyants unanimes, pour qui dieu seul est l’autre,
avec la majuscule. sans aller jusqu’à s’anéantir sous son regard, starobinski se montrerait
plus indulgent. s’il est vrai que l’éternel nous jugera sur nos œuvres, il concéderait volon-
tiers que, compte tenu de l’admirable monument que constituent ses œuvres complètes,
Rousseau mériterait au moins l’appellation de « grand autre ». appellation qu’il accorde-
rait également à diderot, ce « grand écouteur, qui sut devenir un admirable parleur »23 – et
qu’on pourrait sans exagération, quitte à froisser sa modestie, accorder à starobinski lui-
même.
Mais comment devenir ne serait-ce que simple écouteur, quand on se trouve devant
un texte qui vous regarde en s’obstinant à garder le silence ? la question qu’il me pose,
il s’abstient de la formuler. elle se réduit à un point d’interrogation qui ne me signifie
rien, sinon que je dois répondre. la situation est pour le moins inquiétante, voire angois-
sante.
seule solution pour en sortir, selon starobinski : prêter ma voix à ce grand autre, dont
j’attendais un oracle, et qui s’obstine à faire le mort. oui mais, en parlant à sa place, que
sais-je si c’est à son désir que je réponds, et pas au mien ? or mon désir, c’est d’être
rassuré. Je serai donc tenté d’entendre sa question dans le sens qui satisfait à mon désir,
donc qui me fait plaisir. à cet égard, une question du genre : Che vuoi ?, que veux-tu ?

23. cf. son recueil d’essais, publié sous le titre : Diderot : un diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012.

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alain grosrichard, dédicace

me convient parfaitement. tu me demandes ce que je veux, grand autre ? J’obtempère


volontiers : je veux te plaire en me faisant plaisir.
le jeune alvare, dans Le Diable amoureux, avait imprudemment saisi la perche que
lui tendait son horrible chameau. il lui balance l’un après l’autre ses fantasmes de petit-
maître. Je veux, lui ordonne-t-il, que tu te changes en petit chien. aussitôt la tête de
chameau disparaît dans son trou, laissant place à un gentil toutou qui vient lécher les
pieds de son maître. lequel, au lieu de se satisfaire de voir son désir réalisé, s’empresse
d’en formuler un autre : et c’est un charmant page, cette fois, qui vient servir à son maître
un vrai dîner de roi. l’appétit venant en mangeant, à ce biondetto se substitue une bion-
detta, véritable ange de beauté, à se pâmer d’amour. bien entendu, ledit ange de beauté
est un démon, un vrai chameau de sylphide, qui rendra chèvre le malheureux alvare. et
plus leur relation deviendra critique, moins il sera capable de la rompre.

la relation qu’entretient starobinski avec une œuvre n’a pas ce côté romanesque. ce
n’est pas lui qui se permettrait de projeter sur un texte ses fantasmes à l’état brut. soumis
à la question que lui pose ce regard vide, il sait trop bien qu’il ne sera pas longtemps
maître de ces bouche-trous. certes, « je dois prêter ma voix à cette étrange puissance qui
m’interpelle »24. Mais avec précaution. car « si docile que je sois, je risque toujours de lui
préférer les musiques rassurantes que j’invente »25.
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question musique, starobinski sait de quoi il parle. Je me souviens de ce piano à
queue trônant dans le salon de l’appartement qu’il occupait rue de candolle, en face de
l’université. il aimait à y jouer à quatre mains, en compagnie de son fils Georges. souvent
Michel, un autre de ses fils, l’accompagnait au violon. au fil des années, pourtant, j’ai vu
les livres s’accumuler dans le salon de musique, menaçant d’envahir la totalité de l’es-
pace réservé au piano. « ceci tuera cela »26, pouvait-on craindre avec Hugo. à tort : le
livre n’a pas tué le piano. dans le nouvel appartement, sur les hauteurs de Genève, où il
déménagera en 2007 (du balcon on apercevait au loin la maisonnette où Musil était mort
misérablement), le piano sera toujours là. quant aux livres, une bonne partie sera trans-
férée aux archives littéraires suisses, à berne.
ne demeureront dans sa bibliothèque que de rares intimes (à peine quelques milliers),
à la question desquels il n’avait toujours pas fini d’essayer de répondre, tout en sachant
qu’il courait le risque que leurs mots, sous les mots portés par sa voix, ne viennent à en
dire plus, et même à dire tout autre chose que ce qu’ils voulaient dire. starobinski était
bien placé pour mesurer ce risque, lui qui avait publié et commenté les anagrammes de
Ferdinand de saussure, dans un essai intitulé, justement : Les mots sous les mots27.
24. starobinski J., L’Œil vivant…, op. cit., p. 28.
25. Ibid.
26. «ceci tuera cela. le livre tuera l’édifice», Hugo v., Notre-Dame de Paris, livre cinquième, chap.  ii, Paris, Galli-
mard, 1974, p. 237.
27. starobinski J., Les Mots sous les mots : les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971. une
première « Présentation des anagrammes de F. de saussure » avait paru dans le Mercure de France, n° 1204,
février 1964, pp. 243-262 ; elle avait évidemment attiré l’attention de lacan.

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hommage À jean starobinski

aussi, plutôt que de faire parler le texte du grand autre, préfère-t-il le faire chanter.
quand cet autre est un grand poète, et qu’il a pour nom Racine ou baudelaire, la chose
paraît facile : il suffit de s’éclaircir la gorge et de se réciter ses vers : ils chanteront d’eux-
mêmes. Mais une prose comme celle de Rousseau chante tout aussi bien. c’est même ce
qu’elle a d’enchanteur qui, selon lui, l’a fait accuser par ses persécuteurs de chercher à
séduire ses lecteurs dans le noir dessein de les aveugler sur le monstre de perfidie qui se
cachait derrière. Pourquoi starobinski (qui se refuse évidemment à propager de telles
calomnies contre le plus célèbre de ses patients) n’accepterait-il pas de se laisser séduire
par cette prose admirable, en se la récitant devant son steinway, comme le faisait Rous-
seau lui-même, quand, s’accompagnant sur son épinette, il se chantait des vers du tasse
pour calmer son angoisse ? sans doute la voix de son commentateur ne prétendait-elle pas
rivaliser avec celles de ces enchanteresses d’opéra – les Poppée, alcina et autres elektra –
auxquelles il avait consacré un magnifique recueil d’essais28 ? son registre aurait néan-
moins convenu, s’il avait eu la fantaisie d’interpréter une page des Confessions, d’Émile,
voire du Contrat social sur un air du Devin du Village. devenir devin, n’est-ce pas un peu
la vocation de l’herméneute ?
Mais faire ainsi chanter son grand autre n’aurait été que déplacer le problème, ou plutôt
la question. le regard silencieux, qui la pose à ses yeux de lecteur et le somme de répondre,
lui reviendra par l’oreille, tout aussi vide et avide de sens. donc aussi inquiétant.
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Resterait, pour starobinski, à faire chanter le texte en l’interprétant au moyen des
petites « musiques rassurantes » qu’il invente. Mais le risque qu’il court, cette fois, c’est de
le faire chanter faux, autrement dit de l’interpréter à contre-sens. et comme il avait
l’oreille absolue (il le reconnaissait sans s’en flatter), il sentait bien que ces inventions
n’étaient pas forcément dans le diapason du texte original. Même si, en s’écoutant, il
avait pris plaisir au même « diable de ramage » que fait entendre chez diderot le neveu de
Rameau, il n’aurait pas supporté longtemps de s’écouter chanter tout seul. Mais son
premier mouvement le poussait à se rassurer, « comme les enfants qui chantent la nuit
quand ils ont peur »29. ou comme l’infortuné saint-Preux, réveillé en sursaut d’un
cauchemar où, sous le voile qui lui recouvrait le visage, il avait cru reconnaître sa bien-
aimée Julie mourante. « Je fais un cri, racontera-t-il, je m’élance pour écarter le voile, je ne
pus l’atteindre ; j’étendais les bras, je me tourmentais et ne touchais rien. “Ami, calme-toi,
me dit-elle d’une voix faible : le voile redoutable me couvre ; nulle main ne peut l’écarter.” à
ce mot je m’agite et fais un nouvel effort : cet effort me réveille ; je me trouve dans mon
lit, accablé de fatigue et trempé de sueur et de larmes. »30 après s’être chanté une petite
musique rassurante, il ferme les yeux et se rendort. Mais le cauchemar se répétera. et
comme ce rêve était un rêve prémonitoire, il finira par se réaliser : c’est sous ce voile que

28. starobinski J., Les Enchanteresses, dessins de Karl-ernst Herrmann, Paris, seuil, 2005.
29. Rousseau J.-J., Julie ou la Nouvelle Héloïse, cinquième partie, lettre xiii, Œuvres complètes, t. ii, Paris, la
Pléiade, 1961, p. 632.
30. Ibid., lettre ix, p. 616.

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alain grosrichard, dédicace

son objet d’amour, redevenu la cause perdue de son désir, sera porté en terre. quoique
le roman n’en dise pas plus, rien n’interdit d’imaginer que, quelles que soient les petites
musiques qu’il s’inventera désormais pour se rassurer, la même vision de cauchemar ne
cessera plus de revenir l’inquiéter, chaque nuit, dès qu’il aura fermé les yeux.

« le voile de Poppée », placé en ouverture de L’Œil vivant, s’achevait sur ces lignes :
« il n’est pas facile de garder les yeux ouverts pour accueillir le regard qui nous cherche.
sans doute n’est-ce pas seulement pour la critique, mais pour toute entreprise de connais-
sance qu’il faut affirmer : “Regarde, afin que tu sois regardé”. »31 cette maxime-là relève
en tout cas de l’éthique de l’essai, tel que le pratique starobinski. la multiplication de ses
essais successifs pourrait passer pour un aveu d’échec, que leur rassemblement en un
même volume ne ferait que confirmer. l’ensemble qu’ils forment ne parvient pas à consti-
tuer un tout, puisqu’il y manque toujours un élément, qui trouvera place dans un recueil
d’essais suivant, et ainsi de suite.
or c’est parce que chacun de ces essais paraît être un échec qu’il est, sinon un coup
de maître, du moins une réussite, comme peut l’être un acte manqué.
c’est un échec sans doute, puisque que le « cercle herméneutique » ne se boucle pas.
un rien – un regard – s’obstine interminablement à faire obstacle à une interprétation
sans reste. à cet égard, pas plus qu’il n’y a de rapport sexuel, il n’y aurait de rapport
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textuel. telle serait la vérité de la relation critique.
Mais cet échec est une réussite, précisément en ce qu’il laisse à désirer. Mieux : il
donne à désirer. « il n’est pas facile de garder les yeux ouverts pour accueillir ce regard qui
vous cherche. »32 inventer ces musiques rassurantes, interpréter le texte au gré de ses
fantasmes, c’est, pour starobinski, un moyen de fermer les yeux sur ce regard qui l’in-
quiète. c’est céder à son désir de ne pas être inquiété et de dormir tranquille. on ne
fonde pas une éthique là-dessus. en revanche, ne pas céder sur son désir d’arracher ce voile
qui révèle en le cachant l’objet qui cause ce désir, savoir que même en rêve on n’y
parviendra pas, mais qu’on doit malgré tout s’y essayer, voilà l’éthique qui commande à
ses essais. une façon, en somme, de trouver « le remède dans le mal »33.
être comblé, pour lui, n’était certainement pas n’avoir plus rien à désirer. c’était l’in-
verse. lacan n’enseignait pas autre chose.
on comprend mieux la dédicace des Écrits.

***

31. starobinski J., L’Œil vivant…, op. cit., p. 28.


32. Ibid.
33. cf. starobinski J., Le remède dans le mal, critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard,
1989.

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hommage À jean starobinski

ce qu’on vient de lire recoupe en partie ce qu’on va lire dans l’entretien qui suit.
si mon souvenir est bon, cet entretien eut lieu en décembre 1985. nommé profes-
seur à l’université de Genève, dans la chaire précédemment occupée par J. starobinski,
j’avais quitté deux ans plus tôt le département de psychanalyse de Paris viii, sans pour
autant renoncer à l’esprit qui animait nos travaux depuis que Jacques-alain Miller en
assurait la direction. à savoir : poursuivre et alimenter ce débat qui, rappelait lacan, se
reconnaît pour être celui des lumières. succéder à J. starobinski, c’était être appelé à le
poursuivre ailleurs et avec lui.
cette ouverture au débat ne pouvait qu’affriander l’Âne (alias « le Magazine freu-
dien »), sympathique animal qui, depuis sa naissance au printemps 1981, multipliait les
numéros à sensation, devant un grand public éberlué de voir se présenter devant lui un
âne aussi savant, surtout sorti des écuries psychanalytiques. il faut dire qu’il avait pour
maîtresse mon amie Judith, à qui je ne pense pas sans émotion en rédigeant ces lignes.
loin de maintenir son Âne au piquet, dans ce pré carré auquel beaucoup de profession-
nels du divan auraient voulu réduire le champ freudien, elle ne manquait pas de lui lâcher
la bride dès qu’il subodorait, parmi les poubellications récentes, quelque écrit à brouter qui
sortît de l’ordinaire. Mais il aimait aussi prêter l’oreille, qu’il avait longue, aux confi-
dences d’analysants de haute volée. aussi, à peine l’eus-je informé que l’auteur de La
Relation critique serait ravi de répondre à ses questions, l’animal ne fit-il qu’un saut (à très
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grande vitesse) de Paris jusqu’à Genève, accompagné de sa maîtresse et de Pierre bourdis,
son photographe attitré. il en est revenu chargé d’un tel trésor de paroles pleines que leur
décryptage, qui sera publié dans sa livraison de janvier-mars 1986, n’en donne qu’un
pâle reflet.
Je remercie Fabien Fajnwaks et son équipe d’avoir bien voulu le reproduire dans le
présent numéro de LCD. que ceux qui ont connu Judith y voient un affectueux hommage
à l’amie disparue.

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