Vous êtes sur la page 1sur 17

Michel Leiris aux limites du récit autobiograhique

Catherine Maubon
Dans La Philosophie hors de soi 2014, pages 181 à 196
Éditions Presses universitaires de Vincennes
ISBN 9782842924034
DOI 10.3917/puv.clem.2014.01.0181
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/aux-confins-du-recit--9782842924034-page-181.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Vincennes.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
Michel Leiris aux limites du récit autobiograhique

Catherine Maubon

Autoportrait et non autobiographie – ainsi qu’il est convenu


de la définir –, l’œuvre de Michel Leiris se distingue par l’absence
d’un récit suivi qui aurait enchaîné les échecs et les conquêtes au fil
desquels se serait constitué, avec plus ou moins de maîtrise, le sujet de
la narration. Et cela dès les premières expérimentations de l’écriture
de soi dans lesquelles, jeune surréaliste, Leiris s’exerça à raconter
des histoires pour organiser ce qui, un jour, aurait pu devenir son
histoire. Ces « sortes de petits romans 1 » ne se sont inscrits dans
les lieux communs du romanesque que pour s’assurer, fût-ce en la
parodiant, une forme de « mise en intrigue 2 » susceptible de conférer
un minimum d’identité narrative à l’hétérogénéité des matériaux
mis en jeu/je. Récits lacunaires de fragments de rêve, de fantasmes
et de vécu, ces textes – qu’il s’agisse des plus aboutis (Point cardinal,
Le Pays de mes rêves, Aurora) ou de ceux restés à l’état d’ébauche
(le recueil posthume L’Évasion souterraine) – se caractérisent par

1. Michel Leiris, L’Âge d’homme [1939], Paris, Gallimard, « Folio », 1946,


p. 193. Les citations sont suivies du titre et du numéro de la page.
2. Paul Ricœur, « Le soi et l’identité narrative », Soi-même comme un autre,
Paris, Seuil, 1990, p. 168 sqq.
182 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 183
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
une forme de dispersion narrative qui se révéla inhérente au projet cette réponse ne relève pas d’un quelconque a priori théorique ni même
autobiographique. d’une forme de contestation d’origine expérimentale. Beaucoup plus
« Ce que j’adorerais, ce qui serait une preuve de réussite, de la radicalement, elle obéit à la nécessité intrinsèque de faire front aux
réussite de cette série de livres que je fais actuellement, la preuve que deux obstacles qui entravèrent aussitôt le projet de définition de soi :
je suis arrivé à une certaine maîtrise de moi, ce serait écrire un très l’échec de l’évasion telle que l’a définie Emmanuel Levinas d’une part,
beau roman ! Où il ne serait plus du tout question de confession ni le caractère accidentel de la mort, de l’autre.
d’autobiographie 3 », confessait Leiris, à la sortie de Fibrilles. Mais, ne « Moloch qui se nourrit de ses propres entrailles 5 », Leiris n’en
nous y trompons pas ! En exprimant le désir d’écrire « un très beau aura, en fin de compte, jamais fini avec lui-même. La suspension de
roman », l’auteur du troisième volume de La Règle du jeu pensait La Règle du jeu ne signifia en aucune façon l’abandon de la première
essentiellement à la puissance totalisante propre au récit, à la possibilité personne pronominale. Suivirent Le Ruban au cou d’Olympia, À Cor
de rassembler et d’intégrer dans une histoire complète, pourvue et à cri et, à un an de la mort, Images de marque 6. Dès Biffures,
d’un début et d’une fin, les événements multiples et dispersés d’une l’écrivain s’était pourtant interrogé sur l’opportunité de prolonger
existence – fictive ou pas. Une forme d’énonciation dont la linéarité un geste qu’« on ne peut effectuer peut-être qu’une seule fois dans sa
et la rectitude auraient pu le conduire à son but originel, à cette « règle vie » (Biffures, p. 256). « Maniaque », ou spécialiste de la confession,
du jeu » vite égarée dans les plis du métadiscours autobiographique : Leiris fut le premier à le reconnaître même s’il refusa de se laisser
emprisonner dans le cercle magique d’un moi dont, tout au long de
Cible : cette chose extérieure, cet objet tendre et introuvable qu’il son existence, il s’obstina au contraire à vouloir franchir les limites.
faudrait définir – et définir cette chose serait peut-être la trouver ? […] Une tentative mélancolique qui imprima sur l’œuvre le profil d’une
Cible : n’est-ce pas dans cette direction, la mise au jour de ce pour quoi quête dont l’objet – « briser l’enchaînement le plus radical, le plus
je puis juger valable d’exister […] qu’ici, comme en réalité, je vais ? […]) irrémissible, le fait que le moi est soi-même 7 » – ne cessa de s’éloigner
Comment pourrais-je, cherchant ainsi à m’éclairer sur ce vers quoi je à l’horizon des livres qui auraient dû lui donner corps.
m’oriente, conduire mon récit avec une rectitude suffisante pour que s’en Inéluctable, la leçon remonte à l’échec de la tentative de
dégagent nettement, avant le point final, les thèmes directeurs ? (Biffures, liquidation qui, de 1930 à 1935, légitima la difficile acquisition
p. 253-254 4.) du « je » autobiographique ; au cruel constat que la perfection et la
rigueur, avec lesquelles l’écrivain s’était appliqué à saisir ce qu’il
Ce préambule, pour préciser d’emblée que, si la réponse que Leiris a pensait être l’image en quelque sorte immuable de lui-même à partir
pu apporter à la question des frontières du récit est indubitablement de laquelle refonder son être-au-monde, ne pouvaient assurer l’issue
liée à la manière dont la modernité a appréhendé la notion de sujet, définitive du combat – en cela plus tragique que ce qu’il avait imaginé
– engagé avec lui-même. Paradoxalement – mais pouvait-il en aller
autrement au moment où se défaisait la notion d’identité qui aurait
3. « Cela ne veut pas dire que ce “très beau” je le considérerais comme supérieur dû la légitimer ? –, c’est la vérité de cette image qui, à peine fut-elle
aux choses que j’ai faites avant, mais ce serait pour moi une preuve de liberté, définie, en sanctionna l’insuffisance. Au nom d’une autre vérité, celle
la preuve que je serais arrivé à une certaine émancipation par rapport à moi-
même, que ce ressassement écœurant à la première personne dont je suis,
moi-même, écœuré, est enfin liquidé ! » (Madeleine Chapsal, « Leiris ou
l’ouverture à la poésie », La Quinzaine littéraire, no 14, 15-31 octobre 1966, 5. Michel Leiris, Images de marque, Cognac, Le temps qu’il fait, 1989, non
p. 10-12, partiellement repris dans Pierre Chappuis, Michel Leiris, Seghers, paginé.
« Poètes d’aujourd’hui », 1973, p. 115-117.) 6. Sur cette « tentative folle, peut-être exemplaire », lire les pages décisives de
4. Les citations extraites des volumes Biffures [1948], Fourbis [1955], Fibrilles Maurice Blanchot, « Combat avec l’ange », L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971,
[1966], Frêle bruit [1976] se rapportent à l’édition de La Règle du jeu publiée p. 150-161.
sous la direction de Denis Hollier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la 7. Emmanuel Levinas, De l’évasion [1935], Montpellier, Fata Morgana, 1982,
Pléiade », 2003. p. 73.
182 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 183

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
une forme de dispersion narrative qui se révéla inhérente au projet cette réponse ne relève pas d’un quelconque a priori théorique ni même
autobiographique. d’une forme de contestation d’origine expérimentale. Beaucoup plus
« Ce que j’adorerais, ce qui serait une preuve de réussite, de la radicalement, elle obéit à la nécessité intrinsèque de faire front aux
réussite de cette série de livres que je fais actuellement, la preuve que deux obstacles qui entravèrent aussitôt le projet de définition de soi :
je suis arrivé à une certaine maîtrise de moi, ce serait écrire un très l’échec de l’évasion telle que l’a définie Emmanuel Levinas d’une part,
beau roman ! Où il ne serait plus du tout question de confession ni le caractère accidentel de la mort, de l’autre.
d’autobiographie 3 », confessait Leiris, à la sortie de Fibrilles. Mais, ne « Moloch qui se nourrit de ses propres entrailles 5 », Leiris n’en
nous y trompons pas ! En exprimant le désir d’écrire « un très beau aura, en fin de compte, jamais fini avec lui-même. La suspension de
roman », l’auteur du troisième volume de La Règle du jeu pensait La Règle du jeu ne signifia en aucune façon l’abandon de la première
essentiellement à la puissance totalisante propre au récit, à la possibilité personne pronominale. Suivirent Le Ruban au cou d’Olympia, À Cor
de rassembler et d’intégrer dans une histoire complète, pourvue et à cri et, à un an de la mort, Images de marque 6. Dès Biffures,
d’un début et d’une fin, les événements multiples et dispersés d’une l’écrivain s’était pourtant interrogé sur l’opportunité de prolonger
existence – fictive ou pas. Une forme d’énonciation dont la linéarité un geste qu’« on ne peut effectuer peut-être qu’une seule fois dans sa
et la rectitude auraient pu le conduire à son but originel, à cette « règle vie » (Biffures, p. 256). « Maniaque », ou spécialiste de la confession,
du jeu » vite égarée dans les plis du métadiscours autobiographique : Leiris fut le premier à le reconnaître même s’il refusa de se laisser
emprisonner dans le cercle magique d’un moi dont, tout au long de
Cible : cette chose extérieure, cet objet tendre et introuvable qu’il son existence, il s’obstina au contraire à vouloir franchir les limites.
faudrait définir – et définir cette chose serait peut-être la trouver ? […] Une tentative mélancolique qui imprima sur l’œuvre le profil d’une
Cible : n’est-ce pas dans cette direction, la mise au jour de ce pour quoi quête dont l’objet – « briser l’enchaînement le plus radical, le plus
je puis juger valable d’exister […] qu’ici, comme en réalité, je vais ? […]) irrémissible, le fait que le moi est soi-même 7 » – ne cessa de s’éloigner
Comment pourrais-je, cherchant ainsi à m’éclairer sur ce vers quoi je à l’horizon des livres qui auraient dû lui donner corps.
m’oriente, conduire mon récit avec une rectitude suffisante pour que s’en Inéluctable, la leçon remonte à l’échec de la tentative de
dégagent nettement, avant le point final, les thèmes directeurs ? (Biffures, liquidation qui, de 1930 à 1935, légitima la difficile acquisition
p. 253-254 4.) du « je » autobiographique ; au cruel constat que la perfection et la
rigueur, avec lesquelles l’écrivain s’était appliqué à saisir ce qu’il
Ce préambule, pour préciser d’emblée que, si la réponse que Leiris a pensait être l’image en quelque sorte immuable de lui-même à partir
pu apporter à la question des frontières du récit est indubitablement de laquelle refonder son être-au-monde, ne pouvaient assurer l’issue
liée à la manière dont la modernité a appréhendé la notion de sujet, définitive du combat – en cela plus tragique que ce qu’il avait imaginé
– engagé avec lui-même. Paradoxalement – mais pouvait-il en aller
autrement au moment où se défaisait la notion d’identité qui aurait
3. « Cela ne veut pas dire que ce “très beau” je le considérerais comme supérieur dû la légitimer ? –, c’est la vérité de cette image qui, à peine fut-elle
aux choses que j’ai faites avant, mais ce serait pour moi une preuve de liberté, définie, en sanctionna l’insuffisance. Au nom d’une autre vérité, celle
la preuve que je serais arrivé à une certaine émancipation par rapport à moi-
même, que ce ressassement écœurant à la première personne dont je suis,
moi-même, écœuré, est enfin liquidé ! » (Madeleine Chapsal, « Leiris ou
l’ouverture à la poésie », La Quinzaine littéraire, no 14, 15-31 octobre 1966, 5. Michel Leiris, Images de marque, Cognac, Le temps qu’il fait, 1989, non
p. 10-12, partiellement repris dans Pierre Chappuis, Michel Leiris, Seghers, paginé.
« Poètes d’aujourd’hui », 1973, p. 115-117.) 6. Sur cette « tentative folle, peut-être exemplaire », lire les pages décisives de
4. Les citations extraites des volumes Biffures [1948], Fourbis [1955], Fibrilles Maurice Blanchot, « Combat avec l’ange », L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971,
[1966], Frêle bruit [1976] se rapportent à l’édition de La Règle du jeu publiée p. 150-161.
sous la direction de Denis Hollier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la 7. Emmanuel Levinas, De l’évasion [1935], Montpellier, Fata Morgana, 1982,
Pléiade », 2003. p. 73.
184 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 185
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
de « l’inachèvement obligatoire 8 » d’une condition existentielle dont combler un vide ou tout au moins situer, par rapport à la partie la plus
l’autobiographe accepta jusqu’à la fin de faire son lot. lucide de nous-mêmes, le lieu où bée cet incommensurable abîme »
Car, on l’oublie souvent, œuvre ouverte, L’Âge d’homme le fut (L’Âge d’homme, p. 157).
avant La Règle du jeu. Et de façon délibérée, ainsi qu’en témoigne la
genèse du texte 9. Il apparaît en effet qu’alors qu’il s’acheminait vers
une conclusion qui aurait pu en être l’heureux dénouement – « je vais II
mieux, semble-t-il » –, le narrateur s’est privé de toute possibilité
de clôture en bifurquant au dernier moment vers « un nouvel enfer, Né comme une confession érotique qui aurait dû cicatriser la
moins flamboyant, plus mesquin, mais tout aussi peu vivable » (L’Âge blessure infligée par la castration, L’Âge d’homme a trouvé son assise
d’homme, 203) que celui dont il entendait se libérer quand il entreprit définitive au moment où, se rebellant à l’interprétation réductrice de
la rédaction de l’ouvrage 10. J’ajouterai que cette décision coïncide avec son rôle – « […] Hercule auprès du rouet d’Omphale, Samson tondu
le moment où, tirant les conclusions d’une cure psychanalytique, le par Dalila, c’est-à-dire encore moins que la tête d’Holopherne, quand
texte avait laconiquement enregistré : « Ce que j’y ai appris surtout elle baigne ignominieusement dans le sang et le vin suri, près de la
c’est que, même à travers les manifestations à première vue les plus robe éclaboussée d’une Judith romantique » (L’Âge d’homme, p. 195)
hétéroclites, l’on se retrouve toujours identique à soi-même, qu’il y – le narrateur lui attribua la dimension métaphysique qui transforma
a une unité dans une vie et que tout se ramène, quoi qu’on fasse, à la blessure en béance tout en ouvrant la voie qui conduirait à la
une petite constellation de choses qu’on tend à reproduire, sous des constitution du sujet de la future maturité autobiographique : « Que
formes diverses, un nombre illimité de fois » (L’Âge d’homme, p. 201). les explorateurs modernes de l’inconscient parlent d’Œdipe, de
En enfermant le sujet dans la répétition de l’identité, les dernières castration, de culpabilité, de narcissisme, je ne crois pas que cela
pages de L’Âge d’homme sanctionnèrent l’échec de l’évasion tout en avance beaucoup quant à l’essentiel du problème (qui reste selon moi
orientant l’écriture vers ce qui se révélera être à la fois sa condamnation apparenté au problème de la mort, à l’appréhension du néant et relève
– l’impossibilité de « tir[er] un trait horizontal barrant la page d’un donc de la métaphysique) » (ibid., p. 153).
bord à l’autre ou bien [d’]inscri[re], en grosses lettres satisfaites, C’est alors qu’ôtant à la question sexuelle 11 le rôle prédominant
le mot FIN […] » (Biffures, p. 252) – et son salut – rester en-deçà qu’elle avait exercé jusque-là, Leiris a placé au centre de son écriture
de la ligne d’arrivée au-delà de laquelle « l’existence serait jouée et la hantise de la mort, l’« accident » qui rend « absurde toute [sa] vie –
la mort deviendrait la seule étape où désormais s’arrêter » (Fourbis, la ravalant – comme toute vie possible – au rang de mauvais scénario
p. 373). Il ne fait aucun doute que la ligne de points de suspension sur qui, à proprement parler, ne se dénouera pas mais finira parce que,
laquelle s’interrompt L’Âge d’homme a ouvert à la narration de soi d’une manière ou d’une autre, la représentation doit finir » (Fourbis,
l’exploration du vide au bord duquel le texte s’est momentanément p. 352-353).
arrêté : « […] il ne peut, tout compte fait, s’agir d’écrire que pour Définie, à travers le pacte autobiographique, comme mimesis de
ce mauvais scénario, l’œuvre s’est dès lors développée en tissant, au-
dessus du vide ménagé par l’« objet impossible à découvrir au désir
8. Michel Leiris, Miroir de la tauromachie [1938], Montpellier, Fata Morgana,
anxieux, sevré, duquel ma peur de la mort se rattache » (Biffures,
1981, p. 37.
9. Je me permets de renvoyer à Catherine Maubon, « De Lucrèce, Judith et p. 254), la trame arachnéenne de ses tâtonnements vers une issue
Holopherne à L’Âge d’homme ou comment recoller la tête d’Holopherne », jusqu’à la fin imprévisible et, pour cela, toujours à remettre : « Ma
Genesis, no 11, 1997, p. 107-129.
10. « Je voudrais que mes amis se rendent bien compte que L’Âge d’homme est
une liquidation. Si j’ai fait mon portrait avec tant de minutie, en me montrant 11. Ainsi, dans « De la littérature considérée comme une tauromachie » [1946],
si vil, ce n’est pas par complaisance mais avec sévérité et comme moyen de l’intention déclarée d’« écrire le récit de ma vie vue sous l’angle de l’érotisme
rompre » (Journal 1922-1989 [Paris, Gallimard, 1992], édition Jean Jamin, (angle privilégié, puisque la sexualité m’apparaissait alors comme la pierre
7 janvier 1937, p. 298.) angulaire dans l’édifice de la personnalité) » (L’Âge d’homme, p. 19).
184 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 185

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
de « l’inachèvement obligatoire 8 » d’une condition existentielle dont combler un vide ou tout au moins situer, par rapport à la partie la plus
l’autobiographe accepta jusqu’à la fin de faire son lot. lucide de nous-mêmes, le lieu où bée cet incommensurable abîme »
Car, on l’oublie souvent, œuvre ouverte, L’Âge d’homme le fut (L’Âge d’homme, p. 157).
avant La Règle du jeu. Et de façon délibérée, ainsi qu’en témoigne la
genèse du texte 9. Il apparaît en effet qu’alors qu’il s’acheminait vers
une conclusion qui aurait pu en être l’heureux dénouement – « je vais II
mieux, semble-t-il » –, le narrateur s’est privé de toute possibilité
de clôture en bifurquant au dernier moment vers « un nouvel enfer, Né comme une confession érotique qui aurait dû cicatriser la
moins flamboyant, plus mesquin, mais tout aussi peu vivable » (L’Âge blessure infligée par la castration, L’Âge d’homme a trouvé son assise
d’homme, 203) que celui dont il entendait se libérer quand il entreprit définitive au moment où, se rebellant à l’interprétation réductrice de
la rédaction de l’ouvrage 10. J’ajouterai que cette décision coïncide avec son rôle – « […] Hercule auprès du rouet d’Omphale, Samson tondu
le moment où, tirant les conclusions d’une cure psychanalytique, le par Dalila, c’est-à-dire encore moins que la tête d’Holopherne, quand
texte avait laconiquement enregistré : « Ce que j’y ai appris surtout elle baigne ignominieusement dans le sang et le vin suri, près de la
c’est que, même à travers les manifestations à première vue les plus robe éclaboussée d’une Judith romantique » (L’Âge d’homme, p. 195)
hétéroclites, l’on se retrouve toujours identique à soi-même, qu’il y – le narrateur lui attribua la dimension métaphysique qui transforma
a une unité dans une vie et que tout se ramène, quoi qu’on fasse, à la blessure en béance tout en ouvrant la voie qui conduirait à la
une petite constellation de choses qu’on tend à reproduire, sous des constitution du sujet de la future maturité autobiographique : « Que
formes diverses, un nombre illimité de fois » (L’Âge d’homme, p. 201). les explorateurs modernes de l’inconscient parlent d’Œdipe, de
En enfermant le sujet dans la répétition de l’identité, les dernières castration, de culpabilité, de narcissisme, je ne crois pas que cela
pages de L’Âge d’homme sanctionnèrent l’échec de l’évasion tout en avance beaucoup quant à l’essentiel du problème (qui reste selon moi
orientant l’écriture vers ce qui se révélera être à la fois sa condamnation apparenté au problème de la mort, à l’appréhension du néant et relève
– l’impossibilité de « tir[er] un trait horizontal barrant la page d’un donc de la métaphysique) » (ibid., p. 153).
bord à l’autre ou bien [d’]inscri[re], en grosses lettres satisfaites, C’est alors qu’ôtant à la question sexuelle 11 le rôle prédominant
le mot FIN […] » (Biffures, p. 252) – et son salut – rester en-deçà qu’elle avait exercé jusque-là, Leiris a placé au centre de son écriture
de la ligne d’arrivée au-delà de laquelle « l’existence serait jouée et la hantise de la mort, l’« accident » qui rend « absurde toute [sa] vie –
la mort deviendrait la seule étape où désormais s’arrêter » (Fourbis, la ravalant – comme toute vie possible – au rang de mauvais scénario
p. 373). Il ne fait aucun doute que la ligne de points de suspension sur qui, à proprement parler, ne se dénouera pas mais finira parce que,
laquelle s’interrompt L’Âge d’homme a ouvert à la narration de soi d’une manière ou d’une autre, la représentation doit finir » (Fourbis,
l’exploration du vide au bord duquel le texte s’est momentanément p. 352-353).
arrêté : « […] il ne peut, tout compte fait, s’agir d’écrire que pour Définie, à travers le pacte autobiographique, comme mimesis de
ce mauvais scénario, l’œuvre s’est dès lors développée en tissant, au-
dessus du vide ménagé par l’« objet impossible à découvrir au désir
8. Michel Leiris, Miroir de la tauromachie [1938], Montpellier, Fata Morgana,
anxieux, sevré, duquel ma peur de la mort se rattache » (Biffures,
1981, p. 37.
9. Je me permets de renvoyer à Catherine Maubon, « De Lucrèce, Judith et p. 254), la trame arachnéenne de ses tâtonnements vers une issue
Holopherne à L’Âge d’homme ou comment recoller la tête d’Holopherne », jusqu’à la fin imprévisible et, pour cela, toujours à remettre : « Ma
Genesis, no 11, 1997, p. 107-129.
10. « Je voudrais que mes amis se rendent bien compte que L’Âge d’homme est
une liquidation. Si j’ai fait mon portrait avec tant de minutie, en me montrant 11. Ainsi, dans « De la littérature considérée comme une tauromachie » [1946],
si vil, ce n’est pas par complaisance mais avec sévérité et comme moyen de l’intention déclarée d’« écrire le récit de ma vie vue sous l’angle de l’érotisme
rompre » (Journal 1922-1989 [Paris, Gallimard, 1992], édition Jean Jamin, (angle privilégié, puisque la sexualité m’apparaissait alors comme la pierre
7 janvier 1937, p. 298.) angulaire dans l’édifice de la personnalité) » (L’Âge d’homme, p. 19).
186 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 187
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
mort : ce dont je n’aurai pas souvenir, ce que je ne pourrai pas Si les prédicats à travers lesquels Sartre définit l’aventure étaient
raconter ; le trait qui manquera toujours à ce tableau pour qu’il soit ceux-là mêmes dont Leiris déplorait l’absence, celui-ci ne fut pas pour
achevé » (ibid., p. 278). Il me semble à ce propos que, dans le cas de autant prêt à leur sacrifier ce qui faisait la spécificité de son entreprise,
Leiris, « la crise de la clôture du récit », mise en évidence par Paul à savoir le refus de « tout compromis fallacieux entre les faits réels
Ricœur 12 dans les autobiographies contemporaines, correspond et les produits purs de l’imagination » (L’Âge d’homme, p. 16).
moins à une perte d’identité qu’à l’impossibilité de sortir d’une Contrairement à Roquentin, créature imaginaire libre de refuser
identité irrémédiablement compromise par une lacune reconnue et son passé avec autant de désinvolture qu’il avait abandonné la vie du
acceptée comme originelle. Cela du moins jusqu’à Fibrilles. Nous marquis de Rollebon, l’autobiographe ne pouvait (ni ne voulait) se
verrons plus loin comment il en alla différemment dans la dernière détacher du vécu dans la trame duquel il savait – pour l’y avoir inscrit
partie de l’œuvre, totalement dépourvue du minimum de certitude – que se trouvait – « vrai sceau de Salomon » (p. 16) – le signe/chiffre
ontologique qui avait assuré la forme particulière de configuration de son existence. Mais cela signifie-t-il pour autant qu’il ait renoncé
narrative sur laquelle reposent, tant bien que mal, les trois premiers d’emblée à écrire une « histoire belle et dure comme de l’acier », ainsi
volumes de La Règle du jeu ainsi que L’Âge d’homme 13. que s’apprêtait à le faire Roquentin ?
Au moment où Leiris se heurtait au « défaut originel 14 », Jean- La mise en branle de La Règle du jeu semblait avoir entériné la
Paul Sartre, alias Roquentin, niait, dans La Nausée, que l’aventure – question lorsque celle-ci revint en force au moment où, dans « Il
expérience temporelle de rupture du continuum – pût exister ailleurs était une fois… », cinquième chapitre de Biffures, Leiris analyse son
que dans les livres, autrement que sous forme de récit : « Quand on rapport à l’histoire et reconnaît « expressément » :
vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent,
voilà tout. Il n’y a jamais de commencements […]. Il n’y a pas de fin […] il y a, enraciné loin derrière moi, un temps. Un temps dont il me faut,
non plus. » Alors que, dans les livres, « la fin est là qui transforme tout tant bien que mal, m’accommoder ; un temps – passé, et, symétriquement,
[…] quelque chose commence pour finir : l’aventure […] n’a de sens à venir – auquel se réfère une bonne part de mes efforts, dont le point
que par sa mort 15 ». d’application consiste à lui trouver un dénominateur commun avec ma
vie. (Biffures, p. 164.)
12. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 177.
13. Reconduite de volume en volume, la cérémonie des ultima verba est Le prétexte en est l’amorce d’un récit – « moi-soldat-au-désert » – dont
définitivement suspendue au moment où, à la fin de Frêle bruit, l’écrivain la rapide suspension donne lieu à une longue réflexion d’où émergent
reconnait comme ultime centre de vérité : « […] ce que je n’ai pas décelé, pas
les motifs qui empêchèrent le « monde raconté » de prendre jamais
su formuler, ou répugné à mettre en lumière » (p. 1054).
14. « Lacune obsédante » décelée en amont (« L’événement capital que j’ai forme dans l’ensemble de l’œuvre si ce n’est sous l’aspect ponctuel
toujours été dans l’incapacité de retrouver […] est en effet celui qu’aurait et purement épisodique d’excroissances dont Michel Beaujour a
constitué pour moi ma prise de conscience de la mort […] », Fourbis, p. 304) démontré la fonction d’exempla 16.
comme en aval. Sur ce point, outre l’article cité de Maurice Blanchot, Éloignement dans l’espace, sentiment d’exil, port de l’uniforme : les
« Combat avec l’ange », voir Jean-Bertrand Pontalis, « Michel Leiris ou conditions semblaient requises pour que le soldat qui, le 29 septembre
la psychanalyse sans fin » (Après Freud, Paris, Gallimard, « Tel », 1965) et
1939, jour consacré à l’archange Michel, se trouvait confiné à la
« Derniers mots, premiers mots » (Perdre de vue [1988], Paris, Gallimard,
« Folio », 2003).
15. Jean-Paul Sartre, La Nausée [1939], Œuvres complètes, Paris, Gallimard, souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie. Or, rien dans la vie réelle n’a valeur
« Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 49. À ce propos, Paul Ricœur, Soi- de commencement narratif […]. Quant à ma mort, elle ne sera racontée que
même comme un autre, op. cit., p. 189-190 : « Au plan même de la forme dans le récit de ceux qui me survivront. »
narrative, qu’on voudrait semblable dans la fiction et dans la vie, des 16. Michel Beaujour, Miroirs d’encre, Paris, Seuil, 1980, p. 129. Sur le « monde
différences sérieuses affectent les notions de commencement et de fin. [… raconté », voir Harald Weinrich, Le Temps [1964], traduction de l’allemand
la] clôture littéraire […] manque à [… l’]unité narrative de la vie. […] Si ma Michèle Lacoste, Paris, Seuil, 1973, chapitre 2, « Monde commenté, monde
vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrai jamais raconté ».
186 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 187

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
mort : ce dont je n’aurai pas souvenir, ce que je ne pourrai pas Si les prédicats à travers lesquels Sartre définit l’aventure étaient
raconter ; le trait qui manquera toujours à ce tableau pour qu’il soit ceux-là mêmes dont Leiris déplorait l’absence, celui-ci ne fut pas pour
achevé » (ibid., p. 278). Il me semble à ce propos que, dans le cas de autant prêt à leur sacrifier ce qui faisait la spécificité de son entreprise,
Leiris, « la crise de la clôture du récit », mise en évidence par Paul à savoir le refus de « tout compromis fallacieux entre les faits réels
Ricœur 12 dans les autobiographies contemporaines, correspond et les produits purs de l’imagination » (L’Âge d’homme, p. 16).
moins à une perte d’identité qu’à l’impossibilité de sortir d’une Contrairement à Roquentin, créature imaginaire libre de refuser
identité irrémédiablement compromise par une lacune reconnue et son passé avec autant de désinvolture qu’il avait abandonné la vie du
acceptée comme originelle. Cela du moins jusqu’à Fibrilles. Nous marquis de Rollebon, l’autobiographe ne pouvait (ni ne voulait) se
verrons plus loin comment il en alla différemment dans la dernière détacher du vécu dans la trame duquel il savait – pour l’y avoir inscrit
partie de l’œuvre, totalement dépourvue du minimum de certitude – que se trouvait – « vrai sceau de Salomon » (p. 16) – le signe/chiffre
ontologique qui avait assuré la forme particulière de configuration de son existence. Mais cela signifie-t-il pour autant qu’il ait renoncé
narrative sur laquelle reposent, tant bien que mal, les trois premiers d’emblée à écrire une « histoire belle et dure comme de l’acier », ainsi
volumes de La Règle du jeu ainsi que L’Âge d’homme 13. que s’apprêtait à le faire Roquentin ?
Au moment où Leiris se heurtait au « défaut originel 14 », Jean- La mise en branle de La Règle du jeu semblait avoir entériné la
Paul Sartre, alias Roquentin, niait, dans La Nausée, que l’aventure – question lorsque celle-ci revint en force au moment où, dans « Il
expérience temporelle de rupture du continuum – pût exister ailleurs était une fois… », cinquième chapitre de Biffures, Leiris analyse son
que dans les livres, autrement que sous forme de récit : « Quand on rapport à l’histoire et reconnaît « expressément » :
vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent,
voilà tout. Il n’y a jamais de commencements […]. Il n’y a pas de fin […] il y a, enraciné loin derrière moi, un temps. Un temps dont il me faut,
non plus. » Alors que, dans les livres, « la fin est là qui transforme tout tant bien que mal, m’accommoder ; un temps – passé, et, symétriquement,
[…] quelque chose commence pour finir : l’aventure […] n’a de sens à venir – auquel se réfère une bonne part de mes efforts, dont le point
que par sa mort 15 ». d’application consiste à lui trouver un dénominateur commun avec ma
vie. (Biffures, p. 164.)
12. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 177.
13. Reconduite de volume en volume, la cérémonie des ultima verba est Le prétexte en est l’amorce d’un récit – « moi-soldat-au-désert » – dont
définitivement suspendue au moment où, à la fin de Frêle bruit, l’écrivain la rapide suspension donne lieu à une longue réflexion d’où émergent
reconnait comme ultime centre de vérité : « […] ce que je n’ai pas décelé, pas
les motifs qui empêchèrent le « monde raconté » de prendre jamais
su formuler, ou répugné à mettre en lumière » (p. 1054).
14. « Lacune obsédante » décelée en amont (« L’événement capital que j’ai forme dans l’ensemble de l’œuvre si ce n’est sous l’aspect ponctuel
toujours été dans l’incapacité de retrouver […] est en effet celui qu’aurait et purement épisodique d’excroissances dont Michel Beaujour a
constitué pour moi ma prise de conscience de la mort […] », Fourbis, p. 304) démontré la fonction d’exempla 16.
comme en aval. Sur ce point, outre l’article cité de Maurice Blanchot, Éloignement dans l’espace, sentiment d’exil, port de l’uniforme : les
« Combat avec l’ange », voir Jean-Bertrand Pontalis, « Michel Leiris ou conditions semblaient requises pour que le soldat qui, le 29 septembre
la psychanalyse sans fin » (Après Freud, Paris, Gallimard, « Tel », 1965) et
1939, jour consacré à l’archange Michel, se trouvait confiné à la
« Derniers mots, premiers mots » (Perdre de vue [1988], Paris, Gallimard,
« Folio », 2003).
15. Jean-Paul Sartre, La Nausée [1939], Œuvres complètes, Paris, Gallimard, souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie. Or, rien dans la vie réelle n’a valeur
« Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 49. À ce propos, Paul Ricœur, Soi- de commencement narratif […]. Quant à ma mort, elle ne sera racontée que
même comme un autre, op. cit., p. 189-190 : « Au plan même de la forme dans le récit de ceux qui me survivront. »
narrative, qu’on voudrait semblable dans la fiction et dans la vie, des 16. Michel Beaujour, Miroirs d’encre, Paris, Seuil, 1980, p. 129. Sur le « monde
différences sérieuses affectent les notions de commencement et de fin. [… raconté », voir Harald Weinrich, Le Temps [1964], traduction de l’allemand
la] clôture littéraire […] manque à [… l’]unité narrative de la vie. […] Si ma Michèle Lacoste, Paris, Seuil, 1973, chapitre 2, « Monde commenté, monde
vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrai jamais raconté ».
188 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 189
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
lisière du Sahara, dans un « bled passablement sinistre », pût devenir ponctuelle des contraires mais localisé, en tant qu’expérience vécue,
« objet de légende, héros possible d’un récit que ma mémoire aurait, dans l’enfance du sujet à qui il appartenait d’en retrouver la trace
ultérieurement, toute latitude de me faire et dans lequel une chose et d’en dévoiler le sens, le sacré prit au cœur de l’œuvre la place de
de ce genre serait peut-être dite : “Il était une fois un soldat coiffé l’origine et cela même si le contexte idéologique dans lequel prit forme
d’un calot sous le soleil d’Afrique et ce soldat s’appelait Julien-Michel La Règle du jeu empêcha le narrateur d’y recourir explicitement :
Leiris” » (Biffures, p. 132). Et pourtant, bien qu’introduit par la
formule rituelle qui marque l’entrée dans le monde raconté, le récit Si tant est que l’un des buts les plus « sacrés » qu’un homme puisse se
tourna court pour ainsi dire immédiatement. À dire la vérité, aucun proposer soit d’acquérir une connaissance de soi aussi précise et intense
effort véritable ne semble avoir été fait pour arracher à la médiocrité de que possible, il apparaît désirable que chacun, scrutant ses souvenirs avec
son sort la silhouette qui, pendant la drôle de guerre, s’était détachée le maximum d’honnêteté, examine s’il n’y peut découvrir quelque indice
du « brouillard historique » au point d’emprunter un peu de leur lui permettant de discerner quelle couleur a pour lui la notion même de
fermeté de contour aux grandes figures de l’histoire. Il apparaît plutôt sacré 17.
que, fidèle à la leçon de L’Âge d’homme dont l’un des buts explicites
avait été de se libérer d’une représentation enfantine de la vie calquée Il me semble, en effet, que si, dans ce premier volume, Leiris a analysé
sur les grands rôles de l’opéra, le narrateur de Biffures ait en quelque avec autant d’attention le rituel à travers lequel l’expression « Il était
sorte renoncé au projet, un instant caressé, de « transformer les choses une fois… » isole « un certain moment de la durée, saisi à l’état pur,
menues ou graves qui m’arrivent et les grands événement humains et dont la seule qualité qui le différencie est d’être ainsi prélevé, mis
que je puis côtoyer en autant de traits précisant mes contours de héros à part […] » (ibid., p. 130) dans des termes identiques à ceux avec
mythique ou de grand premier rôle » (L’Âge d’homme, p. 164). lesquels, à la fin des années trente, il avait défini son sacré, ce n’est
En fait, criblée de vide, frappée d’incertitude, la narration de soi ne pas tant pour exalter les vertus dépaysantes du monde raconté que
fut en mesure d’aspirer à la plénitude du mythe ou de l’histoire qu’à pour faire coïncider avec le vécu autobiographique « le passé des
travers le détour par le seul passé dans lequel l’autobiographe accepta plus étranges » qu’instaure infailliblement la clausule magique : « La
de se reconnaître totalement, celui de sa plus lointaine enfance. En résonnance de cette phrase s’avère si intime, si intérieure, qu’il est
témoigne, à la fin du chapitre, revers à fonction paradigmatique de à peine besoin de forcer les circonstances pour se l’appliquer à soi-
l’impossible « Il était une fois… » de l’âge adulte, le récit, à la limite même » (ibid., p. 133 18).
du fantasme, du premier souvenir : « De tout cela, pas question, On ne saurait dès lors s’étonner de la difficulté de plus en plus
évidemment ! que je me souvienne, mais c’est ainsi que je me vois » cruellement ressentie par l’écrivain de devenir sa propre source
(Biffures, p. 167). Protégé par l’étanchéité qui assure l’intégrité du
conte, écrit au présent comme le sont, dans leur force d’actualisation, 17. Michel Leiris, « Le sacré dans la vie quotidienne » [1938], dans Denis Hollier,
les récits de rêve, le souvenir du tout petit enfant dans les bras Le Collège de Sociologie (1979), Paris, Gallimard, « Folio essais », 1995,
maternels a résisté au travail de la remémoration parce qu’il était doté p. 113. « Dans La Règle du jeu – dont “Le Sacré dans la vie quotidienne” fut
de cette qualité unique – « fusion intime du bourgeonnant et du fané, la toute première esquisse, ou plus exactement l’amorce – j’ai évité (parce
que cette notion faisait pour moi trop “Collège de sociologie”) de recourir à
du matinal et du crépusculaire, du frais et de l’ancien » – qui pare d’un
la notion de sacré […]. » (Journal, op. cit., 7 janvier 1976, p. 688.) Pendant la
halo merveilleux, presque sacré, de roman de chevalerie ou de conte guerre, Leiris s’était éloigné de Bataille pour se rapprocher de Sartre.
de fées » (ibid.) les choses vécues dans la première jeunesse. 18. C’est sous le signe d’une identique altérité – « idée d’un monde différent, d’un
De cette dernière citation, je retiendrai, malgré son caractère domaine sans commune mesure, d’un pays radicalement lointain » – que les
allusif, l’opportunité de remonter à la « toute première esquisse, ou Notes pour « Le sacré dans la vie quotidienne » avaient placé, rappelons-le,
plus exactement l’amorce » de Biffures, la conférence « Le Sacré dans les souvenirs d’enfance : « mes souvenirs me sont sacrés dans la mesure où ils
me sont lointains » (Michel Leiris, L’Homme sans honneur. Notes pour « Le
la vie quotidienne » prononcée en janvier 1938, au sein des activités sacré dans la vie quotidienne », édition Jean Jamin, Paris, Jean-Michel Place,
du Collège de sociologie. C’est alors que, représenté comme l’union 1994, p. 30).
188 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 189

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
lisière du Sahara, dans un « bled passablement sinistre », pût devenir ponctuelle des contraires mais localisé, en tant qu’expérience vécue,
« objet de légende, héros possible d’un récit que ma mémoire aurait, dans l’enfance du sujet à qui il appartenait d’en retrouver la trace
ultérieurement, toute latitude de me faire et dans lequel une chose et d’en dévoiler le sens, le sacré prit au cœur de l’œuvre la place de
de ce genre serait peut-être dite : “Il était une fois un soldat coiffé l’origine et cela même si le contexte idéologique dans lequel prit forme
d’un calot sous le soleil d’Afrique et ce soldat s’appelait Julien-Michel La Règle du jeu empêcha le narrateur d’y recourir explicitement :
Leiris” » (Biffures, p. 132). Et pourtant, bien qu’introduit par la
formule rituelle qui marque l’entrée dans le monde raconté, le récit Si tant est que l’un des buts les plus « sacrés » qu’un homme puisse se
tourna court pour ainsi dire immédiatement. À dire la vérité, aucun proposer soit d’acquérir une connaissance de soi aussi précise et intense
effort véritable ne semble avoir été fait pour arracher à la médiocrité de que possible, il apparaît désirable que chacun, scrutant ses souvenirs avec
son sort la silhouette qui, pendant la drôle de guerre, s’était détachée le maximum d’honnêteté, examine s’il n’y peut découvrir quelque indice
du « brouillard historique » au point d’emprunter un peu de leur lui permettant de discerner quelle couleur a pour lui la notion même de
fermeté de contour aux grandes figures de l’histoire. Il apparaît plutôt sacré 17.
que, fidèle à la leçon de L’Âge d’homme dont l’un des buts explicites
avait été de se libérer d’une représentation enfantine de la vie calquée Il me semble, en effet, que si, dans ce premier volume, Leiris a analysé
sur les grands rôles de l’opéra, le narrateur de Biffures ait en quelque avec autant d’attention le rituel à travers lequel l’expression « Il était
sorte renoncé au projet, un instant caressé, de « transformer les choses une fois… » isole « un certain moment de la durée, saisi à l’état pur,
menues ou graves qui m’arrivent et les grands événement humains et dont la seule qualité qui le différencie est d’être ainsi prélevé, mis
que je puis côtoyer en autant de traits précisant mes contours de héros à part […] » (ibid., p. 130) dans des termes identiques à ceux avec
mythique ou de grand premier rôle » (L’Âge d’homme, p. 164). lesquels, à la fin des années trente, il avait défini son sacré, ce n’est
En fait, criblée de vide, frappée d’incertitude, la narration de soi ne pas tant pour exalter les vertus dépaysantes du monde raconté que
fut en mesure d’aspirer à la plénitude du mythe ou de l’histoire qu’à pour faire coïncider avec le vécu autobiographique « le passé des
travers le détour par le seul passé dans lequel l’autobiographe accepta plus étranges » qu’instaure infailliblement la clausule magique : « La
de se reconnaître totalement, celui de sa plus lointaine enfance. En résonnance de cette phrase s’avère si intime, si intérieure, qu’il est
témoigne, à la fin du chapitre, revers à fonction paradigmatique de à peine besoin de forcer les circonstances pour se l’appliquer à soi-
l’impossible « Il était une fois… » de l’âge adulte, le récit, à la limite même » (ibid., p. 133 18).
du fantasme, du premier souvenir : « De tout cela, pas question, On ne saurait dès lors s’étonner de la difficulté de plus en plus
évidemment ! que je me souvienne, mais c’est ainsi que je me vois » cruellement ressentie par l’écrivain de devenir sa propre source
(Biffures, p. 167). Protégé par l’étanchéité qui assure l’intégrité du
conte, écrit au présent comme le sont, dans leur force d’actualisation, 17. Michel Leiris, « Le sacré dans la vie quotidienne » [1938], dans Denis Hollier,
les récits de rêve, le souvenir du tout petit enfant dans les bras Le Collège de Sociologie (1979), Paris, Gallimard, « Folio essais », 1995,
maternels a résisté au travail de la remémoration parce qu’il était doté p. 113. « Dans La Règle du jeu – dont “Le Sacré dans la vie quotidienne” fut
de cette qualité unique – « fusion intime du bourgeonnant et du fané, la toute première esquisse, ou plus exactement l’amorce – j’ai évité (parce
que cette notion faisait pour moi trop “Collège de sociologie”) de recourir à
du matinal et du crépusculaire, du frais et de l’ancien » – qui pare d’un
la notion de sacré […]. » (Journal, op. cit., 7 janvier 1976, p. 688.) Pendant la
halo merveilleux, presque sacré, de roman de chevalerie ou de conte guerre, Leiris s’était éloigné de Bataille pour se rapprocher de Sartre.
de fées » (ibid.) les choses vécues dans la première jeunesse. 18. C’est sous le signe d’une identique altérité – « idée d’un monde différent, d’un
De cette dernière citation, je retiendrai, malgré son caractère domaine sans commune mesure, d’un pays radicalement lointain » – que les
allusif, l’opportunité de remonter à la « toute première esquisse, ou Notes pour « Le sacré dans la vie quotidienne » avaient placé, rappelons-le,
plus exactement l’amorce » de Biffures, la conférence « Le Sacré dans les souvenirs d’enfance : « mes souvenirs me sont sacrés dans la mesure où ils
me sont lointains » (Michel Leiris, L’Homme sans honneur. Notes pour « Le
la vie quotidienne » prononcée en janvier 1938, au sein des activités sacré dans la vie quotidienne », édition Jean Jamin, Paris, Jean-Michel Place,
du Collège de sociologie. C’est alors que, représenté comme l’union 1994, p. 30).
190 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 191
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
d’altérité, sa propre source narrative. Limitant idéalement l’usage de la les atours « à la fois chastes et royaux » (ibid., p. 514) des « princesse[s]
citation autobiographique à cette « sorte de préhistoire » où il n’avait de tragédie » ou des figures antiques chères au narrateur de L’Âge
pas encore été séparé de sa mère – « Je dois avoir trois ans et demi. […] d’homme 20. Dans cette perspective, le chapitre se déroule comme
Ma mère […] me porte dans ses bras. Nous sommes dans une pièce un lent procès de sacralisation au terme duquel, figure biblique et
aux volets clos […] À travers les fentes horizontales des persiennes, héroïne tragique, Khadidja, « ange sans grade et pas encore tout à fait
le soleil passe, en grandes tranches de lumière doucement tamisée. domestiqué » au début du récit, finit au terme de celui-ci par incarner
[…] J’éprouve un sentiment de tiédeur, de bien-être et de sécurité » le « déguisement de chair équivoque pris par l’ange de la mort pour se
(ibid., p. 167-168) – Leiris, qu’il l’ait voulu ou non, s’est privé de glisser jusqu’à moi et me faire absorber, sans révolte contre ce qui est
la possibilité de reconfigurer et éventuellement racheter le vécu en aussi naturel que la beauté, l’idée vénéneuse entre toutes de la chute
l’élevant ou tentant de l’élever au niveau du mythe. À quelques rares future » (ibid., p. 512).
exceptions près, bien sûr, dont la plus significative est sans aucun Au moment où Leiris en entreprend le récit, une quinzaine
doute celle où, avec d’infinies précautions, le narrateur du dernier d’années le séparent de son aventure et Khadidja est désormais
chapitre de Fourbis – « Vois, déjà l’ange… » – raconte son aventure « assez lointaine pour avoir pied dans la mythologie » (ibid., p. 511).
avec Khadidja, la jeune prostituée algérienne dont la maigre silhouette En outre, prostituée et arabe, « éclatant[e], louche et dangereu[se] »
se détache avec netteté de l’ensemble des personnages qui traversent (ibid., 513), elle apparaît dotée d’emblée du taux d’altérité dont s’était
l’œuvre. par contre révélé totalement dépourvu le soldat Leiris. Cependant,
L’exemple est d’autant plus significatif qu’il se présente comme le distance, altérité n’auraient pas mis en branle la dynamique du récit
revers positif de l’échec enregistré dans « Il était une fois… » : ni celle du sacré si, et Leiris est sur ce point d’une extrême précision,
un troisième élément, tout aussi contraignant mais bien plus aléatoire,
« Et cric et crac ! », formule traditionnelle, annonciatrice du conte ne s’y était ajouté : le formalisme, selon lequel « j’aimerais voir les
que l’Indou allait débiter pour divertir les veilleurs assemblés […]. Je choses s’ajuster comme en un cérémonial […] », nous dit Leiris qui
veux, moi, raconter l’histoire de Khadidja, ou plutôt mon histoire avec ajoute : « Par chance, il arrive qu’une chose manifeste d’elle-même et
Khadidja, fille publique que j’ai rencontrée quand j’étais soldat à Revoil d’emblée sa formule, de sorte qu’il n’y a qu’à la fixer. » Il s’agit de la
Béni-Ounif […]. Quelle formule pourrais-je employer, moi, qui ne suis cérémonie des adieux orchestrée par Khadidja qui, telle une « artiste
ni Indou des Antilles ni spécialiste de la littérature créole pour introduire experte », posa « la touche décisive grâce à laquelle l’ensemble du
mon récit […] ? (Fourbis, p. 462-463). tableau […] pr[it…] sa vraie figure ». Pour une fois, par le truchement
du « baiser le plus simple », « la fin [était] là qui transform[ait] tout ».
Il apparaît très vite que le protocole d’écriture mis en place dans La vie, comme la fiction, avait trouvé une forme d’« agencement » qui
Fourbis a pu réussir là où, dix ans plus tôt, Biffures avait échoué transmua l’aventure amoureuse en un instant où l’écrivain se sentit
dans la seule mesure où l’épisode a pu bénéficier de la « complicité » « porté au-delà de[s] a singularité, en communion avec le dehors et
d’une série de circonstances sans lesquelles les « amours d’un sous-off tout près d’un état qu’on pourrait dire total » (ibid., p. 499-500), si ce
d’occasion et d’une fille à soldats » (ibid., p. 492) n’auraient jamais n’est sacré.
pu se hausser « jusqu’à la dignité d’un mythe vécu » (ibid., p. 463 19).
Alors que le sous-off Leiris s’était retrouvé, tel un Auguste de cirque,
exhibé à la risée d’un narrateur incapable de moduler son récit, la 20. Sont ainsi évoquées Démeter, Rébecca, Aïda, Agar, Noémi, Rachel, d’une
« déplorable courtisane » parvient quant à elle, et sans difficultés part, et, de l’autre, Iphigénie, Bérénice. À Khadidja, « princesse expirant à
apparentes, à troquer ses « oripeaux d’ordre carnavalesque » contre la lueur incertaine des flambeaux » est en outre rattachée la figure de Laure
« une femme de mon siècle et de mon climat en qui j’avais placé le meilleur
de mon amitié » et qui, elle aussi, « entretenait avec l’ange de la mort des
19. « […] tout se passa comme si depuis le fond des temps il avait été décidé que, rapports si familiers qu’elle semblait lui avoir emprunté un peu de son
cette nuit-là, je partagerais le lit de Khadidja » (Fourbis, p. 194). impénétrabilité de marbre » (ibid., p. 495).
190 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 191

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
d’altérité, sa propre source narrative. Limitant idéalement l’usage de la les atours « à la fois chastes et royaux » (ibid., p. 514) des « princesse[s]
citation autobiographique à cette « sorte de préhistoire » où il n’avait de tragédie » ou des figures antiques chères au narrateur de L’Âge
pas encore été séparé de sa mère – « Je dois avoir trois ans et demi. […] d’homme 20. Dans cette perspective, le chapitre se déroule comme
Ma mère […] me porte dans ses bras. Nous sommes dans une pièce un lent procès de sacralisation au terme duquel, figure biblique et
aux volets clos […] À travers les fentes horizontales des persiennes, héroïne tragique, Khadidja, « ange sans grade et pas encore tout à fait
le soleil passe, en grandes tranches de lumière doucement tamisée. domestiqué » au début du récit, finit au terme de celui-ci par incarner
[…] J’éprouve un sentiment de tiédeur, de bien-être et de sécurité » le « déguisement de chair équivoque pris par l’ange de la mort pour se
(ibid., p. 167-168) – Leiris, qu’il l’ait voulu ou non, s’est privé de glisser jusqu’à moi et me faire absorber, sans révolte contre ce qui est
la possibilité de reconfigurer et éventuellement racheter le vécu en aussi naturel que la beauté, l’idée vénéneuse entre toutes de la chute
l’élevant ou tentant de l’élever au niveau du mythe. À quelques rares future » (ibid., p. 512).
exceptions près, bien sûr, dont la plus significative est sans aucun Au moment où Leiris en entreprend le récit, une quinzaine
doute celle où, avec d’infinies précautions, le narrateur du dernier d’années le séparent de son aventure et Khadidja est désormais
chapitre de Fourbis – « Vois, déjà l’ange… » – raconte son aventure « assez lointaine pour avoir pied dans la mythologie » (ibid., p. 511).
avec Khadidja, la jeune prostituée algérienne dont la maigre silhouette En outre, prostituée et arabe, « éclatant[e], louche et dangereu[se] »
se détache avec netteté de l’ensemble des personnages qui traversent (ibid., 513), elle apparaît dotée d’emblée du taux d’altérité dont s’était
l’œuvre. par contre révélé totalement dépourvu le soldat Leiris. Cependant,
L’exemple est d’autant plus significatif qu’il se présente comme le distance, altérité n’auraient pas mis en branle la dynamique du récit
revers positif de l’échec enregistré dans « Il était une fois… » : ni celle du sacré si, et Leiris est sur ce point d’une extrême précision,
un troisième élément, tout aussi contraignant mais bien plus aléatoire,
« Et cric et crac ! », formule traditionnelle, annonciatrice du conte ne s’y était ajouté : le formalisme, selon lequel « j’aimerais voir les
que l’Indou allait débiter pour divertir les veilleurs assemblés […]. Je choses s’ajuster comme en un cérémonial […] », nous dit Leiris qui
veux, moi, raconter l’histoire de Khadidja, ou plutôt mon histoire avec ajoute : « Par chance, il arrive qu’une chose manifeste d’elle-même et
Khadidja, fille publique que j’ai rencontrée quand j’étais soldat à Revoil d’emblée sa formule, de sorte qu’il n’y a qu’à la fixer. » Il s’agit de la
Béni-Ounif […]. Quelle formule pourrais-je employer, moi, qui ne suis cérémonie des adieux orchestrée par Khadidja qui, telle une « artiste
ni Indou des Antilles ni spécialiste de la littérature créole pour introduire experte », posa « la touche décisive grâce à laquelle l’ensemble du
mon récit […] ? (Fourbis, p. 462-463). tableau […] pr[it…] sa vraie figure ». Pour une fois, par le truchement
du « baiser le plus simple », « la fin [était] là qui transform[ait] tout ».
Il apparaît très vite que le protocole d’écriture mis en place dans La vie, comme la fiction, avait trouvé une forme d’« agencement » qui
Fourbis a pu réussir là où, dix ans plus tôt, Biffures avait échoué transmua l’aventure amoureuse en un instant où l’écrivain se sentit
dans la seule mesure où l’épisode a pu bénéficier de la « complicité » « porté au-delà de[s] a singularité, en communion avec le dehors et
d’une série de circonstances sans lesquelles les « amours d’un sous-off tout près d’un état qu’on pourrait dire total » (ibid., p. 499-500), si ce
d’occasion et d’une fille à soldats » (ibid., p. 492) n’auraient jamais n’est sacré.
pu se hausser « jusqu’à la dignité d’un mythe vécu » (ibid., p. 463 19).
Alors que le sous-off Leiris s’était retrouvé, tel un Auguste de cirque,
exhibé à la risée d’un narrateur incapable de moduler son récit, la 20. Sont ainsi évoquées Démeter, Rébecca, Aïda, Agar, Noémi, Rachel, d’une
« déplorable courtisane » parvient quant à elle, et sans difficultés part, et, de l’autre, Iphigénie, Bérénice. À Khadidja, « princesse expirant à
apparentes, à troquer ses « oripeaux d’ordre carnavalesque » contre la lueur incertaine des flambeaux » est en outre rattachée la figure de Laure
« une femme de mon siècle et de mon climat en qui j’avais placé le meilleur
de mon amitié » et qui, elle aussi, « entretenait avec l’ange de la mort des
19. « […] tout se passa comme si depuis le fond des temps il avait été décidé que, rapports si familiers qu’elle semblait lui avoir emprunté un peu de son
cette nuit-là, je partagerais le lit de Khadidja » (Fourbis, p. 194). impénétrabilité de marbre » (ibid., p. 495).
192 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 193
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
III la sensation d’appréhender une cohérence en mesure de résoudre ses
contradictions :
Dans la mesure où tous ses lecteurs savent bien qu’en réalité Leiris
n’a jamais joué qu’à qui perd gagne, je voudrais maintenant analyser […] unir les deux côtés entre lesquels je me sens partagé, formuler une
rapidement le stratagème par le truchement duquel l’autobiographe a règle d’or qui serait en même temps art poétique et savoir-vivre, découvrir
pu finalement se libérer du piège tendu par le mirage du récit. un moyen de faire coïncider le là-bas et l’ici-même, d’être dans le mythe
Maniaque de la confession nous l’avons dit, Leiris n’en naquit pas sans tourner le dos au réel, de susciter des instants dont chacun serait
moins à la littérature comme poète. « Écrire des poèmes, être poète, éternité. » (ibid., p. 742.)
telle fut mon ambition de jeunesse » (Fibrilles, p. 760). Dès 1924, il
rejoignit le surréalisme attiré par « la volonté qui s’y manifestait de Rendant tous ses droits à la poésie, il renonce alors aux Fibules « qui
trouver dans la poésie un système total 21 ». Une forme de totalité que auraient dû rattacher solidement et dominer enfin [s]es aperçus
« je persiste à poursuivre mais en m’y prenant au plus mal », précise- éparpillés » et ébauche le projet d’« un livre qui ne serait ni journal
t-il à la fin de Fibrilles, alors qu’il a renoncé au « Je » lyrique et à la intime ni œuvre en forme, ni récit autobiographique ni œuvre
fuite dans l’imaginaire depuis plus de trente ans. Exactement depuis d’imagination, mais tout cela à la fois. Livre conçu de manière à
le moment où, dans une vigoureuse réaction contre la névrose, la cure pouvoir constituer un tout autonome à quelque moment que (par
psychanalytique et la participation à la mission Dakar-Djibouti ont la mort, s’entend) il soit interrompu. Livre, donc, délibérément
amorcé le tournant réaliste résumé, quelques années plus tard, en établi comme œuvre éventuellement posthume et perpétuel work in
ces termes : « Je n’écris presque plus de poèmes, et plus aucun récit progress 23 ».
imaginé, tendant à adopter l’autobiographie en prose pour unique Intégrée de façon inattendue au procès de l’écriture dont elle
moyen d’expression » (Biffures, p. 223). devenait en quelque sorte le risque quotidien – Leiris a alors près
On se demandera, dès lors, comment l’autobiographie, écrite dans de soixante-dix ans – la mort déclina, dans des termes radicalement
le deuil de la poésie si ce n’est contre la poésie 22, a pu reprendre à nouveaux, l’opposition ordre/désordre, achèvement/inachèvement.
son compte l’exigence la plus authentique du surréalisme au point de Finir sans conclure, achever pour recommencer. Non pas « achemi­
sembler en faire son unique legitimation. Pourquoi Leiris a-t-il, aussi nement vers une conclusion » mais « simple prolifération 24 ». Une fois
longtemps et avec autant d’acharnement, attendu de la discursivité avéré que, contrairement à la Recherche proustienne, La Règle du jeu
– au sens où Paul Ricœur parle de « mise en intrigue » – « l’impression ne déboucherait sur aucune forme de révélation, qu’il n’y aurait pas
de présence absolue et de saisie totale que seule peut donner la poésie d’épiphanie glorieuse, Leiris accepta de se rendre mais non pas de se
dans son surgissement apparemment sans racines » ? taire. Le mystère ne serait pas dévoilé mais cela ne l’aurait pas empêché
En pleine rédaction de Fibrilles, Leiris fait une sérieuse tentative de de le représenter « comme une marge, une frange qui cerne l’objet,
suicide. Une trachéotomie le sauve in extremis dont la cicatrice devient l’isolant en même temps qu’elle souligne sa présence, le masquant en
le symbole et le signe de la recomposition que l’autobiographie n’a pas même temps qu’elle le qualifie » (Biffures, p. 81). « Cherchant de tous
été à même de réaliser. À la fin de l’ouvrage, le suicide manqué incarne côtés de quoi meubler ce vide : l’absence d’un événement majeur dont
le seul instant de gloire où, « mariant vie et mort, ivresse et acuité serait issu ce qui, pour le reste de mon existence, aurait eu force de
de vue, ferveur et négation » (Fibrilles, p. 797), l’écrivain a pu avoir loi » (Frêle bruit, p. 1030), Leiris se mit dès lors à l’écoute de la « chose
apparemment en mal d’être entendue », le frêle bruit – « bruit grêle,
et apparemment éloigné » (Fourbis, p. 306) – qui, comme une trame
21. « Sous une forme propre à nourrir l’imagination, le beau, le bien, le vrai, inconsciente, court tout au long du cycle :
rebrassés dans l’irrespect des idées reçues et décoiffés des majuscules qui les
posent en grands principes figés » (Fibrilles, p. 760).
22. À ce propos, voir la cruelle ironie du portrait du poète en surréaliste ébauché 23. Journal, op. cit., 26 septembre 1966, p. 614.
à la fin de L’Âge d’homme. 24. Ibid., p. 616.
192 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 193

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
III la sensation d’appréhender une cohérence en mesure de résoudre ses
contradictions :
Dans la mesure où tous ses lecteurs savent bien qu’en réalité Leiris
n’a jamais joué qu’à qui perd gagne, je voudrais maintenant analyser […] unir les deux côtés entre lesquels je me sens partagé, formuler une
rapidement le stratagème par le truchement duquel l’autobiographe a règle d’or qui serait en même temps art poétique et savoir-vivre, découvrir
pu finalement se libérer du piège tendu par le mirage du récit. un moyen de faire coïncider le là-bas et l’ici-même, d’être dans le mythe
Maniaque de la confession nous l’avons dit, Leiris n’en naquit pas sans tourner le dos au réel, de susciter des instants dont chacun serait
moins à la littérature comme poète. « Écrire des poèmes, être poète, éternité. » (ibid., p. 742.)
telle fut mon ambition de jeunesse » (Fibrilles, p. 760). Dès 1924, il
rejoignit le surréalisme attiré par « la volonté qui s’y manifestait de Rendant tous ses droits à la poésie, il renonce alors aux Fibules « qui
trouver dans la poésie un système total 21 ». Une forme de totalité que auraient dû rattacher solidement et dominer enfin [s]es aperçus
« je persiste à poursuivre mais en m’y prenant au plus mal », précise- éparpillés » et ébauche le projet d’« un livre qui ne serait ni journal
t-il à la fin de Fibrilles, alors qu’il a renoncé au « Je » lyrique et à la intime ni œuvre en forme, ni récit autobiographique ni œuvre
fuite dans l’imaginaire depuis plus de trente ans. Exactement depuis d’imagination, mais tout cela à la fois. Livre conçu de manière à
le moment où, dans une vigoureuse réaction contre la névrose, la cure pouvoir constituer un tout autonome à quelque moment que (par
psychanalytique et la participation à la mission Dakar-Djibouti ont la mort, s’entend) il soit interrompu. Livre, donc, délibérément
amorcé le tournant réaliste résumé, quelques années plus tard, en établi comme œuvre éventuellement posthume et perpétuel work in
ces termes : « Je n’écris presque plus de poèmes, et plus aucun récit progress 23 ».
imaginé, tendant à adopter l’autobiographie en prose pour unique Intégrée de façon inattendue au procès de l’écriture dont elle
moyen d’expression » (Biffures, p. 223). devenait en quelque sorte le risque quotidien – Leiris a alors près
On se demandera, dès lors, comment l’autobiographie, écrite dans de soixante-dix ans – la mort déclina, dans des termes radicalement
le deuil de la poésie si ce n’est contre la poésie 22, a pu reprendre à nouveaux, l’opposition ordre/désordre, achèvement/inachèvement.
son compte l’exigence la plus authentique du surréalisme au point de Finir sans conclure, achever pour recommencer. Non pas « achemi­
sembler en faire son unique legitimation. Pourquoi Leiris a-t-il, aussi nement vers une conclusion » mais « simple prolifération 24 ». Une fois
longtemps et avec autant d’acharnement, attendu de la discursivité avéré que, contrairement à la Recherche proustienne, La Règle du jeu
– au sens où Paul Ricœur parle de « mise en intrigue » – « l’impression ne déboucherait sur aucune forme de révélation, qu’il n’y aurait pas
de présence absolue et de saisie totale que seule peut donner la poésie d’épiphanie glorieuse, Leiris accepta de se rendre mais non pas de se
dans son surgissement apparemment sans racines » ? taire. Le mystère ne serait pas dévoilé mais cela ne l’aurait pas empêché
En pleine rédaction de Fibrilles, Leiris fait une sérieuse tentative de de le représenter « comme une marge, une frange qui cerne l’objet,
suicide. Une trachéotomie le sauve in extremis dont la cicatrice devient l’isolant en même temps qu’elle souligne sa présence, le masquant en
le symbole et le signe de la recomposition que l’autobiographie n’a pas même temps qu’elle le qualifie » (Biffures, p. 81). « Cherchant de tous
été à même de réaliser. À la fin de l’ouvrage, le suicide manqué incarne côtés de quoi meubler ce vide : l’absence d’un événement majeur dont
le seul instant de gloire où, « mariant vie et mort, ivresse et acuité serait issu ce qui, pour le reste de mon existence, aurait eu force de
de vue, ferveur et négation » (Fibrilles, p. 797), l’écrivain a pu avoir loi » (Frêle bruit, p. 1030), Leiris se mit dès lors à l’écoute de la « chose
apparemment en mal d’être entendue », le frêle bruit – « bruit grêle,
et apparemment éloigné » (Fourbis, p. 306) – qui, comme une trame
21. « Sous une forme propre à nourrir l’imagination, le beau, le bien, le vrai, inconsciente, court tout au long du cycle :
rebrassés dans l’irrespect des idées reçues et décoiffés des majuscules qui les
posent en grands principes figés » (Fibrilles, p. 760).
22. À ce propos, voir la cruelle ironie du portrait du poète en surréaliste ébauché 23. Journal, op. cit., 26 septembre 1966, p. 614.
à la fin de L’Âge d’homme. 24. Ibid., p. 616.
194 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 195
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
[…] ce qui compte, est-ce mon récit comme tel ou n’est-ce pas, plutôt, le écrit nulle part que le oui et le non se seraient fondus dans une identité
soubassement de ce récit, ce qu’il ne dit pas ou ne dit qu’à moitié, ce qui enfin reconnue.
parfois (non détecté ou encore trop embryonnaire) ne pouvait pas même Le « Qui suis-je ? », qui meut les trois premiers tomes du cycle
être dit ? (Frêle bruit, 919 25.) ainsi que L’Âge d’homme, reposait tant bien que mal sur une forme
de certitude ontologique dont sont totalement dépourvus les derniers
Dans une fragmentation de plus en plus fragile et ténue, il y eut, après volumes. Leiris a renoncé à « accorder, ajuster, faire coller » ce qu’il ne
Frêle bruit, Le Ruban au cou d’Olympia, À Cor et à cri, Images de croyait être que les parties irréductibles de la modernité, lorsque force
marque. À la fois « horizon que je dois fixer, corde raide sur laquelle il lui fut de reconnaître que non seulement « Je » n’est pas l’autre mais
me faudra marcher et câble à quoi m’agripper pour ne pas me noyer » qu’il n’est pas non plus un autre. Ainsi que le reconnaissait Barthes
(Journal, 26 mars 1976, p. 671), la ligne à écrire ne se préoccupa plus au même moment, l’échec de l’évasion s’aggravait d’une irrémédiable
à ce point de ce qui la précédait ni de ce qui la suivait. Son ambition condamnation à la dispersion, à une forme de « diffraction » ou
n’était plus de tisser le filet dans les mailles duquel aurait pu être d’« éparpillement dans le jeté duquel il ne reste plus ni noyau principal
pris on ne sait quel secret mais, plus modestement et sereinement, ni structure de sens 27 ».
d’alimenter l’illusion de rompre le continuum, de capter le présent La multiplication des « images de marque » sous forme de listes
dans sa contemporanéité. Ultime chance d’incorporer la mort à la vie, toujours à refaire comme le brouillage des énoncés à la deuxième ou
de l’apprivoiser. à la troisième personne ont peu à peu hypothéqué toute possibilité
Tant que la narration de soi a eu comme objectif la recomposition de définition de soi. Dans la hâte de rassembler en dehors de toute
de l’unité divisée de l’art et de la vie, matière dispersée du vécu, loque configuration narrative ce qui ne cessait de se disperser, le sujet a
de la mémoire, débris du souvenir, le fragment a été tenu à l’écart fini par ne plus coïncider qu’avec ses seules instances de discours,
de ses préoccupations. Fermement accroché à la conviction qu’il unique légitimation d’une forme inédite de totalité rejouable à chaque
n’est pas de totalité sans dualité, la mise en intrigue avait trouvé, reprise de l’écriture, ainsi que le procédé de composition projeté en
dans le métadiscours alimenté par le conflit irrésolu de ses doubles septembre 1966 l’avait en quelque sorte prévu : « […] si, à chaque
postulations, la source de ses difficultés comme le gage de son instant, je sais ce que veut dire l’assemblage, j’ignore ce qu’il indiquera
développement 26. Il suffisait d’alimenter l’illusion qu’un jour le texte quand brusquement il se figera » (Journal, 26 septembre 1966, p. 614).
aurait pu « fondre le oui et le non », « joindre les deux bouts » (Frêle Ce procédé, nous n’aurons aucune difficulté à l’apparenter à la
bruit, p. 963 et 926). Quels bouts ? – peu importait, pourvu qu’ils « mosaïque », telle que Lucien Dällenbach 28 en a étudié le potentiel
fussent deux. Les choses se sont compliquées quand Leiris semble de séduction et la force de répondant dans l’art et la littérature
avoir pris conscience que division n’égalait pas dualité et qu’il n’était contemporains. D’autant plus que Leiris en a lui-même convoqué
le modèle dans le fragment inaugural de Frêle bruit où sont
illustrées les nouvelles règles du jeu autobiograhique : « […] poser,
25. Et déjà dans Fourbis, p. 301-302 : « Ainsi, au-dessous de la trame consciente […] déplacer, […] grouper, comme avec des cartes l’on se fait une
de mon livre […] court une trame que j’ignore ou dont je ne n’entrevois réussite. Ajouter, tantôt pour continuer la mosaïque, tantôt pour
jamais que des brimborions au hasard d’une image ou d’une réminiscence.
boucher un interstice » (p. 803). Ce qui revint à admettre le principe
Cheminement souterrain, plus important sans doute que le parcours officiel
[…]. »
26. « […] je cède probablement à ma vieille manie de poser mes problèmes en 27. Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1979,
termes théâtralement contrastés et d’en faire presque une matière de drame p. 146-147. La longue liste d’« images de marque » dressée dans Le Ruban
cornélien : plaisir et devoir, […] contemplation et action, raison et déraison. au cou d’Olympia renverse la triomphale affirmation rimbaldienne dans le
Séquelle scolaire ou disposition immémoriale, procéder de la sorte, c’est laconique constat : « Qui sait très bien que “je” n’est pas un autre » (Paris,
souscrire à un manichéisme puéril qui, fermé à toute dialectique, voudrait Gallimard, 1981, p. 258).
que le Bien soit ici et le Mal là, chacun gentiment à sa place. » (Frêle bruit, 28. Lucien Dällenbach, Mosaïques. Un objet esthétique à rebondissements,
p. 1048.) Paris, Seuil, 2001.
194 Aux confins du récit Michel Leiris aux limites du récit autobiographique 195

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
[…] ce qui compte, est-ce mon récit comme tel ou n’est-ce pas, plutôt, le écrit nulle part que le oui et le non se seraient fondus dans une identité
soubassement de ce récit, ce qu’il ne dit pas ou ne dit qu’à moitié, ce qui enfin reconnue.
parfois (non détecté ou encore trop embryonnaire) ne pouvait pas même Le « Qui suis-je ? », qui meut les trois premiers tomes du cycle
être dit ? (Frêle bruit, 919 25.) ainsi que L’Âge d’homme, reposait tant bien que mal sur une forme
de certitude ontologique dont sont totalement dépourvus les derniers
Dans une fragmentation de plus en plus fragile et ténue, il y eut, après volumes. Leiris a renoncé à « accorder, ajuster, faire coller » ce qu’il ne
Frêle bruit, Le Ruban au cou d’Olympia, À Cor et à cri, Images de croyait être que les parties irréductibles de la modernité, lorsque force
marque. À la fois « horizon que je dois fixer, corde raide sur laquelle il lui fut de reconnaître que non seulement « Je » n’est pas l’autre mais
me faudra marcher et câble à quoi m’agripper pour ne pas me noyer » qu’il n’est pas non plus un autre. Ainsi que le reconnaissait Barthes
(Journal, 26 mars 1976, p. 671), la ligne à écrire ne se préoccupa plus au même moment, l’échec de l’évasion s’aggravait d’une irrémédiable
à ce point de ce qui la précédait ni de ce qui la suivait. Son ambition condamnation à la dispersion, à une forme de « diffraction » ou
n’était plus de tisser le filet dans les mailles duquel aurait pu être d’« éparpillement dans le jeté duquel il ne reste plus ni noyau principal
pris on ne sait quel secret mais, plus modestement et sereinement, ni structure de sens 27 ».
d’alimenter l’illusion de rompre le continuum, de capter le présent La multiplication des « images de marque » sous forme de listes
dans sa contemporanéité. Ultime chance d’incorporer la mort à la vie, toujours à refaire comme le brouillage des énoncés à la deuxième ou
de l’apprivoiser. à la troisième personne ont peu à peu hypothéqué toute possibilité
Tant que la narration de soi a eu comme objectif la recomposition de définition de soi. Dans la hâte de rassembler en dehors de toute
de l’unité divisée de l’art et de la vie, matière dispersée du vécu, loque configuration narrative ce qui ne cessait de se disperser, le sujet a
de la mémoire, débris du souvenir, le fragment a été tenu à l’écart fini par ne plus coïncider qu’avec ses seules instances de discours,
de ses préoccupations. Fermement accroché à la conviction qu’il unique légitimation d’une forme inédite de totalité rejouable à chaque
n’est pas de totalité sans dualité, la mise en intrigue avait trouvé, reprise de l’écriture, ainsi que le procédé de composition projeté en
dans le métadiscours alimenté par le conflit irrésolu de ses doubles septembre 1966 l’avait en quelque sorte prévu : « […] si, à chaque
postulations, la source de ses difficultés comme le gage de son instant, je sais ce que veut dire l’assemblage, j’ignore ce qu’il indiquera
développement 26. Il suffisait d’alimenter l’illusion qu’un jour le texte quand brusquement il se figera » (Journal, 26 septembre 1966, p. 614).
aurait pu « fondre le oui et le non », « joindre les deux bouts » (Frêle Ce procédé, nous n’aurons aucune difficulté à l’apparenter à la
bruit, p. 963 et 926). Quels bouts ? – peu importait, pourvu qu’ils « mosaïque », telle que Lucien Dällenbach 28 en a étudié le potentiel
fussent deux. Les choses se sont compliquées quand Leiris semble de séduction et la force de répondant dans l’art et la littérature
avoir pris conscience que division n’égalait pas dualité et qu’il n’était contemporains. D’autant plus que Leiris en a lui-même convoqué
le modèle dans le fragment inaugural de Frêle bruit où sont
illustrées les nouvelles règles du jeu autobiograhique : « […] poser,
25. Et déjà dans Fourbis, p. 301-302 : « Ainsi, au-dessous de la trame consciente […] déplacer, […] grouper, comme avec des cartes l’on se fait une
de mon livre […] court une trame que j’ignore ou dont je ne n’entrevois réussite. Ajouter, tantôt pour continuer la mosaïque, tantôt pour
jamais que des brimborions au hasard d’une image ou d’une réminiscence.
boucher un interstice » (p. 803). Ce qui revint à admettre le principe
Cheminement souterrain, plus important sans doute que le parcours officiel
[…]. »
26. « […] je cède probablement à ma vieille manie de poser mes problèmes en 27. Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1979,
termes théâtralement contrastés et d’en faire presque une matière de drame p. 146-147. La longue liste d’« images de marque » dressée dans Le Ruban
cornélien : plaisir et devoir, […] contemplation et action, raison et déraison. au cou d’Olympia renverse la triomphale affirmation rimbaldienne dans le
Séquelle scolaire ou disposition immémoriale, procéder de la sorte, c’est laconique constat : « Qui sait très bien que “je” n’est pas un autre » (Paris,
souscrire à un manichéisme puéril qui, fermé à toute dialectique, voudrait Gallimard, 1981, p. 258).
que le Bien soit ici et le Mal là, chacun gentiment à sa place. » (Frêle bruit, 28. Lucien Dällenbach, Mosaïques. Un objet esthétique à rebondissements,
p. 1048.) Paris, Seuil, 2001.
196 Aux confins du récit
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 31/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)
d’une totalité « toute en morceaux », faite de bric et de broc, réponse
improvisée, bricolée dans l’hic et nunc, à la question inlassablement
reposée : « qui donc est JE, ce mien personnage autour de quoi tout
s’articule ? » (Frêle bruit, p. 915). Non plus l’ambitieuse règle du jeu
initiale mais le « terriblement peu (rien que d’éparpillé) » de la « vitrine
commémorative » fantasmée au cœur de Frêle bruit dans une énième
tentative de retrouver l’improbable « piste de petit Poucet » qui aurait
pu reconduire le récit à la case départ s’il y en avait eu jamais une
(ibid., p. 914 et 915).

« Pointillé crayeux » dont le serpentement labyrinthique n’aura


débouché sur aucune forme de révélation pas plus qu’il n’aura été
en mesure de reconstituer une quelconque histoire plausible, le récit
autobiographique trouve sa limite infranchissable dans les toutes
dernières lignes du cycle où Leiris ébauche l’ultime image de La Règle
du jeu :

Florilège que […] plus irrémissiblement que tout choix délibéré limitent
ces absences : ce que je n’ai pas décelé, pas su formuler, ou répugné à
mettre en lumière. (Frêle bruit, p. 1055.)

Vous aimerez peut-être aussi