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© Union nationale des associations familiales | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Université Hassan II (IP: 196.200.165.13)
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Entretien mené par Michel Messu
Sous forme de dialogue avec Michel Messu, Jean-Claude Kaufmann fait le point sur ses obser-
vations empiriques et ses conclusions sociologiques relatives au couple conjugal. Il souligne
le tissu d’injonctions contradictoires dans lesquelles se trouve placé le couple contemporain.
Loin de faire du couple la raison instrumentale d’un bonheur individuel autocentré, il lui
préserve une fonction sociale de réconfort, d’apaisement et de protection. Mais celle-ci reste
sous tension, aussi bien celle des attentes personnelles de ses composantes que celle induite
de la confrontation à l’environnement social. Le « petit monde » du couple flotte, non sans 203
difficultés et incertitudes, dans un monde social qui se voulant fluide et fortement émotionnel
y projette ses propres difficultés et incertitudes.
Michel Messu : Outre le grand plaisir de te retrouver quarante ans après nos premières enquêtes
sur le logement et l’habitat social, c’est à une sorte de bilan d’étape de ta sociologie du couple
et de la famille auquel j’aimerais que tu te prêtes pour ce numéro anniversaire de Recherches
familiales. Ta démarche d’enquête, tes objets d’observation, tes résultats d’analyse, ont donné de
toi l’image d’un sociologue du quotidien qui scrute ce qui va et ce qui ne va pas dans l’univers
familial. Une bonne partie de tes travaux, cependant, a une portée théorique qui touche aux
enjeux majeurs qui traversent notre société, à l’échelle individuelle comme à l’échelle sociétale
comme on dit maintenant. Ces deux volets sont loin d’être indépendants l’un de l’autre, ils sont
même lorsqu’on regarde de près tes ouvrages fortement articulés. La question que l’on se pose
dès lors est celle de savoir comment interpréter cette articulation : ce que tu observes à titre de
changement dans les comportements au sein de la famille traduit-il ou plutôt est-il l’indice des
changements qui affectent globalement nos sociétés ? Est-il le signe qu’une mutation profonde
s’est déjà opérée dans la famille et le couple, leur faisant tenir un tout autre rôle dans la façon
dont les individus s’inscrivent dans la société ? Ou, plus probablement pour l’esprit dialectique
que tu es, la marque qu’un processus historique est en cours qui rebat les cartes et demande de
profondes adaptations tant pour les individus que pour les couples et les familles ?
Dossier « Recherches Familiales fête ses 20 ans : Regards interdisciplinaires sur la famille »
« Bonjour les artistes ! » : un entretien avec Jean-Claude Kaufmann sur le couple aujourd’hui
De mon itinéraire, je dirais que je ne me suis pas d’emblée inscrit dans la sociologie de la
famille. Tu l’as rappelé, j’ai commencé par des travaux en sociologie urbaine. A l’époque,
chacun s’interrogeait sur les bouleversements qui affectaient la vie des gens qui rejoignaient
et s’entassaient dans les nouveaux quartiers, sur les changements que ce nouvel habitat entraî-
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nait quant à leurs habitudes de vie et leur intimité. C’est sous cet angle que j’ai rencontré
une question théorique, celle de la formation et de l’évolution des habitudes et des habitus,
et je souhaitais l’approfondir. Une première opportunité me sera donnée avec une recherche
empirique auprès des couples et l’étude du processus par lequel se formaient leurs habitus de
vie commune, ce qui donnera La Trame conjugale[1]. Cette analyse du couple via son linge
m’a permis de dégager les points saillants à partir desquels se jouait le « destin » du couple,
c’est-à-dire, par-delà sa formation, sa stabilisation, ses dynamiques – conflictuelles, solidaires,
compassionnelles, etc. – sa structuration dans le temps et, possiblement, sa disparition. D’où
les thèmes sociologiques qui émergent nettement et que je traiterai encore dans mes travaux
postérieurs, tels ceux portant sur la place et le rôle de l’identité individuelle dans la dynamique
du couple, l’importance des habitudes et des habitus incorporés dans toutes les phases d’évo-
204 lution du couple, les enjeux de la redéfinition des rôles sexués pour les partenaires du couple
conjugal et, peut-être de manière liminaire, la fonction sociale ou la nouvelle place du couple
dans les relations sociales, collectives, dans lesquelles entrent nécessairement les membres
constitutifs du couple, et plus largement du groupe familial. Pour le dire simplement, c’est par
l’observation et l’analyse compréhensive des déclarations que je recueillais que j’ai été amené
à retrouver ce que la sociologie et les sciences sociales en général traitaient de manière plus
abstraite et parfois plus dogmatique. Par exemple, je m’en expliquerai dans un autre ouvrage,
les habitus acquis, fortement routinisés dans des habitudes quotidiennes, deviennent des en-
jeux pour le couple et sont pris dans un mouvement de remise en cause, de négociation ou de
choc frontal. Ils ne sont donc pas à tenir pour de simples « causes » expliquant tel ou tel com-
portement, tel ou tel événement. L’observation et l’analyse des habitudes alimentaires dans le
couple m’ont montré combien celles-ci participaient des manières de réaliser l’harmonie ou la
dysharmonie dans le couple. C’est donc bien à partir de ces « petits objets du quotidien », des
manières d’être et de faire avec l’autre, que l’on peut saisir ce que représente le fait d’être ou
non en couple aujourd’hui, ce que cela réclame pour l’individu, ce que cela lui autorise, etc.
Michel Messu : Précisément, de ce point de vue, tu ne me sembles pas aller vers l’idée
que dans nos sociétés le couple, l’amour conjugal, la perdurance de la relation conjugale,
seraient devenus affaires impossibles. Tu ne dis pas « fini le couple », l’entrée dans une ère
[1] Jean-Claude KAUFMANN, La Trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Nathan, 1992.
Jean-Claude Kaufmann : Bien sûr que non. D’une certaine manière, on peut même dire que le
couple n’a jamais autant été le souci de l’époque. Mais il faut « oser le couple », pour reprendre
l’un de mes titres[2]. Il faut d’abord se rappeler, qu’il n’y a pas si longtemps encore le couple
conjugal et plus largement la vie familiale se résumaient à peu de choses. On passait peu de
temps ensemble, on mangeait ensemble, on dormait ensemble, il y avait peu de conversation, les
rites étaient commandés par le temps extérieur (les saisons, les horaires de travail, les fêtes com-
munes, etc.), bref, la vie de couple était le plus souvent atone. La modernité, disons la modernité
consumériste du mitan du XXe siècle, a rebattu bien des cartes. Pensons à l’introduction de la
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télévision dans les foyers qui allonge et recentre les activités en commun – aujourd’hui le numé-
rique individuel opère en sens inverse –, pensons plus largement au développement des loisirs,
pensons aussi à la mutation statutaire de la femme qui prend forme dans cette période – allon-
gement de la scolarité et réussite scolaire des femmes, activité professionnelle salariée en large
expansion, au point de devenir dominante dans certaines branches, aspiration forte à l’égalité,
laquelle reçoit des traductions dans tous les domaines, y compris dans l’univers domestique, etc.
Bref, tout cela a énormément modifié ce en quoi consistait l’univers du couple. Il est devenu un
lieu d’investissement renouvelé, le pôle d’un nouveau bonheur, mais aussi, l’espace de nouvelles
tensions inhérentes aux mutations enregistrées et donc l’objet d’une sorte de révolution existen-
tielle – l’explosion du nombre des divorces en a été le signe le plus manifeste. Aujourd’hui, le
couple conjugal se présente comme inévitablement inscrit au carrefour de multiples contradic-
tions. Contradictions entre l’environnement social global du couple et le petit groupe unitaire 205
qu’il tente de former, ce qui peut prendre la forme d’une contradiction entre les injonctions nor-
matives qui viennent de l’environnement social (ce qu’il convient de manger, comment éduquer
les enfants, les gestes qui sont bons pour la planète, etc.) et les habitudes ou les préférences du
couple. Contradictions entre les attentes, les habitus incorporés, les disponibilités de chacun des
membres du couple. Contradictions encore entre les aspirations à être ou à faire de telle ou telle
manière et les capacités, matérielles, psychologiques, personnelles, à le réaliser. Plus largement,
contradictions internes, endogènes, nées de la représentation du couple comme instance de bien-
être, comme espace de repos, de récupération et de réconfort, comme lieu d’attentions bien-
veillantes, douces et tendres, compréhensives et restauratrices d’une estime de soi malmenée à
l’extérieur. Sans parler des possibles mais fréquentes contradictions qui naissent de l’insertion
du couple proprement dit dans un ensemble familial plus ou moins étendu (présence d’enfants,
d’ascendants, esprit de clan familial, etc.). Bref, le couple est bien au carrefour de toutes ces
contradictions et doit se construire et perdurer en y apportant des réponses, lesquelles sont loin
d’être acquises une fois pour toutes. Il faudra y revenir.
Michel Messu : En effet, le couple, j’allais dire par définition, n’est une unité de deux éléments
qu’au sein d’un ensemble beaucoup plus vaste dans lequel ceux-ci prennent également place.
Comme dans la théorie atomique nous rencontrons des questions de liaison, de force attrac-
tive ou de force répulsive, de stabilité et d’instabilité, voire de variation ou de mutation de la
[2] Voir Rose-Marie CHAREST, Jean-Claude KAUFMANN, Oser le couple, Armand Colin, 2012.
Dossier « Recherches Familiales fête ses 20 ans : Regards interdisciplinaires sur la famille »
« Bonjour les artistes ! » : un entretien avec Jean-Claude Kaufmann sur le couple aujourd’hui
structure atomique. Ce disant, où faut-il, aujourd’hui, situer le point nodal qui « fait tenir »
le couple – pour reprendre une expression courante –, qui fait qu’un couple arrive à satisfaire
à son idéal d’unité singulière protectrice de ses membres ?
Jean-Claude Kaufmann : En un sens, plus qu’un idéal l’unité du couple est un besoin pour les
individus contemporains. C’est une sorte de besoin vital dans la mesure où celle-ci est une res-
source essentielle pour l’individu. L’individu contemporain en effet a une relation plus lâche
avec ce qui pouvait structurer ses appartenances sociales ainsi que ses croyances, religieuses
ou non, ses valeurs, sa morale sociale, son engagement dans le travail ou les activités collec-
tives. Tout cela ne représente plus la force de contrainte qu’on leur reconnaissait dans le passé.
On peut même dire que cette dernière s’est fortement intériorisée, subjectivisée si l’on veut.
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C’est désormais à l’individu qu’il revient de faire la sélection de ses valeurs, de ses croyances,
de sa morale, etc., et de les élire à titre de trait identitaire personnel. Certes, pas de manière
absolue comme si nous étions dans un monde de tous les possibles, mais, eu égard aux dispo-
sitions qu’il a incorporées et dont il a plus ou moins conscience, il se trouve à devoir choisir
constamment entre différentes possibilités qui lui semblent offertes. J’ai pu, par exemple,
étudier les habitudes alimentaires et leur poids dans l’élaboration de l’unité du couple, dans la
construction de son « petit monde » singulier. Ces habitudes alimentaires, pourtant acquises
et incorporées comme traits propres à la personne, et qui longtemps reflétaient la condition
sociale qui était la sienne, sont devenues des options à prendre par les individus et le couple,
non seulement sous l’effet de l’élargissement de la gamme des produits alimentaires mis à
disposition, mais encore sous celui de la multiplicité de l’information que l’on reçoit à leur
206 endroit. Que ce soit en termes de diététique, de tendances de consommation, d’éthique des
marchés, d’effets environnementaux, etc. Et c’est à l’individu de se prononcer et de choisir, et,
ce faisant, d’en faire une option de vie à assumer. Dans le couple cela va se négocier, s’ajus-
ter, avec des marges de tolérance et, pour chacun des membres, de possibles moments ou de
possibles séquences régressives de réadoption des habitudes alimentaires antérieures pourtant
abandonnées dans le processus de rationalisation du petit monde commun qu’il cherche à réa-
liser. Mais, dans tous les cas, les habitudes alimentaires deviennent un enjeu qu’il importe de
trancher à ce niveau afin de préserver l’harmonie qui doit régner. De façon générale, puisque
le même impératif pèse dans de nombreux domaines – mode d’éducation des enfants, types de
loisirs, organisation domestique, etc. – l’individu d’aujourd’hui, et l’individu dans son couple,
est soumis à la contrainte du choix permanent, à réaliser dans tous les domaines l’idéal d’auto-
nomie que lui a reconnu la philosophie des Lumières, à devenir ainsi « maître de lui-même ».
D’où, pour reprendre la formulation d’Alain Erhenberg, la fatigue d’être soi, et, conséquence
indirecte, toutes les tendances contemporaines de réduction des dissonances par le recours
à des formes de complotisme, d’adhésion à des récits contrefactuels, etc., pour échapper au
paradoxe de l’autonomie radicale de l’individu. Dès lors, on comprend que ce dernier ait be-
soin d’un havre de paix, d’un lieu de repos, de réconfort, de ressourcement et autre possibilité
de retrouver un quotidien rassurant. C’est le couple, le cocon familial, le petit monde que l’on
s’est construit pour soi, qui est investi de ce pouvoir. Ce qui, on s’en doute, n’est pas simple
à réaliser. Il s’en faut même. À ceux qui en triomphent on peut dire : bonjour les artistes !
Michel Messu : Justement, si l’enjeu d’un couple qui fonctionne bien est d’accomplir sa mis-
sion de réconfort, d’apaisement, d’équilibre pour les individus qui le composent, ne doit-on pas
devant tous les obstacles, les difficultés, les contretemps, les accidents qui balisent le parcours de
la vie, et au nombre desquels on comptera les incertitudes qui sont au cœur de l’identité de ceux
qui forment le couple, être réservé quant à la réalisation de ce programme ? Peut-on, ou as-tu pu,
à partir de tes observations et analyses cerner les processus, les expériences cruciales, voire les
phases ou les étapes qui augurent de la réussite ou de l’échec d’un tel couple ?
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dispositions d’esprit des uns et des autres, qui contribuent ou font obstacle à la réalisation de cet
idéal du couple, encore que, bien souvent, on ne le tienne pas pour un « idéal » mais pour quelque
chose de beaucoup plus pragmatique, plus ancré dans les conditions réelles de sa propre exis-
tence. Pour être outrageusement schématique et simplificateur, mais pour donner quelques points
de repère partagés par la plupart des couples que j’ai étudiés, il apparaît que bien des dispositions
d’esprit individuelles, des manières d’être inconsciemment incorporées le plus souvent, des habitus
pour reprendre la notion sociologique, vont continuer à travailler et l’individu et sa relation au par-
tenaire, y compris dans les moments où on cherche à s’ajuster l’un à l’autre, à peaufiner le monde
commun qui est recherché pour souder le couple. Pour le dire autrement, même la quête de ce
monde commun, qui réclame la bonne volonté des partenaires, est traversée par le surgissement des
divergences possibles enfouies dans le for intérieur de chacun. Ainsi, pour faire écho à ce qui est
devenu une antienne sociologique, l’accomplissement différencié des tâches domestiques, ne peut 207
simplement être vu comme une paresse des hommes provoquant un trop plein d’activités pour les
femmes en raison d’obscurs relents de domination patriarcale. S’il est indéniable que les hommes,
en moyenne, consacrent moins de temps à l’accomplissement de tâches domestiques, que certains
d’entre eux, toujours, estiment ne pas devoir en faire plus, il n’est pas vrai que la distribution de
ces tâches soit à comprendre comme un transfert entre des vases communicants. Je le dis souvent,
dans cette affaire il s’agit d’abord d’une lutte contre soi-même, autant pour les hommes que pour
les femmes. Les hommes parce leur motivation ménagère reste parfois théorique, les femmes parce
qu’elles investissent de nouveaux domaines ou surinvestissent certains d’entre eux. Ainsi, dans le
domaine de l’éducation des enfants, on constate une répartition des rôles assez inédite, les hommes
ne l’abandonnent pas aux femmes, mais ils l’investissent sur un mode bien différent. Ils le font sur
un mode plus ludique, introduisent une complicité plus légère avec les enfants, parfois de franche
rigolade, alors que les femmes accentuent le sens de la responsabilité, se préoccupent plus des
contraintes du réel et accroissent ainsi leur charge mentale s’agissant de la gestion du domestique.
De même, dans le domaine du bricolage et de la décoration de la maison, les femmes prennent en
main l’effectuation de travaux, parfois lourds, et ne s’en remettent plus aux hommes. Autrement
dit, nous avons affaire à des redistributions, certes encore partielles et souvent fondées sur les
habitudes anciennes, mais des redistributions qui amènent, tendanciellement, les hommes à penser
qu’ils s’écartent résolument des stéréotypes du passé et les femmes à alourdir encore la pression
qui pèse sur elles. Ce qui, pour l’anecdote, et contrairement à la représentation ancienne, pourrait
rendre compte de leur propension à commettre plus souvent que les hommes des excès de vitesse
automobile en milieu urbain : leur stress a augmenté, elles sont plus pressées.
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« Bonjour les artistes ! » : un entretien avec Jean-Claude Kaufmann sur le couple aujourd’hui
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des partenaires se présente sous les traits du « pervers-narcissique », celui qui renverse la valence
des attentions espérées et transforme les gratifications attendues en entreprise de démolition de
l’autre, même dans ce cas où le rêve semble brisé il arrive fréquemment qu’on sursoie à la rup-
ture et qu’on espère toujours recouvrer le petit monde de réconfort d’avant ou, pour le moins,
encore poursuivi. C’est cela que j’ai décrit dans Piégée dans son couple[4]. Certes, quand trop
c’est trop, la rupture a lieu et l’on voit d’ailleurs plus souvent les hommes que les femmes tenter
de s’accrocher coûte que coûte à ce qui n’aura peut-être été qu’un espoir vain, comme s’ils pou-
vaient finalement se satisfaire d’un simple mirage.
Jean-Claude Kaufmann : On peut dire les choses de cette manière, mais ce que je soulignerai
c’est, qu’à mon sens, nous sommes dans une phase de mutation historique de la société, on
le sent à tous propos, la société, l’environnement social ne réagit plus de la même façon aux
événements qui l’affectent, on est en train de changer de société avec, en filigrane, cette hyper-
trophie de la subjectivité, de l’identité, de l’Ego, et, en manière de boomerang civilisationnel,
une crise affectant nos conceptions de la démocratie et de la république[5]. Tout cela place donc
les individus que nous sommes dans une situation de grande incertitude. Certains retrouveront
des certitudes dans des visions complotistes, communautaristes étroites, anti-système, etc., le
plus grand nombre recherchera à se rassurer en créant un petit monde familial plein de dou-
ceur, d’entente, de caresses et de retours positifs pour l’estime de soi. C’est le rôle désormais
dévolu au couple et à l’unité conjugale, et cela n’est pas totalement institué. Ce qui laisse
[3] Voir Jean-Claude KAUFMANN, Agacements, les petites guerres du couple, Armand Colin, 2007.
[4] Jean-Claude KAUFMANN, Piégée dans son couple, Les Liens qui libèrent, 2016.
[5] [NDLR] Voir, entre autres, Jean-Claude KAUFMANN, Ego. Pour une sociologie de l’individu, Nathan, 2001 ; Jean-Claude
KAUFMANN, Identités, la bombe à retardement, Textuel, 2014 ; Jean-Claude KAUFMANN, La fin de la démocratie. Apogée
et déclin d’une civilisation, Les Liens qui libèrent, 2019.
libre cours à la puissance stratégique et tactique des membres de l’unité familiale, à leurs
capacités d’adaptation et d’innovation, et, parfois déçue, à leur quête irrépressible de ce noyau
de réassurance personnelle. Bien sûr, ce disant, ils devront composer avec toutes les prescrip-
tions, injonctions, suggestions, condamnations et autres modalités de pression collective qui
viennent de leur environnement. D’où la variété des réponses individuelles et des manières de
réaliser son petit monde de bien-être.
Je soulignerai à ce propos combien notre environnement social est plus que jamais prescriptif.
Bien des domaines d’action des individus sont désormais encadrés par la loi, par des règle-
ments et autres contraintes d’effectuation. Cela est vrai pour la construction de sa maison,
cela le reste s’agissant de l’intimité familiale. De l’éducation des enfants à la consommation
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d’énergie en passant par la transparence du consentement dans les rapports sexuels la pression
normative du collectif s’accroît continument. Le plus souvent on plie le dos, dans l’illusion de
la liberté totale de l’individu qui adopte la norme. Si c’est bon pour la santé, si c’est bon pour
la planète, etc., alors oui, on adopte. D’autrefois, lorsque cela paraît intolérable, même pour
des raisons les plus extravagantes, c’est perçu comme une atteinte inadmissible à la liberté ab-
solue de l’individu. On balance en somme entre la soumission volontaire et l’insubordination
effervescente, tout cela, il faut le noter, au nom des préférences, des élections, des choix à faire
par l’individu, puisque l’idée c’est d’être en toutes choses la personne autonome, libre, maître
d’elle-même, que l’on veut être. Exit l’idée même de nature, on est le produit de ses choix, on
peut tout déconstruire et reconstruire à son goût. Bref, cet individu maître de lui-même trouve
ses limites dans son propre environnement avec toutes les contraintes normatives qui pèsent
sur lui, avec le chaos informationnel et idéologique qui l’entoure, avec le caractère flottant des 209
certitudes qui s’offrent à lui, avec toutes les épreuves auxquelles la vie collective l’expose.
Aussi, nous l’avons vu, éprouve-t-il le besoin de trouver, de fabriquer à sa mesure, un havre
de paix, de réconfort, d’amour et d’habitudes stabilisatrices. C’est le couple, l’unité conjugale,
pourvue ou non d’enfants, qui, pragmatiquement, le lui apportera.
Il ne s’agit donc pas du grand rêve romantique à l’atmosphère noire et tragique, mais de
quelque chose de plus empirique, de plus pragmatique, de plus expérimental en un sens, ce qui
n’exclut pas la part du rêve, des aspirations romanesques et des émotions amoureuses. Il s’agit
avant tout de trouver un noyau d’apaisement, de repos, de gratifications réconfortantes, un lieu
où on ne se prend pas la tête. Ce qui s’exprime souvent, dans les enquêtes que j’ai menées, par
l’idée de « former une bonne équipe ». Rien d’extravagant dans tout cela, rien d’une vanité
chimérique ou d’une illusion cachant un despotisme et un asservissement intolérables, mais
l’aveu de ce besoin d’apaisement, de consolation, de réconfort, de stabilité, né de tout ce que
nous avons dit de la tension, de la fatigue à vivre dans nos sociétés.
Michel Messu : Il n’y a donc pas, à l’instar de certaines analyses qui occupent le devant de la
scène s’agissant du couple, de la famille, de l’amour ou de la sexualité, et qui en font des objets
sans avenir, désuets et manipulés par des forces obscures au service d’intérêts qui ne disent pas
leur nom et qu’on désigne souvent du terme « domination » (celle du « marché », de l’idéologie
dite patriarcale, des croyances et structures mentales surannées, etc.), il n’y a donc pas à négli-
ger le poids des aspirations au bonheur, à l’amour, à la bienveillance réciproque que celui-ci
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représente, bref aux émotions qui travaillent aussi les individus. Les érotes de la mythologie
grecque (éros, antéros, himéros, etc.) n’ont toujours pas abandonné Aphrodite qui, dans l’Illiade
d’Homère, s’active à favoriser les mariages mais dont Platon et Xénophon dans leurs Banquet
respectifs discuteront de la dualité, celle que réfléchit notre opposition âme/corps, transcrite sous
l’égide du christianisme en opposition du bien et du mal. C’est dire combien il est réducteur et
abusif d’écarter l’aspiration, érotique peut-on dire, à rechercher dans le couple l’instance d’un
bien-être qui semble ailleurs fuir de toutes parts. Le couple, alors, serait-il la dernière instance
consolatrice d’individus désemparés, désenchantés du monde ?
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Mais, puisqu’on ne sait jamais précisément en quoi il consiste, ce bonheur se trouve rabattu sur
une déclinaison beaucoup plus concrète : le bien-être ensemble, celui que peut apporter le couple
et la petite famille quand ça fonctionne bien. Car tout l’enjeu du couple est là. Ce n’est pas,
contrairement à ce qui peut se dire, le couple qui est honni, qui est perçu comme la source tous
les maux, et serait donc à écarter pour réaliser ses aspirations au bonheur, à la plénitude d’être
soi, ce sont les obstacles que l’on rencontre, les aléas néfastes voire funestes, les contradictions
permanentes entre les attentes et leurs conditions de réalisation, ce sont toutes les incertitudes
du monde que nous avons évoquées, qui sont d’abord redoutées et, en général, contournées par
des stratégies empiriques d’apaisement. Celles-ci prennent souvent la forme de séquences de
retrait, de prise de distance d’avec l’objet du problème, de temps d’adoucissement des émotions
négatives, et ce, parce qu’il convient d’abord de préserver le petit monde de bien-être que l’on a
210 créé, de protéger in fine le couple que l’on forme. Cela peut même aller fort loin dans la persévé-
rance à protéger le couple, prendre l’allure d’un déni pernicieux de la réalité et « piéger » l’un ou
l’autre des partenaires dans une relation toxique, comme on le dit volontiers. D’autres fois, avec
une fréquence autrement plus élevée que par le passé, c’est la rupture et la dislocation du couple.
Mais il ne faut pas en faire la règle absolue, inéluctable, pour tous les couples d’aujourd’hui.
J’en suis persuadé, sur la base de mes enquêtes, et je le répète, le couple dans sa capacité à
offrir l’espace de bien-être, de repos, d’attentions bienveillantes, etc. que chacun recherche, est
promis à un bel avenir. Alors, on peut y voir la sourde pression d’Éros, bien sûr, surtout si l’on
accorde attention au bain d’émotions dans lequel nous sommes tous plongés et dont l’expression
publique est de plus en plus favorisée, notamment par les réseaux sociaux. Mais justement, dans
ce contexte, le couple en tant que tentative d’ajustement, de stabilisation de toutes ces émotions,
apparaît comme un recours, un remède, au désordre émotionnel. Mais, il faut le redire, ce n’est
pas simple, c’est un exercice d’équilibrisme de tous les instants, il y a un tel potentiel de frustra-
tion dans une vie de couple.
Michel Messu : Précisément, et pour finir, dans un de tes derniers livres, La fin de la démocratie[6],
tu soulignes avec force que nos sociétés sont en proie à une libération tous azimuts des émotions,
singulièrement des émotions négatives de haine de l’autre et de crispation identitaire, Internet bien
sûr mais pas seulement. C’est le mouvement historique d’hyperdémocratie, comme tu le nommes,
qui le favorise. Mon opinion, comme telle, vaut bien celle des autres et puisque c’est mon opinion,
[6] Jean-Claude KAUFMANN, La Fin de la démocratie. Apogée et déclin d’une civilisation, Les Liens qui libèrent, 2019.
elle doit être reçue comme celles des autres. Comme cela ne se fait pas, s’enclenche alors la croi-
sade anti-système, la haine des élites et la volonté de puissance autoritaire incarnée par quelque
leader qualifié de ce fait de populiste. Toutefois, ce processus d’élargissement revendicatif de l’in-
dividu démocratique ne semble pas affecter tous les domaines de la vie sociale. Particulièrement, et
nous venons de le voir, le domaine de la vie intime, celle du couple et de la « bonne équipe » qu’il
entend former. Là, en effet, s’affirment toujours plus fortement des valeurs d’égalité, de respect
de l’autre, de débat et d’accord mutuel. La législation, la statistique criminelle, l’observation
sociologique correctement menée, etc., l’établissent. Est-ce là un îlot de résistance à la vague
hyperdémocratique ? Ne risque-t-il pas d’être submergé à son tour ?
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D’abord, l’explosion des expressions émotionnelles ne porte pas uniquement sur les émotions
négatives, la haine et la négation de l’autre, l’esprit de vengeance et de revanche, la colère
aveugle dira-t-on. Elle porte aussi sur les émotions positives, celles qui conduisent aux élans
de solidarité, à la compassion pour le malheur des autres, celles qui s’expriment sous la forme
de l’engagement bénévole et bienveillant, et, bien entendu, sous la forme de l’amour – depuis
l’émotion amoureuse de la rencontre jusqu’au nid d’amour confortable et routinier. Le couple,
on l’a vu, s’inscrit dans cette seconde forme d’émotion. C’est son projet, au sens propre du
terme. Le couple est une projection d’émotions positives pour les partenaires. Et, on l’a dit,
c’est ce qu’ils attendent. Dans le couple d’aujourd’hui, le partenaire est amené à jouer un rôle
de « partenaire-thérapeute », il est là pour panser les blessures reçues à l’extérieur, pour boos-
ter l’image de soi, restaurer la confiance en soi. La sûreté ou la sécurité du couple passe par
là, et pas seulement par l’apport de moyens matériels, même s’ils ne sont jamais négligeables. 211
De ce point de vue, le couple d’aujourd’hui participe au climat social émotionnel qui se répand
dans la société actuelle, mais il entend le faire sur un mode positif. Il entend, je dis bien, car,
cela a également été dit, il est lui-même traversé par des émotions négatives qui vont venir
contrebalancer les émotions positives qui le portent. C’est là que les stratégies d’équilibre
des acteurs prennent leur importance et décident du devenir et de la tonalité du couple. J’ai
évoqué les stratégies d’évitement du conflit ouvert, mais le conflit peut rester larvé et exploser
lors d’une nouvelle bouffée d’émotions négatives, rien n’est joué d’avance, mais tout se joue
dans l’instant. Et cela, c’est une dimension qui fait entrer pleinement le couple dans l’univers
émotionnel ambiant, mais sur le mode de la gestion des émotions contradictoires et en vue
de produire une bulle d’émotions positives. Enfin, il y a le cas de figure où le couple voit en
quelque sorte importer les émotions négatives externes, celles qui ont cours dans la société
globale. Là encore, elles peuvent rester à la marge et recevoir un traitement stratégique d’évi-
tement du conflit – c’est patent s’agissant des opinions politiques par exemple –, mais elles
peuvent aussi servir de tremplin à l’expression des émotions négatives accumulées au sein du
couple. Et là, c’est l’avenir du couple qui est en jeu. Il a perdu sa fonction de rassurance, de
décompression à l’endroit du monde environnant, de caresse bénéfique, il n’aurait plus sa rai-
son d’être. Pourtant, comme j’ai pu l’observer dans mes enquêtes, bien des fois c’est un piège
qui s’ouvre. Même un conjoint de type pervers-narcissique – royaume des émotions négatives
s’il en est – est parfois difficile à quitter.
Dossier « Recherches Familiales fête ses 20 ans : Regards interdisciplinaires sur la famille »
« Bonjour les artistes ! » : un entretien avec Jean-Claude Kaufmann sur le couple aujourd’hui
Pour le dire d’une formule, le couple est un noyau d’émotions contradictoires qui recherche
l’équilibre, à ce titre il rassure les individus qui sont désorientés par le déséquilibre émotionnel
du monde, mais pour ce faire il doit affronter continûment ses propres contradictions, ce qui
peut l’amener lorsqu’il est en rupture d’équilibre à participer au déséquilibre du monde.
Michel Messu : Eh bien, dira-t-on que les affaires de couple sont bien complexes et qu’on
ne saurait les comprendre par des explications réductrices écartant les capacités pratiques de
ceux qui en sont les acteurs. Il me reste, cher Jean-Claude, à te remercier pour cet éclairage
et ces analyses sur le couple dans la société contemporaine. Et saluons encore les artistes qui
le font vivre.
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