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Saint-Louis
Malades mentaux et incapables majeurs | Guy Benoît,
Isabelle Brandon, Jean Gillardin
Vers un nouveau
régime
d'incapacité ? Les
interrogations d'une
juge de paix
Isabelle Brandon
p. 225-303
Texte intégral
Avant-Propos
1 Le travail que nous avons entrepris il y a déjà plusieurs
mois est avant tout un travail de réflexion personnelle
sur le thème de l’incapacité, fondé essentiellement sur
notre expérience professionnelle de juge de paix,
expérience de terrain, peu connue des juristes car elle
ne transparaît que très rarement dans des décisions
judiciaires.
2 Bien sûr, le droit ne sera pas absent, loin s’en faut. Mais
comme le disait Jacques Fierens dans un ouvrage
remarquable que nous aurons encore l’occasion de citer
à la fin de notre texte1 : « Le juriste sait qu’il y a un aval
et un amont de la science juridique, qui lui interdit un
dangereux positivisme feignant d’oublier que le droit
possède cette faculté étonnante de se prétendre donné
objectif et en même temps de s’objectiver lui-même ».
3 C’est précisément cet « amont » et cet « aval » qui
enrichira notre réflexion actuelle et c’est pour cette
raison que nous citerons, parfois longuement, quelques
textes psychiatriques.
…
372 Qu’en est-il alors du consentement libre et éclairé de
l’intéressé ?
…
373 Si peu de personnes âgées souhaitent entrer en
établissement, on observe en général, les concernant, un
conflit entre le désir et la nécessité, nécessité qui fera
souvent loi en ce qui les concerne.
374 D’une certaine façon, on pourrait dire à propos de
l’accord de la personne âgée que : « qui ne dit mot
(maux ?) consent », et qui ne se révolte pas est supposé
être d’accord.
375 On est d’ailleurs en droit de se poser la question de
savoir pourquoi « tout le monde » est, d’une certaine
façon, complice pour se passer du consentement de la
personne âgée qui, elle-même, va souvent se prêter à ce
jeu… et donc consentir !
376 Si la volonté de contracter est un fait psychologique, on
peut souvent, en ce qui concerne la personne âgée,
parler de consentement par démission, soumission ou
lassitude : « Je ne veux pas déranger », « Faites de moi ce
que vous voudrez » (ce qui est aussi une façon
d’agresser et de culpabiliser l’autre en se posant comme
victime). Le consentement peut également être obtenu
par incompréhension ou manque d’information, le
patient n’ayant manifestement pas, par exemple,
« compris » qu’il quittait son domicile de façon
définitive (on lui annonce qu’il part en maison de repos,
ou pour un placement temporaire).
377 Qui plus est, quand une place se libère dans un
établissement, elle est généralement « à prendre ou à
laisser » séance tenante, et cela que le moment soit ou
ne soit pas opportun pour l’intéressé.
…
378 Quelles sont alors les mesures de protection en vigueur
et les possibilités de recours pour les personnes âgées
pour se démettre du contrat consenti ?
…
379 En fait, il ne semble bien rester à la personne âgée que
la voie du silence, ou de la régression, dans une
acceptation passive du sort qui leur est réservé ou bien
alors l’expression de leurs maux, sous forme de
problèmes somatiques ou de troubles du
comportement : maux du corps, expression
comportementale inconsciente, qu’il conviendra de
déchiffrer.
380 Aussi, s’il est une tâche, un devoir important du
soignant s’occupant des personnes âgées, c’est bien
d’être attentif à ce qui tient, faute de mieux, lieu de
langage chez les patients.
…
381 En conclusion, je serai tenté de rappeler que si on parle
beaucoup du vieillard, trop souvent à notre niveau,
celui des professionnels, on ne lui parle pas assez, se
contentant d’agir à sa place, « oubliant » de l’informer
de nos démarches et de nos actions, et ce quel que soit
son état apparent.
382 Le respect de la personne du sujet âgé et de ses libertés
devrait lui offrir la possibilité de rester associé aux
choix le concernant, jusqu’au terme de sa vie. Entre
autres, il serait bon de veiller à ce que consentement (au
placement en institution) cesse de rimer avec
renoncement, mais puisse être beaucoup plus associé à
la notion essentielle de confort de fin de vie »56..
383 Si nous avons si longuement cité ce texte, c’est qu’il
soulève des problèmes essentiels qui déterminent la
manière, à la fois de décider d’une administration
provisoire éventuelle, et d’en exercer la mission, lorsque
celle-ci est décidée.
384 Ainsi que nous le verrons ci-dessous, ce texte constitue
un véritable défi pour tous les professionnels (et pas
seulement ceux de la santé) et permet de définir une
orientation au travail de l’administrateur provisoire et
du juge de paix dans l’importante mission qu’il a de
suivre et de contrôler sa gestion.
4. La protection juridique : l’administration provisoire et ses
particularités
4.1 Qui désigner comme administrateur provisoire ?
385 C’est dans le cas des personnes âgées ou très âgées que
la désignation d’un administrateur provisoire
professionnel semble s’imposer avec le plus d’évidence.
386 Généralement, ces personnes n’ont plus de proche
famille, et souvent plus de famille du tout. Bien plus : on
peut dire que la plupart du temps, si l’administration
provisoire est demandée, c’est parce que la personne
âgée est totalement isolée. Lorsqu’une de ces personnes
est entourée de ses enfants et petits-enfants (même s’ils
ne cohabitent pas), elle trouvera chez eux une
protection et un soutien naturel suffisants, qui rendent
superflue toute mesure de protection juridique.
387 Il arrive cependant assez souvent que des parties
requérantes à la mise sous administration provisoire
d’une personne âgée — neveu, arrière-neveu ou cousin
— demandent d’être elles-mêmes désignées comme
administrateur.
388 La réaction du juge sera généralement une réaction de
méfiance, certains de ces parents éloignés paraissant
bien souvent plus préoccupés de préserver leur futur
héritage que la personne âgée elle-même. Et même si, de
temps à autre, pour des raisons pas toujours explicables,
tel ou tel parent paraîtra digne de confiance et
désintéressé, la prudence face aux conflits d’intérêts
toujours présents fera le plus souvent pencher la
balance en faveur de l’administrateur professionnel
indépendant et ayant la confiance du juge.
389 Cette solution, pour souhaitable qu’elle paraisse, en tous
cas dans le cadre actuel du droit et des infrastructures
sociales, présente cependant un inconvénient majeur :
celui de l’institutionnalisation dont il a été
abondamment question dans le chapitre précédent.
390 En effet, les commentaires et remarques que faisaient
les docteurs Ploton et Souillard à propos des effets
pervers de la responsabilité professionnelle des
médecins lorsqu’il s’agit de décider d’un placement
d’une personne âgée, concernent tout autant les juristes
que sont les administrateurs provisoires professionnels.
Eux aussi, auront généralement ce réflexe de se
« protéger » et de se sentir mis en sécurité par le fait que
« leur » administré soit « placé »…
391 Et de fait, dans bon nombre de cas où nous avons
désigné un administrateur provisoire professionnel à
une personne âgée vivant encore chez elle, une
demande de placement s’en est suivi, avec demande
d’autorisation de liquider l’appartement ou la maison
occupée par la personne âgée, et de mettre en vente le
mobilier…
392 Le fait que la loi du 18 juillet 1991 ne concerne que la
gestion des biens et non le gouvernement de la
personne ne change rien à cet état de fait, comme nous
allons le voir ci-après. Et quelle que soit l’importance
des arguments en faveur des administrateurs
professionnels, il n’en demeure pas moins qu’au stade
actuel des choses, dans la majorité des cas, seul un
administrateur familial, parent de la personne âgée
qu’il administre, osera prendre le risque de laisser celle-
ci dans son domicile…
4.2 Administration provisoire : gestion des biens ou gouvernement
de la personne ?
393 Le rapport Herman-Michielsens précise57 :
« ..l’administrateur doit pouvoir assurer une gestion
personnalisée. La gestion des biens ne peut donc pas
être simplement considérée comme une gestion
matérielle, mais elle doit aussi être axée sur la personne
à protéger ».
394 Il n’en demeure pas moins que la loi du 18 juillet 1991
ne concerne, en principe, que la gestion des biens d’une
personne incapable, et la question de savoir quels sont,
en fait, les pouvoirs et les fonctions de l’administrateur
provisoire fait actuellement l’objet de beaucoup de
discussions.
395 Nous avons déjà partiellement abordé ce problème dans
diverses parties de la présente contribution, en
soulignant combien théorique était la distinction entre
gestion des biens et gouvernement de la personne, tant
il est vrai que le moyen le plus efficace de contrôler une
personne est de contrôler ses finances. Nous ne nous
étendrons pas ici sur cet aspect des choses.
396 Le point de vue sous lequel nous allons à présent
envisager le problème, part de la question, ô combien
délicate, nous l’avons vu, du placement des personnes
âgées en institution, et du changement d’institution.
397 Un certain nombre d’administrateurs professionnels
estiment qu’ils n’ont pas le pouvoir de prendre une telle
décision en lieu et place de la personne protégée, et
théoriquement, ils ont raison.
398 Mais, sous peine de faire preuve d’hypocrisie, il faut
bien admettre que, dans ce domaine, la théorie est sans
rapport avec la pratique.
399 Tout d’abord, parce que ce n’est que très
exceptionnellement (voire jamais), que la personne
protégée prend une initiative dans ce domaine. Les
demandes de placement ou de changement
d’établissement émanent quelquefois des familles, mais
le plus souvent des professionnels de la santé et de
l’assistance, ainsi que cela a été démontré par les
docteurs Ploton et Souillard dans le texte cité ci-dessus.
400 De plus, la personne âgée, face à ces initiatives, réagit
généralement par l’acceptation passive et la résignation.
401 Dans ces conditions, quelle marge de manœuvre
l’administrateur provisoire a-t-il encore pour refuser un
placement ou un transfert lorsque médecins, assistants
sociaux et membres de la famille se coalisent pour
l’exiger, et que de plus, la personne protégée ne s’y
oppose pas clairement, faisant preuve de cette fameuse
résignation, caractéristique des personnes âgées, mais
que l’on rencontre aussi chez les autres catégories
d’incapables majeurs, malades mentaux et arriérés
mentaux notamment ?
402 Bien plus, l’administrateur qui refuserait un placement
sollicité par les professionnels de la santé et de
l’assistance et n’accepterait pas de signer le contrat avec
le home que les services sociaux hospitaliers ou non ont
eu tant de mal à trouver, n’engagerait-il pas justement
sa responsabilité professionnelle ?
403 Le problème n’est pas simple, on le voit, et la tentation
est grande, dans ce domaine, de modifier les textes
légaux dans le but de résoudre les questions qui se
posent. A notre estime cependant, les problèmes liés au
gouvernement de la personne des incapables ne doivent
pas faire l’objet d’une quelconque intervention
législative. Il nous apparaît, au contraire, et nous y
reviendrons en conclusion, qu’une sérieuse
investigation de la réalité humaine et sociale des
personnes concernées démontrerait la nécessité d’une
non-immixtion de la loi dans cette matière.
404 Aussi, nous ne sommes pas parmi ceux qui, au nom
d’une apparente efficacité juridique, réclament
d’urgence l’extension de l’administration provisoire au
gouvernement de la personne58. Ainsi que nous aurons
l’occasion de l’examiner plus loin, une extrême
prudence s’impose dans ce domaine où les droits de
l’homme les plus essentiels sont en jeu.
e) L'administration provisoire
452 En vertu de l’article 488 bis I, tous les actes accomplis
par la personne protégée sont nuls à dater du dépôt de
la requête. Ceci constitue une différence importante
avec les autres régimes de protection des incapables
majeurs, pour qui la protection ne sort ses effets qu’à
partir du jugement.
453 Ceci a pour effet de permettre une protection très
rapide, même dans les cas plus complexes où
l’instruction de la cause par le juge de paix nécessite
certains délais.
454 Les actes visés par la loi ne sont, par ailleurs, que les
actes à caractère patrimonial, à l’exclusion des actes à
caractère personnel, comme déjà signalé.
455 Pour le surplus, la nullité est une nullité relative, comme
pour les autres incapacités.
456 En vertu de l’article 488 bis J, l’action en nullité se
prescrit par 5 ans à dater de la connaissance de l’acte
par l’incapable ou ses héritiers, ou à dater de la
signification qui leur en aura été faite postérieurement
à la fin des fonctions de l’administrateur provisoire
(pour la personne protégée) ou à dater du décès (pour
les héritiers).
a) L’ambiguïté actuelle
465 Nous avons à diverses reprises déjà signalé que
l’interdiction et la mise sous conseil judiciaire sont,
selon le vœu même du législateur65, destinées à tomber
en désuétude et à être progressivement remplacées par
l’administration provisoire, avec laquelle elles font —
partiellement du moins — double emploi. Les chiffres
que nous avons cités plus haut, et qui nous ont été
fournis par le tribunal de première instance de
Bruxelles, semblent bien confirmer cette prédiction66.
466 Mais rappelons tout de même que ni l’interdiction, ni la
mise sous conseil judiciaire n’ont été abrogées et que ces
régimes existent donc toujours. Et comme le rappelle
fort opportunément Jean-Pol Masson, le « principe
dispositif » empêche le juge saisi d’une demande
d’interdiction de décider qu’une administration
provisoire conviendrait mieux à la personne qu’il a
devant lui67. Dès lors que le demandeur insiste pour
obtenir l’interdiction, et que les conditions des articles
489 et suivants du Code civil sont réunies, celle-ci devra
être prononcée. La même chose vaut, bien entendu,
pour la mise sous conseil judiciaire, et si l’on constate
une forte réduction du nombre de demandes dans ce
domaine depuis l’entrée en vigueur de la loi du 18 juillet
1991, elles n’ont toutefois pas disparu, et il existe donc
encore des personnes pour s’accrocher à ces
institutions.
467 Il nous a paru intéressant ici de tenter de déterminer
pourquoi, puisque ce sont sans doute des considérations
de même nature qui ont empêché le législateur
d’abroger, jusqu’ici, les deux (anciens) régimes, qui sont
les deux seuls régimes de protection du Code civil
originaire (celui de 1804).
b) L’interdiction aujourd'hui
468 De Page lui-même qualifiait déjà les régimes de
protection du Code civil de manière cinglante68 : « Le
Code civil… a fait de l’infirmité mentale une question
dont le sort dépend uniquement de la famille de
l’intéressé (Code civ., art. 487 ter et 514 ; Code judic., art.
1238). Si la famille ne se plaint pas, personne n’a le droit
de se plaindre. Il faut même ajouter que le droit
reconnu à la famille ne se fonde pas sur l’intérêt moral
mais sur un intérêt patrimonial : la crainte de se voir
dissiper une fortune qui doit revenir aux héritiers de
l’infirme. Conception égoïste, comme on le voit. La pitié,
la commisération n’ont rien à voir dans ce domaine ;
l’intérêt, sous la forme des espérances successorales, est,
seul, au premier plan. C’est ce qui explique notamment
que les alliés ne sont pas recevables à agir. L’intéressé
lui-même ne peut, comme dans les législations récentes
(Code civil suisse, notamment, art. 372 et 394),
demander protection à la justice si sa famille s’en
détourne ! »
469 S’agissant de l’interdiction, De Page souligne le peu de
faveur que ce régime a, semble-t-il, d’emblée rencontré
auprès du public et souligne que69 : « … l’interdiction
conçue comme mesure préalable à l’internement, grâce
à l’intervention du pouvoir judiciaire et à la procédure
spéciale instituée par la loi, offrait les garanties les plus
sûres contre les internements arbitraires ou
insuffisamment justifiés. Un des grands dangers de
notre système actuel avait donc disparu.
Malheureusement, les événements ne répondirent pas à
l’attente du législateur de 1804. Soit à cause des frais
considérables qu’entraînaient les demandes de ce genre,
soit en raison de craintes qu’éprouvaient les familles de
rendre publique une maladie qu’on considère, souvent
à juste titre, comme héréditaire. Les demandes
d’interdiction demeurèrent extrêmement rares, et la loi
inappliquée. Personne ne se souciait de se conformer à
l’obligation formulée par l’article 489 du Code civil, et
les déments continuaient à être internés sans être
interdits. Cette situation émut le législateur qui, au lieu
de renforcer le système du Code civil, ou de prendre des
mesures pour qu’il fût plus strictement observé, préféra
réglementer l’internement et lui donner, même au point
de vue de la capacité civile des aliénés, un statut propre,
distinct de celui du code civil, qu’on laissa, par ailleurs,
subsister à titre facultatif (cf. art. 29 de la loi du 18 juin
1850…). Peut-être, le législateur du XIXe siècle s’imagina-
t-il que les familles, ayant obtenu plus facilement
l’internement, ne s’en contenteraient point et
poursuivraient, plus à l’aise cette fois, l’interdiction.
Mais là aussi, son attente fut trompée, car depuis que
l’internement est civilement réglementé, la proportion
des demandes d’interdiction marque une décroissance
encore plus forte. Nous nous trouvons donc, quelle que
soit l’explication qu’on adopte, devant une véritable
abrogation par désuétude des dispositions du code civil
relatives à l’interdiction obligatoire,… »
470 Lorsque l'on lit aujourd’hui ces lignes, on comprend de
moins en moins, de premier abord, pourquoi le
législateur n’a pas définitivement abrogé l’interdiction à
l’occasion de la loi du 18 juillet 1991. C’est d’autant plus
difficile à comprendre que le législateur ne s’explique
pas beaucoup sur les raisons de cette apparente erreur
de méthode.
471 Dans le rapport fait au nom de la Commission de la
Justice du Sénat, Madame Herman-Michielsens précise à
ce propos70 : « Le nouveau système peut être considéré
comme un système sui generis. Les autres systèmes du
droit civil restent maintenus à ce stade : on n’a pas
voulu les abroger puisque, dans certains cas, ils
conservent une certaine utilité, mais l’espoir a toutefois
été exprimé qu’ils tomberont en désuétude au fil du
temps précisément en raison de la plus grande
souplesse du nouveau système. Ceci ne s’applique bien
sûr pas à la loi sur la minorité prolongée qui, vu son
caractère spécifique, doit être conservée ».
472 Le rapport précise encore à ce propos71 : « Le
représentant du Ministre rappelle que l’on n’a pas
touché aux systèmes existants afin de ne pas
hypothéquer le projet par une discussion sans fin à ce
sujet. Il est en effet nécessaire de mener le projet
proposé à bonne fin puisque d’importants problèmes se
posent principalement à l’égard d’autres personnes non
visées par ces systèmes ».
473 La vraie difficulté à abroger les anciens régimes, et en
particulier l'interdiction, apparaît à l’examen des
motivations qui poussent aujourd’hui encore certaines
personnes à demander l’interdiction, et ceci malgré le
fait que ce régime soit devenu parfaitement
impopulaire, de par son appellation (aujourd’hui, on
préfère « protéger » plutôt qu'« interdire »), son esprit
rétrograde et la lourdeur de sa procédure. Ce qui est
recherché au travers de l’interdiction aujourd’hui c’est
l’incapacité quant au gouvernement de la personne
(souvent improprement appelé « gestion de la
personne »).
474 C’est évidemment le débat essentiel sur l’incapacité de
gestion des biens et ses rapports avec l’incapacité de
gouvernement de la personne que le législateur a voulu
éviter, compte tenu à la fois de l’urgence à rencontrer
certains besoins immédiats et de la complexité du
problème de principe posé. Car abroger l’interdiction
implique qu’au préalable on ait résolu la question du
gouvernement de la personne, et que l’on ait pris une
décision quant à la nécessité et à l’opportunité d’étendre
ou non à l’article 488 bis au gouvernement de la
personne.
475 Celle-ci ne peut, en effet, être obtenue par le biais de
l’article 488 bis, et si l’administration provisoire permet
dans les faits, comme nous l’avons vu, un certain
gouvernement de la personne, avec le consentement au
moins tacite de la personne protégée, elle n’organise
pas, en droit, l’incapacité de la personne protégée à
gouverner sa propre personne.
476 L’interdit est, par contre, incapable de gérer ses biens et
de gouverner sa personne, ce qui signifie que non
seulement il ne pourra accomplir aucun des actes
juridiques à caractère personnel, tels que mariage,
divorce, reconnaissance d’enfant, etc…, mais que, pour
sa vie quotidienne, son lieu d’hébergement ou de soins,
les décisions seront prises par le tuteur et le conseil de
famille. L’article 510 du Code civil dispose plus
particulièrement que : « Selon les caractères de sa
maladie et l’état de sa fortune, le conseil de famille
pourra arrêter qu’il sera traité dans son domicile ou
qu’il sera placé dans une maison de santé ».
477 Cette disposition est devenue contraire à l’article 5 de la
Convention européenne des droits de l’homme, et
s’agissant d’un malade mental (ce qui sera souvent le
cas de l’interdit), elle est, de plus, contraire à l’article 1er
de la loi du 26.6.1990 sur la protection des malades
mentaux. Il y a, dès lors, abrogation de fait de certaines
des dispositions du Code civil relatives à l’interdiction et
en particulier l’article 510, deuxième partie, cité ci-
dessus. Rappelons en effet que l’article 1er de la loi du
26.6.1990 dispose que : « Sauf les mesures de protection
prévues par la présente loi, le diagnostic et le traitement
des troubles psychiques ne peuvent donner lieu à
aucune restriction de la liberté individuelle, sans
préjudice de la loi du 1er juillet 1964 de défense sociale
à l’égard des anormaux et des délinquants d’habitude ».
478 Il ne fait donc pas de doute que l’article 510 ne puisse,
dès lors, plus être appliqué, et que le juge de paix, saisi
d’une demande de réunion d’un conseil de famille d’un
interdit en vue de le placer, devrait refuser de mettre
cette question à l’ordre du jour du conseil de famille.
479 Mais que reste-t-il dès lors dans l’interdiction comme
« protection » que l’on ne puisse obtenir par les
nouvelles voies légales — 488 bis avec ou sans mise en
observation sur pied de la loi du 26.6.1990 ? Il s’agit,
bien entendu, essentiellement de rendre le malade
mental incapable de poser des actes juridiques à
caractère personnel, tels que le mariage, le divorce, le
testament et la reconnaissance d’enfant.
480 Mais une telle incapacité, dont les conséquences sont
évidemment terribles sur le plan de la liberté
individuelle du malade mental puisqu’elle l’atteint dans
ce qu’il a de plus personnel et de plus intime, est-elle
vraiment nécessaire pour sa protection à lui ? Où ne
sont-ce pas là justement des mesures qui protègent
avant tout les héritiers, au détriment des sentiments du
malade ?
481 Une telle incapacité doit-elle vraiment être maintenue
dans notre système juridique, ou ne faut-il pas déclarer
une fois pour toutes celle-ci contraire aux droits de
l’homme et incompatible avec une société
démocratique ?
482 Il faut en effet, dans cette matière, rester extrêmement
pratique et se rappeler à quel point les nouvelles
dispositions légales — qui n’organisent un régime
d’incapacité que quant aux biens — ont en fait déjà un
impact considérable sur le gouvernement de la
personne. D’autre part, il ne faut jamais oublier que,
même sans régime d’incapacité, les actes juridiques
peuvent toujours être attaqués pour vice du
consentement, sur base du droit commun. Ainsi que
nous l’avons vu supra, si le droit commun est insuffisant
lorsque tous les actes juridiques courants d’une
personne doivent être attaqués, c’est évidemment pour
une grande part à cause de leur nombre.
483 Mais s’agissant d’actes à caractère personnel, il en va
tout autrement. Ces actes, lorsqu’ils existent, sont
souvent uniques et à caractère solennel ou authentique,
ce qui est en soi déjà une protection de la volonté.
D’autre part, quel est encore le risque que court un
malade mental au point de vue des actes personnels, dès
lors qu’il est sous administration provisoire, voire même
mis en observation dans un établissement
psychiatrique ?
484 Rappelons, en outre, que les actes juridiques à caractère
personnel, dont nous allons examiner brièvement les
principales caractéristiques, sont des actes juridiques
qui n’admettent pas la représentation72 et qu’en
déclarant une personne incapable quant au
gouvernement de sa personne, on l’empêche purement
et simplement d’accomplir ces actes.
485 Nous ne pensons dès lors pas qu’il y ait une quelconque
objection de principe à laisser intacte la capacité des
« incapables » s’agissant des actes juridiques à caractère
personnel.
486 Tout d’abord, en ce qui concerne le mariage de
l’incapable. Il s’agit là d’un acte juridique qui n’a
d’incidence ni sur l’administration provisoire, ni sur la
mise en observation. L’incapable ne cesse pas de l’être
par l’effet du mariage. D'autre part, si l'incapable était
hors d’état de consentir au mariage, celui-ci pourra
toujours être annulé sur base de l’article 146 du Code
civil (nullité absolue, qui peut être invoquée entre
autres par le procureur du Roi). Le contrat de mariage
suivra toujours le sort du mariage lui-même, et dès lors
que l’incapable a vraiment consenti à cette union,
pourquoi l’empêcher de conclure un contrat de
mariage ?
487 S’agissant du divorce d’un incapable marié, on aperçoit
encore moins où résiderait le problème. Le divorce se
fait en effet par une procédure judiciaire, conçue
spécialement pour s’assurer du consentement et de la
volonté persistante du ou des époux demandeurs. Et la
représentation n’existant pas dans ce domaine,
l'incapacité quant à la gestion de la personne aurait
pour seul effet d’empêcher la personne de demander le
divorce.
488 S’agissant d'une reconnaissance d’enfant, la question est
actuellement régie par la loi du 31 mars 1987 sur la
filiation qui a complètement changé les données du
problème. L’article 328 nouveau, alinéa 1, est libellé
comme suit : « La reconnaissance peut être faite par un
incapable ». Cette disposition légale récente se passe de
tout commentaire.
489 Reste, dès lors, le problème du testament. C’est vrai
qu’une personne atteinte d’une maladie ou infirmité
mentale quelconque peut parfaitement faire un
testament « aberrant », surtout s’il s’agit d’un testament
olographe. Mais il est clair que si on empêche la
personne incapable de tester, ce n’est pas elle qu’on
protège, puisque ce testament ne pourra en tout état de
cause sortir ses effets qu’après son décès. Ce sont, bien
sûr, exclusivement les héritiers qui sont protégés par
une incapacité dans ce domaine. Mais cette protection
des héritiers de l’incapable, n’existe-t-elle pas déjà
suffisamment par le droit commun lui-même, avec
l’institution de la réserve légale d’une part, et la
possibilité d’agir en nullité du testament, d’autre part ?
Faut-il maintenir absolument dans notre droit un
régime désuet, suranné et qui porte gravement atteinte
aux droits de l’homme et à la dignité des personnes
malades ou handicapées mentales, uniquement pour
dispenser quelques très rares héritiers (vu le peu de
succès de l’interdiction) de devoir intenter une
éventuelle action en nullité d’un testament ?
490 La réponse est bien évidemment négative et il ne fait
aucun doute pour nous que l’interdiction doit être
abrogée purement et simplement, sans qu’il soit
nécessaire d’en reporter certains des effets sur le régime
de l’administration provisoire.
491 L’article 488 bis, dans sa rédaction actuelle, est, d’après
nous, largement suffisant pour assurer, avec le recours
au droit commun quand cela s’avère nécessaire, une
protection juridique complète des incapables, dans le
respect de leur dignité et de leurs droits fondamentaux
les plus élémentaires. Nous nous démarquons, à cet
égard, résolument des auteurs et commentateurs qui
préconisent l’extension de l’administration provisoire
au gouvernement de la personne. Nous reviendrons sur
cette importante question en conclusion.
Notes
1. J. Fierens, Droit et pauvreté. Droits de l’homme, sécurité sociale,
aide sociale, Louvain-La Neuve, Bruxelles, 1992, p. 66, no 106.
2. Loi du 18 juillet 1991, Mon. belge, 26 juillet 1991.
3. H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, Bruxelles, 1990,
t. II, vol. II, Les personnes, Bruxelles, 1990, p. 1101, no 1192.
4. H. De Page, ibidem, p. 1102.
5. H. De Page, ibidem, p. 1367, n. 1498.
6. Voir à ce propos le rapport fait au nom de la Commission de la
Justice au Sénat par Mme Herman-Michielsens, Doc.parl., Sénat, 1989-
1990, no 1102/3, plus particulièrement p. 10 et 14 dont des extraits
sont cités infra.
7. Cela ressort d’ailleurs aussi du rapport de Mme Herman-
Michielsens, ibidem, p. 10 : « Le nouveau système peut être considéré
comme un système sui generis. Les autres systèmes du droit civil
restent maintenus à ce stade : on n’a pas voulu les abroger puisque,
dans certains cas, ils conservent une certaine utilité, mais l’espoir a
toutefois été exprimé qu’ils tomberont en désuétude au fil du temps
précisément en raison de la plus grande souplesse du nouveau
système. Ceci ne s’applique bien sûr pas à la loi sur la minorité
prolongée qui, vu son caractère spécifique, doit être conservée ».
8. Selon les renseignements aimablement fournis par Mme
Sauvage, commis-greffier déléguée, le greffe du tribunal de
première instance de Bruxelles a enregistré en 1992 :
Auteur
Isabelle Brandon
Juge de paix
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