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Christian Papilloud
Université de Lausanne
Hermann observe que le petit primate passe les premiers moments de sa vie
extra-utérine accroché au corps de sa mère. Il remarque que la situation dans
laquelle se trouve le nourrisson humain est bien différente. Ce dernier est séparé
dès la naissance du corps de sa mère. Hermann en déduit que l’être humain va
développer au cours de sa croissance des conduites substitutives pour retrouver
l’unité perdue avec la mère. Il va se diriger vers les objets qui l’entourent, et va
s’y accrocher. Cette tendance à l’accrochage peut évoluer vers la tendresse par
atténuation (caresses, effleurements), ou vers le sadisme par augmentation de
l’accrochage consécutif à diverses frustrations.
Les observations de Hermann trouvent un écho dans les travaux d’A. Balint. Elle
remarque qu’au niveau de la relation mère-enfant se manifestent également des
phénomènes d’accrochage, tels que les échanges de caresses et
d’attouchements.
Les constatations d’A. Balint jetteront les bases du concept d’ ‘amour primaire’
de M. Balint. L’amour primaire est une " […] relation d’objet où seul l’un des
partenaires peut faire des demandes et avoir des exigences ; l’autre partenaire
(ou les autres partenaires, c’est-à-dire le monde tout entier) ne doit avoir ni
intérêts, ni désirs, ni exigences propres. Il y a et il doit y avoir une harmonie
totale, c’est-à-dire une parfaite identité des désirs et des satisfactions. " [M.
Balint, (1959) 1972 : 23]. Cette relation, pratiquement non libidinale, suppose de
la part de l’enfant l’établissement d’une réciprocité avec le monde environnant.
" Etablir cette réciprocité, cela signifie à la fois tolérer des tensions considérables
et maintenir une épreuve de réalité ferme et assurée. C’est ce que j’ai appelé le
travail de conquête. " (M. Balint, 1972 : 149). Balint conclut que l’amour primaire
est le point nodal et le premier moment post-natal à partir duquel se développera
le psychisme humaine. Au niveau clinique, ce moment se traduit par la position
dépressive, la plus fondamentale et la plus primitive de toutes les positions
pathiques selon l’auteur.
Deux notions proposées par les psychologues hongrois, et approfondies par M.
Balint [M. Balint, (1959) 1972 : 28], cristallisent l’ensemble de leurs résultats ; ce
sont :
le philobatisme : fait d’être livré à ses seules ressources, de se tenir debout dans
l’indépendance. Le monde du philobate est un ensemble d’espaces amis plus ou
moins parsemés d’objets dangereux et imprévisibles, dont le philobate surveille
l’apparition et qu’il garde à distance de lui. Le philobate prend plaisir à lâcher les
objets anciens pour en trouver de nouveaux (‘auf Suche gehen’) ;
l’ocnophilie : fait d’être tenu par les objets, de s’y accrocher (‘sich anklammern’).
L’ocnophile accepte les objets, qui lui sont d’ailleurs nécessaires et qui ne
doivent pas échapper à son contrôle.
M. Balint [M. Balint, (1959) 1972 : 56] précise que ces deux notions ne sont pas
opposées. L’ocnophilie et le philobatisme sont liés par une ambivalence qui
existe d’ailleurs dans n’importe quelle relation d’objet. C’est sur ce point précis
que la perspective de Szondi va se distinguer de celle des psychologues
hongrois. Tout en reprenant les travaux de ses collègues, Szondi va en proposer
une conception nouvelle, à la fois systématique et dynamique, ce que va devenir
la pulsion dialectique du contact.
Comme nous l’avons évoqué ci-dessus, Balint conçoit l’amour primaire à partir
d’une relation d’ambivalence, tension que représente l’interdépendance entre le
philobatisme et l’ocnophilie. Selon l’auteur, cette ambivalence découle du statut
idéal des attitudes philobates et ocnophiles. Ces attitudes n’existent pas
réellement ; seules des tendances à l’ocnophilie et au philobatisme sont
repérables au niveau des comportements humains, l’une s’affirmant plus que
l’autre à la faveur des situations existentielles vécues par les individus.
Dans la seconde partie de son livre " Les voies de la régression. " [(1959) 1972],
M. Balint montre que durant les premiers moments de la vie humaine, les
éléments constitutifs du psychisme sont quasiment a-structurés, ou pour
reprendre le vocabulaire de l’auteur, préambivalents. L’accrochage et le lâchage,
s’ils existent comme tendances, ne se manifestent pas encore en tant que telles.
Dans le " Diagnostic expérimental des pulsions. " (1952), Szondi indique que
toutes les pulsions s’enracinent dans les " ‘gènes pulsionnels’ " (L. Szondi,
1952 : 4). A l’occasion de la quatrième conférence recensée dans "Introduction à
l’analyse du destin " (1972) et intitulée " La génétique du destin ", Szondi va plus
loin, affirmant que l’inconscient familial est " […] la structure héréditaire
particulière de l’individu […] " (L. Szondi, 1972 : 78). Le lien qu’il établit entre
‘gènes’ et ‘inconscient familial’ lui permet d’affermir sa conception biologique de
l’inconscient, d’emblée localisé au sein du système nucléaire. Ce localisme induit
une conception atomiste des composantes génétiques de la pulsion. Il y a
pluralité de gènes, et il y a, de façon concomittante, pluralité de potentialités
existentielles à l’origine de la vie, puisque dans le monde atomisé de Szondi,
chaque gène est porteur d’une disposition, d’une façon d’être possible dont le but
est de reproduire un état psychique héréditaire. Szondi distingue soigneusement
ces dispositions les unes des autres, et regroupe deux à deux celles qui
s’opposent entre elles. Ces paires dispositionnelles antagonistes conditionnent
des " paires pulsionnelles antagonistes " (L. Szondi, 1952 : 4).
Ces différents points de la doctrine szondienne peuvent être synthétisés ainsi (L.
Szondi, 1952) :
la prise : m+ ;
la retenue : d- ;
la recherche : d+ ;
le lâchage : m-.
Pour Szondi, " Les pulsions sont des instincts imparfaits. " (L. Szondi, 1972 :
111). Elles ont un destin autonome qui influe sur la formation existentielle du
destin humain. Cette conception de la pulsion permet à Szondi de situer la
dynamique des tendances factorielles non plus au niveau méta-psychologique
de l’appareil psychique freudien, mais à un niveau existentiel, celui du destin
humain. La base de ce destin n’est plus une relation d’objet investie d’énergie
libidinale, mais un mouvement qui n’a d’autre fin que lui-même. Ce faisant,
Szondi défriche un monde de vie anté-sexuelle, et dévoile en même temps le
champ des énergies plurielles qui ‘poussent’ en l’homme. L’énergie libidinale
freudienne n’est plus l’énergie psychique unique, dont Balint entretient encore le
souvenir à travers sa conception du monde primaire. Il y a plus, car il y a
originairement contact.
Peut-être avons-nous tort de poser les questions de cette façon. Faisons donc le
raisonnement inverse, et admettons la façon dont Szondi voit les choses.
Partons du principe qu’il y a un Moi transcendantal intégrant toutes les
dialectiques et dynamisant toute vie pulsionnelle. La conséquence de ce
raisonnement nous ferait toutefois aboutir, en vertu des propriétés du Moi-
Pontifex, à une théorie réifiée du choix lui-même. Le ‘je choisis’ szondien
deviendrait un ‘je ne peux pas ne pas choisir’, c’est-à-dire ne pas trancher, ne
pas décider, et partant ne pas lier. Généralisé ainsi, le choix intègre toute les
dimensions de l’action humaine et contient implicitement la thèse d’un
génotropisme stricte, contrastant singulièrement avec la notion de liberté chère à
Szondi.
L’égale nécessité que Szondi semble placer dans les notions de dialectique et de
Moi-Pontifex est donc problématique. Elle peut aboutir à la formalisation de la
dialectique, ou à une théorie du choix réifié. Remarquons que dans les deux cas,
elle permet à l’auteur de conserver son approche génotropique de l’humain. Mais
cette optique pose des problèmes de cohésion à l’intérieur de la doctrine
szondienne même, notamment si nous la mettons en relation avec les notions de
destin-choix et d’existence, teintées de liberté. L’étude de la pulsion du contact le
montre peut-être avec le plus d’acuité. A ce premier niveau pulsionnel, la
dialectique n’est jamais aussi peu réductible, puisqu’elle dénote moins d’une
logique formelle que d’une intersubjectivité libre, expression du ‘tout azimut’ de la
vie en génération dans son rapport au monde. Les travaux de l’école de Louvain,
en particulier les analyses de J. Schotte, vont remarquer ce problème, et tenter
d’y remédier en renforçant l’axe anthropologique de la doctrine szondienne, et
par conséquent son contenu intersubjectif. Examinant les relations entre les
facteurs pulsionnels mis en évidence par Szondi, Schotte va proposer une
théorie des circuits pulsionnels qui se détache de la perspective génétique. Il
reste toutefois à prendre la mesure de l’approche proposée par Schotte,
notamment en ce qu’elle conserve également les notions de dialectique et de
Moi-Pontifex. Il semble indéniable qu’une telle entreprise devra se donner
comme point de départ l’analyse de la dialectique du contact, puisque à ce
niveau, les postulats les plus enracinés de la doctrine szondienne apparaissent
dans leur fragilité.
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