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Le pouvoir normatif du juge :

« Les juges de la nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la
loi » Cette célèbre citation du penseur politique Montesquieu, limite très clairement le
rôle du juge. Aux yeux de Montesquieu, le pouvoir normatif, c’est-à-dire le pouvoir
de créer des normes, n’est alors pas de la compétence du juge.

Si l’on se réfère à la pensé de Montesquieu, les juges ont pour rôle de


prononcer les parole de la loi, ils ne sont pas compétent pour créer la loi, il adopte
donc une position se rattachant au légicentrisme, doctrine qui fonde l’existence d’un
régime légal et qui affirme que la loi est la seule expression de la souveraineté
disposant d’une autorité suprême dans l’ordre juridique national. Cette pensée est
largement partagée en cette période qui précède la révolution car on assiste à une
certaine méfiance envers les juges.
Quant à la position de Portalis, juriste de la fin du XIIIeme siècle, elle est présentée
comme plus souple face au rôle des juges. En effet, il met en avant dans son discours
préliminaire au premier projet de code civil, une nécessité d’intervention normative
du juge en montrant que la loi peut être incertaine et que dès lors, elle doit être
interprété et supplée par le juge.
Et enfin Bruno Latour, dans son œuvre « la fabrique du droit » de 2002 nous fait part
de sa pensée en ce qui concerne le pouvoir normatif du juge. En effet on constate déjà
une évolution dans le temps entre la pensée de Montesquieu et celle de Portalis, mais
Bruno Latour va encore plus loin en affirmant que le juge est créateur de droit et parle
même d’une « situation passionnante où le juge devient législateur ».
Le code civil Français dans ses articles 4 et 5 oblige d’une part le juge à statuer
quelles que soient les insuffisances de la loi, dans quel cas il commettrait un dénis de
justice, et d’autres part à limiter le rôle de la jurisprudence afin de brider les
prérogatives qu’introduisait cet article pour le juge. Ces articles ne sont pas totalement
contradictoire mais rendent difficile et ambiguë le rôle des juges lorsque la loi est
obscure.
Cette question de la création de la norme est très largement corroborée par ce que l’on
appel les principes généraux du droit.

En France, les Principes Généraux du Droit (PGD) sont des règles de portée
générale dont la source est non écrite, ce sont des normes découvertes par le juge,
dégagés par la jurisprudence. Leur violation constitue donc une illégalité.
En droit administratif, les PGD s’imposent à l’administration, pour ce qui est de leur
valeur dans la hiérarchie des normes, la doctrine est très largement partagée, pour
certains comme le professeur R. Chapus, les PGD ont une valeur infralégislative et
supradécrétale car le juge administratif contrôle l‘administration donc il lui est
possible de rendre des normes s‘imposant à celle-ci mais il est protecteur de la loi, il
ne peut pas rendre de norme s‘imposant au législateur. D’autres affirment qu’ils ont
une valeur constitutionnelle, depuis que le conseil constitutionnel a reconnu un PGD
dans son arrêt « protection des sites » de 1969. Comme toutes pensées, elles sont
discutables, toujours est-il que cette expression à été consacré après la libération par
un célèbre arrêt du conseil d’état statuant an assemblée du 26 octobre 1945, Aramu et
autres que nous aurons l’occasion de revoir.
Ces évolutions de pensée nous amènent à nous demander si le juge
administratif, judiciaire ou constitutionnel a le pouvoir de créer des normes. On se
demande si le juge n’est qu’un « automate » qui prononce les paroles de la loi ou bien
s’il a compétence pour mettre en place un cadre normatif à travers la jurisprudence.
Le juge Français est apte à définir des principes et à interpréter la loi, mais peut-on
parler de création normative ?

La réponse à cette question est très partagée, les auteurs ont des théories très
divergentes et c’est un sujet qui suscite beaucoup de débats. Cependant on remarquera
que toutes ces opinions mènent à une situation juridique instable et parfois
dangereuse. Pour comprendre comment le juge tente d’exercer au mieux son rôle de
protecteur, nous verrons dans une première partie que le pouvoir restreint du juge se
heurte à une instabilité juridique (I) et que même si l’on va vers une reconnaissance
progressive du rôle du juge, celle-ci reste limité (II).

I - Le juge comme « la bouche qui prononce les paroles de la loi » : un


pouvoir restreint qui se heurte à une instabilité juridique :

Conformément à la pensée de Montesquieu et à l’article 5 du code civil, le


juge a un rôle très limité, il doit être uniquement le garant de l’application de la loi
(A) cependant ce rôle limité se heurte à une instabilité juridique, le juge doit
également intervenir sur l’interprétation de la loi pour combler les disparités
juridiques (B).

A - Le juge comme garant de l’application de la loi :

Comme le présente Montesquieu, le juge est le garant de la bonne application


de la loi, il a pour rôle de « prononcer les paroles de la loi ». Cette position est tout à
fait compréhensible puisque si le juge intervenait dans la création de normes, il y
aurait une atteinte à la séparation des pouvoirs. En effet, dès lors que le juge
dépasserait son rôle de garant de l’application de la loi pour aller vers la création de
nouvelles normes, il interviendrait au sein du pouvoir législatif, et se heurterait à
l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. En
ce sens Montesquieu en limitant le rôle du juge protège ce principe de séparation des
pouvoirs.
Le code civil en fait de même dans son article 5 « il est défendu aux juges de
prononcer par voie de disposition générale et règlementaire sur les causes qui leur
sont soumises ». Cet article limite alors l’intervention du juge dans le pouvoir
législatif puisque il n’est pas de sa compétence de créer des normes, et répond donc au
respect de la séparation des pouvoirs.

Cependant l’article 4 du code civil dispose que « le juge qui refusera de juger,
sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être
poursuivi comme coupable de déni de justice. » Ainsi l’article 5 qui limite le pouvoir
du juge se heurte en parti à l’article 4. Il est du devoir du juge d’interpréter la loi et de
la combler la disparité juridique lorsque la loi est silencieuse, obscure ou insuffisante.
B - La nécessité d’interpréter la loi et de combler la disparité
juridique :

Contrairement à Montesquieu, Portalis affirme l’idée selon laquelle il y a une


nécessité pour le juge d’interpréter la loi et de combler une disparité juridique car
« c’est toujours parce que la loi est obscure ou insuffisante, ou même parce qu’elle se
tait qu’il y a matière à litige ».
En effet, lorsqu’il y a un litige, c’est bien souvent qu’il y a nécessité d’interpréter la
loi ou de la combler pour répondre à ce contentieux. Le juge ne peut pas laisser les
parties sans réponse, comme l‘écrit Portalis « Mais les tribunaux ne remplieraient pas
le but de leur établissement si sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de
l’insuffisance de la loi ils refusaient de juger », « l’administration de la justice serait
donc perpétuellement interrompue ». Cette hypothèse créerait inévitablement une
insécurité juridique et serait par conséquent dangereux pour la sécurité des individus.
On se retrouve donc face à une situation où il est indispensable pour le juge
d’intervenir, si la loi est obscure, le juge doit alors l’éclairer, si elle est insuffisante il
doit la compléter et si elle se tait il doit la faire parler. Il existe « une foule de
circonstances dans lesquelles un juge se trouve sans loi » il faut donc le laisser
suppléer la loi.

Le rôle du juge est-il alors si limité ? Le juge administratif a pourtant


incontestablement construit une œuvre prétorienne, celle du droit administratif, au
point même que G. Vedel se pose la question de savoir si le droit administratif peut
indéfiniment rester jurisprudentiel.
Le juge intervient donc nécessairement mais peut-on parler de création de la norme ?
La question du pouvoir normatif du juge est tellement partagé aux yeux de la doctrine
qu’il est pour certains impensable de parler de « création de norme » bien que l’on ne
peut contester l’idée que le juge intervient véritablement au sein du pouvoir normatif
et particulièrement en droit administratif. On assiste donc a une reconnaissance
progressive vers cette notion du juge « créateur de norme » qui reste cependant
limitée.

II - Vers une reconnaissance progressive mais limitée du « juge


créateur de norme » :

Cette reconnaissance progressive du juge « créateur de norme » est un instrument de


protection des individus et passe inévitablement par la création des PGD et on parle
donc bien de pouvoir de création (A), l’influence des juges tend donc à être de plus en
plus importante mais rejoint encore la question du respect de la séparation des
pouvoirs mais aussi de la légitimité qui tend à l’existence d’une insécurité juridique.

A - La protection des individus par la « création » des PGD :

Dans un arrêt du Conseil d’état, mai 1944, Dame veuve Trompier de Gravier, le juge
reconnaît l’existence d’un principe générale de respect des droits de la défense. Il ne
parle pas encore de PGD mais ce principe est bien le fruit d’une véritable volonté du
juge de protéger les administrés par la création même de ce principe.
Il utilise alors pour la première fois le terme de PGD toujours dans un arrêt du conseil
d’état d’octobre 1945, arrêt Aramu et autres. Les PGD sont alors reconnus de manière
explicite et formellement intégrés à la légalité.
En ce sens, le juge a donc un pouvoir de création puisque les PGD résultent d’une
véritable volonté du juge de contrôler d’autant plus étroitement l’administration et
protéger les administrés.
Il va en effet continuer de les protéger en créant ces PGD fondés sur des notions
fondamentales comme l’égalité dans l’arrêt Denoyez et Chorques de mai 1974, ou
encore la sécurité juridique dans l’arrêt de mars 2006 KPMG et autres.
En ce sens on peut parle d’un pouvoir normatif du juge, d’autres contesteraient cette
idée en soulevant que le juge ne crée par de norme puisqu’il reprend des principes
existant dans d’autres textes et que la création de la norme ne vient pas de la norme en
elle-même mais du statut qui lui est désormais conféré.

Dans l’arrêt Koné de 1996, le conseil d’état, saisi d’un recours dirigé contre le décret
d’extradition de M. Koné, a consacré le principe selon lequel la France doit refuser
l’extradition d’un étranger lorsqu’elle lui est demandé dans un but politique. Le CE
consacre la valeur de PFRLR de la règle posée par la loi de 1927. Ainsi il ne crée pas
une norme mais donne une valeur de PFRLR au principe posée par la loi de 1927. En
reprenant ce principe et en lui conférant une valeur constitutionnel puisque les PFRLR
font partie intégrante du bloc de constitutionnalité, on peut se demander si le conseil
d’état n’étend pas son pouvoir d’interprétation des normes au-delà de ce que permet la
conception de la séparation des pouvoirs en France.

Il est donc certain que le juge intervient au-delà de sa compétence posé par les normes
et principes qui régissent la France, mais la question de savoir si le juge est créateur
de norme repose dans la conception même de la création de la norme à savoir s’il crée
une norme à partir d’un texte dont il reprend les principes d’une norme déjà existante
et qu’il leur confère une valeur plus importante lorsqu’elles deviennent des PGD, c’est
l’hypothèse de l’arrêt Koné, mais de bien d’autres encore.
Ou bien si l’on considère que le juge crée un PGD dont le principe n’est issu d’aucun
texte. Ainsi l’arrêt Blanco de 1873 est une véritable innovation jurisprudentielle, en ce
sens le juge crée véritablement un PGD.

Cela n’empêche pas la doctrine d’être partagé, toujours est-il que l’influence des juges
tend incontestablement à être de plus en plus importante se pose alors le problème de
la sécurité juridique ainsi que la question de la légitimité.

B - L’influence des juges : un rôle qui tend à être de plus en plus


important : le problème de la sécurité juridique et de la question de la
légitimité :

Le Conseil constitutionnel peut influencer le législateur par ses techniques de


contrôle. En effet par la réserve d’interprétation qui est le fait pour le juge
constitutionnel de valider une loi à une condition, qu’elle soit interprété comme
l’indique le conseil constitutionnel lui-même.
Ou bien par la censure constructive, le juge censure la loi mais il indique comment la
refaire pour qu’elle soit valide à l’avenir.
Le juge administratif aussi a un pouvoir incitatif, en effet, dans l’arrêt Bianchi de
1993, il pose le principe de la responsabilité sans faute du service public hospitalier.
Son propos est le suivant, au-delà du sort de M. Bianchi, le but du Conseil d’état était
comme l’a montré le professeur M. Paillet d’inciter le législateur à enfin voter la loi
sur l’aléa thérapeutique.
Même si ces influences ne sont pas manifestement explicites, elles ne sont pas pour
autant à négliger. Certains parleront même comme P.L. Frier d’un pouvoir normatif
indirect du juge.

Cependant, admettre que le juge ait un pouvoir de création conduirait à une instabilité
juridique et à une contradiction avec les normes et principes Français. En effet, les
normes n’émanerait pas du pouvoir législatif et contredirait donc la compétence même
du pouvoir législatif, mais surtout se poserait la question de la légitime. Les juges ne
sont pas élus, en ce sens il ne représentent pas l’expression de la volonté des citoyens.
Portalis pose d’ailleurs très clairement cette limite au pouvoir du juge « un juge est
associé à l’esprit de législation, mais il ne saurait partager le pouvoir législatif ».
En France il n’est donc pas de la compétence du juge de créer des normes.
De plus se pose une limite intrinsèque, le juge a bien entendu pour rôle de protéger la
loi, il ne faut donc pas lui même qu’il viole la loi ou qu’il la détourne.

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