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Vincent Rubio
Dans Sociétés 2008/2 (n° 100) , pages 79 à 89
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782804157739
DOI 10.3917/soc.100.0079
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1. Moscovici S., 1981, L’âge des foules. Un traité historique de psychologie des masses,
Paris, Fayard, p. 76.
Écrivain prolifique, Le Bon voit sa plume plus que jamais aiguisée avec la nou-
velle orientation de sa pensée. Âgé de 53 ans, il fait ainsi paraître en un mouve-
ment (presque) continu, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894),
Psychologie des foules (1895), Psychologie du socialisme (1898), Psychologie de
l’éducation (1902), La psychologie politique et la défense sociale (1910), Les opi-
nions et les croyances (1911) et La Révolution française et la psychologie des révo-
lutions (1912). Seul un « intermède » dans le domaine de la physique nucléaire
(avec la publication, tout de même, de trois ouvrages : L’évolution de la matière
en 1905, L’évolution des forces en 1907 et La naissance et l’évanouissement de la
matière en 1908) viendra interrompre cette impressionnante série d’écrits.
Mais Psychologie des foules est remarquable d’un autre point de vue encore.
Parallèlement à ce qui fait basculer les travaux de Le Bon sur l’homme et les socié-
tés dans le champ de la psychologie, à côté de ce qui assure à son auteur célébrité
et postérité (parfois peu envieuses, il est vrai), ce petit essai constitue également
une étonnante synthèse, non seulement de cette science à l’existence bien éphémère
qu’est la psychologie des foules, mais, plus loin, de ce que l’on pourrait nommer
l’ensemble de la tradition du traitement intellectuel de la foule. Incontestablement
en effet, cette dernière trouve sa forme la plus complète et la plus aboutie en 1895.
Il n’est pas ici question d’examiner à nouveaux frais, l’épineux problème de la
rigueur scientifique et de l’honnêteté intellectuelle réelles dont il est possible de cré-
diter Gustave Le Bon ; polygraphe à la production foisonnante, avide, tout au long
de son existence, d’une reconnaissance à sa mesure. Il n’est pas plus question de
dresser l’exacte configuration des itinéraires par lesquels le thème de la foule a che-
miné au fil du temps. À titre de repères, on soulignera simplement que trois grandes
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déjà, l’époque était (passée) à autre chose. Au long du XXe siècle, sans tout à fait
disparaître, elle laissera alors le devant de la scène au public, à la masse, et, bien
entendu, à l’opinion publique.
Mais plutôt que d’en remonter et d’en analyser l’histoire 2, il s’agit bien plus ici
de mettre en lumière la singulière actualité, voire l’intemporalité, de la psychologie
des foules. Plus précisément encore, ce dont il sera question dans les lignes qui
vont suivre, c’est de l’étonnante vitalité des idées développées par Gustave Le Bon
dans sa Psychologie des foules et, à travers cet ouvrage, de la trace indélébile que
semble bien avoir laissé dans nos esprits, l’ensemble de la tradition du traitement
intellectuel de la foule.
Il est effectivement saisissant de constater à quel point les individus qui com-
posent notre société, sont imprégnés de cette théorie de la foule née dans l’anti-
quité grecque dont Le Bon a élaboré la parfaite synthèse il y a à présent plus d’un
siècle. Dès lors qu’ils sont confrontés à (l’insoluble) question de la définition (ob-
jective) de la foule, qu’ils décrivent leur propre expérience de ce type de situation
également, ces derniers sont capables de développer un raisonnement et tout un
argumentaire n’ayant rien à envier aux propres raisonnements et autres démons-
trations tenus par Le Bon et l’ensemble de ses prédécesseurs. En réalité, ces raison-
nements et ces argumentaires, « vulgaires » d’un côté et savants de l’autre, sont
strictement comparables. De la même manière, nombre des exemples que les « in-
dividus ordinaires » sollicitent pour illustrer leurs propos, sont similaires à ceux mo-
bilisés par les hommes de science ; à tout le moins, ces illustrations renvoient, pour
l’essentiel, à un registre strictement identique (le cas de la Révolution française est
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véritable maîtrise de la psychologie des foules chez les individus que nous avons
rencontrés, ne constituaient des hypothèses retenues dans le cadre de l’enquête
dont une partie des résultats est exposée ici.
Pour le dire en quelques mots, après une longue exploration de l’histoire du
traitement intellectuel de la foule, l’objectif de ce travail était d’analyser les situations
qualifiées de foule par nos interlocuteurs, à partir de la notion de face-à-face. Ainsi,
il s’agissait de prendre appui sur le discours des individus eux-mêmes (en en com-
plétant la lecture par quelques observations), pour mieux saisir, non seulement le
déroulement, mais également la signification et les enjeux des multiples interactions
banales et quotidiennes dont les grandes villes sont le théâtre aujourd’hui. Les per-
sonnes contactées pour réaliser les entretiens étaient des hommes et des femmes
domiciliés à Paris et en Île de France, dont l’âge était compris entre 18 ans et 70 ans.
C’est ainsi que, d’une manière tout à fait inattendue, et sans qu’il s’agisse de
l’un des objectifs du guide d’entretien, bien entendu, il est apparu que chacun de
nos interlocuteurs possédait ce que l’on serait tenté de nommer une « petite psy-
chologie des foules prête à l’usage ». Cette expression aux apparences de trivialité,
n’a pas d’autre dessein que de traduire le caractère d’évidence et de peu d’impor-
tance, tout autant que l’aspect « miniature » ou « de poche », que revêt ce savoir
incorporé pour ceux qui en sont porteurs. Mais derrière ces apparences, c’est bien
la Psychologie des foules de Gustave Le Bon que l’on retrouve. Car cette véritable
théorie des foules que les individus peuvent solliciter à tout instant avec la même effi-
cacité – ou, plus précisément d’ailleurs, cette théorie des « phénomènes de foules »,
si l’on respecte le vocabulaire le plus régulièrement employé par ces derniers –, n’est
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Pour eux, cette image négative trouve son principal fondement dans le fait que
la foule est un être dénué d’intelligence, et qui, par conséquent, n’élève pas les per-
sonnes la composant. En réalité, d’élévation il ne pourrait s’agir, et c’est, au con-
traire, d’un avilissement, d’une dégradation dans le strict sens du terme dont il est
question. Le propos de Marion est là encore frappant. Selon elle, rappelant quel-
que peu le Sighele de la première édition de La foule criminelle par exemple :
« Prenez une personne seule elle peut être adorable, mettez-la avec trois personnes
de plus elle va être insupportable ». Développant son point de vue, elle poursuit sur
un mode identique rappelant instantanément Le Bon : « Ça fait ressortir plein de
mauvais côtés. [Plus loin], il y a comme un côté conquérant dans le fait d’avoir des
personnes en groupe. Ils vont avoir une espèce de supériorité qu’ils vont se donner
uniquement parce qu’ils sont plusieurs ».
Ainsi, à l’évidence, l’absence d’intelligence chez la foule, et, ce faisant, l’image
dépréciative qu’elle véhicule, sont intimement liées à la sensation de toute-puis-
sance par laquelle les individus définissent (également) cette dernière. La foule
développerait en effet un sentiment et une volonté irrépressible de puissance. Et,
comme dans Psychologie des foules, c’est fondamentalement ce sentiment de puis-
sance, ainsi que la violence (au moins) potentielle qui lui est nécessairement asso-
ciée, qui, aux yeux des individus, fait de la foule un véritable danger pour la
société. Selon Bernard, « on peut obéir à des réflexes collectifs qui peuvent être
irrationnels et dangereux, quels que soient le motif et le lieu de rassemblement ».
« Il y a des réactions collectives », ajoutera-t-il d’un ton lapidaire trahissant son pes-
simisme et, en réalité, toute son inquiétude à la simple évocation de ce sujet. D’une
certaine façon, la foule porterait donc en elle quelque chose de l’ordre du patholo-
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4. Le Bon G., 2002, Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, (1ère
éd. 1895), p. 9-15.
Si l’on s’en tient aux résultats de notre enquête, savoir scientifique et savoir
commun partageraient donc le même point de vue : non seulement la foule serait
le lieu du règne sans partage de l’irrationnel et du dépassement le plus absolu de
l’individu, mais, plus loin, elle ne formerait en fait qu’un seul être (le plus souvent
mauvais) en vertu de l’âme collective (ou unité mentale) par quoi elle se définit fon-
damentalement. Pour le savoir commun, dont nos enquêtés incarnent l’expres-
sion, tout ceci relève même de l’ordre de l’évidence. Ces derniers sont d’ailleurs
capables de décrire le processus qui mène à la désintégration de l’individualité au
sein de la foule et à l’érection d’une âme collective. Et là encore, ils ne disent pas
autre chose que ce qu’avait dit Gustave Le Bon lui-même. Sur ce point, les « foules
de coquilles vides menées par un seul esprit malade », que Marion décrit lorsqu’elle
parle de l’Allemagne hitlérienne, sont particulièrement significatives.
Pourtant, ni Marion ni aucun de nos interlocuteurs n’a, à quelque moment que
ce soit, cité ou ne serait-ce que fait référence à Psychologie des foules ; et moins
encore aux théories de la suggestion, de la contagion et de l’hypnose, dans lesquel-
les la psychologie des foules avait trouvé, précisément, ses principaux soubasse-
ments théoriques 5. D’ailleurs, si Bernard, statisticien à la retraite, cite (notamment)
le Masse et puissance d’Elias Canetti, « une lecture qui commence à dater […], un
des plus beaux travaux sur le thème », cela demeure l’exception. La majorité des
individus n’a pas recours à de telles références. D’une manière générale, si les
exemples et autres illustrations n’y manquent pas 6, si, par ailleurs, le vocabulaire
utilisé peut y être (en partie) identique à celui mobilisé par la tradition (charisme,
hypnose, contagion, sont, par exemple, des termes que nos enquêtés ont réguliè-
rement convoqués), il n’y a pas, par contre, au sens strict du terme, de références
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les « foules amies » et les « foules ennemies » de Claude, celles qualifiées par
Patrick de « avec but et sans but », les « foules d’esprit » et les « armées de coquilles
vides » de Marion, ou bien encore la distinction qu’établit Charlotte entre une
« multitude de personnes debout » et une « multitude de personnes assises ». Tou-
tes ces distinctions n’ont bien souvent rien à envier à celles opérées par Le Bon ou
Gabriel Tarde en leur temps. Sur le plan théorique, l’axiome « de la plus ou moins
grande foule » développé par Claude – axiome organisé autour du croisement des
trois variables « lieu, motif, densité » –, fait même bien mieux, pour ainsi dire, que
supporter la comparaison avec les foules homogènes et les foules hétérogènes du
premier 8, ou, par exemple, les foules expectantes et les foules attentives – et mani-
festantes et agissantes – du second 9.
Au fond, et pour tout dire, à travers ces typologies, les individus ne reconnais-
sent pas autre chose que ce que le Dictionnaire de sociologie lui-même affirme :
« Parler de la foule, c’est déjà opter pour une explication sommaire alors qu’il y a
des foules » 10. C’est bien ce que souligne Aline lorsqu’elle dit, maladroitement et
un peu gênée par peur de nous contredire : « Y’a plein de cas, la foule sous diffé-
rents angles, dans différentes situations. La foule dans différentes situations, je dirais
euh…, non, les foules ». Bernard, quant à lui, « choisit ses foules, dans la mesure
du possible ». Il y aurait donc comme une forme d’irréductibilité de chaque (type
de) foule ; irréductibilité telle que, pour les personnes que nous avons rencontrées,
la foule ne constituerait pas une série de faits objectivables qu’il serait possible de
réunir dans une catégorie conceptuelle homogène nommée foule 11.
Cette pluralité de la foule trouve son équivalent dans la figure du meneur ;
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L’image du meneur n’est donc pas meilleure que celle de la foule. Pluriel
comme cette dernière, il est tout aussi malveillant qu’elle. Ceux que l’on pourrait
qualifier de « petits meneurs », ceux qui, en quelque sorte, constituent les relais du
grand meneur au sein de la foule, ne le sont d’ailleurs pas moins. Ainsi, pour pour-
suivre avec Marion et l’exemple de l’Allemagne nazie : « Dans toutes ces coquilles
vides, t’as aussi des esprits qui sont malades à la base, qui se retrouvent dans ça et
qui galvanisent les autres, et qui eux vont plus loin » 12.
Ce rapide inventaire des multiples similitudes existant entre savoir savant et
savoir vulgaire serait incomplet, si l’on omettait de mentionner deux autres points.
En premier lieu, il faut souligner que, d’un côté comme de l’autre, la foule est envi-
sagée à partir de l’idée de contact physique. On pourrait parler en la matière de
proximité corporelle, voire tout simplement de présence physique 13. Les jurys de
cour d’assises, les grèves, les manifestations, la Révolution française, etc., pour les
uns, le RER, le métro, les grands magasins, les concerts ou bien encore les lieux au
sein desquels se déroulent les grands événements sportifs, etc., pour les autres, la
foule est toujours décrite comme un ensemble d’individus en contact physique
dans un même lieu. Elle apparaît donc géographiquement située, et semble ainsi
relever avant tout de l’entassement, de l’agglutinement physique, selon une échelle
comportant différents degrés d’intensité (de proximité). En ce sens, elle se distin-
guerait (notamment) de la masse, plus diffuse.
12. Précisons que s’il se rattache à la thèse selon laquelle le meneur est un être à l’influence
néfaste, Le Bon considère dans le même temps que l’action de ce dernier peut (parfois) se
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contenu spécifiques de ce savoir ordinaire. Bien sûr, une telle opération exigerait
quelques précisions pour être tout à fait exhaustive. On évoquerait alors ces
(autres) thèmes qui parcourent les propos de nos interlocuteurs, comme ils ryth-
ment les pages de Psychologie des foules : le simplisme des idées de la foule, son
irritabilité, sa crédulité, etc. Mais, au fond, l’essentiel n’est pas là.
L’existence de ce savoir pose effectivement un certain nombre de questions
d’importance. La première d’entre elles renvoie au fait que, en la matière, sens
commun et discours savant sont (presque) strictement transposables. Ainsi, appa-
raît-il nécessaire de se demander comment la psychologie des foules – discipline
qui a depuis longtemps rejoint les poussiéreux sous-sols de l’histoire, voire ses bas-
fonds –, et, à travers elle, toute la tradition du traitement intellectuel de la foule, ont
pu marquer à ce point nos esprits ? Quels peuvent donc être les canaux par les-
quels la science s’est ici diffusée ? En existerait-il, pour les individus, des voies d’ac-
cès privilégiées ? Cet accès pourrait-il être favorisé par une culture spécifique, une
appartenance groupale particulière, ou quelques autres déterminismes sociaux ?
On le voit, les interrogations et les hypothèses ne manquent pas.
Mais il est possible de renverser le point de vue. Plutôt que de s’interroger sur
la façon dont s’est « vulgarisée » la théorie savante des foules, ne serait-il pas plus
pertinent de questionner les origines et les fondements mêmes de cette théorie ?
En un mot, à quelle(s) source(s) Gustave Le Bon et ses prédécesseurs se sont-ils
(communément) abreuvés ? Le savoir savant ne serait-il pas alors à considérer ici
comme une simple reformulation, voire une pure copie du sens commun ; copie
mise en forme et méticuleusement mise en scène ? Nombre d’indices laissent à
penser qu’il y a là un scénario très vraisemblable.
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