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Psychologie des foules, de Gustave le Bon.

Un savoir
d'arrière-plan
Vincent Rubio
Dans Sociétés 2008/2 (n° 100) , pages 79 à 89
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782804157739
DOI 10.3917/soc.100.0079
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Marges

PSYCHOLOGIE DES FOULES, DE GUSTAVE LE BON.


UN SAVOIR D’ARRIÈRE-PLAN
Vincent RUBIO

Au sein de la vaste bibliographie de Gustave Le Bon (1841-1931), Psychologie des


foules occupe une place tout à fait particulière. Sa publication en 1895 marque en
effet un tournant majeur dans la carrière du « célèbre Docteur ». Et ceci, pour plu-
sieurs raisons. Avec cet ouvrage, s’affirme tout d’abord une inflexion notable des
travaux qu’il mène depuis 1881 et L’homme et les sociétés, dans le domaine des
sciences humaines et sociales. Spécialisé jusqu’à l’approche des années 1880 dans
le champ de la recherche médicale, Le Bon avait alors imperceptiblement glissé
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vers l’étude de l’homme et des sociétés d’un point de vue essentiellement anthro-
pologique ; plus particulièrement d’ailleurs à travers le thème de la civilisation. À
ce titre, la phrénologie, l’analyse des variations du volume et de la forme du crâne
visant à établir une classification scientifique des races humaines – très en vogue à
l’époque –, l’intéressa fortement. Avec Psychologie des foules, cette perspective
anthropologique se transforme, ou, tout au moins, se marie à une approche (plus)
psychologique du monde humain.
Cet intérêt porté à une « science encore dans l’enfance » 1, et l’utilisation qu’il
va en faire, assure alors à Le Bon – personnalité déjà en vue, savant dont on con-
naît le nom malgré ses revers auprès du monde académique –, un succès grandis-
sant, une renommée « galopante » et bientôt internationale. On trouve là le
deuxième élément qui confère à Psychologie des foules un statut particulier. Car,
non seulement ce livre affirme-t-il le passage de l’anthropologique au psychologi-
que chez le penseur français, mais, plus loin, il fait entrer ce dernier dans l’histoire ;
ni plus ni moins. Traduit en dix-sept langues, c’est un véritable succès de librairie
mondial qui connaît quinze éditions en moins d’un quart de siècle. L’année 1939
en verra paraître la quarante et unième.

1. Moscovici S., 1981, L’âge des foules. Un traité historique de psychologie des masses,
Paris, Fayard, p. 76.

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Écrivain prolifique, Le Bon voit sa plume plus que jamais aiguisée avec la nou-
velle orientation de sa pensée. Âgé de 53 ans, il fait ainsi paraître en un mouve-
ment (presque) continu, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894),
Psychologie des foules (1895), Psychologie du socialisme (1898), Psychologie de
l’éducation (1902), La psychologie politique et la défense sociale (1910), Les opi-
nions et les croyances (1911) et La Révolution française et la psychologie des révo-
lutions (1912). Seul un « intermède » dans le domaine de la physique nucléaire
(avec la publication, tout de même, de trois ouvrages : L’évolution de la matière
en 1905, L’évolution des forces en 1907 et La naissance et l’évanouissement de la
matière en 1908) viendra interrompre cette impressionnante série d’écrits.
Mais Psychologie des foules est remarquable d’un autre point de vue encore.
Parallèlement à ce qui fait basculer les travaux de Le Bon sur l’homme et les socié-
tés dans le champ de la psychologie, à côté de ce qui assure à son auteur célébrité
et postérité (parfois peu envieuses, il est vrai), ce petit essai constitue également
une étonnante synthèse, non seulement de cette science à l’existence bien éphémère
qu’est la psychologie des foules, mais, plus loin, de ce que l’on pourrait nommer
l’ensemble de la tradition du traitement intellectuel de la foule. Incontestablement
en effet, cette dernière trouve sa forme la plus complète et la plus aboutie en 1895.
Il n’est pas ici question d’examiner à nouveaux frais, l’épineux problème de la
rigueur scientifique et de l’honnêteté intellectuelle réelles dont il est possible de cré-
diter Gustave Le Bon ; polygraphe à la production foisonnante, avide, tout au long
de son existence, d’une reconnaissance à sa mesure. Il n’est pas plus question de
dresser l’exacte configuration des itinéraires par lesquels le thème de la foule a che-
miné au fil du temps. À titre de repères, on soulignera simplement que trois grandes
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périodes composent cette tradition. La première, ouverte par Platon et Aristote, est
la « période antique ». La foule y est « simple » objet d’attention. Puis vient la
« période classique », celle des historiens (Burke, Taine, Michelet, etc.) et des écri-
vains (Balzac, Hugo, Zola, Maupassant, etc.). Elle s’échelonne de l’ouverture du
XIXe siècle jusqu’à la naissance de ses dix dernières années. La foule y devient un
véritable objet de préoccupation. Enfin, la « période scientifique », couvrant l’ultime
décennie du XIXe siècle et les premières années du siècle suivant, fera de la foule
un objet de science à proprement parler. Cette période est celle de l’avènement de
la psychologie des foules, dont, aux côtés de Le Bon, Scipio Sighele, Gabriel Tarde
et Henry Fournial peuvent être tenus pour les principales figures.
Bien entendu, cette distinction est avant tout formelle, dans la mesure où ces
trois périodes sont intimement articulées les unes aux autres. Il existe une forte
cohérence entre elles, et elles constituent bien un seul et même ensemble. Pour
autant, l’idée de paliers qui s’en dégage – paliers qui correspondraient aux diffé-
rents degrés d’une forme d’urgence devant la thématique de la foule – est con-
forme à la réalité de l’histoire. Il y a bien une évolution qui mène le rapport à la
foule de la simple attention à la science en passant par la préoccupation. Après
l’avènement du point d’acmé scientifique de l’intérêt porté à cette thématique,
cette dernière rejoindra les rangs des causes entendues (ou perdues, c’est selon).
À la suite de son épisode freudien, elle deviendra une « affaire classée », comme si,

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déjà, l’époque était (passée) à autre chose. Au long du XXe siècle, sans tout à fait
disparaître, elle laissera alors le devant de la scène au public, à la masse, et, bien
entendu, à l’opinion publique.
Mais plutôt que d’en remonter et d’en analyser l’histoire 2, il s’agit bien plus ici
de mettre en lumière la singulière actualité, voire l’intemporalité, de la psychologie
des foules. Plus précisément encore, ce dont il sera question dans les lignes qui
vont suivre, c’est de l’étonnante vitalité des idées développées par Gustave Le Bon
dans sa Psychologie des foules et, à travers cet ouvrage, de la trace indélébile que
semble bien avoir laissé dans nos esprits, l’ensemble de la tradition du traitement
intellectuel de la foule.
Il est effectivement saisissant de constater à quel point les individus qui com-
posent notre société, sont imprégnés de cette théorie de la foule née dans l’anti-
quité grecque dont Le Bon a élaboré la parfaite synthèse il y a à présent plus d’un
siècle. Dès lors qu’ils sont confrontés à (l’insoluble) question de la définition (ob-
jective) de la foule, qu’ils décrivent leur propre expérience de ce type de situation
également, ces derniers sont capables de développer un raisonnement et tout un
argumentaire n’ayant rien à envier aux propres raisonnements et autres démons-
trations tenus par Le Bon et l’ensemble de ses prédécesseurs. En réalité, ces raison-
nements et ces argumentaires, « vulgaires » d’un côté et savants de l’autre, sont
strictement comparables. De la même manière, nombre des exemples que les « in-
dividus ordinaires » sollicitent pour illustrer leurs propos, sont similaires à ceux mo-
bilisés par les hommes de science ; à tout le moins, ces illustrations renvoient, pour
l’essentiel, à un registre strictement identique (le cas de la Révolution française est
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à cet égard révélateur).
Cet exposé ne saurait toutefois s’engager sans quelques précisions concernant
les conditions dans lesquelles ces informations ont été recueillies. Non pas tant
pour proposer une nouvelle version de l’éloge (et/ou de la critique) de l’orthodoxie
méthodologique en sociologie – et par là s’assurer, précisément, d’une forme d’or-
thodoxie ou de « normalité » –, que pour rappeler combien le terrain ne peut être
réduit, dans nos disciplines, à une simple instance de vérification d’hypothèses
préalablement déterminées. Autrement dit, ce n’est pas de « pure technique d’in-
vestigation », mais bien de ce qui, en dernière instance, échappe nécessairement à
cette technique, dont il s’agit de souligner la force ici ; ce fourmillement perpétuel
qui caractérise le donné mondain, et qui, parfois, jaillit au visage du sociologue de
manière intempestive.
L’étonnement et la capacité d’étonnement, l’humilité et, surtout, la faculté du
chercheur à voir le monde tel qu’il est (et non « tel qu’il devrait être »), demeurent
des valeurs étalons dans le domaine des sciences de l’homme. Ainsi, il est d’autant
plus surprenant de retrouver les traces de la psychologie des foules dans le discours
de nos contemporains, qu’on ne les recherche pas. Le terrain « dicte parfois sa
loi ». Et, en la matière, il faut bien reconnaître que ni la présence ni, plus loin, la

2. Histoire bien connue peut-être, insuffisamment exploitée assurément.

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véritable maîtrise de la psychologie des foules chez les individus que nous avons
rencontrés, ne constituaient des hypothèses retenues dans le cadre de l’enquête
dont une partie des résultats est exposée ici.
Pour le dire en quelques mots, après une longue exploration de l’histoire du
traitement intellectuel de la foule, l’objectif de ce travail était d’analyser les situations
qualifiées de foule par nos interlocuteurs, à partir de la notion de face-à-face. Ainsi,
il s’agissait de prendre appui sur le discours des individus eux-mêmes (en en com-
plétant la lecture par quelques observations), pour mieux saisir, non seulement le
déroulement, mais également la signification et les enjeux des multiples interactions
banales et quotidiennes dont les grandes villes sont le théâtre aujourd’hui. Les per-
sonnes contactées pour réaliser les entretiens étaient des hommes et des femmes
domiciliés à Paris et en Île de France, dont l’âge était compris entre 18 ans et 70 ans.
C’est ainsi que, d’une manière tout à fait inattendue, et sans qu’il s’agisse de
l’un des objectifs du guide d’entretien, bien entendu, il est apparu que chacun de
nos interlocuteurs possédait ce que l’on serait tenté de nommer une « petite psy-
chologie des foules prête à l’usage ». Cette expression aux apparences de trivialité,
n’a pas d’autre dessein que de traduire le caractère d’évidence et de peu d’impor-
tance, tout autant que l’aspect « miniature » ou « de poche », que revêt ce savoir
incorporé pour ceux qui en sont porteurs. Mais derrière ces apparences, c’est bien
la Psychologie des foules de Gustave Le Bon que l’on retrouve. Car cette véritable
théorie des foules que les individus peuvent solliciter à tout instant avec la même effi-
cacité – ou, plus précisément d’ailleurs, cette théorie des « phénomènes de foules »,
si l’on respecte le vocabulaire le plus régulièrement employé par ces derniers –, n’est
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rien d’autre qu’un étonnant condensé des principaux aspects du livre de Le Bon ;
lui-même synthèse de toute la tradition du traitement intellectuel de la foule.
Bien sûr, cette théorie est plus ou moins fournie et plus ou moins étayée selon
les enquêtés (ou ne serait-ce que selon les séquences d’un même entretien). Mais
quel que soit le degré de raffinement formel du propos, quelle que soit la sophisti-
cation de sa construction, le fond en est à chaque fois identique. Ce sont bien les
thèses énoncées dans Psychologie des foules que l’on retrouve au sein de ces dis-
cours « vulgaires » ; souvent même, d’ailleurs, avec une précision n’ayant rien à
envier au texte original. Ainsi, par exemple, la foule jouit d’une image particulière-
ment négative chez les personnes que nous avons interrogées. À la manière de
Gustave Le Bon, ces dernières entretiennent une aversion aiguë et spontanée à
son endroit. Incontestablement, on reconnaît dans leurs propos, les traits du som-
bre personnage mis en scène par l’ensemble de la tradition. À ce sujet, Marion
parle de « gêne […]. Je n’aime pas ça. Ça bouffe mon espace vital. J’aime pas qu’il
y ait foule », tandis que Bernard indique « un phénomène de rejet ». Comme pour
(mieux) souligner son importance et son caractère décisif 3, c’est d’ailleurs par ce
thème que, le plus souvent, nos enquêtés débutèrent leur propos.

3. Son évidence aussi peut-être ?

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Pour eux, cette image négative trouve son principal fondement dans le fait que
la foule est un être dénué d’intelligence, et qui, par conséquent, n’élève pas les per-
sonnes la composant. En réalité, d’élévation il ne pourrait s’agir, et c’est, au con-
traire, d’un avilissement, d’une dégradation dans le strict sens du terme dont il est
question. Le propos de Marion est là encore frappant. Selon elle, rappelant quel-
que peu le Sighele de la première édition de La foule criminelle par exemple :
« Prenez une personne seule elle peut être adorable, mettez-la avec trois personnes
de plus elle va être insupportable ». Développant son point de vue, elle poursuit sur
un mode identique rappelant instantanément Le Bon : « Ça fait ressortir plein de
mauvais côtés. [Plus loin], il y a comme un côté conquérant dans le fait d’avoir des
personnes en groupe. Ils vont avoir une espèce de supériorité qu’ils vont se donner
uniquement parce qu’ils sont plusieurs ».
Ainsi, à l’évidence, l’absence d’intelligence chez la foule, et, ce faisant, l’image
dépréciative qu’elle véhicule, sont intimement liées à la sensation de toute-puis-
sance par laquelle les individus définissent (également) cette dernière. La foule
développerait en effet un sentiment et une volonté irrépressible de puissance. Et,
comme dans Psychologie des foules, c’est fondamentalement ce sentiment de puis-
sance, ainsi que la violence (au moins) potentielle qui lui est nécessairement asso-
ciée, qui, aux yeux des individus, fait de la foule un véritable danger pour la
société. Selon Bernard, « on peut obéir à des réflexes collectifs qui peuvent être
irrationnels et dangereux, quels que soient le motif et le lieu de rassemblement ».
« Il y a des réactions collectives », ajoutera-t-il d’un ton lapidaire trahissant son pes-
simisme et, en réalité, toute son inquiétude à la simple évocation de ce sujet. D’une
certaine façon, la foule porterait donc en elle quelque chose de l’ordre du patholo-
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gique, voire de la dégénérescence ; ainsi que l’avaient eux-mêmes affirmé Gustave
Le Bon et ses prédécesseurs.
Mais ces premières considérations ne sont qu’accessoires. Il y a plus saisissant
en effet. Ainsi, si pour Bernard, « on peut obéir à des réflexes collectifs qui peuvent
être irrationnels et dangereux, quels que soient le motif et le lieu de rassemblement »,
c’est avant tout parce que « la foule se constitue toujours un peu en entité auto-
nome. C’est-à-dire que l’individu, même s’il vient pour un concert ou une mani-
festation politique, c’est-à-dire pour un but précis, il y a quand même quelque part
une perte d’individualité ». En d’autres termes, à l’image de Bernard, ce que sou-
lignent les personnes que nous avons rencontrées, ce n’est rien d’autre que l’exis-
tence d’une âme collective de la foule ; âme collective au sein de laquelle se dissout
l’individualité, la personnalité consciente des individus. De cette idée, que l’on peut
considérer comme la véritable pierre angulaire de toute la tradition, et en particu-
lier de la psychologie des foules, Le Bon, doué du sens de la formule, fit une loi,
celle de l’unité mentale de la foule 4.

4. Le Bon G., 2002, Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, (1ère
éd. 1895), p. 9-15.

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Si l’on s’en tient aux résultats de notre enquête, savoir scientifique et savoir
commun partageraient donc le même point de vue : non seulement la foule serait
le lieu du règne sans partage de l’irrationnel et du dépassement le plus absolu de
l’individu, mais, plus loin, elle ne formerait en fait qu’un seul être (le plus souvent
mauvais) en vertu de l’âme collective (ou unité mentale) par quoi elle se définit fon-
damentalement. Pour le savoir commun, dont nos enquêtés incarnent l’expres-
sion, tout ceci relève même de l’ordre de l’évidence. Ces derniers sont d’ailleurs
capables de décrire le processus qui mène à la désintégration de l’individualité au
sein de la foule et à l’érection d’une âme collective. Et là encore, ils ne disent pas
autre chose que ce qu’avait dit Gustave Le Bon lui-même. Sur ce point, les « foules
de coquilles vides menées par un seul esprit malade », que Marion décrit lorsqu’elle
parle de l’Allemagne hitlérienne, sont particulièrement significatives.
Pourtant, ni Marion ni aucun de nos interlocuteurs n’a, à quelque moment que
ce soit, cité ou ne serait-ce que fait référence à Psychologie des foules ; et moins
encore aux théories de la suggestion, de la contagion et de l’hypnose, dans lesquel-
les la psychologie des foules avait trouvé, précisément, ses principaux soubasse-
ments théoriques 5. D’ailleurs, si Bernard, statisticien à la retraite, cite (notamment)
le Masse et puissance d’Elias Canetti, « une lecture qui commence à dater […], un
des plus beaux travaux sur le thème », cela demeure l’exception. La majorité des
individus n’a pas recours à de telles références. D’une manière générale, si les
exemples et autres illustrations n’y manquent pas 6, si, par ailleurs, le vocabulaire
utilisé peut y être (en partie) identique à celui mobilisé par la tradition (charisme,
hypnose, contagion, sont, par exemple, des termes que nos enquêtés ont réguliè-
rement convoqués), il n’y a pas, par contre, au sens strict du terme, de références
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dans les propos que nous avons recueillis. Que ces références soient scientifiques,
littéraires, cinématographiques, etc., ne change d’ailleurs rien de ce point de vue.
Tout juste Pascal fredonna-t-il l’air de la chanson d’Édith Piaf : « Emportés par la
foule… ».
Pour le dire de façon synthétique, si personne ne semble même connaître le
titre de l’ouvrage de Gustave Le Bon, nombreux sont ceux qui, sans le savoir, en
mobilisent le contenu lorsque les circonstances le nécessitent. Ceci, répétons-le,
dans des termes d’une étonnante similarité, et sans la moindre référence ou
presque 7. C’est dans cette même optique qu’il faut entendre les multiples tentati-
ves de typologie rythmant les démonstrations tenues par nos interlocuteurs. Ainsi,

5. C’est effectivement sur ces « phénomènes d’emportement » que reposent le méca-


nisme d’apparition de l’âme collective de la foule, et, par conséquent, l’existence de la foule
elle-même. En un certain sens, on y trouve également les clefs du mystère qui enveloppe
le personnage du meneur.
6. Qu’ils soient issus de l’expérience vécue de l’individu (le métro, le RER, le concert, les
grands magasins, etc.) – y compris lorsqu’il s’agit d’histoires qui ont été rapportées et non
directement vécues –, ou bien encore tirés d’épisodes historiques (la Révolution française
ou les foules nazies par exemple).
7. Que ces références soient explicites ou non.

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les « foules amies » et les « foules ennemies » de Claude, celles qualifiées par
Patrick de « avec but et sans but », les « foules d’esprit » et les « armées de coquilles
vides » de Marion, ou bien encore la distinction qu’établit Charlotte entre une
« multitude de personnes debout » et une « multitude de personnes assises ». Tou-
tes ces distinctions n’ont bien souvent rien à envier à celles opérées par Le Bon ou
Gabriel Tarde en leur temps. Sur le plan théorique, l’axiome « de la plus ou moins
grande foule » développé par Claude – axiome organisé autour du croisement des
trois variables « lieu, motif, densité » –, fait même bien mieux, pour ainsi dire, que
supporter la comparaison avec les foules homogènes et les foules hétérogènes du
premier 8, ou, par exemple, les foules expectantes et les foules attentives – et mani-
festantes et agissantes – du second 9.
Au fond, et pour tout dire, à travers ces typologies, les individus ne reconnais-
sent pas autre chose que ce que le Dictionnaire de sociologie lui-même affirme :
« Parler de la foule, c’est déjà opter pour une explication sommaire alors qu’il y a
des foules » 10. C’est bien ce que souligne Aline lorsqu’elle dit, maladroitement et
un peu gênée par peur de nous contredire : « Y’a plein de cas, la foule sous diffé-
rents angles, dans différentes situations. La foule dans différentes situations, je dirais
euh…, non, les foules ». Bernard, quant à lui, « choisit ses foules, dans la mesure
du possible ». Il y aurait donc comme une forme d’irréductibilité de chaque (type
de) foule ; irréductibilité telle que, pour les personnes que nous avons rencontrées,
la foule ne constituerait pas une série de faits objectivables qu’il serait possible de
réunir dans une catégorie conceptuelle homogène nommée foule 11.
Cette pluralité de la foule trouve son équivalent dans la figure du meneur ;
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indissociable pendant de la foule précisément. C’est là un autre point de conver-
gence entre l’ensemble de la tradition d’un côté et le discours de nos enquêtés de
l’autre. Pour ces derniers comme pour Le Bon et ses prédécesseurs – bien que
ceux-là n’en prononcent pas nécessairement le terme –, il n’y a pas un meneur
mais des meneurs. Et si le grand meneur (pour reprendre une expression lebo-
nienne) se distingue de ses homologues, il convient toujours de se méfier de celui
qui, par son charisme, sait s’extraire de la foule et prendre sa tête. Ainsi, ces propos
de Marion sur le sujet de l’Allemagne nazie et de son leader : « C’était un homme
à partir du moment où t’assistais à un de ses discours, il avait un tel pouvoir psy-
chologique, un tel charisme que tu te retrouvais lavé de tout bon sens et tu n’arri-
vais pas à faire autre chose qu’être d’accord. C’était quelqu’un qui à la limite
hypnotisait les foules, et dans ces cas-là ça reste qu’une armée de coquilles vides
menée par un seul esprit malade. Un esprit très intelligent certes, mais un esprit
malade ».

8. Le Bon G., ibid., pp. 93-95.


9. Tarde G., 1898, « Le public et la foule », Revue de Paris, 1er août 1898, pp. 621-625.
10. Akoun A. et Ansart P. (sous la direction de), 1999, Dictionnaire de sociologie, Paris,
Le Seuil, p. 236.
11. Il est pourtant légitime de se demander si ce n’est précisément pas ce qu’ils font à tra-
vers la « petite psychologie des foules prête à l’usage ».

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L’image du meneur n’est donc pas meilleure que celle de la foule. Pluriel
comme cette dernière, il est tout aussi malveillant qu’elle. Ceux que l’on pourrait
qualifier de « petits meneurs », ceux qui, en quelque sorte, constituent les relais du
grand meneur au sein de la foule, ne le sont d’ailleurs pas moins. Ainsi, pour pour-
suivre avec Marion et l’exemple de l’Allemagne nazie : « Dans toutes ces coquilles
vides, t’as aussi des esprits qui sont malades à la base, qui se retrouvent dans ça et
qui galvanisent les autres, et qui eux vont plus loin » 12.
Ce rapide inventaire des multiples similitudes existant entre savoir savant et
savoir vulgaire serait incomplet, si l’on omettait de mentionner deux autres points.
En premier lieu, il faut souligner que, d’un côté comme de l’autre, la foule est envi-
sagée à partir de l’idée de contact physique. On pourrait parler en la matière de
proximité corporelle, voire tout simplement de présence physique 13. Les jurys de
cour d’assises, les grèves, les manifestations, la Révolution française, etc., pour les
uns, le RER, le métro, les grands magasins, les concerts ou bien encore les lieux au
sein desquels se déroulent les grands événements sportifs, etc., pour les autres, la
foule est toujours décrite comme un ensemble d’individus en contact physique
dans un même lieu. Elle apparaît donc géographiquement située, et semble ainsi
relever avant tout de l’entassement, de l’agglutinement physique, selon une échelle
comportant différents degrés d’intensité (de proximité). En ce sens, elle se distin-
guerait (notamment) de la masse, plus diffuse.

12. Précisons que s’il se rattache à la thèse selon laquelle le meneur est un être à l’influence
néfaste, Le Bon considère dans le même temps que l’action de ce dernier peut (parfois) se
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révéler bénéfique ; en particulier lorsqu’elle contribue à repousser l’avènement de « l’ère
des foules » (Le Bon G., op.cit., p. 2). On retrouve là toute l’ambiguïté et l’ambivalence
caractéristiques de la pensée de Gustave Le Bon ; ambiguïté et ambivalence qui, à notre
sens, éclairent à la fois l’incontestable succès qu’il rencontra et les multiples attaques dont
il fut la cible. L’historienne américaine Susanna Barrows a développé ce même point de
vue avec justesse : « Parce qu’il savait donner à sa rancœur la forme d’épigrammes, parce
qu’il savait faire une critique brillante de tout programme social ou politique, quel qu’il soit,
on pouvait utiliser des passages de ses œuvres pour justifier ou dénigrer pratiquement
n’importe quoi. Les républicains conservateurs pouvaient louer son adhésion à la démo-
cratie et son horreur du collectivisme. Les anarcho-syndicalistes comme Georges Sorel
pouvaient partager son dégoût pour le socialisme parlementaire et son intérêt pour les “illu-
sions” collectives. Les racistes et les impérialistes utilisaient ses ouvrages pour prouver leur
mission civilisatrice. Les critiques de l’impérialisme y trouvaient la dénonciation de la poli-
tique d’assimilation coloniale de la France. Les racistes et les antiféministes y découvraient
la preuve “scientifique” de l’infériorité des femmes et des peuples de couleur. Et surtout à
tous ceux qu’alarmait le déclin de la France en tant que puissance mondiale et la montée
du socialisme, il offrait une analyse dramatique et péremptoire » (Barrows S., 1990, Miroirs
déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du 19e siècle, Paris, Aubier, p. 167).
13. On notera toutefois que Gustave Le Bon peut être considéré comme celui qui, préci-
sément, libère la foule du contact physique ; avant même Gabriel Tarde, par exemple, qui
« transforma » cette dernière en public. Il n’en demeure pas moins que – Le Bon restant en
cela fidèle au caractère ambigu et ambivalent de sa pensée –, les exemples qui parcourent
Psychologie des foules, ont tous quelque chose à voir avec cette notion de contact physique.

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En second lieu, il est remarquable de constater combien nos interlocuteurs, au


même titre que toute la tradition, assimilent foule et peuple dans la même image
négative. Pour eux, ces deux termes ont partie liée dans la mesure où, dans un mou-
vement continu, la foule est vue comme une excroissance (ou une expression) du
peuple, pendant que ce dernier apparaît comme l’émanation de celle-là. Derrière le
peuple se tapit toujours la foule sombre, dangereuse et vulgaire. Ainsi, très concrè-
tement, pour les personnes que nous avons rencontrées, la foule et le peuple (au
sens large de populaire), ce sont d’abord ces multitudes s’agglutinant bêtement –
et (même) de manière crasse –, dans le métro ou les grands magasins le week-end 14.
Au fond 15, ce sont ces gens dont ils se distinguent – dont on se distingue (néces-
sairement) ? –, ainsi que le faisait déjà Maupassant en 1882 : « J’entrai dans cette
foule et je la regardai. Dieu que les hommes sont laids ! Pour la centième fois au
moins, je remarquais au milieu de cette fête que, de toutes les races, la race
humaine est la plus affreuse. Et là-dedans une odeur de peuple flottait, une odeur
fade et nauséabonde de chair malpropre. […] J’ai, pour une autre raison encore,
l’horreur des foules. Je ne puis entrer dans un théâtre ni assister à une fête publi-
que. J’y éprouve aussitôt un malaise bizarre, insoutenable, un énervement affreux
comme si je luttais de toute ma force contre une influence irrésistible et mysté-
rieuse. Et je lutte en effet contre l’âme de la foule qui essaie de pénétrer en moi.
Que de fois j’ai constaté que l’intelligence s’agrandit et s’élève, dès qu’on vit seul,
qu’elle s’amoindrit et s’abaisse dès qu’on se mêle de nouveau aux autres hommes.
[…] Mais un remous eut lieu dans le public, les mariés allaient sortir. Et soudain, je
fis comme tout le monde, je me dressai sur la pointe des pieds pour voir, et j’avais
envie de voir, une envie bête, basse, répugnante, une envie de peuple. La curio-
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sité de mes voisins m’avait gagné comme une ivresse ; je faisais partie de cette
foule » 16.
Il semble donc qu’il existe un stock de connaissances commun, comme un
savoir abstrait et ordinaire sur la foule. Ce savoir est organisé autour d’un intangi-
ble triptyque : « foule ; suggestion - contagion - hypnose ; meneur ». Ces trois élé-
ments indissociables représentent ainsi le socle sur lequel les individus font reposer
la « petite psychologie des foules prête à l’usage » que chacun d’eux possède. Cette
dernière se décline par ailleurs suivant deux registres distincts, mais qui constituent,
dans le même temps, des catégories éminemment poreuses l’une envers l’autre :
l’expérience vécue (même indirectement) de l’individu, qui, pour l’essentiel, renvoie
à sa vie quotidienne, et un certain nombre d’épisodes historiques « objectivés »,
dont la Révolution française ou l’Allemagne nazie comptent parmi les principaux
cadres 17. Les lignes précédentes ont tâché d’exposer à la fois la « tonalité » et le

14. Multitudes dont le pire peut jaillir à tout moment.


15. Comme si la foule ne se définissait que comme antithèse ou « faire-valoir ».
16. Maupassant G. de, 1993, Sur l’eau, Paris, Gallimard, (1re éd. 1888), pp. 109-116. Ce
passage est pour une large part inspiré d’une chronique que Maupassant avait publiée, six
ans avant Sur l’eau, dans Le Gaulois du 23 mars 1882 et intitulée « Les Foules ».
17. C’est à ce second registre que, spontanément, les individus se réfèrent de manière
prioritaire lorsqu’ils tentent de définir la foule.

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88 Psychologie des foules, de Gustave le Bon. Un savoir d’arrière-plan

contenu spécifiques de ce savoir ordinaire. Bien sûr, une telle opération exigerait
quelques précisions pour être tout à fait exhaustive. On évoquerait alors ces
(autres) thèmes qui parcourent les propos de nos interlocuteurs, comme ils ryth-
ment les pages de Psychologie des foules : le simplisme des idées de la foule, son
irritabilité, sa crédulité, etc. Mais, au fond, l’essentiel n’est pas là.
L’existence de ce savoir pose effectivement un certain nombre de questions
d’importance. La première d’entre elles renvoie au fait que, en la matière, sens
commun et discours savant sont (presque) strictement transposables. Ainsi, appa-
raît-il nécessaire de se demander comment la psychologie des foules – discipline
qui a depuis longtemps rejoint les poussiéreux sous-sols de l’histoire, voire ses bas-
fonds –, et, à travers elle, toute la tradition du traitement intellectuel de la foule, ont
pu marquer à ce point nos esprits ? Quels peuvent donc être les canaux par les-
quels la science s’est ici diffusée ? En existerait-il, pour les individus, des voies d’ac-
cès privilégiées ? Cet accès pourrait-il être favorisé par une culture spécifique, une
appartenance groupale particulière, ou quelques autres déterminismes sociaux ?
On le voit, les interrogations et les hypothèses ne manquent pas.
Mais il est possible de renverser le point de vue. Plutôt que de s’interroger sur
la façon dont s’est « vulgarisée » la théorie savante des foules, ne serait-il pas plus
pertinent de questionner les origines et les fondements mêmes de cette théorie ?
En un mot, à quelle(s) source(s) Gustave Le Bon et ses prédécesseurs se sont-ils
(communément) abreuvés ? Le savoir savant ne serait-il pas alors à considérer ici
comme une simple reformulation, voire une pure copie du sens commun ; copie
mise en forme et méticuleusement mise en scène ? Nombre d’indices laissent à
penser qu’il y a là un scénario très vraisemblable.
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Les termes de l’alternative sont toutefois trop rigides. Ces deux interrogations
sont tout aussi pertinentes l’une que l’autre. Elles ne sont pas concurrentes mais
compossibles. À bien y regarder, elles ne forment même qu’une seule et unique
question. Celle-ci relève de la problématique de l’interpénétration des savoirs et de
leurs statuts. Autrement dit, ce n’est pas dans une direction ou dans l’autre qu’il
faut observer, mais bien dans les deux à la fois. Et cela, probablement de manière
simultanée. Les résultats d’une telle recherche, ainsi que le dispositif de travail
idoine à mettre en œuvre dans ce cadre, demeurent néanmoins incertains. Il ne
s’agit pas de l’occulter. Mais si l’on reconnaît dans la foule une figure centrale de
la mythologie de la république et de notre culture démocratique, alors, incontesta-
blement, il convient d’accorder (également) à ces questions, la vertu d’interroger
de manière neuve « l’éducation politique » de nos concitoyens.
Une autre interrogation découle encore de la mise au jour de cette « petite psy-
chologie des foules prête à l’usage ». Plus que d’une interrogation d’ailleurs, c’est
d’abord d’une constatation dont il s’agit. Car ce que notre enquête tend à montrer,
c’est bien que les individus définissent les situations empiriques qu’ils rattachent à
l’idée de foule, à partir du schème interprétatif de la psychologie des foules. Plus
loin, c’est leur manière de lire, de décoder et, ainsi, de vivre ces situations, qui, par
l’intermédiaire de la « petite psychologie des foules prête à l’usage », est détermi-
née à l’aune des thèses de Gustave Le Bon et de ses prédécesseurs. En d’autres

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termes, et plus précisément encore, c’est bien par le truchement de la psychologie


des foules, à travers son prisme en quelque sorte, que, dans ce type de situation,
les acteurs sociaux médiatisent leurs rapports aux autres. Pour ainsi dire, la « petite
psychologie des foules prête à l’usage » que tout un chacun possède, représente
l’arrière-plan (à tout le moins, l’un des arrière-plans) qui rend(ent) les situations de
foule – et les (inter)actions qui s’y déroulent – signifiantes ; ce dernier terme étant
à entendre, bien entendu, dans la perspective que nous ont léguée la tradition phé-
noménologique et la sociologie compréhensive.
Ce savoir ordinaire sur la foule – qui traduit de toute évidence l’existence de
quelque chose renvoyant simultanément à des expressions aussi proches et (néan-
moins) différentes (concurrentes ?) que conscience collective, mémoire collective,
inconscient collectif, ou bien encore imaginaire (social) –, constitue donc un cadre,
au sens où Erving Goffman entendait ce terme. L’analyse de ses origines, de son
contenu et de ses implications pratiques dans l’existence des individus, pourrait
faire l’objet de ce qu’il conviendrait de nommer une sociologie des foules. Pour
reprendre librement une expression du philosophe et sociologue belge Eugène
Dupréel, celle-ci se destinerait à l’étude des phénomènes intercalaires qui, dans
l’intervalle de ce qui est censé faire l’essentiel de la vie quotidienne des habitants
des grandes villes (vie de famille, travail, loisirs, etc.), voient parfois ces derniers
devoir partager, en compagnie de purs inconnus, un singulier espace/temps carac-
térisé par l’encombrement (rue, rame de métro ou de train, etc.). D’une certaine
manière, bien qu’il ne saurait être question d’autre chose ici que d’en esquisser
quelques contours, il s’agirait peut-être aussi dans cette optique d’examiner à nou-
veaux frais et d’éclairer – au moins pour partie – le mystère de ce que Georg Simmel
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avait nommé au début du siècle dernier, « l’intensification de la vie nerveuse » et
le « blasement » caractéristiques du citadin.

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