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Nicos Nicolaïdis
Dans Revue française de psychosomatique 2005/1 (no 27),
pages 163 à 176
Article
« Le non-moi n’est pas »
— Parménide
Avant d’illustrer mes propos par une observation clinique, je reprendrai les quatre 3
éléments constituants de la « conscience de la personnalité », selon K. Jaspers :
Cas clinique
Un jeune homme de 20 ans, étudiant en droit, souffre d’une névrose obsessionnelle 5
grave, caractérisée essentiellement par des rituels répétitifs ainsi que par des idées
agressives concernant les rapports de bien et de mal, sans qu’elles puissent
s’organiser dans un investissement d’objet. Des interrogations philosophiques telles
que : « D’où vient le monde ? », « Comment a-t-il été créé ? », lui confèrent une allure
hébéphrénique, mais sans conviction délirante.
Ces états alternent avec des brefs moments d’« auto-observation frénétique », selon 8
le terme du patient. Il précise : « J’ai essayé de ramasser les parties de moi-même qui
fuyaient, je faisais un immense effort pour les observer, les percevoir, pour les
contrôler, mais cet effort m’épuisait et provoquait en moi une angoisse menaçante,
un sentiment d’anéantissement. Je n’existais plus. »
Dans le Journal intime, H.-F. Amiel écrit que « son moi est défait » de sorte que sa 20
personnalité tend presque indifféremment « à se perdre dans l’espace sans borne, ou,
inversement, à se condenser dans un point insignifiant ». Amiel reconnaît son néant.
Le 2 juillet 1856, il écrit : « J’ai dissipé mon individualité pour n’avoir rien à défendre
[…] c’est dans le zéro que je cherche ma liberté. » [23] Le 12 septembre 1856, il poursuit :
« Je me suis affaibli visiblement, et ma fibre nerveuse a perdu le ressort et le ton. […]
Pouah ! La nausée me prend sur moi-même. » Si pour Sartre la nausée est réaction
devant la présence immotivée de l’être, pour Amiel, la nausée est ce qui convulse
l’être en présence de sa déficience. C’est dans un sursaut qu’Amiel décide de sortir de
l’immobilité en investissant la lecture de romans héroïques, les voyages vers le sud. Il
s’ensuit détresse et solitude.
Et ailleurs : « Jamais en aucune langue, en aucun texte, n’a paru si audible l’activité 23
originelle et finale de la conscience humaine qui consiste à se penser, et encore et
toujours à se penser. La grandeur d’Amiel consiste dans la persistance avec laquelle
s’articule et s’exprime indéfiniment dans son journal ce murmure de vie mentale qui,
chez les hommes, se poursuit jusqu’à l’article de la mort. »
Un des intérêts particuliers du Journal intime réside dans le fait qu’Amiel est à la fois 24
l’observateur et le sujet observé, au travers de l’activité de l’écriture qui l’a sauvé de la
folie délirante. Bien avant Freud, Amiel fait cette réflexion étonnante : « la nullité
sexuelle n’est que le signe de la nullité ontologique ».
Nous observons une sensibilité analogue chez Pierre Marty lorsqu’il parle de 26
l’inconscient individuel, élément idiosyncrasique personnel pour chaque sujet et
fragile à toute sorte d’excitation traumatique.
Une fois sur l’Acropole, le sentiment d’étrangeté qu’il éprouve est lié au doute sur 35
l’existence réelle de l’Acropole. D’où la perception « ce que je vois n’est pas réel », et la
« dépersonnalisation » en tant que trouble du moi-conscience. Il évoque le sentiment
du déjà-vu, ainsi que celui du jamais-vu des explications mystiques, preuves
d’existences antérieures, (animisme) de notre moi psychique (L’inquiétante étrangeté,
1919).
Ensuite il évoque le refoulement, puisque l’expérience sur l’Acropole aboutit à un 36
trouble de mémoire, mais la mémoire de quoi ? Et il conclut : « Il n’est pas vrai qu’au
lycée j’aie douté de l’existence réelle d’Athènes, je doutais seulement de voir jamais
Athènes de mes propres yeux. » Aller si loin, hors de toute possibilité, vu les
conditions de pauvreté de vie dans la jeunesse (faire un si long chemin), c’est cela que
Freud avait refoulé [30]. Sur l’Acropole il a voulu s’adresser à son frère et lui dire :
« Comme nous avons fait du chemin ; que dirait notre père ? » Le sentiment de
culpabilité est lié à la satisfaction de surpasser le père et à la pitié à son égard. Ces
sentiments enracinés dans l’inconscient et les complexes infantiles refoulés, ranimés
par quelque impression extérieure lors du retour du refoulé, provoquent
l’inquiétante étrangeté.
Cependant, pensée et conscience ne sont jamais vides, elles ont toujours un contenu. 41
Elles sont pensées de quelque chose, consciences de quelque chose, mais de quoi ?
D’un « objet » existant en soi ? Non, l’objet n’existe pas en soi. Il existe comme autre
que moi, comme non-moi [33]. Pour Husserl, l’objet n’existe que par ce que la
conscience jette devant elle. Les choses se trouvent ainsi au rang de phénomènes ; elles
existent telles qu’elles apparaissent. Or, ce qui « apparaît » ainsi, c’est le donné
réellement vécu [34].
Je rappelle la fascination de Heidegger devant l’île de Délos, mot qui en grec signifie 42
l’évidence, l’apparence. Il y aurait l’idée d’un ensemble unifié à travers son évidence,
d’une apparence qui à la fois montre et abrite cet ensemble dans un présent (lettre de
1962).
Notes
[1] Durant cette période, je le vis à deux reprises. C’était il y a trente ans.
[8] Federn P. (1952), « Dépersonnalisation », in Ego psychology and the psychoses, NY,
Basic Books.
[10] Bion W.R. (1974), Entretiens psychanalytiques, Paris, Gallimard ; Aux sources de
l’expérience, Paris, PUF, 1962,1979.
[12] Klein M. (1968), Envie et gratitude, Paris, Gallimard, p. 149-185. Un roman illustrant
l’identification projective : Green J., Si j’étais vous.
[15] Freud S. (1936), « Une perte de mémoire sur l’Acropole », in Résultats, idées,
problèmes, Paris, PUF, 1985.
[16] Amiel H.F. (1976), Journal intime 1821-1881, L’Âge d’Homme, 10 vol.
[20] Les paradoxes de Winnicott, Paris, Payot, 1984. Clancier A. Kalmanovitch (1962), Les
processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1970.
[24] Poulet G. (1965), Introduction au Journal intime, L’année 1857, « Bibliothèque 10/18 »,
Union générale d’éditions, 1965,11 x 18, p. XVI.
[28] Ibid.
[29] Voir aussi « Les existences doubles » mises en parallèles avec les rêves, in
Traumnovelle de Schnitzler, p. 31.
[30] Notons que Freud ne précise pas s’il s’agissait de refoulement primaire ou
secondaire. Nous avons vu que pour Christian David l’inquiétante étrangeté est
due au caractère indicible du refoulement primaire.
[31] Voir La nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler, Paris, Hachette, 1991, p. 22. « Das Ich ist
unrettbar » (on ne peut sauver le moi, car le moi ne saurait exister
indépendamment des deux autres instances, (p. 27).
[34] La pensée eidétique du Husserl consiste à dégager les essences pures et leurs
accidents empiriques.
Résumé
MOTS CLÉS
Winnicotts Nicht-Ich
PALABRAS CLAVES
Plan
Cas clinique
Réflexions à propos de la dépersonnalisation
Auteur
Nicos Nicolaidis
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Pour citer cet article
Cairn.info