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Introduction
fictionnelle à un archétype spatial
Manuel Bello Marcano
Dans Sociétés 2011/3 (n°113), pages 73 à 80
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782804165437
DOI 10.3917/soc.113.0073
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Résumé : Le labyrinthe est une référence récurrente dans l’imaginaire spatial de la post-
modernité. Il est un système d’organisation spatiale chaotique et codifié qui se nourrit de
l’erreur. Nous habitons la ville contemporaine comme un labyrinthe. Or, en tant que pul-
sion urbaine, cet archétype spatial nous permet d’aller de la fiction littéraire à la « friction »
sociale. Dans un court récit, J. L. Borges analyse les conditions psychologiques de celui qui
a un labyrinthe pour demeure. La demeure d’Astérion raconte le quotidien d’un monstre
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Abstract : The labyrinth is a recurrent idea in the imaginary of space in the postmodernity.
It’s a chaotic at codified organization of the space which feeds from the error. We live the
contemporary city as a labyrinth. As an urban impulse, this spatial archetype allows us to
go from the literary fiction to the social friction. In fact, in a short story, J. L. Borges analyzes
the psychological conditions of a person that has a labyrinth for dwelling. “The house of
Asterion” tell us the everyday life of a monster in a space that he feels like home. How to
understand through this fiction proposed by Borges, the transition from a spatial archetype
to a cosmic, and cosmetic condition of the contemporary urban life?
Keywords : labyrinth, imaginary, city, consumption, urban space, J. L. Borges.
Combien de cartes, au sens descriptif (géographique) faudrait-il pour épuiser un espace social,
pour en coder et décoder toutes les sens et contenu ?
(Lefebvre, 2000, p. 103)
Espace social, espace géométrique, espace fictionnel, la notion d’espace est par
définition transdisciplinaire et transgressive. Entre un dedans et un dehors, nous pou-
vons caractériser un espace par le biais de diverses pratiques sociales. Or cela est
aussi un processus fictionnel. Toute la vision utopique repose là-dessus. Des mon-
des et des villes imaginaires se nourrissent au jour le jour des archétypes spatiaux
qui structurent nos façons d’habiter le monde d’aujourd’hui. Au centre de ces
mondes, et depuis la plus forte des pulsions rationnelles, une nature chimérique de
l’espace se dévoile : le labyrinthe. En tant que pulsion urbaine, cet archétype spa-
tial nous permet, effectivement, d’aller de la fiction littéraire à la fiction sociale.
Dans les pages suivantes, et à partir des textes tant fictionnels que scientifiques,
nous allons voir de quelle façon la puissance de l’image spatiale postmoderne du
dédale questionne inlassablement la division dedans/dehors.
La complexité des circulations et le réseau qui s’en produit ont, aujourd’hui
plus que jamais, des formes dédaliques très développées. Le labyrinthe est désor-
mais le véritable symbole de notre époque : la plus grande image fétiche de notre
condition urbaine contemporaine. En tant que « forme des formes », le labyrinthe
est une référence récurrente dans l’imaginaire spatial. En effet, nous pouvons dire
qu’il compte parmi les archétypes spatiaux les plus enracinés. La typologie virale
et prédatrice du labyrinthe s’est alimentée à travers le temps de la décomposition
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1. En effet nous sommes désormais dépendants de cette condition. À cet égard, dans son
roman Identification des schémas, William Gibson remarque que Jacques Cousteau disait
que le décalage horaire était sa drogue préférée. (Gibson, 2004, p. 22). La sensation
d’éveil, de réalité comme dans un rêve a plusieurs références dans l’histoire de l’humanité
dont les surréalistes qui ont introduit cette idée, principalement au niveau de l’esthétique,
influencés par la notion d’inconscient et les découvertes de Sigmund Freud.
(Montiglio, 2005, p. 12). C’était une malédiction qui conduisait vers la folie. Il suffit
de nommer par exemple Ulysse dans l’Odyssée, probablement l’un des vagabon-
dages maudits les plus fameux de l’histoire de l’humanité. Cette peur de se perdre
touchait exclusivement les hommes car, grâce à la maîtrise de la dimension tem-
porelle, la pire des conditions pour l’homme ne l’était pas pour les dieux. Le fait
d’errer était considéré comme une conduite caractéristique des dieux. Il suffit pour
cela de rappeler un exemple paroxystique : la figure de Dionysos.
Mais « errer », peur ultime de Thésée, est une condition « spatialisante » avant
d’être de l’ordre de la perception temporelle.
Habiter un labyrinthe
Dans ce sens existent plusieurs caractéristiques qui conditionnent l’espace du laby-
rinthe. D’abord, le labyrinthe est un endroit facile d’accès mais d’où il est très dif-
ficile de sortir. On pourrait dire qu’il tient, en tant que source spatiale, tant du
refuge que de la prison. En ce sens, il y a deux façons d’habiter un labyrinthe, deux
formes depuis deux points de vue différents, une depuis l’intérieur (le dedans), et
l’autre depuis l’extérieur (le dehors). Voyons ceci dans le mythe classique du laby-
rinthe de Cnossos. Là, les postures du dedans et du dehors répondent à chaque
personnage archétypique du mythe classique du labyrinthe, le héros (Thésée, por-
teur de l’épée) et le monstre (le Minotaure, placé dans le cœur vide du labyrinthe).
La première forme d’habiter est animée par le principe de raison, que nous allons
qualifier de « paranoïaque » : nous habitons un labyrinthe en cherchant continuel-
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2. « Je méditais sur ma demeure. Toutes les parties de celle-ci sont répétées plusieurs fois.
Chaque endroit est un autre endroit. Il n’y a pas un puits, une cour, un abreuvoir, une
mangeoire ; les mangeoires, les abreuvoirs, les cours, les puits sont quatorze [sont en nom-
bre infini]. La demeure a l’échelle du monde ou plutôt, elle est le monde » (Borges, 1974,
p. 602).
Ainsi, nous pouvons opposer ces deux archétypes, le héros et le monstre, en les
englobant dans un autre archétype, cette fois-ci spatial, le labyrinthe, qui est le lieu
où demeure cette conjonction, ce dialogue, mieux, cet espace dialectique. C’est
avec le labyrinthe que l’on joint la raison dramatique, c’est-à-dire un certain déve-
loppement passionnel pour la quête de l’érotique à travers l’héroïque, avec la dé-
couverte et l’acceptation « tragique » du destin où la destinée se réduit à une attente
pour la rédemption. Mais forcément, il s’agit d’une attente spirituelle qui permet la
méditation et la réflexion par le biais de l’oubli. Moins privilégiée par la modernité,
la forme tragique de l’habiter labyrinthique est entachée d’angoisse et de mélanco-
lie, du retour vers une étape « mythico-ludique » où l’habitant joue de la duplicité
de sa propre image 3. Selon Borges, le Minotaure est pris par la séduction enfantine
d’un espace à l’image d’un « autre-je » ou « grand être » social, comme celui pro-
posé par A. Comte. Alors, cette image sert à l’habitant-minotaure d’objet transition-
nel. Le dédale comme objet paranoïaque serait, suivant les propos de D. Winnicott,
une façon de communiquer avec la réalité rêvée du monde, réalité s’appuyant ainsi
sur l’expérience de la représentation. Depuis, l’expérience de l’oubli permet de
supporter le lourd poids ontologique que nous impose la fantaisie spatiale d’une
« ville-labyrinthe », voire d’un « monde-labyrinthe ». Il s’agit, en ce sens, d’un poids
reposant sur la mémoire de l’expérience vécue dans l’espace, de façon à saisir et
maîtriser « cognitivement » son ensemble 4. Autrement dit, c’est en se réappropriant
et en acceptant la complexité de l’organisation spatiale que la vision d’un « monde-
labyrinthe » devient pour l’errant une confortable représentation du refuge. Mais il
s’agit d’une déformation « volontaire » de la demeure qui cause, elle aussi, l’oubli et
la confusion. La maison-labyrinthe d’Astérion est une maison natale pour le moins
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3. « Il est clair que je ne manque pas de distractions. Semblable au mouton qui fonce, je
me précipite dans les galeries de pierre jusqu’à tomber sur le sol, pris de vertige. Je me
cache dans l’ombre d’une citerne ou au détour d’un couloir et j’imagine qu’on me poursuit.
Il y a des terrasses d’où je me laisse tomber jusqu’à en rester ensanglanté. À toute heure,
je joue à être endormi, fermant les yeux et respirant puissamment. (Parfois, j’ai dormi réel-
lement, parfois la couleur du jour était changée quand j’ai ouvert les yeux.) Mais, de tant
de jeux, je préfère le jeu de l’autre Astérion. Je me figure qu’il vient me rendre visite et que
je lui montre la demeure. Avec de grandes marques de politesse, je lui dis : “Maintenant,
nous débouchons dans une autre cour”, ou : “Je te disais bien que cette conduite d’eau te
plairait” ou “Maintenant, tu vas voir une citerne que le sable a rempli” ou “Tu vas voir
comme bifurque la cave” ou “Quelquefois, je me trompe et nous rions tous deux de bon
cœur” » (Borges, 1974, p. 602)
4. Ce processus de connaissance qui repose sur la mémoire de façon à limiter un envi-
ronnement est décrit dans A. Moles et E. Rohmer (1982). Labyrinthes du vécu. Paris,
Librairies des Méridiens, p. 76.
5. Le concept d’espace hétérotopique a été avancé par Michel Foucault pour signaler
une condition qui peut juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces eux-mêmes incompa-
tibles dans l’espace réel. Voir M. Foucault (1967), Des espaces autres. Hétérotopies. Dis-
ponible en ligne le 13 juin 2011 : www.foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.hetero
Topia.fr.html.
6. « Maintenant, nous débouchons dans une autre cour », ou : « Je te disais bien que
cette conduite d’eau te plairait » ou « Maintenant, tu vas voir une citerne que le sable a
remplie », ou « Tu vas voir comme bifurque la cave » ou « Quelquefois, je me trompe et
nous rions tous deux de bon cœur ». (Borges 1974, p. 602)
rues. Il y a toujours du fake, des fausses nouvelles dans les labyrinthes. Dans ces
espaces, il y a toujours la présence de l’autre, même s’il s’agit d’un rédempteur ou
d’une pulsion meurtrière, même s’il s’agit d’un contact violent ou de l’imminence
d’une révélation qui ne se produit pas (Borges, 1974). Dans l’attente de croiser
autrui, on passe de l’acte masturbatoire au rêve continu, autrement dit de l’onanique
vers l’onirique. Alors, il s’agit bien d’une jouissance souvent « inutile ». Dans la ville,
cet onanisme circulatoire n’est pas un acte individuel mais collectif, dans la mesure
où la masturbation consiste à se raconter une histoire, à s’écrire un sexual-script.
Le labyrinthe est avant tout une connexion avec ce qui est monstrueux au tra-
vers de chemins tortueux et qui ne mènent nulle part... La poétique de l’existence
sociale que nous trouvons dans l’archétype spatial du labyrinthe est une pulsion
profonde qui fait partie des structures complexes de la ville : c’est une séduction à
l’œuvre entre différents types d’espaces, à la fois masculin et féminin, à la fois
homme et animal, chacun séduisant son antinomie (Baudrillard, 1979, p. 18).
C’est une con-fusion qui dynamise toute condition érogène en sommeil. L’éro-
tisme s’exprime dans l’exacerbation de l’instinct et de l’animalité. Rappelons que
le taureau, animal dédalique par excellence, sacralise la fête sanglante de la tauro-
machie, fête qui, selon G. Bataille, résume la puissance érotique du combat
brouillant les limites de la vie et la mort, source inépuisable du désir 7.
L’espace urbain participe continuellement de la condition dansante du laby-
rinthe. En tant que chorégraphie, la dédalographie du désir dévoile, en effet, une
obsession contemporaine de cartographier les mouvements et de tracer les par-
cours possibles dans une ville. C’est le résultat d’une planification de l’événementiel
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