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La tolérance administrative au Cameroun : odyssée au confluent de la

norme juridique et de l’anorme


Administrative tolerance in Cameroon: odyssey at the confluence of
the legal norm and the abnormal
Ebenezer David Ngahna Mangmadi
p. 141-157
https://doi.org/10.4000/add.2398
Résumé | Index | Plan | Texte | Notes | Citation | Auteur
RÉSUMÉS

FRANÇAISENGLISH
Dans l’imagerie populaire, le pouvoir d’État, dans son pendant
politico-administratif notamment, évoque habituellement la figure
effrayante du monstre froid de Nietzsche. Il représenterait quelque
chose de terrifiant et d’inexorablement répressif. Cette vue des
choses ne correspond pourtant pas toujours à la réalité. Il est en
effet des situations, bien nombreuses, dans lesquelles, le rouleau
compresseur ne se déploie pas. L’hypothèse de la tolérance
administrative prend alors tout son sens. Au Cameroun, on est tout
de suite frappé par l’ampleur de ce phénomène qui a
considérablement gagné en importance ces dernières années. Entre
échoppes aménagées illégalement sur la voie publique, et
congrégations religieuses qui fonctionnent sans autorisations
préalables, les signes de la tolérance administrative sont
perceptibles dans toutes les sphères de la société. Si en toute
logique on est porté à interroger la démarche, c’est en réalité la
question de son sens profond qui est excipée. À date, pourrait-on se
demander, comment appréhender la tolérance administrative au
Cameroun ? L’opinion émise dans le cadre de ce propos est que
prise en contexte, elle s’analyse comme un procédé politique de
l’action administrative.
tolérance administrative, action administrative, procédé politique,
sécurité juridique
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ENTRÉES D’INDEX

Keywords:
administrative tolerance, administrative action, political
process, legal security
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PLAN
1. La substance de la tolérance administrative
1.1. La nature de la tolérance administrative
1.1.1. Un phénomène ajuridique
1.1.2. Un phénomène politique
1.2. L’expression de la tolérance administrative
1.2.1. L’expression idéologique
1.2.2. L’expression pratique
2. La portée de la tolérance administrative
2.1. La portée juridique de la tolérance administrative
2.1.1. Le principe de l’insécurité juridique du bénéficiaire
2.1.2. La possibilité théorique d’une protection juridique du
bénéficiaire
2.2. La portée politique de la tolérance administrative
2.2.1. La préservation fragile de la paix sociale
2.2.2. L’affaiblissement progressif de l’autorité de l’État
Conclusion
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TEXTE INTÉGRAL
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1 Armand Leka Essomba, « Gouverner et punir. Justice, corruption et récit du
pouvoir au Cameroun », F (...)

2 Jean Carbonnier, Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur,
Paris, LGDJ, 2001, p. (...)

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid, p. 26.

6 Léa Mary, « Le normal ou le mirage de l’a-norme », Essaim, no 31, 2013,


p. 49-70.

1Gouverner ne se résume pas à punir1. L’administration sait aussi


se montrer magnanime et clémente, en faisant recours à la
tolérance administrative. Le phénomène a gagné en importance ces
dernières années sous le regard circonspect de nombreux analystes.
Pour les nomophiles, ces juristes dogmatiques qui pensent que le
juridique est la forme la plus aboutie du social, cette façon de faire
dérange. On estime que, parce qu’il évolue avec la société, le droit
doit systématiquement s’adapter à toutes ses mutations. La société
étant partout, le droit ne devrait être absent nulle part2. Ce
présupposé ne rend pas justice à la réalité ambiante. Le fait est que
le droit peine à capturer de façon satisfaisante toutes les dimensions
d’une dynamique sociale qui ne cesse de se complexifier ; ce qui
conduit à la création, puis à la multiplication de zones « vide de
droit3 ». Parallèlement, il se développe à proximité un autre
phénomène, celui du « non-droit4 ». Jean Carbonnier, à qui l’on
attribue la paternité de ce concept, ne l’entend pas comme une
situation d’anomie totale, mais plutôt comme « une baisse plus ou
moins considérable de la pression juridique5 ». La tolérance
administrative, objet central de la présente réflexion, tend justement
vers cette situation de non-droit, celle où le normal – reflet présumé
de la norme juridique – offre davantage le mirage de l’anorme6.

7 Michel Troper, Le droit et la nécessité, Paris, PUF, 2011, p. 11.

8 Jacques Mourgeon, « Tolérance et règle de droit », Les cahiers du droit,


vol. 30, no 4, 1989, p. 98 (...)

9 Lucile Tallineau, « Les tolérances administratives », AJDA 1978, p. 3.

10 Fanny Grabias, « Contribution à une définition de la notion de tolérance


administrative », dans Xav (...)

2En décrivant le devoir-être, en disant ce qu’il faut faire, la règle de


droit prohibe incidemment ce qu’il est interdit de faire. L’efficacité de
cette prescription est assurée par le recours à la force publique. On
estime généralement que c’est ce sentiment de crainte, voire de
peur vis-à-vis de la contrainte, qui fonde l’obéissance des citoyens7.
Pour sa part, l’anorme, au sens où on l’entend ici, désigne ce qui est
contraire à la norme juridique. Autrement dit, l’anorme c’est l’illégal.
Elle emporte en principe la mise en mouvement de la sanction, sauf
quand l’hypothèse intrigante de la tolérance administrative vient
empêcher la réalisation de cette occurrence. Étymologiquement, le
mot tolérance provient du latin tolerantia, lui-même dérivé
de tolerare qui signifie « tolérer, être indulgent, supporter ». La
tolérance désigne ainsi l’attendrissement « d’une attitude
prédéterminée, d’un refus postulé, d’un principe moral préétabli ».
Mieux, elle est « une entorse […] plus ou moins souvent réitérée ;
bref, elle est une variable8 ». Dire dans ces conditions de
l’administration qu’elle est tolérante, c’est qualifier son attitude de
souplesse ou de flexibilité face à certaines situations irrégulières,
son indulgence face aux écarts de comportement des citoyens.
Lucille Tallinau, dans sa définition devenue classique, peint la
tolérance administrative sur ce mode. Pour elle, il s’agit tout
simplement de « la latitude que se donne l’autorité publique de ne
pas sanctionner certaines illégalités manifestes, mais jugées
bénignes9 ». Cette conception des choses est précisée par Fanny
Grabias pour qui « il y a tolérance administrative lorsque
l’administration s’abstient volontairement d’utiliser les moyens dont
elle dispose pour sanctionner une illégalité commise par un
administré10 ». Deux critères cumulatifs sont donc nécessaires à la
qualification d’une situation donnée de tolérance administrative :
d’une part la situation illégale dans laquelle se trouve de son fait
l’administré et, d’autre part, l’acceptation de cette illégalité par
l’administration.

11 Ibid.

12 Voir Fanny Grabias, La tolérance administrative, Paris, Dalloz, 2018, p. 56.

13 Des alternatives se proposent généralement à l’administration : soit ne


disposant que d’un seul moy (...)

3L’illégalité est cette violation librement consentie des règles de


droit applicables aux particuliers et que l’administration est chargée
juridiquement de faire respecter. Ce critère permet déjà de formuler
quelques distinctions essentielles entre la tolérance administrative et
les situations voisines, à l’instar de la dérogation administrative et
de la « tolérance-autorisation11 ». La dérogation renvoie à
l’hypothèse où la règle de droit prévoie elle-même des mécanismes
de sa violation. En rangeant un acte dans la catégorie des
dérogations, on l’exclut ipso facto de celle des illégalités. La
« tolérance-autorisation » ou « tolérance de droit », pour sa part,
est celle qui est prévue par la norme juridique. Conçue pour adoucir
la règle de droit, elle légalise dans une certaine mesure sa violation.
Cette vue des choses permet d’établir un rapport de similarité avec
la dérogation. L’illégalité doit en outre être exclusivement du fait de
l’administré. On ne doit pouvoir en aucun cas la rattacher à celle
d’un acte administratif12. Elle doit également perdurer dans le
temps, ce qui implique pour l’administration qu’ayant pris
connaissance de la situation irrégulière, elle s’abstienne d’utiliser les
moyens de droit mis à disposition pour y mettre un terme13.
14 Frédéric Lombard, « Les tolérances en matière d’occupation sans titre du
domaine public », RRJ, no (...)

15 Pour ces auteurs, les tolérances administratives « constituent un refus


explicite ou implicite de l (...)

16 Fanny Grabias, « Contribution à une définition de la notion de tolérance


administrative », dans op. (...)

4La tolérance administrative suggère également que l’autorité


titulaire du pouvoir de sanction ait accepté l’illégalité commise par
l’administré, en s’abstenant de punir. En d’autres termes, la
situation irrégulière est « connue de l’administration et, sinon
maintenue par le fait de cette dernière, du moins non contredite par
elle14 ». La tolérance administrative est donc un acte de volonté. La
doctrine n’est pas toujours d’accord sur la forme que prend cette
volonté administrative somme toute particulière. Si pour les uns la
tolérance administrative s’exprime autant par l’implicite que par
l’explicite15, d’autres estiment qu’elle n’a de sens que sous le
prisme de l’implicite, en prenant la forme de l’abstention16. Sur le
fond, la volonté administrative de tolérer l’illégalité s’envisage d’une
part lorsque l’administration, bénéficiant d’un éventail de mesures,
décide de mettre en mouvement la moins contraignante pour inciter
le contrevenant à s’ajuster ou, d’autre part, lorsque n’ayant pas
d’alternative entre la sanction et l’absence de sanction,
l’administration choisit tout simplement de ne pas sanctionner. C’est
dans ce dernier cas de figure que la tolérance administrative prend
même tout son sens.

17 Célestin Keutcha Tchapnga, Le contrôle de l’État sur les activités privées au


Cameroun, thèse de do (...)

18 Pierre Bourdieu, « Esprits d’État », Actes de la recherche en sciences


sociales, no 96-97, 1993, p. (...)

19 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public


camerounais. Contribution à l’é (...)

5La vogue actuelle du phénomène au Cameroun interpelle. Si son


point de départ est généralement situé au tournant libéral du début
des années 1990, on a pris le soin de mesurer « l’ampleur de la
tolérance tacite de l’administration17 ». Le bilan est sévère.
Certains n’hésitent pas à qualifier cette pratique de sournoise ou
« perverse18 ». Agnès Makougoum explique que si la tolérance
administrative est en apparence favorable à l’exercice des libertés,
elle constitue en même temps un véritable danger pour ces
dernières19. Ce paradoxe inhérent à la fonctionnalité de la tolérance
administrative exprime une préoccupation plus complexe, celle de sa
signification profonde en contexte camerounais. En clair, comment
appréhende-t-on la tolérance administrative au Cameroun ?

6L’hypothèse retenue est la suivante : au Cameroun, la tolérance


administrative est appréhendée comme un procédé politique de
l’action administrative. Si la fréquence de l’utilisation de cette
technique suffit en réalité à démontrer sa récurrence comme
procédé de l’action administrative, la précision de son caractère
politique la spécifie par rapport aux procédés classiques (juridiques)
de l’activité administrative. Par ailleurs, en l’inscrivant de la sorte
dans l’ordre du factuel – l’idée de politique renvoyant ici à une action
motivée sur la base d’un jugement extérieur à la rationalité
juridique –, elle fait planer sur la tolérance administrative le spectre
de l’instrumentalisation permanente. La présente réflexion ne
manque donc pas d’intérêt sur le plan purement scientifique, car il
est clair qu’une recherche menée sur ce terrain pourrait permettre
d’identifier conceptuellement la tolérance administrative. Pour
atteindre cet objectif, il a été choisi de situer l’étude dans le cadre
transdisciplinaire du droit administratif et de la science
administrative. Ainsi, en combinant le raisonnement juridique à
l’observation pragmatique du fonctionnement routinier de
l’administration camerounaise, on a pu extraire dans un premier
temps la substance de la tolérance administrative (1) avant d’en
mesurer la portée (2).

1. La substance de la tolérance administrative

7La tolérance administrative est un phénomène complexe.


L’analyser de manière satisfaisante comme procédé politique de
l’action administrative consiste non seulement à déterminer de façon
précise cette nature atypique qui est la sienne (1.1), mais aussi à
comprendre les tenants et les aboutissants de sa vogue actuelle
(1.2).

1.1. La nature de la tolérance administrative

8L’examen minutieux des critères de définition proposés ci-dessus


permet de suggérer l’opinion selon laquelle la tolérance
administrative n’est pas un phénomène juridique (1.1.1), mais
davantage un phénomène politique (1.1.2).
1.1.1. Un phénomène ajuridique
20 L’acte administratif unilatéral est défini dans cet arrêt comme un « acte
juridique unilatéral pris (...)

9En considérant de façon exclusive le second critère de définition,


celui de l’acceptation de l’illégalité par l’administration, on est tenté
de penser que la tolérance administrative est un acte juridique, et
par extension, un acte administratif unilatéral. Tentons un
syllogisme simple. Nul n’ignore que le juge administratif
camerounais dans le célèbre arrêt Ngongang Njanke Martin définit
l’acte administratif unilatéral comme « un acte juridique
unilatéral20 ». Or l’acte juridique unilatéral est d’abord un acte de
volonté. Parce qu’elle est un acte de volonté, la tolérance
administrative serait donc un acte juridique.

21 Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable du


droit », dans Romain Le (...)

22 La difficulté de ce développement est le fait qu’il convoque une méthode


casuistique. Il faudra pro (...)

10Cette conclusion simpliste semble pour le moins hâtive, car la


seule émission de la volonté ne suffit pas à créer un acte juridique.
Encore faut-il qu’elle soit exprimée avec l’intention de produire des
effets de droit. En d’autres termes, si les effets de droit ont été
voulus par l’auteur du fait matériel, celui-ci obtient la qualification
d’acte juridique. Pour une frange de la doctrine, il faut même aller
plus loin. L’auteur de l’acte ne doit pas seulement avoir la volonté de
créer des effets de droit. Il doit en avoir la maîtrise complète. Cela
suppose que la volonté n’ait pas seulement déclenché des effets
produits par le droit objectif, mais aussi qu’elle puisse déterminer
avec précision le contenu même des effets recherchés. À la lumière
de ces propositions, il est difficile de dire que la tolérance
administrative est un acte juridique et par extension un acte
administratif unilatéral21. La volonté existe peut-être, mais elle
n’est pas dirigée vers la production des effets de droit ou, comme le
juge administratif camerounais l’exige, vers la modification de
l’ordonnancement juridique22. Dans ces conditions, il est quasiment
impossible pour le bénéficiaire de la tolérance administrative de se
prévaloir de droits acquis dans le cas d’un retournement de
situation.
23 Serge Guinchard et Thierry Debard (dir.), Lexique des termes juridiques,
Paris, Dalloz, 2017, p. 95 (...)

11En faisant rejouer le premier critère de définition, celui de


l’agissement illégal du citoyen, on conforte cette dernière idée. La
tolérance administrative n’existe que par rapport à un
comportement illégal, celui de l’administré. Par ce seul fait, ce
dernier ne saurait se prévaloir de droits acquis, nul ne pouvant en
effet se prévaloir de sa propre turpitude. L’illégalité prive
logiquement la tolérance administrative d’effets juridiques, ce qui
amène à penser qu’elle ne constitue pas un acte juridique et, par
conséquent, ne saurait être considérée comme un acte administratif
unilatéral (ou décision administrative). Par ailleurs, il est difficile de
rattacher la tolérance administrative au fait juridique ; car si ce
dernier ne résulte pas (toujours) d’une manifestation de volonté, la
loi lui attache tout de même des effets de droit23.

12N’étant pas un phénomène typiquement juridique, la tolérance


administrative tend davantage à revêtir une nature politique.

1.1.2. Un phénomène politique


24 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public
camerounais, op. cit., p. 368.

25 Certains auteurs estiment que l’acte de tolérance administrative est de


façon radicale un acte illé (...)

26 Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable du


droit », art. cité, p. 1 (...)

13Si la tolérance administrative n’est ni à un acte juridique et encore


moins un fait juridique, tout porte à croire que celle-ci rentre dans la
catégorie des faits matériels dépourvus d’effets juridiques.
Caractériser de la sorte la tolérance administrative, c’est militer en
faveur de sa nature informelle. L’informalité dont il est question ici
résulte simplement du fait que la tolérance administrative n’est pas
au premier abord considérée comme un phénomène typiquement
juridique. Il s’agit davantage d’une manœuvre déterminée par une
logique purement politicienne. En d’autres termes, la tolérance
administrative est un acte politique ou, si on veut, une « procédure
officieuse24 », située dans la zone frontière qui sépare le légal de
l’illégal25. Ainsi, l’administration entend par cette démarche
améliorer ses relations avec les citoyens, mais en se situant en
marge des normes juridiques. Cette « volonté de ne pas faire
respecter les règles de droit », estime Fanny Grabias, est
suffisamment condamnable26.

14Ce conditionnement juridique précaire n’empêche pas pour autant


la fréquence de l’utilisation du procédé. On pense qu’il s’agit là d’une
manifestation certaine de la libéralisation progressive de la société
camerounaise.

1.2. L’expression de la tolérance administrative

15La tolérance administrative revêt potentiellement en contexte


camerounais une double expression idéologique (1.2.1) et pratique
(1.2.2).

1.2.1. L’expression idéologique


27 Roger Gabriel Nlep, L’administration publique camerounaise. Contribution à
l’étude des systèmes afr (...)

28 Maurice Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire. Essai sur les fondements
du constitutionnalisme d (...)

29 Jean François Bayard, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la FNSP, 1979,


p. 228.

16Il faut préciser que durant de nombreuses années,


l’administration camerounaise s’est caractérisée par sa raideur27. Le
déterminant majeur de cette attitude est à rechercher dans la trame
idéologique sur laquelle s’inscrivait l’action publique implémentée
aux premières heures de l’indépendance : la construction nationale.
Elle désigne, selon une définition bien connue, une « idéologie de
mobilisation des énergies physiques, de captation de l’imagination et
des pulsions affectives des populations28 ». L’obsession pour
atteindre cet objectif a conduit les dirigeants du jeune État
camerounais à imposer coûte que coûte une sorte d’unanimisme
généralisé sur le plan politique. On ne tolère pas l’avis contraire. Au
pire, il est réprimé avec énergie, au nom de la cause nationale. Les
libertés publiques sont sacrifiées sur l’autel de la protection de
l’idéologie. Sur le plan économique, on observe cependant quelques
traces de la tolérance administrative. Il est par exemple rapporté
que le président Ahmadou Ahidjo par une politique de tolérance
administrative très contrôlée favorisait la progression économique de
certains commerçants pour aider le milieu des affaires à bien
s’implanter dans le pays29.

30 Marcelin Nguele Abada, État de droit et démocratisation : contribution à


l’étude de l’évolution pol (...)

31 Raphael Ateba Eyong, « L’évolution du fondement idéologique du droit


administratif camerounais », d (...)

17À cette rigidité administrative justifiée par l’idéal de la


construction nationale se substitue au début des années 1990 une
certaine flexibilité portée par le libéralisme triomphant d’alors.
L’ouverture de l’État camerounais à la démocratie, ce « régime de
tolérance30 », et au libéralisme, rend possible l’éclosion d’une
administration beaucoup plus tolérante. Les débuts sont poussifs
avec la gestion tendue de la transition idéologique qui s’effectue
sous les auspices d’une « rémanence » des réflexes autoritaires31.
D’une façon générale, on assiste à l’amplification des tolérances
administratives. Parce qu’on estime être passé d’une société de
restrictions à une société d’autorisations, d’une époque où la
subversion était réprimée à une ère de célébration des libertés, on
laisse faire. L’étau administratif se desserrant, la fougue libertaire
d’une société camerounaise en quête d’émancipation va
grandissante avec son lot d’avatars. On voit alors se développer de
nombreuses pratiques illégales, sous le regard silencieux d’une
administration qui tolère.

18Marquée idéologiquement, la tolérance administrative l’est aussi


sur le plan pratique si on s’en tient aux usages que l’administration
en fait au quotidien.

1.2.2. L’expression pratique

19Dans le discours officiel, la tolérance a une vocation


exclusivement pédagogique. On tolère pour sensibiliser. On
n’insistera pas outre mesure sur cette dimension. Il sera davantage
question des motivations implicites.

32 Quand on définit l’ordre public en tenant compte de ses composantes


comme le fit jadis Maurice Haur (...)

33 C’est par exemple le cas dans la ville de Yaoundé au niveau de la grande


avenue de la poste central (...)
34 La ville de Yaoundé connaît régulièrement des tensions entre les usagers et
les agents de la police (...)

20Pour l’administration, la tolérance administrative peut constituer


un moyen détourné de protection de la paix sociale. Cette
considération va au-delà de la seule préservation de l’ordre
public32. Allons même plus loin en confessant ce qui pourrait
paraître aux yeux des puristes du droit administratif comme une
aberration : quand la paix sociale l’exige, l’ordre public peut être
violé sous le regard tolérant de l’administration. C’est par exemple le
cas en matière d’esthétique et de salubrité publiques, lorsque des
commerçants dressent leurs échoppes dans des espaces publics ou
aux alentours des grandes avenues d’une capitale pour vendre leurs
produits33. Il s’agit là d’une violation de l’ordre public, mais qui
n’entraîne que très rarement une réaction négative de
l’administration. Le risque ici est grand que des remous plus difficiles
à gérer soient générés par une logique exclusivement répressive34.

35 Organisation internationale du travail, Enquête auprès des entreprises


informelles du Cameroun, Yao (...)

36 Au Cameroun, le « call-box » est cet espace étroit à l’intérieur duquel un


opérateur de téléphonie (...)

21Autre déclinaison de la paix sociale, la tolérance administrative


peut constituer un levier du développement économique. L’État en
Afrique n’est plus celui d’hier. Il n’est plus sur tous les fronts parce
qu’il n’en a tout simplement plus les moyens. Pourquoi dans ces
conditions harceler une population qui se débrouille généralement
dans l’informel35 ? Le « call-boxeur » occupant illégalement la
chaussée pour exercer son métier travaille36. Il crée dans une
certaine mesure de la richesse et c’est là que se situe l’essentiel.
Procéder au toilettage de l’activité économique pour en extirper tous
ceux qui exercent dans l’illégalité peut faire courir à l’administration
le risque de la fragilisation ou même de la rupture de la paix sociale.

37 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public


camerounais, op. cit., p. 371.

22La tolérance administrative peut aussi constituer un levier


politique d’instrumentalisation des libertés publiques. C’est là que ce
procédé devient dangereux. Lorsqu’elle est utilisée à des fins autres
que l’intérêt général et la préservation de l’harmonie sociale, la
tolérance administrative devient un danger pour l’esprit du
libéralisme. Pire, elle devient le symbole de la résistance de
l’administration à la loi en instaurant l’idée selon laquelle
« [l]’administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans
l’application des lois ». « On ne peut penser sans quelques frissons
qu’une telle chose soit seulement cautionnée par le législateur, le
juge ou même seulement par la doctrine37. »

38 Ibid., p. 365 et suiv.

39 Ibid., p. 360-365.

40 Ibid., p. 372.

23On a pu démontrer cette situation étrange au sujet de la liberté


de la communication audiovisuelle38. En raison de la complexité de
la procédure d’autorisation et des difficultés que de nombreux
acteurs éprouvent à satisfaire aux conditions juridiques requises
pour jouir de cette liberté, certains exercent sur le seul fondement
de la tolérance administrative39. Mais tous ne bénéficient pas de la
même opportunité. C’est la raison pour laquelle « à l’occasion du
refus opposé à l’ouverture et au fonctionnement de certaines
entreprises de communication audiovisuelle au Cameroun, des
personnes sont montées au créneau pour soutenir que la tolérance
de l’administration était à “tête chercheuse”, qu’il y avait “deux
poids deux mesures40” ».

41 Bernard Messengue Avom, Le préfet et l’État au Cameroun, Yaoundé,


Presses de l’UCAC, 2005, p. 97.

42 Patrick Edgard Abane Engolo, « Existe-t-il un droit administratif


camerounais ? », dans Magloire On (...)

24La tendance à la tolérance administrative ne signifie pas pour


autant que les autorités administratives se montrent silencieuses
face à l’anarchie, notamment lorsqu’elle est politique. Face à l’ordre
public politique, « les autres citoyens doivent se tenir tranquilles »,
car « aucune fausse note, aucun écart et aucune velléité ne peuvent
être tolérés […] ; et l’autorité préfectorale veille à ce qu’il en soit
ainsi41 ». Edgard Patrick Abane Engolo explique que ce tropisme
« [i]ndique de manière explicite l’état mental de ceux qui appliquent
les règles du droit administratif camerounais, et par ricochet l’état
d’un droit qui, tant qu’il n’est pas clairement défini, indique un
pouvoir discrétionnaire qui lui-même est utilisé et instrumentalisé à
volonté par les autorités politiques42 ».
25Le recours constant à la tolérance administrative ne reste pas
sans effets. Il convient alors d’en apprécier la portée.

2. La portée de la tolérance administrative

26La portée de la tolérance administrative est double. Alors que sur


le plan strictement juridique elle remet en question la notion de
sécurité juridique (2.1), sur le plan politique, elle relativise l’objectif
de préservation de la paix sociale (2.2).

2.1. La portée juridique de la tolérance administrative

27En principe, la tolérance administrative place son bénéficiaire


dans une situation d’insécurité juridique (2.1.1). Cependant,
l’hypothèse d’une protection du bénéficiaire « de bonne foi » se
construit graduellement (2.1.2).

2.1.1. Le principe de l’insécurité juridique du bénéficiaire


43 On doit cette caractérisation à Mme Valembois qui distingue la conception
classique (sécurité par l (...)

28L’effet principal que produit la tolérance est de mettre son


bénéficiaire en situation d’insécurité juridique, laquelle peut être
définie de manière simple comme étant l’absence de sécurité
juridique. Autrement dit, c’est une situation dans laquelle le
justiciable n’est pas protégé par le droit. Cette forme particulière de
protection constitue l’expression classique de la sécurité juridique
qu’il faut soigneusement distinguer de la conception moderne et qui
consiste en la sécurisation du droit lui-même43.

44 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public


camerounais, op. cit. p. 372.

45 Il existe une grande controverse doctrinale à ce propos. Si pour certains il


n’est de droits acquis (...)

29En matière de tolérance administrative, l’administré se met lui-


même en difficulté puisqu’il choisit délibérément de ne pas respecter
le droit. Cette situation d’illégalité, acceptée par l’administration, le
fragilise juridiquement parce qu’il ne pourra pas se prévaloir d’une
quelconque protection du droit. En effet, « lorsqu’on est juste toléré,
il est impératif de se faire le plus discret possible44 » et ce, d’autant
plus que l’ombre du retournement de situation par l’administration
plane en permanence. Si une telle occurrence venait à advenir, le
bénéficiaire de la tolérance administrative ne pourrait pas se
prévaloir de droits acquis, ceux-ci étant entendus comme les
prérogatives qu’on tire des décisions administratives qu’elles soient
individuelles ou réglementaires45.

30Deux raisons largement évoquées suffisent à l’affirmer : d’une


part, l’acte de tolérance ne constitue pas à proprement parler une
décision administrative au sens juridique du terme et d’autre part, la
tolérance administrative ne rend pas licite la situation illégale de
l’administré. La tolérance administrative apparaît dans ces
conditions comme un instrument dangereux pour les libertés. Cette
dangerosité s’exprime par le fait qu’elle soustrait subtilement le
citoyen à la protection de la loi pour l’exposer à l’arbitraire de
l’administration qui peut ou non tolérer.

31Pour faire face à cette situation inquiétante, il émerge ces


dernières années un courant qui se montre favorable à la protection
exceptionnelle du bénéficiaire de la tolérance administrative.

2.1.2. La possibilité théorique d’une protection juridique du bénéficiaire


46 Arsène Landry Nguena Djoufack, Sécurité juridique et droit communautaire
de la CEMAC, op. cit., p. (...)

32La doctrine fait généralement reposer l’idée d’une protection du


bénéficiaire de la tolérance administrative sur le principe de la
confiance légitime. Après l’avoir présenté comme « une variante de
la sécurité juridique », Arsène Landry Nguena Djoufack définit ce
principe comme étant celui qui « [i]mplique que les autorités
chargées de la création et de l’application du droit évitent de
bouleverser brutalement une réglementation bien établie en vertu
de laquelle les administrés ont adapté leurs situations
individuelles46 ».

47 Jean Marie Woehrling, « La France peut-elle se passer du principe de


confiance légitime ? » dans Go (...)

33Cette définition, sans être fausse, a le défaut d’être étroite en ce


qu’elle limite l’application de ce principe à la seule pratique
réglementaire de l’administration. Il faudrait peut-être aller au-delà,
comme le fait Jean-Marie Woehling, pour qui le principe de confiance
légitime « [e]xprime l’idée que lorsqu’une autorité suscite chez un
particulier l’attente d’un comportement, le maintien d’une norme ou
l’intervention d’une décision et que cette attente est fondée sur des
circonstances qui la rendent justifiée ou légitime, cette autorité doit
en tenir compte d’une manière appropriée47 ».

48 Fanny Grabias, La tolérance administrative, op. cit., p. 543.

49 Le célèbre arrêt Öneryildiz du 30 septembre 2004 rendu par la Cour


européenne des Droits de l’homme (...)

50 Fanny Grabias, La tolérance administrative, op. cit., p. 543.

34Ainsi, et revenant dans le cadre de la tolérance administrative, on


peut imaginer que le mutisme prolongé de l’administration face à
une situation irrégulière finit par former, même si cela paraît
grossier, une « légalité parallèle » qui lie juridiquement
l’administration. Comment déterminer dans ces conditions la bonne
foi du bénéficiaire de la tolérance administrative ? La référence à ce
standard juridique n’a rien d’anodin. Dans sa thèse, Fanny Grabias
l’envisage d’ailleurs comme l’un des éléments pouvant permettre au
toléré de se soustraire à la sanction qu’il encourt48. L’appréciation
du degré de sincérité devrait logiquement revenir, comme c’est le
cas en Europe, au juge49. On n’en est pas encore là au Cameroun.
Il faut d’ailleurs noter, pour le regretter, que la jurisprudence sur la
question de la tolérance administrative y est encore assez maigre,
voire inexistante. Cette situation contraste de manière flagrante
avec la banalisation de la pratique. Entre autres éléments pouvant
être pris en considération dans la perspective de la construction d’un
régime de protection au bénéficiaire de la tolérance administrative,
on a la nature de la faute commise par ce dernier et la gravité de
ses conséquences50.

35Sur le plan politique, la portée de la tolérance administrative reste


également mitigée.

2.2. La portée politique de la tolérance administrative

36La question qu’on se pose ici est de celle de savoir si la tolérance


administrative atteint ses objectifs en termes de régulation
pertinente des rapports sociaux. Le constat qui se dégage après
analyse est une fois de plus nuancé. On oscille entre une
préservation fragile de la paix sociale (2.2.1) et un affaiblissement
progressif de l’autorité de l’État (2.2.2).
2.2.1. La préservation fragile de la paix sociale

37La paix par la tolérance administrative se définit résolument


comme un calme précaire. Les tensions entretenues par l’attentisme
excessif de l’administration finissent tôt ou tard par se révéler. Dans
les sociétés réputées libérales, la paix sociale repose sur des
équilibres complexes que l’administration se doit de protéger. Cette
fonction délicate justifie en partie le recours récurrent aux tolérances
administratives. Elles visent dans cette perspective à réduire à leur
expression la plus faible la conflictualité et les précarités telles qu’on
les perçoit au quotidien. La demande sociale trouve ainsi des canaux
informels pour épuiser ses doléances. Tout y passe : la santé avec la
multiplication des établissements sanitaires privés, l’éducation et les
transports avec la densification de l’offre, le commerce avec la
célébration de la vente informelle, etc. Les coûts du service dans ces
places illégales sont généralement accessibles et bénéficient de
l’adhésion de la masse. Ces espaces de non-droit constituent alors
des lieux de réduction de la colère d’une population qui se sent
parfois lésée par l’État. Le danger ici est justement de faire reposer
la paix sociale sur la violation de l’ordre public. Tenant sur la corde
raide de l’anorme, la tolérance administrative protège de façon très
fragile la paix sociale. Prenons deux cas qu’on rencontre au
quotidien pour illustrer cette réalité.

51 Joseph Keutcheu, « Le “fléau des motos-taxis” », Cahiers d’études


africaines, 2015, no 219, p. 509- (...)

52 Ibid., p. 513.

53 Ibid., p. 522.

38Joseph Keutcheu démontre, par exemple, comment le phénomène


des motos-taxis a fini par constituer un « problème public au
Cameroun51 ». L’intention de départ est pourtant bonne. En laissant
se développer cette activité, parfois sans réglementation
particulière, l’État entend corriger deux problèmes : d’une part la
faiblesse de l’offre en matière de transport urbain et d’autre part, le
chômage52. Les effets escomptés sont peut-être produits, mais le
tribut à payer reste lourd : insécurité routière, grand banditisme,
désordre urbain, soit autant de facteurs susceptibles de créer la
rupture de la paix sociale53.

54 Bernard Raymond Guimdo Dongmo, « Réflexion sur les assises juridiques de


la liberté religieuse au C (...)
39Le même constat peut être transposé à la tolérance administrative
pratiquée en matière de liberté religieuse. Bernard-Raymond
Guimdo Dongmo indique qu’en dehors des associations religieuses
classiques et de celles autorisées dans le respect de la
réglementation, « il existe une multitude d’autres mouvements
religieux ou spirituels qui ont également pignon sur rue et qui
prospèrent au vu et au su de tout le monde, y compris des pouvoirs
publics54 ». Leur progression exponentielle serait justifiée entre
autres par la crise de la foi, le besoin d’évasion, la crainte de la
pauvreté ou simplement le rejet des religions classiques. En
contrepartie, le risque d’une rupture de la paix sociale est entretenu
par le climat d’intolérance qui règne entre ces différents courants
religieux, chacun estimant avoir le monopole de la vérité. En outre,
il faut relever l’ambiguïté des rapports que la population entretient
avec ces nouveaux mouvements. On alterne entre adhérence et
rejet. L’autorité administrative se trouve donc coincée entre deux
feux : tolérer pour contenter les uns ou punir pour satisfaire les
autres.

40En maintenant des situations illégales sans pour autant intervenir,


l’État court nécessairement le risque d’affaiblir son autorité.

2.2.2. L’affaiblissement progressif de l’autorité de l’État


55 Jean Rivéro, Le Monde, 31 octobre 1963, p. 4, cité par Fanny Grabias, « La
tolérance administrative (...)

41Dans un article publié le 31 octobre 1963 dans Le Monde, Jean


Rivéro opinait que « [l]’autorité s’enracine dans la règle ; affaiblir la
règle […] c’est, pour le pouvoir, saper ses propres bases ; il est
d’autant mieux obéi, lorsqu’il entend faire respecter la loi par les
citoyens que lui-même donne l’exemple55 […] ».

42Cette affirmation trouve tout son sens en matière de tolérance


administrative. En effet, si cette pratique peut avoir
conjoncturellement des effets positifs sur la protection de la paix
sociale, sur le long terme elle finit par constituer un facteur
d’affaiblissement de l’autorité de l’État. Pour corriger les travers de
sa tolérance, l’administration se voit souvent obligée de passer en
force : sorties musclées de la police municipale pour sévir contre le
désordre urbain, pose de scellés sur les églises fonctionnant sans
autorisation, fermeture des établissements scolaires fonctionnant
sans autorisations, etc. Ces solutions radicales traduisent une vérité
plus profonde, celle de la dégénérescence de l’autorité de l’État,
fondement supposé de l’obéissance des citoyens.

56 Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture,


Paris, Gallimard, 1989, (...)

57 Alexandre Kojev, La notion d’autorité, Paris, Gallimard, 2004, p. 137.

43Qu’est-ce que l’autorité ? Pour Hannah Arendt, qui se posait déjà


la question il y a de nombreuses années, il s’agit d’une forme de
pouvoir qui ne repose ni sur la violence ni sur la persuasion56. Avoir
de l’autorité c’est être capable de se faire obéir sans avoir à fournir
un effort particulier. Le paradoxe de la domination et de la liberté
s’épuise alors dans ce concept. Il exclut dans son principe, tout
recours à la contrainte physique ou intellectuelle. D’ailleurs, comme
le disait Alexandre Kojève, « la force ne peut jamais, par définition,
engendrer une Autorité quelconque57 ».

58 Yves Sintomer, « Pouvoir et autorité chez Hannah Arendt », L’homme et la


société, no 113, 1994, p. (...)

59 Elizabeth Kauffmann, « “Les trois types purs de la domination légitime” de


Max Weber : les paradoxe (...)

60 Alexandre Kojeve, La notion d’autorité, op. cit. p. 137.

61 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003, p. 118.

62 Stève Thierry Bilounga, « La crise de la loi en droit public


camerounais », Les Annales de droit, n(...)

44Dominer sans contraindre : telle est donc la signification de


l’autorité et sa justification comme « principe actif de légitimation du
gouvernement et, plus généralement, d’une forme politique58 ».
Pour Max Weber, il existe trois types de dominations légitimes59 : la
domination charismatique où l’organisation fonctionne par
dévouement à un héros, la domination traditionnelle qui fonctionne
par obéissance des membres aux croyances et au caractère sacré de
ceux qui gouvernent et enfin la domination légale rationnelle basée
sur la règle de droit. Dans les sociétés libérales qui adhèrent
généralement à cette dernière forme, « un Pouvoir fondé sur
l’Autorité peut, bien entendu, se servir de la force » pour protéger la
norme juridique sans que cela soit une gêne particulière60. Sur les
plans juridique et sociologique, cette hypothèse se comprend. L’État
par l’attribut de la souveraineté exerce de façon normale l’imperium,
c’est-à-dire le droit à l’exercice de la violence physique légitime61.
Cependant, tolérer la violation de la volonté générale, c’est-à-dire la
loi exprimée au quotidien par l’ordre public, et chercher à corriger
plus tard les conséquences fâcheuses d’une telle attitude revient en
même temps à questionner la pertinence de l’autorité sur laquelle on
fonde son pouvoir de contrainte. La tolérance administrative
apparaît de la sorte comme un facteur de fragilisation de l’autorité
de l’État parce qu’elle la déplace de son site officiel (le légal) pour la
positionner dans un espace d’insécurité (l’illégal). Au Cameroun, on
hésite plus à parler d’une véritable « crise de la loi62 ».

Conclusion
63 Hannah Arendt citée par Thierry Menissier, « Comment assurer
l’inconsistance du réel ? Penser avec (...)

45Quelles leçons peut-on tirer au terme de cette étude ? D’une part,


au Cameroun la tolérance administrative fait florès. La mobilisation
constante de cette technique fait d’elle aujourd’hui un moyen
privilégié, quoiqu’informel, de l’action administrative. L’État entend
par là trouver des solutions aux problèmes qu’il n’arrive pas toujours
à résoudre par les moyens normaux de son intervention
quotidienne. D’autre part, la tolérance administrative se singularise
par le fait qu’elle se situe dans la zone grise qui sépare le légal de
l’illégal. Il faut dire que cette ambiguïté conceptuelle apporte
nécessairement du flou sur sa portée tant juridique que politique.
Cette tension entretenue entre la norme juridique et l’anorme peut
finir par faire péricliter une bonne fois pour toutes l’autorité de l’État.
Cette conclusion confirmerait alors la thèse d’Hannah Arendt pour
qui l’autorité dans son sens originel a tout simplement disparu.
Depuis, on assiste à « [l]a perte des assises du monde qui, en effet,
depuis lors, a commencé à se déplacer, de changer et de se
transformer avec une rapidité sans cesse croissante en passant
d’une forme à une autre, comme si nous vivions et luttions avec un
univers protéen où n’importe quoi peut à tout moment se
transformer en quasiment n’importe quoi63 ».

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NOTES

1 Armand Leka Essomba, « Gouverner et punir. Justice, corruption


et récit du pouvoir au Cameroun », Fréquence sud. Revue
camerounaise des sciences de l’information et de la communication,
no 23, 2017, p. 157-177.

2 Jean Carbonnier, Flexible droit : pour une sociologie du droit sans


rigueur, Paris, LGDJ, 2001, p. 25.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid, p. 26.

6 Léa Mary, « Le normal ou le mirage de l’a-norme », Essaim, no 31,


2013, p. 49-70.

7 Michel Troper, Le droit et la nécessité, Paris, PUF, 2011, p. 11.

8 Jacques Mourgeon, « Tolérance et règle de droit », Les cahiers du


droit, vol. 30, no 4, 1989, p. 980.

9 Lucile Tallineau, « Les tolérances administratives », AJDA 1978,


p. 3.

10 Fanny Grabias, « Contribution à une définition de la notion de


tolérance administrative », dans Xavier Bioy, Benjamin Lavergne et
Marc Sztulman (dir.), La tolérance, Toulouse, Presses de l’Université
de Toulouse I Capitole, 2013, p. 25.

11 Ibid.

12 Voir Fanny Grabias, La tolérance administrative, Paris, Dalloz,


2018, p. 56.

13 Des alternatives se proposent généralement à l’administration :


soit ne disposant que d’un seul moyen pour faire respecter la
réglementation, elle ne l’utilise pas volontairement ; soit disposant
d’un éventail de mesures plus ou moins contraignantes lui
permettant de faire respecter la loi (critère quantitatif), il faudra
attendre l’écoulement d’un « délai raisonnable » pour pouvoir
considérer qu’elle n’a pas utilisé les moyens dont elle disposait pour
sanctionner l’illégalité.
14 Frédéric Lombard, « Les tolérances en matière d’occupation sans
titre du domaine public », RRJ, no 2, 2007, p. 807.

15 Pour ces auteurs, les tolérances administratives « constituent un


refus explicite ou implicite de l’autorité administrative de mettre en
œuvre des compétences pour empêcher ou mettre fin à une
violation de la loi » (Jacques Bourdon et Jean-Paul Negrin,
« L’inflation législative et réglementaire en France », dans Charles
Debbasch (dir.), L’inflation législative et réglementaire en Europe,
Paris, CNRS, 1986, p. 96).

16 Fanny Grabias, « Contribution à une définition de la notion de


tolérance administrative », dans op. cit., p. 25.

17 Célestin Keutcha Tchapnga, Le contrôle de l’État sur les activités


privées au Cameroun, thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille,
1992, p. 202.

18 Pierre Bourdieu, « Esprits d’État », Actes de la recherche en


sciences sociales, no 96-97, 1993, p. 62.

19 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit


public camerounais. Contribution à l’étude de la construction de
l’État de droit au Cameroun depuis 1990, thèse de doctorat en droit
public, université de Yaoundé II, 2014, p. 365.

20 L’acte administratif unilatéral est défini dans cet arrêt comme un


« acte juridique unilatéral pris par une autorité administrative dans
l’exercice d’un pouvoir administratif créant des droits et
obligations » (Cour fédérale de justice, Ngongang Njanke Martin,
20 mars 1968).

21 Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication


condamnable du droit », dans Romain Le Bœuf et Olivier
Le Bot, L’inapplication du droit, Aix-en-Provence, UMR Droits
international, comparé et européen, 2020, p. 117.

22 La difficulté de ce développement est le fait qu’il convoque une


méthode casuistique. Il faudra procéder au cas par cas pour déceler
quelle situation constitue ou non une tolérance administrative.
23 Serge Guinchard et Thierry Debard (dir.), Lexique des termes
juridiques, Paris, Dalloz, 2017, p. 957.

24 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit


public camerounais, op. cit., p. 368.

25 Certains auteurs estiment que l’acte de tolérance administrative


est de façon radicale un acte illégal parce qu’il pèserait sur
l’administration une obligation principielle de protéger la légalité.
Nous ne partageons pas cet avis. Pour être illégal, l’acte de
tolérance administrative aurait dû être proscrit de manière formelle.

26 Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication


condamnable du droit », art. cité, p. 110.

27 Roger Gabriel Nlep, L’administration publique camerounaise.


Contribution à l’étude des systèmes africains d’administration
publique, Paris, LGDJ, 1986, p. 406.

28 Maurice Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire. Essai sur les


fondements du constitutionnalisme dans les États d’Afrique noire
francophone, Paris, LGDJ, 1987, p. 325.

29 Jean François Bayard, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la


FNSP, 1979, p. 228.

30 Marcelin Nguele Abada, État de droit et démocratisation :


contribution à l’étude de l’évolution politique et constitutionnelle au
Cameroun, thèse de doctorat en droit public, université Paris 1–
Panthéon-Sorbonne, 1995, p. 191.

31 Raphael Ateba Eyong, « L’évolution du fondement idéologique du


droit administratif camerounais », dans Magloire Ondoa et Patrick
Edgard Abane Engolo (dir.), Les fondements du droit administratif
camerounais, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 273-295.

32 Quand on définit l’ordre public en tenant compte de ses


composantes comme le fit jadis Maurice Hauriou, il est « matériel et
extérieur », c’est-à-dire qu’il est constitué de la sécurité, de la
tranquillité et de la salubrité publiques (Maurice Hauriou, Précis
élémentaire de droit administratif et de droit public, Paris, Sirey,
1933, p. 549). Aujourd’hui, on lui adjoint une dimension
immatérielle ou spirituelle de sorte qu’il saisisse la moralité publique.
Lire à ce sujet Baptiste Bonnet, « L’ordre public en France : de
l’ordre matériel et extérieur à l’ordre public immatériel. Tentative de
définition d’une notion insaisissable », dans Charles André Dubreuil
(dir.), L’ordre public, Paris, Cujas, 2013, p. 117-139.

33 C’est par exemple le cas dans la ville de Yaoundé au niveau de la


grande avenue de la poste centrale. Cet espace situé au cœur de la
ville est aussi l’une des plus grandes places commerciales
informelles. Cette situation a de quoi gêner, mais tant que cela
participe de la garantie de l’harmonie et de la paix sociales, on laisse
faire.

34 La ville de Yaoundé connaît régulièrement des tensions entre les


usagers et les agents de la police municipale.

35 Organisation internationale du travail, Enquête auprès des


entreprises informelles du Cameroun, Yaoundé, Bureau international
du travail, 2017, p. 164.

36 Au Cameroun, le « call-box » est cet espace étroit à l’intérieur


duquel un opérateur de téléphonie mobile commercialise ses
produits (crédits de communication, cartes SIM, etc.).

37 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit


public camerounais, op. cit., p. 371.

38 Ibid., p. 365 et suiv.

39 Ibid., p. 360-365.

40 Ibid., p. 372.

41 Bernard Messengue Avom, Le préfet et l’État au Cameroun,


Yaoundé, Presses de l’UCAC, 2005, p. 97.

42 Patrick Edgard Abane Engolo, « Existe-t-il un droit administratif


camerounais ? », dans Magloire Ondoa et Patrick Edgard Abane
Engolo (dir.), Les fondements du droit administratif
camerounais, op. cit., p. 29.
43 On doit cette caractérisation à Mme Valembois qui distingue la
conception classique (sécurité par le droit) et la conception dite
moderne (sécurité du droit) (Anne Laure Valembois, La
constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit
français, Paris, LGDJ, 2005, p. 4-8). Voir également Arsène Landry
Nguena Djoufack, Sécurité juridique et droit communautaire de la
CEMAC : recherches sur la sécurité juridique dans la construction du
marché commun de la CEMAC, thèse de doctorat en droit public,
université de Dschang, 2015, p. 22-23.

44 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit


public camerounais, op. cit. p. 372.

45 Il existe une grande controverse doctrinale à ce propos. Si pour


certains il n’est de droits acquis que par le biais d’actes individuels,
d’autres pensent qu’il est possible d’étendre cette éventualité aux
actes réglementaires. Lire pour une vue générale, Brahim Dalil, Le
droit administratif face au principe de la sécurité juridique, thèse de
doctorat en droit, université Paris-Ouest–Nanterre-La Défense,
2015, p. 80.

46 Arsène Landry Nguena Djoufack, Sécurité juridique et droit


communautaire de la CEMAC, op. cit., p. 20.

47 Jean Marie Woehrling, « La France peut-elle se passer du


principe de confiance légitime ? » dans Gouverner, administrer,
juger : liber amicorum Jean Waline, Paris, Dalloz, 2002, p. 752.

48 Fanny Grabias, La tolérance administrative, op. cit., p. 543.

49 Le célèbre arrêt Öneryildiz du 30 septembre 2004 rendu par la


Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) permet de vérifier
ce postulat. En 1993, dans la ville d’Istanbul en Turquie, une
explosion de méthane dans une décharge d’ordures ensevelit
10 abris de fortune d’un bidonville avoisinant, entraînant le décès de
12 personnes. Le sieur Öneryildiz qui a effectué de manière illégale
ces constructions, sous le regard tolérant de l’administration turque,
estime avoir droit à un dédommagement. L’administration opinera
dans le sens inverse, arguant de la situation illégale de la victime.
Face aux balbutiements de la justice turque, l’affaire sera introduite
auprès de la CEDH et le recours est déclaré recevable en 2001. Le
juge européen condamnera l’État turc à verser des dommages et
intérêts au sieur Öneryildiz, invalidant l’argument de la situation
illégale de l’administré.

50 Fanny Grabias, La tolérance administrative, op. cit., p. 543.

51 Joseph Keutcheu, « Le “fléau des motos-taxis” », Cahiers


d’études africaines, 2015, no 219, p. 509-534.

52 Ibid., p. 513.

53 Ibid., p. 522.

54 Bernard Raymond Guimdo Dongmo, « Réflexion sur les assises


juridiques de la liberté religieuse au Cameroun », Les cahiers de
droit, no 40, 1999, p. 806.

55 Jean Rivéro, Le Monde, 31 octobre 1963, p. 4, cité par Fanny


Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable
du droit », art. cité, p. 107.

56 Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de


la culture, Paris, Gallimard, 1989, p. 123.

57 Alexandre Kojev, La notion d’autorité, Paris, Gallimard, 2004,


p. 137.

58 Yves Sintomer, « Pouvoir et autorité chez Hannah


o
Arendt », L’homme et la société, n 113, 1994, p. 120.

59 Elizabeth Kauffmann, « “Les trois types purs de la domination


légitime” de Max Weber : les paradoxes de la domination et de la
liberté », Sociologie, vol. 5, no 3, 2014, p. 307-317.

60 Alexandre Kojeve, La notion d’autorité, op. cit. p. 137.

61 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003,


p. 118.

62 Stève Thierry Bilounga, « La crise de la loi en droit public


camerounais », Les Annales de droit, no 11, 2017, p. 21-56.
63 Hannah Arendt citée par Thierry Menissier, « Comment assurer
l’inconsistance du réel ? Penser avec Arendt la crise de l’autorité
politique moderne », dans Kostas Nassikas (dir.), Autorité et force
du dire, Paris, PUF, 2016, p. 161-179.
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POUR CITER CET ARTICLE

Référence papier
Ebenezer David Ngahna Mangmadi, « La tolérance administrative au
Cameroun : odyssée au confluent de la norme juridique et de
l’anorme », Les Annales de droit, 16 | 2022, 141-157.

Référence électronique
Ebenezer David Ngahna Mangmadi, « La tolérance administrative au
Cameroun : odyssée au confluent de la norme juridique et de
l’anorme », Les Annales de droit [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne
le 01 juin 2023, consulté le 18 mars 2024. URL :
http://journals.openedition.org/add/2398 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/add.2398
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AUTEUR

Ebenezer David Ngahna Mangmadi


Docteur en droit public, université de Dschang (Cameroun)

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DROITS D’AUTEUR

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