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Eric Laurent (2006) « 

L’automutilation : le drame de la coupure dans le processus adolescent ».


Synapse, Novembre 2006, n° 229 : 29-30.

Il s’agit d’essayer de comprendre en quoi cet acte attaquant le corps propre de l’adolescent d’une
façon si violente, peut être également une “ouverture” vers une reprise du processus de
subjectivation. On verra, en effet, comment derrière la “façade” éminemment destructrice du “se
couper”, “se brûler”, peut se dégager une tentative de construction d’une individualité propre sur
la scène privilégiée que constitue le corps, au centre de la dynamique pubertaire.

Pour essayer de comprendre ce qui peut amener un adolescent à s’automutiler (sous forme de
scarifications, de brûlures) c’est-à-dire à attaquer son propre corps de cette façon-là, il me semble
nécessaire de rappeler brièvement quelques caractéristiques de l’adolescence à entendre comme
processus de subjectivation, de construction d’une identité devant prendre en compte la nouvelle
donne pubertaire qu’est la génitalité (la maturation des organes sexuels et la capacité de
procréation), génitalité qui va impliquer un certain nombre de remaniements au niveau psychique.
Ainsi, au niveau du Moi, par exemple, la génitalité oblige à une renégociation du rapport au
monde qui reposait jusqu’alors sur une différenciation sexuelle en termes de phallique/castré. Au
niveau du Ça, également, la génitalité va venir “organiser” la pulsionnalité qui jusqu’alors était
partielle (orale, anale, scopique…), le plaisir sexuel génital venant en quelque sorte “englober” les
autres. Une modification importante va également concerner l’Idéal du Moi. Il faut se rappeler, en
effet, qu’il s’était constitué, au décours du complexe d’Œdipe, des identifications aux images
parentales comme “remise à plus tard” de la réalisation des désirs œdipiens. Or, avec la génitalité,
qui rend possible et dès lors d’autant plus interdit la réalisation des vœux œdipiens, le sujet doit se
“réaménager” un nouvel Idéal du Moi constitué d’identifications nouvelles à des objets non
œdipiens.

Ces quelques éléments donnent déjà une idée de l’intensité du travail psychique que l’adolescent
a à faire, et ce qui va nous intéresser plus particulièrement pour notre exposé, c’est que ce travail
a comme point de départ une modification corporelle, physiologique, à savoir la puberté. A.
Birraux (1) : “Il n’y a, en effet, d’adolescent que parce que le changement pubertaire travaille le
corps de l’enfant, bouleverse ses repères spatiaux et la linéarité de son développement physique”
(notamment à travers le développement “anarchique” de son corps).

Dès lors, on peut considérer le corps comme le pivot du processus lui-même, pivot en tant que
point de départ mais aussi point de retour. Il ne faut pas oublier cependant que, eu égard au
“flou” de ce corps à l’adolescence, l’espace psychique va s’en trouver également “sans structures,
sans limites” car, comme le dit Freud (2), dès 1923, le Moi est avant tout corporel et de ce fait
peut subir les répercussions de toute modification corporelle sur son organisation. Il ajoute que le
Moi se construit notamment sur les sensations corporelles, ce qui est essentiel pour comprendre
l’automutilation dont une des dimensions importantes se situe justement sur la sensation
physique qu’elle procure.

En effet, la sensation est au centre de la conduite d’automutilation, c’est elle que les adolescents
recherchent et c’est elle également qui agit comme point de butée en trouvant à ancrer sur le
corps (et non dans le corps) une souffrance psychique irreprésentable, une excitation
inélaborable. Comme le dit Ph. Gutton (3), lorsque “le travail psychique” ne peut se faire, le sujet
convoque le corps comme instance de “jugement” de ce qui se passe en lui : c’est ce qu’il nomme
le “ressenti-action”.

Il s’agit toujours, selon Ph. Tedo (4) d’un débordement anxieux qui amène à l’acte
d’automutilation dans un mouvement que certains auteurs rapprochent des processus
autocalmants définis par les psychosomaticiens, à savoir une activité de décharge d’une tension
dans un mouvement de dépulsionnalisation à entendre comme régression à une
dépulsionnalisation qui n’ait pas à voir avec l’objet (en deçà de l’auto-érotisme). Cette régression
viserait ainsi à maintenir un lien d’emprise à l’objet primaire, lien à l’objet toujours problématique
comme vient en rendre compte la conduite d’automutilation.

Il est, en effet, bien question dans l’acte de “se couper”, d’une séparation (“couper les ponts”) qui
est justement impensable, qu’elle soit séparation d’avec les objets, séparation d’avec le corps et
les idéaux infantiles. C’est, disent V. Dufour et S. Lesourd (5), l’expression qu’une coupure n’a pas
pu avoir lieu dans le symbolique mais c’est, en même temps, la trace du désir de “se couper” et de
rester en contact avec (par la plaie). C’est alors la marque d’une ambivalence foncière qui ne
trouve pas à se représenter (D. Drieu [6]). La répétition des actes d’automutilation pourrait être
entendue donc comme une tentative de s’approprier la séparation d’avec l’objet (un peu sur le
modèle du jeu avec la bobine de Fort-Da) dans un double mouvement d’incorporation de l’objet
dans le corps et d’annihilation de celui-ci dans la douleur (qui efface toute représentation).

D’autres auteurs parlent également de la scarification comme construction de l’objet du manque,


l’objet a de Lacan, au creux même de la coupure. On est toujours aux prises avec un double
mouvement qui est à la fois représentation du contenu du fantasme sur le corps (signant le trop
du fantasme à différencier du passage à l’acte qui est carence du fantasme) et tentative de lui
donner un contenant. C’est une dramatisation du fantasme inconscient dans la réalité, sorte
d’externalisation à laquelle les adolescents ont fréquemment recours, le choc de la réalité étant
utilisé, comme le souligne D. Drieu (6) pour contrer les fantaisies.

Mais de quelles fantaisies s’agit-il ? Tous les auteurs s’accordent sur la thématique incestueuse et
meurtrière qui sous-tend l’automutilation qui correspond, en effet, à l’organisation d’un fantasme
incestueux violent et cru qui se trouve réalisé dans la scarification, se substituant à l’organisation
œdipienne et par là même risquant de l’empêcher. C’est ce que signent les sentiments mêlés de
honte et de jouissance qu’éprouvent les sujets après le passage à l’acte qui prendrait alors valeur à
la fois de victoire œdipienne mais aussi valeur de punition.

Mais le fantasme œdipien peut être également à l’œuvre d’une autre façon dans l’automutilation
à savoir comme une volonté de retrait de la “signification œdipienne” du corps en tant qu’il est
corps marqué par l’objet. D. Le Breton (7) parle ainsi, à travers la scarification, de la volonté de
l’adolescent de s’approprier son corps en le marquant comme radicalement personnel et ainsi en
déniant la dette qu’il a à l’égard de ses parents (c’est son propre corps et ses parents n’ont rien à
voir avec ça). C’est se défaire du pouvoir aliénant de l’autre ou de sa jouissance dans le processus
de pulsionnalisation du corps, c’est-à-dire d’une excitation, qui par le détour de l’objet, en vient à
pouvoir être représentée.

C’est aussi attaquer narcissiquement les parents sur leur capacité à étayer leur enfant. Mais
pourquoi, au-delà, de la difficulté à soutenir le fantasme, l’adolescent opère-t-il ce retournement
du sadisme en position masochiste ?
À cela plusieurs réponses, la première étant que le masochisme est un fréquent recours pour
l’adolescent dont nous avons dit qu’il expérimentait, à travers la discontinuité de son
développement corporel, une rupture de son sentiment d’identité. En effet, en tant qu’il est
constitutif et consubstantiel du narcissisme, le masochisme assure la continuité du Moi.

Une seconde explication serait que par le retournement contre soi, il y aurait une lutte contre la
passivité. Le sujet reprend à son propre compte quelque chose qu’il a vécu ou vit passivement.
C’est dans ce sens qu’on peut comprendre le recours aux brûlures de la peau comme
matérialisation de l’expression symbolique de l’irruption pubertaire et comme tentative de
contrôle de l’excitation sexuelle. Dans le masochisme, il y a une maîtrise de l’objet et un maintien
des frontières là où le plaisir risquerait de déborder les limites du Moi.

De plus, il serait aussi une façon d’épargner l’objet maternel en retournant contre soi l’agressivité
qui lui est destinée. Ce processus de limitation qui prend donc largement le corps à partie pour
s’affranchir de l’autre ne l’empêche pas d’être aussi une sollicitation, sur un mode exhibitionniste,
de l’autre et c’est dans cet appel au regard de l’autre qu’on peut aussi l’appréhender comme une
scénarisation de la différenciation sexuelle. C’est ce que dit Gutton (3) qui parle de la scarification
comme représentation-action de la relation sexuelle dégagée de la théorie phallique (dramatiser la
pénétration pour mieux se l’approprier).

Pour finir, je citerai O. Douville (8) qui parle de l’automutilation comme un retour à une pensée de
l’éprouvé à entendre comme ligne de partage entre la puissance de l’informe (les sensations
nouvelles liées à la génitalité et la production des humeurs de vie informes) et la promesse d’une
forme du corps à venir. En cela, cette conduite aux multiples significations, peut être une
ouverture vers un accès à la représentation.

1. Birraux A. “L’adolescent face à son corps. Émergences”. Éditions universitaires, 1990.


2. Freud S. Le Moi et le Ça (1923). In Œuvres complètes, Tome 16, PUF, 1991.
3. Gutton Ph. “Souffrir… pour se croire”. Adolescence, 2004 ; n° 48.
4. Tedo Ph. “Telluriques”. Adolescence, 2004 ; n° 48.
5. Dufour V., Lesourd S. “Les scarifications, traces du rien”. Adolescence, 2004 ; n° 48.
6. Drieu D. “Traumatophilie et transgénérationnel”. Adolescence, 2004 ; n° 48.
7. Le Breton D. “Profondeur de la peau”. Adolescence, 2004 ; n° 48.
8. Douville O. “Retour au geste”. Adolescence, 2004 ; n° 48.
9. Louppe A. “Automutilations transitoires à l’adolescence”. Revue Française de Psychanalyse,
2001 ; n° 2.

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