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Réflexions à propos de la dépersonnalisation

Nicos Nicolaïdis
Dans Revue française de psychosomatique 2005/1 (no 27),
pages 163 à 176

Article
« Le non-moi n’est pas »

— Parménide

L ’étude du phénomène de la dépersonnalisation peut dépasser le cadre de la


pensée psychanalytique ainsi que celui de la pensée psychiatrique.
1

Alors qu’étymologiquement, la dépersonnalisation désigne un trouble de 2


l’articulation interne de la personnalité, l’observation clinique nous confronte à une
altération de la conscience de la personnalité, caractérisée par un sentiment
d’« aliénation », d’étrangeté du moi (ego). Par ailleurs, les phénomènes de
dépersonnalisation peuvent apparaître au sein d’organisations psychopathologiques
très différentes (névrotiques, psychotiques ou autres). Une question se pose
d’emblée : s’agit-il d’un trouble de la structure de la personnalité, du moi (ego), ou bien
de la perception, du vécu du sujet confronté à la « plénitude » de sa
« personnalisation » ?

Avant d’illustrer mes propos par une observation clinique, je reprendrai les quatre 3
éléments constituants de la « conscience de la personnalité », selon K. Jaspers :

1. Le sentiment d’activité, conscience d’activité.


2. La conscience de l’unité : « Je suis un à chaque moment. »
3. La conscience d’identité : « De l’origine et à jamais, je suis le même. »
4. La conscience du moi (Ich) qui contraste avec celle du monde externe et les autres.
Lorsque ces éléments psychiques ne s’accompagnent pas de la conscience qu’ils nous 4
appartiennent en propre, mais qu’ils nous paraissent étranges, non familiers, nous
nous trouvons face à des phénomènes de dépersonnalisation.

Cas clinique
Un jeune homme de 20 ans, étudiant en droit, souffre d’une névrose obsessionnelle 5
grave, caractérisée essentiellement par des rituels répétitifs ainsi que par des idées
agressives concernant les rapports de bien et de mal, sans qu’elles puissent
s’organiser dans un investissement d’objet. Des interrogations philosophiques telles
que : « D’où vient le monde ? », « Comment a-t-il été créé ? », lui confèrent une allure
hébéphrénique, mais sans conviction délirante.

Après une longue prise en charge, combinant un suivi psychothérapique et une 6


forte médication (Imipramine), les symptômes obsessionnels diminuent
considérablement [1]. Cependant, cette amélioration déclenche une série de
« questionnements existentiels » selon sa propre expression. Il se demande si hier il
était le même qu’aujourd’hui et si demain il le restera encore. Il éprouve un
sentiment de modification de la forme, de la matière de l’unité de son corps, en se
posant des questions telles que : « Mes mains ou mes pieds m’appartiennent-ils ? »

À l’inverse, lorsqu’il parvient à se percevoir unifié et « plein », ce qu’il exprime par la 7


formulation : « Donc j’existe », il éprouve immédiatement un sentiment d’étrangeté,
de non-réalité concernant son entourage. Le monde extérieur lui paraît modifié ou
inexistant, ce qu’il décrit ainsi : « Je sais que c’est une chaise, mais elle me paraît
bizarre. » Pour sortir de l’angoisse liée à l’état d’étrangeté, il cherche à éprouver de
l’agressivite ou de l’hostilité, sans y parvenir : « Si au moins j’arrivais à haïr quelqu’un
ou quelque chose. »

Ces états alternent avec des brefs moments d’« auto-observation frénétique », selon 8
le terme du patient. Il précise : « J’ai essayé de ramasser les parties de moi-même qui
fuyaient, je faisais un immense effort pour les observer, les percevoir, pour les
contrôler, mais cet effort m’épuisait et provoquait en moi une angoisse menaçante,
un sentiment d’anéantissement. Je n’existais plus. »

Réflexions à propos de la dépersonnalisation


L’échec de l’installation d’un délire projectif cède la place à la dépersonnalisation. Je 9
rappelle que, dans la pensée de Pierre Marty, un délire systématisé est la garantie
d’une mentalisation solide et dans celle de Maurice Bouvet, la dépersonnalisation est
l’antithèse du délire. Quant à l’auto-observation, je citerais Freud [2] : « Ce n’est pas
l’instance surmoi qui observe l’instance du moi, mais une partie auto-observatrice du
moi, du reste du moi, sans pourtant que cette partie puisse poursuivre son propre
destin devenant surmoi, c’est-à-dire une instance comme les autres (moi-ça). Ici une
partie du moi qui s’oppose au reste. » Le moi peut ainsi s’investir en tant qu’objet, se
traiter comme d’autres objets, s’observer, se critiquer. Cette auto-observation
(autoscopie) s’autonomise tout en restant dans le moi et sans évoluer en conscience
morale surmoïque par déplacement.

Mais, faute de mutation des perceptions en représentations, cette auto-observation 10


provoque une surcondensation explosive des excitations. André Green a décrit
« l’éclatement du cadre obsessionnel » comme provoquant à titre temporaire la
dépersonnalisation. L’auteur précise que l’obsessionnel se dépersonnalise quand la
distance à l’objet qu’il croit toujours divisible n’existe plus ; il se trouve d’un coup
audelà de ce dernier terme, sans aucune distance, passant brusquement du monde
de la représentation au monde de l’affect brut. Il s’agit d’un état de déliaison totale,
où l’affect ne se trouverait plus lié à aucune représentation [3].

La théorie et la clinique de la dépersonnalisation sont décrites principalement par 11


des phénoménologues, des psychiatres et des philosophes : K. Jaspers, E. Krapft, W.
Mayer-Gross, Paul Schilder [4], L. Biswanger, P. Janet, Henri Ey, P. Guiraud, M.
Secheay, E. Husserl, M. Heidegger, J.-P. Sartre, A. Schnitzler [5], par des
psychanalystes, M. Bouvet [6], C. David [7], P. Federn [8], H. Numberg [9], Bion [10], H.
Rosenfeld [11], M. Klein [12], A. Green [13], M. Fain [14], S. Freud [15].

En littérature, le journal intime de l’écrivain genevois H. F. Amiel [16] demeure une 12


source inépuisable des vécus de la dépersonnalisation. Le texte du poète Jacob
Michael Reinhold Lenz, présenté et commenté par Georg Büchner au début du XIX e
siècle, décrit des éprouvés d’étrangeté et d’angoisse diffuse dans un contexte de
mysticisme quasi délirant. La dépersonnalisation liée à l’altération de la perception
du corps est magistralement décrite dans La métamorphose de Kafka. On peut
également mentionner Le double de Dostoïevski, À l’heure jaune d’A. Nicolaïdis [17],
L’extermination des tyrans de Nabokov et tant d’autres.

Parmi les psychanalystes contemporains qui se sont intéressés à la 13


dépersonnalisation, M. Bouvet met en lumière le sentiment de changement du
monde extérieur accompagné d’un affect pénible, variable dans son intensité, au
cours des changements des défenses pendant la cure analytique, qu’il rapporte à un état de
destruction temporaire du moi. Il confirme l’hypothèse émise par H. Numberg qu’il
s’agit d’une mise en suspens de la libido, en précisant que ce mouvement est déclenché
lorsque les tensions atteignent un degré qui les rend insupportables pour le sujet.
Christian David note que « l’inquiétante étrangeté se produirait lorsque, à la faveur
d’un événement, même anodin, une représentation interne se déclenche, due à
l’insurgence de quelque chose de refoulé, lors d’une défaillance de l’action refoulante
par interruption du mécanisme de contre-investissement des énergies pulsionnelles,
qui brise notre adaptation au réel ; la réalité est alors perçue comme autre et
angoissante. Ce qui surgit appartiendrait non au refoulement secondaire, mais au
refoulement primaire, d’où son caractère indicible » [18]. Dans une approche voisine,
P. Federn rapporte la dépersonnalisation et l’étrangeté à l’effet traumatique du retrait de
la libido.

S. Follain et J. Ajoulay [19] dans la sémiologie des altérations de la conscience de soi 14


écrivent : « La théorie psychanalytique, en particulier la conception de Bouvet
exposée dans différents articles sur la névrose obsessionnelle et sur la relation
d’objet, et surtout dans son rapport sur la dépersonnalisation (1960), fournit une
explication génétique des phénomènes. Ceux-ci impliquent une relation prégénitale
à la mère, de type narcissique, la possession de l’objet étant indispensable au maintien
de la structure du moi. La perte de l’objet détermine la crise, et le paroxysme
comporte une sorte de retour à la mère qui y met fin. »

La crise présente ainsi un caractère défensif : le désinvestissement du monde 15


extérieur supprime toutes les tensions qui résultent du « rapproché » à l’objet
narcissique, ou de « l’étirement » trop long de la relation avec lui. De plus, la
dépersonnalisation ne comporte qu’une altération a minima de la réalité et s’oppose
ainsi à une décompensation délirante plus grave.

Les sujets présentant des crises de dépersonnalisation portent une blessure 16


narcissique latente située à l’âge de la différenciation du moi et du non-moi,
réactivée par voie de régression à chaque expérience d’intolérance à l’absence de
l’objet narcissique. La privation objectale altère leurs rapports d’ensemble avec le
monde ainsi qu’avec leur propre corps. Comme écrit Bouvet : « Ainsi, les
phénomènes actuels de dépersonnalisation se trouvent être la reproduction
approximative de la crise de l’enfance par quoi avait été troublée l’évolution normale
de la différenciation du sujet avec l’objet : la cause immédiate de l’accident
pathologique se montre analogue à celle qui avait donné lieu à une perturbation du
développement. » Insistant sur le fait que le dépersonnalisé « n’abandonne pas la
réalité, il s’y cramponne tout au contraire », M. Bouvet justifie sa thèse que « la
dépersonnalisation est l’antithèse du délire ».

Le problème de l’unité du self et la clinique de l’effondrement dans la pensée de 17


Winnicott intéressent les phénomènes de dépersonnalisation. Winnicott utilise à
plusieurs reprises la notion de « capacité d’être ». Il définit une première expérience
de l’être dans une unité primaire avec la mère correspondant à un stade pré-œdipien,
où l’enfant a déjà reconnu la mère comme une personne totale, non-moi, et dispose d’un
self. Influencé par le stade du miroir, il écrit : « Le self reconnaît essentiellement son
existence dans les yeux et l’expression du visage de la mère ainsi que dans le miroir
qui en vient à représenter le visage de la mère. Ce n’est qu’ensuite que le self parvient
à édifier une relation significative avec les identifications issues des incorporations
et introjections. » [20]
La différenciation entre moi et non-moi (être et non-être) pourrait désigner un 18
dénominateur commun entre la pensée de Bouvet et celle Winnicott et, comme je me
propose de la développer, celle du phénoménologue Husserl. Winnicott parle d’« une
relation à des objets perçus objectivement, des objets non-moi (non-je) et du sort du
petit enfant à ce stade primitif, avant de différencier le je du non-je ». Pour les
phénoménologues, le non-moi n’est pas un objet mais il « apparaît » comme « autre
que moi », comme un non-moi. J’y reviendrai.

Catherine Parat [21], évoquant l’ascèse, le sacré, l’indicible, l’ineffable et « l’objet 19


référent », établit des liens avec la dépersonnalisation. Elle décrit deux modes
narcissiques contradictoires d’investissement de la mère par l’enfant naissant : l’un
est centripète, l’autre centrifuge. Elle considère « l’antinarcissisme » [22], qui, selon F.
Pasche, existe depuis le début de la vie, comme une extension du narcissisme
centripète. Cette approche évoquerait celle de M. Bouvet selon lequel les crises de
dépersonnalisation portent la trace d’une blessure narcissique, ou d’une « offense
narcissique » selon le terme de Marty.

Dans le Journal intime, H.-F. Amiel écrit que « son moi est défait » de sorte que sa 20
personnalité tend presque indifféremment « à se perdre dans l’espace sans borne, ou,
inversement, à se condenser dans un point insignifiant ». Amiel reconnaît son néant.
Le 2 juillet 1856, il écrit : « J’ai dissipé mon individualité pour n’avoir rien à défendre
[…] c’est dans le zéro que je cherche ma liberté. » [23] Le 12 septembre 1856, il poursuit :
« Je me suis affaibli visiblement, et ma fibre nerveuse a perdu le ressort et le ton. […]
Pouah ! La nausée me prend sur moi-même. » Si pour Sartre la nausée est réaction
devant la présence immotivée de l’être, pour Amiel, la nausée est ce qui convulse
l’être en présence de sa déficience. C’est dans un sursaut qu’Amiel décide de sortir de
l’immobilité en investissant la lecture de romans héroïques, les voyages vers le sud. Il
s’ensuit détresse et solitude.

Le 5 octobre 1856 : « J’ai besoin d’amour et tout le reste m’ennuie et m’attriste ; le 21


cercle de ma liberté se rétrécit rapidement. »

Dans l’introduction de l’œuvre d’Amiel, Georges Poulet commente : 22


« La conscience s’élargit ou se rétracte sans jamais cesser d’être une conscience
purement impersonnelle, siège anonyme d’un rythme universel. La pensée se dilate
ou s’absorbe en son principe. Porté par une transe de l’esprit, un être arrive jusqu’à
une limite au-delà de laquelle il ne se perçoit plus, il ne perçoit plus rien. Tout au
bout de la contemplation se découvre une annulation. Annulation qui peut
manifester sa réalité négative sous les formes les plus diverses, non de l’être, mais du
non-être. » [24]

Et ailleurs : « Jamais en aucune langue, en aucun texte, n’a paru si audible l’activité 23
originelle et finale de la conscience humaine qui consiste à se penser, et encore et
toujours à se penser. La grandeur d’Amiel consiste dans la persistance avec laquelle
s’articule et s’exprime indéfiniment dans son journal ce murmure de vie mentale qui,
chez les hommes, se poursuit jusqu’à l’article de la mort. »

Un des intérêts particuliers du Journal intime réside dans le fait qu’Amiel est à la fois 24
l’observateur et le sujet observé, au travers de l’activité de l’écriture qui l’a sauvé de la
folie délirante. Bien avant Freud, Amiel fait cette réflexion étonnante : « la nullité
sexuelle n’est que le signe de la nullité ontologique ».

La dépersonnalisation, syndrome ou état, peut surgir à chaque moment où les 25


défenses coordonnées par le moi changent, c’est-à-dire, lorsqu’on touche au noyau
inconscient de la résistance qui s’oppose à la levée des résistances. À ce propos,
André Green [25] écrit : « L’essence de la résistance tient à l’aversion intense pour le
retour qui pourrait provoquer l’Hilflosigkeit (détresse, désaide), retour d’une menace
dont le sujet ne sait pas jusqu’où elle peut s’étendre, et quelles réactions
déséquilibrantes ou désorganisantes elle entraînera […]. Il peut s’agir du refus plus
ou moins radical, opposé à l’image inacceptable de soi, qui accompagnerait la prise
de conscience. »

Nous observons une sensibilité analogue chez Pierre Marty lorsqu’il parle de 26
l’inconscient individuel, élément idiosyncrasique personnel pour chaque sujet et
fragile à toute sorte d’excitation traumatique.

Michel Fain évoque une surcondensation d’excitations sans déplacement qui 27


caractériserait cet inconscient individuel, sensible à toute sorte de traumatisme.

Freud a parlé du « noyau de l’inconscient » et dans Moïse et le monothéisme (p. 130) de 28


« véritable inconscient ». Dans ce sens nous pouvons considérer le moi-idéal (Marty)
comme une démesure, en dehors de toutes instances et topiques (utopique).

Pendant la dépersonnalisation, nous assistons non pas à une période de manque, 29


mais de rupture. Elle provoque une césure, un blanc, voire un vide, pendant laquelle
le moi/Ich délié des autres instances se sent menacé, mais en même temps il prend
conscience de soi-même, de son individualité.

Dans toutes ces descriptions, le moi/Ich n’a pas de possibilité de coordonner 30


instances et systèmes (éléments autres que soi-même) pour construire et mobiliser
des défenses névrotiques, psychotiques ou autres. Le moi se défait.

Les sentiments d’étrangeté, qui sont souvent instantanés ou de courte durée, 31


risquent de provoquer un syndrome de dépersonnalisation, jusqu’au moment où le
moi, dépassant l’effroi de ses excitations (Freud, 1920), s’adresse ou se laisse lier aux
autres instances et systèmes afin d’effectuer des liaisons nécessaires pour de
nouvelles défenses qui ont à voir avec l’histoire fantasmatique et l’évolution
psychosexuelle du sujet : psychonévroses de défense, néoréalité délirante ou
« hallucinatoire ». Parfois, selon la structure du sujet, le moi se contente de renforcer,
ou rigidifier le fonctionnement de ses limites, gardant un minimum de liaisons avec
les instances et systèmes, comme le montre l’organisation des états-limites ou des
névroses de caractère.

Dépersonnalisation et inquiétante étrangeté souvent se confondent et encore plus 32


souvent se succèdent l’une à l’autre. L’inquiétante étrangeté se manifeste [26] après
l’épuisement des défenses obsessionnelles. Pour Freud, toutes les deux émanent de la
toute-puissance des pensées, de la prompte réalisation des souhaits, des forces
néfastes occultes ou du retour des morts. Dans L’inquiétante étrangeté [27], il décrit
l’histoire d’un névrosé obsessionnel souffrant de superstitions et de la peur du
« mauvais œil ». Dans le même article, Freud se réfère à plusieurs auteurs, surtout
aux contes fantastiques d’Hoffmann et en particulier au personnage de « l’homme au
sable » faisant allusion à la perte de la vue, terrible peur infantile, et au châtiment
que s’inflige Œdipe, lié à la castration.

Insatisfait du récit d’Arthur Schnitzler [28] intitulé « La prophétie », il rejoint la 33


définition de Shelling : « On appelle Unheimliche tout ce qui devrait rester caché et qui
se manifeste. » À l’appui du travail d’Otto Rank sur le double [29] comme assurance
contre la destruction du moi, il introduit ce qu’il reprendra en détail dans les
Nouvelles conférences : « Au cours des développements successifs du moi, se développe
une instance du moi, qui sert à s’observer et à se critiquer soi-même, un travail de
censure psychique, sorte de “conscience morale” » (Gallimard, 1984, p. 80-110).

Freud écrit à propos de L’inquiétante étrangeté qu’il s’agit « du refoulement effectif 34


d’un contenu psychique et du retour de ce refoulé ». « Elle prend naissance dans la
vie réelle lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque
impression extérieure ». Cette dernière remarque nous ramène au texte « Un trouble
de mémoire sur l’Acropole », lettre adressée à Romain Rolland (1936). Alors qu’il a le
projet d’aller à Corfou avec son frère, on lui propose d’aller plutôt à Athènes (chemin
plus long). Ceci provoque chez lui une mauvaise humeur inexplicable. Sur l’Acropole,
il s’exclame : « J’embrasse le paysage du regard, tout cela existe réellement. » Lycéen,
il était convaincu de la réalité d’Athènes, mais cette conviction était plongée dans
l’inconscient, d’où la surprise : « Cela existe-t-il réellement ? » Soudain, il lui vient
une idée à propos de la mauvaise humeur à Trieste : « Si beau », et ensuite « Pas digne
de ce bonheur ». Ensuite, il développe ses idées sur le destin de chacun par rapport à
son surmoi, en disant : « Je n’aurais jamais cru pouvoir aller à Athènes (long chemin)
et ceci était plongé dans l’inconscient. »

Une fois sur l’Acropole, le sentiment d’étrangeté qu’il éprouve est lié au doute sur 35
l’existence réelle de l’Acropole. D’où la perception « ce que je vois n’est pas réel », et la
« dépersonnalisation » en tant que trouble du moi-conscience. Il évoque le sentiment
du déjà-vu, ainsi que celui du jamais-vu des explications mystiques, preuves
d’existences antérieures, (animisme) de notre moi psychique (L’inquiétante étrangeté,
1919).
Ensuite il évoque le refoulement, puisque l’expérience sur l’Acropole aboutit à un 36
trouble de mémoire, mais la mémoire de quoi ? Et il conclut : « Il n’est pas vrai qu’au
lycée j’aie douté de l’existence réelle d’Athènes, je doutais seulement de voir jamais
Athènes de mes propres yeux. » Aller si loin, hors de toute possibilité, vu les
conditions de pauvreté de vie dans la jeunesse (faire un si long chemin), c’est cela que
Freud avait refoulé [30]. Sur l’Acropole il a voulu s’adresser à son frère et lui dire :
« Comme nous avons fait du chemin ; que dirait notre père ? » Le sentiment de
culpabilité est lié à la satisfaction de surpasser le père et à la pitié à son égard. Ces
sentiments enracinés dans l’inconscient et les complexes infantiles refoulés, ranimés
par quelque impression extérieure lors du retour du refoulé, provoquent
l’inquiétante étrangeté.

L’état/syndrome de dépersonnalisation présuppose donc l’existence d’un moi 37


autonome sans sa « plénitude », mais, comme disait Freud, « le moi n’est pas maître
dans sa propre maison ». Ce moi personnalisé, s’il doit faire face à des excitations
fortes externes ou à des « représentations » dominées par la force perceptive (N.
Nicolaïdis, 1993) qui le débordent, risque de se disloquer, de perdre son unité (de
self). Le moi se défait [31] par un mécanisme d’autorejet et d’autodissolution. J.
Derrida parlerait d’un « processus auto-immunitaire ».

On pourrait faire le rapprochement entre l’inquiétante étrangeté, la 38


dépersonnalisation et les vécus du déjà-vu, du jamais-vu, de l’hallucination négative,
ainsi que de la régression narcissique primaire liée à l’absence de réponse de l’objet
et le sentiment océanique décrit par Bela Grumberger.

Je ferais, pour ma part, également le rapprochement avec la notion de l’effondrement 39


de Winnicott. La menace de l’unité du self conduit le moi à s’interroger sur sa propre
unité. Cela correspondrait à des phénomènes de dépersonnalisation décrits par les
phénoménologues. Winnicott parlant du faux self fait allusion à l’existence du vrai
self qu’il distingue du moi freudien. Ce vrai self correspondrait au moi pur de
Husserl [32].

Dans Méditations cartésiennes (1932), Husserl rejette l’ergo sum de l’aphorisme de 40


Descartes cogito ergo sum. Pour Husserl, ce qui surgit comme existence première n’est
ni l’homme, ni l’âme, ni l’esprit, mais le moi pur : « Je pense, voilà l’évidence
première. »

Cependant, pensée et conscience ne sont jamais vides, elles ont toujours un contenu. 41
Elles sont pensées de quelque chose, consciences de quelque chose, mais de quoi ?
D’un « objet » existant en soi ? Non, l’objet n’existe pas en soi. Il existe comme autre
que moi, comme non-moi [33]. Pour Husserl, l’objet n’existe que par ce que la
conscience jette devant elle. Les choses se trouvent ainsi au rang de phénomènes ; elles
existent telles qu’elles apparaissent. Or, ce qui « apparaît » ainsi, c’est le donné
réellement vécu [34].
Je rappelle la fascination de Heidegger devant l’île de Délos, mot qui en grec signifie 42
l’évidence, l’apparence. Il y aurait l’idée d’un ensemble unifié à travers son évidence,
d’une apparence qui à la fois montre et abrite cet ensemble dans un présent (lettre de
1962).

« La réduction phénoménologique » est une démonstration qui consiste à faire voir 43


que le contraire d’une proposition serait impossible ou absurde. On voit clairement
que la réduction phénoménologique fait abstraction de la pulsionnalité inconsciente.
Pour les phénoménologues donc, « ce qui apparaît, c’est le donné réellement vécu ».

Voici leur position clinique. 44

« Placé devant un malade mental, je ne dois plus chercher à expliquer le déroulement 45


de sa pensée suivant les mécanismes d’une logique rationnelle. Je ne dois même pas
expliquer ou déduire quoi que ce soit. Je dois seulement décrire les phénomènes
psychologiques qui sont dans mon champ d’observation, et je dois les décrire tels que
ma conscience les vit, c’est-à-dire tels qu’elle les projette devant elle. Du même coup,
toute l’étrangeté du malade mental disparaît ; il n’est pas plus aliéné vis-à-vis de moi
que ne l’est tout autre individu humain. Ce que je découvre en lui n’a de valeur que
pour lui ; c’est seulement sa subjectivité qui compte, ou plutôt l’échange de sa
subjectivité avec la mienne. C’est seulement cette intersubjectivité qui me permettra
de le comprendre – non de l’expliquer – et, partant, d’exercer une action
thérapeutique. » Il s’agit donc d’une rencontre entre deux êtres.

Cette position phénoménologique montre que l’intérêt principal demeure la 46


personnalisation du sujet et non l’étendue de l’appareil psychique décrit par la
psychanalyse, c’est-à-dire la personnalisation par laquelle « l’existence prend
conscience d’elle-même. »

Ainsi le moi/Ich (être) se définit en s’opposant au « non-moi » ou « autre que moi ». 47


Ceci rend l’objet comme un « moi-autre » que « la conscience jette devant elle »
comme un phénomène, comme une évidence. La « conflictualité » possible se réduit
donc entre l’être et le non-être.

Devant cette position si différente de la conception psychanalytique, pouvons-nous 48


dire : laissons les phénoménologues philosopher et les psychanalystes
psychanalyser ? Pas facile, car des phénoménologues comme K. Jaspers
(Psychopathologie générale, 1948), B. Schilder (1924), E. Krapft (1951) et des psychiatres
comme Henri Ey, S. Follin, Mayer-Gross et tant d’autres, ont décrit des phénomènes
psychopathologiques que nous pouvons intégrer dans la conceptualisation de
l’appareil psychique psychanalytique.

Nous avons vu que la dépersonnalisation advient quand le moi en tant qu’instance 49


ne peut jouer son rôle de coordinateur de l’appareil psychique assurant les liaisons
(déliaisons et reliaisons) nécessaires pour homéostasier la psychisation de la pulsion.
L’allié et le support de ces fonctions du moi conscient demeure le système
préconscient, terme inventé par Freud et valorisé par Pierre Marty.

Le préconscient en tant que « plaque tournante de l’économie psychosomatique » – et 50


selon moi plaque tournante de quatre délégués de la pulsion : représentant-affect,
représentant-représentation et représentant de choses et de mots, de par sa fonction
est indispensable pour le refoulement (1915) et pour toutes régressions
réorganisatrices favorisant la psychisation du représentant de la pulsion [35]. Un
préconscient déficitaire, mal nourri par le « capital narcissique » du sujet,
délibidinalisera le côté psychique de la pulsion et empêchera « la mutation des
perceptions en représentation ».

Les signes en négatif de ce fonctionnement mental sont perceptifs dans les 51


somatisations, précédés par la dépression essentielle et la pensée (vie) opératoire et
accompagnés par des angoisses diffuses catastrophiques. Je fais l’hypothèse qu’entre
la période de dépression essentielle et la somatisation, il y a une phase de
dépersonnalisation, sorte de « dernière cartouche » de la psychisation qui consume
ce qui lui reste : le moi-self dépourvu de toutes liaisons temporo-spatiales se situe en
tant que sujet dans la solitude (ou « plénitude ») de son existence, de sa
personnalisation. Le moi idéal de Pierre Marty éminemment mortifère en dehors de
toute topique (utopique), a-pulsionnel ou antipulsionnel, tient compte de la
dépersonnalisation. S’il y a duel entre moi et non-moi, celui qui reste en vie meurt
par solitude.

Winnicott utilise le terme de dépersonnalisation pour décrire la période ou « le moi 52


se fonde sur un moi corporel […] la peau étant la membrane frontière ». Il écrit : « j’ai
utilisé le terme de dépersonnalisation pour décrire ce processus parce que
fondamentalement celui de dépersonnalisation me paraît signifier la perte d’une
union solide entre le moi et le corps y compris les pulsions du ça et les plaisirs
instinctuels » (ibid. , p. 14).

Notes

[1] Durant cette période, je le vis à deux reprises. C’était il y a trente ans.

[2] Freud S. (1932), « La décomposition de la personnalité psychique », in Nouvelles


conférences, XXXI, Paris, Gallimard, 1984, p. 80-110.

[3] Green A. (1965) « Obsessions et psychonévroses obsessionnelles », in Encyclopédie


médicochirurgicale, 5-1965,33370 A 10.

[4] Schilder P. (1935), L’image du corps, Paris, Gallimard, « The treutmen of


derpersonnalization », in Bull. N.Y. Acad. Med., 1939,15, p. 258-272.

[5] Schnitzler A. (1925), La nouvelle volée, Biblio, 1991.

[6] Bouvet M. (1968), Dépersonnalisation et relation d’objet, Paris, Payot.


[7] David C. (1981), « Irréductible étrangeté », in Revue française de psychanalyse, n? 3,
Paris, PUF. « Un rêve typique, lié au transfert, une illustration de l’inquiétante
familiarité », in La bisexualité psychique, Paris, Payot, 1992.

[8] Federn P. (1952), « Dépersonnalisation », in Ego psychology and the psychoses, NY,
Basic Books.

[9] Numberg H. (1915), Dépersonnalisation, Lehrinstitut der Wiener Psychanalytichen


Vereinigung.

[10] Bion W.R. (1974), Entretiens psychanalytiques, Paris, Gallimard ; Aux sources de
l’expérience, Paris, PUF, 1962,1979.

[11] Rosenfeld H. (1947), Analyse d’un cas de schizophrénie accompagné de dépersonnalisation.

[12] Klein M. (1968), Envie et gratitude, Paris, Gallimard, p. 149-185. Un roman illustrant
l’identification projective : Green J., Si j’étais vous.

[13] Green A. (2001), « Mythes et réalités sur le processus psychanalytique », in Revue


française de psychosomatique, n? 19, Paris, PUF.

[14] Fain M. (1982), Le désir de l’interprète, Paris, Aubier-Montaigne.

[15] Freud S. (1936), « Une perte de mémoire sur l’Acropole », in Résultats, idées,
problèmes, Paris, PUF, 1985.

[16] Amiel H.F. (1976), Journal intime 1821-1881, L’Âge d’Homme, 10 vol.

[17] Nicolaïdis A. (2001), À l’heure jaune, Paris, L’Harmattan.

[18] David C., « Le présent composé ou la coïncidence des contraires », in L’état


amoureux, Payot, 1971.

[19] Follain S., Ajoulay J. (1961), Encyclopédie médico-chirurgicale, Psychiatrie 11.

[20] Les paradoxes de Winnicott, Paris, Payot, 1984. Clancier A. Kalmanovitch (1962), Les
processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1970.

[21] Parat C., L’inconscient et le sacré, Paris, PUF, 2002.

[22] Pasche F. (1965), « L’antinarcissisme », in Revue française de psychanalyse, Paris, PUF.

[23] Amiel, op. cit.

[24] Poulet G. (1965), Introduction au Journal intime, L’année 1857, « Bibliothèque 10/18 »,
Union générale d’éditions, 1965,11 x 18, p. XVI.

[25] Green A. (2001), « Mythes et réalités sur le processus psychanalytique », in Revue


française de psychosomatique, n° 19, Paris, PUF.

[26] À ce sujet, l’exposé de G. Nicolaïdis, Névrose obsessionnelle, 1983, et « Ne penser ni


faire le 5, le 3, le 8. Processus analytique d’une névrose obsessionnelle chez
l’enfant », in Psychanalyse de l’enfant et croissance psychique, Éd. Inpress, 2003

[27] S. Freud (1939), « L’inquiétante étrangeté », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris,


Gallimard, 1971.

[28] Ibid.
[29] Voir aussi « Les existences doubles » mises en parallèles avec les rêves, in
Traumnovelle de Schnitzler, p. 31.

[30] Notons que Freud ne précise pas s’il s’agissait de refoulement primaire ou
secondaire. Nous avons vu que pour Christian David l’inquiétante étrangeté est
due au caractère indicible du refoulement primaire.

[31] Voir La nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler, Paris, Hachette, 1991, p. 22. « Das Ich ist
unrettbar » (on ne peut sauver le moi, car le moi ne saurait exister
indépendamment des deux autres instances, (p. 27).

[32] Husserl E. (1970), L’idée de la phénoménologie, Paris, PUF.

[33] « Lui ou moi » dirait Jean Bergeret dans Violence fondamentale.

[34] La pensée eidétique du Husserl consiste à dégager les essences pures et leurs
accidents empiriques.

[35] Le médiaconscient de Schnitzel est très proche du préconscient freudien (ibid.,


p. 27).

Résumé

FrançaisÀ partir d’une approche psychanalytique et philosophique, en passant par la


littérrature, l’auteur propose une réflexion à propos de la dépersonnalisation en tant
que phénomène concernant la « conscience de la personnalité » selon la définition de
Jaspers. En rapport avec l’inquiétante étrangeté décrite par Freud, et en se référant à
la pensée de Husserl, Winnicott, Bouvet, il considère la dépersonnalisation, à
l’opposé du délire, comme un trouble de la différenciation moi, non-moi. Cet état
peut surgir lors d’un changement des modalités défensives du sujet, et pourrait
s’avérer être un dernier palier de psychisation avant la déliaison entre le moi et le
corps.

MOTS CLÉS

Dépersonnalisation Inquiétante étrangeté Moi et non-moi


Le Moi pur de Husserl Non-je de Winnicott

EnglishEnglish abstract on Cairn International Edition

DeutschAusgehend von der psychoanalytischen Theorie sowie von philosophischen


Begriffen und anhand literarischer Beispiele bietet der Autor eine Reflexion über die
Depersonalisation als Phänomen, das mit Jaspers « Persönlichkeitsbewußtsein »
verbunden ist. In Zusammenhang mit dem von Freud beschriebenen Unheimlichen
und in Bezug auf das Denken Husserls, Winnicotts und Bouvets, betrachtet er die
Depersonalisation als eine Störung der Unterscheidung zwischen Ich und Nicht-Ich.
Dieser Zustand kann bei einer Änderung der Abwehrmodalitäten des Subjekts
auftreten und mag sich als letzte Psychisierungsstufe vor der Entbindung zwischen
dem Ich und dem Körper erweisen.
STICHWÖRTER

Depersonalisation Unheimliche Ich und Nicht-Ich Husserls Reine- Ich

Winnicotts Nicht-Ich

EspañolDesde un punto de vista psicoanalítico filosófico y literario el autor propone


una reflexión sobre la despersonalización como fenómeno de la « consciencia de la
personalidad » segun la definición de Jaspers. Relacionada con la « inquiétante
étrangeté » descrita por Freud, y refiriendose al pensamiento de Husserl,Winnicott,
Bouvet considera la despersonalización, al contrario que el delirio, como un
transtorno de la diferenciación Yo y NoYo.Este estado puede aparecer durante los
cambios de modalidades defensivas de sujeto y podría ser un último escalon de
psiquización que precede la desunión entre el yo y el cuerpo.

PALABRAS CLAVES

Despersonalización Yo y no yo Yo puro de Husserl Non yo de Winnicott

Plan
Cas clinique
Réflexions à propos de la dépersonnalisation

Auteur
Nicos Nicolaidis

2, Chemin de la Tour-Champel 1206 Genève

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2006


https://doi.org/10.3917/rfps.027.0163

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