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Jorge Luis Borges et la dédalographie.

Introduction
fictionnelle à un archétype spatial
Manuel Bello Marcano
Dans Sociétés 2011/3 (n°113), pages 73 à 80
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782804165437
DOI 10.3917/soc.113.0073
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Dossier

JORGE LUIS BORGES ET LA DÉDALOGRAPHIE.


INTRODUCTION FICTIONNELLE
À UN ARCHÉTYPE SPATIAL
Manuel BELLO MARCANO *

Résumé : Le labyrinthe est une référence récurrente dans l’imaginaire spatial de la post-
modernité. Il est un système d’organisation spatiale chaotique et codifié qui se nourrit de
l’erreur. Nous habitons la ville contemporaine comme un labyrinthe. Or, en tant que pul-
sion urbaine, cet archétype spatial nous permet d’aller de la fiction littéraire à la « friction »
sociale. Dans un court récit, J. L. Borges analyse les conditions psychologiques de celui qui
a un labyrinthe pour demeure. La demeure d’Astérion raconte le quotidien d’un monstre
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dans un espace où il se sent chez lui. Au travers de la fiction borgésienne, comment com-
prendre ce passage de l’archétype spatial vers la condition cosmique, voire cosmétologi-
que, de l’habitat urbain contemporain ?
Mots clés : labyrinth, imaginaire, ville, consummation, espace urbain, J. L. Borges.

Abstract : The labyrinth is a recurrent idea in the imaginary of space in the postmodernity.
It’s a chaotic at codified organization of the space which feeds from the error. We live the
contemporary city as a labyrinth. As an urban impulse, this spatial archetype allows us to
go from the literary fiction to the social friction. In fact, in a short story, J. L. Borges analyzes
the psychological conditions of a person that has a labyrinth for dwelling. “The house of
Asterion” tell us the everyday life of a monster in a space that he feels like home. How to
understand through this fiction proposed by Borges, the transition from a spatial archetype
to a cosmic, and cosmetic condition of the contemporary urban life?
Keywords : labyrinth, imaginary, city, consumption, urban space, J. L. Borges.

* Architecte (Caracas, 2003), Docteur en Sciences Humaines et Sociales de l’Université


René Descartes – Sorbonne Paris V, et membre du Centre d’études sur l’Actuel et le Quo-
tidien (CEAQ).

DOI: 10.3917/soc.113.0073 Sociétés n° 113 — 2011/3


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Combien de cartes, au sens descriptif (géographique) faudrait-il pour épuiser un espace social,
pour en coder et décoder toutes les sens et contenu ?
(Lefebvre, 2000, p. 103)

Espace social, espace géométrique, espace fictionnel, la notion d’espace est par
définition transdisciplinaire et transgressive. Entre un dedans et un dehors, nous pou-
vons caractériser un espace par le biais de diverses pratiques sociales. Or cela est
aussi un processus fictionnel. Toute la vision utopique repose là-dessus. Des mon-
des et des villes imaginaires se nourrissent au jour le jour des archétypes spatiaux
qui structurent nos façons d’habiter le monde d’aujourd’hui. Au centre de ces
mondes, et depuis la plus forte des pulsions rationnelles, une nature chimérique de
l’espace se dévoile : le labyrinthe. En tant que pulsion urbaine, cet archétype spa-
tial nous permet, effectivement, d’aller de la fiction littéraire à la fiction sociale.
Dans les pages suivantes, et à partir des textes tant fictionnels que scientifiques,
nous allons voir de quelle façon la puissance de l’image spatiale postmoderne du
dédale questionne inlassablement la division dedans/dehors.
La complexité des circulations et le réseau qui s’en produit ont, aujourd’hui
plus que jamais, des formes dédaliques très développées. Le labyrinthe est désor-
mais le véritable symbole de notre époque : la plus grande image fétiche de notre
condition urbaine contemporaine. En tant que « forme des formes », le labyrinthe
est une référence récurrente dans l’imaginaire spatial. En effet, nous pouvons dire
qu’il compte parmi les archétypes spatiaux les plus enracinés. La typologie virale
et prédatrice du labyrinthe s’est alimentée à travers le temps de la décomposition
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des structures spatiales du pouvoir dans les villes, telles l’agora ou bien encore
l’idée d’espace public. Comme un inquiétant animal charognard, le labyrinthe
transforme notre vision de l’espace urbain en une fascinante série de défis et
d’inconvénients. Il est un système d’organisation spatiale chaotique et codifié qui
se nourrit de l’erreur. Si un système de réseaux est plus efficace en demeurant invi-
sible, le labyrinthe est, en ce sens, l’évidence d’une organisation en délais continus,
une sensation de jet-lag persistante qui fait du questionnement la seule forme pos-
sible du temps présent 1. Il s’agit d’un vagabondage qui réaffirme infatigablement,
en voix off, la présence d’un ici et d’un maintenant. Voilà un des chuchotements
du hic et nunc de la condition urbaine contemporaine.
Cette réaffirmation constante du présent par le biais du vagabondage n’a pas
toujours été évidente dans la plupart des cas d’errance tout au long de l’Histoire.
Rappelons-nous, par exemple, que dans la Grèce classique, se perdre était vu
comme un des châtiments les plus sévères imposés par les dieux aux hommes

1. En effet nous sommes désormais dépendants de cette condition. À cet égard, dans son
roman Identification des schémas, William Gibson remarque que Jacques Cousteau disait
que le décalage horaire était sa drogue préférée. (Gibson, 2004, p. 22). La sensation
d’éveil, de réalité comme dans un rêve a plusieurs références dans l’histoire de l’humanité
dont les surréalistes qui ont introduit cette idée, principalement au niveau de l’esthétique,
influencés par la notion d’inconscient et les découvertes de Sigmund Freud.

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(Montiglio, 2005, p. 12). C’était une malédiction qui conduisait vers la folie. Il suffit
de nommer par exemple Ulysse dans l’Odyssée, probablement l’un des vagabon-
dages maudits les plus fameux de l’histoire de l’humanité. Cette peur de se perdre
touchait exclusivement les hommes car, grâce à la maîtrise de la dimension tem-
porelle, la pire des conditions pour l’homme ne l’était pas pour les dieux. Le fait
d’errer était considéré comme une conduite caractéristique des dieux. Il suffit pour
cela de rappeler un exemple paroxystique : la figure de Dionysos.
Mais « errer », peur ultime de Thésée, est une condition « spatialisante » avant
d’être de l’ordre de la perception temporelle.

Habiter un labyrinthe
Dans ce sens existent plusieurs caractéristiques qui conditionnent l’espace du laby-
rinthe. D’abord, le labyrinthe est un endroit facile d’accès mais d’où il est très dif-
ficile de sortir. On pourrait dire qu’il tient, en tant que source spatiale, tant du
refuge que de la prison. En ce sens, il y a deux façons d’habiter un labyrinthe, deux
formes depuis deux points de vue différents, une depuis l’intérieur (le dedans), et
l’autre depuis l’extérieur (le dehors). Voyons ceci dans le mythe classique du laby-
rinthe de Cnossos. Là, les postures du dedans et du dehors répondent à chaque
personnage archétypique du mythe classique du labyrinthe, le héros (Thésée, por-
teur de l’épée) et le monstre (le Minotaure, placé dans le cœur vide du labyrinthe).
La première forme d’habiter est animée par le principe de raison, que nous allons
qualifier de « paranoïaque » : nous habitons un labyrinthe en cherchant continuel-
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lement une sortie, de tuer notre adversaire – qui se trouve toujours dans un centre
mythique, monstrueux et sacré – grâce aux ruses et à l’intellect, mais surtout grâce
à notre capacité à nous rappeler chacun de nos mouvements pour en réchapper.
Cette façon d’habiter a un but, un sens et une fonction à accomplir. Cela est peut-
être dû au fait que, pour Thésée, le labyrinthe est un espace inquiétant dans lequel
il demeure un habitant étranger. Or nous avons aussi le point de vue du Minotaure.
Chez lui, la complexité est plus évidente, voire plus fascinante. Dans un court récit,
J. L. Borges analyse les conditions psychologiques de celui qui a un labyrinthe
pour demeure. La demeure d’Astérion raconte le quotidien de cette chimère dans
un espace où il se sent comme chez lui 2. C’est le point de vue d’une créature qui
habite effectivement le centre du labyrinthe en attendant son rédempteur, Thésée,
le détenteur de la ruse de l’intellect. Seul Thésée, pense le Minotaure, peut le déli-
vrer de sa tragique solitude en lui donnant la mort. Il s’agit d’une une solitude qui
n’admet pas d’adversaires, solitude produite finalement par une invincible cons-
cience du rêve.

2. « Je méditais sur ma demeure. Toutes les parties de celle-ci sont répétées plusieurs fois.
Chaque endroit est un autre endroit. Il n’y a pas un puits, une cour, un abreuvoir, une
mangeoire ; les mangeoires, les abreuvoirs, les cours, les puits sont quatorze [sont en nom-
bre infini]. La demeure a l’échelle du monde ou plutôt, elle est le monde » (Borges, 1974,
p. 602).

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Ainsi, nous pouvons opposer ces deux archétypes, le héros et le monstre, en les
englobant dans un autre archétype, cette fois-ci spatial, le labyrinthe, qui est le lieu
où demeure cette conjonction, ce dialogue, mieux, cet espace dialectique. C’est
avec le labyrinthe que l’on joint la raison dramatique, c’est-à-dire un certain déve-
loppement passionnel pour la quête de l’érotique à travers l’héroïque, avec la dé-
couverte et l’acceptation « tragique » du destin où la destinée se réduit à une attente
pour la rédemption. Mais forcément, il s’agit d’une attente spirituelle qui permet la
méditation et la réflexion par le biais de l’oubli. Moins privilégiée par la modernité,
la forme tragique de l’habiter labyrinthique est entachée d’angoisse et de mélanco-
lie, du retour vers une étape « mythico-ludique » où l’habitant joue de la duplicité
de sa propre image 3. Selon Borges, le Minotaure est pris par la séduction enfantine
d’un espace à l’image d’un « autre-je » ou « grand être » social, comme celui pro-
posé par A. Comte. Alors, cette image sert à l’habitant-minotaure d’objet transition-
nel. Le dédale comme objet paranoïaque serait, suivant les propos de D. Winnicott,
une façon de communiquer avec la réalité rêvée du monde, réalité s’appuyant ainsi
sur l’expérience de la représentation. Depuis, l’expérience de l’oubli permet de
supporter le lourd poids ontologique que nous impose la fantaisie spatiale d’une
« ville-labyrinthe », voire d’un « monde-labyrinthe ». Il s’agit, en ce sens, d’un poids
reposant sur la mémoire de l’expérience vécue dans l’espace, de façon à saisir et
maîtriser « cognitivement » son ensemble 4. Autrement dit, c’est en se réappropriant
et en acceptant la complexité de l’organisation spatiale que la vision d’un « monde-
labyrinthe » devient pour l’errant une confortable représentation du refuge. Mais il
s’agit d’une déformation « volontaire » de la demeure qui cause, elle aussi, l’oubli et
la confusion. La maison-labyrinthe d’Astérion est une maison natale pour le moins
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étrange, mais qui malgré cela s’inscrit physiquement dans l’habitant. En tant qu’ha-
bitant-chimère, le Minotaure participe au brasier primordial de cet enfer matriciel,
une matière venant des tréfonds du châtiment et de la punition.
Alors, il n’est pas étrange que pour l’habitant-chimère le labyrinthe soit plutôt
une somme de réflexes et de mouvements trompeurs, autrement dit, des visions
intuitives et instinctives de pertes de conscience. Hostile, mystérieuse, impénétrable,

3. « Il est clair que je ne manque pas de distractions. Semblable au mouton qui fonce, je
me précipite dans les galeries de pierre jusqu’à tomber sur le sol, pris de vertige. Je me
cache dans l’ombre d’une citerne ou au détour d’un couloir et j’imagine qu’on me poursuit.
Il y a des terrasses d’où je me laisse tomber jusqu’à en rester ensanglanté. À toute heure,
je joue à être endormi, fermant les yeux et respirant puissamment. (Parfois, j’ai dormi réel-
lement, parfois la couleur du jour était changée quand j’ai ouvert les yeux.) Mais, de tant
de jeux, je préfère le jeu de l’autre Astérion. Je me figure qu’il vient me rendre visite et que
je lui montre la demeure. Avec de grandes marques de politesse, je lui dis : “Maintenant,
nous débouchons dans une autre cour”, ou : “Je te disais bien que cette conduite d’eau te
plairait” ou “Maintenant, tu vas voir une citerne que le sable a rempli” ou “Tu vas voir
comme bifurque la cave” ou “Quelquefois, je me trompe et nous rions tous deux de bon
cœur” » (Borges, 1974, p. 602)
4. Ce processus de connaissance qui repose sur la mémoire de façon à limiter un envi-
ronnement est décrit dans A. Moles et E. Rohmer (1982). Labyrinthes du vécu. Paris,
Librairies des Méridiens, p. 76.

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la ville-labyrinthe court-circuite la dichotomie « dehors-dedans », en maintenant


ensemble une bipolarité (Maffesoli, 1997, p. 83). Aujourd’hui, la ville-labyrinthe
est un dédale qui nous montre une vision d’ensemble au travers d’une géographie
dominée par la technologie de l’information. Pourtant, elle nous séduit également
avec le fourmillement constant de ses petites « erreurs » et singularités qui décou-
lent de notre quotidien cartographique. De cette manière, en transférant cet espace
archétypal et fictionnel vers le contexte urbain, la ville-labyrinthe est non linéaire et
nous conduit vers la stimulation de l’espace, vers la découverte de la structure libi-
dinale de la ville. En ce sens, il existe dans l’espace urbain un rapport indissociable
entre la dédalographie et la sexographie. Ici, on serait obligé de comprendre le
désir comme une sorte de matière auto-alimentée où le soleil et la lune, l’ambigüité
et le double-être libidinal seraient le facteur principal de la construction spatiale. De
cette façon, l’espace du désir est un hypertexte surréel, interconnecté mais toujours
en attente, interrompu et coupé par des chemins qui bifurquent, hétérotopiques5.
Néanmoins, ces chemins se juxtaposent en créant, enfin, une conjonction de voies
qui font de la ville un espace labyrinthique en tant qu’espace vécu.
Mais cette juxtaposition de chemins est aussi le reflet d’une réalité autre, car si
un groupe peut se constituer au travers d’un lieu, on peut dire qu’au sein du laby-
rinthe urbain demeure une juxtaposition de ces lieux tribaux (Maffesoli 1990,
p. 221). La ville-labyrinthe est le croisement tribal de différentes ambiances comme
celles que montrent de manière panoramique le Minotaure de Borges et son dou-
ble spéculaire Astérion 6. Tourisme de « situations », psychogéographique et libidi-
nale, la forme de la ville est aussi la forme du désir de la rencontre et du besoin
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d’intersubjectivité. La forme et l’organisation de l’espace rejoint ici la forme de la
société, tout en traçant un langage érotique dans la ville. Le labyrinthe est alors la
forme spatiale la mieux conçue de la duplicité. Il est une trame entrelacée de che-
mins, une coïncidence mystérieuse de voies et de recoins, de plis et de replis qui
cherchent, avec la puissance ludique de l’union entre le héros lunaire et le monstre
solaire, entre l’animal et l’homme, entre la raison et la déraison.

De l’onanique vers l’onirique


La ville dédalique est une architecture dont la répétition onanique des parcours
cause la stimulation et l’insinuation. Le fantasme du labyrinthe nous interpelle,
même si l’on est seul dans la ville, chuchotant dans ses passages, ses recoins et ses

5. Le concept d’espace hétérotopique a été avancé par Michel Foucault pour signaler
une condition qui peut juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces eux-mêmes incompa-
tibles dans l’espace réel. Voir M. Foucault (1967), Des espaces autres. Hétérotopies. Dis-
ponible en ligne le 13 juin 2011 : www.foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.hetero
Topia.fr.html.
6. « Maintenant, nous débouchons dans une autre cour », ou : « Je te disais bien que
cette conduite d’eau te plairait » ou « Maintenant, tu vas voir une citerne que le sable a
remplie », ou « Tu vas voir comme bifurque la cave » ou « Quelquefois, je me trompe et
nous rions tous deux de bon cœur ». (Borges 1974, p. 602)

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rues. Il y a toujours du fake, des fausses nouvelles dans les labyrinthes. Dans ces
espaces, il y a toujours la présence de l’autre, même s’il s’agit d’un rédempteur ou
d’une pulsion meurtrière, même s’il s’agit d’un contact violent ou de l’imminence
d’une révélation qui ne se produit pas (Borges, 1974). Dans l’attente de croiser
autrui, on passe de l’acte masturbatoire au rêve continu, autrement dit de l’onanique
vers l’onirique. Alors, il s’agit bien d’une jouissance souvent « inutile ». Dans la ville,
cet onanisme circulatoire n’est pas un acte individuel mais collectif, dans la mesure
où la masturbation consiste à se raconter une histoire, à s’écrire un sexual-script.
Le labyrinthe est avant tout une connexion avec ce qui est monstrueux au tra-
vers de chemins tortueux et qui ne mènent nulle part... La poétique de l’existence
sociale que nous trouvons dans l’archétype spatial du labyrinthe est une pulsion
profonde qui fait partie des structures complexes de la ville : c’est une séduction à
l’œuvre entre différents types d’espaces, à la fois masculin et féminin, à la fois
homme et animal, chacun séduisant son antinomie (Baudrillard, 1979, p. 18).
C’est une con-fusion qui dynamise toute condition érogène en sommeil. L’éro-
tisme s’exprime dans l’exacerbation de l’instinct et de l’animalité. Rappelons que
le taureau, animal dédalique par excellence, sacralise la fête sanglante de la tauro-
machie, fête qui, selon G. Bataille, résume la puissance érotique du combat
brouillant les limites de la vie et la mort, source inépuisable du désir 7.
L’espace urbain participe continuellement de la condition dansante du laby-
rinthe. En tant que chorégraphie, la dédalographie du désir dévoile, en effet, une
obsession contemporaine de cartographier les mouvements et de tracer les par-
cours possibles dans une ville. C’est le résultat d’une planification de l’événementiel
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dont les actuelles technologies de la communication ont forcément une participa-
tion irrévocable. Pourtant, cette obsession préfigure une logique du « tous ensem-
ble », c’est-à-dire du processionnel. Dans ce sens, la découverte aventurière devient
rituel touristique. C’est par le biais de cette dédalographie du mouvement du corps
dans l’espace que sont stimulées et produites les zones érogènes. Autrement dit,
l’érotisation de l’espace est intimement liée à la morphologie séductrice du labyrin-
the. Néanmoins, nous découvrons que, pour stimuler le corps de la ville, il faut s’y
abandonner en luttant contre le privilège de l’occulocentrisme 8 qui se nourrit de la
reconstruction optique, de la projection planimétrique et anatomique du corps.
« L’œil est devenu notre organe sociologique », nous dit Richard Sennet (Sennet,
1990, p. 12). À cet égard, le nouvel urbanisme intensifie le sens de la vue par les
images au détriment des autres sensorialités.

7. « La redoutable bête passe et repasse à travers la cape, à un doigt de la ligne du corps


du torero, on éprouve le sentiment de projection totale et répétée particulière au jeu phy-
sique de l’amour. La proximité de la mort y est sentie de la même façon », G. Bataille
(1928). L’histoire de l’œil (éd. 1967, vol. 781). Paris, 10/18, p. 144.
8. Pour ceci, voir aussi l’analyse sur la vision machine de F. Kiesler dans F. Lebas :
« Privilège de l’œil ? Ou le piège de l’occulocentrisme ? La création et l’extériorisation de
la vision n’est alors qu’une proposition dans toute la gamme offerte par nos sens », F. Lebas
(2009), Thèse doctorale, CEAQ – Paris V. Sorbonne, soutenue le 14 septembre 2009,
p. 85.

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MANUEL BELLO MARCANO 79

En tant qu’espace vécu, l’espace labyrinthique revisite continuellement les rues


et les espaces de la ville. Cette répétition de l’expérience court-circuite les souvenirs
car ils sont pris dans un permanent déjà vu. Néanmoins, cette expérience onanique
de répétition permet de délester l’espace de sa condition temporelle. Dans ce déjà
vu, il y a un réinvestissement de la place du corps dans notre relation au dédale
urbain. C’est dans la synthétisation de l’expérience, c’est-à-dire du temps cristallisé
en espace, que ce qui est vécu est saisissable. Dans les espaces labyrinthiques les
intensions historiques passent alors au second plan par rapport aux intentions spa-
tiales. Pour illustrer ce processus, nous pourrions affirmer que Paris vit un réaména-
gement constant au travers des processus de gentrification, c’est-à-dire des processus
tant immobiliers que mnémoniques où la constante réactivation des quartiers, de
manière cyclique et paranoïaque, joue avec les différents espaces de la ville comme
les couloirs de tel ou tel morceau du labyrinthe Borgien.
On peut remarquer que les cavernes sont paroxystiques en tant qu’espace
labyrinthique dans les villes. Par exemple, des villes comme Paris ou Londres ont
une vie souterraine très développée. Ainsi, des centres commerciaux comme « les
halles » à Paris ou tant d’autres constructions commerciales produisent un dédale
intraphysique, une sorte d’invagination de l’espace matriciel. De cette sorte, il
devient un refuge et un lieu d’exil pour le nomade postmoderne (Maffesoli, 1997,
p. 82). Le succès commercial de ces cavernes/cavités est alors une conséquence
évidente de cette impulsion collective et ludique d’enfermement, un emprisonne-
ment volontaire qui permet, d’ailleurs, un espace pour satisfaire le besoin choré-
graphique de l’être ensemble. En tant que lieu collectif il n’est pas étonnant de
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voire comment des expériences collectives de danse, telles que le hip-hop, ou des
rassemblements flash-mobs deviennent des pratiques courantes. Ainsi, ce besoin
chorégraphique respire l’air vicié d’une poétique de l’existence sociale, dans un
espace fertile qui nous fait rentrer, une fois là, dans la danse de la consommation
du temps et des objets, tous des produits et des dispositifs du commerce. Ce qui est
important dans le centre commercial, c’est qu’il s’agit d’un espace qui a été conçu
pour se perdre mais où, à la différence du labyrinthe mythique, la crainte a été rem-
placée par le ludisme. Il nous semble que la ville éprouve un pareil destin. Malgré
les dispositifs technologiques à disposition, la fonction originelle du labyrinthe qui
est de se perdre reste inchangée. La figure du labyrinthe continue à nous intriguer,
comme le suggère la nouvelle de Borges, et favorise désormais une circulation des
biens redoublée d’une circulation des affects 9. Ici, nous faisons référence à une
sorte d’organisation urbaine qui a réussi à développer une sensibilité propre. Or ce
qu’il est important de signaler, c’est le fait que le labyrinthe, en tant que construc-
tion spatiale archétypale, constitue un théâtre dans lequel nous jouons tous un rôle.
Voici l’interprétation sociologique qui aborde de façon métaphorique la fiction de
Borges par rapport à l’espace de la demeure d’Astérion.

9. « Comme aspect le plus voyant de l’errance, la circulation de l’affect entraîne la circu-


lation des biens » (Maffesoli, 1997, p. 53.)

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80 Jorge Luis Borges et la dédalographie

Dans la ville d’aujourd’hui, les systèmes de confiance ont changé. L’illusion


technologique a remplacé les souvenirs. Dans la ville, le héros éternel et le monstre
mortel explorent ensemble les réseaux du temple, l’un et l’autre se séduisent et se
chassent constamment. Cela désigne la perfection du labyrinthe avancé par Bor-
ges, où, comme dans la mer ou le désert, « il n’y a ni escaliers à gravir, ni portes à
forcer, ni murs qui empêchent de passer » (Borges, 1974, p. 644). Il s’agit d’un jeu
de rôles que nous avons cru maîtriser lors de la Modernité par le biais de notre rap-
port aux systèmes de production. Pourtant, hors du labyrinthe, nous avons trans-
formé le temple lui-même en un vaste monstre. Ainsi, sous le joug peut être d’un
monstre encore plus impitoyable, celui de l’espace-temps, le labyrinthe exige lui
aussi des sacrifices. À chaque bifurcation se trouve une réaffirmation du présent, et
à chaque carrefour naît une intrigue dans l’attente d’être développée. C’est un pro-
cessus d’identification, un urbanisme des sensations qui, par le biais d’un sens du
communautaire (ou tribal), ce qu’Abrahams Moles nomme le seuil du taux de
curiosité (Moles et Rohmer, 1982, p. 150), reconstruit la géométrie de l’espace
urbain à partir du désir et de l’intuition. Ainsi, les formes des parcours évoluent,
désormais la forme suit l’émotion et non la fonction, nous réappropriant la célèbre
formule consacrée à l’architecture moderne définit par L. Sullivan. De cette lecture
utopique de l’espace clair et dépliable nous assistons au retour du brouillard éroti-
que du labyrinthe et du sacrifice de la chair dans l’espace. Face au labyrinthe, tout
comme le Minotaure borgésien, l’être urbain cherche sa rédemption :
Le soleil du matin resplendissait sur l’épée de bronze, où il n’y avait déjà plus
trace de sang. « Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s’est à peine
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défendu. »

Bibliographie
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Sociétés n° 113 — 2011/3

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