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Introduction

Vincent Citot
Dans Hors collection 2022, pages 13 à 25
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130835899
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L es ouvrages généraux d’histoire de la philosophie ne manquent
pas. Il y en a pléthore, sous toutes les formes – synthèses pour étu‑
diants, sommes pour érudits, résumés pour grand public et ency‑
clopédies rassemblant des travaux de spécialistes. Leur objectif, en
revanche, semble toujours à peu près identique : renseigner le lecteur
sur les doctrines des philosophes du passé. Dans la mesure où la
finalité de ce genre de livres est de restituer les pensées passées, on
peut dire qu’ils relèvent plutôt de la doxographie. Genre littéraire
tout à fait légitime, car il est évidemment intéressant de savoir qui
a pensé quoi, et quand. Pour philosopher au contact des grands
auteurs, il faut connaître leurs idées.
Supposons maintenant que l’objectif ne soit pas de pénétrer dans
la pensée des autres, mais de comprendre la trame temporelle dans
laquelle elle se situe. Non pas explorer successivement l’intérieur
de diverses habitations – tantôt des maisonnettes, tantôt des forte‑
resses ; meublées comme ceci ou comme cela –, mais contempler le
paysage dans lequel elles prennent place. Comprendre le milieu, la
topographie et le climat qui déterminent leur mode de construction,
leur forme et leurs matériaux. Et même les plaques tectoniques sur
lesquelles elles dérivent par rapport à d’autres bâtisses sur d’autres
continents. Voilà la finalité de ce livre : saisir les auteurs du passé
dans les grands courants de la vie intellectuelle qui les portent et
les emportent. Non pas les singularités ni les exceptions, mais, tout

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Histoire mondiale de la philosophie

à l’inverse, les règles générales et les grandes tendances. Car c’est


toujours en elles que les auteurs se construisent une œuvre et par
rapport à elles que celle-ci fait sens. Quitte à prendre du recul,
ajoutons celui de l’espace à celui du temps, et intéressons-nous à
l’histoire de la pensée de l’Extrême-Occident à l’Extrême-Orient.
Enfin, pourquoi se restreindre à l’histoire de la philosophie ?
De même qu’on ne comprend la structure d’une maison qu’en étu‑
diant les contraintes du terrain, on ne comprend la philosophie
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qu’en étudiant ses rapports historiques à d’autres formes de pensées
– celles des théologiens, des mystiques, des savants, des politiques,
des bureaucrates, des journalistes, etc. – par rapport auxquelles elle
existe dans l’espace intellectuel. Il s’agit donc d’écrire une histoire
mondiale des grands courants de la pensée philosophique dans leurs
rapports à la vie intellectuelle qui les englobe. Ce genre de travail
est inédit. Détaillons maintenant son cadre méthodologique.

• Une histoire civilisationnelle


L’humanité est une et plurielle, c’est entendu. Suffisamment une
pour qu’aucun individu ni aucune culture ne soient absolument
étrangers aux autres ; suffisamment plurielle pour qu’aucun individu
ni aucune culture ne soient identiques aux autres. Qu’est-ce à dire,
sinon que tout le monde, sur terre, peut philosopher ? – à sa façon,
mais aussi, en un sens, comme les autres. Les cerveaux de Sapiens
sont trop similaires pour que des peuples ne puissent faire ce que
d’autres font. La pensée philosophique n’est la spécificité d’aucune
ethnie ni d’aucune culture.
Qu’est-ce qu’une pensée philosophique ? C’est une pensée qui
cherche à se justifier par divers moyens mis en œuvre avec per‑
sévérance – réflexivité, appel à l’expérience, examen critique de
thèses adverses, introspection, recensions, divisions catégorielles,
conceptualisation et, bien sûr, raisonnement (déductif, inductif,
analogique, par l’absurde, etc.). Il n’y a qu’une différence de degré
entre argumentation commune et argumentation philosophique ;
la seconde n’est que l’approfondissement de la première. On est
plus ou moins profond, d’un moment à un autre de la journée,

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Introduction

d’un individu à l’autre, d’un âge à l’autre et d’une culture à l’autre.


Ainsi, il n’est pas nécessaire d’être un génie pour philosopher – un
peu d’effort suffit.
Autre chose est d’avoir une philosophie ou d’être un philosophe.
Tout le monde n’est pas philosophe et toutes les cultures n’ont pas
produit de philosophie. Qu’est-ce que la philosophie ? Contentons-
nous d’une définition opératoire, qui convienne à l’historien1. La
philosophie est le produit macroscopique de pensées philosophiques
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individuelles. Il y a une philosophie indienne s’il y a suffisamment
d’Indiens qui philosophent et rendent publiques leurs idées, de façon
à constituer un réseau intellectuel spécifique. Il y a une histoire de
la philosophie indienne s’il y a suffisamment d’Indiens qui philo‑
sophent pendant un temps suffisamment long pour qu’on puisse
en tirer un récit.
Beaucoup de cultures ont produit de la philosophie, mais peu
l’ont fait d’une façon massive pendant longtemps et par écrit, de
telle sorte qu’on puisse en écrire l’histoire. De plus, une somme
considérable de textes s’est perdue, rendant impossible le travail de
l’historiographe. Au total, il ne reste que huit aires culturelles qui
répondent à l’appel – la Grèce, Rome, l’Islam, l’Europe, la Russie,
l’Inde, la Chine et le Japon. Il est possible qu’il y ait eu une histoire
de la philosophie à Sumer, une autre en Égypte, chez les Mayas ou
les Aztèques. Malheureusement, nous ne pouvons les écrire, faute de
documents le permettant. En tout cas, pas avec le degré de précision
que l’on trouve dans les huit civilisations citées.
Qu’est-ce qu’une civilisation ? Là encore, bornons-nous à une
définition opératoire, non technique, pratique pour l’historien de la
vie intellectuelle. La civilisation est à la culture ce que la philo­sophie
est à la pensée en général – plus approfondie, plus développée,

1. Pour une définition plus technique de « philosophie », « pensée philosophique »,


« problème philosophique » et « philosophe », voir nos travaux : Puissance et impuis-
sance de la réflexion, Argenteuil, Le Cercle herméneutique, 2017, partie III ; « Pro‑
blème philosophique et enseignement de la problématisation », www.appep.net/_-divers/
probleme-philosophique-et-enseignement-de-la-problematisation/, 2017 ; « La philo­
sophie des philosophes et celle des autres », Le Philosophoire, 52 (2), 2019, p. 141‑168.

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plus construite. Question de degré. Il y a des cultures italiques


(ombrienne, volsque, samnite, marse, sabine et latine), mais une
civilisation romaine. Comment mesurer l’extension d’une civilisation
dans l’espace et le temps, sachant que ses réalisations se diffusent,
que les peuples s’envahissent les uns les autres et qu’en histoire
comme en physique, « tout se transforme » ? Il serait vain de cher‑
cher des frontières bien nettes – entre l’Empire romain et l’Anti‑
quité tardive, la Grèce hellénistique et Byzance, la Perse classique
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et l’Iran moderne… Pourtant, le temps produit de l’hétérogène, de
sorte que l’Espagne romaine n’est pas l’Espagne visigothique, qui
n’est pas l’Espagne arabe, qui n’est pas l’Espagne européenne. Pour
l’historien de la philosophie, l’unité civilisationnelle se définit par la
continuité d’une vie intellectuelle au sein d’une continuité culturelle
englobante. L’Islam classique relie Al-Andalus à la Perse sur presque
huit cents ans, parce qu’il y a continuité des réseaux philosophiques
dans l’espace et le temps. La philosophie n’est qu’une partie de la vie
intellectuelle qui n’est elle-même qu’une partie de la vie culturelle,
qui n’est qu’une dimension de la civilisation. Aussi naît-elle après
et meurt-elle avant ce qui la comprend.

• Une histoire intellectuelle


Deux travers sont à éviter pour l’historiographe de la philo­
sophie : isoler son objet d’étude de la vie intellectuelle qui l’englobe
(couper la philosophie de ses racines et scier ses branches) ; noyer
son objet d’étude dans la vie intellectuelle qui l’englobe (manquer
le tronc). La philosophie, en effet, prend place au sein d’une vie
intellectuelle qui la rend possible et que, en retour, elle enrichit et
diversifie. On ne comprend rien à la philosophie si l’on fait abs‑
traction de son contexte intellectuel ; on ne comprend rien à la vie
intellectuelle si on ne la découpe pas en sous-catégories. Quelles sont
ces catégories ? Quelles sont les diverses façons, pour l’homme, de
penser ? Isolons d’abord les formes de pensées qui ont une préten‑
tion théorique, car nous avons à faire l’histoire des conceptions du
vrai et non pas de tout ce que l’homme pense en général – comment
poser un piège à lapin, séduire son prochain ou réparer une chasse

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Introduction

d’eau. Dès lors que l’homme se pose formellement la question de la


vérité, se pose aussi celle des moyens de l’atteindre, des critères et
des sources de la vérité. Qu’est-ce que la vérité ? Dans une première
approche, c’est une appréhension du réel qui transcende les points
de vue particuliers. Pour la connaître, il faut donc se décentrer. On
peut distinguer trois grandes façons de le faire.
La première consiste à s’en remettre aux autorités qui paraissent
légitimes : personnes autorisées, individus d’expérience, Anciens,
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ancêtres, prêtres, rois, mages, sorciers, etc. Cette façon de chercher le
vrai est universelle ; on ne trouve aucune culture sur terre qui serait
ici dépourvue. Faire confiance et adhérer aux discours d’autorités
socialement légitimes est une constante de l’histoire humaine. Quand
ces discours sont structurés, stables et encadrés par un cérémoniel,
on parle de religion. La fonction d’une religion est de proposer une
vision-du-monde, un code de valeurs et un guide de conduite aptes
à renforcer les liens d’une communauté. La pensée religieuse est, à
l’échelle individuelle et sociale, la première forme de décentrement,
c’est-à-dire de vérification et de justification d’un discours vrai. La
vérité est ce que disent les autorités, les traditions et, le cas échéant,
les textes sacrés. Façon d’échapper à l’arbitraire des opinions par‑
ticulières ; façon de transcender son point de vue subjectif ; façon
de s’élever.
Une deuxième forme consiste à raisonner, observer, multiplier
les expériences, comparer les témoignages, douter, critiquer, juger,
analyser, généraliser, conceptualiser ; bref, philosopher. La philo‑
sophie peut ainsi être définie comme une religion qui aurait fait un
effort supplémentaire de décentration. L’une et l’autre se présentent
comme une théorie du réel, un ensemble de normes et un guide de
vie, mais la philosophie utilise des moyens de décentration plus
poussés.
Une troisième façon de se décentrer pour accéder au vrai consiste
à formaliser ses raisonnements, transformer les expériences en
expérimentations et les observations libres en examen méthodique.
Mathématiser, modéliser, expérimenter, quantifier, collecter des
données, construire des protocoles et des instruments pour affiner

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les analyses et les mesures ; telle est la troisième grande étape. On


appelle science cette façon de se décentrer. Sur le plan cognitif, elle
est une philosophie ayant fait un effort supplémentaire de décen‑
tration, comme celle-ci par rapport à la religion. Mais d’autres
choses distinguent la science, comme le fait qu’elle mette de côté les
questions axiologiques et praxéologiques – son domaine ne recouvre
donc que partiellement ceux de la religion et de la philosophie. Au
total, religion, philosophie et science sont trois façons de se décen‑
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trer pour accéder au vrai. Nous avons là un excellent critère pour
cartographier la vie intellectuelle.
On reproche souvent aux historiographes s’intéressant aux philo­
sophies orientales de projeter des catégories occidentales sur des
réalités culturelles qui leur seraient étrangères. Ainsi, on refuse à
l’Orient la « philosophie », la « science », voire la « religion ». S’il
est vrai qu’il faut être attentif à cette forme singulière d’ethnocen‑
trisme qui consiste à appliquer à une réalité culturelle des classifi‑
cations qui ne sont pas les siennes, il est vrai aussi qu’adopter le
point de vue qu’a une société sur elle-même, et utiliser seulement
les concepts par lesquels elle se pense elle-même, empêche de la
comprendre. Là encore, le vrai requiert la décentration ; on n’ex‑
plique un phénomène qu’en prenant du recul et en lui appliquant
des méthodes d’analyse élaborées par ailleurs. Ce n’est pas parce
que telle ou telle civilisation ne divise pas sa vie intellectuelle en
« religion », « philosophie » et « science » que cette division, telle
que nous l’avons conçue, n’y est pas pertinente. Il faudrait, sinon,
assumer la thèse selon laquelle les peuples asiatiques (et d’autres)
ne peuvent décentrer leurs réflexions au-delà d’une certaine borne.
Que les frontières soient floues entre religion, philosophie et
science n’est pas non plus une objection valable – car quelle fron‑
tière conceptuelle n’est pas floue dès lors qu’elle rencontre le réel ?
Il existe des figures mixtes (philosophes-mystiques, philosophes-
savants, philosophes-écrivains, philosophes-journalistes, etc.) ; mais
les chevauchements attestent, plutôt qu’ils ne contestent, les caté‑
gories chevauchées. Nous montrerons qu’on ne peut faire de la
macro-histoire de la philosophie avec méthode qu’en structurant le

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champ intellectuel selon la triade énoncée. L’histoire de la philo­


sophie bien comprise doit donc se présenter comme une histoire de
la vie intellectuelle centrée sur la philosophie.

• Une histoire cyclique


Considérée de très loin, l’histoire humaine paraît linéaire. Sous
l’œil du macro-historien, cette linéarité semble même ascensionnelle,
car on peut retracer les étapes d’un progrès global de l’humanité
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vers la puissance technique et le savoir scientifique : les bifaces, la
maîtrise du feu, l’art rupestre, l’arc, l’élevage, l’agriculture, la bous‑
sole, l’imprimerie, la machine à vapeur, l’électricité, les gratte-ciel,
le nucléaire, les fusées, l’ADN, internet, etc. À large échelle, les
processus de diffusion culturelle dessinent une histoire ascendante,
car les hommes ne meurent pas sans transmettre un patrimoine de
savoirs et de savoir-faire. À petite échelle, le temps semble trop figé,
et les événements trop aléatoires, pour qu’on puisse écrire un récit
historique. Trop de coups de théâtre, ou trop peu, pour élaborer
un discours cohérent sur ce qui est à l’œuvre. À moyenne échelle,
l’histoire humaine est cyclique ; celle de la naissance, de la vie et
de la mort des diverses cultures et civilisations. Il est vrai, comme
nous venons de l’indiquer, qu’on ne meurt qu’en transmettant ; mais
il est vrai aussi qu’on meurt. Les Sumériens, Égyptiens, Assyriens,
Harappéens, Hittites, Crétois, Mèdes, Parthes, Khmers, Olmèques,
Toltèques, Nascas, Moches, Chimús et Incas ne sont plus. Comme
des dizaines d’autres cultures et civilisations, ils sont sortis de l’his‑
toire. Le plus souvent, cela n’est pas dû à l’advenue brutale et
contingente d’événements fâcheux – épidémie, tremblement de terre,
invasion foudroyante, sécheresse, etc. Ces accidents n’ont raison
d’une civilisation que parce que celle-ci, fragilisée, ne dispose plus
des ressources (démographiques, sociales, militaires, économiques,
financières, commerciales, intellectuelles, etc.) qui lui avaient permis,
jusque-là, de faire face à ces problèmes. Sauf exception, une civili‑
sation meurt lentement, d’affaiblissement interne.
La vie intellectuelle entretient avec la société sous-jacente un
rapport de dépendance relative. Ni dépendance trop stricte,

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ni indépendance. Les réseaux intellectuels jouissent d’une relative


autonomie par rapport aux soubassements économiques et sociaux.
Leurs rapports ne sont pas ceux de la cause et de l’effet. Le condi‑
tionnement est souple, il y a du jeu et une certaine inertie. C’est ce
qui fait de l’histoire intellectuelle une spécialité qui a sa légitimité
épistémologique. Mais il est bien évident qu’une caste d’intellectuels
ne peut exister sans l’infrastructure ni le niveau civilisationnel qui la
rendent possible – productivité agricole, urbanisation, système édu‑
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catif minimal, etc. Quand une civilisation s’effondre, la philosophie
et la science lui emboîtent le pas nécessairement. On ne peut donc
faire de l’histoire intellectuelle correctement sans être aussi historien
généraliste. L’historien de la philosophie doit mettre en évidence
les liens qui unissent les époques de la pensée et celles de l’histoire
sociale – sans aller jusqu’à prendre l’une comme le pur reflet de
l’autre. Il s’agit de trouver la bonne mesure. L’histoire de la philo‑
sophie est, comme l’histoire générale, cyclique – puisqu’elle ne peut
survivre à la mort de la société qui la soutient. Il faut marquer les
étapes de ce cycle, sans les calquer trop mécaniquement sur celles de
l’histoire sociale, économique, politique ou militaire. Globalement,
les grandes inflexions de l’histoire de la philosophie sont les mêmes
que celles de l’histoire intellectuelle, culturelle et sociale.
Quelles sont ces étapes ? Nous avons divisé le champ intellectuel
en trois grandes catégories – pensée de type religieux, pensée de type
philosophique et pensée de type scientifique. L’évolution de leurs
rapports dans le temps fournit les critères de périodisation de l’his‑
toire intellectuelle. Aux époques archaïques, la pensée religieuse
domine intégralement la vie intellectuelle. Toute pensée théorique
à propos de ce qui est, de ce qui doit être ou de la façon dont il
convient de se comporter, est de près ou de loin religieuse. Puis, sur
ce terrain, apparaissent de nouvelles sortes de querelles, une façon
neuve d’argumenter et de raisonner, que l’on peut appeler la philo­
sophie. Quand ces nouveautés deviennent dominantes dans la vie
intellectuelle, ou quand elles ont suffisamment d’importance pour
que les penseurs religieux se sentent tenus de les prendre en compte,
une nouvelle période s’ouvre. La philosophie rénove et bouscule les

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Introduction

dogmes et les traditions ; la religion est sur la défensive ; c’est l’âge


classique de la philosophie, durant lequel elle joue pleinement son
rôle historique. Avec la multiplication des courants, des sensibilités
et des enquêtes apparaissent des spécialités. Certains s’intéressent
aux étoiles, d’autres dissèquent des animaux, d’autres encore étu‑
dient les sociétés humaines, le droit, la morale, etc. Quand ces
études, de plus en plus méthodiques et décentrées, développent une
conscience d’elles-mêmes en tant que domaine distinct du savoir, on
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peut dire qu’elles deviennent des sciences. Nous entrons alors dans
la dernière étape de l’histoire intellectuelle ; celle pendant laquelle la
science est l’avant-garde de la production du savoir. La philosophie
ne cesse pas d’exister – pas plus que la pensée religieuse n’avait
cessé d’être quand la philosophie menait la danse –, mais elle n’est
plus maîtresse en matière cognitive. La connaissance, désormais,
s’élabore principalement hors de ses réseaux. Cette marginalisation
a des effets sur elle ; on ne philosophe pas de la même façon quand
la vie intellectuelle est dominée par des religieux, prise en main par
des philosophes ou polarisée par des savants.
Nous appelons préclassique la période de l’histoire de la philo‑
sophie durant laquelle la philosophie se pratique dans l’horizon de
la pensée religieuse ; classique celle durant laquelle la philosophie
s’affranchit de cette tutelle ; postclassique celle qui la voit, sur le
plan cognitif, marginalisée par la science. Avant que ne disparaisse
la civilisation soutenant cette vie intellectuelle, science et philosophie
se fondent à nouveau dans la pensée religieuse – qui a toujours
le dernier mot. Ainsi, l’histoire de la philosophie décrit un cycle
préclassique-classique-postclassique, qui consiste en une recompo‑
sition successive des trois grandes façons de penser l’accès au vrai.

• Une histoire comparative


L’objectif d’une histoire mondiale de la philosophie n’est pas
seulement de dire ce qui s’est passé dans la vie intellectuelle de telle
ou telle civilisation à telle ou telle époque, mais aussi de comparer
les différentes évolutions. Chercher des lois et non pas simplement
enregistrer des faits. Il s’agit de comprendre le fonctionnement de

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Histoire mondiale de la philosophie

l’esprit humain à travers le temps, de voir comment la question de la


vérité se pose dans l’histoire, par quelles étapes l’homme l’embrasse
ou s’en détourne ; de repérer, dans ce processus, ce qui relève du
culturel et ce qui semble transculturel. Ne travailler que sur une
seule trajectoire historique condamne au constat purement factuel ;
mais multiplier les histoires permet d’établir des récurrences, de
soupçonner que des causes identiques sont à l’œuvre ; que, dans
des circonstances analogues, ces causes produisent des effets com‑
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parables.
La méthode comparative est le moyen dont disposent les sciences
humaines – histoire comprise – pour échafauder des hypothèses et
les tester. Comme nous le verrons, la cyclicité est la même dans les
huit civilisations étudiées. Pourquoi cela ? Quels sont les mécanismes
qui font que l’histoire intellectuelle du Japon ressemble à celle de la
Grèce ou de l’Inde ? Notre histoire mondiale, sans répondre à ces
questions, prépare leur traitement. Elle pose les bases d’un compa‑
ratisme méthodique1. La philosophie comparée, telle que pratiquée
jusqu’à présent, consiste essentiellement à faire des sauts dans le
temps et l’espace pour trouver des affinités entre auteurs. Nous pro‑
posons, tout à l’inverse, de comparer des évolutions intellectuelles.
Il fallait pour cela commencer par les exposer séparément. D’où la
division en huit chapitres, chacun consacré à une civilisation.
Leur succession correspond à une logique chronologique mais
aussi de proximité culturelle. Les études sur la Grèce, Rome, l’Islam,
l’Europe et la Russie s’enchaînent naturellement, car la philosophie
russe doit beaucoup à celle de l’Europe occidentale, qui a une dette
envers l’Antiquité et l’Islam, qui, à son tour, en contracte une à
l’égard des Grecs, auxquels les Romains doivent tout. On passe
ensuite en Inde par un saut qui est à la fois temporel, culturel et

1. Sur les questions de méthode en historiographie de la philosophie, voir nos


études : « L’histoire de la philosophie comme science rigoureuse », in V. Citot (dir.), Pro-
blèmes épistémologiques en histoire de la philosophie, Montréal, Liber, 2017 ; Puissance
et impuissance de la réflexion, op. cit., partie IV ; « Le discours de la méthode : comment
on écrit l’histoire de la philosophie », Le Philosophoire, 50 (2), 2018, p. 83‑102 ; « La
philosophie des philosophes et celle des autres », art. cité.

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Introduction

géographique. Puis, comme la pensée chinoise est en partie héri‑


tière du bouddhisme indien et que la pensée japonaise a la Chine
pour socle culturel, les trois derniers chapitres se suivent à nouveau
dans une certaine continuité. Les parties sur l’Inde et la Chine sont
plus volumineuses que les autres. Cela tient au fait qu’elles com‑
prennent plusieurs cycles. D’une façon générale, nous sommes plus
synthétiques quand nous évoquons des périodes ou des auteurs bien
connus du public occidental. Il n’est pas utile de résumer sur une
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page entière les doctrines de Platon ou de Descartes ; l’essentiel du
travail consistant à les replacer dans le mouvement historique qui
les englobe. Pour les auteurs orientaux moins connus, mais d’une
importance capitale, cela fait davantage sens.

• Une histoire savante


La méthode comparative est l’un des moyens privilégiés, pour les
sciences humaines, de trouver des récurrences, des causes, des lois,
de tester des hypothèses et d’évaluer des modèles théoriques – bref,
de faire de la science. Mais les historiens, et surtout les historiens
de la philosophie, n’ont pas tous la même conception de la rigueur
savante. Pour nombre d’entre eux, celle-ci requiert de se confronter
directement aux textes, de connaître la langue dans laquelle ils sont
écrits et d’assimiler toute la littérature sur le domaine. Autrement
dit, on ne serait historiographe sérieux qu’en étant spécialisé sur
tel auteur ou telle période. Selon cette épistémologie, il n’y a pas
d’Histoire mondiale qui soit savante. À notre sens, les critères de
scientificité ne tiennent pas au degré de spécialisation, mais à la
façon dont l’objet, si vaste soit-il, est étudié.
Comme il n’est guère possible de résumer en quelques lignes
nos travaux historiographiques cités dans les notes des pages 15
et 22, contentons-nous de dire qu’une histoire de la philosophie
ne peut être savante qu’en renonçant à être philosophante. Regarder
le passé dans une telle perspective, c’est se condamner à la partialité.
Il n’est pas nécessaire de philosopher pour comprendre la situation
des philo­sophes dans le temps ; il est même nécessaire, selon nous,
de ne pas le faire. Or la spécialisation, en histoire de la philosophie,

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Histoire mondiale de la philosophie

va très souvent de pair avec l’appréciation – on étudie les auteurs


que l’on approuve, d’une façon ou d’une autre, et il est rare de
voir un chercheur passer vingt ans de sa vie à lire une œuvre sans
la considérer, à titre personnel, comme pertinente. Comment cette
appréciation personnelle se concilie-t-elle avec l’impératif d’impar‑
tialité scientifique ? Les généralistes ont bien des difficultés pour
être d’authentiques savants, mais sont ici moins exposés.
Si notre ouvrage ne contient pas de citation d’auteurs et ne se
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confronte pas avec la littérature primaire, ce n’est pas par paresse,
manque de place, ni parce que nous ne lisons pas le sanscrit, le
chinois, ou l’arabe aussi bien que le français. Une première raison
tient au fait qu’il s’agit de penser les œuvres dans l’époque qui les
comprend, donc d’interpréter leur orientation intellectuelle. Or un
auteur ne s’interprète pas lui-même ; et quand bien même, nous
n’aurions pas à le suivre dans l’idée qu’il se fait de sa propre place
dans l’histoire. Ensuite, il est toujours possible de faire dire ce que
l’on veut à n’importe quel texte en extrayant telle ou telle citation.
Enfin, il existe d’excellents experts dont c’est le travail d’indiquer
comment lire les auteurs dont ils sont les spécialistes. Dans la mesure
où la spécialisation est l’un des moteurs essentiels du progrès des
connaissances, il faut savoir s’adosser aux travaux faisant autorité
dans les domaines concernés.
En nous appuyant sur la littérature secondaire, et non pas sur
les sources, nous pensons minimiser le sentiment d’arbitraire. Bien
entendu, quand les interprétations des spécialistes divergent, il faut
trancher. Nos choix paraîtront discutables aux uns, éclairants aux
autres. Il est impossible de faire un travail de synthèse et, en même
de temps, de tout justifier comme il le faudrait dans des études plus
ciblées. Notre objectif est de trouver l’équilibre entre des thèses
incongrues (parce que mal justifiées) et incomprises (parce que
noyées dans des justifications érudites).
Trop généraliste pour ceux qui considèrent qu’il n’y a de science
historique que dans l’étude directe et minutieuse des sources, notre
Histoire mondiale est aussi trop détaillée pour ceux qui cherchent
une vision simple de ce qui a été pensé et écrit « en Orient » ou

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Introduction

« chez les Anciens ». En outre, le foisonnement des références


alourdit le propos, tout comme les listes d’auteurs – inconnus des
non-spécialistes. Bien que fastidieuses, ces mentions sont nécessaires
pour justifier les thèses avancées. Il fallait, là encore, trouver un
compromis entre érudition encombrante et affirmation gratuite.
Enfin, n’est-ce pas céder aux modes de l’époque que de désoc‑
cidentaliser l’histoire pour faire droit à la diversité des peuples et
des cultures, ou encore d’alimenter un certain discours décliniste ?
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Nous avons fait de notre mieux, sur la base des réflexions histo‑
riographiques évoquées plus haut, pour restituer le passé de la vie
intellectuelle (de la philosophie en particulier) en un seul volume.
La scientificité du travail, comme toujours, est affectée par telles
ou telles insuffisances, ignorances et influences. Mais céder aux
modes de l’époque, nous espérons y échapper dans une large mesure,
puisque c’est justement pour n’en être pas trop victime que nous
avons entrepris ce genre d’étude.

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