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Robin Mugnier
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/24377
DOI : 10.4000/etudesrurales.24377
ISSN : 1777-537X
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2020
Pagination : 90-109
ISBN : 978-2-7132-2835-3
Référence électronique
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L
’apiculture fait-elle partie de l’agriculture ? Du côté des apiculteurs pro-
fessionnels, il paraît évident de répondre par l’affirmative. Pourtant,
ces mêmes personnes reconnaissent aussi cultiver leur différence, ce
qui les écarte du reste des agriculteurs. L’apiculture, dont l’élevage est haute-
ment valorisé, est en effet toujours prête à se distancier du reste des profes-
sions agricoles pour attaquer de front certaines pratiques culturales (recours
aux pesticides essentiellement). Dans le même temps, l’apiculture est sans
cesse ramenée à ses fonctions agricoles par l’intermédiaire de la pollinisa-
tion des cultures qu’elle favorise. La fécondation des plantes par les abeilles
crée des liens entre apiculteurs et agriculteurs, notamment quand ils se ren-
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1. Le propos de cet article se concentre sur l’abeille domestique, mais la pollinisation dirigée
concerne aussi d’autres pollinisateurs, sauvages, ou domestiqués (bourdons, osmies…).
2. Voir A. Police, Construire la valeur des services de pollinisation. Socio-économie d’un marché
confiné, mémoire de master en science politique, Rennes, SciencesPo Rennes, 2019.
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é merger différentes conceptions des pollinisateurs en tant qu’agents agricoles
intervenant dans les cultures. Une vingtaine d’apiculteurs professionnels –
sur les trois cents qui ne vivent que de ce métier en région Auvergne-Rhône-
Alpes – ont été rencontrés et suivis dans leur travail 3 . Sans en être un miroir
parfait, ces apiculteurs rassemblent une grande partie de la diversité apicole
professionnelle : ruchers de cent cinquante à plus de deux mille ruches, en
vente directe ou en gros, du conventionnel à l’apiculture biologique, et enfin,
une implication graduelle, selon les cas, dans la pollinisation. Tous profitent
d’un territoire local propice à la production d’une grande diversité de miel
(acacia, châtaignier, lavande, colza, thym, tilleul…).
En quoi le rapport des apiculteurs professionnels au monde agricole est-il
sans cesse renégocié au sein du service de pollinisation ? Nous verrons, dans
une première partie, ce qui définit le service de pollinisation, puis dans une
deuxième, le rôle des groupements régionaux d’apiculteurs pollinisateurs
professionnels (Grapp). Puis, sera abordée la manière dont ces apiculteurs se
définissent notamment par rapport aux agriculteurs. Enfin, la dernière partie
montre l’ambivalence de ce service à travers la description de ce sentiment de
non-reconnaissance ressenti par ces professionnels.
Le service de pollinisation,
poste d’observation de l’apiculture professionnelle
3. Des observations et des échanges avec des techniciens de culture, agronomes, agriculteurs
multiplicateurs de semence, et arboriculteurs complètent cette recherche. À cela s’ajoute un
terrain de master (juin-juillet 2017) auprès d’apiculteurs salariés dans une multinationale en
production de semences potagères (Maine-et-Loire).
4. Archives personnelles d’apiculteur et récits.
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En haut : répartition des ruches dans un verger d’abricotiers et de pêchers
avec l’aide d’ouvriers agricoles (Drôme, février 2020).
En bas : un apiculteur présente l’organisation d’une colonie d’abeilles à des salariés
d’une coopérative semencière (Drôme, juillet 2019). Photos : R. Mugnier.
5. Voir L’audit économique de la filière apicole française, 2012, réalisé par France AgriMer (<https://
www.franceagrimer.fr/fam/content/download/17875/document/Audit_de_la_filili%C3%A8re_
apicole_2012.pdf?version=2>).
6. Voir le rapport, Bilan de la campagne miel 2018, réalisé par France AgriMer (<https://www.
franceagrimer.fr/fam/content/download/62960/document/BIL-MIEL-2019-%20Bilan%20
de%20campagne%20miel%202018%20.pdf?version=2>).
7. Voir les enquêtes de filières [Ferrus et al. 2018]. Voir aussi C. Rault, Analyse et description des
besoins en pollinisation des arboriculteurs rhônalpins. Quels facteurs clés de succès pour y répondre ?,
mémoire en agronomie, Rennes, AgroCampus Ouest Rennes, 2011.
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très critique à l’égard des grands groupes semenciers (et chimiques) qui
contractualisent avec Arthur et qui commencent à réorganiser le secteur de
la pollinisation. Enfin, il reste toujours très méfiant vis-à-vis des traitements
printaniers sur le colza.
Les choix de Jean-Baptiste interrogent, car ils ne se résument pas aux deux
principaux discours qui s’opposent lorsqu’il s’agit de dépeindre les liens entre
apiculture et agriculture. Sa relation ne peut pas être réduite à une opposition
nette et conflictuelle envers les agriculteurs, notamment autour des pesti-
cides, comme le font souvent certains syndicats d’apiculture. Elle ne peut être
interprétée non plus comme une confiance totale et pacifiée envers les agri-
culteurs, comme cherchent à le présenter dans leur intérêt certaines filières
agricoles. Alors que se cristallisent ces discours concurrents, les apiculteurs
professionnels, engagés dans le service de pollinisation, montrent au contraire
qu’ils n’ont de cesse de faire tenir ensemble ces positionnements que l’on pour-
rait penser en contradiction évidente. Cette négociation constante, entre ces
diverses attitudes, est au cœur de l’identité des apiculteurs et de leur aspiration
à être reconnus comme professionnels.
8. L’apiculture française a toujours été marquée par l’opposition syndicale, parfois virulente,
entre amateur et professionnel. Comme le montre Paul Fert [2015], la structuration du syndi-
calisme apicole peut être trivialement positionnée autour de deux axes : amateurs versus profes-
sionnels pour le premier et tolérance versus refus des pesticides pour le second.
9. Je remercie P., apiculteur, acteur de cette structuration, et M., technicienne ADA, de m’avoir
ouvert leurs archives personnelles et celles de l’association.
10. Compte rendu de la réunion pollinisation du 27 mars 1991 à l’Inra Montfavet, archives du
Syndicat Drôme-Ardèche.
11. Certains syndicats, comme celui de Drôme-Ardèche, ont créé dès les années 1970 des
commissions pollinisation.
12. Expressions couramment utilisées dans les brochures de présentation à destination du
monde agricole.
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vis-à-vis des traitements pesticides, sans jamais parler d’écologie dans leur
plaidoyer [Magnin 2020]. Leurs connaissances des cultures, des molécules
chimiques et leur savoir-faire en pollinisation amènent ces apiculteurs à espé-
rer que leur message soit mieux compris.
Tout ce travail ne sera jamais revendiqué comme une activité politique telle
que l’on pourrait la concevoir dans le cadre du syndicalisme apicole. Elle s’ins-
crit plutôt comme une « lutte politique discrète » [Scott 2008], qui se développe
derrière ce qui s’apparente à une harmonie des relations entre ces filières. Il
arrive pourtant que l’activité du Grapp s’insère dans la continuité de l’activité
syndicale 13. C’est le cas en novembre 2000, après de grandes manifestations
médiatisées contre l’utilisation de l’insecticide Gaucho. À ce moment les syndi-
cats de la Drôme réfléchissent à poursuivre leur action par « un travail régional
et de terrain ». En tant qu’acteur identifié dans le monde agricole et habitué
à dialoguer, le Grapp a la tâche de mettre en place une rencontre entre api
culteurs et agriculteurs. Le groupement est familier de ce type de démarche et
habitué à intervenir dans un environnement où les contraintes de chacun sont
partagées, loin d’une opposition frontale. Cette action tranche, par exemple,
avec celle menée en 2012. Exceptionnellement, le Grapp décide d’appeler publi-
quement au boycott et refuse de polliniser les productions de semence de colza
pour s’opposer à l’utilisation, sur cette culture, de l’insecticide néonicotinoïde
Cruiser OSR. En interne, les débats sont houleux. Certains craignent que
ce boycott brise les liens patiemment construits avec les agriculteurs et qu’il
remette en cause cette volonté de transformer les pratiques à travers le dialogue.
Aujourd’hui, le dernier Grapp encore en activité, celui de la région
Auvergne-Rhône-Alpes, est en veille depuis 2019. Le départ à la retraite de
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13. La distinction entre le Grapp et les syndicats est parfois complexe puisqu’une grande partie
de ses adhérents sont aussi investis sur le plan syndical, souvent à la Confédération paysanne
ou à la Fédération française des apiculteurs professionnels (FFAP). Le Grapp a néanmoins
tendance à se distancer des syndicats, et leur dimension critique, afin de faciliter son accepta-
tion dans le monde agricole.
14. J’utilise le terme « imaginée », puisque les luttes entre ces professions ont parcouru le xxe siècle
et plus particulièrement l’après Seconde Guerre mondiale. Voir L. Humbert, Résister à la « moder-
nisation agricole », les apiculteurs-trices dans la lutte contre les insecticides de synthèse (1945-1962),
mémoire en histoire des sciences, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2018.
Ces choix ne sont pas anodins puisqu’ils placent les apiculteurs face à la cri-
tique d’une partie de leur propre filière, amateur ou non. Maintes fois taxé de
« pro-FNSEA », notamment pour son investissement à tisser des liens entre la
filière semence et l’apiculture, Paul est vilipendé comme un allié du syndicat
agricole majoritaire à l’orientation productiviste. Il ajoute à sa décharge : « tu
crois que ça me fait plaisir de parler avec des gens de la FNSEA ? ». Néanmoins,
dans ces récits, plus le dialogue paraît difficile à engager (« un gros semen-
cier », « un pur céréalier », « un adepte du pulvérisateur »), plus l’apiculteur
dégage une certaine estime de soi lorsqu’il arrive à construire un échange
jugé constructif.
Plus ou moins romancées, ces histoires convoquent différentes figures
agricoles – masculines – telles que le « paysan », l’agriculteur « technique »
ou encore « de confiance ». Des dénominations utilisées couramment par les
apiculteurs pour nommer leurs interlocuteurs. Elles sont particulièrement
intéressantes car toutes font intervenir un jugement de valeur sur un « idéal-
type » d’agriculteur avec qui la relation est valorisée.
Jean-Baptiste a souvent l’habitude de répéter, comme Andréa d’ailleurs,
qu’il ne travaille qu’avec des « paysans », que ce soit en pollinisation, ou lors de
la saison morte quand il aide deux producteurs locaux à la cueillette de noix
ou de tabac pour compléter ses revenus. Par ce geste, il réaffirme une forme
d’opposition à coopérer avec des entreprises agricoles, « gérées par des techni-
ciens », dont il estime au passage qu’elles imposent de mauvaises pratiques aux
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15. Cela n’a pas été l’objet de cet article, mais on aurait aussi pu faire le choix de partir de caté-
gories de plantes agricoles (celles nourricières ; celles dangereuses...) pour montrer comment
l’apiculture négocie sa place dans le paysage agricole.
Conclusion
Robin Mugnier,
anthropologue, doctorant, Muséum national d’Histoire naturelle,
Centre d’écologie et des sciences de la conservation (UMR 7204), Paris
Abstract
Pollination, negotiation, and how professional beekeepers
relate to the agricultural world
Pollination services—renting honeybee colonies to farmers to enhance crop
productivity—provides a perfect ethnographic standpoint to understand how
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