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Le désir suppose-t-il autrui ?

[Ce qui est entre < > correspond à un article du Vocabulaire de psychanalyse de Laplanche Pontalis que je peux
vous envoyer. Mais je vous envoie, quoi qu’il arrive, les articles <fantasme> et <fantasme originaire>.]

En réfléchissant au sujet : le désir suppose-t-il autrui, j’ai essayé de réunir les éléments que la théorie
psychanalytique mettait à notre disposition pour savoir si le désir humain a besoin d’un tout autre que moi (autrui) pour
s’actualiser comme désir.

Si on interroge le désir dans le cadre de la théorie psychanalytique, il ne paraît pas supposer autrui (c’est-à-dire tout
autre homme que moi), mais un objet matériel de satisfaction ou plutôt son image avec lequel le désir entretient, au
moment de sa genèse, une relation particulière. C’est chez le nourrisson que le désir se manifeste pour la première fois
en se distinguant du besoin.
On peut le déduire de l’<expérience de satisfaction>. L’objet ayant satisfait le besoin et l’état de tension se faisant
de nouveau sentir, c’est, l’objet étant absent, son image (son souvenir) qui est ainsi réinvestie. Voir l’article <expérience
de satisfaction> du Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis. Le désir est donc en l’absence de l’objet la
réactivation de son image. Si l’image est prise pour l’objet, nous avons affaire à une hallucination (perception d’objets
qui n’existent pas). Le désir trouve donc chez Freud son origine et son modèle dans <l’expérience de satisfaction>.

On en conclura que si le besoin suppose l’existence de l’objet qui le satisfait, le désir, à l’inverse, implique son
absence ou sa présence hallucinatoire ou fantasmatique. Car c’est l’image de l’objet absent qui excite, entretient et attise
le désir, d’où l’on voit mieux pourquoi le désir n’est pas réductible au besoin, et pourquoi la privation de l’objet active
le désir, l’attise et l’entretient durablement. Cela explique également que le désir, et la passion qui vit de l’image de
l’objet, sont une seule et même réalité. Le duc de Nemours et la princesse de Clèves n’ont-ils pas, avant même leur
rencontre, été précédés par l’image resplendissante que l’un pouvait avoir de l’autre.

Chez le nourrisson déjà, la première <expérience de satisfaction> sera doublée d’une première <relation d’objet>,
car cette relation ne se limitera pas aux objets qui satisfont ses besoins (sein de la mère, nourriture), cette expérience le
met en présence d’autrui, c’est-à-dire de ceux qui lui prodiguent les premiers soins.

Autrui apparaît à l’intérieur de cette <relation d’objet> qui caractérise la relation de l’enfant avec ceux qui forment
son entourage immédiat. La conscience que l’enfant progressivement acquerra de lui-même supposera donc cette
relation à des personnes plutôt qu’à des objets matériels. Il faudrait aussi penser aux paroles qui lui sont adressées et qui
constituent les rudiments d’une langue qui commence à être intériorisée.

Notons également qu’en psychanalyse, la notion d’objet doit toujours être prise en un sens large, incluant les
personnes (qui sont d’autres sujets).

Pour revenir au nourrisson, nous savons qu’il est dans l’impossibilité de se procurer lui-même les objets de sa
survie. Son bien-être suppose autrui et c’est une image fantasmatique des proches qui elle aussi entretiendra le désir de
leur présence, suscitera la douleur ou la peur provoquées par leur absence.

Le nourrisson ne peut se passer d’autrui, et le désir inclut la détresse d’un abandon toujours possible. Le désir,
comme nous l’avons dit, est activé par l’absence de ceux qui prennent soin de lui. Freud a ainsi pris en compte cet <état
de détresse> qui caractérise tout être humain à la naissance.

Ainsi, deux choses méritent d’être mises en relation avec le désir, d’une part ce qu’on appelle l’image de l’objet
manquant, c’est-à-dire le <fantasme> qui nous met imaginairement en présence de ce dernier. On sait aussi que Freud a
très tôt parlé des <fantasmes originaires>.

La psychanalyse va donc étudier avec le désir et l’image, avec le refoulement partiel du désir, la production d’un
imaginaire onirique dans lequel Freud pourra forger les éléments de sa théorie.

Mais pour revenir au désir et sa relation à autrui, la question se pose de savoir quand, dans le développement de la
libido, autrui devient l’objet du désir d’un sujet.
Le développement de la <libido1> doit être mis en relation avec les objets sur laquelle elle se fixera successivement,
ce qui constituera une histoire toujours personnelle et idiosyncrasique au cours de laquelle se forme le moi. Cette
histoire n’est celle d’un moi isolé des autres.

Relisez la « Quatrième leçon sur la psychanalyse » dans laquelle Freud présente sa découverte des « complexes
pathogènes », « des symptômes morbides liés à la sexualité », « de la sexualité infantile », « de l’auto-érotisme », « de
la libido et son évolution », de la « perversion sexuelle », enfin du « complexe d’Œdipe ». Elle est très instructive à ce
sujet.

Il faut commencer par rappeler l’importance d’une sexualité infantile, qui est déterminante pour comprendre les
névroses et peut-être les psychoses. C’est la grande découverte de Freud. Il dit combien il a dû lui-même se rendre à
cette évidence à partir des expériences analytiques menées avec ses patients. Voilà ce qu’il est difficile à faire
comprendre, explique-t-il, d’autant plus que « les hommes, en général, ne sont pas sincères en ce domaine, ils ne se
montrent pas tels qu’ils sont : ils portent un épais manteau de mensonges (…). Et ils n’ont pas tort (…) ; en fait aucun
de nous ne peut librement dévoiler son érotisme à ses semblables. » (4e leçon, p. 76-77) L’attitude des médecins n’est
guère plus satisfaisante : elle oscille, écrit Freud, entre pruderie et lubricité.

L’on comprend que les investigations dans ce domaine seront pleine de difficultés et de pièges.

Mais pour revenir sur le développement de cette sexualité, les stades du développement de la libido sont autant de
fixations sur des objets. Freud écrit : « La <pulsion> sexuelle de l’enfant est très compliquée ; on peut y distinguer de
nombreux éléments, issus de sources variées. Tout d’abord, elle est encore indépendante de la fonction de reproduction
au service de laquelle elle se mettra plus tard. Elle sert à procurer plusieurs sortes de sensations de plaisir que nous
désignons du nom de plaisir sexuel par suite de certaines analogies. La principale source du plaisir sexuel infantile est
l’excitation de certaines parties du corps particulièrement sensibles, autres que les organes sexuels : la bouche, l’anus,
l’urètre, ainsi que l’épiderme et autres surfaces sensibles. » (P. 81) C’est la phase de l’auto-érotisme.

Le désir supposera donc autrui lorsque cette phase d’auto-érotisme sera achevée.

« À côté de ces activités auto-érotiques (…), écrit Freud, se manifestent très vite chez l’enfant, ces composantes
instinctives du plaisir sexuel, ou, comme nous l’appelons volontiers, de la libido, qui présupposent une personne
étrangère comme objet. » (P. 82)

« Ces pulsions, poursuit Freud, se présentent par groupe de deux, opposés l’un à l’autre, l’un actif et l’autre passif,
dont voici les principaux : le désir-plaisir de faire souffrir (<sadisme>) avec son opposé passif (<masochisme>) ; le
plaisir de voir et celui d’exhiber (du premier se détachera plus tard le désir de savoir et du second l’exhibition artistique
et dramatique). D’autres activités sexuelles de l’enfant appartiennent déjà au stade <du choix d’objet>, choix dans
lequel une personne étrangère devient l’essentiel… » (P. 82)

Cette notion de <choix d’objet> est importante. Voici la définition qu’en donnent Laplanche et Pontalis : il s’agit de
« l’acte d’élire une personne ou un type de personne comme objet d’amour . » « Notons que l’expression “choix
d’objet”, écrivent-ils, est employée pour désigner, soit le choix d’une personne déterminée (exemple : “son choix
d’objet se porte sur son père »), soit le choix d’un certain type d’objet (exemple : “choix d’objet homosexuel”. »

« D’autre part, écrit Freud, le désir d’une personne étrangère chasse l’auto-érotisme, de sorte que, dans la vie
amoureuse, toutes les composantes pulsionnelles originelles tendent à trouver satisfaction auprès de la personne
aimée. » « (…) c’est ensuite l’attachement aux personnes qui avaient été tout d’abord choisies comme objet premier. »
(P. 83)

Le stade (entre trois et cinq ans) bien connu où, dans l’évolution de la libido, le désir suppose autrui est le
<complexe d’Œdipe>. Après une période de latence, le complexe connaît à la puberté « une reviviscence et est
surmonté avec plus ou moins de succès dans un type particulier de choix d’objet. »

« Le complexe d’Œdipe joue un rôle fondamental dans la structuration de la personnalité et dans l’orientation du
désir humain. »

Définition psychanalytique du complexe.

1
Le terme de libido signifie en latin « envie » ou « désir ». Il a été choisi par Freud pour désigner « l’énergie postulée comme substrat des
transformations de la pulsion sexuelle quant à l’objet (déplacement des investissements), quant au but (sublimation par exemple), quant à la
source de l’excitation sexuelle (diversité des zones érogènes). »
Un complexe est un « ensemble organisé de représentations et de souvenirs à forte valeur affective, partiellement ou
totalement inconscients ». Pour notre sujet, il est important de rappeler qu’« il se constitue à partir des relations
interpersonnelles de l’histoire infantile » et qu’« il peut structurer tous les niveaux psychologiques : émotions, attitudes,
conduites adaptées. »

Le complexe est donc au centre de la relation du sujet désirant et de sa relation avec la personne qui oriente celui-ci,
qui est objet d’amour ou de haine. Le complexe d’Œdipe en particulier représente les « désirs amoureux et hostiles que
l’enfant éprouve à l’égard de ses parents. » Lire les pages 86-87.

Mais il n’est pas le seul complexe qui permet de cerner ces relations interpersonnelles. Il y a le <complexe de
castration>, le <complexe d’Électre>, le <complexe d’infériorité>, etc.

Pas de narcissisme sans autrui.

La question du narcissisme est intéressante pour notre sujet, parce que le choix d’objet qui s’opère représente la
personne propre et non autrui. Dans le narcissisme, c’est le moi qui est objet d’amour. Cependant, autrui apparaît
comme nécessaire à la relation narcissique, car le moi, c’est-à-dire l’image que le sujet acquiert de lui-même, se
constitue sur le modèle d’autrui. « Le narcissisme serait la captation amoureuse du sujet par cette image. »
(<narcissisme>) Mais cette image a un modèle qui n’est pas moi.

« Jacques Lacan a mis en rapport ce premier moment de la formation du moi avec cette expérience narcissique
fondamentale qu’il désigne sous le nom de <stade du miroir>. »

Le stade du miroir chez Lacan est, écrivent Laplanche et Pontalis, la « phase de la constitution de l’être humain, qui
se situe entre les six et dix-huit premiers mois ; l’enfant, encore dans un stade d’impuissance et d’incoordination
motrice, anticipe imaginairement l’appréhension et la maîtrise de son unité corporelle. Cette unification imaginaire
s’opère par une identification à l’image du semblable comme forme totale ; elle s’illustre et s’actualise par l’expérience
concrète où l’enfant perçoit sa propre image dans un miroir.
Le stade du miroir constituerait la matrice et l’ébauche de ce qui sera le moi. »

Conclusion.

La psychanalyse, dès ses débuts, accorde donc une place non négligeable à autrui. La cure psychanalytique le
prouve, en particulier le mécanisme du transfert sans lequel (entre autres manifestations de l’inconscient) le conflit
infantile ne peut être attesté. Le psychanalyste est ici un objet privilégié sur lequel les désirs inconscients peuvent se
projeter et être ainsi révélés aux partenaires de la cure analytique.

Définition du <transfert> (Laplanche et Pontalis) : « Il désigne en psychanalyse le processus par lequel les désirs
inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux et éminemment
dans le cadre de la relation analytique. »
Plus loin : « Du point de vue de sa fonction dans la cure, le transfert est présent dans toute analyse sérieuse. (…)
Freud constate que le mécanisme du transfert sur la personne du médecin est déclenché au moment même où des
contenus refoulés particulièrement importants risqueraient d’être dévoilés. En ce sens, le transfert apparaît comme une
forme de résistance, en même temps qu’il signale la proximité du conflit inconscient. (…) Il constitue pour le sujet
comme pour l’analyste une façon privilégiée de saisir « à chaud » et in statu nascendi les éléments du conflit infantile
(…) »

La limite du transfert réside cependant dans le fait de la répétition. Car répéter n’est pas se remémorer.
« Néanmoins, écrit Freud, le malade ne peut pas se souvenir de tout ce qui est en lui refoulé et peut-être précisément pas
l’essentiel […]. Il est bien plutôt obligé de répéter le refoulé, comme expérience vécue dans le présent. » C’est pourquoi
il faut abandonner le moins possible à la répétition et favoriser autant que faire se peut la remémoration.

Enfin c’est dans la <relation d’objet> qu’autrui est essentiel pour le sujet désirant. Cet aspect de la recherche
psychanalytique a acquis une certaine importance depuis que les psychanalystes s’intéressent davantage à la relation à
autrui. Ils ne se contentent plus comme le faisait Freud d’étudier l’objet libidinal du seul point de vue du sujet
(investissement, choix d’objet).

Comme nous l’avons déjà précisé, dans l’expression « relation d’objet », « objet, expliquent Laplanche & Pontalis,
est à prendre dans le sens qu’il a en psychanalyse dans des expressions comme « choix d’objet », « amour d’objet ». On
sait qu’une personne en tant qu’elle est visée par les pulsions est qualifiée d’objet ; il n’y a rien là de péjoratif,
précisent-ils, rien en particulier qui implique que la qualité de sujet soit de ce fait refusée à la personne en question.
Notons puisqu’il est question d’autrui, que la notion de relation est à prendre au sens fort : il s’agit d’une
interrelation, c’est-à-dire non seulement de la façon dont le sujet constitue ses objets, mais aussi de la façon dont ceux-
ci modèlent son activité.

Dire que le désir suppose autrui, cela signifie qu’il n’y aurait pas de véritable désir sans la médiation d’autrui . C’est
l’évidence bien sûr si le désir s’exprime d’abord à l’égard d’une autre personne comme dans le désir amoureux, mais la
présupposition d’autrui est vraie également lorsque nos désirs se portent sur des objets qui ne sont pas des personnes.
Car de tels désirs n’existeraient pas si autrui n’en avait révélé la valeur chez celui qui dès lors les convoite.

Déjà vu par Thomas Hobbes. L’expérience de la rivalité est pour ce dernier l’une des trois passions qui animent
l’homme à l’état de nature avec l’orgueil (pride) et la défiance. Je désire un objet non pour le besoin que j’en éprouve,
mais parce qu’un autre le convoite. C’est ainsi que j’assois ma domination sur autrui.

Jacques Lacan, enfin, qui passe pour avoir recentré la théorie psychanalytique sur le <désir>, insistera, plus encore
que ne l’a fait Freud, sur le rôle que joue autrui dans la différenciation qui s’opère entre le désir, le besoin et la
demande.

<désir> Laplanche et Pontalis : « Le besoin vise un objet spécifique et s’en satisfait. La demande est formulée et
s’adresse à autrui ; si elle porte encore sur un objet, celui-ci est pour elle inessentiel, la demande articulée étant en son
fond demande d’amour.
Le désir naît entre le besoin et la demande ; il est irréductible au besoin, car il n’est pas dans son principe relation à
un objet réel, indépendant du sujet, mais au fantasme ; il est irréductible à la demande, en tant qu’il cherche à s’imposer,
sans tenir compte du langage et de l’inconscient de l’autre, et exige d’être reconnu absolument par lui. »

Le désir n’est donc ni réductible au besoin du fait de la présence en lui du fantasme, ni à la demande parce qu’il
s’impose à autrui et cherche à être reconnu par lui.

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