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Chapitre 10.

Du « conglomérat » à la « nébuleuse »
communiste
Axelle Brodiez-Dolino
Dans Académique 2006, pages 183 à 208
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724609859
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)

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Chapitre 10

DU « CO N G L O M ÉR A T »
À LA « NÉBULEUSE » COMMUNISTE
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É
lu secrétaire général en 1955 et depuis lors constamment au
pouvoir, Julien Lauprêtre semble avoir joué un rôle fonda-
mental – et le revendique comme tel – dans l’ouverture au
domaine social comme dans la « rupture du cordon ombilical » reliant
l’association au parti :

« Les organisations de masse avaient été créées au départ par le parti


communiste, c’était la courroie de transmission du parti ; et moi j’ai
voulu rompre avec cette chose-là. Ça m’a d’abord valu pas mal
d’ennuis, mais c’était clair que j’allais pas toujours demander…
– Ça veut dire quoi, “Ça [vous] a valu pas mal d’ennuis” ?
– J’ai refusé de me rendre à une convocation du bureau politique
[…]. J’ai refusé de signer des appels pour telle ou telle manifesta-
tion… Tu vois, on ne peut pas dire que mes affaires personnelles se
soient arrangées. Mais moi je suis resté très serein ; j’ai voulu faire
la démonstration que c’est moi qui avais raison. Quand je dis “moi”,
c’est les idées, le bonhomme est secondaire là-dedans ; mais que
mes idées… Et au fur et à mesure que ça a avancé, ils se sont dit :
“dis donc, c’est pas si mal que ça”. C’est pourquoi j’ai été proposé, à
ma grande surprise, au comité central en 1964, tu vois, dix ans après
[…]. Pendant longtemps, ils ont cru que j’allais échouer ; et puis
après ils ont vu 1. »

1. Entretien avec Julien Lauprêtre du 5 juin 2001.


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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

La conception qu’il avance de son rôle tend à renvoyer à ce que


décrivent Michel Crozier et Erhard Friedberg :

« Il n’y a pas de systèmes sociaux entièrement réglés ou contrôlés.


Les acteurs individuels ou collectifs qui les composent ne peuvent
jamais être réduits à des fonctions abstraites et désincarnées. Ce sont
des acteurs à part entière qui, à l’intérieur des contraintes souvent
très lourdes que leur impose “le système”, disposent d’une marge de
liberté qu’ils utilisent de façon stratégique dans leurs interactions
avec les autres. La persistance de cette liberté défait les réglages les
plus savants, faisant du pouvoir en tant que médiation commune de
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stratégies divergentes le mécanisme central et inéluctable de
régulation de l’ensemble 2. »

Pour saisir cette interaction complexe entre individu et système, où


qui plus est l’acteur se place dans une position ambiguë (il revendique la
rupture du cordon ombilical tout en accédant au comité central du PCF,
donc renforçant les liens), il paraît nécessaire d’élargir l’angle
d’approche, en comprenant tant la façon dont cette mutation fut perçue
par le PCF que, même cursivement, le chemin pris par les autres organi-
sations de masse. Sans cette double mise en perspective, l’éventuelle
originalité du processus opéré par le Secours populaire ne saurait être
saisie. Bien peu de travaux universitaires abordant ce sujet, nous avons
glané des éléments, mais le résultat reste évidemment aussi lacunaire
que provisoire : il ne s’agit que d’ouvrir des pistes et poser des jalons.
Deux questions sont sous-jacentes. La première : dans quelle mesure
l’ouverture du Secours populaire s’est-elle faite contre ou avec le parti,
qui en mène une similaire dans le cadre de la main tendue aux catholi-
ques et aux socialistes ? La seconde : y a-t-il vraiment eu, au-delà des
discours et de certaines réalités, rupture totale du cordon ombilical ? Il
semble en effet plutôt s’agir d’un processus de redéfinition des rapports
internes au monde communiste et, corrélativement, du passage d’un
« conglomérat » (une agglomération compacte et cimentée, fortement
structurée) à une « nébuleuse » perdant en cohésion au profit de marges
interstitielles. Or le Secours populaire n’est, pour reprendre le champ
sémantique de l’astrophysique, qu’une étoile ou un « satellite » parmi

2. Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’Acteur et le Système, Paris, Le Seuil,


1992 (réédition), p. 29-30, cité par Marc Lazar, « L’invention et la désagréga-
tion de la culture communiste », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 44,
octobre décembre 1994, p. 9-18. Souligné dans le texte.
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Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

d’autres dans le système solaire communiste ; la mutation des rapports


qu’il entretient avec le centre doit donc avoir des impacts sur les autres
organisations de masse.
On tentera ici d’aborder ce processus de mutation, en appréhendant
d’abord le rôle moteur du PCF, qui sème de 1954 à 1957 les graines de
la future « nébuleuse ». Encore les directives ont-elles besoin, dans
chaque organisation, d’être entérinées et appliquées. Le second temps,
versant Secours populaire, s’attache donc à cerner la personnalité et les
discours du nouveau secrétaire général, pour saisir sa conception des
relations au parti. Puis, un troisième vise à mesurer l’alchimie de la
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réaction produite. Cette évolution est enfin replacée dans le cadre plus
général de la nouvelle « nébuleuse », pour mesurer l’éventuelle origina-
lité de l’évolution de l’association et la redéfinition de ses rapports avec
les autres organisations.

PCF et redéfinition
du conglomérat originel (1954-1957)
Durant la période 1945-1955, les appels au militantisme dans les
organisations de masse étaient récurrents, mais sans réflexion spéci-
fique. De fait, en 1944-1947, la situation était au beau fixe et les masses
affluaient ; inversement, de septembre 1947 à 1953-1954, la très grande
fermeture et le discours virulent ont rédhibitoirement entravé, sauf
exception du type Campagne Henri Martin, toute velléité d’attraction au
communisme d’éléments qui ne soient déjà convaincus. La conception
qui prévalait alors était celle, léniniste, d’organisations de masse tenues
par les communistes et pour le communisme, dans un plurimilitantisme
à visée prosélyte. Or le contexte évolue à partir de 1954, après la mort
de Staline puis avec la guerre d’Algérie, conduisant le PCF à mener une
politique de main tendue aux socialistes et aux chrétiens, et à tenir des
discours plus ouverts. Dès juillet 1954, des réflexions sont menées sur la
nature du lien entre organisation matricielle et de masse, tantôt d’ordre
général, tantôt appliquées à des cas spécifiques. La nécessité du pluri-
engagement est réitérée : « sur la base d’exemples précis, souligner dans
France-Nouvelle la nécessité pour les communistes de participer plus
largement au travail des organisations de masse » (mars 1955) 3 ; « par

3. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du 4


mars 1955.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

une série d’articles dans L’Humanité, souligner à nouveau l’importance


décisive pour les militants et les organisations du parti de s’orienter
résolument vers le travail de masse. Montrer qu’en plus de l’activité du
parti en tant que tel, les membres du parti doivent faire un effort
constant pour améliorer leur activité dans les organisations de masse,
en premier lieu les syndicats » (juin 1955) 4.

F a i b l e s se s i n h é r e n t e s
à l a c o n c e p t i o n t r a d i t i o n n e ll e
Le conglomérat est alors perclus de dysfonctionnements, souvent
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exacerbés par la spécificité du contexte de guerre froide, mais pour
certains structurels. Ainsi, la logique de « courroie de transmission »
fait-elle du parti l’instance d’où partent les décisions et les moyens,
notamment humains (militants et cadres), aboutissant à une dépendance
quasi-totale des organisations satellites :

« Avant, pour le Secours populaire, je suis allé X fois, quand il y


avait un problème de répression ou autres, on allait voir le parti. On
avait une discussion avec le premier secrétaire, le secrétaire général :
“il faut nous trouver un gars” – “oui, on va s’en occuper”. Et puis ça
en restait là. Vous comprenez, le problème : quand il faut compter
sur le parti, si Lauprêtre il fallait qu’il compte sur le parti, dans un
département, pour lui trouver un gars, pour lui trouver des bénévo-
les et tout ça, il pourrait attendre longtemps ! […] Vous comprenez,
combien de fois j’arrivais chez un secrétaire fédéral, et il y avait à la
porte un autre responsable qui attendait pour venir faire le baratin,
pour dire : “Ben tiens, l’Union des femmes françaises ça ne va pas, le
journal ceci, le journal cela, la copine qui s’en occupe elle fout
rien…” La vie, c’était ça. Et d’ailleurs dans une certaine mesure, ça
n’a pas aidé le parti non plus 5. »

C’est ce qui est arrivé au Secours populaire, avec pour handicap


supplémentaire que moins l’organisation de masse était prestigieuse,
plus les cadres fournis par les fédérations du parti étaient faibles ; d’où

4. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du


PCF du 9 juin 1955.
5. Entretien avec Pierre Éloire du 8 mars 2004.
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Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

la décision de Julien Lauprêtre de s’autonomiser et de ne compter que


sur lui-même pour recruter ses propres cadres :

« Quand j’allais voir des responsables de fédérations communistes, je


disais : “Mais il n’y a pas quelqu’un qui pourrait aider à constituer le
Secours ? Il y a tel événement, tout ça…” Ça m’est arrivé deux fois
dans ma vie. “Il y en a un qui est pas mal, mais il est un peu coureur
de jupons. Mais pour le Secours ce sera bien…” Un autre : “Il est
vachement bien. Il picole un peu, mais pour le Secours…” Tu vois,
c’était ça. Après, je ne demandais plus ; je disais : “tu vas te
débrouiller tout seul 6”. »
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La nécessité de réformer semble patente sur le terrain. C’est dans ce
cadre de difficultés structurelles et de mutation conjoncturelle que le
PCF entame un aggiornamento dans sa conception des relations
internes au conglomérat.

U n p r o g r a m m e e n c in q i d é e s - f o r c e s
La conception défendue tient en cinq idées-forces, les trois premières
mettant en avant la liberté et l’ouverture des organisations de masse, les
deux dernières en posant les limites.
La première : les organisations de masse doivent être laissées libres et
la prise de décision interne aussi autonome que possible : « Faire
respecter la démocratie et la direction collective afin que les organismes
élus (bureau et comité national) prennent seuls les décisions et partici-
pent effectivement à la direction et au travail de l’association […]. Créer
les conditions permettant d’obtenir une direction plus large et plus
effective » (juillet 1954) 7 ; « Le parti n’intervient pas en tant que tel dans
la vie et l’action quotidienne des organisations et mouvements de masse
[…]. Le respect de l’indépendance des organisations et mouvements de
masse, le respect de leurs statuts et de leur programme n’est pas une
clause de style pour les communistes. Ils considèrent cela comme une
nécessité » (mai 1957) 8. Mais cette directive prévaut toujours dix ans
plus tard, suggérant soit une non-application, soit un retour en arrière

6. Entretien avec Julien Lauprêtre du 20 août 2002.


7. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du
PCF du 6 juillet 1954.
8. Archives du communisme français, compte rendu du comité central du PCF,
14-16 mai 1957.
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durant les années 1960 : « Réexaminer, afin d’apporter les modifications


qui s’imposent, notre conception de l’aide et des rapports avec les cama-
rades qui dirigent, à l’échelle nationale, les grandes organisations de
masse : anciens combattants, locataires, etc. Il importe d’aider ces
camarades quand il s’agit de l’orientation, mais de ne pas rentrer dans le
détail de leur activité, sauf en cas de nécessité » (novembre 1968) 9.
Seconde idée-force, les organisations de masse doivent s’attacher à
faire participer des non-communistes, de la base au sommet : « Sans
négliger les ouvriers, il importe de développer [à France-URSS] un effort
plus systématique parmi les couches sociales et les professions les plus
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diverses, un nombre plus grand de personnes de toutes conditions
sociales, d’opinions politiques différentes […]. Demander aux commu-
nistes qui participent à la direction nationale de créer les conditions
pour la direction collective, et d’établir des liens de collaboration frater-
nelle avec les non-communistes qui collaborent à cette direction »
(novembre 1954) 10 ; « recommander aux camarades qui sont à la direc-
tion de l’ARAC de s’efforcer, lors du prochain congrès, d’élargir la
composition politique de la direction nationale » (novembre 1955) 11 ;
« l’UFF est une organisation de masse démocratique, qui tend à rassem-
bler largement toutes les femmes sans distinction de croyance ou
d’opinion » (février 1956) 12.
Troisième idée, ces organisations ne doivent pas prendre de positions
politiques trop larges, mais en rester à leur propre terrain : « [France-
URSS] n’est pas destinée à faire de la propagande en faveur du socia-
lisme […], son activité a pour objet de développer les connaissances
ainsi que les sympathies pour l’URSS » (mai 1955) 13.
Pourtant, quatrième idée, si les organisations de masse sont libres et
ouvertes, elles n’en restent pas moins contrôlées par le parti, qui se
donne pour « devoir » d’« aider » les dirigeants à avoir une « juste »
orientation : « aider les communistes qui travaillent dans les organisa-
tions de masse à avoir une juste orientation politique […], ce qui

9. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du


PCF du 12 novembre 1968.
10. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du 4
novembre 1954.
11. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du 10
novembre 1955.
12. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
10 février 1956.
13. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
28 mai 1957.
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Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

favorisera le développement de ces organisations » (mars 1955) 14 ; « le


parti ne se substitue pas à la direction des organisations de masse, mais
il apporte l’aide idéologique et politique nécessaire à ses membres qui
militent dans les organisations de masse, ce qui contribue à améliorer
leur activité » (mai 1957) 15 ; « le parti communiste a le devoir de donner
publiquement son avis sur telle ou telle question d’orientation
générale 16 ».
Dernier point, les organisations de masse ont une visée prosélyte :
« les communistes doivent s’attacher, sans céder en rien sur les prin-
cipes, à garder proches du parti, à tirer vers le parti ceux que la bour-
geoisie serait trop heureuse d’entraîner dans son camp » (mai 1957) 17.
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Ce condensé des principales directives entérinées en secrétariat ou en
bureau politique montre que la ligne est fixée et stabilisée entre
juillet 1954 et mai 1957, qui constitue donc la période charnière. En
1957, se joue le dernier grand acte de la fixation théorique, lors du
comité central des 14-16 mai. Selon Marcel Servin, « l’état des organisa-
tions de masse autour du parti n’est pas pleinement satisfaisant », même
si des progrès ont été faits par rapport à l’avant-guerre. Ces organisa-
tions constituent un enjeu, tant comme lien entre le parti et les masses
que dans la concurrence que se livrent socialistes, communistes voire
radicaux pour le contrôle de certaines ; les fédérations, sections et
cellules du parti doivent donc s’en sentir responsables, les aider et leur
fournir des cadres solides, et les camarades doivent surmonter leurs
« réticences » à y accepter des responsabilités. Car « avec les masses on
peut beaucoup, sans les masses on ne peut rien ». Maurice Thorez lui-
même confirme les principes fixés depuis 1954 : France-URSS est criti-
quée pour « la volonté hégémonique de sa direction » d’agir sur tous les
problèmes au lieu de se consacrer à promouvoir l’URSS ; il est reproché
aux organisations de masse de trop s’appuyer sur les communistes pour
fonctionner ; les militants ne doivent pas confondre parti et organisa-
tions de masse, mais doivent travailler, dans celles-ci, à diffuser le
communisme, et le PCF doit y avoir un rôle moteur.

14. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du


4 mars 1955.
15. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
3 mai 1957.
16. Archives du communisme français, compte rendu du comité central des
14-16 mai 1957.
17. Ibid.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

Autre changement, révélateur, les responsables commis aux organi-


sations de masse deviennent dans les archives clairement identifiables.
Après MM. Bailly puis Parinaud, en janvier 1956, Fernand Dupuy
remplace Hubert Ruffe. En février 1960, la charge revient à Gaston Plis-
sonnier, en mai 1961 à Roland Leroy, en mai 1964 à René Piquet, en
avril 1967 à Jean Trichart, en février 1970 à Fernande Valignat.
Il est donc patent que durant les années 1954-1957 – qui correspon-
dent au retour de Maurice Thorez et à une période politique tendue pour
le PCF, qui cherche à se rapprocher des socialistes – la conception de ce
que doit être un conglomérat efficient évolue. Cette volonté de maillage
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plus lâche, destinée à élargir le filet et les prises, n’est cependant qu’une
impulsion décisionnelle et nécessite la présence, à la tête des différentes
organisations, de communistes ayant saisi la subtilité du nouvel
équilibre politique à instaurer et capables de le mettre en œuvre.

Julien Lauprêtre, communiste d’ouverture


Or Julien Lauprêtre, placé en 1955 à la tête du Secours populaire,
témoigne de conceptions ouvertes et sociales qui dépassent rapidement
les orientations du parti.

U n e « c a r r i è r e 18 » m ili t a n t e
Né le 26 janvier 1926 dans le 12e arrondissement de Paris, ses
grands-parents sont d’origine paysanne et ses deux parents montés à
Paris pour trouver du travail. Son père, Jean Lauprêtre, ressort de la
Grande Guerre pacifiste et syndicaliste ; cheminot, il adhère à la CGTU,
lors de la scission syndicale puis, en février 1926, au PCF. Résistant de
la première heure, il poursuit son engagement après guerre en cumulant
des fonctions syndicales, de conseiller municipal de Paris et de
conseiller général de la Seine, puis de responsable national à l’Union
des vieux de France. Julien, son fils unique, se souvient avoir baigné
dès l’enfance dans la socialisation politique, entre les manifestations et
les réunions animées au domicile paternel. À l’été 1936, il part avec le
Secours ouvrier international (SOI) en colonie à l’Ile-de-Ré, où sont
également accueillis des enfants de républicains espagnols, et où il
rencontre une fillette qui deviendra en 1947 sa femme.

18. Nous usons évidemment de ce terme dans son sens sociologique. Voir
Howard S. Becker, Outsiders. études de sociologie de la déviance, Paris,
Métailié, 1985.
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Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

Durant l’Occupation, il mène d’abord avec quelques amis des actes de


résistance inorganisés, puis entre en contact avec la Jeunesse communiste
(JC) du 12e arrondissement. Survient un épisode marquant : il est arrêté le
20 novembre 1943 et se retrouve à la Préfecture de police avec les membres
du groupe Manouchian, affreusement torturés et qu’il reconnaît ensuite en
voyant l’Affiche rouge. Ayant fui le STO à sa sortie, il revient à la veille du
débarquement et participe à la Libération de Paris. Il est entre-temps entré
dans la vie professionnelle, comme apprenti puis ouvrier miroitier.
Sa carrière militante au sein de l’UJRF se poursuit après-guerre :
animateur du cercle du 12e arrondissement, il passe en 1949 par l’École
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centrale de la jeunesse et devient responsable national. Il s’engage contre
la guerre d’Indochine, créant pour sensibiliser les jeunes recrues l’Associa-
tion parisienne des amicales de conscrits puis son pendant national. En
dépit de la faiblesse du salaire proposé, alors qu’il a déjà trois enfants, il
accepte en 1951 de devenir permanent du parti, comme secrétaire du
député de Paris Raymond Guyot, puis passe fin 1953 par l’École centrale
de quatre mois.
À sa sortie, il est affecté au Secours populaire, mutation qu’il juge
dégradante et vit avec amertume et déception. De fait, fils d’un respon-
sable communiste engagé dès la première heure et élu du parti, lui-même
ancien résistant resté fidèle durant les heures sombres de la guerre froide,
ancien dirigeant national de l’UJRF puis secrétaire d’un député membre
du bureau politique, ayant même été proposé pour relever son père
comme conseiller municipal de Paris, puis fait l’École centrale de quatre
mois, il paraît confortablement installé sur une pente ascensionnelle et ne
comprend pas cette affectation perçue dans l’ensemble du conglomérat
au mieux comme peu prestigieuse, au pire comme franchement dégra-
dante. Cette mutation répond pourtant vraisemblablement au souci du
parti, depuis 1953, de réhabiliter la petite association très écornée ; placer
un ténor à sa tête aurait été considéré comme une incontestable mise au
placard, mais dans le cas d’un jeune cadre, aux conceptions ouvertes déjà
perceptibles, elle semble avoir surtout fonction de probation.

Une conception ouverte


Selon Geneviève Poujol, les années d’enfance, et plus encore d’adoles-
cence, sont « une plaque photographique 19 ». On a vu combien la sociali-

19. Geneviève Poujol, Des élites de société pour demain ?, Ramonville, Érès,
1996.
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192
LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

sation militante de Julien Lauprêtre s’ancre dans un contexte de front : il


n’a que huit ans en 1934, début de la politique de rapprochement du parti
communiste avec les socialistes, et atteint ses 21 ans en 1947, fin de la
phase d’ouverture. Sa conception d’enfance et d’adolescence, du commu-
nisme comme du Secours populaire, coïncide donc presque totalement
avec les phases d’ouverture du PCF. Il a en tête le Secours « rouge » se
faisant « populaire », les colonies du SOI – d’où son attachement à faire
revivre la Campagne vacances –, l’aide aux enfants de républicains espa-
gnols, les mobilisations de 1936, la Résistance ; l’union de tous, croyant
et non croyants, communistes et socialistes, contre le fascisme. Abordée
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sous cet angle, la situation à son arrivée en 1954 s’éclaire d’un jour
nouveau : l’association est petite, perçue comme sectaire ; ses actions,
sans dimension sociale, sont exclusivement politiques et partisanes ; ne
s’y trouvent que des communistes, l’union et l’ouverture ont disparu. Aux
antipodes en somme de l’image qu’il pouvait en avoir.
Tirant les leçons de l’organisation chétive dont il hérite et de son expé-
rience à l’UJRF, il postule qu’une organisation « de masse » ne saurait être
efficace qu’en étant ouverte aux non-communistes, sous peine d’être
coupée desdites « masses », de n’être qu’une sous-section à spécialisation
fonctionnelle du parti et de tomber dans l’étroitesse. Il se saisit alors plei-
nement des nouvelles directives du parti, mais va jusqu’à revendiquer,
selon ses propres termes, une « rupture du cordon ombilical » mettant fin
à l’inféodation inconditionnelle. Il récuse tout prosélytisme et prône
l’apolitisme, pour le respect des opinions de chacun :

« Bon, j’ai mes opinions : j’ai été plus de trente ans membre du
comité central du parti communiste, donc je suis communiste ; mais
je n’ai jamais confondu les casquettes. Tu n’as personne dans toute
l’histoire du Secours qui dira : “Oui, mais un jour il nous a dit…”
Non, non, non. Moi, quand j’étais au Secours populaire, j’étais au
Secours populaire. Et j’ai toujours défendu cette thèse que le curé
qui est au Secours populaire n’est pas un représentant de l’Église, le
pasteur n’est pas représentant de son Église, le communiste n’est pas
représentant du parti communiste, le socialiste… Bon. Et c’est ça qui
a tout changé, tu vois ; c’est une nouvelle notion. C’est vraiment une
association qui n’est ni traversée, ni conduite, par des idées hors
solidarité. Nous, on fait la solidarité, point final […]. Mais je n’ai
jamais rien fait qui soit en contradiction avec mes idées 20. »

20. Entretien avec Julien Lauprêtre du 24 avril 2001.


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193
Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

Ce refus du prosélytisme reste donc lié à une ligne générale qui, si


elle ne calque pas nécessairement directement la politique du parti, ne
saurait être anticommuniste.

Entre Secours populaire et PCF,


d e l a c o n ve r g e n c e i d é o l o g iq u e à l a c o n sé c r a t i o n
Les conceptions du PCF convergent donc avec celles de Julien
Lauprêtre, qui pousse cependant au-delà la logique. De 1954 à 1958,
alors que la nouvelle ligne se met lentement en œuvre au Secours popu-
laire, les relations avec le parti restent bonnes, bien que le commerce
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soit relativement peu suivi. Le parti veille à conserver pour l’organisa-
tion des cadres compétents 21 et pense de surcroît à faire dans sa presse
la promotion de son organisation. Il envoie toujours des représentants
et des messages de sympathie lors des congrès : Henri Martin, Léon
Feix, Victor Joannès et Waldeck l’Huillier en 1955, puis Camille Vallin
porteur d’un message de François Billoux en 1957.
Le tournant a lieu début 1959. Le 4 février, Julien Lauprêtre est
convoqué au secrétariat du parti. Il expose sa conception, mais en
ressort persuadé de s’être heurté à un mur :

« Et alors par rapport au parti, une fois j’ai été les voir, j’ai été reçu
par le secrétariat du parti, Maurice Thorez devait être encore malade
ou je ne sais pas. J’ai expliqué au secrétariat du parti que le Secours
populaire ne grandirait jamais si à chaque fois qu’il avait l’occasion
de se développer on créait autre chose ; puisque c’était la maladie
infantile : à chaque fois qu’il y avait un événement, on créait un
comité. J’ai vu qu’ils levaient les yeux au ciel […]. J’ai été voir le res-
ponsable des organisations de masse, Victor Michaut, et j’ai dit à
Victor Michaut : “moi j’abandonne”. Il m’a dit : “ah non, ne fais pas
ça, c’est toi qui as raison”. Je dis : “ben attends, je ne vais pas avoir
raison contre le secrétariat du parti”. Il a dit : “c’est toi qui as
raison 22”. »

Le compte rendu de ce secrétariat note pourtant l’approbation de


« l’orientation juste qui est donnée par les camarades du Secours

21. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du


20 décembre 1956 et du 28 mars 1957.
22. Entretien avec Julien Lauprêtre du 19 août 2003.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

populaire » : « une organisation large, aussi bien par sa composition que


sa direction et l’action qu’elle entreprend » ; « les comités particuliers
doivent être conçus de telle façon qu’ils soient un renforcement de
l’organisation du Secours populaire lui-même et assurent la
continuité ». En outre, le PCF dégage l’association de la seule lutte
contre la répression pour lui autoriser des incursions sur le terrain de la
« misère extrême ». Il demande aux cadres et à la presse nationale et
régionale du parti de la soutenir davantage, d’« orienter pour que, dans
les fédérations les plus importantes, un militant qualifié s’occupe effec-
tivement du Secours populaire » et de « créer les conditions pour qu’un
membre du comité central soit élu membre du bureau national 23 ». En
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1959, les archives du PCF témoignent ensuite de six autres directives
venant dans l’intervalle confirmer celle du 4 février 24, ce qui est
exceptionnellement important.
Le ciel n’est pour autant pas totalement serein. Julien Lauprêtre
récuse en effet les injonctions du parti, lorsqu’il les juge contraires à ses
conceptions, refusant notamment rapidement de participer aux meetings
ne comprenant que des intervenants communistes ou de signer les péti-
tions à caractère partisan, ou de se rendre aux convocations du secréta-
riat du parti lorsqu’il les juge abusives. Ainsi, suite au congrès national
de 1961, dont les orientations avaient été préalablement avalisées :

« La règle était… depuis les années 1960, j’ai arrêté avec ça. Le
congrès se préparait, j’allais voir la direction du parti et je leur
disais : “voilà ce que j’envisage comme orientations”. Et quant à la
direction, je mettais “NC” quand c’était un non communiste, pour
bien montrer les efforts que je faisais pour qu’il y ait des non
communistes qui participent à la direction. Ils me voient la veille du
congrès de Marseille, ils me disent : “c’est formidable, c’est bon tu
peux y aller, si tu réussis ça c’est formidable”. C’était les premières
années, c’était le troisième congrès où j’étais élu, j’essayais de faire
avancer la ligne pour s’occuper aussi des gens malheureux et tout
ça. Je reviens du congrès, ça s’était bien passé ; je reçois un coup de
téléphone du secrétariat de Raymond Guyot qui me dit : “Ben dis
donc, qu’est-ce qu’il s’est passé à ton congrès ? Ça ne va pas du tout,

23. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du


PCF du 4 février 1959.
24. Archives du communisme français, procès-verbaux des secrétariats du CC
du PCF du 15 septembre 1959, du 27 mars 1959, du 30 avril 1959, du 15
septembre 1959, du 29 septembre 1959 et du 13 octobre 1959.
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195
Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

il faut que tu viennes nous voir”. Alors là, j’ai refusé d’aller à une
convocation […]. Pourquoi il y a eu ça ? Parce que le secrétaire fédé-
ral du parti des Bouches-du-Rhône, il s’appelait Lazzarino 25, avait
fait un rapport en disant qu’il ne comprenait rien du tout à l’orienta-
tion du Secours populaire. Je ne sais même pas s’il ne disait pas qu’il
y avait des vagues anticommunistes… enfin que ça ne correspondait
pas du tout à la politique du parti. Ils reçoivent donc son rapport, et
ils veulent me convoquer pour que je m’explique. Et là, j’ai refusé
d’y aller. J’ai dit : “Non, ça je n’y vais pas. Moi j’ai fait les choses en
règle avec vous 26”. »
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Le Secours populaire accepte donc la tutelle, mais récuse la sujétion.
Et l’épisode du rapport de Lazzarino montre combien cette nouvelle
ligne suscite des interrogations. À aucun moment pourtant, une archive
nationale du PCF ne remet Julien Lauprêtre en cause, et il a dans son
entreprise d’ouverture jusqu’à l’appui de Maurice Thorez. Lors du
congrès de 1963, ce sont des « grandes pointures », Raymond Guyot
(bureau politique) et Waldeck Rochet (secrétaire général adjoint), qui
envoient des messages de sympathie. En 1964, après neuf ans de proba-
tion et des résultats patents, Julien Lauprêtre est proposé comme
suppléant au comité central, puis titularisé en 1968.

Le SPF au regard
des autres organisations de masse
La proposition de Julien Lauprêtre au comité central, incontestable
promotion, fut probablement également un moyen de s’assurer du
maintien du Secours populaire dans le giron du parti, voire de tenter la
greffe de résultats exceptionnels. L’approche par les chiffres montre en
effet une forte croissance de l’ensemble des organisations de 1945 à
1947, puis une décrue plus ou moins drastique – le premier étiage se fait
entre 1951 (Secours populaire), 1953 (PCF, FSGT, UFF) et 1955 (CGT) – ;
le Secours populaire et la FSGT reprennent ensuite une courbe durable-
ment ascendante, tandis que le PCF et la CGT connaissent un second

25. Membre du comité central, mandaté par le secrétariat du PCF pour assister
au congrès du Secours populaire et en faire le rapport.
26. Entretien avec Julien Lauprêtre du 19 août 2003.
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196
LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

étiage (respectivement 1962 et 1959) et que l’UFF ne cesse de sombrer


jusqu’au milieu des années 1970.
Graphique 3 : Évolution numérique d’organisations communistes
(1945-1979) 27
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Les pentes des courbes montrent d’abord que, hormis l’UFF, les orga-
nisations de masse ont proportionnellement une décrue moins forte que
celle du parti et qu’elles surmontent la crise plus rapidement. Les situa-
tions n’en sont pas moins très hétérogènes et, le monde communiste repo-
sant en partie sur l’émulation, on se priverait d’éléments d’explication si

27. Sources : pour le PCF, Philippe Buton, « Les effectifs du Parti communiste
français (1920-1984) », Communisme, 7, 1985, et « Le Parti communiste
français depuis 1985, une organisation en crise », Communisme, 18-19,
1988 ; pour la CGT (chiffres toujours divisés par 10), Guy Groux et René
Mouriaux, La CGT, crises et alternatives, Paris, Économica, 1992 ; pour la
FSGT, Marianne Borel, Sociologie d’une métamorphose : la FSGT, entre
société communiste et mouvement sportif (1964-1992), thèse de sociologie,
IEP de Paris, octobre 1999.
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197
Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

l’on ne considérait pas, ne serait-ce que cursivement, ces organisations les


unes au regard des autres. Toutes ne sont d’abord pas logées à la même
enseigne, à commencer dans leurs relations avec le parti : le BP du
11 février 1960 précise que « les organisations de masse à la direction
desquelles il y a un membre du bureau politique ne seront pas rattachées
à une section de travail du comité central […]. Pour les autres organisa-
tions de masse, il faut distinguer d’une part l’aide politique et idéologique
pour leur orientation même ; d’autre part les questions spécifiques d’orga-
nisation les concernant. Seul ce dernier aspect est du ressort de la section
d’organisation du comité central ». Elles témoignent de surcroît d’évolu-
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tions différentes.
Les deux grandes perdantes sont l’UFF, longtemps dirigée par
Jeannette Vermeersch, et le Mouvement de la paix, deux organisations
fortement soumises au parti.
Le Mouvement de la paix est alors dirigé par André Souquières.
Violemment rappelé à l’ordre, lors du comité central de janvier 1961
pour son positionnement sur le référendum sur l’autodétermination de
l’Algérie (le PCF appelait à voter NON et le Mouvement de la paix était
perçu comme ayant, en des termes très ambigus, suggéré de voter
OUI) 28, en pleine intrication avec l’affaire Casanova-Servin, le Mouve-
ment est ensuite dompté et constitue, durant la guerre du Viêtnam, une
organisation docile aux mots d’ordre politiques du parti. Ce n’est qu’au
départ d’A. Souquières, durant la seconde moitié des années 1970, que
les choses semblent commencer à changer. Si nous ne connaissons pas
l’évolution des effectifs, il est visible que l’organisation suit un fonc-
tionnement cyclique, activée en cas de tension (1948-1953, 1960-1962,
1965-1975), puis mise en sommeil, ce qui rejaillit sur ses structures : en
1970, alors qu’elle est en « recul sérieux dans l’ensemble des
départements 29 », elle nécessite d’être épaulé par le parti pour son
redressement 30. Outre la forte politisation, ses faiblesses peuvent
renvoyer à une explication corrélative :

28. Archives départementales de Seine-Saint-Denis, archives du communisme


français, archives sonores.
29. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
30 octobre 1970. Nombre de comités auraient disparu ou seraient sans activité
réelle.
30. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
8 février 1974 et secrétariat du CC du PCF du 24 septembre 1974.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

« On avait d’abord été au Mouvement de la paix ; mais je me disais :


“c’est bien, le Mouvement de la paix”, on recevait des informations,
on recevait des journaux, mais on ne voyait pas les responsables. Et
au moment de la guerre d’Algérie on a eu un jeune, Jacques
Alexandre, dont je connaissais la sœur, alors on a essayé de le défen-
dre. On mettait des affiches, et on a deux responsables du national
[du Secours populaire] qui sont venus. Et ça, ça m’a beaucoup plu de
voir des nationaux venir dans la rue. Alors là, ça m’intéressait, on a
travaillé ensemble sur le cas d’Alexandre […] et je suis allé au
Secours, c’est là que ça a démarré […]. À ce moment-là, je suis allée
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à une réunion, aux états généraux du Mouvement de la paix, et moi
ça m’a semblé des discours ; on fait des discours. Ça me semblait
creux, les discours. Tandis qu’au Secours populaire, on disait : “Bon
ben il y a ça à faire, Jacques Alexandre il a besoin…”. Ça c’est terre à
terre [sic], voyez. Les pieds sur terre […]. Et alors c’est les états géné-
raux qui m’ont ouvert… Je me suis dit : “Mais ils parlent bien tous
ces gens-là, ils font des grands discours… mais où ça nous mène ? où
ça nous mène ?” Tandis qu’au Secours j’avais l’impression de faire
quelque chose d’utile 31. »

Cet extrait d’entretien révèle éloquemment, outre les oppositions


concret/abstrait, actes/discours, proximité au terrain/appareils, la
dissociation, dès 1956, entre les deux organisations de masse et leur
absence de collaboration sur des sujets qu’elles traitent – visiblement
différemment – chacune de leur côté.
L’UFF est au contraire une organisation à fonction permanente. La
figure de J. Vermeersch semble devenir, à partir des années 1955,
autant un atout dans le monde communiste qu’un obstacle au redresse-
ment et à la fonction « de masse » de l’organisation. Si les directives du
parti sont toujours de rhétorique prudente, elles n’en soulignent pas
moins la faiblesse : « ce n’est qu’avec la conception et l’activité de
l’organisation populaire des masses féminines les plus larges que l’UFF
et son journal pourront surmonter les difficultés rencontrées ces
dernières années » (1961) 32. L’UFF « conduit dans l’ensemble une acti-
vité importante et positive, mais un décalage sérieux existe entre ses
effectifs, son organisation et, d’autre part, cette activité et le rôle

31. Entretien avec René et Bernadette Combarnous, 25 mars 2004.


32. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
22 juin 1961.
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Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

grandissant des femmes dans la vie sociale et politique » (1970) 33 ; « en


raison de certaines hésitations politiques qui existent chez des commu-
nistes sur l’importance de l’UFF et de son activité, trouver une occasion
pour mettre en valeur l’activité des femmes communistes dans cette
organisation et rechercher les possibilités de soutenir les initiatives… »
(1974) 34.
La question du caractère concret des activités et de l’accueil au-delà
des opinions partisanes semble s’être surtout posée à l’UFF à partir de
1971, sous la pression de la chute drastique des effectifs. Jusqu’aux
années 1970, il semble y avoir dualité entre des mots d’ordre nationaux
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partisans (pour la paix, contre le réarmement allemand, pour la défense
de l’URSS) et des activités locales apolitiques (organisation de goûters
pour enfants, arbres de Noël, fêtes pour les anciens et autres cours de
danse) 35. Cette dichotomie se retrouve entre les cadres de l’association,
souvent des militantes communistes, et les adhérentes locales venues
pour exercer une activité sociale dans une ambiance amicale. Le
congrès de 1971 décide alors de « faire adhérer sans tenir compte de la
motivation » politique, ce qui « ne rencontre pas l’assentiment général
des militantes 36 ». Le redressement progressif des années 1970
s’explique vraisemblablement par la conjonction de cette mesure et du
contexte politique spécifique sur la condition des femmes, que l’UFF ne
parvient cependant pas, en raison de prises de positions à contre-
courant des évolutions sociétales, à négocier de façon optimale.
La question de l’équilibre entre positions partisanes et strictement
fonctionnelles s’était pourtant déjà posée à la CGT, les années 1949-
1952 (lutte pour la paix), 1954 (reprise de la thèse thorézienne de la
paupérisation relative et absolue des travailleurs, alors que ces derniers
viennent d’obtenir de substantielles augmentations de salaire) ou 1967
(violente diatribe de B. Frachon contre Israël lors du congrès), ayant
créé des malaises notables et été in fine un frein au développement 37.
M. Pigenet souligne quant à lui le « recentrage » opéré par la CGT en
1953 sur la question des salaires et des problèmes quotidiens, après une

33. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du


2 avril 1970.
34. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
11 janvier 1974.
35. Dominique Loiseau, Femmes et Militantismes, Paris, L’Harmattan, 1996.
36. Ibid.
37. André Barjonet, La CGT. Histoires, structure, doctrine, Paris, Le Seuil,
1968.
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200
LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

manifestation Ridgway stigmatisée comme sectaire, forte en « dérapages


verbaux », et aux objectifs révolutionnaires facteurs de coupure entre
activistes et simples adhérents 38. Corrélativement pour R. Martelli, « la
force des dirigeants de la trempe de Benoît Frachon, qui sont devenus
communistes par chaque fibre de leur personnalité, est de savoir que
leur influence dans l’organisation repose sur le respect de la primauté
absolue de la revendication syndicale 39. »
La CGT de Benoît Frachon, qui incarne la réussite de l’organisation de
masse, semble alors avoir fait, durant les années 1960 et 1970, fonction
de modèle 40. Frachon est un archétype de la stratégie unitaire et de
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l’ouverture aux socialistes, dès 1934. Il est aussi celui qui ouvre la
centrale à des terrains sociaux, proches de la vie quotidienne des
ouvriers. Le Secours populaire reprend ses méthodes de direction : les
dirigeants se répartissent les postes, « qu’ils soient ou non communistes.
Frachon affirme y tenir d’autant plus qu’il lui apparaît que la présence de
non-communistes dans cette instance peut refléter la véritable situation
de la classe ouvrière qui ne s’identifie pas avec les idées communistes 41. »
Corrélativement, Julien Lauprêtre évite, à l’instar de Frachon, de prendre
position sur des questions directement politiques, qui par essence divi-
sent. On pourrait mettre dans la bouche de Julien Lauprêtre pour le
Secours populaire les mots de Benoît Frachon pour la CGT, qui :

« Est, reste et restera ce qu’elle fut en 1936, une organisation de


toute la classe ouvrière, sans parti et sans appartenance à une quel-
conque religion ou secte philosophique. La CGT n’est pas et ne sera
pas une organisation dépendante du parti communiste, du parti
socialiste ou d’une Église. Pourquoi ? Parce que précisément, dans la
classe ouvrière, il y a des communistes, des socialistes, des membres
de communautés religieuses. Mais la CGT n’est pas, et ne sera
jamais, une organisation anticommuniste, c’est sans doute ce que lui
reprochent ceux qui la prennent à parti 42. »

38. Michel Pigenet, Au cœur…, op. cit., p. 145.


39. Roger Martelli, Le Rouge et le Bleu. Essai sur le communisme dans
l’histoire française, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1995, p. 32-33.
40. Nous nous référons ici principalement à l’ouvrage de Jacques Girault,
Benoît Frachon, communiste et syndicaliste, Paris, Presses de Sciences Po,
1989.
41. Jacques Girault, Benoît Frachon, op. cit., p. 252.
42. Benoît Frachon, intervention au congrès de la Fédération des métaux du
21-25 novembre 1964 ; cité par J. Girault, chapitre 11.
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201
Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

Enfin, le militantisme dual n’est pas vécu sur le mode de la dicho-


tomie mais de la complémentarité, et l’on trouve chez les deux hommes
le même report du militantisme communiste dans l’organisation de
masse.
La FSGT est l’autre exemple d’une réussite due, dans les années 1970,
au recentrage sur des positions strictement fonctionnelles 43. Après des
tensions croissantes entre communistes et non-communistes (1947-
1951) aboutissant en 1951 à la scission, la FSGT traverse une période de
décrue et reste fortement contrôlée par le PCF. En 1953, les premiers
désaccords se font pourtant jour sur la situation à l’Est, puis en 1956,
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lors des événements de Hongrie. « Accusée d’être avant tout une organi-
sation politique, la fédération essaie de donner des gages de son indé-
pendance, en modérant désormais ses interventions dans des domaines
extra-sportifs ; mais il s’agit aussi de ménager bon nombre d’adhérents
non communistes, voire apolitiques, à un moment où les effectifs sont
au plus bas 44. » À partir du milieu des années 1960, la FSGT fait montre
d’une réelle capacité d’innovation dans son domaine d’action et enre-
gistre des succès dus autant au stage Maurice Baquet qu’au développe-
ment d’une pratique sportive de loisir et à l’appui de la CGT aux clubs
d’entreprise. Les effectifs se féminisent et s’embourgeoisent. Comme
pour le Secours populaire, c’est par le recentrage sur la spécialisation
fonctionnelle que militants et cadres se renouvellent en profondeur,
avec l’arrivée massive d’enseignants d’éducation physique (bien que
largement communistes). L’association se lance alors dans « une vaste
opération de rénovation politique », par démocratisation du fonctionne-
ment et revendication de l’indépendance vis-à-vis du PCF (refus de
communiquer les documents préparatoires au congrès, rupture de la
courroie de transmission avec les municipalités communistes, refus de
soutenir officiellement le Programme commun, prise de distance dans la
coopération avec les pays de l’Est).
Il semble donc que les principaux facteurs pénalisants pour les orga-
nisations de masse soient une activité trop politique, trop théorique et,
de façon plus évidente, une opposition aux lames de fond sociétales. La
réussite du Secours populaire et de la FSGT semble a contrario résider
dans sa capacité à être passé du politique et du partisan à la stricte

43. Marianne Borel, Sociologie d’une métamorphose : la FSGT, entre société


communiste et mouvement sportif (1964-1992), thèse de sociologie, IEP de
Paris, octobre 1999.
44. Ibid., p. 98.
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202
LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

spécialisation fonctionnelle, via des activités concrètes répondant aux


évolutions de société.

Étiolement de la solidarité
aux victimes de la répression
En rompant avec le fonctionnement des Vingt et une Conditions et
en défendant l’apolitisme, le Secours populaire ne choisit pas de faire
cavalier seul, mais de distendre ses liens avec le conglomérat.
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U n e r e d é f i n i t i o n d e s li e n s a v e c l e s sy n d i c a t s
Ainsi avec la CGT, dont les relations deviennent non exclusives. À
partir du début des années 1960, le Secours populaire décide de « prêter
une grande attention aux mouvements sociaux, fermetures d’usines,
lock-out, licenciements 45 » ainsi qu’aux victimes d’accidents du travail.
Il affiche cependant désormais autant que possible une relation équili-
brée avec les différents syndicats et semble peiner à trouver sa juste
place, entre concurrence et complémentarité. Ce flottement est mis à
jour en 1965 : un article écrit pour Le Peuple précise que « quoi que
s’exerçant plus particulièrement au bénéfice du monde ouvrier, le plus
souvent frappé, l’action [du Secours populaire] ne fait nullement double
emploi avec les actions syndicales de solidarité » ; le même mois, le
rapport d’activité au congrès national précise au sujet des accidents du
travail que « les syndicats se battent et chacun sait qu’il n’est pas le
moins du monde dans notre intention de les concurrencer » ; puis au
sujet des licenciements que « notre association n’est pas apte à inter-
venir sur des questions relevant du syndicalisme, mais notre devoir est
d’organiser tout de suite la solidarité aux familles dans le besoin 46 ».
L’enjeu est alors autant d’afficher une solidarité strictement avale que
de transformer le lien privilégié CGT-Secours populaire en coopération
avec l’ensemble des syndicats ; l’association s’insère dans les comités
intersyndicaux, ne publie plus d’articles signés par des dirigeants CGT
sans les mettre au regard d’autres syndicats et souligne autant que
possible la participation d’associations non communistes.

45. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0027, congrès national des 29-30
avril 1967.
46. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0026, congrès national de 1965.
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Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

Les grèves de 1968, pour spécifique que soit leur statut, consacrent ce
nouveau mode d’action. Le Secours populaire collecte au porte-à-porte,
auprès des commerçants ou sur la voie publique (marchés, stands, sortie
des églises). Dans plusieurs localités, il est chargé par des associations
ou syndicats de répartir le produit des collectes (à Nanterre à la
demande du Secours catholique, de la Croix-Rouge et de la paroisse ;
par la section Champs-Élysées d’Air France où existe un petit comité
d’entreprise ; par les syndicats des cadres du ministère de l’Équipement,
etc.). En région parisienne, Secours populaire, syndicats et Secours
catholique semblent avoir souvent collecté ensemble. Ce rôle fédérateur
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se retrouve en province, ainsi en Côte-d’Or où les syndicats CGT, CFDT,
FO, SNI, AGED et UNEF soutiennent ses initiatives et lui confient la
répartition des fonds et des collectes alimentaires. Dans la Loire, c’est
encore le Secours populaire qui redistribue, en priorité aux grévistes
ayant des difficultés financières et des enfants en bas âge, les tonnes de
légumes et pommes de terre collectés et se trouve chargé de répartir les
cinquante mille francs versés par les centrales (CGT, FO, CFDT et FEN)
au comité de grève. Au total, le bilan s’élève à 1,1 million de francs 47
collectés et redistribués (65 % en espèces et 35 % en nature) et une aide
à cinquante-deux mille enfants de grévistes (colis, cantines, sorties,
goûters), bénéficiaires presque exclusifs de la Campagne vacances de
1968.
Outre l’organisation d’une solidarité conséquente, c’est alors le relatif
consensus autour du Secours populaire, syndical mais également asso-
ciatif qui transparaît, alors même que tout au long de la crise, les diffé-
rentes centrales défendent des positions sensiblement différentes. Ce
consensus puise à plusieurs sources : le Secours populaire est l’une des
seules grandes associations de solidarité de gauche, il défend depuis la fin
des années 1950 une solidarité apolitique et possède des « entrées » dans
le monde syndical, de tout temps à la CGT et depuis le début des années
1960 à FO et à la CFTC 48. Côté monde associatif, sa coopération depuis le
début des années 1960, certes locale, avec le Secours catholique et la
Croix-Rouge, puis son entrée à l’UNIOPSS, en font l’une des mieux posi-
tionnées pour travailler avec les comités intersyndicaux. La confiance qui
lui est accordée dans plusieurs départements illustre son ouverture, sa
crédibilité et la reconnaissance de son évolution identitaire.

47. Soit l’équivalent de 1,066 millions d’euros.


48. Voir chapitre suivant.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

Une distanciation face


à l a q u e s t i o n de la r é p r e s s io n
Le mécanisme de distanciation est similaire au regard du PCF. En
promouvant Julien Lauprêtre, le parti consacre une double mutation :
des liens entre organisation matricielle et de masse, mais aussi de l’iden-
tité de l’association de lutte contre la répression, recentrée vers un
discours apolitique et des actions sociales. On peut, à cet égard, s’inter-
roger sur l’impact qu’a pu avoir la connaissance, croissante et média-
tisée, de la répression soviétique : le malaise des communistes français et
les défections consécutives sont connus 49, et si le sujet n’a visiblement
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pas été explicitement abordé dans l’association, on peut légitimement
envisager qu’il a conforté la nouvelle ligne.
La création d’un nouveau « Secours rouge », officieuse en
octobre 1969, officielle en juin 1970, peut être lue comme un simple
épisode de la lutte acharnée que se livrent alors communistes et mili-
tants d’extrême gauche. Elle met cependant à jour le vide stratégique
laissé par le Secours populaire dans la solidarité politique aux victimes
de la répression. S’y retrouvent, outre des anciens communistes presti-
gieux (Charles Tillon et Jean Chaintron, ancien secrétaire du Secours
rouge international), plusieurs grands noms ayant par le passé soutenu
le Secours populaire (Jean-Paul Sartre, Yvonne Halbwachs-Basch),
auxquels l’association a témoigné sa solidarité (Robert Davezies) ou
membres de son comité d’honneur (Vercors). Ses actions consistent en
occupation de locaux pour le relogement de personnes défavorisées et
de travailleurs immigrés, dénonciation de la situation dans les prisons,
lutte pour l’obtention du statut de prisonnier politique aux militants
emprisonnés, diverses campagnes anti-impérialistes, « soutien au peuple
palestino-jordanien », aux ouvriers arrêtés en Espagne, etc. ; soit des
actions proches de celles du Secours populaire mais bien plus politisées
et, surtout, se revendiquant comme telles. Sa création est bien une
preuve en creux de la mutation réelle, et non simplement de façade, du
Secours populaire. L’épisode permet de constater les rancœurs et les
déceptions de certains militants désengagés : « il nous a été également
rapporté par un distributeur de tracts du Secours rouge au festival
d’Avignon que d’après lui le SPF avait failli à sa mission, qu’il ne

49. Voir entre autres Michel Dreyfus, Le PCF. Crises et dissidences, Bruxelles,
Complexe, 1990 ; Jeannine Verdes-Leroux, Le Réveil des somnambules. Le
parti communiste, les intellectuels, la culture (1956-1985), Paris, Fayard/
Éditions de Minuit, 1985.
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Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

s’occupait que des vieux et des enfants handicapés, et que cela était tout
à fait indigne d’intérêt 50 »… Le Secours populaire n’envisage cependant
plus de revenir sur le terrain abandonné, et revendique clairement son
nouveau cercle d’appartenance : « Le Secours rouge ne peut absolument
pas être classé au même rang que des grandes organisations populaires
de solidarité telles que notre Secours populaire, le Secours catholique,
l’Armée du Salut, les Petits frères des pauvres, la CIMADE ou les
sociétés de Croix-Rouge… Le Secours rouge cru 1970 est une organisa-
tion de caractère politique ». Aux petits le politique, aux « grandes orga-
nisations populaires » le caritatif ?
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La distanciation est également visible dans la timidité de la solidarité
aux militants américains. Ainsi, en faveur d’Angela Davis : immédiate-
ment sollicité par le PCF 51, le Secours populaire ne se mobilise que huit
mois plus tard ; encore l’espace consacré à la campagne dans La
Défense ne dépasse-t-il jamais les quelques lignes. Comme lors de la
campagne pour la libération de Debris et Menras, il semble que ce soit
la fédération du Nord qui ait pris en charge l’action.
Le Secours populaire est enfin confronté à la répression à l’Est. Sans
surprise muet sur les événements de 1956, il l’est aussi, de façon plus
surprenante, sur l’écrasement du Printemps de Prague à l’été 1968. Le
décalage subsiste ensuite, même s’il reste moindre : immédiatement
après l’expulsion d’URSS de l’auteur de L’Archipel du Goulag, l’associa-
tion réagit en exprimant son « indéfectible attachement au respect du
droit d’expression et des libertés démocratiques », alors que le PCF reste
mal à l’aise face à la déferlante d’antisoviétisme. Inversement sur
l’affaire Léonid Plioutch, alors que Pierre Juquin fait une déclaration en
faveur du mathématicien russe persécuté pour avoir réclamé la liberté
d’opinion, le Secours populaire parle simplement d’« émotion ressentie
dans notre pays à propos de l’affaire du mathématicien Léonid Plioutch,
dont les informations en notre possession ne permettent pas de porter
un jugement et témoignent d’une grande incertitude concernant le bien-
fondé des poursuites 52 ». Les positions deviennent ensuite gémellaires à
celles du parti, les années 1977-1978 constituant le point culminant de
la critique : envoi d’un télégramme au président du Soviet suprême de
l’URSS « en protestation contre les arrestations et les poursuites

50. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0326, rapport interne.
51. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du
PCF du 28 octobre 1970. Le sujet est réabordé dans des secrétariats ultérieurs.
52. La Défense, novembre 1975.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

frappant les Russes pour délit d’opinion, notamment lors du symposium


juif 53 », « lettre aux autorités soviétiques concernant différents cas
d’atteintes aux libertés individuelles 54 », témoignage de solidarité au
violoncelliste Rostropovitch et à sa compagne déchus de la nationalité
soviétique (« notre association a réaffirmé son opposition à toute
atteinte aux libertés et aux droits de l’homme, quelle que soit la partie
du globe où de telles mesures sont pratiquées 55 »), « émotion devant les
lourdes condamnations infligées au procès Youri Orlov 56 », démarches à
l’ambassade d’URSS à Paris à l’été 1978… Mais comme au PCF, la
rupture de l’Union de la gauche provoque une mise sous silence de la
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critique, aussi promptement estompée qu’elle était survenue.

« Le Secours populaire est une association absolument indépendante.


Elle ne reçoit de subventions ni de direction d’aucun gouvernement,
d’aucun parti, d’aucune Église ou secte religieuse. Ce sont ses adhérents,
et eux seuls, qui, dans les congrès, élaborent ou modifient ses statuts,
définissent son orientation, décident librement dans leurs réunions de
comité des grandes campagnes comme des actions du plus modeste
secours […]. Tout se passe au grand jour […]. Jamais le choix n’est fait
en fonction de considérations d’ordre politique, philosophique ou
religieux 57. » Cette belle assertion se retrouve sur la période quasiment à
l’identique dans tous les textes à destination externe. Il est vrai que
l’association fonctionne formellement de façon démocratique et que les
implantations locales ont une large autonomie décisionnelle. Pourtant,
les décisions fondamentales sont prises lors des congrès sur propositions
de dirigeants nationaux majoritairement communistes, parfois suite aux
suggestions du PCF au secrétaire général. Ce système en escalier, plus
subtil que l’ancien centralisme démocratique, n’en possède donc pas
moins certains traits. À décharge, les études sociologiques montrent
combien la démocratie est biaisée dans la plupart des grandes associa-
tions… Quoi qu’il en soit, à la fin des années 1970, les assertions du
type : « sous peine de travestir la réalité, il n’est pas possible de classer
notre association sur tel ou tel échiquier politique, et encore moins de la

53. La Défense, janvier 1977.


54. La Défense, septembre 1977.
55. La Défense, février 1978.
56. La Défense, juin 1978.
57. La Défense, juillet 1963.
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Du « conglomérat » à la « nébuleuse » communiste

voir téléguidée par telle ou telle force occulte 58 », paraissent plus


proches du discours de propagande que de la réalité.
Le terme d’« indépendance », toujours convoqué pour caractériser la
relation entre organisation de masse et matricielle, semble donc exagéré
pour deux raisons. Le parti se réserve toujours plus qu’un droit, un
« devoir » de contrôle des orientations ; il n’y a donc pas relation
d’égalité mais hiérarchie. Les communistes conservent d’autre part la
majorité des leviers de commande, et la politique adoptée par les orga-
nisations de masse doit mettre en œuvre l’idéologie communiste dans
un versant sectoriel. Il y a donc certes émancipation, mais persistance
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de relations fortes. Le concept d’« autonomie » semble en revanche
adéquat, toute l’entreprise consistant à rendre à l’association sa capacité
de décision sans contrôle du parti, pour ce qui a trait aux campagnes
comme à l’utilisation de ses finances.
La nouveauté de la période, suite à l’aggiornamento opéré par le
PCF, est donc cette potentielle autonomisation. Le Secours populaire
s’est engouffré dans la brèche, contrairement semble-t-il au Mouve-
ment de la paix ou à l’UFF. Les années 1960 et 1970 voient alors une
hétérogénéisation du « conglomérat » qui se mue progressivement en
« nébuleuse », sous le triple coup de l’autonomisation croissante de
certaines organisations (affaiblissement du lien vertical), de la dilution
du ciment partisan au profit d’une plus grande spécialisation fonction-
nelle (logique non pas de transversalité, mais de secteur) et d’une
distension des coopérations entre organisations (affaiblissement du
lien horizontal). Signe de cette mutation, à partir de 1965-1966, la
rubrique « organisations de masse » disparaît presque totalement des
procès-verbaux de secrétariat du PCF. Le processus ainsi enclenché
porte en germe, voire commence à réaliser durant les années 1970, la
transformation d’« organisations de masse » en simples « organisations
amies ». Ces deux vocables communistes, souvent utilisés de façon
interchangeable, révèlent pourtant bien la nuance, certes existante
entre organisations mais renvoyant aussi à une évolution
chronologique.
Les liens internes persistent néanmoins. Il n’est que de comparer la
liste des « camarades intellectuels » invités aux comités centraux du
PCF, les comités d’honneur du Bol d’air des gamins de Paris, du MRAP
ou du Secours populaire pour s’en convaincre. Ce dernier est tous les
ans présent à la fête de l’Humanité, avec un succès croissant et des

58. La Défense, juin 1972.


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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

stands adaptés au contexte politique (pour le Viêtnam en 1972, pour les


emprisonnés du Chili en 1974). La mort de Maurice Thorez (1964) puis
celle de Jacques Duclos (1975) provoquent une tristesse ostensible. Dans
les pages culturelles de La Défense, restent les chroniques cinéma de
Gerbal, les dessins d’Hervé Morvan et Escaro, les contes de Bernard
Clavel ou les poésies de Pierre Gamarra. Une culture et des dirigeants
toujours très communistes donc, mais au service d’une association
désormais plus sociale et ouverte.
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