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1
ARDANT (Ph.), DABAZIES (P.) : « Les pouvoirs de crise ». Revue pouvoirs, n°10, 1979, page 3.
2
SAINT-BONNET (F.) : « L’état d’exception et la qualification juridique ». Cahiers de la recherche sur les droits
fondamentaux 2007, n°6, page 29. Sur la question de l’état d’exception en général, voir « Les états d’exception,
un test pour l’Etat de droit ». R.D.P., numéro spécial, 2021.
3
TROPER (M.) : « L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel ». Droits et cultures. Mélanges en l’honneur du
Doyen Yadh Ben Achour. C.P.U., 2008, page 1143.
4
Le Dictionnaire des termes et expressions de la constitution tunisienne de 2014 définit l’état d’exception
comme étant la situation exorbitante du droit commun proclamée par le président de la République. Sous la
direction de BEN ACHOUR (R.) et GUELDICHE (H.). 2017.
1
L’état d’exception entraîne à la fois des dérogations aux droits
fondamentaux de la personne humaine et des aménagements de la répartition
des fonctions entre les divers organes de l’Etat. Par conséquent, les règles
applicables conduisent à une plus grande concentration des pouvoirs et à des
restrictions aux droits fondamentaux. Il s’agit aussi d’un moment par définition
fugace, temporaire, provisoire, pour affronter un péril imminent. Par
conséquent, c’est un phénomène immédiat, passager et profond par nature.
Partant de cela, ce moment communément désigné par péril imminent
ne devrait pas se confondre avec les situations où le changement serait
permanent ou s’étalerait dans le temps.
S’appuyant sur la thèse de Carl Schmitt 5, Giorgio Agamben, considère
que « l’état d’exception consiste en une modification en profondeur de certains
systèmes juridiques pour faire face à certains périls durables tels que le
terrorisme, modification en profondeur parce que les règles mises en œuvre
pour lutter contre ce péril sont révélatrices du système politique et juridique
dans lequel elles sont en vigueur »6.
Cette thèse ne peut être bien évidemment que rejetée car l’état
d’exception ne peut être qu’une zone de turbulence dans une situation de
calme constant. En effet, les menaces terroristes à titre illustratif ou encore la
lutte contre la corruption, pour n’évoquer que le contexte tunisien, s’inscrivent
dans la durée et les mesures prises à cet effet ne peuvent être que
permanentes7.
Il s’agit, par ailleurs, d’un moment dramatique au point que les mesures
prises pour y faire face répondent à une nécessité évidente ou à un besoin
impérieux. En effet, et pour faire face à la crise, on fait appel à des principes qui
appartiennent au fond commun de la sagesse des nations tels que : Nécessité
fait loi, l’urgence couvre tout, à l’impossible nul n’est tenu, etc. 8. En d’autres
termes, on agit ainsi parce qu’on n’a pas le choix. La nécessité justifie par
conséquent l’action et la légitime. Encore faut-il que cette nécessité soit
évidente. L’évidence, critère déclencheur de l’urgence ou de l’impérieuse
nécessité9 suppose qu’il n’y ait pas d’autre alternative entre agir d’une façon ou
d’une autre et entre agir ou ne pas agir. En ce sens, « la nécessité est perçue
5
Cité par Saint-Bonnet (F.) : « L’état d’exception et la qualification juridique ». Cahiers de la recherche sur les
droits fondamentaux. Op.cit. Selon Carl Schmitt, la dictature est par essence une institution destinée à faire
face à l’état d’exception. Si le libéralisme hésite devant cette solution si radicale c’est justement parce qu’il ne
veut pas entendre parler d’état d’exception ni de souveraineté. Il postule en effet une constitution qui limite la
puissance de l’Etat et est censée prévoir tous les cas. En cela il est insuffisant. La dictature, Paris, Sirey, 2000.
6
AGAMBEN (G.) : L’état d’exception, Homo Sacer, Paris, Seuil, 2003.
7
Nous y reviendrons en détail dans les développements suivants. Voir à ce propos المؤسسات والنظام:رافع بن عاشور
420 صفحة,2019 , مجمع األطرش،السياسي التونسي
8
BRAIBANT (G.) : Op.Cit., page 8.
2
par une sensation qui immédiatement provoque le sentiment que telle action
est indispensable »10.
Par conséquent, on pourrait définir la situation exceptionnelle comme
celle qui n’est « acceptable qu’un moment et seulement dans la mesure où elle
aurait pour fin le retour à la normale »11.
Si telle est la définition de l’état d’exception, se distingue-t-il alors de
l’état d’urgence ? Il faut admettre que ce dernier n’est finalement qu’un certain
despotisme administratif du quotidien. L’état d’exception contient l’état
d’urgence mais ne s’y identifie pas12. Toutefois, Xavier Magnon considère pour
sa part, « qu’avant le sens, il est question de mots et, plus précisément, du
choix des mots pour désigner la chose. Etat d’urgence, état d’exception,
circonstances exceptionnelles, état de siège, état de défense préventive,
agression imprévue, état de péril imminent, ordres juridiques spéciaux, état de
guerre, suspension de la constitution, état de tension, état de défense, état
d’alerte, les mots du droit positif sont nombreux pour qualifier une situation
d’exception ; n’en prenons ici qu’une définition première et intuitive, qui se
caractérise par une situation de fait exceptionnelle qui appelle un régime
juridique spécial, distinct du droit commun »13.
Il faut relever par ailleurs que les principaux instruments internationaux
relatifs aux droits humains contiennent une clause dérogatoire applicable dans
les situations d’exception14.
9
En vertu de l’article 122-7 du code pénal français par exemple, « n’est pas pénalement responsable la
personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte
nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la
gravité de la menace ».
10
SAINT-BONNET (F.) : « L’état d’exception. Présentation de l’ouvrage L’état d’exception. Paris, P.U.F., 2001 ».
Revue juridique de l’Ouest 2004/2, page 313.
11
TROPER (M.) : Op.Cit., page 1145.
12
Il en est ainsi du régime d’assignation à résidence ainsi que le régime des perquisitions qui constituent des
mesures prises dans le cadre d’un état d’urgence. L’état d’urgence est un régime d’exception qui permet au
légataire du pouvoir exécutif d’élargir ses prérogatives. Ainsi, différentes dispositions de la loi de 1955 en
France prévoient que le premier ministre ou les préfets des régions soumises à l’état d’urgence peuvent
restreindre des droits ou libertés si cela est nécessaire au rétablissement de l’ordre public. En Tunisie, l’état
d’urgence est encore régi par le décret n°50/1978 en date du 26 janvier 1978 ; un décret manifestement
inconstitutionnel car contraire à l’article 49 de la constitution du 27 janvier 2014 qui prévoit en ces termes
que « Sans porter atteinte à leur substance, la loi fixe les restrictions relatives aux droits et libertés garantis. Ces
restrictions ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d’un état civil et démocratique et en vue
de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la sécurité
publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs
justifications. Les instances juridictionnelles assurent la protection des droits et libertés contre toute atteinte ».
13
« Le concept d’état d’exception, une lecture juridique ». R.D.P., Op.cit., page 11.
14
Il en est ainsi de la convention européenne des droits de l’Homme qui autorise dans son article 15 une
dérogation « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie d’une nation ». Le pacte
international relatif aux droits civils et politiques dans son article 4 évoque « un danger exceptionnel qui
menace la vie de la nation ». La convention américaine relative aux droits de l’Homme prévoit quant à elle dans
son article 27 « qu’en cas de guerre, de danger public, ou dans toute autre situation de crise qui menace
3
De même, la plupart des constitutions contiennent des dispositions
relatives à l’état d’exception. Ceci confirme encore une fois la thèse soutenue
par Michel Troper en vertu de laquelle l’état d’exception est toujours un état
défini par le droit15.
L’exemple le plus communément cité par la doctrine est celui de
l’article 48 de la Constitution de Weimar de 1919 16 qui a inspiré l’article 16 de la
constitution française de 195817. L’insertion de cet article s’explique par le
souvenir de la crise de 1940. De Gaulle disait en ce sens qu’il n’y avait plus
l’indépendance ou la sécurité d’un Etat partie… ». Notons que la charte africaine des droits de l’Homme et des
peuples du 26 juin 1981 ne prévoit pas de clauses de dérogation et l’interdit même. Ainsi, la commission
africaine des droits de l’Homme et des peuples a clairement énoncé « contrairement aux autres instruments
des droits de l’Homme, la charte africaine ne permet pas une dérogation aux obligations du traité en raison des
situations d’urgence ». Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples, Communications 74/92,
Commission nationale des droits de l’Homme et des libertés / Tchad, 11 octobre 1995, para. 36 ; v. également
Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples Communications 140/94, 141/94, 145/95
Constitutional Rights Project, Civil Liberties Organisation and Media Rights Agenda/Nigeria, 5 novembre 1999 :
« Limitations cannot be justifed by emergencies or special circumstances ». Notons également que le passé
colonial des États composant l’UA peut expliquer cette réticence à légitimer au niveau supranational les états
d’urgence ; le souvenir d’exactions commises pendant des états d’urgence expliquerait la réticence actuelle des
États africains à soutenir ces clauses. Sur ce point, v. M. Ssenyonjo, The African Regional Human Rights System,
Martinus Nijhoff publishers, 2012, p. 97 ; Frans Viljoen, International Human Rights Law in Africa I, OUP, 2007,
252-3. Il est intéressant de noter que l’approche tiers-mondiste du droit international (TWAOIL) établit un lien
étroit entre les clauses de dérogation et la colonialisation. Les travaux préparatoires du PIDCP et de la CEDH
révèlent que ce sont les États colonisateurs qui ont le plus ardemment plaidé pour l’insertion de ces clauses.
Sur ce point, voir John Reynolds, Empire, Emergency and International Law, Cambridge: Cambridge University
Press, 2017, p. 7-35. Voir KLIPFEL (C.) : “ Les situations d’état d’urgence en droit international : Atteinte ou
renforcement de l’Etat de droit ? ». Etat de droit, 6, éditions des presses de l’université, 2020, Cahiers Jean
Monnet, Page 32.
15
Op.cit., page 1149. Il convient de signaler à cet égard que certaines constitutions sans prévoir un état
d’exception stricto sensu, évoquent des dispositions qui s’appliqueraient en cas de guerre, de risque de guerre
ou dans d’autres situations de crise. A titre simplement illustratif, en Autriche, si le parlement n’est pas réuni,
s’il ne peut pas se réunir à temps ou s’il est empêché d’agir par des circonstances indépendantes de sa volonté,
le président de la République peut, sur recommandation du gouvernement fédéral, sous sa responsabilité et
celle du gouvernement, prendre par voie d’ordonnance provisoire modifiant la législation, toute mesure
nécessaire pour prévenir un dommage qui s’annonce de toute évidence et qui serait irréparable pour la
collectivité. Article 18/3. La constitution italienne mentionne uniquement l’état de guerre dans son article 78.
Pour de plus amples détails sur les constitutions n’ayant pas prévu « l’état d’exception », voir le rapport sur les
pouvoirs d’exception dir. ÖZBUDUN (O.) et MEHMET TURHAN (M.) in Sciences et techniques de la démocratie,
n°12, Strasbourg 1995, page 3 et SS.
16
« Si un Land ne remplit pas les devoirs qui lui incombent en vertu de la constitution et des lois du Reich, le
président du Reich peut l’y contraindre en utilisant la force.
Le président du Reich peut, lorsque la sûreté et l’ordre public sont gravement troublés ou compromis au sein du
Reich, prendre les mesures nécessaires à leur rétablissement ; en cas de besoin, il peut recourir à la force. A
cette fin, il peut suspendre totalement ou partiellement l’exercice des droits fondamentaux garantis aux articles
114, 115, 117, 118, 123, 124 et 153.
Le président du Reich doit sans retard communiquer au Reichstag toutes les mesures prises en application en
application du premier ou du deuxième alinéa du présent article. Ces mesures doivent être abrogées à la
demande du Reichstag.
En cas de danger, le gouvernement d’un Land peut, sur son territoire, prendre des mesures provisoires
analogues à celles mentionnées à l’alinéa 2. Ces mesures doivent être abrogées à la demande du président du
Reich ou du Reichstag.
Les modalités sont fixées par une loi du Reich ».
4
moyen d’obtenir, dans les circonstances où l’on était, un fonctionnement
régulier des pouvoirs de la République18.
La constitution tunisienne du 1er juin 1959 prévoyait dans son article 32
devenu article 4619 « qu’en cas de péril imminent menaçant les institutions de
la République, la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République
peut prendre les mesures exceptionnelles nécessitées par les circonstances
après consultation du premier ministre, du président de la chambre des députés
et du président de la chambre des conseillers.
Il adresse à ce sujet un message au peuple.
Pendant cette période, le président de la République ne peut dissoudre
la chambre des députés et il ne peut être présenté de motion de censure contre
le gouvernement ».
L’équivalent de l’article 46 se retrouve dans la constitution du 27 janvier
2014, dont l’article 80 dispose qu’ « en cas de péril imminent menaçant
l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays, et entravant le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République
peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception, après consultation du
17
Le 2 mars 1962, le Conseil d’Etat par un arrêt d’Assemblée a décidé que le président de la République pouvait
exercer le pouvoir législatif et adopter des actes considérés comme ayant valeur législative et par conséquent
le juge administratif ne peut en connaitre. Il s’agit dans le cas d’espèce de la mise en œuvre de l’article 16 de la
constitution du 4 octobre 1958 par la création d’un tribunal militaire afin de permettre au Général De Gaulle de
juger des militaires ayant participé au Putsh. Le Sieur Rubin de Servens ayant été condamné par ce tribunal a
demandé à la haute juridiction d’annuler pour excès de pouvoir la décision prise par le président de la
République d’instituer ledit tribunal ainsi que soit ordonné le sursis à exécution. Or les juges ont considéré que
l’administration ne pouvait connaitre un tel contrôle.
18
« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou
l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate, et que le
fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les
mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du premier ministre, des présidents des
assemblées ainsi que du conseil constitutionnel.
Il en informe la nation par message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs
publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le conseil
constitutionnel est consulté à leur sujet. Le parlement se réunit de plein droit.
Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le conseil constitutionnel peut être saisi par le
président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins
d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les
plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions
au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée ».Voir
en ce sens ; VOISSET (M.) : « Une formule originale des pouvoirs de crise : l’article 16 ». In, Les pouvoirs de
crise, Op.Cit., page 105. Voir également, SAINT BONNET (F.) : « Réflexions sur l’article 16 et l’état d’exception ».
R.D.P., numéro spécial, quarante ans de la Vème République, 1998, page 1699. Les dispositions de l’article 16
sont sans précédent dans la tradition républicaine et autorisent l’exercice d’une dictature au sens qu’avait ce
terme dans la Rome antique. Il a été appliqué en 1961. PACTET (P.), MELIN SOUCRAMANIEN (F.) : Droit
constitutionnel. 27ème édition, 2008, Paris, Sirey, page 420.
19
Modifié par la loi constitutionnelle n°2002/51 du premier juin 2002 ratifiée par le référendum du 26 mai
2002.
5
chef du gouvernement, du président de l’Assemblée des représentants du
peuple et après en avoir informé le président de la cour constitutionnelle. Il
annonce ces mesures dans un message au peuple.
Ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs
délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Durant cette
période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de
session permanente. Dans cette situation, le président de la République ne peut
dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté
de motion de censure contre le gouvernement.
Trente jours après l’entrée en vigueur de ces mesures, et à tout moment
par la suite, la cour constitutionnelle peut être saisie, à la demande du
président de l’Assemblée des représentants du peuple ou de trente de ses
membres, pour statuer sur le maintien de l’état d’exception.
La cour prononce sa décision en audience publique dans un délai
n’excédant pas quinze jours.
Ces mesures prennent fin dès la cessation de leurs motifs».
La Tunisie a été confrontée dans le cadre de l’application de la
constitution du 1er juin 1959 à plusieurs crises aiguës 20. Toutefois, le président
de la République n’a jamais eu recours à l’état d’exception même quand les
circonstances l’avaient exigé.
Le président de la République n’a eu recours à l’article 46 de la
constitution de 1959 qu’à deux reprises : à l’occasion des événements du 26
janvier 1978, suite à une grève générale déclenchée par l’Union générale de
travailleurs tunisiens et à l’occasion des événements du 3 janvier 1984 en
raison des troubles causés par la hausse du prix du pain et de quelques
produits subventionnés. Cependant, dans les deux cas, le recours à l’article 46
était erroné et procédait d’un amalgame entre état d’urgence et état
d’exception21.
Depuis l’entrée en vigueur de la constitution du 27 janvier 2014, et en
l’absence d’une cour constitutionnelle, certains événements ont suscité le
recours au décret de 1978 et la proclamation de l’état d’urgence en s’appuyant
20
- Attaque de Sidi Youssef en date du 8 février 1958.
- Bataille pour l’évacuation du 19 au 23 juillet 1961.
- Tentative de coup d’état du 25 juillet 1962.
- Attaque armée sur la ville de Gabès du 25 janvier 1980.
21
Suite aux événements du 26 janvier 1978, un décret n°50/1978 en date du 26 janvier 1978 relatif à
l’organisation de l’état d’urgence a été promulgué par le président de la République.
6
sur l’article 80 consacrant ainsi l’idée selon laquelle l’état d’urgence serait une
des mesures prises dans le cadre de l’état d’exception22.
Face à la pandémie de la Covid 19, deux décrets présidentiels ont été
promulgués les 18 et 22 mars 2020, instaurant un couvre-feu et imposant des
restrictions à la circulation sur tout le territoire tunisien. Dans les visas des deux
décrets présidentiels référence est faite à l’article 80 de la constitution,
référence qui n’avait pas manqué de semer le doute sur le cadre juridique dans
lequel le Chef de l’Etat agissait23.
Mais, l’évènement qui retient le plus l’attention des juristes a eu lieu le
25 juillet 2021. Dans une allocution télévisée, le président de la République,
entouré des officiers généraux du Conseil supérieur des armées annonçait sa
décision de mettre en œuvre l’article 80 de la constitution, de démettre le
gouvernement, de geler l’activité du l’ARP et d’assurer lui-même les fonctions
du ministère public. Une série de décrets s’en suivait à partir du 26 juillet 24.
Presque deux mois plus tard, le décret présidentiel 117-2021 du 22
septembre 2021 portant « Mesures exceptionnelles » était promulgué.
Véritable tournant dans l’histoire politique et constitutionnelle de la Tunisie, ce
texte ayant pour base juridique l’article 80 de la constitution, s’apparente
plutôt à une nouvelle organisation des pouvoirs publics impliquant, de fait, une
mise entre parenthèse de la constitution. On a ainsi quitté la logique de l’état
d’exception et ouvert la voie à une nouvelle phase pré constituante, voire
constituante en dehors du cadre approprié ; à savoir la constitution.
Sous couvert d’état d’exception assis sur l’article 80 de la constitution,
la Tunisie vit depuis le 25 juillet 2021 sous le coup d’un état de fait (I), ouvrant
la voie vers une nouvelle phase constituante (II).
7
L’article 80 de la constitution est le point de départ à l’instauration d’un
état de fait. Il convient pour cela de mettre en exergue les différents
dépassements commis par le président de la République en rapport avec cet
article de la constitution avant de donner un aperçu sur cet état de fait.
Ainsi, et depuis le 25 juillet 2021, la Tunisie est entrée dans une phase de
flou constitutionnel et juridique qui constitue un réel danger pour le processus
démocratique d’une part, et pour les droits et les libertés, d’autre part. Le vrai
questionnement est de savoir si le président de la République a véritablement
appliqué l’article 80 ou s’il l’a utilisé plutôt comme alibi pour s’emparer du
pouvoir et exercer des compétences exécutives, législatives et judiciaires que la
constitution lui dénie ? Il est évident qu’il s’agit d’un coup de force que plus
d’un n’ont pas hésité à qualifier de coup d’état contre la constitution. Cette
conclusion découle du non-respect des conditions constitutionnelles de la mise
en œuvre de l’article 80 de la constitution.
Les conditions de forme prévues par l’article 80 sont constituées par trois
formalités substantielles :
8
L’information du président de la cour constitutionnelle ne pouvait avoir
lieu, faute d’existence de la cour. A la limite, cette absence pourrait se justifier
par la théorie de la formalité impossible25.
25
Notion de droit administratif, une formalité est dite substantielle lorsque l’omission d’une formalité ou les
irrégularités commises lors de son accomplissement ont eu une influence déterminante sur le sens de la
décision administrative attaquée. Si le respect de la formalité s’est avéré impossible, on évoque dans ce cas la
théorie des formalités impossibles.
Le concept d’impossible est un adjectif qui indique quelque chose qui ne peut être, qui ne peut se faire, qui ne
peut se produire et qu’on ne peut réaliser pour ainsi reprendre la définition de l’Académie française. La
question n’est pas celle de l’obligation ou non d’accomplir ou non cette formalité, mais celle de la possibilité de
le faire. « L’on sort ainsi du registre du devoir, de l’obligation à la formalité étant consubstantielle à la formalité
de l’acte, pour entrer au contraire dans le registre du faire, de la capacité à agir, du pouvoir ; la question étant
de savoir si l’organe ou la personne devant accomplir la formalité est en état, en mesure de le faire.
La notion d’impossibilité renvoie ainsi à une situation exceptionnelle, extra- ordinaire ou tout du moins
anormale dans le sens où l’administration ne peut répondre à la norme procédurale qui lui est pourtant
imposée, et ce pour des raisons spécifiques ». Voir, MONTEIL (S.) : Théorie de la formalité impossible : une force
majeure administrative ? Devenir d’une théorie singulière face à la généralisation de l’exception. Mémoire de
recherche, août 2020, sciences po Toulouse, Institut d’études politiques, page 7.
26
« Je préside le ministère public pour pouvoir poursuivre toute personne qui serait impliquée dans une affaire ".
Tel est le libellé de la troisième et dernière mesure proclamée par le Président de la République le 25 Juillet
2021.
9
et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. De quel péril
s’agissait-il ?
10
niveau de la Fédération ou des länders, ou encore aux dangers qui existent
pour la sécurité publique ou l’ordre public27.
11
parlement en session permanente. Cela ressort implicitement du décret
présidentiel n°80-2021 du 29 juillet 2021 relatif à la suspension des
compétences de l’Assemblée des représentants du peuple qui décrète :
12
président de la République. La durée de la vacance provisoire ne peut excéder
soixante jours.
33
MRAD (M.) : « Point de vue-Tunisie. La démocrature justicialiste ». 2 août 2021. Lecourriedelatlas.com
34
ROUSSEAU (D.) : « La réhabilitation paradoxale du droit ». R.D.P., Op.Cit., page 40.
13
statuer sur le maintien des mesures d’exception prises par le président de la
République35.
Ainsi, ce décret évoque ce qu’il est convenu d’appeler « le provisoire qui
dure ». Ce qui devrait être exceptionnel est destiné à devenir normal et c’est
dans ce sens précis que la prorogation sans délai des mesures exceptionnelles
est contraire à l’esprit de l’état d’exception car comme nous l’avons
précédemment démontré, on appelle état d’exception une situation dans
laquelle, en invoquant l’existence de circonstances exceptionnelles
particulièrement dramatiques et la nécessité d’y faire face, on suspend
provisoirement l’application des règles qui régissent ordinairement
l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics.
14
de prendre en compte les exigences normatives déduites des différents droits
fondamentaux lorsqu’elles décident de mettre en œuvre des politiques
publiques »37.
Le libéralisme repose en effet sur l’idée que chaque être humain possède
des droits fondamentaux qu’aucun pouvoir n’a le droit de violer. Dans son
ouvrage intitulé « Le libéralisme »39, Georges Burdeau le définit à la fois comme
une théorie, une doctrine, un programme, une pratique. C’est également une
attitude qui consiste dans le rejet des contraintes par lesquelles une autorité
extérieure quelle qu’en soit l’origine ou la finalité vise à paralyser les
déterminations individuelles. Sur le plan politique, le libéralisme s’oriente dans
trois directions :
37
DUPRE DE BOULOIS (X.) : « Réorganiser l’exercice des libertés en régime d’exception ». R.D.P., 2021, Op.cit.,
page 200.
38
MOURGEON (J.) : « Les crises et les libertés publiques ». In, Les pouvoirs de crise. Op.cit., page 78.
39
Paris, éditions Seuil, 1979.
40
« En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute haute partie
contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente convention, dans la
stricte mesure où la situation l’exige, et à la condition que cette mesure ne soit pas en contradiction avec les
autres obligations découlant du droit international ».
15
Etats peuvent déroger à leurs obligations conventionnelles en cas de crise
grave41.
16
les exigences normatives relatives aux droits fondamentaux « ne
s’accommodent guère d’une définition elliptique des prérogatives reconnues
aux autorités publiques pour lutter contre le danger. Elles impliquent un cadre
juridique précis »46. Selon la CEDH, ce cadre juridique doit présenter certaines
qualités, et plus précisément il doit être accessible et prévisible. D’une part, le
destinataire de la norme « doit pouvoir disposer de renseignements suffisants,
dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un
cas »47, et, d’autre part, « la norme doit être énoncée avec assez de précision
pour permettre au citoyen de régler sa conduite. Il doit être à même de prévoir,
à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de
nature à dériver d’un acte déterminé »48. Elle a ajouté que la base juridique
« doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un pouvoir avec une
netteté suffisante-compte tenu du but légitime poursuivi- pour fournir à
l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire »49.
17
résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de
toute personne résidant dans une des zones prévues à l’article 2 dont l’activité
s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics »51.
Dans le même ordre d’idées, une autre procédure limitative des libertés
a été appliquée. Il s’agit de la procédure S17 qui est en réalité une mesure
d’ordre sécuritaire visant à assurer un contrôle aux frontières et pouvant
empêcher des personnes de voyager. Cependant, les personnes concernées ne
peuvent pas savoir au préalable si elles sont concernées par cette procédure ou
non. Cette procédure en contradiction flagrante avec le principe de la liberté de
circulation, garanti par la constitution de 2014 dans son article 24, ne peut être
limitée que par une loi conformément aux dispositions de l’article 49 de la
constitution.
51
Le substitut du procureur de la République et porte-parole du tribunal de première instance de Tunis a
affirmé le 6 août 2021 que des décisions d’interdiction de voyage ont été prononcées contre des responsables
de l’ancien gouvernement. De même, depuis le 25 juillet le ministère de l’intérieur a ordonné d’assigner à
résidence l’ancien procureur de la République près le tribunal de première instance, Béchir Akermi, l’ancien
directeur général des services spéciaux au ministère de l’intérieur, Lazhar Loungou, l’ancien ministre des
technologies de la communication et ministre du transport, Anouar Maarouf, l’ancien ministre de
l’environnement Riadh Mouakhar ainsi que plusieurs anciens membres du cabinet du gouvernement Youssef
Chahed.
52
Dans une décision fortement critiquée par l’opinion publique en date du 30 septembre 2021, le président du
tribunal administratif avait refusé le recours visant le sursis à exécution des décisions d’assignation à résidence
au motif que ces dernières ne sont pas à même de causer aux personnes concernées des dommages qu’il serait
impossible de rattraper au sens de l’article 39 de la loi relative au tribunal administratif n°40/1972 du 1 er juin
1972. Cette position constitue un revirement par rapport à une position précédente exprimée en 2018 où le
tribunal administratif avait ordonné un sursis à exécution de la décision du ministre de l’intérieur en date du 26
juillet 2017 relative à une assignation à résidence en s’appuyant sur le motif que l’assignation à résidence ne
signifie pas une interdiction de quitter le domicile, auquel cas elle se transformerait en séquestration à
domicile ; ce qui constitue une atteinte aux droits fondamentaux constitutionnellement garantis.
18
Finalement, « l’atteinte aux droits et libertés dans les régimes
autoritaires se fait à travers des textes juridiques interprétés et mis en
application d’une manière abstraite, via l’adoption de procédures sur le
fondement d’instructions non écrites. En attendant l’adoption de décrets-lois
appelés à régir plusieurs domaines pendant l’état d’exception, on considère que
le régime actuel applique des textes et des procédures liberticides et
inintelligibles. En effet, ces textes occultes ne sont pas conformes à l’état de
droit et à la justice comme affirmé depuis le début de son mandat par le
président de la République »53. Or ; les exigences relatives aux libertés
fondamentales requièrent des autorités responsables de prévoir un ensemble
de garanties au profit des personnes visées par les mesures réductrices en
question.
53
FERCHICHI (W.) : Op.Cit., page 31.
19
II. D’un état de fait à un état pré-constituant
Depuis le 25 juillet 2021 la Tunisie a été plongée dans un état de fait sous
couvert d’un état d’exception. Pour marquer cet état de fait du sceau de la
« légalité »54, un décret présidentiel n°2021-117 du 22 septembre 2021 relatif
aux mesures exceptionnelles vient préciser le processus pré-constituant devant
conduire aux révisions constitutionnelles ; un processus totalement conduit par
le président de la République.
54
Le terme est à manier avec précaution car le décret en question ne s’inscrit pas dans la continuité de la
constitution mais il s’en écarte considérablement et marque une rupture avec l’ordre normatif général.
55
Voir en ce sens, BEN ACHOUR R.), BEN ACHOUR (S.) : « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire ». Revue française de droit constitutionnel. N°92, Octobre 2012,
page 715. Voir également, BEN ACHOUR (R.) : Propos sur la constitution du 27 janvier 2014. Textes réunis par
Zouhour Ouamara. Latrach Editions. 2020.
56
Voir à cet égard, FAVOREU (L.) et GAÏA (P.) : Droit constitutionnel, Dalloz, 2003, page 102.
57
Préambule.
20
transition qui constitue la norme juridique suprême provisoire gouvernant
l’Etat pendant la période provisoire. Il s’agit comme son nom l’indique d’une loi
constituante, d’abord par son origine dans la mesure où elle émane d’un
pouvoir constituant. Elle l’est, ensuite, par son objet dans la mesure où elle
crée et organise les pouvoirs publics. Il s’agit aussi d’un texte provisoire dont la
durée expire avec le vote de la nouvelle constitution58.
Par conséquent, quelle que soit leur forme ou leur valeur, ces textes,
qualifiés de « petites constitutions » participent à la détermination d’un droit
transitoire matériellement constitutionnel. Elles sont, par conséquent, à
l’origine d’un système juridique intermédiaire à la fois provisoire et fondateur
qui doit se situer par rapport au système auquel il succède.
58
La doctrine distingue deux types de « petites constitutions ». Celles qui sont matériellement
constitutionnelles et celles qui sont formellement constitutionnelles. Pour la première catégorie, elles sont
adoptées en la forme infra-constitutionnelle à l’issue d’une rupture dans l’ordonnancement juridique. Il en est
ainsi du décret du 14 frimaire an II du 4 décembre 1793 qui organise après la suspension de la constitution de
1793 un gouvernement provisoire révolutionnaire, le comité du salut public. L’article premier du décret du 14
frimaire dispose que la convention est le centre unique de l’impulsion du gouvernement. Le CSP, élu par la
convention en son sein tous les mois concentre les pouvoirs exécutif et législatif qu’il exerce invariablement
sous la forme de décrets. En ce qui concerne la deuxième catégorie, à savoir les lois formellement
constitutionnelles, il convient de citer à titre d’exemple la loi du 2 novembre 1945. Adoptée en la forme
constitutionnelle par référendum, cette petite constitution attribue le pouvoir législatif à l’Assemblée
constituante. Voir dans ce sens, l’article de CARTIER (E.) : « Les petites constitutions : Contribution à l’analyse
du droit constitutionnel provisoire ». R.F.D.C., 2007, pages 525 et SS.
59
Xavier Magnon évoque dans ce cadre « le paradoxe de l’état d’exception autorisé par la constitution ». La
constitution échappe ainsi à la révolution en l’autorisant. Op.cit., page 18.
60
Op.cit., page 39.
61
Cette continuité entre l’ordre nouveau et l’ordre en ancien se justifie en France par le maintien des
institutions. Le conseil des ministres continue de se réunir chaque mercredi à l’Elysée et le parlement siège et
vote les lois. Dans ce sens, Xavier Magnon considère dans son article précité que « l’état d’exception bien que
par nature révolutionnaire, ne l’est pas, précisément parce qu’il est un sous-ensemble de l’ordre
constitutionnel et qu’il est habilité par celui-ci. Tel n’est pas le cas de l’ordre révolutionnaire, qui n’obéit au
respect d’aucune règle et qui, d’ailleurs, n’a pas vocation à être un ordre normatif spécial ou un sous-ensemble
d’un ordre normatif, mais bien à être un ordre normatif général. L’ordre révolutionnaire ne saurait être un
ordre spécial, mais, plutôt, un ordre général ». Op.cit., page 24.
21
D’ailleurs, du fait de la situation exceptionnelle, le texte constitutionnel
est préservé de toute modification durant la période d’exception. En effet, il
n’est pas permis de remettre en cause le droit constitutionnel commun 62.
Ce texte interpelle à plus d’un titre et suscite des réserves de taille quant
à sa forme et à son contenu. D’abord, de par son intitulé. En effet, le décret
présidentiel porte l’intitulé « mesures exceptionnelles », ce qui impliquerait
normalement un caractère provisoire. Par conséquent, toutes les mesures
annoncées dans le décret auraient pour seule finalité de régir une période
provisoire dont la durée se limiterait à l’existence d’un péril imminent et
d’assurer le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Ceci est
confirmé par les visas et considérants qui vont suivre et qui peuvent être
répartis en deux catégories de motivations.
22
s’installe au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture de la deuxième
catégorie de motivations qui ne repose que sur une appréciation subjective de
la situation qui prévalait avant le 25 juillet.
23
allusion qui se confirme d’ailleurs dans le considérant suivant qui cerne le péril
non imminent mais réel dans le parlement.
24
disposer du temps nécessaire à la finalisation de son projet politique ainsi que
sa soumission au référendum au sens de l’article 22 du décret. Il ne s’agit pas,
par conséquent, de mesures d’exception destinées à mettre fin à un péril
imminent, les exceptions devant toujours être limitées dans le temps.
Le deuxième point est relatif à ce qui est prévu dans le chapitre 4 relatif
aux dispositions finales. Dans ses articles 20, 21 et 22 en vertu desquels et par
le pouvoir unilatéral du président toutes les dispositions de la constitution
contraires au décret n°2021-117 ne seront plus appliquées.
Le président Kais Saied est au-dessus de tout contrôle car il est le pouvoir
suprême. D’ailleurs, l’article 22 du décret n°2021-117 indique que « le
président élabore les projets de révision relatifs aux réformes politiques avec
l’assistance d’une commission dont l’organisation est fixée par décret
présidentiel ». Par conséquent, c’est le président lui-même qui va non
seulement choisir les membres de cette commission mais c’est lui qui va
conduire également le processus de révision de la constitution. Comme l’a si
bien noté le professeur Hatem Mrad, « la commission d’experts sera tout au
plus composée par des juristes inféodés à la volonté pré-constituante et, au plus
tard, constituante du Chef de l’Etat, jouant le rôle de porte-parole d’un pouvoir
qui dicte, sens linguistique du terme « dictature », ses choix politiques aux
experts choisis par lui personnellement »66.
26
Pis encore, le deuxième paragraphe du même article précise que les
matières autres que celles qui sont du domaine des décrets-lois relèvent du
pouvoir règlementaire général et sont prises sous forme de décrets
présidentiels. Par conséquent, tout ce qui ne relève pas du domaine assigné au
président Kais Saied, relève du domaine réservé au même président Kais Saied.
Les matières autres que celles qui sont des domaines ci-dessus mentionnés, relèvent du pouvoir réglementaire
général et sont prises sous forme de décret Présidentiel.
27
président sont au-dessus de tout soupçon et jouissent de la présomption de
régularité.
68
Les articles 9 à 12 du décret étayent les différentes attributions du président de la République.
Art. 9 - Le Président de la République représente l'Etat et oriente sa politique générale et ses choix
fondamentaux.
Art. 10 - Le Président de la République préside le Conseil des ministres et il peut déléguer sa présidence au Chef
du Gouvernement.
Art. 11 - Le Président de la République veille à l'exécution des lois, exerce le pouvoir réglementaire général et il
peut déléguer tout ou partie de ce pouvoir au Chef du Gouvernement.
28
Nous sommes en mesure de croire que le régime envisagé par le
président de la République n’est autre qu’un régime présidentialiste dans
lequel il serait l’hyper président qui intervient dans tous les domaines et qui
veut tout diriger.
********
Il est fort probable que le président Kais Saied se soit rallié à cette
conception shmitienne du pouvoir. « Il n’a jamais cessé d’opposer comme Carl
Schmitt « légalité et légitimité », « parlementarisme et démocratie »,
« principe de souveraineté et procédures relatives à son application » en
insistant sur la prééminence du principe sur les formes et les procédures »69. La
maxime selon laquelle « la dictature n’est pas le contraire de la démocratie »
trouve sa parfaite illustration dans la conception du pouvoir annoncée par Kais
Saied70. Schmitt voit dans le régime totalitaire une confirmation de l’idée de
base développée dans sa théorie de la constitution où il insiste sur la nécessité
de distinguer l’état de droit bourgeois sous la forme de l’Etat libéral, de la
démocratie. Le régime fasciste est une démocratie authentique directe car
fondée sur « l’alliance mystique entre un chef et son peuple». Schmitt envisage
l’Etat moderne comme « une démocratie directe de masse, reposant sur la
résurrection de formes archaïques d’acclamation »71. Dans ce sens, un
plébiscite n’aurait rien d’anti-démocratique. Cette fusion entre le président et
son peuple n’est pas sans rappeler le principe monarchique énoncé par Louis
XV dans son discours au parlement de Paris du 3 mars 1766 : « Les droits et
69
FERJANI (C.) : « Les conceptions de l’état d’exception de Carl Schmitt à Kais Saied ». Kapitalis, 25 septembre
2021.
70
SHMITT (C.) : Parlementarisme et démocratie. 1923, Paris, Seuil, 1988, page 35.
71
RABAULT (H.) : « Carl Schmitt et l’influence fasciste. Relire la théorie de la constitution ». R.F.D.C., 2011/4,
pages 709-732.
29
intérêts de la Nation dont on ose faire un corps séparé du monarque sont
nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne
souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en
troubler l’harmonie »72.
72
Cité par Dominique Rousseau, Op.Cit., page 44.
30