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Il suffit de s’éloigner de la théorie pour se rapprocher du réel pour constater que le cadre imposé au régime
d’exception n’est pas toujours suffisant pour contrer ses dérives. Celle-ci ne sont pas systématiques, ce qui, si tel
était le cas, rendrait le régime d’exception tout simplement inutile et à bannir. Néanmoins, nous pouvons
constater dans certains cas, que certains États abusent de ce régime exceptionnel ou bien, dans d’autres cas font
de l’État de droit l’exception.
II. Quand l’état d’exception prend le pas sur l’État de droit : des démocraties en crise
Il y a encore une vingtaine d’années, au début des années 2000, l’État de droit était un horizon, une
espérance, une quête. C’était une dynamique qui orientait l’évolution des systèmes juridiques dans le monde
occidental vers plus de libertés pour les individus. Vingt ans plus tard, le consensus dont faisait l’objet l’État de
droit au lendemain de la chute du mur de Berlin, est érodé, contesté et menacé. En effet, les forces
réactionnaires, populistes, identitaires, ou xénophobes ont réussi à s’imposer en Europe au dépend de l’État de
droit (A). De même pour les lois sécuritaires adoptées post-2001, en s’intensifiant, au début temporaire elles
deviennent aujourd’hui une part intégrante de notre quotidien (B).
A. Un détachement affiché de l’idéal libéral : l’exception devient l’État de droit
La présence de forces politiques extrémistes, réactionnaires, populistes, identitaires ou encore xénophobes au
sommet du pouvoir est devenu banal pour une grande partie de l’opinion publique et de la classe politique
internationale. Ce fait constitue en réalité une victoire idéologique inquiétante, prouvant que l’État de droit se
trouve à ce jour en péril dans bon nombre de pays. L’entrée massive de l’extrême droite au gouvernement en
Autriche en 2017 à des postes stratégiques n’a suscité que très peu de réaction. En fait, la mise en danger de
l’idéal libéral de l’État de droit est tellement régulière, qu’elle ne suscite presque plus aucune réaction. Pourtant,
L’État de droit est consacré comme une valeur de l’Union européenne au même titre que le respect de la dignité
humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, ainsi que le respect des droits de l’homme, y compris des droits des
personnes appartenant à des minorités. Le simple fait d’adhérer à l’Union européenne protègerait donc de tout
manquement aux principes de l’État de droit. En ce sens le président de la Commission, Jean-Claude Juncker,
pouvait ainsi déclarer le 20 décembre 2017 : « Pour moi, il n’y a pas à douter que le nouveau chancelier fédéral
suivra un cap clairement pro-européen, car c’est écrit dans le programme de gouvernement (…). Ce que contient
le programme de ce gouvernement convient à presque 100 % à la Commission ». Une européanité serait-elle
donc plus satisfaisante qu’une preuve de libéralisme politique ? Certains pays participent à une démarche
illibérale assumée, comme la Pologne et la Hongrie en démantelant leurs structures de l’État de droit et de la
démocratie libérale. Ce mouvement a été initié en Hongrie en 2011. Il s’est concrétisé par des révisions de la
constitution ainsi que l’adoption de différentes lois sur les médias, la réforme des universités, l’abaissement de
l’âge de départ en retraite des juges, ou encore les nominations au sein de l’agence de protection des données.
Ces changements profonds, portent atteinte à l’État de droit, à tel point que L’ancien Président de la Hongrie et
fondateur de la Cour constitutionnelle, Laszlo Solyom, pouvait ainsi déclarer en 2013 : « en Hongrie, l’État de
droit a cessé d’exister ». La Cour constitutionnelle elle-même a fait l’objet de diverses mesures qui, selon la
Commission de Venise, constituent « une menace pour l’État de droit et le fonctionnement du système
démocratique ». En Pologne, la remise en cause des structures de l’État de droit s’est concentrée sur la justice à
partir de 2016. C’est d’abord le tribunal constitutionnel polonais qui a vu ses pouvoirs et son budget réduits. Son
mode de fonctionnement a été réformé : les trois juges élus par l’ancienne législature furent remplacés par trois
juges nouvellement élus dans des conditions jugées inconstitutionnelles. Après avoir neutralisé le tribunal
constitutionnel, la majorité assurée au Parti droit et justice s’en est prise à la Cour suprême, au Conseil national
de la magistrature et aux juridictions ordinaires. L’objectif de ces réformes est de permettre à la majorité de
reprendre en main la justice. En Roumanie, les pouvoirs de la Cour constitutionnelle ont été restreints en 2010 et
la réforme du système judiciaire suscite la crainte du Conseil de l’Europe et du Parlement européen eu égard au
standard de l’État de droit. L’indépendance de la justice est également directement menacée en Slovaquie, en
Bulgarie ou encore à Malte.
B. Un état d’exception devenu quotidien : un État de droit en péril
Force est de constater que l’État de droit est entré dans une phase d’affaiblissement dans la plupart des
démocraties occidentales, sous l’effet des politiques sécuritaires post-2001, mais aussi des pressions populistes,
ou encore des mutations néo-libérales du capitalisme qui imposent un nouvel ordre politico-social. Le Patriot
Act américain, se trouve être le point de départ d’un tournant sécuritaires des démocraties libérales, provoquant
in fine une dérive de l’État de droit. En Allemagne, la Cour constitutionnelle a accepté en 2004 la réactivation
d’une loi nazie de 1933 sur les internements de sûreté. En France, les lois anti-terroristes se sont multipliées. En
effet, 18 lois apparaissent en 30 ans et s’ajoute à cela la proclamation de l’état d’urgence en 2015 qui sera
renouvelé pendant deux années, puis banalisé sous la forme d’un régime juridique ordinaire d’exception : ce qui
était extraordinaire et logé dans l’état d’exception, devient ordinaire et est intégré dans une nouvelle vision de
l’État de droit. En ce sens les démocraties qui se revendiquent libérales tendent à participer à l’affaiblissement de
l’État de droit, en rendant ordinaire l’exceptionnel. Elles le font de manière directe mais circonscrite dans des
domaines de sécurité intérieure (menace terroriste), ou de politique externe (« menace » migratoire). Elles le font
aussi de manière indirecte et plus générale par le biais d’une déviation de la politique libérale. De facto, l’État de
droit se retrouve menacé, au mieux par les capacités d’inaction des contre-pouvoirs et de leur mobilisation
(parlement contourné, tribunaux engorgés, presse dépendante financièrement), ou au pire de perte totale. La
notion paradoxale de « libéralisme autoritaire » apparaît alors pour décrire la voie que prennent certaines de ces
démocraties occidentales. Ce terme a été forgé par Herman Heller, pour décrire un système libéral sur le plan
économique et autoritaire sur le plan des libertés individuelles et des droits sociaux. Ce serait un libéralisme
sélectif en rupture avec l’unité du libéralisme qui vise au démantèlement de l’État providence : l’État se recentre
sur les trois fonctions fondamentales de sécurité, police et justice ; et se désengage des autres domaines
d’intervention comme la solidarité, la culture ou l’éducation. Les droits sociaux en sont les victimes alors qu’ils
peuvent être perçus comme la condition de la pleine jouissance des droits et libertés. Nous pouvons donc nous
demander si nous faisons face à une éventuelle mutation du libéralisme et de son État de droit.
L’État de droit est depuis la seconde moitié du XXème siècle profondément installé dans nos sociétés
occidentales. Il apparaît comme la structure de nos démocraties libérales, la garantie de nos libertés individuelles
et collectives. Face à des situations de périls graves, ou de crises, celui-ci prévoit des mesures exceptionnelles
pour répondre à une situation exceptionnelle : c’est l’état d’exception. Les principes de l’État de droit sont alors
temporairement bafoués, afin de privilégier la sauvegarde du système et de la population. Cependant, il est
inévitable de constater que ce régime d’exception présente nombre de limites, à tel point qu’il serait à l’origine
de la dérive de l’État de droit, alors qu’il en est dans une certaine mesure son bras armé, son protecteur. Ainsi,
depuis plusieurs années maintenant, nous observons une profonde crise de l’État de droit, dépassant la seule
question des politiques illibérales de la Pologne ou de la Hongrie. Malgré un cadre imposé au régime
d’exception devenu ordinaire, afin de limiter ses dérives, et les sanctions portée par l’Union Européenne et
dirigées vers ces démocraties illibérales, force est de constater que le droit ne saurait arrêter une révolution. Il ne
peut que ralentir la visible dégénérescence des structures démocratiques, s’opérant à plusieurs échelles et dans
différents pays. La question est dès lors, pour reprendre les mots de Yascha Mounk, de savoir si ce moment va se
transformer en époque et remettre en cause jusqu’aux fondements de la démocratie libérale. Le cas échéant,
rendrait vain le discours des valeurs, et libertés portées par les vieilles démocraties libérales, ainsi que leur
capacité de vigilance face aux tentations illibérales de certains États.