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L’article 80 entre l’état d’exception, l’état de fait et l’état pré-constituant

Mouna KRAÏEM DRIDI


« Le pire, n’est-ce pas de violer le droit sous-prétexte de l’imposer ? ».1

La notion de l’état d’exception renvoie systématiquement à l’idée de la


suspension provisoire ; voire, de la transgression des règles de droit prévues
dans les périodes dites « normales ».
Selon François Saint-Bonnet, « dans une première acception classique,
l’état d’exception est entendu comme un moment pendant lequel les règles de
droit prévues pour des périodes de calme sont transgressées, suspendues ou
écartées pour faire face à un péril »2.
Selon Michel Troper, « on appelle état d’exception, une situation dans
laquelle, en visant l’existence de circonstances exceptionnelles particulièrement
dramatiques et la nécessité d’y faire face...on suspend provisoirement
l’application des règles qui régissent ordinairement l’organisation et le
fonctionnement des pouvoirs publics et l’on en applique d’autres, évidemment
moins libérales, qui conduisent à une plus grande concentration du pouvoir et à
des restrictions aux droits fondamentaux »3.
Selon Encyclopedia Universalis, « on désigne par état d’exception, la
situation dans laquelle se trouve un état qui, en présence d’un péril grave, ne
peut assurer sa sauvegarde qu’en méconnaissant les règles légales qui
régissent normalement son activité. L’organisation de l’Etat, en période
normale, est conçue de manière à réaliser un équilibre entre les exigences du
pouvoir et celles de la liberté  ; elle ne convient plus lorsqu’il s’agit de faire face
à un danger exceptionnel et que le besoin d’efficacité et de rapidité passe au
premier plan »4.
Plusieurs constats se dégagent de ces différentes définitions :

1
ARDANT (Ph.), DABAZIES (P.) : « Les pouvoirs de crise ». Revue pouvoirs, n°10, 1979, page 3.
2
SAINT-BONNET (F.) : « L’état d’exception et la qualification juridique ». Cahiers de la recherche sur les droits
fondamentaux 2007, n°6, page 29. Sur la question de l’état d’exception en général, voir « Les états d’exception,
un test pour l’Etat de droit ». R.D.P., numéro spécial, 2021.
3
TROPER (M.) : « L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel ». Droits et cultures. Mélanges en l’honneur du
Doyen Yadh Ben Achour. C.P.U., 2008, page 1143.
4
Le Dictionnaire des termes et expressions de la constitution tunisienne de 2014 définit l’état d’exception
comme étant la situation exorbitante du droit commun proclamée par le président de la République. Sous la
direction de BEN ACHOUR (R.) et GUELDICHE (H.). 2017.

1
L’état d’exception entraîne à la fois des dérogations aux droits
fondamentaux de la personne humaine et des aménagements de la répartition
des fonctions entre les divers organes de l’Etat. Par conséquent, les règles
applicables conduisent à une plus grande concentration des pouvoirs et à des
restrictions aux droits fondamentaux. Il s’agit aussi d’un moment par définition
fugace, temporaire, provisoire, pour affronter un péril imminent. Par
conséquent, c’est un phénomène immédiat, passager et profond par nature.
Partant de cela, ce moment communément désigné par péril imminent
ne devrait pas se confondre avec les situations où le changement serait
permanent ou s’étalerait dans le temps.
S’appuyant sur la thèse de Carl Schmitt 5, Giorgio Agamben, considère
que « l’état d’exception consiste en une modification en profondeur de certains
systèmes juridiques pour faire face à certains périls durables tels que le
terrorisme, modification en profondeur parce que les règles mises en œuvre
pour lutter contre ce péril sont révélatrices du système politique et juridique
dans lequel elles sont en vigueur »6.
Cette thèse ne peut être bien évidemment que rejetée car l’état
d’exception ne peut être qu’une zone de turbulence dans une situation de
calme constant. En effet, les menaces terroristes à titre illustratif ou encore la
lutte contre la corruption, pour n’évoquer que le contexte tunisien, s’inscrivent
dans la durée et les mesures prises à cet effet ne peuvent être que
permanentes7.
Il s’agit, par ailleurs, d’un moment dramatique au point que les mesures
prises pour y faire face répondent à une nécessité évidente ou à un besoin
impérieux. En effet, et pour faire face à la crise, on fait appel à des principes qui
appartiennent au fond commun de la sagesse des nations tels que : Nécessité
fait loi, l’urgence couvre tout, à l’impossible nul n’est tenu, etc. 8. En d’autres
termes, on agit ainsi parce qu’on n’a pas le choix. La nécessité justifie par
conséquent l’action et la légitime. Encore faut-il que cette nécessité soit
évidente. L’évidence, critère déclencheur de l’urgence ou de l’impérieuse
nécessité9 suppose qu’il n’y ait pas d’autre alternative entre agir d’une façon ou
d’une autre et entre agir ou ne pas agir. En ce sens, «  la nécessité est perçue
5
Cité par Saint-Bonnet (F.) : « L’état d’exception et la qualification juridique ». Cahiers de la recherche sur les
droits fondamentaux. Op.cit. Selon Carl Schmitt, la dictature est par essence une institution destinée à faire
face à l’état d’exception. Si le libéralisme hésite devant cette solution si radicale c’est justement parce qu’il ne
veut pas entendre parler d’état d’exception ni de souveraineté. Il postule en effet une constitution qui limite la
puissance de l’Etat et est censée prévoir tous les cas. En cela il est insuffisant. La dictature, Paris, Sirey, 2000.
6
AGAMBEN (G.) : L’état d’exception, Homo Sacer, Paris, Seuil, 2003.
7
Nous y reviendrons en détail dans les développements suivants. Voir à ce propos ‫ المؤسسات والنظام‬:‫رافع بن عاشور‬
420 ‫ صفحة‬,2019 ,‫ مجمع األطرش‬،‫السياسي التونسي‬
8
BRAIBANT (G.) : Op.Cit., page 8.

2
par une sensation qui immédiatement provoque le sentiment que telle action
est indispensable »10.
Par conséquent, on pourrait définir la situation exceptionnelle comme
celle qui n’est « acceptable qu’un moment et seulement dans la mesure où elle
aurait pour fin le retour à la normale »11.
Si telle est la définition de l’état d’exception, se distingue-t-il alors de
l’état d’urgence ? Il faut admettre que ce dernier n’est finalement qu’un certain
despotisme administratif du quotidien. L’état d’exception contient l’état
d’urgence mais ne s’y identifie pas12. Toutefois, Xavier Magnon considère pour
sa part, «  qu’avant le sens, il est question de mots et, plus précisément, du
choix des mots pour désigner la chose. Etat d’urgence, état d’exception,
circonstances exceptionnelles, état de siège, état de défense préventive,
agression imprévue, état de péril imminent, ordres juridiques spéciaux, état de
guerre, suspension de la constitution, état de tension, état de défense, état
d’alerte, les mots du droit positif sont nombreux pour qualifier une situation
d’exception  ; n’en prenons ici qu’une définition première et intuitive, qui se
caractérise par une situation de fait exceptionnelle qui appelle un régime
juridique spécial, distinct du droit commun »13.
Il faut relever par ailleurs que les principaux instruments internationaux
relatifs aux droits humains contiennent une clause dérogatoire applicable dans
les situations d’exception14.
9
En vertu de l’article 122-7 du code pénal français par exemple, « n’est pas pénalement responsable la
personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte
nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la
gravité de la menace ».
10
SAINT-BONNET (F.) : « L’état d’exception. Présentation de l’ouvrage L’état d’exception. Paris, P.U.F., 2001 ».
Revue juridique de l’Ouest 2004/2, page 313.
11
TROPER (M.) : Op.Cit., page 1145.
12
Il en est ainsi du régime d’assignation à résidence ainsi que le régime des perquisitions qui constituent des
mesures prises dans le cadre d’un état d’urgence. L’état d’urgence est un régime d’exception qui permet au
légataire du pouvoir exécutif d’élargir ses prérogatives. Ainsi, différentes dispositions de la loi de 1955 en
France prévoient que le premier ministre ou les préfets des régions soumises à l’état d’urgence peuvent
restreindre des droits ou libertés si cela est nécessaire au rétablissement de l’ordre public. En Tunisie, l’état
d’urgence est encore régi par le décret n°50/1978 en date du 26 janvier 1978  ; un décret manifestement
inconstitutionnel car contraire à l’article 49 de la constitution du 27 janvier 2014 qui prévoit en ces termes
que « Sans porter atteinte à leur substance, la loi fixe les restrictions relatives aux droits et libertés garantis. Ces
restrictions ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d’un état civil et démocratique et en vue
de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la sécurité
publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs
justifications. Les instances juridictionnelles assurent la protection des droits et libertés contre toute atteinte ».
13
« Le concept d’état d’exception, une lecture juridique ». R.D.P., Op.cit., page 11.
14
Il en est ainsi de la convention européenne des droits de l’Homme qui autorise dans son article 15 une
dérogation «  en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie d’une nation  ». Le pacte
international relatif aux droits civils et politiques dans son article 4 évoque « un danger exceptionnel qui
menace la vie de la nation  ». La convention américaine relative aux droits de l’Homme prévoit quant à elle dans
son article 27 « qu’en cas de guerre, de danger public, ou dans toute autre situation de crise qui menace

3
De même, la plupart des constitutions contiennent des dispositions
relatives à l’état d’exception. Ceci confirme encore une fois la thèse soutenue
par Michel Troper en vertu de laquelle l’état d’exception est toujours un état
défini par le droit15.
L’exemple le plus communément cité par la doctrine est celui de
l’article 48 de la Constitution de Weimar de 1919 16 qui a inspiré l’article 16 de la
constitution française de 195817. L’insertion de cet article s’explique par le
souvenir de la crise de 1940. De Gaulle disait en ce sens qu’il n’y avait plus

l’indépendance ou la sécurité d’un Etat partie…  ». Notons que la charte africaine des droits de l’Homme et des
peuples du 26 juin 1981 ne prévoit pas de clauses de dérogation et l’interdit même. Ainsi, la commission
africaine des droits de l’Homme et des peuples a clairement énoncé «  contrairement aux autres instruments
des droits de l’Homme, la charte africaine ne permet pas une dérogation aux obligations du traité en raison des
situations d’urgence  ». Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples, Communications 74/92,
Commission nationale des droits de l’Homme et des libertés / Tchad, 11 octobre 1995, para. 36 ; v. également
Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples Communications 140/94, 141/94, 145/95
Constitutional Rights Project, Civil Liberties Organisation and Media Rights Agenda/Nigeria, 5 novembre 1999 :
« Limitations cannot be justifed by emergencies or special circumstances ». Notons également que le passé
colonial des États composant l’UA peut expliquer cette réticence à légitimer au niveau supranational les états
d’urgence ; le souvenir d’exactions commises pendant des états d’urgence expliquerait la réticence actuelle des
États africains à soutenir ces clauses. Sur ce point, v. M. Ssenyonjo, The African Regional Human Rights System,
Martinus Nijhoff publishers, 2012, p. 97 ; Frans Viljoen, International Human Rights Law in Africa I, OUP, 2007,
252-3. Il est intéressant de noter que l’approche tiers-mondiste du droit international (TWAOIL) établit un lien
étroit entre les clauses de dérogation et la colonialisation. Les travaux préparatoires du PIDCP et de la CEDH
révèlent que ce sont les États colonisateurs qui ont le plus ardemment plaidé pour l’insertion de ces clauses.
Sur ce point, voir John Reynolds, Empire, Emergency and International Law, Cambridge: Cambridge University
Press, 2017, p. 7-35. Voir KLIPFEL (C.) : “ Les situations d’état d’urgence en droit international : Atteinte ou
renforcement de l’Etat de droit ? ». Etat de droit, 6, éditions des presses de l’université, 2020, Cahiers Jean
Monnet, Page 32.
15
Op.cit., page 1149. Il convient de signaler à cet égard que certaines constitutions sans prévoir un état
d’exception stricto sensu, évoquent des dispositions qui s’appliqueraient en cas de guerre, de risque de guerre
ou dans d’autres situations de crise. A titre simplement illustratif, en Autriche, si le parlement n’est pas réuni,
s’il ne peut pas se réunir à temps ou s’il est empêché d’agir par des circonstances indépendantes de sa volonté,
le président de la République peut, sur recommandation du gouvernement fédéral, sous sa responsabilité et
celle du gouvernement, prendre par voie d’ordonnance provisoire modifiant la législation, toute mesure
nécessaire pour prévenir un dommage qui s’annonce de toute évidence et qui serait irréparable pour la
collectivité. Article 18/3. La constitution italienne mentionne uniquement l’état de guerre dans son article 78.
Pour de plus amples détails sur les constitutions n’ayant pas prévu « l’état d’exception », voir le rapport sur les
pouvoirs d’exception dir. ÖZBUDUN (O.) et MEHMET TURHAN (M.) in Sciences et techniques de la démocratie,
n°12, Strasbourg 1995, page 3 et SS.
16
«  Si un Land ne remplit pas les devoirs qui lui incombent en vertu de la constitution et des lois du Reich, le
président du Reich peut l’y contraindre en utilisant la force.
Le président du Reich peut, lorsque la sûreté et l’ordre public sont gravement troublés ou compromis au sein du
Reich, prendre les mesures nécessaires à leur rétablissement  ; en cas de besoin, il peut recourir à la force. A
cette fin, il peut suspendre totalement ou partiellement l’exercice des droits fondamentaux garantis aux articles
114, 115, 117, 118, 123, 124 et 153.
Le président du Reich doit sans retard communiquer au Reichstag toutes les mesures prises en application en
application du premier ou du deuxième alinéa du présent article. Ces mesures doivent être abrogées à la
demande du Reichstag.
En cas de danger, le gouvernement d’un Land peut, sur son territoire, prendre des mesures provisoires
analogues à celles mentionnées à l’alinéa 2. Ces mesures doivent être abrogées à la demande du président du
Reich ou du Reichstag.
Les modalités sont fixées par une loi du Reich ».

4
moyen d’obtenir, dans les circonstances où l’on était, un fonctionnement
régulier des pouvoirs de la République18.
La constitution tunisienne du 1er juin 1959 prévoyait dans son article 32
devenu article 4619 « qu’en cas de péril imminent menaçant les institutions de
la République, la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République
peut prendre les mesures exceptionnelles nécessitées par les circonstances
après consultation du premier ministre, du président de la chambre des députés
et du président de la chambre des conseillers.
Il adresse à ce sujet un message au peuple.
Pendant cette période, le président de la République ne peut dissoudre
la chambre des députés et il ne peut être présenté de motion de censure contre
le gouvernement ».
L’équivalent de l’article 46 se retrouve dans la constitution du 27 janvier
2014, dont l’article 80 dispose qu’ « en cas de péril imminent menaçant
l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays, et entravant le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République
peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception, après consultation du
17
Le 2 mars 1962, le Conseil d’Etat par un arrêt d’Assemblée a décidé que le président de la République pouvait
exercer le pouvoir législatif et adopter des actes considérés comme ayant valeur législative et par conséquent
le juge administratif ne peut en connaitre. Il s’agit dans le cas d’espèce de la mise en œuvre de l’article 16 de la
constitution du 4 octobre 1958 par la création d’un tribunal militaire afin de permettre au Général De Gaulle de
juger des militaires ayant participé au Putsh. Le Sieur Rubin de Servens ayant été condamné par ce tribunal a
demandé à la haute juridiction d’annuler pour excès de pouvoir la décision prise par le président de la
République d’instituer ledit tribunal ainsi que soit ordonné le sursis à exécution. Or les juges ont considéré que
l’administration ne pouvait connaitre un tel contrôle.
18
« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou
l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate, et que le
fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les
mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du premier ministre, des présidents des
assemblées ainsi que du conseil constitutionnel.
Il en informe la nation par message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs
publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le conseil
constitutionnel est consulté à leur sujet. Le parlement se réunit de plein droit.
Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le conseil constitutionnel peut être saisi par le
président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins
d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les
plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions
au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée ».Voir
en ce sens ; VOISSET (M.) : « Une formule originale des pouvoirs de crise : l’article 16 ». In, Les pouvoirs de
crise, Op.Cit., page 105. Voir également, SAINT BONNET (F.) : « Réflexions sur l’article 16 et l’état d’exception ».
R.D.P., numéro spécial, quarante ans de la Vème République, 1998, page 1699. Les dispositions de l’article 16
sont sans précédent dans la tradition républicaine et autorisent l’exercice d’une dictature au sens qu’avait ce
terme dans la Rome antique. Il a été appliqué en 1961. PACTET (P.), MELIN SOUCRAMANIEN (F.)  : Droit
constitutionnel. 27ème édition, 2008, Paris, Sirey, page 420.
19
Modifié par la loi constitutionnelle n°2002/51 du premier juin 2002 ratifiée par le référendum du 26 mai
2002.

5
chef du gouvernement, du président de l’Assemblée des représentants du
peuple et après en avoir informé le président de la cour constitutionnelle. Il
annonce ces mesures dans un message au peuple.
Ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs
délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Durant cette
période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de
session permanente. Dans cette situation, le président de la République ne peut
dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté
de motion de censure contre le gouvernement.
Trente jours après l’entrée en vigueur de ces mesures, et à tout moment
par la suite, la cour constitutionnelle peut être saisie, à la demande du
président de l’Assemblée des représentants du peuple ou de trente de ses
membres, pour statuer sur le maintien de l’état d’exception.
La cour prononce sa décision en audience publique dans un délai
n’excédant pas quinze jours.
Ces mesures prennent fin dès la cessation de leurs motifs».
La Tunisie a été confrontée dans le cadre de l’application de la
constitution du 1er juin 1959 à plusieurs crises aiguës 20. Toutefois, le président
de la République n’a jamais eu recours à l’état d’exception même quand les
circonstances l’avaient exigé.
Le président de la République n’a eu recours à l’article 46 de la
constitution de 1959 qu’à deux reprises : à l’occasion des événements du 26
janvier 1978, suite à une grève générale déclenchée par l’Union générale de
travailleurs tunisiens et à l’occasion des événements du 3 janvier 1984 en
raison des troubles causés par la hausse du prix du pain et de quelques
produits subventionnés. Cependant, dans les deux cas, le recours à l’article 46
était erroné et procédait d’un amalgame entre état d’urgence et état
d’exception21.
Depuis l’entrée en vigueur de la constitution du 27 janvier 2014, et en
l’absence d’une cour constitutionnelle, certains événements ont suscité le
recours au décret de 1978 et la proclamation de l’état d’urgence en s’appuyant

20
- Attaque de Sidi Youssef en date du 8 février 1958.
- Bataille pour l’évacuation du 19 au 23 juillet 1961.
- Tentative de coup d’état du 25 juillet 1962.
- Attaque armée sur la ville de Gabès du 25 janvier 1980.
21
Suite aux événements du 26 janvier 1978, un décret n°50/1978 en date du 26 janvier 1978 relatif à
l’organisation de l’état d’urgence a été promulgué par le président de la République.

6
sur l’article 80 consacrant ainsi l’idée selon laquelle l’état d’urgence serait une
des mesures prises dans le cadre de l’état d’exception22.
Face à la pandémie de la Covid 19, deux décrets présidentiels ont été
promulgués les 18 et 22 mars 2020, instaurant un couvre-feu et imposant des
restrictions à la circulation sur tout le territoire tunisien. Dans les visas des deux
décrets présidentiels référence est faite à l’article 80 de la constitution,
référence qui n’avait pas manqué de semer le doute sur le cadre juridique dans
lequel le Chef de l’Etat agissait23.
Mais, l’évènement qui retient le plus l’attention des juristes a eu lieu le
25 juillet 2021. Dans une allocution télévisée, le président de la République,
entouré des officiers généraux du Conseil supérieur des armées annonçait sa
décision de mettre en œuvre l’article 80 de la constitution, de démettre le
gouvernement, de geler l’activité du l’ARP et d’assurer lui-même les fonctions
du ministère public. Une série de décrets s’en suivait à partir du 26 juillet 24.
Presque deux mois plus tard, le décret présidentiel 117-2021 du 22
septembre 2021 portant « Mesures exceptionnelles » était promulgué.
Véritable tournant dans l’histoire politique et constitutionnelle de la Tunisie, ce
texte ayant pour base juridique l’article 80 de la constitution, s’apparente
plutôt à une nouvelle organisation des pouvoirs publics impliquant, de fait, une
mise entre parenthèse de la constitution. On a ainsi quitté la logique de l’état
d’exception et ouvert la voie à une nouvelle phase pré constituante, voire
constituante en dehors du cadre approprié ; à savoir la constitution.
Sous couvert d’état d’exception assis sur l’article 80 de la constitution,
la Tunisie vit depuis le 25 juillet 2021 sous le coup d’un état de fait (I), ouvrant
la voie vers une nouvelle phase constituante (II).

I. Un état de fait sous couvert d’état d’exception


22
‫ "وإذا حللن'ا الهجم'ة اإلرهابي'ة على سوس'ة او‬.420 ‫ ص'فحة‬,2019 ,‫ مجم'ع األط'رش‬،‫ المؤسسات والنظام السياسي التونسي‬:‫رافع بن عاشور‬
‫ لكنهم'ا لم تتس'ببا' في‬،‫تلك التي ضد حافلة الحرس الرئاسي فهاتن الهجمتان تطلبتا إعالن حالة الطوارئ وقد شكلتا مما ال شك فيه تهديدا ألمن البالد‬
‫ فقد قيل إن االمر لم يعدله وجود ق''انوني بس''بب دخ''ول‬1978 ‫ اما فيما يتعلق باللجوء إلى امر‬.‫تعذر السير العادي للسلطات العامة ولدواليب الدولة‬
‫"الدستور حيز النفاذ وهو على كل حال يتعارض مع الدستور باعتبار ان القيود المفروضة على الحريات ال بد ان ينص علبها القانون‬.
23
Voir notre article intitulé « L’Etat d’exception ne se déduit pas, il se déclare et s’assume ». Leaders,
2/04/2020. Le discours prononcé par le président de la République n’avait pas pris la forme d’un message
solennel dans lequel il a explicitement et clairement déclaré la proclamation de l’état d’exception. Dans son
allocution, le président n’avait à aucun moment le terme de « mesures d’exception » ni fait référence à l’article
80 de la constitution. Il a tout simplement évoqué « des procédures » ; un mot générique sans portée. Ainsi, la
référence à l’article 80 dans les deux décrets ne signifie nullement que nous étions dans le cadre d’un état
d’exception, car un état d’exception ne se déduit as, il se déclare et s’assume.
24
Nous y reviendrons dans les développements qui vont suivre.

7
L’article 80 de la constitution est le point de départ à l’instauration d’un
état de fait. Il convient pour cela de mettre en exergue les différents
dépassements commis par le président de la République en rapport avec cet
article de la constitution avant de donner un aperçu sur cet état de fait.

§1. Les dépassements de l’article 80 de la constitution.

La mise en œuvre de l’article 80 a ouvert la voie à tous les dépassements


de la part du président de la République.

Dans son discours du 25 juillet 2021, le président de la République a


justifié son recours à l’article 80 par de l’existence d’un péril imminent dont il
n’a pas donné les détails et dont nous ignorons la consistance à ce jour.

Ainsi, et depuis le 25 juillet 2021, la Tunisie est entrée dans une phase de
flou constitutionnel et juridique qui constitue un réel danger pour le processus
démocratique d’une part, et pour les droits et les libertés, d’autre part. Le vrai
questionnement est de savoir si le président de la République a véritablement
appliqué l’article 80 ou s’il l’a utilisé plutôt comme alibi pour s’emparer du
pouvoir et exercer des compétences exécutives, législatives et judiciaires que la
constitution lui dénie ? Il est évident qu’il s’agit d’un coup de force que plus
d’un n’ont pas hésité à qualifier de coup d’état contre la constitution. Cette
conclusion découle du non-respect des conditions constitutionnelles de la mise
en œuvre de l’article 80 de la constitution.

Les conditions de forme prévues par l’article 80 sont constituées par trois
formalités substantielles :

- d’abord, la consultation par le président de la République du chef du


gouvernement et du président de l’Assemblée des représentants du
peuple ;
- ensuite, l’information du président de la cour constitutionnelle par le
président de la République ;
- enfin, le message adressé au peuple par le président de la République
dans lequel il annonce l’ensemble des mesures prises.

La première formalité n’a pas eu lieu : la décision de recourir à l’article 80


de la constitution a été prise à l’insu des deux autres autorités.

8
L’information du président de la cour constitutionnelle ne pouvait avoir
lieu, faute d’existence de la cour. A la limite, cette absence pourrait se justifier
par la théorie de la formalité impossible25.

Le message adressé au peuple a pour finalité de donner une légitimité à


la décision de recourir à l’état d’exception. Il a pris la forme d’une allocution
télévisée.

Trois remarques méritent d’être avancées à son propos.

D’abord, dans son allocution, le président de la République a annoncé


les mesures qu’il avait l’intention de prendre sur la base de l’article 80. Il a, en
effet, déclaré le limogeage du Chef du gouvernement et son remplacement par
une autre personnalité ainsi que la suspension des activités du parlement. Il a
également annoncé la levée de l’immunité de tous les députés et la présidence
du ministère public26.

Ensuite, on ne trouve aucune trace dans le journal officiel de la


République tunisienne du message prononcé par le président de la République.

Enfin, le décret 2021-80 du 29 juillet 2021 portant suspension des


prérogatives de l’Assemblée ne revient pas sur la prérogative de présider le
ministère public. Par conséquent, la discordance entre le discours prononcé et
le décret publié jette le discrédit sur le respect des conditions de forme exigées
par l’article 80 de la constitution.

Quant aux conditions de fond, elles tournent autour de la notion de péril


imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays

25
Notion de droit administratif, une formalité est dite substantielle lorsque l’omission d’une formalité ou les
irrégularités commises lors de son accomplissement ont eu une influence déterminante sur le sens de la
décision administrative attaquée. Si le respect de la formalité s’est avéré impossible, on évoque dans ce cas la
théorie des formalités impossibles.
Le concept d’impossible est un adjectif qui indique quelque chose qui ne peut être, qui ne peut se faire, qui ne
peut se produire et qu’on ne peut réaliser pour ainsi reprendre la définition de l’Académie française. La
question n’est pas celle de l’obligation ou non d’accomplir ou non cette formalité, mais celle de la possibilité de
le faire. « L’on sort ainsi du registre du devoir, de l’obligation à la formalité étant consubstantielle à la formalité
de l’acte, pour entrer au contraire dans le registre du faire, de la capacité à agir, du pouvoir ; la question étant
de savoir si l’organe ou la personne devant accomplir la formalité est en état, en mesure de le faire.
La notion d’impossibilité renvoie ainsi à une situation exceptionnelle, extra- ordinaire ou tout du moins
anormale dans le sens où l’administration ne peut répondre à la norme procédurale qui lui est pourtant
imposée, et ce pour des raisons spécifiques ». Voir, MONTEIL (S.) : Théorie de la formalité impossible  : une force
majeure administrative  ? Devenir d’une théorie singulière face à la généralisation de l’exception. Mémoire de
recherche, août 2020, sciences po Toulouse, Institut d’études politiques, page 7.
26
« Je préside le ministère public pour pouvoir poursuivre toute personne qui serait impliquée dans une affaire ".
Tel est le libellé de la troisième et dernière mesure proclamée par le Président de la République le 25 Juillet
2021.

9
et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. De quel péril
s’agissait-il ?

L’appréciation du péril relève du pouvoir discrétionnaire du président de


la République à l’exclusion de toute autre autorité constitutionnelle ou
publique. Le président de la République est, en effet, l’autorité habilitée par la
constitution à qualifier les circonstances constituant un péril imminent. Cette
qualification constitue le fondement juridique pour la déclaration de l’état
d’exception.

Cette prérogative du président de la République se justifie à plus d’un


titre. Il est en vertu de l’article 72 de la constitution le symbole de l’unité de
l’Etat et le garant de son indépendance et de son unité. Conformément à
l’article 76 de la constitution, il jure de sauvegarder l’indépendance de la
Tunisie et l’intégrité de son territoire. Il lui appartient en vertu de l’article 77 de
déterminer les politiques générales dans les domaines de la défense et de la
sécurité nationale relative à la protection de l’Etat et du territoire national des
menaces intérieures et extérieures. Il n’en demeure pas moins vrai que dans
l’exercice de cette prérogative, le président de la République est tenu de
consulter le président du parlement ainsi que le chef du gouvernement afin de
conférer à la déclaration de l’état d’exception un caractère consensuel.

Généralement, le péril imminent couvre des situations diverses telles


que : une guerre civile, une invasion étrangère, un acte terroriste, une
catastrophe naturelle. Encore faut-il que le péril rende impossible l’exercice
régulier des pouvoirs de l’Etat.

Comme nous pouvons le constater, il s’agit de situations graves subies


par les institutions de l’Etat et de ce fait fortement imprégnées par un élément
d’extranéité.

Le droit comparé le confirme.

En Allemagne, les amendements apportés en 1968 à la loi fondamentale


de 1949 prévoient trois types de situations : « l’état de défense », lorsque la
République est attaquée ou est sur le point d’être attaquée par une force
armée. « L’état de tension », à savoir à la situation qui précède l’état de
défense, par exemple « une situation qui se rapproche de la guerre civile ou
une situation de préparation à une guerre internationale ». Enfin, « l’état de
crise intérieure » qui correspond aux catastrophes naturelles, aux accidents
graves, aux menaces visant l’ordre public et démocratique fondamental au

10
niveau de la Fédération ou des länders, ou encore aux dangers qui existent
pour la sécurité publique ou l’ordre public27.

Pour sa part, la constitution espagnole du 27 décembre 1978 prévoit


également trois situations. Il s’agit de « l’état d’alerte »28, de « l’état
d’urgence »29 et de « l’état de siège »30. Toutefois, la constitution ne précise pas
les motifs pour lesquels l’état d’exception peut être déclaré. Elle délègue cette
responsabilité aux lois organiques. A ce titre, il y a lieu de préciser qu’en vertu
de l’article 55 de la constitution, seuls les droits reconnus aux articles 17, 18
paragraphes 2 et 3, 19, 20 paragraphes 1 et 5, 21, 28 paragraphe 2 et 37
paragraphe 2 peuvent être suspendus en cas de déclaration de l’état d’urgence
ou l’état de siège31.

Enfin, la constitution de l’Irlande du 29 décembre 1937 prévoit dans son


article 28 deux types de situations qui peuvent être considérées comme des
situations d’exception ; à savoir la guerre ou la rébellion armée et une situation
dans laquelle les tribunaux de droit commun ne sont pas en mesure d’assurer
l’administration effective de la justice et le maintien de la paix et de l’ordre
publics (article 38). La différence fondamentale entre les deux types de
situations réside dans le fait que, dans le premier cas, le gouvernement est
habilité à prendre toute mesure exécutive, de quelque sorte que ce soit, qu’il
estime nécessaire à la protection de l’Etat, y compris la création de tribunaux
militaires. En outre, le parlement est habilité à adopter des lois qui, en temps
normal, seraient déclarées inconstitutionnelles par la cour suprême. Dans le
second cas, des juridictions spéciales sans jury peuvent être instaurées pour
connaitre d’affaires qui en temps normal seraient jugées par un jury.

En Tunisie, la qualification du péril imminent semble s’orienter dans une


autre direction. Dans l’esprit du président Kais Saied, le péril imminent provient
de l’ARP dont, il est vrai, le fonctionnement chaotique, l’a complètement
discréditée aux yeux du peuple tunisien. Par conséquent, les mesures
d’exception devraient selon lui avoir pour finalité de mettre fin à ce péril, à
savoir, la cessation de toute activité du parlement, ce qui n’est pas du tout
conforme à la lettre de l’article 80 qui prévoit clairement le maintien du
27
Respectivement, article 115a relatif à l’état de défense, article 80a relatif à l’état de défense et article 91
relatif à la crise intérieure.
28
Article 116/2 :
29
Article 116/3.
30
Article 116/4.
31
Il s’agit des droits suivants : le droit à la sûreté, l’inviolabilité du domicile, le secret des communications, la
liberté de circulation, la liberté d’expression, la saisie de publication ou autres moyens d’information en vertu
d’une décision judiciaire, la liberté de réunion, le droit de grève, le droit des travailleurs et des patrons
d’adopter des procédures relatives aux conflits collectifs.

11
parlement en session permanente. Cela ressort implicitement du décret
présidentiel n°80-2021 du 29 juillet 2021 relatif à la suspension des
compétences de l’Assemblée des représentants du peuple qui décrète :

- la suspension de toutes les compétences du parlement pour une


durée d’un mois à compter du 25 juillet 2021. Le délai prévu peut être
prorogé par décret présidentiel conformément aux dispositions de
l’article 80 de la constitution.
- la levée de l’immunité parlementaire de tous les membres de
l’Assemblée des représentants du peuple pendant la durée de la
suspension de ses travaux.

Bien évidemment, il s’agit là d’une interprétation fallacieuse de l’article


80. Le but recherché est tout simplement de paralyser l’activité d’un
parlement devenu hostile au président depuis que ce dernier a bloqué le
remaniement ministériel du 26 janvier 2021 et refusé de promulguer la loi
organique sur la cour constitutionnelle adopté le 25 mars 2021 par l’ARP.

Par ailleurs, un décret présidentiel n°69-2021 du 26 juillet 2021, pris


toujours sur la base de l’article 80, décide le limogeage du chef du
gouvernement, du ministre de la défense ainsi que de la ministre chargée de la
fonction publique et du ministère de la justice par intérim. Selon le Chef de
l’Etat, il s’agit encore une fois d’une mesure prise dans le cadre de l’état
d’exception. Très clairement, il s’agit d’une mesure contraire à la constitution
qui, aussi bien dans son article 80, prévoit que le gouvernement ne peut pas
faire l’objet d’une motion de censure, que dans son article 97 qui octroie le
pouvoir de destituer le gouvernement à la seule Assemblée des représentants
du peuple32.

Enfin, l’existence d’un gouvernement est indispensable puisqu’en vertu


de l’article 84 de la constitution, en cas de vacance provisoire de la fonction de
président de la République pour des motifs qui rendent impossible la
délégation de ses pouvoirs, c’est le chef du gouvernement qui remplace le
32
« Une motion de censure peut être votée contre le gouvernement, suite à une demande motivée, présentée
au président de l’Assemblée des représentants du peuple par au moins le tiers de ses membres. La motion de
censure ne peut être votée qu’à l’expiration d’un délai de quinze jours à compter de son dépôt auprès de la
présidence de l’Assemblée.
Le retrait de confiance au gouvernement requiert l’approbation de la majorité absolue des membres de
l’Assemblée et la présentation d’un candidat en remplacement du chef du gouvernement dont la candidature
doit être approuvée lors du même vote et que le président de la République charge de former un gouvernement,
conformément aux dispositions de l’article 89.
Si la majorité indiquée n’est pas atteinte, une nouvelle motion de censure ne peut être présentée contre le
gouvernement qu’à l’expiration d’un délai de six mois ».

12
président de la République. La durée de la vacance provisoire ne peut excéder
soixante jours.

Ainsi, en gelant le Parlement et en limogeant le gouvernement, le


président de la République a enfreint l’esprit et la lettre de la constitution
provoquant par la même, un vide institutionnel. Aussi bien l’absence du
parlement que du gouvernement ont fait du président le seul maître à bord
dans un Etat « quasi dictatorial formellement démocratique, constitué pour
combattre un ennemi politique désigné, qui a abusé lui-même de ses pouvoirs
durant 10 ans (Ennahdha). Une sorte de démocrature, un concept rassemblant
deux mots et deux pratiques contraires, utilisé en sciences politiques pour
désigner le caractère dictatorial d’un régime politique qui, par certains aspects,
est démocratique. C’est l’alliance de la démocratie et de la dictature »33. Dans le
même ordre d’idées, le professeur Dominique Rousseau considère que l’état
d’exception «  ne peut se concevoir comme une rupture complète ou radicale
avec l’état ordinaire des choses…L’état d’exception s’inscrit dans une continuité
avec l’état ordinaire des choses, ce qui le distingue par exemple de l’état
révolutionnaire, ou celui qui ouvre un nouvel espace politique ne détient aucune
position institutionnelle au sein de l’ancien ordre ; ce qui le distingue également
du coup d’état où celui qui ouvre le nouvel espace le fait en s’appuyant sur une
position de pouvoir qu’il occupait pour déclarer l’ordre constitutionnel caduc et
annoncer l’écriture d’une nouvelle constitution »34.

Cette continuité est confirmée par le maintien des institutions car


l’espace ouvert par l’état d’exception n’est pas un espace vide de droit. Or, cela
ne correspond en aucun cas à la situation qui prévaut en Tunisie post 25 juillet.

§2.  Un état de fait  Sine Die

Au moment de la déclaration de l’état d’exception par le président de la


République, le 25 juillet 2O21, aucune précision claire relative au péril
imminent n’a été donnée. Aucune possibilité de recours n’a été ouverte du fait,
d’abord, de l’absence d’une cour constitutionnelle ; seul organe compétent
pouvant statuer sur le maintien de l’état d’exception ; ensuite, du fait de la
suspension de toute activité du parlement et, par conséquent, la perte de la
qualité pour agir par les députés. L’instance provisoire de contrôle de la
constitutionnalité des projets de lois n’étant d’ailleurs pas compétente pour

33
MRAD (M.) : « Point de vue-Tunisie. La démocrature justicialiste ». 2 août 2021. Lecourriedelatlas.com
34
ROUSSEAU (D.) : « La réhabilitation paradoxale du droit ». R.D.P., Op.Cit., page 40.

13
statuer sur le maintien des mesures d’exception prises par le président de la
République35.

Par le décret présidentiel n°2021/109 du 24 août 2021, le président de la


République a décidé la prorogation des mesures exceptionnelles relatives à la
suspension des compétences de l’Assemblée des représentants du peuple 36.

Toujours en s’appuyant sur l’article 80 de la constitution, l’article premier


du décret annonce que « sont prorogées les mesures exceptionnelles prises en
vertu du décret présidentiel n°2021/80, relatif à la suspension des compétences
de l’Assemblée des représentants du peuple et à la levée de l’immunité
parlementaire de tous ses membres, et ce, jusqu’à nouvel ordre ».

Ainsi, ce décret évoque ce qu’il est convenu d’appeler « le provisoire qui
dure ». Ce qui devrait être exceptionnel est destiné à devenir normal et c’est
dans ce sens précis que la prorogation sans délai des mesures exceptionnelles
est contraire à l’esprit de l’état d’exception car comme nous l’avons
précédemment démontré, on appelle état d’exception une situation dans
laquelle, en invoquant l’existence de circonstances exceptionnelles
particulièrement dramatiques et la nécessité d’y faire face, on suspend
provisoirement l’application des règles qui régissent ordinairement
l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics.

En raison du danger que peuvent représenter les mesures


exceptionnelles sur les droits et libertés, l’état d’exception doit être conçu
comme une situation anormale donc temporaire. Ainsi, le caractère temporaire
de l’état d’exception est consubstantiel à son existence.

Mais le problème majeur consiste à savoir dans quelle mesure la crise


conduit à une suspension intégrale ou partielle des libertés. On a pu évoquer
dans ce cadre « la force normative des droits fondamentaux ». En effet, « les
libertés fondamentales ne sont pas seulement une addition de prérogatives
individuelles ou collectives trouvant leur source dans des textes supra-législatifs
qui en garantissent la primauté. Elles emportent toute une série d’obligations,
en particulier à la charge des autorités publiques. Ces dernières se doivent donc
35
On peut citer à cet égard la controverse relative à la régularité de l’état d’exception en France camouflé sous
l’appellation d’un état d’urgence sanitaire pourtant le conseil constitutionnel français dans ses décisions du 26
mars, du 11 mai, 9 juillet et 13 novembre 2020 évoque « les circonstances particulières et qu’il ne dispose pas
d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du parlement ». Commentant
cette attitude du conseil constitutionnel, Dominique Rousseau considère que sur la question de
l’exceptionnalité d’une situation, le droit ne donne aucun critère clair d’identification et ne peut donc servir à
fonder un contrôle de la constitutionnalité de la décision d’instaurer un état d’urgence sanitaire. Cette décision
est politique et elle fait de celui qui la prend le souverain. Op.cit., page 38.
36
Journal Officiel de la République Tunisienne n°2021/76 du 24 août 2021, page 2074.

14
de prendre en compte les exigences normatives déduites des différents droits
fondamentaux lorsqu’elles décident de mettre en œuvre des politiques
publiques  »37.

Se basant sur la logique du libéralisme, ce dernier « voudrait que les


libertés les plus fondamentales (sureté individuelle notamment) restent
intouchables, et que l’exercice des pouvoirs spéciaux soit subordonné à un
maximum de conditions et de contrôles. Force est de constater qu’il n’en va
guère ainsi »38.

Le libéralisme repose en effet sur l’idée que chaque être humain possède
des droits fondamentaux qu’aucun pouvoir n’a le droit de violer. Dans son
ouvrage intitulé « Le libéralisme »39, Georges Burdeau le définit à la fois comme
une théorie, une doctrine, un programme, une pratique. C’est également une
attitude qui consiste dans le rejet des contraintes par lesquelles une autorité
extérieure quelle qu’en soit l’origine ou la finalité vise à paralyser les
déterminations individuelles. Sur le plan politique, le libéralisme s’oriente dans
trois directions :

- La participation des citoyens à l’exercice des pouvoirs.


- La reconnaissance et la garantie des libertés individuelles.
- L’égalité devant la loi.

Le libéralisme postule ainsi que la liberté est la règle et sa restriction est


l’exception. Par conséquent, si crise il y a, la restriction de la liberté doit être
temporaire. L’expression de la force normative des droits fondamentaux varie
en fonction des textes les proclamant.

A titre illustratif, l’article 8 de la convention européenne des droits de


l’Homme prévoit les clauses d’ordre public définissant certaines modalités des
restrictions aux droits qu’elles proclament : l’ingérence doit être prévue par la
loi, constituer une mesure nécessaire dans une société démocratique et
poursuivre un but légitime. Son article 15 consacre le principe de
proportionnalité40 en déterminant les mesures et modalités selon lesquelles les

37
DUPRE DE BOULOIS (X.) : « Réorganiser l’exercice des libertés en régime d’exception ». R.D.P., 2021, Op.cit.,
page 200.
38
MOURGEON (J.) : « Les crises et les libertés publiques ». In, Les pouvoirs de crise. Op.cit., page 78.
39
Paris, éditions Seuil, 1979.
40
« En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute haute partie
contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente convention, dans la
stricte mesure où la situation l’exige, et à la condition que cette mesure ne soit pas en contradiction avec les
autres obligations découlant du droit international ».

15
Etats peuvent déroger à leurs obligations conventionnelles en cas de crise
grave41.

Il en est de même dans l’article 49 de la constitution tunisienne qui exige


le respect du principe de proportionnalité entre les restrictions aux libertés et
leurs justifications. En effet, on trouve dans l’état de nécessité l’idée de
proportionnalité en vertu de laquelle les mesures adoptées dans le cadre du
régime d’exception doivent être proportionnées à l’objet même pour lesquelles
elles ont été prises42.

L’application sine die de l’article 80 de la constitution sème le doute


quant au rétablissement du fonctionnement régulier des pouvoirs publics et de
la légitimité constitutionnelle et juridique.

Le président de la République s’est auto-proclamé chef du parquet,


comme indiqué dans la déclaration du 25 juillet 2021, mais aucun décret n’a
été adopté dans ce sens. Il s’agit d’un précédent très dangereux qui ouvre la
voie vers un totalitarisme certain mêlant l’exécutif au judiciaire 43 et plus l’état
d’exception perdure, plus les libertés sont menacées et, par ricochet ; la
sécurité des personnes qui, en droit constitutionnel, a pour support principal
l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public entendu
notamment comme la sécurité des personnes et des biens 44. Dans ce cadre,
« les mesures relatives à la sécurité juridique et aux poursuites judiciaires
doivent être intelligibles et connues à l’avance, de même qu’elles doivent
respecter le principe de légalité et le droit à un procès équitable, en assurant
toutes les garanties nécessaires à la défense au cours des poursuites et lors des
procès éventuels »45. Il convient de rappeler dans ce même ordre d’idées que
41
La même logique se retrouve dans l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et
l’article 52/1 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui dispose que les limitations de
l’exercice des droits reconnus par la Charte doivent respecter leur contenu essentiel.
42
Constitution croate art.17 à titre illustratif : « …La portée de ces limitations doit être proportionnelle à la
nature de la menace et ne peut entraîner une inégalité entre les citoyens en raison de la race, de la couleur, du
sexe, de la langue, de la religion ou de l’origine nationale ou sociale ».
43
« Je préside le ministère public pour pouvoir poursuivre toute personne qui serait impliquée dans une
affaire ». Extraits du discours du président de la République du 25 juillet 2021.
44
Conseil constitutionnel Français n°80-127 DC, 20 janvier 1981.
Dans la jurisprudence de la CEDH, l’exigence de sécurité a connu des développements remarquables à travers
le recours à la technique des obligations positives. Les Etats parties n’ont pas seulement l’obligation négative
de ne pas porter atteinte aux droits consacrés par la convention ; mais aussi l’obligation de mettre les
personnes en mesure d’en jouir de manière effective. Il s’agit de prendre des mesures d’ordre pratique pour
protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui. (CEDH, 14 septembre 2010,
DINK/TURQUIE, n°2668/07. Voir également DUPRE DE BOULOIS (X.) : « Existe-t-il un droit fondamental à la
sécurité ». RDLF, 2018, Chron. N°13.
45
FERCHICHI (W.) : Rapport ADLI (Association des libertés individuelles). Droits et libertés aux temps de l’état
d’exception. Chronique d’une crise annoncée. Etat des lieux des droits civils et politiques. 25 juillet-25 août 2021,
page 25.

16
les exigences normatives relatives aux droits fondamentaux «  ne
s’accommodent guère d’une définition elliptique des prérogatives reconnues
aux autorités publiques pour lutter contre le danger. Elles impliquent un cadre
juridique précis  »46. Selon la CEDH, ce cadre juridique doit présenter certaines
qualités, et plus précisément il doit être accessible et prévisible. D’une part, le
destinataire de la norme «  doit pouvoir disposer de renseignements suffisants,
dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un
cas »47, et, d’autre part, «  la norme doit être énoncée avec assez de précision
pour permettre au citoyen de régler sa conduite. Il doit être à même de prévoir,
à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de
nature à dériver d’un acte déterminé »48. Elle a ajouté que la base juridique
« doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un pouvoir avec une
netteté suffisante-compte tenu du but légitime poursuivi- pour fournir à
l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire  »49.

Or, et à partir du 30 juillet 2021, les poursuites contre certains députés et


hauts responsables ont été faites sur la base de l’article 128 du code pénal,
l’article 86 du code des télécommunications, le décret-loi n°2011/115 relatif à
la liberté de presse, de l’imprimerie et de l’édition, le décret n°78/50 du 26
janvier 1978 régissant l’état d’urgence ainsi que certaines dispositions du code
de justice militaire50.

Le décret n°78/50 du 26 janvier 1978 règlementant l’état d’urgence,


décret manifestement inconstitutionnel, est encore considéré comme pouvant
constituer une mesure d’exception prise sur la base de l’article 80 de la
constitution. En activant ce décret, le ministre de l’intérieur a décidé d’assigner
à domicile plusieurs personnalités et hauts cadres de l’Etat. L’article 5 dudit
décret dispose que « le ministre de l’intérieur peut prononcer l’assignation à
46
DUPRE DE BOULOIS (X.) : Op.cit., page 204.
47
CEDH, 26 avril, 1979, Sunday Times c/Royaume-Uni, Série A, n°30.
48
Idem.
49
CEDH, 2 août 1984, n°8691/79, Malone c/ Royaume-Uni, §68.
50
Selon l’article 128 du code pénal qui date de 1913 « est puni de deux ans d’emprisonnement et de cent vingt
dinars d’amende quiconque, par discours public, presse ou tout autres moyens de publicité, impute à un
fonctionnaire public ou assimilé des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité ».
Ce texte va à l’encontre de la constitution de 2014 qui garantit la liberté d’expression et de publication dans
son article 31.
Les articles 55 et 56 du décret-loi 2011/115 qui punissent les auteurs de diffamation d’une amende ont été
utilisés pour poursuivre en justice des blogueurs et activistes publiant sur les réseaux sociaux. Ce texte s’est par
conséquent appliqué à des personnes n’appartenant pas au secteur des médias.
L’article 86 du code des télécommunications punit d’emprisonnement de un à deux ans et d’une amende
quiconque sciemment nuit ou perturbe leur quiétude à travers les réseaux publics des télécommunications. Ce
code a été adopté le 15 janvier 2001 dans un contexte de censure et de dictature.
Quant au code de justice militaire, il a été appliqué mainte fois pour poursuivre des blogueurs et activistes de la
société civile et des politiciens comme Yassine Ayari en application de l’article 91 qui énonce en des termes
imprécis «  l’atteinte à la dignité, à la renommée, au moral de l’armée ».

17
résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de
toute personne résidant dans une des zones prévues à l’article 2 dont l’activité
s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics »51.

Ce texte qui est historiquement rattaché à l’état d’urgence décrété par le


président Bourguiba à la suite de la confrontation entre l’Union générale des
travailleurs tunisiens et le gouvernement de l’époque n’a pas été abrogé. Il
continue à régir l’état d’urgence malgré son inconstitutionnalité flagrante et
surtout parce qu’il ne comporte aucune garantie au profit des personnes
assignées à résidence. Par ailleurs, et conformément à l’article 49 de la
constitution, le texte de 78 ne constitue pas une loi et ne comporte aucune
garantie de protection des droits et libertés. En effet, les pouvoirs attribués au
ministre de l’intérieur sont si larges qu’il est seul juge de la gravité de l’activité
de la personne qu’il assigne à résidence et de son caractère dangereux sur la
sécurité et l’ordre public. De plus, le silence quant à la notification par écrit de
la décision d’assignation fait que la personne concernée ne dispose d’aucune
trace écrite afin d’exercer d’éventuels recours ou d’attester de son état 52. Il
convient de rappeler dans ce cadre que les

Dans le même ordre d’idées, une autre procédure limitative des libertés
a été appliquée. Il s’agit de la procédure S17 qui est en réalité une mesure
d’ordre sécuritaire visant à assurer un contrôle aux frontières et pouvant
empêcher des personnes de voyager. Cependant, les personnes concernées ne
peuvent pas savoir au préalable si elles sont concernées par cette procédure ou
non. Cette procédure en contradiction flagrante avec le principe de la liberté de
circulation, garanti par la constitution de 2014 dans son article 24, ne peut être
limitée que par une loi conformément aux dispositions de l’article 49 de la
constitution.

51
Le substitut du procureur de la République et porte-parole du tribunal de première instance de Tunis a
affirmé le 6 août 2021 que des décisions d’interdiction de voyage ont été prononcées contre des responsables
de l’ancien gouvernement. De même, depuis le 25 juillet le ministère de l’intérieur a ordonné d’assigner à
résidence l’ancien procureur de la République près le tribunal de première instance, Béchir Akermi, l’ancien
directeur général des services spéciaux au ministère de l’intérieur, Lazhar Loungou, l’ancien ministre des
technologies de la communication et ministre du transport, Anouar Maarouf, l’ancien ministre de
l’environnement Riadh Mouakhar ainsi que plusieurs anciens membres du cabinet du gouvernement Youssef
Chahed.
52
Dans une décision fortement critiquée par l’opinion publique en date du 30 septembre 2021, le président du
tribunal administratif avait refusé le recours visant le sursis à exécution des décisions d’assignation à résidence
au motif que ces dernières ne sont pas à même de causer aux personnes concernées des dommages qu’il serait
impossible de rattraper au sens de l’article 39 de la loi relative au tribunal administratif n°40/1972 du 1 er juin
1972. Cette position constitue un revirement par rapport à une position précédente exprimée en 2018 où le
tribunal administratif avait ordonné un sursis à exécution de la décision du ministre de l’intérieur en date du 26
juillet 2017 relative à une assignation à résidence en s’appuyant sur le motif que l’assignation à résidence ne
signifie pas une interdiction de quitter le domicile, auquel cas elle se transformerait en séquestration à
domicile ; ce qui constitue une atteinte aux droits fondamentaux constitutionnellement garantis.

18
Finalement, « l’atteinte aux droits et libertés dans les régimes
autoritaires se fait à travers des textes juridiques interprétés et mis en
application d’une manière abstraite, via l’adoption de procédures sur le
fondement d’instructions non écrites. En attendant l’adoption de décrets-lois
appelés à régir plusieurs domaines pendant l’état d’exception, on considère que
le régime actuel applique des textes et des procédures liberticides et
inintelligibles. En effet, ces textes occultes ne sont pas conformes à l’état de
droit et à la justice comme affirmé depuis le début de son mandat par le
président de la République »53. Or ; les exigences relatives aux libertés
fondamentales requièrent des autorités responsables de prévoir un ensemble
de garanties au profit des personnes visées par les mesures réductrices en
question.

L’ensemble des dispositions prises dans le cadre de l’article 80 de la


constitution de 2014 ne sont finalement que le prélude d’une nouvelle phase
dans l’histoire politique et constitutionnelle de la Tunisie à travers la
déconstruction de l’ordonnancement juridique par la mise à l’écart de la
constitution de 2014 serait finalement le prélude d’une nouvelle construction.

53
FERCHICHI (W.) : Op.Cit., page 31.

19
II. D’un état de fait à un état pré-constituant

Depuis le 25 juillet 2021 la Tunisie a été plongée dans un état de fait sous
couvert d’un état d’exception. Pour marquer cet état de fait du sceau de la
« légalité »54, un décret présidentiel n°2021-117 du 22 septembre 2021 relatif
aux mesures exceptionnelles vient préciser le processus pré-constituant devant
conduire aux révisions constitutionnelles ; un processus totalement conduit par
le président de la République.

Nous examinerons tour à tour la forme du décret, ainsi que sa teneur.

§1.  Le décret 2021-117 : une organisation des pouvoirs publics


parallèle à la constitution

Le décret du 22 septembre 2021 n’est pas le premier en son genre. En


effet, et suite aux événements du 14 janvier 2011 55, la Tunisie a instauré
successivement deux régimes portant organisation provisoire des pouvoirs
publics.

Tout d’abord, le décret-loi du 23 mars 2011 fonde un nouvel ordre


constitutionnel ou plutôt une situation « juridiquement curieuse qui prévaut
pendant la période d’élaboration des textes constitutionnels »56. Plus que par
ses dispositions, ce texte est intéressant par son préambule et son exposé des
motifs qui restituent toute leur valeur à certains principes auxquels le pouvoir
déchu a fortement porté atteinte tels que : la souveraineté du peuple, le
suffrage universel libre et équitable, l’incompatibilité dans l’exercice des
mandats. Ce texte s’est situé dans une logique de rupture par rapport à l’ordre
juridique déchu étant donné que « le peuple a exprimé au cours de la
révolution du 14 janvier 2011 sa volonté d’exercer sa pleine souveraineté dans
le cadre d’une nouvelle constitution…et que la situation actuelle de l’Etat ne
permet plus le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, et que la pleine
application des dispositions de la constitution est devenue impossible »57.

Ensuite, la loi constituante adoptée le 16 décembre 2011 par l’Assemblée


nationale constituante élue le 23 octobre 2011. Il s’agit d’un acte fondateur de

54
Le terme est à manier avec précaution car le décret en question ne s’inscrit pas dans la continuité de la
constitution mais il s’en écarte considérablement et marque une rupture avec l’ordre normatif général.
55
Voir en ce sens, BEN ACHOUR R.), BEN ACHOUR (S.) : « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité
constitutionnelle et légitimité révolutionnaire ». Revue française de droit constitutionnel. N°92, Octobre 2012,
page 715. Voir également, BEN ACHOUR (R.) : Propos sur la constitution du 27 janvier 2014. Textes réunis par
Zouhour Ouamara. Latrach Editions. 2020.
56
Voir à cet égard, FAVOREU (L.) et GAÏA (P.) : Droit constitutionnel, Dalloz, 2003, page 102.
57
Préambule.

20
transition qui constitue la norme juridique suprême provisoire gouvernant
l’Etat pendant la période provisoire. Il s’agit comme son nom l’indique d’une loi
constituante, d’abord par son origine dans la mesure où elle émane d’un
pouvoir constituant. Elle l’est, ensuite, par son objet dans la mesure où elle
crée et organise les pouvoirs publics. Il s’agit aussi d’un texte provisoire dont la
durée expire avec le vote de la nouvelle constitution58.

Par conséquent, quelle que soit leur forme ou leur valeur, ces textes,
qualifiés de « petites constitutions  » participent à la détermination d’un droit
transitoire matériellement constitutionnel. Elles sont, par conséquent, à
l’origine d’un système juridique intermédiaire à la fois provisoire et fondateur
qui doit se situer par rapport au système auquel il succède.

La déclaration faite par le président de la République le 25 juillet 2021,


peut être considérée comme portant une organisation para-constitutionnelle
des pouvoirs publics ; ce qui n’est pas du tout conforme à la logique d’un état
d’exception. En effet, si ce dernier est traduit par l’existence d’un ordre
normatif spécial qui déroge à l’ordre normatif général, il ne faut jamais perdre
de vue que c’est la constitution elle-même qui autorise cette dérogation 59. Par
conséquent, l’état d’exception ne peut se concevoir comme une rupture
complète avec ce que Dominique Rousseau appelle «  l’état ordinaire des
choses »60. Ce qui le distingue, d’ailleurs, de l’état révolutionnaire ou du coup
d’état61.

58
La doctrine distingue deux types de « petites constitutions ». Celles qui sont matériellement
constitutionnelles et celles qui sont formellement constitutionnelles. Pour la première catégorie, elles sont
adoptées en la forme infra-constitutionnelle à l’issue d’une rupture dans l’ordonnancement juridique. Il en est
ainsi du décret du 14 frimaire an II du 4 décembre 1793 qui organise après la suspension de la constitution de
1793 un gouvernement provisoire révolutionnaire, le comité du salut public. L’article premier du décret du 14
frimaire dispose que la convention est le centre unique de l’impulsion du gouvernement. Le CSP, élu par la
convention en son sein tous les mois concentre les pouvoirs exécutif et législatif qu’il exerce invariablement
sous la forme de décrets. En ce qui concerne la deuxième catégorie, à savoir les lois formellement
constitutionnelles, il convient de citer à titre d’exemple la loi du 2 novembre 1945. Adoptée en la forme
constitutionnelle par référendum, cette petite constitution attribue le pouvoir législatif à l’Assemblée
constituante. Voir dans ce sens, l’article de CARTIER (E.) : « Les petites constitutions : Contribution à l’analyse
du droit constitutionnel provisoire ». R.F.D.C., 2007, pages 525 et SS.
59
Xavier Magnon évoque dans ce cadre « le paradoxe de l’état d’exception autorisé par la constitution  ». La
constitution échappe ainsi à la révolution en l’autorisant. Op.cit., page 18.
60
Op.cit., page 39.
61
Cette continuité entre l’ordre nouveau et l’ordre en ancien se justifie en France par le maintien des
institutions. Le conseil des ministres continue de se réunir chaque mercredi à l’Elysée et le parlement siège et
vote les lois. Dans ce sens, Xavier Magnon considère dans son article précité que « l’état d’exception bien que
par nature révolutionnaire, ne l’est pas, précisément parce qu’il est un sous-ensemble de l’ordre
constitutionnel et qu’il est habilité par celui-ci. Tel n’est pas le cas de l’ordre révolutionnaire, qui n’obéit au
respect d’aucune règle et qui, d’ailleurs, n’a pas vocation à être un ordre normatif spécial ou un sous-ensemble
d’un ordre normatif, mais bien à être un ordre normatif général. L’ordre révolutionnaire ne saurait être un
ordre spécial, mais, plutôt, un ordre général ». Op.cit., page 24.

21
D’ailleurs, du fait de la situation exceptionnelle, le texte constitutionnel
est préservé de toute modification durant la période d’exception. En effet, il
n’est pas permis de remettre en cause le droit constitutionnel commun 62.

Faite sur la base de l’article 80 de la constitution du 27 janvier 2014, la


déclaration du président de la République est en réalité en rupture avec elle.
L’intention de fonder un nouvel ordre constitutionnel s’est confirmée le 22
septembre 2021 par le décret présidentiel n°2021-117.

Ce texte interpelle à plus d’un titre et suscite des réserves de taille quant
à sa forme et à son contenu. D’abord, de par son intitulé. En effet, le décret
présidentiel porte l’intitulé « mesures exceptionnelles », ce qui impliquerait
normalement un caractère provisoire. Par conséquent, toutes les mesures
annoncées dans le décret auraient pour seule finalité de régir une période
provisoire dont la durée se limiterait à l’existence d’un péril imminent et
d’assurer le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Ceci est
confirmé par les visas et considérants qui vont suivre et qui peuvent être
répartis en deux catégories de motivations.

Dans la première catégorie qu’on appelle les motivations légales nous


pouvons lire un renvoi clair à la constitution et aux trois décrets présidentiels
ayant régi l’état d’exception :

« - Vu la constitution, notamment son article 80 ;


- Vu le décret présidentiel n°2021/69 du 26 juillet portant cessation des
fonctions du chef du gouvernement ;
- Vu le décret présidentiel n°2021/80 du 29 juillet 2021 relatif à la
suspension des compétences de l’Assemblée des représentants du
peuple ;
- Vu le décret présidentiel n°2021/109 du 24 août 2021 relatif à la
prorogation des mesures exceptionnelles relatives à la suspension des
compétences de l’Assemblée des représentants du peuple ».

L’ensemble de ces visas est en harmonie avec l’intitulé même du décret


n° 2021-117 en ce sens qu’il s’agit bel et bien de mesures exceptionnelles, par
définition provisoires, dont la finalité est de lutter contre ce péril imminent non
identifié et dont la validité prend fin dès la cessation de ce péril. Mais, le doute
62
En France, c’est le conseil constitutionnel français qui a posé cette interdiction pendant l’usage de l’article 16
de la constitution. Voir, décision n°92/312 DC, Traité sur l’Union européenne, cons.19. L’article 228/6 de la
constitution polonaise de 1971 prévoit à son tour que « la constitution, les lois régissant les élections au SEJM,
au Sénat et dans les collectivités territoriales, la loi sur l’élection du président de la République, ainsi que les lois
portant sur les mesures d’exception, ne peuvent être modifiées pendant la période d’application de ces
mesures ».

22
s’installe au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture de la deuxième
catégorie de motivations qui ne repose que sur une appréciation subjective de
la situation qui prévalait avant le 25 juillet.

En effet, nous pouvons y lire :

«  Considérant que la constitution dispose que le peuple est le titulaire de


la souveraineté tel que prévu par son préambule et mentionné dans son article
3.

Considérant que si le peuple n’est pas en mesure d’exprimer sa volonté et


d’exercer sa souveraineté en vertu des dispositions constitutionnelles en
vigueur, la souveraineté prévaut sur les procédures relatives à son exercice.

Considérant que le peuple tunisien a exprimé à plusieurs reprises son


rejet des mécanismes relatifs à l’exercice de la souveraineté.

Considérant que le fonctionnement normal des pouvoirs publics a été


entravé, et que le péril est devenu non pas imminent mais réel, notamment au
sein de l’Assemblée des représentants du peuple.

Considérant que le principe est que la souveraineté appartient au peuple


et que si le principe s’oppose aux procédures relatives à son application, la
prééminence du principe sur les formes et les procédures s’impose  ».

Contrairement au décret du 23 mars 2011 et à la loi constituante du 16


décembre 2011, le préambule du décret n°2021-117 est une tentative de
justifier les intentions d’un président voulant s’emparer de tous les pouvoirs
sous couvert d’une constitutionnalité douteuse, celle de l’article 80 de la
constitution.

Non seulement les références légales citées dans le préambule du décret


n° 2021-117 ne peuvent le fonder car ne répondant pas à l’esprit des mesures
exceptionnelles mais, encore plus, les arguments cités sous la forme de
considérants ne peuvent correspondre qu’à des appréciations personnelles et
sont loin de constituer des principes théoriques et des valeurs communément
admises. Elles sont, en effet, le reflet d’une lecture erronée de la réalité et
certainement pas partagée par l’ensemble du peuple tunisien. Le président
tunisien ne parle qu’à une frange du peuple, son peuple à lui, pour se lancer
dans des affirmations qui ne correspondent qu’à une vision incomplète de la
situation. Il en est ainsi lorsqu’il affirme que le peuple a exprimé son rejet des
mécanismes relatifs à l’exercice de la souveraineté, en allusion au parlement,

23
allusion qui se confirme d’ailleurs dans le considérant suivant qui cerne le péril
non imminent mais réel dans le parlement.

Mais la constitution elle-même constitue à son tour une composante du


péril imminent puisqu’elle entrave la mise en œuvre du principe de la
souveraineté du peuple. N’est-il pas affirmé en effet que les principes
l’emportent sur les procédures ? Se baser sur un texte qui s’avère être à
l’origine du péril imminent relève tout simplement de la contradiction. 

Les mesures exceptionnelles n’ont pas besoin de préambule car la


déclaration de l’état d’exception aurait suffi à les justifier.

Par contre, la plupart des textes constituants comprennent des


préambules. Dans sa quête sur les origines du droit, un auteur a pu souligner
que le préambule apparait comme « le début du début »63. « Au-delà du texte
constitutionnel, il répond à un besoin anthropologique plus fondamental  ; celui
des créateurs des textes normatifs de grande importance, qu’ils soient
juridiques, moraux ou religieux, tout comme celui des auteurs d’œuvres
artistiques, de faire précéder le corpus qu’ils instituent d’un prologue, d’un
prélude ou d’une ouverture »64.

Finalement la nomenclature du décret n°2021-117 confirme l’intention


de rupture avec l’ordre constitutionnel en vigueur et dénote de la volonté de se
lancer dans une nouvelle construction que les défenseurs farouches du
président appellent « Al Binaa al jadid » et dont les articles 1 à 23 reflètent de
façon plus ou moins claire les détails.

§2. La présidentialisation du pouvoir : d’un chef de l’exécutif à un chef


de tous les pouvoirs.

Même s’il se fonde sur l’article 80 de la constitution, le décret n°2021-


117 s’écarte de la logique de l’état d’exception et se rapproche plutôt d’un
texte fondateur qui investit le président de la République de la quasi-totalité
des pouvoirs.

Le premier point concerne l’absence de détermination d’une limite


temporelle à ce décret. Ceci est significatif de la volonté du président de
63
HENSHLING (L.) : « La constitution formelle ». In, Traité de droit constitutionnel. Sous la direction de TROPER
(M.), CHAGNOLLAUD (D.). Paris, Dalloz, 2012, tome 1, page 282.
64
Idem, page 279. Pour une étude approfondie des préambules, voir également DUMONT (H.) : « A quoi sert un
préambule constitutionnel ? Réflexions de théorie du droit en marge du débat sur l’inscription d’un principe de
laïcité dans un préambule ajouté à la constitution belge ». In, Presses de l’Université Saint-Louis, 2018 ;
Disponible sur http://www.openedition.org

24
disposer du temps nécessaire à la finalisation de son projet politique ainsi que
sa soumission au référendum au sens de l’article 22 du décret. Il ne s’agit pas,
par conséquent, de mesures d’exception destinées à mettre fin à un péril
imminent, les exceptions devant toujours être limitées dans le temps.

Par ailleurs, aucun délai n’est mentionné en rapport avec la commission


chargée de collaborer avec le président de la République en vue de mettre en
place les réformes politiques qui ne peuvent se faire logiquement dans un laps
de temps court. Ceci est d’autant plus vrai que l’article 22 du décret 2021-17
dispose que : «  Ces projets de révision doivent avoir pour objet l’établissement
d’un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement
titulaire de la souveraineté et la source des pouvoirs qu’il exerce à travers des
représentants élus ou par voie de référendum.

Ce régime repose sur la séparation des pouvoirs et l’équilibre réel entre


eux, il consacre l’Etat de droit et garantit les droits et les libertés publiques et
individuelles et la réalisation des objectifs de la révolution du 17 décembre 2010
relatifs au travail, à la liberté et à la dignité nationale.

Ces projets sont soumis par le président de la République au référendum


pour approbation ».

Le deuxième point est relatif à ce qui est prévu dans le chapitre 4 relatif
aux dispositions finales. Dans ses articles 20, 21 et 22 en vertu desquels et par
le pouvoir unilatéral du président toutes les dispositions de la constitution
contraires au décret n°2021-117 ne seront plus appliquées.

Seul le préambule de la constitution, son premier et deuxième chapitres


et toutes les dispositions constitutionnelles qui ne sont pas contraires au décret
117 continuent à être appliquées. Il en résulte une supériorité du décret par
rapport à la constitution et un renversement de la pyramide de Kelsen en vertu
de laquelle la constitution est la norme suprême au sein de l’Etat.

Par ailleurs, supprimer des chapitres entiers de la constitution et en


garder d’autres est dénué de tout bon sens ; car une constitution n’est pas un
menu à la carte. Elle est entière et indivisible. Ceci est conforme à son article
146 qui prévoit que les dispositions de la présente constitution sont comprises
et interprétées les unes par rapport aux autres comme une unité cohérente.

L’article 20 du décret bat en brèche le principe de l’intelligibilité de la loi


qui est un principe nécessaire à tout le droit : constitutions, traités, décisions
judiciaires, actes administratifs, actes publics ou privés.
25
Le conseil constitutionnel français a considéré dans ce sens
que « l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi sont des objectifs de valeur
constitutionnelle…En effet, la garantie des droits ne pourrait être effective si les
citoyens ne disposaient pas d’une connaissance suffisante des normes qui sont
applicables »65. Ainsi, la loi doit être complète et ne rien laisser dans l’ombre.

L’article 21 du décret supprime quant à lui l’Instance provisoire de


contrôle de la constitutionnalité des projets de lois. Par conséquent, le
président de la République se pose comme le seul interprète des textes
juridiques et la seule autorité au-dessus de tout contrôle. Tout compte fait,
quelle serait l’utilité d’une instance chargée du contrôle de la constitutionnalité
des projets de lois en l’absence d’un parlement, d’une constitution et lorsque
les pouvoirs législatif, exécutif et constituant sont entre les mains d’une seule
personne ?

Le président Kais Saied est au-dessus de tout contrôle car il est le pouvoir
suprême. D’ailleurs, l’article 22 du décret n°2021-117 indique que « le
président élabore les projets de révision relatifs aux réformes politiques avec
l’assistance d’une commission dont l’organisation est fixée par décret
présidentiel ». Par conséquent, c’est le président lui-même qui va non
seulement choisir les membres de cette commission mais c’est lui qui va
conduire également le processus de révision de la constitution. Comme l’a si
bien noté le professeur Hatem Mrad, « la commission d’experts sera tout au
plus composée par des juristes inféodés à la volonté pré-constituante et, au plus
tard, constituante du Chef de l’Etat, jouant le rôle de porte-parole d’un pouvoir
qui dicte, sens linguistique du terme  « dictature  », ses choix politiques aux
experts choisis par lui personnellement »66.

Le troisième point est relatif à l’étendue des pouvoirs confisqués par le


président de la République. Le Chef de l’Etat est d’abord législateur. Il incarne à
lui seul ce pouvoir. Il légifère dans tous les domaines qui étaient auparavant
réservés en vertu de l’article 65 de la constitution au parlement et à lui seul.
L’article 5 du décret précise que tout ce qui pouvait être pris sous forme de loi
organique ou ordinaire l’est désormais sous forme de décret-loi 67.
65
421 DC du 16/12/99. Voir aussi DE SALVA (M.) : « La sécurité juridique en droit constitutionnel français ».
Cahiers du conseil constitutionnel n°11. Décembre 2001.
66
Op.Cit.
67
art. 5 - Sont pris sous forme de décret-loi, les textes relatifs :
- à l’approbation des traités,
- à l’organisation de la justice et de la magistrature,
- à l’organisation de l’information, de la presse et de l’édition,
- à l’organisation des partis politiques, des syndicats, des associations, des organisations et des ordres
professionnels ainsi que leur financement, - à l’organisation de l’Armée nationale,

26
Pis encore, le deuxième paragraphe du même article précise que les
matières autres que celles qui sont du domaine des décrets-lois relèvent du
pouvoir règlementaire général et sont prises sous forme de décrets
présidentiels. Par conséquent, tout ce qui ne relève pas du domaine assigné au
président Kais Saied, relève du domaine réservé au même président Kais Saied.

Les décrets-lois pris par le président de la République jouissent en vertu


de l’article 7 du décret d’une immunité absolue puisqu’ils ne sont pas
susceptibles de recours en annulation. Le président ne peut alors mal faire.
Sommes-nous en train d’assister à un remplacement de l’Etat de droit par l’Etat
légal ? Tout porte à le croire malheureusement.

Malgré un engagement ferme exprimé dans l’article 4 et en vertu duquel,


lors de l’édiction de décrets-lois, il ne peut être porté atteinte aux acquis en
matière des droits de l’Homme et de libertés garantis par le système juridique
national et international, rien n’empêche le président de la République d’y
porter atteinte puisqu’aucun mécanisme de contrôle n’est prévu. Les actes du

- à l’organisation des forces de sécurité intérieure et de la douane,


- à la loi électorale, - aux libertés et aux droits de l’Homme,
- au statut personnel,
- aux modalités générales d’application de la Constitution,
- aux devoirs fondamentaux de la citoyenneté,
- au pouvoir local,
- à l'organisation des instances constitutionnelles,
- à la loi organique du budget,
- à la création de catégories d’établissements publics et d’entreprises publiques,
- à la nationalité,
- aux obligations civiles et commerciales,
- aux procédures devant les différentes catégories de juridictions,
- à la détermination des crimes et délits et aux peines qui leur sont applicables, ainsi qu’aux contraventions
sanctionnées par une peine privative de liberté,
- à l’amnistie générale,
- à la détermination de l’assiette des impôts et contributions, de leurs taux et des procédures de leur
recouvrement,
- au régime d’émission de la monnaie,
- aux emprunts et aux engagements financiers de l’Etat,
- à la détermination des emplois supérieurs,
- à la déclaration du patrimoine,
- aux garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires,
- au régime de ratification des traités,
- aux lois de finances, de règlement du budget et d’approbation des plans de développement,
- aux principes fondamentaux du régime de la propriété et des droits réels et de l’enseignement, de la
recherche scientifique, de la culture, de la santé publique, de l’environnement, de l’aménagement du territoire
et de l’urbanisme, de l’énergie, du droit du travail et de la sécurité sociale.

Les matières autres que celles qui sont des domaines ci-dessus mentionnés, relèvent du pouvoir réglementaire
général et sont prises sous forme de décret Présidentiel.

27
président sont au-dessus de tout soupçon et jouissent de la présomption de
régularité.

Le président de la République incarne également tout le pouvoir exécutif


qui a gardé tout de même sa forme bicéphale. Toutes les prérogatives dévolues
par la constitution de 2014 au chef du gouvernement deviennent du ressort
exclusif du président de la République qui représente l’Etat et détermine sa
politique générale et les choix fondamentaux 68. En revanche, le gouvernement
composé du chef du gouvernement, de ministres et de secrétaires d’Etat
nommés tous par le président de la République, veille à l’exécution de la
politique générale de l’Etat conformément aux directives et choix du président
de la République. D’un vrai décideur, le gouvernement se transforme en simple
exécutant des décisions du seul maître de l’exécutif. Ceci n’est pas sans
rappeler les dispositions de l’article 37 de la constitution du premier juin 1959
en vertu duquel « le pouvoir exécutif est exercé par le président de la
République assisté d’un gouvernement dirigé par un premier ministre ».

Le gouvernement dispose de l’administration aux fins de l’exécution des


orientations du Chef de l’Etat devant lequel il est responsable. Par conséquent,
le président de la République dispose du gouvernement à sa guise et il peut lui
déléguer quelques tâches comme la présidence du conseil des ministres.

68
Les articles 9 à 12 du décret étayent les différentes attributions du président de la République.
Art. 9 - Le Président de la République représente l'Etat et oriente sa politique générale et ses choix
fondamentaux.

Art. 10 - Le Président de la République préside le Conseil des ministres et il peut déléguer sa présidence au Chef
du Gouvernement.

Art. 11 - Le Président de la République veille à l'exécution des lois, exerce le pouvoir réglementaire général et il
peut déléguer tout ou partie de ce pouvoir au Chef du Gouvernement.

Art. 12 - Le Président de la République exerce notamment les fonctions suivantes :


- assurer le haut commandement des forces armées,
- déclarer la guerre et conclure la paix après délibération du Conseil des ministres,
- la création, la modification, la suppression des ministères et secrétariats d’Etat, la détermination de leurs
compétences et de leurs attributions,
- la création, la modification ou la suppression des établissements publics et d’entreprises publiques et services
administratifs, ainsi que la détermination de leurs compétences et de leurs attributions,
- la cessation de fonctions d’un ou de plusieurs membres du Gouvernement ou l’examen de sa démission, -
l'accréditation des diplomates de l'Etat à l'étranger et l'acceptation de l'accréditation des représentants des
Etats étrangers,
- la nomination aux emplois supérieurs et leurs cessations,
-la ratification des traités,
- accorder la grâce.

28
Nous sommes en mesure de croire que le régime envisagé par le
président de la République n’est autre qu’un régime présidentialiste dans
lequel il serait l’hyper président qui intervient dans tous les domaines et qui
veut tout diriger.

********

Conformément à la pensée shmitienne, la nécessité n’a pas de loi. Cet


adage a justifié de tout temps la possibilité pour le souverain de s’attribuer tous
les pouvoirs. L’état d’exception constitue la zone de turbulence dans un ordre
juridique établi car il autorise le souverain à suspendre le droit par le droit. Dès
l’instant où il proclame l’état d’exception, le souverain s’affranchit du droit. Par
conséquent, selon Schmitt, l’état d’exception appelle une redéfinition du
rapport entre droit et pouvoir. Selon sa formule célèbre, est souverain celui qui
décide de l’état d’exception, le droit ne saurait à lui seul définir le champ
d’action du souverain mais c’est le souverain qui crée les conditions
d’application du droit.

Il est fort probable que le président Kais Saied se soit rallié à cette
conception shmitienne du pouvoir. « Il n’a jamais cessé d’opposer comme Carl
Schmitt « légalité et légitimité », «  parlementarisme et démocratie »,
« principe de souveraineté et procédures relatives à son application  » en
insistant sur la prééminence du principe sur les formes et les procédures »69. La
maxime selon laquelle « la dictature n’est pas le contraire de la démocratie  »
trouve sa parfaite illustration dans la conception du pouvoir annoncée par Kais
Saied70. Schmitt voit dans le régime totalitaire une confirmation de l’idée de
base développée dans sa théorie de la constitution où il insiste sur la nécessité
de distinguer l’état de droit bourgeois sous la forme de l’Etat libéral, de la
démocratie. Le régime fasciste est une démocratie authentique directe car
fondée sur « l’alliance mystique entre un chef et son peuple». Schmitt envisage
l’Etat moderne comme « une démocratie directe de masse, reposant sur la
résurrection de formes archaïques d’acclamation »71. Dans ce sens, un
plébiscite n’aurait rien d’anti-démocratique. Cette fusion entre le président et
son peuple n’est pas sans rappeler le principe monarchique énoncé par Louis
XV dans son discours au parlement de Paris du 3 mars 1766 : « Les droits et

69
FERJANI (C.) : « Les conceptions de l’état d’exception de Carl Schmitt à Kais Saied ». Kapitalis, 25 septembre
2021.
70
SHMITT (C.) : Parlementarisme et démocratie. 1923, Paris, Seuil, 1988, page 35.
71
RABAULT (H.) : « Carl Schmitt et l’influence fasciste. Relire la théorie de la constitution ». R.F.D.C., 2011/4,
pages 709-732.

29
intérêts de la Nation dont on ose faire un corps séparé du monarque sont
nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains  ; je ne
souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en
troubler l’harmonie »72.

Le chef incarne l’authentique représentation alors que le parlement


n’incarne qu’une représentation erronée et fallacieuse. Dès lors que la volonté
politique est incarnée par le souverain, la délibération s’apparente à une perte
de temps.

Telle semble malheureusement être la conviction du prsident Kaies


Saied en espérant qu’il nous démentira dans les faits.

72
Cité par Dominique Rousseau, Op.Cit., page 44.

30

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