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Laurence Hansen-Løve

LA PHILO EN DIX LEÇONS

1
Dans la collection
« Les Cahiers du WebPédagogique »

Les Bonnes Copies de Philo


Les Bonnes Copies de Français
Les Bonnes Copies d’Histoire-Géo

© Les Éditions du WebPédagogique, 2009.


http://lewebpedagogique.com
8 rue La Bruyère, 75009 Paris

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Sommaire

Leçon n° 1 : Peut-on à la fois admettre la liberté de l’homme et l’existence de


l’Inconscient ? ................................................................................................. 4

Leçon n° 2 : L’art est-il un langage ? .................................................................15

Leçon n° 3 : Vaut-il mieux changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ? .... 25

Leçon n° 4 : La matière et l’esprit s’opposent-ils ? .......................................... 36

Leçon n° 5 : Le refus du travail a-t-il un sens ? .................................................. 45

Leçon n° 6 : Quel rôle joue l’expérience dans la connaissance humaine ? ..... 56

Leçon n° 7 : N’y a-t-il de vrai que le vérifiable ? ............................................. 69

Leçon n° 8 : Pouvons-nous nous passer de religion ?........................................ 80

Leçon n° 9 : L’État... En faut-il plus ? En faut-il moins ? ......................................91

Leçon n° 10 : Justice et inégalité : est-ce compatible ?....................................104

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Leçon n° 1

Peut-on à la fois admettre la liberté de l’homme


et l’existence de l’Inconscient ?

La philosophie est coutumière du fait. Elle pose des questions dont la pertinence ne
saute pas aux yeux. Certains diront qu’elle « coupe les cheveux en quatre » ou qu’elle
invente des problèmes inexistants. Le débat concernant l’existence de l’Inconscient
illustre parfaitement cette remarque. La liberté, en effet, relève d’un sentiment qui est en
général d’une telle évidence et d’une telle force qu’il se passe de toute approbation
théorique. Quant à l’existence de l’Inconscient, elle a été établie au début du XIXe siècle
par le philosophe et psychanalyste Sigmund Freud. Depuis, ce qui n’était qu’une
hypothèse, jugée dans un premier temps extrêmement problématique, est devenu une
vérité d’une banalité défiant toute discussion. Qui va contester l’existence de
l’Inconscient aujourd’hui ? La difficulté ne surgit que si l’on prend la peine de rapprocher
ces deux hypothèses : « Nous sommes libres » et « L’Inconscient existe et nous détermine ».
Une approche très superficielle de la liberté ne nous révèle pourtant aucune
incompatibilité flagrante avec l’hypothèse de l’Inconscient : lorsque je peux satisfaire mes
désirs, que ceux-ci soient conscients ou non, je me crois libre en effet. Pourquoi
devrions-nous tenir cette conviction pour une illusion ?

Aujourd’hui, le terme d’Inconscient est sur toutes les lèvres. Aucune émission de
radio, aucun article de magazine ayant trait à notre vie sexuelle ou amoureuse, aucun
reportage sur les traumatismes liés à tel ou tel accident ne fait l’économie d’une
référence au moins implicite à l’Inconscient. Les thèmes de l’introspection par
l’analyse psychanalytique ou encore de nos rapports avec notre « psy » sont les ressorts
d’innombrables comédies, depuis celles de Woody Allen jusqu’à la dernière des séries
télévisées. La publicité nous a familiarisés avec l’idée des messages « subliminaux », c’est-
à-dire dont nous sommes Inconscients. Dans un tout autre registre, on peut remarquer
que les victimes d’attentats ou d’accidents sont prises en charge par des « cellules
psychologiques ». Les procès et les verdicts réparateurs ont pour finalité, entre autres, de
permettre aux victimes de pouvoir commencer le « travail de deuil » et ainsi de pouvoir

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envisager de se « reconstruire », ce qui signifie se réconcilier avec son Inconscient. Les
avocats des criminels et meurtriers, enfin, dans les crimes passionnels, font largement
référence aux poids de l’Inconscient pour tenter de disculper partiellement leurs
clients : « Soyez indulgent, diront-ils, car les pulsions criminelles de mon client furent
largement Inconscientes, c’est-à-dire indépendantes de sa volonté. »

Naturellement, nous admettons tous sans difficulté que des personnes atteintes de
pathologies mentales puissent agir en étant « déterminées » par des tendances qui
échappent totalement à leur personnalité consciente. Mais nous croyons aussi que
toute personne dite « normale » est libre, en règle générale, autrement dit maîtresse de
ses actes. Pourtant, selon Freud, nous avons tous un Inconscient et celui-ci n’est pas
seulement à l’origine de comportements transgressifs ou criminels. Cette hypothèse,
comme on va le voir, n’est pas du tout conciliable avec une conception traditionnelle de
la liberté. Être « libre », en effet, pour tous les penseurs classiques, ce n’est pas seulement
agir spontanément, en suivant nos désirs ou nos pulsions, quels qu’ils soient. La liberté,
au contraire, implique la responsabilité. C’est pourquoi seul un être humain en âge de
penser est vraiment « libre », car il est conscient de ce qu’il fait et de la portée de ses
actes. Ni l’animal, qui n’est pas doué de conscience morale, ni le nourrisson ne sont
« libres » lorsqu’ils suivent leur instinct ou leurs simples appétits. L’hypothèse de
l’Inconscient, telle qu’elle a été formulée par Freud, est donc bien en contradiction
avec une certaine conception de la liberté, qui n’est peut-être pas celle du sens commun.
Cette liberté peut être dite « morale ». Elle suppose qu’un adulte sain d’esprit, lorsqu’il
agit, peut et doit assumer ses propres actes mais aussi être en mesure d’en répondre. Telle
est l’idée de la « responsabilité » et c’est cette notion que l’hypothèse de l’Inconscient
semble remettre en cause.

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Origines de l’Inconscient
Sigmund Freud (1856-1925), contrairement à une idée reçue, n’a pas inventé la
notion d’Inconscient. De nombreux philosophes et écrivains avant lui connaissaient
l’existence de ces zones obscures de notre esprit qui rassemblent des souvenirs, des
images, des fantasmes, des représentations dont nous n’avons pas conscience et qui
pourtant subsistent en nous, à notre insu, pouvant même « déterminer » – c’est-à-dire
causer – et expliquer certains de nos comportements. Il s’agit de ces actes ou attitudes
qui surprennent non seulement notre entourage mais aussi le sujet même qui en est
autant le témoin que l’acteur. Descartes lui-même a admis un jour éprouver des
émotions incontrôlables lorsqu’il rencontrait des jeunes filles qui louchaient ! On dirait
aujourd’hui qu’il nourrissait un fantasme lié à un souvenir enfoui dans son Inconscient,
celui d’une jeune fille qui louchait et à laquelle il était très attaché. Toutefois, c’est à
Freud que l’on doit la théorisation révolutionnaire et jugée à l’époque scandaleuse de
l’Inconscient. Celle-ci est apparue alors, aux yeux de ses adversaires, mais aussi de
certains de ses collègues et amis, comme incompatible avec une certaine idée
traditionnelle de la liberté.

Dans les années 1880, Freud, jeune médecin viennois, s’est tout d’abord intéressé au
problème de l’hystérie. Les hystériques sont des malades souffrant de symptômes
physiques parfois extrêmement douloureux, tels que la paralysie, la cécité ou l’aphasie,
alors qu’aucune lésion organique ne permet d’expliquer de tels troubles. À l’époque, le
traitement de ces malades par l’hypnose révèle que les symptômes peuvent disparaître
puis réapparaître dès que le malade revient à l’état de veille. Les observateurs sont alors
tentés de conclure que ces malades sont des simulateurs qui, d’une manière ou d’une
autre, inventent une maladie imaginaire pour échapper à une réalité qu’ils ne
supportent pas.

Freud et le cas d’Anna O.


En 1880, le médecin Joseph Breuer présente à Freud une jeune fille hystérique du
nom de Bertha Pappenheim. C’est elle qui va le mettre sur la voie de la théorie
psychanalytique. Cette jeune fille, dont Breuer et Freud ont raconté la « guérison » dans
les Études sur l’hystérie (1895) en la nommant « Anna 0. », avait accompagné son père en
tant qu’aide soignante, assistant à son agonie puis à sa mort. Elle était atteinte de troubles
extrêmement sévères (toux inexpliquée, paralysie, aphasie, etc.). L’année suivant le décès
de son père (1881-1882), elle réussit cependant à évoquer chaque soir les événements qui

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s’étaient déroulés l’année précédente devant son médecin Joseph Breuer. Celui-ci se
contentait essentiellement de lui rendre visite et de l’écouter quotidiennement alors
qu’elle restait alitée. Au cours de cette psychanalyse improvisée, elle parvint peu à peu à
selibérer de ses symptômes et découvrit alors que la seule parole constitue une sorte
d’apaisement, voire de guérison. Bientôt consulté et appelé à la rescousse, Freud, en se
fondant sur l’étude du « cas Anna O. », complété par plusieurs autres, énonce une
hypothèse que le développement ultérieur de sa théorie s’emploiera à préciser et à
compléter. Premièrement, les hystériques souffrent de réminiscences, autrement dit de la
persistance de souvenirs d’événements que la conscience n’a pu accepter sous l’effet de
contraintes morales et qui sont donc refoulés. Deuxièmement, le retour à la
conscience de ces éléments refoulés est la condition de la réduction des symptômes. Ils
sont en effet la manifestation déguisée d’un tel blocage psychique insupportable. Anna
O. appelle ce processus de guérison (par étapes) « ramonage psychique ». Freud,
reprenant une notion aristotélicienne, la nommera catharsis, ce qui signifie « purification »
ou encore « purge », « purgation ». La théorie psychanalytique est ainsi ébauchée : c’est la
parole qui constitue la guérison, à condition qu’elle soit spontanée. L’hypothèse de
l’Inconscient reste à expliciter et à détailler. Elle connaîtra de multiples péripéties jusqu’à
la mort de Freud, et bien au-delà. Les deux « topiques » (Conscient-Préconscient-
Inconscient et Moi-Ça-Surmoi) seront élaborées par Freud successivement en 1905
et 1920.

Dans sa première représentation de l’Inconscient, Freud imagine que l’esprit est


constitué de deux parties séparées par une barrière qu’il appelle alors « la censure ».

PREMIÈRE TOPIQUE DE FREUD

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À l’étage supérieur se trouvent à la fois la conscience et l’ensemble des éléments
préconscients, susceptibles de devenir conscients dès qu’ils sont sollicités. En dessous
de ce système « Conscient-Préconscient » se trouve l’Inconscient, qui réunit tous nos
souvenirs et tendances ignorées. Ces éléments refoulés ne sont absolument pas oubliés,
contrairement aux apparences. Ils peuvent resurgir inopinément, par exemple à l’occasion
d’un lapsus ou d’un acte manqué. Dans ce type de circonstances, tout comme dans nos
rêves, certains traits de notre personnalité font irruption dans notre vie publique et
consciente, à notre insu. Ce type de comportements, qui ne concerne pas uniquement
les personnes atteintes de pathologies mentales, semble prouver que nous agissons assez
souvent sans savoir (ou sans vouloir) ce que nous faisons (« je n’ai pas voulu cela »). Dans
ce cas, nous affirmons généralement, après coup, en toute bonne foi, que nous n’étions
pas libres. En outre, Freud accorde une large place à la sexualité dans notre vie
Inconsciente. Il considère même que la sexualité joue un rôle éminent chez le jeune
enfant, et même chez le bébé. La sexualité n’est pas ici seulement l’activité génitale. Elle
concerne toutes les activités qui nous apportent du plaisir sans que ce plaisir soit lié à
l’assouvissement d’un besoin physiologique. Le fait de téter pour un bébé est de
l’ordre du plaisir érotique. Son attachement à sa mère est d’ordre sexuel (mais pas de
l’ordre de la sexualité adulte), ainsi que ses premiers émois liés au « complexe
d’Œdipe » (attachement au parent du sexe opposé). Ces premiers jalons de la théorie
freudienne font scandale à Vienne. L’importance que Freud accorde à la sexualité
invalide implicitement la doctrine religieuse pour laquelle l’homme doit répondre non
seulement de ses fautes, mais aussi de ses désirs. De plus, la théorie psychanalytique
efface la frontière entre le normal et le pathologique : nous avons tous des symptômes
névrotiques dont la source est à chercher dans une part presque inaccessible de notre
psychisme. Comment pourrions-nous en répondre ? D’autre part, Freud conçoit une
grande continuité entre la vie psychique de l’adulte et celle de l’enfant. Notre identité
semble se dessiner dès les premiers jours de notre vie. Comment pourrions-nous donc
être tenus pour coupables de certains aspects de notre personnalité, tels que des
fantasmes, phobies ou haines irrépressibles, qui ont trouvé leur origine dans les
premiers émois de notre vie et se sont imprimés par la suite dans notre Inconscient de
façon quasi irrémédiable ?

La première théorie de Freud (première topique) le laisse insatisfait. Il ne comprend


pas comment une barrière inerte (la « censure ») peut départager intelligemment les
avouables et celles qui sont susceptibles de choquer notre entourage
représentations
et de nous heurter nous-mêmes ou qui sont effectivement inadmissibles, comme le fait

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de vouloir épouser son père pour une fille, par exemple. Il propose donc une seconde
théorie (deuxième topique). Notre psychisme comporte trois « instances », non plus
statiques, comme des lieux ou des zones de l’esprit, mais dynamiques, comme des
champs de forces.

SECONDE TOPIQUE DE FREUD

Le Ça est le « réservoir de la libido », c’est-à-dire le carrefour de toutes nos pulsions,


de tous nos appétits, alors qu’ils ignorent encore tout interdit ou discipline. Le nouveau-
né est d’abord envahi par son Ça, gouverné par le seul « principe de plaisir » (il veut
tout, tout de suite et sans condition). Très vite se forme dans son esprit une autre instance
relativement autonome et qui va contrarier les ambitions du Ça. Freud le nomme le
Surmoi. Il incarne et représente les interdits parentaux et sociaux, la Loi. Le Surmoi
constitue une sorte de gendarme intérieur dans notre propre psychisme. Le psychisme
est à ce stade douloureusement partagé entre deux instances opposées. Le Moi est la
troisième part de notre esprit. Son rôle sera celui d’un médiateur. Il tentera de concilier
les exigences du Ça (nos appétits et désirs incompressibles), celles de la réalité, incarnées
notamment par notre entourage familial et ses exigences, et celles du Surmoi, qui
coïncide à peu près avec ce que l’on nomme la « morale » (nécessité de prendre en
considération la volonté des autres, de se soumettre aux règles, etc.). Telle est la nouvelle
représentation de l’esprit que l’on doit à Freud et qui sera reprise et confirmée par
l’ensemble de ses disciples. Cette théorie est très précieuse et éclairante pour rendre
compte des comportements humains en général. Elle permet aussi de comprendre nos
rêves, nos actes manqués et nombre de nos attitudes apparemment irrationnelles. Mais
elle bouleverse totalement la représentation philosophique traditionnelle de l’esprit et,
par conséquent, de la liberté.

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Pour la philosophie rationaliste classique, dont le plus éminent représentant est
Descartes, l’homme se définit par la pensée consciente. La pensée, selon Descartes et
Pascal (« l’homme est un roseau pensant »), constitue notre spécificité et notre grandeur.

L’homme a conscience d’exister car il a conscience de penser : « Je pense donc je


suis », écrit Descartes dans ses Méditations métaphysiques (1641). Un tel a priori a pour
corrélat l’exclusion de toute forme de psychisme Inconscient. La conscience est
l’« attribut essentiel » de la pensée, ce qui signifie que l’une ne peut se concevoir sans
l’autre : « La raison pour laquelle je pense que l’âme pense toujours est la même qui me
fait croire que la lumière luit toujours, bien qu’il n’y ait point d’yeux qui la regardent et,
généralement, que ce qui constitue la nature d’une chose est toujours en elle pendant
qu’elle existe » (« Lettre au Père Gibieuf », 1642). Pour Descartes, comme pour tous les
philosophes rationalistes, notamment croyants tels que Malebranche ou Kant, la
grandeur de l’homme, ou encore sa « dignité », tiennent au fait qu’il pense, qu’il peut
dire « Je » et se représenter lui-même comme un sujet, autrement dit un sujet pensant :
« Posséder le “Je” dans sa représentation, ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus
de tous les êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne… », écrit Kant dans
l’Anthropologie du point de vue pragmatique (1798). Or il est clair que la théorie de
Freud semble bousculer totalement ces approches morales de la conscience comme de
la liberté. Si mes actes et pensées sont largement explicables par des dispositions
psychologiques qui relèvent de ma petite enfance et n’ont donc pas été commandés
par ma volonté, puis-je encore être tenu pour responsable de mes actes ? En un certain
sens, tous les hommes sont à un moment ou à un autre les spectateurs d’une sorte de
drame qui se joue dans leur intimité, mais qui n’en échappe pas moins totalement au
contrôle de leur volonté consciente : le Moi n’est plus le souverain omnipotent qu’il
prétendait être sous le règne de la philosophie cartésienne. Notre conscience, qui ne

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constitue qu’une faible part de notre psychisme, demeure souvent l’otage d’une obscure
dramaturgie intime : « le moi n’est pas maître dans sa propre maison », écrit Freud dans
l’un de ses essais (L'Inquiétante Étrangeté et autres essais, « Une difficulté de la
psychanalyse », 1917).

Échapper au fardeau de la liberté ?


« Qui saurait évaluer, même si tu n’es pas malade, tout ce qui s’agite dans ton âme, et
dont tu n’apprends rien, ou dont tu es mal informé ? » (Ibid.). Freud semble donner
raison ici à ses adversaires. Si mes motivations sont indépendantes de ma volonté, si
j’agis sans savoir pourquoi j’agis, comment pourrais-je encore me croire libre ? Descartes
n’est plus là pour tenter de réfuter la thèse de Freud, mais plusieurs de ses disciples vont
s’en charger. Le plus connu et le plus virulent est le philosophe Alain (1868-1951) qui,
dans ses Éléments de philosophie, réprouve l’approche freudienne pour des raisons
morales. Toute morale implique en effet la référence à un « Je », c’est-à-dire à un sujet
pleinement conscient de son unité, assez lucide pour apprécier le bien et le mal, pour
juger en connaissance de cause et pour décider en toute conscience – justement – d’agir
ou de ne pas agir suivant une règle choisie par celui qui se croit et se veut libre. Il ne faut
donc pas exagérer le rôle et l’impact de cet « animal redoutable » (l’Inconscient) qui serait
en nous et nous déterminerait malgré nous : « Il faut éviter ici plusieurs erreurs sur le
terme d’Inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’Inconscient est un
autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais
ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées
en nous sinon par l’unique sujet, Je : cette remarque est d’ordre moral » (Éléments de
philosophie, 1941). Admettre l’Inconscient, semble nous dire le philosophe Alain, c’est
renoncer à notre dignité de sujet « moral ». Chacun pourra désormais en appeler à
Freud et à sa théorie de l’Inconscient pour échapper au « fardeau de la liberté »
(expression de Sartre). Si l’Inconscient est un autre Moi, je ne suis pas responsable de
mes pensées, de mes désirs, aussi calamiteux soient-ils, et je me mobiliserais en vain pour
les réprimer. D’ailleurs, je ne peux même pas lutter contre des tendances enfouies dans
les régions les plus reculées de mon âme. Aussi, lorsque j’agis sous l’emprise de la
panique, du désespoir ou même d’un désir meurtrier, qu’y puis-je ? À aucun moment je
n’ai le sentiment de décider d’agir ainsi. Je suis donc la première victime de mes
propres pulsions auxquelles je n’ai pas plus consenti qu’à la couleur de mes yeux ou à
mon patrimoine génétique… Je ne suis donc pas libre, la liberté ne serait finalement
qu’une illusion.

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Liberté et connaissance de soi
Cette présentation commune et caricaturale de l’argumentation cartésienne est
toutefois fautive à plus d’un titre. Tout d’abord, elle se fonde sur une conception très
discutable de la liberté. Si la liberté consistait, comme certains philosophes l’ont
peut-être admis, en un pouvoir absolu sur nous-mêmes, elle pourrait en effet être remise
en cause par l’hypothèse de l’Inconscient. Mais nous savons bien, avec ou sans l’éclairage
de Freud, que nos décisions n’ont jamais rien d’un « commencement absolu ». Si je me
marie, c’est parce que je suis amoureux ou parce que j’y suis obligé ; si je décide de faire
des études, c’est parce que cela me plaît ou bien parce que je veux gagner ma vie, etc.
Nous n’agissons jamais sans cause, et l’illusion consisterait précisément à confondre la
liberté et l’action immotivée. Agir sans cause, ou sans raison, agir par caprice et sans
savoir soi-même pourquoi on agit, ce n’est pas être libre. Et lorsque nous agissons en
toute spontanéité, en ayant le sentiment de n’être nullement contraints, nous ne sommes
pas toujours libres pour autant. Le philosophe Spinoza a montré que la « vraie »
liberté, paradoxalement, n’exclut pas la nécessité. Je suis libre en effet non pas lorsque je
fais n’importe quoi, mais lorsque j’accomplis ma nature propre. Or quel est le propre de
l’homme ? C’est de se comprendre soi-même, c’est de penser. La « femme bavarde »
qui se croit libre alors qu’elle est incapable de se taire, nous dit Spinoza, se trompe. Elle
n’est pas plus libre que le nourrisson qui hurle pour obtenir son biberon. L’homme est
libre lorsqu’il sait pourquoi il agit et lorsqu’il est en mesure d’assumer les raisons des
actions qu’il a entreprises en toute connaissance de cause. De ce point de vue, la
liberté n’est donc pas absolue ; elle n’est pas non plus donnée, ni indépendante de
toute circonstance. Elle nous apparaît au contraire comme une conquête possible,
presque comme une tâche qui nous incombe. Ainsi comprise, la liberté ne peut être
qu’une libération. C’est par des efforts intellectuels que nous nous libérons des
préjugés et c’est par la connaissance de soi que nous pouvons nous libérer des
déterminismes, passions ou névroses qui plombent notre existence. Curieusement, on le
voit, il faut décider d’être libres pour le devenir : « Entre en toi-même, écrit Freud, dans
tes profondeurs, et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu
dois devenir malade, et tu éviteras peut-être de le devenir » (L'Inquiétante Étrangeté et
autres essais, « Une difficulté de la psychanalyse », 1917).

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En conclusion, la théorie de Freud ne constitue absolument pas une objection
opposable à une philosophie qui postule que l’homme est libre. De fait, Freud n’a
jamais remis en cause une conception « métaphysique » de la liberté. Ni l’Inconscient,
ni les événements de notre petite enfance ni un environnement difficile ne constituent à
ses yeux un destin. Tout comme les anciens, il sait que la sagesse et la maîtrise de soi se
conquièrent et que, pour devenir libre, il faut commencer par « prendre conscience des
causes qui nous font agir », selon la fameuse formule de Spinoza. La première chose à
faire sera d’essayer de dissiper les illusions les plus tenaces qui obstruent notre horizon
mental. La représentation de la liberté comme un pur libre arbitre, détaché de toute
influence déterminante, serait l’une de ces illusions que la connaissance de notre
Inconscient doit justement nous aider à vaincre. Il n’y a donc pas, pour finir, la
moindre incompatibilité entre l’hypothèse de l’Inconscient et le postulat de la liberté
humaine.

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Résumé-Plan
• Présentation de la difficulté : pourquoi la liberté et l’Inconscient semblent-ils
s’exclure ?
• La théorie de Freud en trois moments : l’épisode d’Anna O., la première puis la
seconde topique.
• La thèse cartésienne et l’argumentation d’Alain.
• Deux conceptions de la liberté.
• La libération par la connaissance (Spinoza).
• Pourquoi l’inconscient ne constitue pas un obstacle, pour finir, au postulat de la
liberté.

Citations
• Descartes : « Je pense donc je suis. »
• Kant : « Posséder le “Je” dans sa représentation, ce pouvoir élève l’homme
infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre. Par là, il est une
personne… »
• Freud : « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » ; « Entre en toi-même,
dans tes profondeurs, et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras
pourquoi tu dois devenir malade, et tu éviteras peut-être de le devenir. »
• Alain : « Il faut éviter ici plusieurs erreurs sur le terme d’Inconscient. La plus
grave de ces erreurs est de croire que l’Inconscient est un autre Moi ; un Moi
qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange,
diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de
pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je : cette remarque est d’ordre
moral. »

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Leçon n° 2

L’art est-il un langage ?

La plupart des questions philosophiques recoupent des hésitations liées à la


définition des notions en jeu. Si l’on demande, par exemple : « l’histoire est-elle une
science ? », on sera amené à répondre différemment suivant la façon dont on définira une
science. Et lorsque l’on cherche à savoir, comme c’est le cas ici, si l’art est un langage, on
doit aussitôt préciser quelles sont les différentes acceptions des mots « art » et
« langage ». Le mot « est » peut également être interprété de deux manières très
différentes. L’art ne peut être défini, au sens propre, comme étant un langage. En
revanche, il peut être considéré comme un langage si le mot « être » ne renvoie plus à une
identité, mais plutôt à une appartenance. Ainsi, par exemple, on peut affirmer
qu’« un homme est un animal », en ce sens qu’il appartient au genre animal, ce qui ne
signifie pas, bien entendu, que l’animalité est l’identité de l’homme. On pourra ainsi
suggérer que « l’art n’est pas un langage » en se fondant simplement sur les définitions et
sur les différents aspects de ces deux formes d’activités humaines. Mais on remarquera
parallèlement que le langage et l’art produisent l’un et l’autre des formes
symboliques dont la vocation pourrait être comparable ou analogue, ou tout au
moins apparentée.

L’activité artistique est associée aux premières traces de l’homme, notamment sous la
forme d’ornements et d’accessoires liés aux rituels funéraires. Quant au langage, il est
également lié aux commencements de l’humanité, autrement dit aux formes rudimentaires
de la civilisation, comme l’a bien vu Rousseau dans ses deux essais sur l’origine (Discours
sur l’origine de l’inégalité et Essai sur l’origine des langues, 1755). Les intuitions de
Rousseau ont largement été confirmées par l’anthropologie : il n’y a pas de pensée sans
langage et l’homme ne peut se concevoir sans la parole.

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Le langage, l’artisanat, la manipulation d’outils, la technique et l’art ont fait leur
apparition « en même temps », si l’on peut dire, car ces origines se sont déployées
pendant des milliers d’années. Les spécialistes considèrent que les prémices du langage
sont apparues il y a deux millions d’années, tandis que les premières préoccupations
esthétiques, qui se sont traduites par des os ou des blocs gravés autour de sépultures,
datent d’environ 300 000 ans. Mais, il y a environ 40 000 ans, une « révolution
symbolique » introduit à la fois le langage, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et
les formes esthétiques relevant désormais de ce que l’on peut appeler « art » à proprement
parler, avec les premières représentations figuratives, dès le paléolithique supérieur
(30 000 ans av. J.-C.). Le langage et l’art sont donc des « propres » de l’homme. Ils
sont étroitement liés dès le départ. Mais, aujourd’hui, l’évolution de ces deux activités
a été telle que leur différenciation et leur divorce semblent s’imposer.

Pas de pensée sans langage


L’art est couramment défini comme recouvrant l’ensemble des activités créatrices de
l’homme visant à l’expression, par des œuvres, d’un idéal esthétique. On sait que le
mot « art » est dérivé d’ars, traduction latine du terme grec technê. La technê a longtemps
désigné l'ensemble des pratiques (savoir-faire, métiers) et des arts, dans le sens actuel du
terme (création artistique). Au XVIIIe siècle, les « beaux-arts » se dissocient des « arts
mécaniques », c'est-à-dire des procédés et méthodes fondés sur le travail manuel.
Aujourd'hui, le mot « art » conserve les traces de ces péripéties. Au sens large, il désigne
toutes les pratiques habiles utilisées pour obtenir un résultat déterminé (on parlera de
l’« art du jardinier »). Au sens étroit, le terme renvoie à l'ensemble des activités ayant pour

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finalité la réalisation d'œuvres comportant une qualité esthétique. Quant au terme
« esthétique », il provient du grec aistheticos (signifiant « ce qui est perceptible par les
sens ») et désigne tout ce qui plaît d'un point de vue sensible. Il est manifeste que, quel
que soit le sens retenu du mot « art », cet ensemble d’activités ne concerne que
l’homme, pour deux raisons évidentes : seuls les hommes ont des préoccupations
esthétiques, et seuls ils fabriquent les outils au moyen desquels ils vont orner et
embellir leur habitat et leur environnement – même si les animaux ne sont pas indifférents
à la beauté. Le sens du beau n’est pas le propre de l’homme, mais la volonté de
produire de belles formes, de célébrer la beauté de la nature, de manifester le
rayonnement de l’esprit et de sceller la culture dans des figures intemporelles, lui est
spécifique.

Il en va tout autrement du langage, car les animaux, pour certains d’entre eux, ont
un langage. Ici encore, une hésitation peut provenir de l’ambiguïté du terme « langage ».
On connaît bien aujourd’hui, notamment grâce aux études des éthologues (spécialistes
du comportement animal) et des linguistes, les systèmes au moyen desquels les animaux
communiquent (à l’intérieur d’une espèce déterminée) un certain nombre d’informations
utiles à la survie de leur espèce. C’est ainsi que le linguiste Émile Benveniste, s’appuyant
sur les travaux du biologiste Von Frisch, a étudié le fonctionnement d’une ruche pour
conclure qu’en effet, les abeilles possédaient un langage formalisé qui demandait à être
décrypté et ne se limitait pas à une gestuelle spontanée.

Il est donc possible de parler de langage animal si l’on tient pour un « langage » tout
système de signes codé permettant de transmettre des informations complexes. On
observe aussitôt que les organismes ou éléments vivants élémentaires (bactéries,
chromosomes, etc.) transmettent eux aussi ce type d’informations, de même que les
vecteurs de la communication actuelle (ordinateurs, etc.). Pris en ce sens, le langage
n’implique absolument pas l’intelligence. Nous pouvons d’ores et déjà deviner que le
langage humain ne se définit pas seulement comme un moyen de communication. Le

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langage humain est une aptitude qui se manifeste par une diversité des langues,
lesquelles demandent à être apprises pour être comprises. Le langage est chez l’homme un
fait de culture. Il procède toujours de conventions qui impliquent un code nullement
naturel, à tel point que les anciens grecs appelaient les étrangers des « barbares »
(incapables de culture), parce qu’ils ne parlaient pas leur langue ! On retiendra donc ici le
sens strict et étroit du mot « langage » : « fonction d’expression de la pensée et de
communication entre les hommes mis en œuvre par la parole et l’écriture ». Par la
suite, les philosophes ont montré que le langage enveloppait toujours une pensée.
Même « les hommes les plus hébétés pensent », nous dit Descartes, puisqu’ils s’expriment
toujours plus ou moins, même s’ils le font maladroitement. Les philosophes ont également
établi – Hegel et Merleau-Ponty notamment – que la pensée impliquait le langage,
c’est-à-dire que l’on ne pouvait pas penser sans mots. En effet, la « substance
phonique », soit les sons, signes et symboles (gestes, dessins, etc.) que nous utilisons pour
communiquer nos pensées, nous force à dissocier, préciser et articuler notre pensée,
qui reste très floue tant qu’elle n’est pas incarnée.

Les linguistes attribuent aujourd’hui à ce qu’ils nomment la « double articulation » la


supériorité technique des langues humaines sur les systèmes de communication des
autres êtres vivants. Une première articulation découpe la langue en unités de sons et de
sens (dits « monèmes » : comme « pas » ou « bas », par exemple) et une seconde la
décompose en « phonèmes », éléments constitutifs de la parole permettant des
distinctions sémantiques. Ainsi, les phonèmes /p/ et /b/ suffisent à différencier les mots
« pas » et « bas ».

Ainsi, avec une quarantaine de sons ([p] et [a] par exemple) chaque langue peut
effectuer des combinaisons en nombre quasiment illimité tout en épargnant la
mémoire, tandis que les animaux ne peuvent transmettre que quelques dizaines de

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messages significatifs (lieu du butin, danger, etc.). Le langage humain, enfin, associe au
moyen d’un système de signes interdépendants ce que l’on appelle un « signifiant » (le
son ou symbole visible) et un « signifié », c’est-à-dire l’idée ou l’image mentale à
laquelle le signifiant est associé de manière arbitraire. C’est ainsi que l’image ou le
concept de « chat » est associé en anglais au signifiant cat et en français à celui de « chat »,
pour des raisons liées à l’histoire de chacune de ces deux langues. Il est donc clair, en
conclusion sur ce point, que le langage humain est un système de communication mais
qu’il est aussi un procédé permettant d’exprimer des idées.

On peut même d’emblée souligner que l’un ne va pas sans l’autre. Les deux fonctions
sont, chez l’homme, indissociables, puisque l’on ne peut parler sans penser et
réciproquement. La distinction de ces deux fonctions du langage (communication et
expression des pensées) est donc relativement artificielle. De plus, le langage humain
comporte de nombreuses autres fonctions, éventuellement moins évidentes, mais
décisives pour notre propos. Le langage nous permet aussi d’imposer notre empreinte à
l’ensemble des choses qui nous entourent, de manifester notre présence au monde et
ainsi de pouvoir transmettre des traces de notre passage à notre descendance. Le
linguiste Roman Jakobson nomme « poétique » la fonction du langage qui est centrée
sur le seul message dans une perspective d’ordre esthétique. « Poésie » vient du grec
poiêsis qui signifie « créer », « fabriquer ». Lorsque j’écris un poème ou simplement un
carnet intime, j’exploite très simplement cette fonction « poétique » du langage humain.

Le beau est sans concept


À ce stade, il nous paraît évident que l’art et le langage partagent cette fonction
d’expression de nos pensées, qui est inhérente au langage humain et qui trouve
également son plein emploi dans les productions esthétiques. L’activité artistique serait
donc l’une des manifestations de ce besoin de s’exprimer qui semble particulièrement
poussé chez l’homme. Mais pourquoi nous exprimons-nous et en quoi l’« expression » se

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distingue-t-elle de la « communication », que nous avons en partage avec tous les êtres
vivants ? Distinguons trois aspects du mot « expression ». Dans un premier sens,
« exprimer » désigne le fait de manifester un état affectif : un geste ou une mimique
peuvent exprimer la tendresse ou le chagrin, par exemple. Ce type d’expression peut
être naturel et concerner aussi les animaux dans ce cas, même s’il faut rappeler que chez
l’homme, l’expression n’est jamais totalement naturelle mais, au moins partiellement,
conventionnelle. Dans un second sens, « exprimer » signifie traduire sous forme de
signes appropriés une pensée, un sentiment ou un état d’esprit – ceux du poète, par
exemple. Dans un dernier sens, « exprimer » peut signifier susciter, au moyen de formes
inventives, certains états affectifs, sentiments ou représentations qui ne préexistent pas
aux œuvres des artistes. Toutes les formes d’art, bien entendu, exploitent ces
différents registres de l’expression de nos sentiments et états d’âme. Mais on distinguera
soigneusement le cas des « arts du langage » (littérature, théâtre, cinéma, etc.) qui mettent
en scène des personnages eux-mêmes doués de langage, cherchant à communiquer une
compréhension immédiate de la vie intérieure de ces personnages, sans emprunter les
formes conceptuelles du langage ordinaire. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la
formule de Kant : « Le beau est sans concept. » Un artiste, en effet, utilise des mots
ordinaires mais les détourne pour en faire un usage singulier, afin de dépasser les rigidités
d’une langue de plomb ou « de bois » qui ne véhicule qu’une pensée stéréotypée. Il faut
ensuite évoquer les arts visuels – dessin, peinture, sculpture, ballet et cinéma encore – qui
« expriment » des attitudes, des sentiments ou des états d’esprit, tout en suscitant des
émotions dites « esthétiques ». Le plaisir esthétique est celui que nous éprouvons
devant une belle représentation (élaborée, élégante) de situations et de sentiments qui
peuvent être quelconques voire même sordides. On doit enfin évoquer l’architecture et
la musique. Ces formes d’art non-figuratif transmettent ou extériorisent un ethos (état
d’esprit, vision du monde partagée) qui ne renvoie pas à la vie intérieure d’un personnage
ou de tel ou tel artiste. La musique suscite des sentiments et émotions qui n’existeraient
pas sans elle. Quant à l’architecture, elle n’a plus grand-chose à voir avec l’expression.
Un temple ou une pyramide ne visent pas à communiquer des sentiments ou des
émotions autres qu’esthétiques, ni à représenter quoi que ce soit. L’art et le langage sont
ici clairement disjoints. Il faut donc revenir quelques pas en arrière pour rappeler que la
fonction première de l’art n’est pas de communiquer, mais de produire de belles
apparences.

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Finalité de l’art
Si tout ce qu’un homme produit est par définition de l’art (au sens de production
artificielle témoignant d’une certaine habileté), on ne considère comme relevant de l’art à
proprement parler que les œuvres ou activités présentant une « finalité esthétique ».
De nombreuses réalisations techniques nous plaisent, nous séduisent et nous charment :
une belle voiture ou un beau fauteuil, par exemple, seront jugés à la fois confortables et
« stylés ». Cependant, seules les œuvres qui ont été produites sans aucun objectif pratique
appartiennent au monde de l’art. Les arts du spectacle vivant, tels que la danse, sont de
ce point de vue emblématiques : le danseur ne danse que pour le plaisir de danser, de
même que le poète n’écrit que pour faire chanter les mots et non pour communiquer ni
même s’exprimer. Tandis que le langage ordinaire permet de communiquer à nos
semblables des pensées en utilisant des signes arbitraires et interchangeables, l’art au
contraire donne aux idées une existence sensible. En art, le signifiant n’est pas séparable
du signifié, la forme adéquate n’est pas séparable du contenu. Le tableau ne peut être
traduit en musique, ni le poème en images. Ou plus exactement : seul un poète ou un
artiste peut restituer dans des formes appropriées, mais inventées par lui, un contenu qui
par définition n’est pas séparable de sa représentation esthétique. C’est la raison pour
laquelle les langues s’enseignent mais non le talent ni le génie. L’art commence, dit
Kant, lorsque la connaissance des règles est impuissante à garantir la réussite. Le génie
produit, nous dit Kant, non pas sans effort, mais sans pouvoir formuler son secret car il
l’ignore lui-même. À travers le génie, « c’est la nature qui donne ses règles à l’art » écrit-il,
ce qui signifie que la beauté, le style et l’harmonie de l’œuvre ne sont jamais perçus
comme étant artificiels, bien qu’ils le soient. Dans l’œuvre accomplie, en particulier
dans le cas des productions du génie, le labeur parvient à se faire oublier. Les Esclaves
sculptés par Michel-Ange s’élancent vers la liberté sans que le marbre ne semble entraver
leurs mouvements aussi souples que gracieux. Une sonate de Mozart, un dessin de
Picasso, un poème de Rimbaud, témoignent de cette même nécessité libre. Les formes
esthétiques inventées par les artistes se déploient avec la même apparente spontanéité
que les fleurs ou les papillons dont nous admirons la grâce inconsciente. Telle est la magie
des œuvres d’art dont la rationalité inapparente continue de nous échapper. Il n’y
aurait donc pas de réponse à la question de Hölderlin : « À quoi bon des poètes ? »

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La liberté de l’art
Pourtant, ce qui n’a ni été ni voulu ni prémédité produit certains effets bénéfiques.
Les œuvres d’art nous plaisent non seulement parce qu’elles restituent les beautés
éphémères de la nature, mais aussi parce qu’elles témoignent d’un univers spirituel
qu’elles contribuent à incarner et à perpétuer. Ainsi, selon Descartes, la lecture des
Anciens est comme une conversation avec les grands esprits du temps passé. Il en serait
de même pour un voyage en Égypte ou à Angkor nous permettant de « converser » avec
des civilisations disparues. « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois
sortir de confuses paroles », disait Baudelaire (Les Fleurs du Mal, 1857). Paraphrasant le
poète, on peut ajouter que la culture est un temple où nous circulons librement en dépit
de l’irréversibilité du temps. Il serait donc réducteur de dire que l’art répond à une
fonction (communiquer des idées, des émotions, expurger nos passions, etc.). En
revanche, il est possible d’évoquer plusieurs finalités Inconscientes de l’activité artistique,
comme le fait Hegel dans l’Esthétique. L’art « éveille l’âme » en suscitant notre curiosité
pour tout ce qui pourrait nous rester étranger, sans la médiation des artistes : « L’art
renseigne l’homme sur l’humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence
des vrais intérêts de l’esprit » (Esthétique, 1818-1829). Par ce biais, l’art produit un effet
« adoucissant ». Les productions esthétiques soulagent les hommes qui sont plongés dans
la douleur. À l’échelle de tout un peuple, l’art a pour effet d’atténuer la barbarie : il
nous rapproche puis nous détache du monde sensible, nous « insuffle l’enthousiasme »
pour le beau et « nous attire vers les sphères sublimes de la spiritualité » (Ibid.). Ne nous
méprenons pas toutefois : le but final de l’art n’est pas moral. L’art est libre.

Pour finir, il est donc inopportun de se demander quel est le message de tel film,
œuvre plastique ou poème. Il existe des œuvres engagées, mais le message d’un artiste
constitue la part inesthétique de son œuvre puisque, en art, le contenu n’est pas
séparable de la forme. Les œuvres d’art ont néanmoins, sinon pour finalité, du moins
pour conséquence, de produire et de perpétuer un monde spirituel et structuré au sein
duquel les hommes peuvent s’orienter. « La vraie vie, c’est la littérature », écrit Proust, ce
qui signifie que le monde de l’art est plus dense, plus profond et plus stable que l’univers
prosaïque insipide et par définition évanescent. Nous avons besoin de l’art, écrit
Nietzsche, comme une « déesse que nous sommes enfantinement fiers de porter ».
L’« illusion artistique » nous permet d’échapper à l’impuissante sagesse : « Nous avons
besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin, bienheureux, pour ne
pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de
nous » (Le Gai Savoir, 1882).

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En conclusion, nous refusons de considérer l’art comme un langage, parce que le
réduire à une fonction – communiquer, exprimer – constitue un contresens sur sa
nature. L’artiste ne peut poursuivre aucun but, aucun objectif déterminé. En art, tout est
permis, même l’immoralité. Aucune finalité, même humaniste, ne peut être lui être
assignée. De plus, l’art fait surgir des formes inédites qui n’existent pas hors de lui ni sans
lui. En ce sens, l’art serait plutôt l’antidote du langage. En revanche, il s’apparente au
« langage » en un sens qu’il faut redéfinir. Les poètes, écrivains, artistes, élaborent un
« monde » qui constitue une « patrie inespérée » pour les mortels (Hannah Arendt). Cet
univers n’est ni réel, ni surréel, ni illusoire, mais il est humain. Il permet aux hommes de
se retrouver, de se reconnaître, de se comprendre, par-delà les langues, les préjugés, les
passions religieuses et nationalistes. L’art n’est pas une parole, mais un cri, suggère
Soljenitsyne : « Qui réussira à faire comprendre à une créature humaine fanatique et
bornée les joies et les peines de ses frères lointains, à lui faire comprendre ce dont il n’a
aucune notion ? Propagande, contrainte, preuves scientifiques, tout est inutile. Mais il
existe heureusement un moyen de le faire dans ce monde : l’art, la littérature » (Le Cri,
discours du prix Nobel, 1972).

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Résumé-Plan
• Introduction : élucidation du problème posé.
• L’art et le langage comme productions de l’esprit.
• En quoi le langage humain se distingue-t-il du langage animal ?
• Le langage communique des informations et exprime des idées.
• Les différentes modalités de l’« expression ».
• La vocation première de l’art.
• La liberté de l’art.
• Les bienfaits de l’illusion artistique.
• Conclusion : l’art antidote du langage ou langage élargi.

Citations
• Descartes : « Les hommes les plus hébétés pensent. »
• Kant : « Le beau est sans concept », « C’est la nature qui donne ses règles à
l’art. »
• Hölderlin : « À quoi bon des poètes ? »
• Hegel : « L’art renseigne l’homme sur l’humain, éveille des sentiments endormis,
nous met en présence des vrais intérêts de l’esprit. »
• Proust : « La vraie vie, c’est la littérature. »

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Leçon n° 3

Vaut-il mieux changer nos désirs plutôt que


l’ordre du monde ?

La notion de désir renvoie explicitement à un premier volet du programme (« le


sujet »), mais l’interrogation est ici d’ordre moral, puisqu’il s’agit de savoir dans quelle
mesure nous avons le pouvoir, ou encore la capacité, de contribuer à notre propre
bonheur. Vaut-il mieux tenter de transformer l’« ordre du monde » ou bien devons-
nous, au contraire, nous efforcer d’infléchir nos désirs afin de les rendre compatibles
avec la réalité ? Cette problématique, qui met en jeu les notions de liberté, de devoir et
de bonheur, est en fait plus éthique que morale. L’éthique est la partie de la
philosophie qui examine les conditions d’une vie « bonne », accomplie et heureuse,
tandis que la morale est centrée sur la question du devoir (« Que dois-je faire dès lors
que j’ai le souci de bien faire ? »).

Comment doit-on se comporter pour être heureux ? Le bon sens répondra que le
bonheur ne dépend pas de notre volonté mais de circonstances, telles que les
conditions de naissance, les aptitudes et talents, la condition physique et l’environnement
naturel et social. L’étymologie du mot « bonheur » conforte ce point de vue, puisque le
bonheur, au départ, c’est beaucoup de « chance » (« bonheur » est dérivé du latin
augurium signifiant « augure », « chance »). Mais la philosophie, dès ses origines, nous
tient un tout autre langage, et il est possible de montrer que, aussi paradoxal que cela
puisse paraître, ce point de vue ne manque pas de fondements. La formule : « mieux vaut
changer mes désirs que l’ordre du monde », inspirée de la doctrine stoïcienne, est
empruntée au Discours de la méthode. Elle constitue la troisième maxime d’une « morale
provisoire » que Descartes adopte en attendant d’avoir découvert la vérité, car il faut
bien vivre pendant que l’intelligence est absorbée par des spéculations complexes qui
peuvent occuper l’esprit pendant plusieurs années. Le problème que se pose Descartes est
de savoir comment être heureux dans des conditions qu’il n’a pas choisies et qu’il
n’entend pas non plus bousculer, ni aménager. Il se propose donc trois maximes qui
doivent lui apporter la sérénité exigée par la poursuite de son travail personnel. La
première, dite parfois « conformiste », prescrit de s’adapter aux coutumes de son pays,

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avec prudence et modération. La seconde recommande de « marcher droit », autant que
possible. La troisième enfin, est formulée ainsi : « Ma troisième maxime était de tâcher
toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du
monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en
notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux
touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au
regard de nous absolument impossible. »

LES TROIS MAXIMES DE DESCARTES

La perspective de Descartes est très voisine de celle des anciens philosophes qui
recommandaient de renoncer à certains de nos désirs pour trouver la sagesse et
parvenir au bonheur. Elle s’en distingue toutefois par sa souplesse et sa subtilité.
Descartes considère en effet que l’on doit « faire de son mieux » touchant « les choses qui
nous sont extérieures ». Cela signifie, par exemple, que l’on ne se soumettra pas avec
fatalisme ni indifférence à un ordre social inacceptable. D’autre part, le philosophe
laisse implicitement à chacun le loisir d’apprécier ce qui relève d’impératifs vitaux et ce qui
peut être tenu pour superflu. Aux yeux de Descartes, la recherche de la vérité et la

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tranquillité d’esprit font partie de ces impératifs non négociables. Mais il appartient
évidemment à chacun de décider quelles sont les seules priorités vitales, c’est-à-dire les
objectifs de l’existence à propos desquels nous ne pouvons pas transiger. Ces objectifs ne
sont pas les mêmes pour tous et personne n’est obligé d’aller s’enfermer dans un « poêle »
(petite pièce chauffée où Descartes s’était retiré pendant plusieurs mois) pour méditer et
fonder une science universelle. Néanmoins, les conseils de Descartes méritent d’être
examinés et convenablement appréciés, car ils sont encore très pertinents, peut-être
même plus que jamais.

Le mécanisme paradoxal du désir


Descartes adopte une idée ancienne selon laquelle le bonheur est « l’accord entre
nos désirs et l’ordre du monde ». L’« ordre du monde », expression très vague à nos yeux,
renvoie pour les classiques à tout ce qui ne dépend pas de nous, c’est-à-dire à tout ce qui
relève de la nature extérieure (le climat et les intempéries, par exemple), de l’ordre
social et économique (le système dans lequel le hasard nous a fait naître) mais aussi de
notre condition physique (beauté, santé, etc.). Quant à nos désirs, qu’il ne faut surtout
pas confondre avec nos besoins, ils nous appartiennent en propres dans la mesure où ils
nous différencient : nous n’avons pas tous les mêmes désirs. D’autre part, ils dépendent
de nos jugements, puisque n’importe quelle chose jugée désirable un jour peut susciter
notre indifférence le lendemain, comme en témoignent nos humeurs si souvent
capricieuses. La distinction entre nos besoins physiques et moraux (besoins de
reconnaissance, de respect, etc.) et nos désirs, aléatoires et fluctuants, est absolument
décisive pour comprendre le raisonnement de Descartes. Nous devons évidemment
honorer nos besoins, nos aspirations vitales et fondamentales, pour être heureux. Mais
désirs, en revanche, ne peut pas être considérée comme une
la satisfaction de tous nos
condition sine qua non du bonheur, pour la simple raison que nous ne savons pas, en
règle générale, ce que nous désirons vraiment. La preuve en est apportée par le fait que
lorsque nous atteignons un objectif ardemment désiré – une récompense, une
gratification, une somme d’argent, un diplôme, une marque d’amour – nous sommes très
souvent à la fois contents et vaguement déçus. Pourquoi en est-il ainsi ? Platon fut
l’un des premiers à mettre à jour le mécanisme paradoxal du désir.

« Ce que l’on n’a pas, ce que l’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du
désir et de l’amour », explique Socrate à son interlocuteur Agathon dans le Banquet. On
ne peut désirer ce que l’on possède car, puisqu’on le possède, on ne saurait le convoiter.

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On ne désire que ce que l’on n’a pas et l’on voudrait posséder toujours ce dont on
dispose aujourd’hui, comme la sécurité ou la santé, par exemple. Le désir touche donc,
par nature, à ce sur quoi nous n’avons pas de prise. Pire encore, nous avons tendance à
ne trouver attrayant que ce qui est difficilement accessible. La nature du désir nous
condamne ainsi aux travaux forcés, puisque la satiété est hors de portée. L’« homme de
désir » est comparé par Socrate dans le Gorgias à ces malheureuses Danaïdes qui
remplissent jusqu’à la fin des temps des tonneaux percés. Nous sommes tous plus ou
moins l’un de ces condamnés à perpétuité, puisque lorsque nous obtenons ce dont nous
rêvions, notre « appétit » se reporte aussitôt sur un autre objet. Nous voulions une
cigarette, il nous faut désormais une cartouche, nous voulions un salaire, il nous faut
maintenant des rentes, nous voulions un toit et un lit, il nous faudra demain un palais et
des draps de soie. Le désir est synonyme de démesure. C’est la raison pour laquelle
Socrate explique au bouillant Calliclès, dans le Gorgias, qu’un « tonneau percé » ne sera
jamais heureux. La clef du bonheur doit alors se trouver dans l’autolimitation de
nos désirs.

La sagesse et les plaisirs


Les deux plus célèbres écoles philosophiques de l’Antiquité, celle des
matérialistes et celle des stoïciens, recommandent de refréner nos désirs et surtout de
proscrire les plus toxiques d’entre eux. Pour Épicure (341-270 av. J.-C.) puis pour
Lucrèce (98-55 av. J.-C.), il est impératif de préserver les désirs nécessaires (tels que
l’alimentation ou le sommeil) et naturels (qui contribuent à la santé du corps ou de
l’âme), tout en renonçant sagement à tous les plaisirs vains, car « ce qui est naturel
s’acquiert aisément, malaisément ce qui ne l’est pas ». Aussi, comme nous le rappelle
instamment Épicure, même « si tout plaisir est en tant que tel un bien », « il ne faut pas
rechercher tout plaisir, car c’est un grand bien de pouvoir se suffire à soi-même » (Lettre à
Ménécée). La sagesse est une prudence qui nous met à l’abri de la plupart des coups
du sort. Le philosophe épicurien comprend qu’une vie de plaisirs ne se trouve pas
dans « d’incessants banquets et fêtes » mais dans un raisonnement vigilant, qui délaisse
l’opinion et prévient le désordre de l’âme : « Si la hantise des soucis ne cède ni au bruit
des armes, ni aux cruels javelots, s'ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde,
s'ils ne respectent ni l'éclat de l'or, ni la glorieuse splendeur de la pourpre, comment
douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d'autant plus surtout que notre vie
se débat dans les ténèbres ? » (De la nature, II, Lucrèce).

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Mais c’est à Épictète que Descartes emprunte le raisonnement qui suit l’exposé de la
troisième maxime de la « morale provisoire ».

CLASSIFICATION DE NOS DESIRS SELON EPICTETE

Parmi toutes les choses que nous pouvons désirer, affirmait Épictète (50-130 ap. J.-
C.), certaines dépendent de nous, d’autres non. Nos pensées, nos jugements et par
conséquent nosdésirs, dépendent de nous. Tout le reste est – au moins partiellement –
indépendant de notre volonté. Pour être heureux, nous devons nous efforcer de ne
vouloir que ce qui est à notre portée et, parallèlement, de renoncer à tout ce qui
dépend du destin ou du hasard, comme l’argent, les honneurs, la réussite sociale, mais
aussi la beauté ou la santé. Descartes reprend à son compte un tel partage des « biens »
(tous les ingrédients possibles du bonheur), pour soutenir que nous ne devons désirer
que ce qui ne peut pas nous échapper : « Ceci me semble suffisant, écrit-il, pour
m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content. »

Faire de son mieux


Fort bien, dira-t-on, mais où trouverons-nous l’énergie et le courage d’abandonner
la poursuite de ce qui nous tient à cœur, comme l’amour d’un être cher, la santé, surtout
lorsqu’elle nous fait défaut, ou le succès, lorsque nous nous fixons des objectifs tels que la
réussite professionnelle ? La réponse de Descartes est double : nous devons « faire de
notre mieux » pour ce qui dépend effectivement de notre bonne volonté. Mais pour
tout le reste (ce que Descartes nomme les « dons de fortune »), nous devons le considérer
comme étant aussi inaccessible qu’un objectif parfaitement absurde. Personne ne
souhaite devenir empereur de Chine ou avoir un corps en diamant. Renonçons également

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à devenir riches, immortels ou invulnérables. Ainsi, nous nous suffirons à nous-mêmes et
ne risquerons pas d’être anéantis par le destin. Descartes reconnaît qu’une telle
discipline mentale est extrêmement exigeante. Mais elle est imparable et nous permet
même de rivaliser de félicité avec les Dieux. Les stoïciens se vantaient d’être aussi
impassibles et joyeux, même au sein de la misère ou de l’esclavage, que les divinités
qu’épargnent les angoisses des mortels.

Le désir est l’essence de l’homme


Ce parti pris « stoïque » (une personne « stoïque » renonce à la plupart des plaisirs
pour éviter tout trouble potentiel), ici assumé à titre provisoire par Descartes, appelle des
objections aussi fortes qu’évidentes. Dans le Gorgias, déjà, le jeune interlocuteur de
Socrate, Calliclès, a soutenu qu’il préférait être « troué comme une passoire » et « laisser
filer plaisir » en permanence, plutôt que d’être un « tonneau plein » dont la vie serait à
peu près aussi palpitante que celle d’un légume ou d’un caillou ! D’autre part, une ample
tradition philosophique qui, de Spinoza à Hegel ou Freud, voit dans le désir « l’essence
de l’homme », peut également être opposée à l’approche cartésienne. Nul ne peut
contester que le désir est, avec la conscience et la raison, ce qui nous distingue des
animaux. S’il est sans doute raisonnable de restreindre individuellement nos ambitions
afin de ne pas trop nous exposer à toutes sortes de frustrations, l’humanité dans son
ensemble serait en revanche restée à l’état sauvage si elle avait suivi à la lettre les conseils
de Descartes et Épictète sur ce point. Dans cet ordre d’idées, on sait que Voltaire s’est
moqué de Rousseau qui, selon lui, ne rêvait que de « retourner vivre à quatre pattes
dans les bois avec les ours », puisqu’il réprouvait le luxe et, de façon générale, tout le
superflu que la civilisation nous apporte, tels que les chaussures, par exemple, ou un
cadre de vie trop douillet. Du point de vue de Rousseau, ces commodités ne nous
rendent pas heureux, mais « débiles » (physiquement) et vulnérables. Mais il faut
reconnaître, avec Voltaire, que si tous les hommes avaient été dès l’origine épicuriens ou
stoïciens, nous n’aurions aujourd’hui ni la médecine, ni la météorologie, ni la science, ni
l’industrie, ni les automobiles ni… la bombe atomique. Il est alors possible de poser cette
question iconoclaste : « Et alors ? » Rousseau oserait répondre que nous ne nous en
porterions pas plus mal !

Nul ne peut ignorer aujourd’hui ce que nous devons au progrès, c’est-à-dire aux
innovations scientifiques et techniques qui permettent à certains habitants de la planète de
pouvoir prétendre à une espérance de vie de plus de 80 ans. Personne n’ira prétendre,

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toutefois, que le monde a atteint un degré d’organisation et de rationalité tel que nous
pouvons désormais nous reposer sur nos lauriers. Nous désirons encore et toujours, et à
bon droit, améliorer nos conditions de vie en continuant de soutenir les progrès des
sciences et de la médecine ; nous continuons de lutter contre la souffrance et la misère
et cherchons à prévenir le plus possible les aléas de l’existence. Nous voulons aussi
instaurer un monde moins injuste, une société pacifiée, afin de nous libérer de
l’oppression et des formes de travail les plus aliénantes. Nous sommes donc de moins
en moins stoïciens et nous associons à ces doctrines jugées « fatalistes » une idée de
résignation qui nous révulse désormais. Car les Anciens étaient fondamentalement
respectueux d’un « ordre du monde » qu’ils jugeaient équilibré et harmonieux, malgré
les immenses disparités sociales. Ce point de vue n’est plus le nôtre. Cela signifie-t-il que
les recommandations de Descartes n’ont plus de pertinence ou qu’elles ne nous
concernent plus ? Les récents développements de l’actualité internationale et les
inquiétudes que les crises écologiques et économiques actuelles suscitent, appellent à
considérer aujourd’hui ce que l’on continue de nommer le progrès avec une perplexité
croissante. Devons-nous toujours aller de l’avant ? N’est-il pas grand temps de relire
Épicure, Épictète ou Lucrèce ?

Le cri de la nature
« Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps
exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et de crainte ? », s’étonne
Lucrèce dans De la nature. Plutôt que de continuer à vouloir « changer l’ordre du
monde » de toutes nos forces en rompant inconsidérément les équilibres naturels et en
engageant des processus dont nous ne maîtrisons plus du tout les aboutissants, ne
faudrait-il pas prêter à nouveau attention au « cri de la nature » qui nous suggère, par
exemple, d’essayer de refréner notre appétit de consommation et de ménager les
ressources limitées de notre fragile planète ? Il n’est pas certain que nous puissions encore
maîtriser une évolution techno-scientifique dont les acteurs sont partout, donc nulle part.
Un désir sans sujet semble commander les orientations de la société mondiale. Qui veut
aujourd’hui la déforestation de régions entières, l’épuisement des sols et sous-sols, la
destruction irréversible de nombreuses espèces vivantes et le réchauffement de la planète ?
Personne en particulier ou peut-être quelques individus cyniques qui ne peuvent rassasier
leur appétit frénétique de pouvoir et de richesse. Le simple citoyen peut néanmoins se
demander ce qu’il peut faire, pour lui-même, mais aussi pour tous, puisque notre
responsabilité engage, comme nous le dit très fermement Sartre, l’humanité tout

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entière : « En choisissant pour moi, je choisis pour tous », écrit-il dans L’existentialisme est
un humanisme (1945).

Changer ses désirs


En choisissant de changer mes désirs, je peux en effet contribuer à changer l’ordre du
monde. Le philosophe Kant ne dit pas autre chose lorsqu’il pose le fameux principe :
« Agis toujours de telle sorte que tu puisses ériger la maxime de ton action en loi
universelle de la nature », ou encore « il faut traiter l’humanité, en soi comme en autrui,
toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »
(Fondement de la métaphysique des mœurs, 1785). Selon Kant, il faut toujours se
demander, lorsque l’on agit, si l’humanité vivrait en harmonie dans l’hypothèse où
chacun d’entre nous se soumettrait à la règle que nous adoptons. Si la réponse est
positive, cette règle est morale. Mais pour agir moralement, c’est-à-dire en prenant en
considération non pas nos seuls intérêts immédiats, mais aussi ceux de la communauté à
laquelle nous appartenons, voire de l’humanité tout entière, nous devons renoncer à
certains de nos désirs au profit d’objectifs plus désintéressés. Ainsi, en agissant
comme nous pensons que toute personne soucieuse de l’intérêt général devrait le
faire, nous contribuons, à notre échelle, à instaurer un monde plus habitable, plus juste,
moins violent.

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C’est ce que nous suggèrent aujourd’hui les penseurs écologistes comme Edgar
Morin ou le philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993). Si nous voulons, sinon
« changer l’ordre du monde », du moins essayer de préserver ce qui peut l’être encore,
afin de le transmettre aux générations à venir, nous devons tout d’abord changer nos
propres désirs. Changer ses désirs ne signifie pas renoncer à toute vie sociale pour
retourner dans les bois se nourrir de glands et marcher nu-pieds.

Changer nos aspirations peut signifier aussi les adapter, les détourner, les modérer
bien sûr, mais aussi les sublimer. Ne pas désirer l’impossible est raisonnable dit
Descartes. Mais désirer ce qui est possible l’est aussi. Or il se trouve que les limites du
possible ont été sans cesse repoussées depuis l’Antiquité grâce à de nombreux
changements de l’« ordre du monde » (ordre social et politique notamment), voulus et
réalisés par les savants et les hommes d’action qui nous ont précédés sur cette planète.
Aujourd’hui, les plaisirs de l’esprit (lecture, accès diversifiés à la culture) sont accessibles
aux plus chanceux d’entre nous, la protection sociale et les institutions démocratiques,
dans les États de droit, nous garantissent certains de nos droits fondamentaux. Or, en
continuant à gérer l’« ordre du monde » conformément à la volonté générale, en vue de
plus de justice, plus de protection sociale, etc., nous posons de nouvelles exigences,
modifiant ainsi notre cadre de vie et nos orientations collectives. Les luttes pour
l’instauration des droits de l’homme, pour l’émancipation des femmes ou l’abolition de

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la peine de mort, par exemple, ont certainement eu pour conséquence un
adoucissement des mœurs et un recul de notre sauvagerie naturelle, au moins dans les
pays concernés. En modifiant l’« ordre du monde », nous nous humanisons davantage et
nous spiritualisons nos désirs comme les Anciens nous l’ont recommandé et comme
Freud l’a préconisé, lui aussi, à sa manière. Dans la création artistique et dans toute
activité apparentée (jeux de société, sport, etc.), nous ne renonçons pas totalement à la
part prohibée de notre sexualité, mais nous lui trouvons des dérivatifs acceptables,
socialement valorisés. La psychanalyse nous montre elle aussi la voie, non pas du
renoncement, mais de l’autonomie et de la maîtrise de soi.

En conclusion, nous remarquons que la question posée suggérait une alternative.


Nous avons pu croire qu’il fallait choisir entre changer ses désirs, c’est-à-dire les adapter
à l’ordre du monde, ou bien s’attaquer à l’ordre du monde pour tenter de l’adapter à
nos désirs. Descartes nous dit que lorsque nous sommes malades, il est vain de désirer
être en bonne santé, et que lorsque l’on est en prison, il n’est pas bon de souhaiter être
libres. Nous avons tendance à penser qu’au contraire, pour être en bonne santé, il faut
nous en préoccuper et agir en conséquence, et qu’une bonne conduite, en prison, nous
aidera à recouvrer plus vite la liberté désirée.

Mais il faut comprendre qu’en vérité Descartes a raison. Nous devons d’abord
changer nos désirs, non pas pour les soumettre à l’ordre du monde, mais pour
conquérir une liberté et une maîtrise de soi sans lesquelles aucun projet, ni éthique,
ni politique, n’est concevable. Il n’y a donc pas d’alternative : « À la nécessité on ne
saurait imputer une responsabilité. Le hasard, lui, est chose instable ; seul notre pouvoir
propre, sans autre maître que nous-mêmes, est naturellement susceptible de blâme ou
d’éloge » (Lettre à Ménécée).

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Résumé-Plan
• Introduction : une interrogation d’ordre éthique.
• Descartes et le stoïcisme.
• Le mécanisme paradoxal du désir.
• La félicité stoïque.
• Le désir est l’essence de l’homme.
• Progrès, écologie, et morale universelle.
• Conclusion : changer ses désirs et l’ordre du monde vont de pair.

Citations
• Descartes : « Mieux vaut changer mes désirs que l’ordre du monde. »
• Platon : « Ce que l’on n’a pas, ce que l’on n’est pas, ce dont on manque, voilà
les objets du désir et de l’amour. »
• Épicure : « Il ne faut pas rechercher tout plaisir, car c’est un grand bien de
pouvoir se suffire à soi-même. »
• Lucrèce : « Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien
d’autre qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et
de crainte ? »
• Sartre : « En choisissant pour moi, je choisis pour tous. »
• Kant : « Agis toujours de telle sorte que tu puisses ériger la maxime de ton
action en loi universelle de la nature. » ; « Il faut traiter l’humanité, en soi
comme en autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais
simplement comme un moyen. »

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Leçon n° 4

La matière et l’esprit s’opposent-ils ?

Si la matière est une réalité étendue, opaque et l’esprit un principe abstrait et


actif, comme semble nous l’indiquer l’expérience commune, l’opposition entre ces deux
notions est flagrante. La question est alors, d’une part, de savoir en quel sens elles
s’opposent et, d’autre part, ce qu’implique cette opposition. La matière, par exemple,
exclut-elle l’esprit, ou bien au contraire peut-elle le contenir, l’envelopper, voire le
déterminer ? Si tel est le cas, on ne saurait exclure le surgissement de l’esprit au sein
même d’une machine complexe telle qu’un ordinateur très sophistiqué. Dans les films de
fiction tels que Blade Runner (1982) ou 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), pour ne citer
que les plus célèbres d’entre eux, les androïdes en viennent à redouter la mort, sont
doués de sentiments et donc, sinon d’« esprit », en tout cas de quelque « chose » qui y
ressemble beaucoup et qui n’a que peu d’affinités avec des composants électroniques,
même très raffinés. Or, il se trouve que la réalité rattrape actuellement la fiction et que
les derniers robots androïdes mis au point par des savants possèdent des capacités de
raisonnement, de calcul, de motricité ou même des formes de sensibilité qui les
rapprochent de plus en plus de leurs créateurs. La tentation serait donc grande
aujourd’hui d’imaginer que l’esprit n’est rien d’autre qu’une forme aboutie de la matière
et que les processus mentaux sont tout simplement dérivés des mécanismes
cérébraux dont ils dépendent étroitement. Mais ce serait là faire « bon marché » des
débats qui opposent depuis la nuit des temps ceux que l’on appelle les « matérialistes » et
leurs irréductibles adversaires, les « idéalistes ». Les uns et les autres avancent des
arguments si puissants que les avancées de la science et les progrès de la technique
ne permettent pas de les départager. La science paraît, à première vue, faire pencher la
balance du côté du matérialisme, mais on aurait tort de croire que l’idéalisme est
sur le point de rendre les armes.

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Pour toute la tradition dite idéaliste, dont le représentant le plus notoire fut Platon,
l’esprit (et de manière générale, toute réalité intelligible) est à la fois premier
« logiquement », par rapport à la chose sensible, et premier « ontologiquement », puisque
l’« être » de l’esprit est plus consistant et actif que celui de la matière. L’esprit est premier
« logiquement », car il est le principe à la fois du mouvement et de la vie, par opposition
à la matière qui est passive et apathique (elle n’éprouve rien). La matière se contente de
recevoir le mouvement et les « formes intelligibles » qui lui fournissent à la fois un contour
et une identité. Et l’esprit est premier « ontologiquement » car il contient en lui-même le
principe de sa propre existence et ne dépend donc pour « être » de rien d’autre que de lui-
même. Ainsi, une belle chose matérielle ou une belle personne sont à l’image d’une
« Idée » ou d’un idéal de beauté, tandis que l’idée de beauté ne ressemble à rien d’autre
qu’à elle-même, puisqu’elle contient en elle-même sa propre définition. De même, le
monde matériel ne fait qu’imiter, selon Platon, le monde idéal.

« L’âme, écrit Platon, est plus vieille que le corps » (Les Lois, X) et il en veut pour
preuve le fait que notre âme contient dès la naissance un savoir implicite qui témoigne
de son séjour antérieur dans la région des Idées. C’est la raison pour laquelle l’âme, qui
est le principe de la vie et qui fournit à notre corps son unité, se sent parfois aliénée
(comme étrangère à elle-même) par le corps qui la « cloue » littéralement à l’univers
matériel. Le philosophe, désireux de rejoindre le domaine des Idées, qui constitue le
milieu naturel et originel de l’âme, s’efforce dans la mesure de ses moyens de libérer
l’âme de la prison ou du « tombeau » (sêma en grec) que constitue le corps (sôma en
grec) pour l’esprit. Aristote remarquera pour sa part que le corps de l’homme, par son
orientation vers le ciel, manifeste la présence d’une âme orientée vers le divin, tandis
que l’animal et la plante, tournés vers le sol et ancrés dans la matière, manifestent leur
absence de spiritualité et de liberté.

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La matière comme unique réalité
La doctrine matérialiste de certains des présocratiques, puis de leurs disciples
Démocrite (460-380 av. J.-C.), Épicure (341-270 av. J.-C.) et Lucrèce (98 av. J.-C. – 55
ap. J.-C.) prend le contre-pied de la thèse idéaliste : elle en constitue le double symétrique
et inversé. Tandis que l’idéalisme affirme la prépondérance de l’esprit par rapport à
la matière, le matérialisme soutiendra, tout au long de l’histoire de la philosophie, que
la matière (du latin mater qui signifie « mère », c’est-à-dire ce dont toute chose provient,
la substance dont elle est faite et qui la constitue) est l’unique réalité, ce qui revient à
dire que tout ce qui existe est d’ordre matériel. Les premiers philosophes, Héraclite (550-
480 av. J.-C.) et Empédocle (490-430 av. J.-C.), ont cru un moment que la matière était
constituée de plusieurs éléments (la terre, l’eau, l’air et le feu). Démocrite, puis Lucrèce,
proposent très tôt une théorie qui va s’imposer tout en anticipant l’approche
scientifique actuelle. Selon Épicure et ses disciples, la matière est constituée d’une infinité
d’atomes insécables, homogènes, inaltérables, en mouvement dans le vide, se
déplaçant continuellement dans une nature éternelle et infinie, et formant des corps au
hasard de leurs rencontres et de leurs collisions. Il n’existe aucune autre réalité que ces
constellations fortuites d’atomes, la matière et l’esprit ne s’opposant donc qu’en
apparence. Ce que l’on appelle « esprit », en effet, n’est qu’une efflorescence de la
matière. Son autonomie est illusoire. Étant constitué d’atomes « petits, lisses et ronds »,
il n’occupe, pour Lucrèce, que « très peu de place », et son « tissu est si léger » que son
poids est imperceptible. Tant et si bien que lorsque « le sommeil de la mort » s’installe
dans l’organisme vivant, la sensibilité et la chaleur vitale se dissipent comme l’« arôme
d’un vin dont le bouquet s’est évaporé ». Aucune âme ne s’est évadée du corps. Des
éléments minuscules se sont seulement « dissipés dans les airs », comme les « graines d’un
pavot » qu’un souffle léger suffit à déplacer (De la nature, Livre III).

Pour toute la tradition matérialiste, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, ni l’âme ni


l’esprit n’existent à proprement parler. Ces mots ne recouvrent, au fond, qu’un
« fantôme » qui ne fait que hanter mystérieusement une « machine » (le corps) dont la
seule réalité matérielle est attestée. L’esprit, comme l’indique son étymologie, n’est donc
qu’un vent, un souffle (sens du mot spiritus en latin). Que ce « souffle léger » soit doué de
conscience et de volonté est donc un simple fait dont il faut s’accommoder : « puisque la
pensée se développe visiblement avec les organes, écrit Julien Offray de la Mettrie (1709-
1751), pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de

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remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ? L’âme n’est donc
qu’un vain terme dont on n’a point d’idée et dont un bon esprit ne doit se servir que
pour nommer la partie qui pense en nous » (L’Homme machine, 1747). Cependant, la
doctrine matérialiste radicale, telle qu’elle a été formulée par les Anciens, puis par les
matérialistes athées et « monistes » du XVIIIe siècle (« moniste » signifie « qui n’admet
qu’une seule forme de réalité ») se fonde sur certaines hypothèses qui paraissent peu
compatibles avec une approche rationnelle de l’univers dérivée de la révolution
galiléenne. Galilée (1564-1642), parce qu’il voit la nature à travers des schémas
mathématiques, conçoit la matière comme étant étendue, homogène et quantifiable.

Le dualisme cartésien
Descartes adopte lui aussi ce point de vue. Il considère que la matière est dépourvue
de qualités sensibles et qu’elle est réductible à ses propriétés géométriques et
mécaniques (qui produit de simples mouvements « locaux »). La matière est une chose
meuble dépourvue de finalité, d’intention, de créativité, de dynamisme ou de force
vitale. Le sens commun a tendance lui aussi à voir les choses ainsi. Nous pouvons tous
apercevoir que les objets matériels, tant qu’ils ne sont pas construits par l’intelligence ou
habités par l’esprit, sont apathiques (sans passion) et dénués d’intention. Au contraire,
l’esprit est à la fois dynamique et intempestif. Il enjambe les strates temporelles comme
en témoignent nos rêves ou nos visions d’avenir. Contrairement aux choses matérielles,
les formes issues de l’esprit, notamment les productions culturelles voyagent à travers le
temps, incarnant et perpétuant la mémoire des époques révolues. Enfin, nous savons
tous aussi que l’esprit peut transformer, métamorphoser, sublimer la matière, comme
savent le faire les plasticiens, les sculpteurs ou encore les grands danseurs. Conforté par le
sens commun et par la science galiléenne, Descartes affirme donc que l’univers contient
deux sortes de réalités, et deux seulement. L’âme est la « substance pensante » dont
l’attribut essentiel est la conscience, c’est-à-dire la présence immédiate de soi à soi.
La matière relève de la « substance matérielle », dont la propriété essentielle est l’étendue
et qui ne comporte ni énergie propre, ni sensibilité. Étant par nature étrangères l’une à
l’autre, ces deux substances s’opposent radicalement.

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LE DUALISME CARTESIEN

On voit aussitôt que l’inconvénient majeur de la théorie cartésienne est de présenter


comme quasiment insoluble le problème de l’articulation entre l’esprit (l’âme, en ce
qui concerne l’être humain) et le corps, auquel l’âme reste bizarrement associée.
Cependant, ce problème ne se pose que pour l’homme, car les animaux, selon Descartes,
peuvent être considérés comme des « machines » dont les ressorts sont si subtils qu’ils sont
difficiles à mettre en évidence. On remarque enfin que le dualisme cartésien est
étroitement lié à une perspective religieuse. Pour Descartes, comme pour tous les
croyants monothéistes, l’homme est une créature qu’un abîme sépare du monde des
vivants. Nous savons tous que cette thèse a été quelque peu malmenée par la théorie
darwinienne qui démontre au contraire la continuité de tous les organismes vivants,
depuis l’amibe jusqu’à l’homo sapiens. Néanmoins, la position dualiste présente aussi de
grands avantages. Affirmant l’indépendance de l’esprit par rapport à la matière, elle
est seule compatible avec l’hypothèse de l’immortalité de l’âme que la doctrine
matérialiste rejette catégoriquement.

L’irréductibilité de l’esprit à la matière


Quel que soit le point de vue adopté, il faut bien reconnaître que la matière n’est pas
intelligente, n’est douée ni de projet, ni de sensibilité, et que ni la liberté de l’homme, ni
la vitalité et l’intemporalité de l’esprit, ni même la mémoire, ne peuvent trouver
facilement leur place dans une perspective strictement matérialiste. Quoi qu’en disent
Lucrèce, de la Mettrie et Diderot (autre matérialiste convaincu), on voit mal comment un
« souffle » pourrait s’émanciper de la matière au point de donner naissance à un projet
individuel ou à une sorte de providence orientant l’histoire vers une fin plus ou moins
prévisible. Pourtant, même un agnostique strict voit bien que l’esprit traverse les siècles

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et donne aux peuples une orientation et une unité qui ne doivent apparemment rien à
la matière. Sans doute existe-t-il une évolution apparemment orientée du vivant qui,
selon la biologie darwinienne, ne relève que du hasard et de la nécessité. Mais cette
évolution extrêmement lente est dépourvue de signification. Seul l’esprit est porteur de
sens et seul il peut orienter l’action et inspirer des décisions motivées par une
anticipation de l’avenir. Le dualisme de Descartes est donc, de ce point de vue, proche
de notre conviction spontanée de l’irréductibilité de l’esprit à la matière. « Bien que
donc il ne nous souvienne pas d’avoir existé avant le corps, nous sentons cependant que
notre Âme […] est éternelle, et que cette existence de l’Âme ne peut se définir par le
temps ou s’expliquer par la durée […] Nous sentons et nous savons par expérience que
nous sommes éternels » (Éthique, V). Cette célèbre thèse de Spinoza, présentée ici comme
une expérience ou une intuition, plutôt que comme la conclusion d’un raisonnement,
obtiendra l’aval de tous les croyants qui, comme Pascal ou Kant, estiment que, même si
l’on ne peut pas démontrer la survie de l’âme, on peut toutefois « postuler » son
immortalité sans froisser la raison. C’est dans une perspective voisine que le philosophe
Bergson (1902-1976) récuse l’argument matérialiste de l’« âme-mélodie ». Les anciens
philosophes matérialistes comparaient le corps à un instrument de musique tel qu’une
lyre ou une cithare. La musique ne saurait se confondre avec son support. Cependant, si la
lyre est brisée, aucune mélodie ne peut plus être produite.

Par analogie, cela signifie que, dans le temps comme dans l’espace, l’âme ne peut
« déborder le corps ». Bergson n’évoque cet argument que pour le récuser (« L’âme et le
corps », conférence, 1912). La vie est selon lui irréductible à la matière et l’esprit est
infiniment plus que la vie. La pensée ne se limite donc pas à l’œuvre, le sens ne se réduit
pas à son support, ni l’esprit à la lettre, ni la signification aux signes, ni, par conséquent,
l’âme au corps. L’âme est « accrochée » au corps comme un vêtement à un clou. Mais, de
même que le vêtement peut être dissocié du clou, de même l’âme, insérée dans un corps,

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n’y est pas confinée pour toujours. Le corps n’est jamais qu’une « portion de matière »
qui transmet, reçoit et répercute des mouvements et des intentions qu’il ne peut
inspirer, tandis que l’esprit est « une force qui peut tirer d’elle-même plus qu’elle ne
contient ; rendre plus qu’elle ne reçoit, donner plus qu’elle n’a ». L’immortalité de l’âme,
l’intemporalité de la vérité et la permanence des choses de l’esprit constituent donc des
hypothèses plausibles qui ne contredisent pas la raison, même s’il serait abusif de les tenir
pour démontrables.

La question de l’opposition entre la matière et l’esprit ne saurait toutefois se limiter


à celle de l’indépendance éventuelle de l’âme par rapport au corps. Elle engage aussi
une interrogation sur le statut des œuvres de la culture et des formes symboliques à
travers les âges. Pour un idéaliste comme Hegel (1770-1831), l’esprit est un principe
impersonnel qui se déploie dans le temps, tel un Dieu (au sens philosophique) qui
gouverne le monde en avançant librement vers sa destinée, car « l’essence de l’esprit est
la liberté ». La nature, au contraire, ne montre qu’une circularité. Pour Hegel, comme
pour tous les idéalistes en général, la matière, pure extériorité sans conscience, ne
présente pas la moindre capacité d’autodétermination. Seul l’esprit contient en lui-
même le principe de son propre mouvement et la raison de tout ce qui, dans l’univers,
est porteur de signification. Il n’y a donc pas d’opposition entre la matière et l’esprit,
puisque le réel est de part en part habité par l’esprit qui le régit et le gouverne. Cette
philosophie, qui met l’accent sur la puissance et l’autonomie des œuvres spirituelles, ne
nature (matérielle) dont elle contribue à nous
fait peut-être pas assez grand cas d’une
couper en dépréciant ou en niant la valeur intrinsèque de tout ce qui ne relève pas de
l’esprit.

Les trois mondes de Popper


Rejetant aussi bien le dualisme cartésien que les options matérialistes symétriques
de l’idéalisme et du matérialisme strict, certains philosophes contemporains, sans nier la
puissance ni le dynamisme du monde matériel, adoptent une position plus souple. Ainsi,
Karl Popper (1902-1994) considère que le monde comporte, non pas deux sortes de
« substance » (matière et esprit), mais plusieurs catégories de réalités qui se
superposent, interagissent et s’enchevêtrent. Selon lui, il n’y a pas un seul « monde », mais
trois. Le monde (1) est purement matériel. Le monde (3) est exclusivement spirituel ;
c’est le monde qui rassemble les productions de l’homme. Quant au monde (2), celui de
nos états mentaux, il est une dépendance du monde (1) (auquel notre cerveau physique

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appartient), tout en constituant une cause efficiente du monde (3) : la Vénus de Milo,
mais aussi la bombe atomique, sont des « œuvres de l’esprit » qui procèdent du monde (1)
mais par le truchement du monde (2). La matière et l’esprit, tout en s’opposant par leurs
caractéristiques propres, sont donc interconnectés (L’Univers irrésolu. Plaidoyer pour
l’indétermination, 1959).

LES 3 MONDES SELON KARL POPPER

En conclusion, si personne ne conteste l’existence d’une indéniable opposition de


nature entre la matière et l’esprit, la question de l’autonomie de l’esprit continue de
diviser profondément les philosophes. Les matérialistes jugent dérisoire l’hypothèse
d’une âme « substantielle » qui pourrait survivre au corps. Les idéalistes estiment au
contraire que le postulat de l’immortalité de l’âme reste plausible. Il y a là une ligne
de partage qui semble insurmontable, en particulier entre les croyants, d’une part, les
athées et les agnostiques, de l’autre. Tous s’accordent cependant sur un point :
l’intelligence nous offre l’opportunité de nous affranchir de l’ordre du temps. Enfin, un
constat permet de donner raison à Spinoza lorsqu’il affirme : « Quelque chose d’éternel
appartient à l’essence de l’âme ».

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Résumé-Plan
• Introduction : ce que s’« opposer » signifie.
• Platon et l’idéalisme.
• Le matérialisme et la théorie de « L’homme-machine » (de Lucrèce à de la
Mettrie).
• Le dualisme cartésien, inconvénients et avantages.
• La question de l’immortalité de l’âme et la thèse de Bergson.
• De l’idéalisme hégélien aux « trois mondes » de Popper.
• Conclusion : pourquoi nous croyons en l’intemporalité de l’esprit.

Citations
• Platon : « L’âme est plus vieille que le corps. »
• Hegel : « L’essence de l’esprit est la liberté. »
• De la Mettrie « L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée et
dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en
nous. »
• Spinoza : « Quelque chose d’éternel appartient à l’essence de l’âme. » ; « Bien
que donc il ne nous souvienne pas d’avoir existé avant le corps, nous sentons
cependant que notre Âme […] est éternelle, et que cette existence de l’Âme ne
peut se définir par le temps ou s’expliquer par la durée […] Nous sentons et
nous savons par expérience que nous sommes éternels. »

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Leçon n° 5

Le refus du travail a-t-il un sens ?

Il existe de nombreuses raisons en vertu desquelles il peut nous arriver, dans certaines
circonstances, de refuser un travail – même si aujourd’hui il est tout de même plus
courant de chercher un emploi que de refuser de travailler. On peut refuser un emploi
inintéressant, inapproprié, sans aucun rapport avec notre formation ou notre
compétence. On peut aussi cesser de travailler passé un certain âge, à la suite d’une
grossesse, pour des raisons de lassitude ou bien encore parce que l’on estime que le
travail proposé ne contribue pas à notre épanouissement. On peut donc avoir
d’excellents motifs de ne pas travailler, sinon dans l’absolu, en tout cas par refus
d’assumer un emploi particulier. Mais il est aussi possible de refuser de travailler par
insouciance, comme la cigale de la fable de La Fontaine. Quoi qu’il en soit, la question
ici n’est pas de savoir si l’on peut refuser de travailler en se fondant sur des raisons
valables. La réponse est évidemment « oui » et la seule question est alors de savoir qui a
la chance de pouvoir se permettre de vivre sans travailler ! Le problème
philosophique énoncé ici est d’un autre ordre, qui engage bien évidemment une réflexion
sur la nature du travail, mais aussi sur l’essence de l’homme. Tout être humain
doit-il nécessairement travailler ? Le travail serait-il en effet, au même titre que la
conscience ou l’intelligence, un propre de l’homme ? Si tel était le cas, le refus du travail
pourrait sembler dénué de sens. Encore faut-il s’entendre sur ce qui est censé donner du
sens à nos actes et se demander également à qui il appartient d’en décider. Suis-je seul à
être à même d’en juger ?

De façon générale, on admet qu’une décision « a du sens » si elle peut se comprendre


en vertu des motifs, explicites ou non, de celui qui la prend. De ce point de vue, toute
décision humaine (ou presque) a du sens dès lors que son auteur est en mesure d’en
énoncer les motifs (par exemple : « Je suis paresseux »). Mais, plus sérieusement, on peut
aussi se demander, et ce sera notre orientation, si une attitude peut non seulement
s’expliquer, mais aussi se justifier au nom d’un objectif ou d’une alternative qui soit
pleinement recevable. La question est alors celle-ci : « Au nom de quel principe ou
idéal pourrait-il être raisonnable, pour certains d’entre nous et dans certains contextes,

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de refuser le travail » ? Mais pourquoi préciser : « pour certains d’entre nous » ? Parce
que l’on voit mal comment une communauté, une société, voire l’humanité entière,
pourrait décider d’en finir avec le travail ! Dans une société de type aristocratique, les
membres de certaines catégories sociales sont dispensés de travailler, tandis que d’autres
(le tiers état dans l’Ancien Régime, ou les esclaves dans l’Antiquité) le font pour eux. Dans
une société démocratique, c’est-à-dire théoriquement égalitaire, tout le monde travaille
et chacun contribue donc, au moins un certain temps (période de la vie active) à la
production de la richesse commune. Refuser de travailler aujourd’hui, pour le premier
venu, ne va donc plus du tout de soi. Car celui qui ne travaille pas – qu’il soit rentier ou
bien « assisté » – vit aux dépens de la communauté dans son ensemble.

Le travail : un droit et un devoir


De fait, les déclarations des droits de l’homme, qui font du travail un droit, en font
aussi implicitement et réciproquement un devoir (articles 23 et 29 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme, 1948). Depuis que Thomas More a rédigé son Utopie
en 1516 (l’utopie étant la représentation imaginaire d’une société idéale et juste dans
laquelle personne n’est dispensé de travailler), l’idée de libérer certains de nos
concitoyens de l’obligation de gagner leur vie n’a plus cours : il n’existe plus de catégorie
de population tenue pour naturellement oisive. Dans la société libérale, mais aussi dans
ce qui est apparu un temps comme son double inversé, la société totalitaire, le travail
est, au contraire, hautement valorisé. En conséquence, le fainéant, qu’il soit né avec « une
cuillère en or dans la bouche », supposé inapte ou bien les deux, est lourdement
stigmatisé. Il n’empêche : le travail continue d’être perçu par nombre d’entre nous
comme une obligation « contre-nature ». « Il est inconcevable à quel point l’homme
est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester
immobile […]. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, parmi nous, c’est pour parvenir
au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux. » Ce
constat amusé de J.-J. Rousseau (Essai sur l’origine des langues, 1755), rend bien compte
d’un sentiment qui reste très largement partagé. L’étymologie du mot « travail » est à
cet égard éloquente (le tripalium était un instrument de torture à trois pieds utilisé pour
punir les esclaves !), tout comme l’histoire de ce concept très marqué par le contexte
économique et social de ses origines. Dans un premier temps, l’idéologie esclavagiste
des Anciens conduit à confondre travail et activité servile, donc inhumaine, tandis que,
parallèlement, l’approche biblique judéo-chrétienne déprécie le labeur et privilégie la vie
contemplative.

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Le travail est une nécessité vitale…
Pour la Grèce antique, le travail est une activité exclusivement commandée par les
nécessités vitales. L’ensemble des activités laborieuses – la langue grecque ignore le
concept unifié de « travail », relativement récent – n’est donc qu’une charge inévitable.
Les hommes libres doivent se libérer de telles nécessités d’ordre biologique, en s’en
déchargeant sur des esclaves, dont la nature est appropriée à ce type de besognes. Le
travail est donc pour les Grecs une activité servile en soi, tandis que les activités
proprement humaines, telles que l’action politique et la philosophie, ne relèvent pas du
travail mais du loisir (la scholè des Grecs donnera le mot « école », cadre par excellence
des activités libres). Pour le lecteur de la Bible, le travail est également déprécié, mais
pour d’autres motifs. S’il n’est pas exact de dire que le travail est une malédiction (une
punition infligée à l’homme par le créateur à la suite de sa faute), car Adam est présenté
comme le « jardinier » du paradis, il reste que le travail ne devient pénible qu’à la suite de
la « chute » (« Tu travailleras à la sueur de ton front »). Dans le jardin d’Éden, le travail
est plaisant car il ne se heurte pas à la résistance de la nature. À la suite du péché, en
revanche, l’humanité perd le sentiment d’une harmonie bienheureuse avec
l’environnement. Ève enfantera dans la douleur, les enfants d’Adam connaîtront la
souffrance liée à la condition ordinaire de l’homme au travail.

… mais aussi une contrainte


Héritiers de cette double tradition, nous percevons le plus souvent le travail comme
une nécessité (« Il faut bien gagner sa vie ! ») mais aussi comme une contrainte ou
plus exactement comme une série de contraintes liées à des tâches au mieux
assommantes et, au pire, dégradantes. Rares sont les hommes qui ont vraiment choisi un
travail ou un emploi leur permettant de s‘accomplir et de manifester leur talent. Pour les
autres, sans doute pour la majorité d’entre nous, le travail, tel métier ou tel emploi, a été
adopté, bon gré mal gré, en fonction d’opportunités qui se sont offertes à nous. Bref, le
travail peut être ressenti (encore !) comme une « malédiction » et pas du tout comme un
épanouissement. Ce constat ne permet pas de conclure pour autant que le refus du
travail est pleinement justifié. Tout d’abord, un métier ou un emploi, même s’il
comporte des aspects pénibles, peut aussi être utile, gratifiant et valorisant. Une fable
de La Fontaine, « Le laboureur et ses enfants », nous tient sur le travail un discours que
l’on peut identifier comme étant celui de la modernité : « Le travail », nous dit le
fabuliste, est « un trésor » qu’il serait stupide et irresponsable de délaisser. Pour tous les
modernes, non seulement le travail produit de la richesse, mais il contribue aussi à

47
exprimer notre dignité, à l’opposé de ce qu’ont pu croire les Grecs qui étaient
obnubilés par l’esclavage et qui, pour cette raison, rabattaient le travail sur la part
animale de notre humanité. Le travail est désormais considéré non seulement comme une
nécessité, mais aussi, à l’encontre de la tradition chrétienne, par certains philosophes,
comme un don des Dieux.

Le travail libérateur
Nécessité indépassable pour l’humanité, le travail commun est aussi indispensable
dans le cadre de chaque communauté. Pour chaque individu, enfin, il relève de
l’obligation morale, sauf bien sûr en cas d’inaptitude complète et définitive, ce qui reste
exceptionnel. Hegel a expliqué, suivi aussitôt par Marx, pourquoi le travail est une
nécessité pour l’humanité. Les hommes ne seraient jamais sortis de l’état de nature s’ils
n’avaient été obligés de travailler. Dans la philosophie d’Hegel, le travail n’est plus du
tout conçu comme une simple activité utile à la vie biologique ; il est au contraire
considéré comme une expression privilégiée de l’humanité, par laquelle celle-ci impose à
la nature son empreinte. En travaillant, l’homme parvient à « humaniser la nature ». Cela
signifie non seulement qu’il la modifie et l’adapte à ses besoins, mais aussi qu’il la
transforme, la transfigure et la spiritualise en l’orientant suivant des desseins qui sont ceux
de la culture et non plus seulement ceux de la nature, définie comme étant circulaire et
statique. Aussi, même si le travail est au départ imposé à des esclaves par des maîtres qui
ont acheté leur indépendance en mettant leur vie en jeu – c’est ce qu’Hegel appelle la
« lutte à mort des consciences » –, il n’en est pas moins libérateur. Ce sont en effet les
esclaves, et non les maîtres, qui se trouveront un jour paradoxalement en position de
« maîtrise » de la nature, parce que les maîtres « abandonnent le côté de l’indépendance
de la chose à l’esclave, qui l’élabore » (Phénoménologie de l’esprit, 1807). Les « esclaves »
dont parle Hegel, désignent tous les hommes qui sont obligés de travailler car ils ne
disposent de rien d’autre que de leur force de travail, contrairement à ceux qui les
emploient et qui possèdent les moyens de production. Quoi qu’il en soit, cette analyse est
reprise par Marx lorsqu’il annonce l’avènement prévisible du prolétariat au terme de
l’histoire. Pour Marx, comme pour Hegel, le travail est le propre de l’homme car, en
produisant ses conditions de vie, l’homme se produit et se façonne lui-même et devient
donc, grâce au travail, véritablement humain. Hegel et Marx sont donc à la source de
la conception du travail qui est la nôtre aujourd’hui.

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Rappelons ce que recouvre pour un « moderne » la notion de travail. On en
retiendra quatre caractéristiques principales. Le travail est une activité consciente qui
présuppose une réflexion et une organisation délibérée, bref, une volonté, soit implicite
lorsqu’il s’agit d’une tâche individuelle, soit explicite dans le cas d’une entreprise
collective, comme celle de plusieurs architectes et ingénieurs obéissant à une commande.
L’abeille qui construit la ruche, au contraire, est inconsciente des fins que son seul instinct
lui prescrit, comme l’explique Marx dans un passage fameux du Capital (1, 3e section,
1867). Ensuite, le travail est une activité programmée qui implique la patience. Cette
caractéristique inscrit le travail humain dans le temps. Toute production humaine
implique une anticipation du futur et la promesse d’une satisfaction qui peut être
indéfiniment reportée : la fourmi de La Fontaine est cette travailleuse prévoyante dont se
moque à tort la frivole cigale, trop pressée de jouir. Enfin, le travail est une activité qui
transforme une matière en vue d’une utilité humaine, d’un projet social ou culturel.
Cette transformation n’est possible que par l’intermédiaire d’outils. C’est la raison pour
laquelle Marx ou Bergson définissent l’homme comme un fabricateur d’outils (homo
faber). Enfin, une fois transformé, le produit du travail est souvent échangé. L’idée de
médiation, en résumé, est celle qui est le plus à même de réunir tous ces « propres » des
activités humaines. Le travail suppose un projet, l’utilisation d’auxiliaires (outils), la
satisfaction différée et le partage ou l’échange des fruits du travail, dans l’intérêt de la
communauté qui en répartit les bénéfices, tout en distribuant le mieux possible les
tâches en fonction des aptitudes de chacun (division du travail).

4 CARACTERISTIQUES PRINCIPALES DU TRAVAIL

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Ainsi compris, le travail comporte une éminente valeur morale. Il éduque et
discipline la volonté en imposant au travailleur de persévérer pour progresser et pour
parvenir, dans un second temps, à la satisfaction. De plus, il nous apaise en nous
épargnant l’ennui et l’angoisse liés au désœuvrement. Tout comme Pascal, Kant
remarque que l’homme ne peut pas supporter l’inactivité et que la recherche de
divertissements est encore plus éprouvante que n’importe quelle activité routinière :
« L’homme en effet a besoin d’occupation et même de celles qui impliquent une certaine
contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Ève étaient demeurés au
paradis, ils n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants
pastoraux, et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tout aussi bien
que d’autres hommes dans une situation semblable » (Réflexions sur l’éducation).

Il existe donc un profit psychologique du travail, même si ce travail est ingrat. Mais
Kant va beaucoup plus loin lorsqu’il affirme que la fameuse sanction biblique (« Tu
travailleras à la sueur de ton front ») est en réalité l’œuvre d’une sage providence qui a
voulu confier à l’homme le soin de se former et de s’émanciper de sa nature primitive et
sauvage par ses propres forces. « La nature ne fait rien en vain » nous dit Kant : « C’est
comme si elle voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus
grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son
mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi
en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même » (Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique, 3e proposition, 1784). Le travail est donc un

50
élément constitutif de notre dignité, et tout homme doit donc travailler pour parvenir
à l’estime de soi. Personne n’a le droit de laisser « rouiller ses talents » et les travaux les
plus humbles contribuent au bien-être de la communauté et donc au sentiment si
précieux, voire vital, de notre utilité sociale.

Le travail est une nécessité sociale


Ces plaidoyers enthousiastes en faveur du travail laisseront songeurs tout observateur
impartial. Comment nier en effet que, même si le travail est bénéfique pour l’humanité,
il ne profite pas également à tous et que, d’autre part, la fameuse « main invisible » (Adam
Smith) qui nous pousse inconsciemment à contribuer à l’enrichissement de tous est
également, bien qu’« invisible », partiale, aveugle et brutale ?

LA MAIN INVISIBLE D’ADAM SMITH

Hegel et Kant affirment que le travail est globalement une nécessité sociale
(perspective utilitaire) et qu’il comporte aussi une dimension morale. Cependant, la
reconnaissance du caractère frustrant, brutal et déshumanisant du travail des esclaves,
mais aussi de tous ceux qui aujourd’hui encore ne travaillent que pour entretenir leurs
forces, sans aucune indépendance, ni initiative, ni espérance, ouvre de toutes autres
perspectives. Si le travail n’a pas de sens, le refus d’un travail aliénant, la lutte pour
obtenir la réduction du temps de travail et l’adoucissement des contraintes liées au
travail, sont évidemment pleinement légitimes. Il faut d’ailleurs rappeler qu’Hegel et
Marx, qui ont vu dans le travail un trait constitutif de la condition humaine, ont
pourtant l’un et l’autre souligné l’aliénation du travail « morcelé », propre à la
civilisation industrielle. Hegel évoque longuement la détresse de la classe laborieuse

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dépossédée du « sentiment du droit, de la légitimité et de l’honneur d’exister par sa
propre activité et son propre travail » (Principes de la philosophie du droit, § 242-245,
1820). Marx reprend cette analyse à son compte dans les Manuscrits de 1844. Il en fera la
clef de voûte de sa dénonciation du système capitaliste qui prive la majorité des
hommes du bienfait du labeur : « La dépossession de l’ouvrier au profit de son
produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure,
mais que son travail existe en dehors de lui, étranger à lui ; et qu’il devient une
puissance autonome par rapport à lui » (Manuscrits de 1844). Lorsque la vie que
l’ouvrier a donnée à l’objet s’oppose à lui, le travail est aliéné et le travailleur est
dépossédé, non seulement des produits de son travail, mais aussi de sa propre
humanité, que le travail est pourtant supposé récompenser.

Un monde sans travail ?


Si le refus du travail peut être justifié, il faut maintenant se demander, pour finir, quel
peut être l’horizon d’un tel refus. Il est possible de récuser le travail dans une perspective
sociale et politique, en se donnant pour objectif de réduire ou d’éliminer toutes les
formes et modalités inhumaines du travail. Pratiquement, deux hypothèses sont
envisageables. Soit, grâce à la technique et à l’augmentation constante de la
productivité, on peut supposer que le travail mécanique sera de plus en plus assumé
machines. Mais cette évolution a pour effet automatique une extension du
par des
chômage, car tous les emplois ne sont pas remplacés. L’autre voie est l’aménagement
du travail afin qu’il soit convenablement rémunéré et allégé, de telle sorte que les
travailleurs aient le temps de vivre décemment, non seulement grâce au travail, mais
aussi en dehors du travail. Ces conditions pourraient presque être réunies, bientôt, dans
les pays les plus avancés. Mais la rémunération des emplois non qualifiés, par opposition
aux emplois les plus qualifiés, pose un problème de justice : n’est-il pas juste (aussi) que
les années d’étude et de formation soient prises en compte dans l’estimation de la valeur
du travail ? C’est le problème posé par J.S. Mill dans l’Utilitarisme en 1863 (le médecin
ne doit-il pas être mieux payé que l’aide-soignant ?). C’est l’utilité sociale, dit-il, qui
doit déterminer combien doit percevoir l’individu en fonction de sa contribution à la
richesse nationale. Cette contribution est plus grande dans le cas de travail qualifié.
D’un autre côté, les travaux les plus pénibles et les moins gratifiants doivent eux aussi être
convenablement rétribués.

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Travail, œuvre et action
L’autre perspective est purement théorique. Elle repose sur une remise en cause du
travail non pas dans ses modalités anciennes (servilité du travail productif) ou
modernes (aliénation de l’homo laborans, « homme laborieux »), mais en tant que tel.
Elle consiste à dire, en somme, que l’homme a mieux à faire que de travailler. C’est le
point de vue d’Hannah Arendt, qui s’inspire sur ce point de l’opposition aristotélicienne
du travail, de l’œuvre et de l’action. Selon elle, ce n’est pas le travail qui est humain mais
ce qui fait de l’homme un « animal politique », à savoir : l’action et la parole. Or, le
travail, en tant qu’activité visant à entretenir notre existence naturelle, n’a pas encore
besoin de la parole ni de l’action. Il ne faut donc pas confondre le travail, qui ne produit
que des choses à consommer (donc à détruire) et l’« œuvrer », qui crée un monde
humain. Le seul objectif de l’homo laborans, dans le contexte de la société moderne, est
de trouver un équilibre idéal entre production et consommation, autrement dit
d’obtenir assez de temps libre pour satisfaire des appétits sans cesse plus exigeants et
même insatiables : « Nous sommes peut-être en voie de réaliser l’idéal de l’homo laborans
[…] Toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut
que les choses soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu’elles apparaissent dans le
monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique » (Arendt,
Condition de l’homme moderne, 1958). Le problème étant que cette société qui glorifie le
travail ne propose pas de travail (des emplois rémunérés) pour tous.

À ce « travail » qui fait de nous des animaux laborieux pris dans le cycle sans fin de la
production-consommation-destruction, il faut opposer l’« œuvre », qui concourt à édifier
un « monde », c’est-à-dire « une maison humaine », qui ne consiste pas en choses que l’on
consomme mais en choses dont on se sert, de telle sorte que « l’usage auxquels ils se
prêtent ne les fait pas disparaître », selon Hannah Arendt. On ne peut donc opposer au
travail que les activités librement choisies, qu’elles soient ou non productives (au sens
de production de richesses vouées à la consommation). Au travail, Arendt oppose la
fabrication d’œuvres qui témoignent du passé et qui ouvrent la voie à l’avenir. L’œuvre
d’art est par excellence cet objet inutile dont l’unique fonction est d’apparaître :
« l’herbe drue des œuvres fécondes » (Proust) témoigne de la capacité qu’ont les hommes
d’imposer des formes qui impriment à la matière la marque de la culture.

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Il ne s’agit pas de disqualifier pour autant tout travail non artistique, non créateur. Le
travail reste une nécessité à laquelle nous ne pouvons nous dérober. Et toutes les
activités par lesquelles nous résistons à la dégradation de notre monde (en tant qu’il est
spécifiquement humain) sont à rapporter au travail « fécond et généreux », selon Arendt
(Condition de l’homme moderne, 1958). Le travail peut même procurer une certaine
allégresse. Mais l’homo faber reste apolitique tant qu’il vit dans l’isolement. C’est
l’action (laquelle, contrairement au labeur et à la fabrication, ne se conjugue qu’au
pluriel) qui seule correspond à la « condition humaine de la pluralité » (agir ensemble).

En conclusion : les temps modernes ont exalté le travail, depuis Adam Smith et Kant
jusqu’à Marx, mais cet emballement repose sur une confusion entre le travail et les
activités productives et salariées d’une part, entre le simple labeur et les innombrables
activités qui concourent à produire ou à perpétuer un monde vraiment humain, d’autre
part. L’apologie du travail que l’on trouve chez Marx aboutit à une contradiction
théorique (promesse d’un monde où les travailleurs au pouvoir pourront… se libérer du
travail) et à un désastre social dans la mesure où la société postindustrielle n’est plus en
mesure de proposer à chacun un emploi, alors même qu’elle a fait du travail un droit
fondamental et inaliénable. Il est également possible d’ironiser comme le fait Nietzsche
sur ces « infatigables glorifications du travail » qui n’ont d’autres buts que de prévenir
toute manifestation de créativité et de désamorcer toute velléité de pensée libre
(Aurore, 1881). On peut observer avec Arendt et Nietzsche que si le travail est une
nécessité, il existe néanmoins d’autres activités qui sont authentiquement humaines, non
moins significatives et plus fécondes. On peut encore aller plus loin. Pour Hans Jonas,
l’utopie marxiste instrumentalise la nature et tend même à la détruire au nom des
mérites supposés illimités du travail productif. De son point de vue, nous devons nous
insérer dans la nature et non s’opposer à elle en la soumettant à la seule rationalité
technique (Le Principe responsabilité, 1979). Il ne peut être question de refuser le travail.
Mais on peut très raisonnablement en relativiser la valeur en remarquant que la
production de richesses rencontre des limites aujourd’hui et que, d’autre part, la
maîtrise complète des choses de la nature, l’enrichissement indéfini et la
consommation éperdue ne sont pas forcément les seules finalités dignes de l’homme, ni
les objectifs indépassables de l’humanité.

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Résumé-Plan
• Introduction : refuser le travail, oui, mais au nom de quoi ?
• L’homme est naturellement paresseux.
• Le travail, activité servile et malédiction.
• Le travail est une nécessité pour l’humanité et une obligation morale pour les
individus.
• La médiation définit le travail.
• Le travail, élément constitutif de notre dignité.
• Le travail aliéné.
• Le travail, l’œuvre et l’action.
• Conclusion : la valeur du travail peut être relativisée.

Citations
• Rousseau : « Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement
paresseux […]. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, parmi nous, c’est pour
parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend
laborieux. »
• Kant : « C’est comme si [la nature] voulait que l’homme dût parvenir par son
travail à s’élever [...] à la perfection intérieure de son mode de penser [...] et
par là au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être
redevable qu’à lui-même. »
• Marx : « La dépossession de l’ouvrier au profit de son produit signifie non
seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que
son travail existe en dehors de lui, étranger à lui ; et qu’il devient une puissance
autonome par rapport à lui. »

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Leçon n° 6

Quel rôle joue l’expérience dans


la connaissance humaine ?

La connaissance et l’expérience sont des notions si étroitement liées que l’idée


de les dissocier peut surprendre. La connaissance est habituellement définie comme
« l’activité de prendre acte des données de l’expérience et de chercher à les rendre
intelligibles ». Une telle définition suggère naturellement que l’expérience, conçue en
première approximation comme « une relation directe avec les données sensibles ou les
faits observables », est le point de départ de toutes nos connaissances. Il est également
manifeste qu’un savoir qui ne pourrait être attesté par l’expérience ne serait pas
crédible. Et si certaines hypothèses ne peuvent être validées au moment où elles sont
énoncées, on exige néanmoins qu’elles le soient tôt ou tard. La prévision d’une éclipse,
par exemple, par Tintin dans Le Temple du soleil, épisode inspiré par une aventure
authentique de Christophe Colomb, qui se tira ainsi d’un mauvais pas lors de son
quatrième voyage au Nouveau Monde, ne peut témoigner d’une véritable
« connaissance » que si la prévision est confirmée par l’événement, contrairement à
une prophétie aléatoire que l’expérience ne confirme pas, voire souvent dément.
L’expérience constituerait donc le fondement de nos connaissances ainsi que leur
certificat de validité. La vie quotidienne et le sens commun confirment largement ce
point de vue. On préfère toujours, et de loin, un automobiliste ou un pilote
expérimenté plutôt qu’un débutant, on choisit un avocat, un médecin, un chirurgien
ou un conseiller financier chevronné plutôt qu’un jeune diplômé sans aucune
formation pratique.

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L’expérience ne suffit pas
Pourtant, il va de soi que la connaissance ne se limite pas à la seule expérience. En
voici les trois raisons. Tout d’abord, le mot « expérience » (du latin experire, qui signifie
« éprouver ») recouvre des situations très diverses. Certaines sont pour le moins sujettes à
caution, telles que, par exemple, certaines expériences mystiques ou paranormales (faire
tourner des tables, frayer avec des fantômes, dialoguer avec des défunts). Les miracles de
Lourdes sont des expériences ambiguës, même si des milliers de pèlerins les jugent
authentiques, confortés en cela par le Vatican. Toute expérience n’est donc pas
forcément crédible ni recevable, c’est le premier point. On observe d’autre part –
seconde réserve – que de nombreuses connaissances, comme « deux et deux font
quatre » ou bien « tout homme devrait préférer son ami à son chien », ne doivent
apparemment rien à l’expérience. « Tout homme sait qu’il faut préférer son ami à son
chien », écrit le philosophe Malebranche, même s’il nous est difficile de dire comment il
le sait. Enfin, c’est le dernier argument mais le plus décisif, on peut démontrer que
l’expérience en elle-même ne constitue pas encore, à proprement parler, une
« connaissance ». Le fait d’avoir observé une ou plusieurs éclipses ne suffit pas à saisir le
mécanisme qui donne son véritable sens à cette expérience. Une explication farfelue
d’un ou plusieurs faits (« le soleil a plongé la lune dans un sac noir ») retire à ces faits
toute portée cognitive (qui relève de la connaissance) ou éducative, et donc les
annule, en quelque sorte, en tant qu’expérience.

L’empirisme
Mais si la connaissance ne procède pas de la seule expérience, comme on
l’expliquera plus loin, elle en dérive néanmoins pour l’essentiel. Même s’il faut bien
préciser en quel sens on prend le mot « expérience » pour éviter de tout mélanger, on
donne tout de même spontanément raison à tous les philosophes qu’on nomme
« empiristes », car leur doctrine se réclame du bon sens et de… l’expérience ! On
appelle « empiristes » les penseurs qui, comme Locke (1632-1704) et Hume (1711-1776),
estiment que la connaissance résulte d’une simple combinaison d’expériences et de
réflexions concernant ces expériences. La réflexion porte sur des données provenant
de deux sources : les « sens externes » nous fournissent des informations sur les
qualités sensibles des choses (sensations) et les « sens internes » nous renseignent sur les
opérations de l’esprit.

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C’est donc la seule « expérience », au sens de « perception », à la fois externe et
interne, qui fournit l’ensemble des ingrédients (« matériaux ») de la pensée sur lesquels
la réflexion va pouvoir s’exercer. Nous pouvons donc supposer, selon Locke, que notre
esprit n’est (à la naissance) qu’une « table rase » ou encore une « feuille blanche vierge de
tout caractère, sans aucune idée » (Essai sur l’entendement humain, 1690). Tout
commence donc par l’expérience, et la présence d’idées abstraites ou d’images
mentales ne présentant apparemment aucun modèle dans le monde sensible ne
présente aucune difficulté. Si, par exemple, nous pouvons nous représenter une sirène,
c’est parce que nous avons rencontré des femmes d’une part, et des poissons de l’autre.
Notre esprit ne fait que contracter deux éléments issus de l’observation. Et si nous
concevons une « montagne d’or », selon Hume maintenant, c’est parce que nous
associons et « mélangeons » les idées d’« or » et de « montagne » qui toutes deux
proviennent des sens externes. Il n’y a donc rien d’autre dans l’esprit que ce que nous
avons tiré de l’expérience (sensations externes et internes). Les idées les plus éloignées
de la réalité ne sont que des dérivés et des composés de copies d’impressions sensibles :
« Même les idées qui, à première vue, semblent le plus éloignées de cette origine, à les
examiner de plus près, en dérivent. L’idée de Dieu, en tant qu’elle signifie un être
infiniment intelligent, sage et bon, naît de la réflexion sur les opérations de notre esprit
quand nous augmentons sans limites ces qualités [qualités observées chez l’homme] de
bonté et de sagesse » (Hume, Enquête sur l’entendement humain, 1748). L’idée de Dieu
n’est donc pas « innée ». Elle ne permet pas de démontrer l’existence de Dieu,
contrairement à ce que soutiennent certains philosophes. On voit ici que l’empirisme
est une sorte de « cheval de Troie » permettant de déconstruire la philosophie chrétienne
et les soi-disant « preuves » de l’existence de Dieu.

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Les illusions du monde sensible
Le point de vue opposé, bien que plus éloigné du sens commun, n’en est pas moins
bien étayé. La science et la philosophie n’ont cessé, depuis Platon et les sceptiques de
l’Antiquité, de nous mettre en garde contre les illusions induites par le monde
sensible. Étant donné que nous ne mettons pas tous la même chose sous le même nom,
les mêmes objets vont susciter des impressions et des représentations différentes selon
les personnes. Si les enfants n’aiment pas le caviar ou le fromage « qui pue », c’est sans
doute parce que les sensations qu’ils éprouvent n’ont rien à voir avec celles des adultes
qui en raffolent. Et si les sensations varient selon les dispositions, contextes, cultures,
âges, tempéraments ou humeurs de ceux qui les éprouvent, il paraît très hasardeux de
prétendre faire reposer sur elles l’ensemble de nos connaissances. Sextus Empiricus (IIe-IIIe
siècle ap. J.-C.) remarque que « le miel qui me paraît doux à moi semble amer à qui a la
jaunisse, de même que le vin qui m’enivre délicieusement donne la nausée à l’homme
fiévreux ». Lorsque nous dormons ou somnolons, nous éprouvons des sensations et
voyons des choses qui « existent » dans la mesure où elles existent pour nous. Elles
relèvent de l’expérience : « Il est donc vraisemblable qu’endormis, nous voyons des
choses qui sont inexistantes dans l’état de veille, mais pas inexistantes une fois pour
toutes ; car elles existent dans le sommeil, comme ce qu’on voit étant réveillés existe,
même si cela n’existe pas dans le sommeil » (Esquisses pyrrhoniennes). L’expérience
permet donc de dire ce que chaque objet réel paraît être à chacun, mais pas du tout
ce qu’il est (effectivement).

Quand l’expérience est trompeuse


L’expérience est donc trompeuse, au moins dans sa forme la plus immédiate. Mais
elle l’est aussi alors même qu’elle s’accompagne de réflexion et qu’elle s’exprime sous la
forme de théories cohérentes et apparemment solides. L’histoire des idées et des
sciences en témoigne. Se réclamant de l’expérience, un philosophe comme Aristote a
cru que le repos était naturel pour tous les corps pesants, et que toutes les choses
matérielles tendaient à rejoindre le centre de la Terre, ce qui effectivement est attesté
par toutes les observations : « Nous avons à distinguer, écrit-il, le lourd absolu qui siège
au bas de toute chose, et le léger absolu qui est à la surface de toute chose… Les choses
légères comme le feu, se portent vers le haut si aucun obstacle ne s’y oppose en fait, et la
terre vers là-bas » (Du ciel, livre IV). Il faudra attendre Galilée, puis Newton, pour
dépasser cette représentation de la nature fondée sur une forme d’expérience non
moins banale que trompeuse. Le principe d’inertie qui établit que la matière est

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inerte et que la masse est une quantité constante qui doit être différenciée du poids,
contredit l’observation courante. De même, l’existence du vide, établie par Torricelli en
1643, puis confirmée par le philosophe Pascal, ne peut être établie à partir de
l’expérience naturelle puisque, par définition, le vide ne peut s’éprouver. De même, il
n’a pas été facile de démontrer la rotation de la Terre, que l’expérience usuelle ne
confirme pas. Les physiciens ont mis quelques siècles avant de finalement renoncer à
l’hypothèse géocentrique (« la terre est le centre de l’univers et le soleil décrit chaque
jour un cercle autour de nous ») qui avait pour elle tout le poids de l’expérience
universelle ainsi que les faveurs de l’Église puisqu’elle était conforme au récit de
l’origine de la création dans la Genèse. Il a donc fallu que Copernic (1474-1543), puis
Galilée (1564-1642), osent contredire non seulement la thèse officielle du Saint-Office,
mais aussi l’expérience commune de tous les habitants de la planète, pour finalement
rejeter la représentation fausse qui était soutenue depuis le début de notre ère par
Ptolémée (90-168), physicien qui se recommandait de la philosophie empiriste
d’Aristote. Il faut cependant signaler que certains savants grecs, comme Aristarque de
Samos (IIIe av. J.-C.), avaient déjà compris que la Terre était ronde et tournait autour du
soleil, en se fiant non pas à l’expérience, mais à leur intuition. La science moderne,
proprement dite, ne prend son essor qu’avec la révolution copernicienne. Copernic a
formulé l’hypothèse héliocentrique, qui est exacte, mais qui contredit l’observation
courante.

Démêler le vrai du faux


Si l’expérience est loin de suffire pour fonder la connaissance, c’est parce qu’elle
encourage très souvent et spontanément des généralisations abusives. Il nous suffit en
effet d’avoir observé que certains phénomènes inexplicables s’étaient répétés pour en
conclure qu’ils continueraient de se produire, mais aussi que des phénomènes du
même ordre n’auraient rien d’impossible. Si nous connaissons quelqu’un qui est parti
malade ou handicapé à Lourdes et qui en est revenu guéri, nous en conclurons que l’eau
miraculeuse nous guérira sans doute à notre tour. À partir du moment où nous avons
observé certains phénomènes sans être en mesure d’en fournir l’explication correcte,
c’est-à-dire recevable du point de vue de la science, nous sommes prêts à admettre
n’importe quel miracle. Car « le peuple raisonne ordinairement ainsi : une chose est
possible, donc elle est » (Pascal, Pensées). L’expérience nous apprend que beaucoup
de choses invraisemblables et inexpliquées se produisent. En revanche, elle ne nous
apprend pas à démêler le vrai du faux. Seul le jugement, suivi ou non d’un

60
raisonnement, nous permet de décider si nous devons croire ou non ce que semble
nous enseigner l’expérience.

Les philosophes rationalistes, en se fondant notamment sur l’histoire des sciences,


insistent sur le fait que seul l’esprit peut déterminer ce qui est vrai et ce qui est faux,
pour la simple raison que ce ne sont pas les sens qui nous apprennent ce que sont les
choses. Seul notre jugement peut se prononcer sur ce qui est réel, par opposition à ce
qui n’en présente que l’apparence. Seule l’intelligence de l’homme lui a permis
d’élaborer ces représentations de l’univers qui, tout comme l’héliocentrisme, ne se
conforment pas à une vision du monde dérivée de nos simples sensations.

Percevoir c'est juger


Dans un passage célèbre des Méditations (1641), Descartes se demande comment nous
savons que de la cire est bien… de la cire ! Un morceau de cire est approché d’une
flamme : il change alors de forme, de couleur, de consistance et de température.
Pourtant, je suis persuadé qu’il s’agit bien de la même cire et j’ai raison. Car une chose
matérielle peut rester identique à elle-même alors que tous ses caractères apparents ont
changé, de même qu’une personne peut changer considérablement avec les années tout
en conservant son identité. En termes philosophiques, on dira que la « substance » est
restée, tandis que les « attributs » ou « caractères apparents », ont changé. Mais seule
une intelligence humaine peut accomplir cette dissociation et penser : « La substance
demeure sous le changement, le changement n’atteint pas la substance. » La conclusion de
Descartes est simple et sans appel : la perception de la cire ne procède ni d’une vision, ni
d’un « attouchement », c’est-à-dire de nos sensations, mais d’une « inspection de l’esprit »
(Méditations). Cette démonstration de Descartes semble porter un coup fatal à
l’empirisme naïf. Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux pour connaître une réalité, quelle
qu’elle soit, car la perception elle-même engage déjà une opération mentale.

61
« Percevoir, c’est juger », nous disent les rationalistes. Et pour décrypter correctement
le réel et établir les relations qui lient les phénomènes, il faut non seulement juger, mais
encore raisonner, c’est-à-dire articuler convenablement les données de l’observation,
en observant des règles qui ne proviennent pas de l’expérience, puisqu’au contraire ce
sont ces règles qui permettent à l’observateur de mettre en ordre le flot disparate des
sensations. Hume a donc tort lorsqu’il prétend que toutes nos idées ne sont que des
« copies d’impressions ». Personne n’a jamais vu une « cause » ni un « effet », et la simple
observation de la constance de tel ou tel type de phénomènes ne permet pas de rendre
compte de la croyance en la stabilité des lois de la nature.

Le rationalisme
Réveillé de son « sommeil dogmatique » par la philosophie de Hume, le philosophe
Kant a formulé, dans son livre Critique de la raison pure (1781), une théorie rationaliste
qui en constitue la réfutation, de son point de vue. S’il reconnaît bien volontiers que
« toute notre connaissance débute avec l’expérience », il complète aussitôt ce constat par
une précision qui change tout : elle « n’en dérive pas tout entière ». Une part de notre
connaissance provient de l’expérience, mais seulement une part. Ce que « nous
recevons des impressions sensibles » est le matériau de la connaissance, mais ce que notre
esprit produit de lui-même en constitue la « forme ». Les sensations doivent en effet être
mises en ordre par l’esprit qui doit « comparer, lier ou séparer » ces représentations pour
en tirer une connaissance des objets qui, seule, en fin de compte, mérite le nom
d’expérience dans le sens humain du terme. Car une vache a l’expérience de l’herbe en
ce sens qu’elle éprouve des sensations, voire peut-être des représentations, associées à
l’herbe du pré. Mais seul l’homme fait des « expériences » qui ont un sens. Elles sont
associées à des idées ou concepts qui lui permettent de nommer ce qu’il voit puis

62
d’emboîter correctement ces concepts entre eux. Pour Kant, toute une part de la
connaissance, y compris celle qui relève de l’expérience, est donc a priori, c’est-à-dire qui
ne dérive pas de l’expérience, mais au contraire en constitue la condition. L’esprit n’est
pas une table rase ni une feuille blanche. L’intelligence serait plutôt comparable –
pourrions-nous dire aujourd’hui – à ces logiciels d’ordinateurs, ces systèmes de traitement
de texte, qui organisent les données que nous leur fournissons de telle sorte que les
lettres et les mots s’alignent automatiquement suivant des lignes, des colonnes et des
tableaux, avant et indépendamment de toute manipulation de la part de l’utilisateur. De
même, notre esprit coordonne les données fournies par les cinq sens suivant ce que
Kant appelle les « formes a priori » de la sensibilité (l’espace et le temps), puis les
« catégories » de l’entendement, qui sont un peu l’équivalent des lignes et des colonnes
du traitement de texte. L’une de ces catégories est celle de la « causalité ». C’est elle qui
nous permet de classer les choses dans les compartiments « cause » ou « effet ». L’idée de
cause, ou plus exactement celle de « causalité », est a priori selon Kant : tout homme sait
que toute chose a une cause, que les mêmes causes ont les mêmes effets, que les lois de
la nature sont constantes et que les faits s’enchaînent en observant des règles qui ne
comportent pas d’exception. Une femme ne peut être enceinte par l’opération du Saint-
Esprit, un mort ne peut pas ressusciter, les arbres ne fleurissent pas en hiver, la lumière ne
se déplace pas en zigzag, etc. Tout cela nous le savons, mais ce n’est pas l’expérience qui
nous l’a appris, car l’expérience ne nous apprend rien du tout tant qu’elle n’est pas
abordée sous l’angle de l’intelligence qui en présuppose la stabilité : « La raison ne
voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans […]. Car autrement, faites
au hasard et sans plan déterminé à l’avance, nos observations ne se rattacheraient à
aucune loi nécessaire » (Critique de la raison pure, préface, 1781).

Empiristes et rationalistes
Cette thèse rationaliste permet de surmonter la difficulté majeure de la doctrine
empiriste. Pour un empiriste comme Hume, la connaissance repose tout entière sur
l’induction. L’induction est l’opération par laquelle nous généralisons à partir de
l’observation de phénomènes semblables : « tous les corbeaux sont noirs », « tous les
chiens aboient », « tous les hommes sont mortels ». Pourtant, les empiristes le
reconnaissent eux-mêmes : ce n’est pas parce que le soleil s’est levé tous les matins
jusqu’ici qu’il se lèvera demain, comme le fait remarquer Hume. À ceci, Kant répond :
nous savons que le soleil se lèvera demain, parce que nous savons que les lois de la nature
sont constantes. L’universalité et la nécessité des lois de la nature, dont nous ne

63
pouvons douter sans remettre toute la science en question, sont un argument suffisant
pour établir la validité de la thèse rationaliste. Notre connaissance de la nature
comprend toute une dimension qui ne peut s’expliquer par l’expérience prise dans le
sens d’« enregistrement purement passif » de ce que la réalité offre à nos sens. Notre
système perceptif et notre esprit ne peuvent être assimilés à une pellicule vierge ou à
un simple appareil de visionnage, comme une sorte de caméra de vidéosurveillance.
Aujourd’hui, la science et les savants donnent raison à Kant, mais sans récuser pour
autant l’empirisme. L’épistémologie (théorie de la science) du philosophe Bachelard,
par exemple, est un « matérialisme rationnel » qui, tout en restant enraciné dans le
concret, insiste pourtant sur la part d’imagination et d’invention à la source des
révolutions scientifiques. Car, si « tout commence avec l’expérience » (Kant), toutes les
grandes avancées scientifiques se produisent néanmoins lorsque les savants acceptent de
dire « non » à leurs propres convictions et de remettre en question les présupposés
propres à leur discipline. Pour Bachelard, un savant doit être en mesure de « divorcer »
d’avec lui-même plusieurs fois au cours de son existence. La science est donc
aujourd’hui à la fois empiriste et rationaliste, conformément aux anticipations de
Francis Bacon.

La méthode de l'abeille
Dans le Novum Organon (1620), Francis Bacon, l’un des pionniers de l’esprit
rationnel moderne, écrit : « Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent
d’amasser et de faire usage ; les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à
partir de leurs propres substances ; mais la méthode de l’abeille tient le milieu : elle
recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, mais la transforme et la digère par

64
une faculté qui lui est propre […]. Aussi, d’une alliance plus étroite et plus respectée entre
ces deux facultés, expérimentale et rationnelle (alliance qui reste à former), il faut bien
espérer. » On peut donner deux exemples de cette conciliation des approches
empiristes et rationalistes qui s’est effectivement produite selon le vœu de Francis
Bacon. Le savant Einstein compare le monde à une montre fermée et les savants à des
mécaniciens qui tenteraient d’en deviner les rouages inaccessibles à l’observation. Le
cadran de la montre est l’équivalent des phénomènes naturels donnés à l’observation. Il
est clair que la connaissance commence et finit avec l’expérience puisque la
science a pour objectif de rendre compte de ce qu’on voit et de tout ce qui est
vérifiable par les sens. En revanche, la représentation du mécanisme caché relève de
la théorie, c’est-à-dire de ce qui rend compte de l’expérience, mais ne s’en déduit pas.
Les théories scientifiques sont des « créations libres de l’esprit humain » concoctées par le
savant pour fournir une explication plausible du « mécanisme caché de l’univers ».

Le rôle de l'imagination
Le mot « théorie » (en grec, theoria) signifie, à l’origine, « contemplation », « vision »,
« vue de l’esprit ». Il faut pourtant admettre, si l’on suit Einstein, que les savants ne se
contentent pas de contempler le réel. Les théories scientifiques sont des constructions
hypothétiques, des « paradigmes » (système ou modèle spéculatif global mais provisoire)
destinés à être remaniés, voire remplacés par d’autres. Les théories scientifiques sont en
effet provisoires. Autrement dit, leur validité reste partielle et relative pour une
raison bien évidente, mise en avant par le philosophe Karl Popper : toute théorie
scientifique est « falsifiable », ce qui signifie qu’elle court le risque d’être invalidée par
une observation ou une expérimentation qui contredit ses prévisions implicites ou
explicites. Ainsi, la théorie d’Einstein a été globalement validée ; ses prévisions ont été
confirmées par l’expérience et continuent de l’être aujourd’hui. Dernièrement, ses
prévisions concernant l’existence d’« ondes gravitationnelles » ont été confirmées par des
tests qui ont établi la validité des équations contenues dans la théorie de la relativité
générale. Sur certains points cependant, elle semble avoir été contredite par
l’expérience, notamment dans le domaine de la mécanique quantique, obligeant donc les
physiciens du XXe siècle à formuler de nouvelles hypothèses et à imaginer de nouvelles lois
pour mieux rendre compte des faits observables. Il y a 25 ans, Jean-Pierre Luminet a
formulé une hypothèse sur la déformation des étoiles frôlant les trous noirs (« théorie de
la crêpe stellaire flambée »). L’expérimentation n’a permis de valider cette théorie que
dernièrement. Dans le cas contraire, la thèse eût été falsifiée et abandonnée au profit

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d’une autre. Or ce chercheur français révélait dernièrement : « Je ne contemple pas la
voûte étoilée. Je l’imagine. » Dans tous les cas cités, on remarque que la connaissance est
le fruit d’une relation dialectique (« dialectique » signifie : « procédant d’une lutte,
d’un conflit ou d’une tension ») entre l’expérience et l’imagination qui élabore des
théories décisives mais provisoires.

Les théories qui sont testées par les savants sont parfois invalidées par l’expérience,
comme ce fut le cas pour la théorie de la génération spontanée réfutée par Pasteur en
1861. Parfois, elles ne sont pas à proprement parler « réfutées » mais elles sont intégrées
dans un système plus vaste et plus complexe, comme ce fut le cas pour la théorie de
Newton qui fut englobée par celle d’Einstein. Dans tous les cas, c’est l’expérience et
elle seule qui répond à la question : « La théorie est-elle vraie ? », c’est-à-dire conforme
à la réalité telle qu’elle peut être observée, sinon actuellement, du moins un jour.

L’expérience joue donc un rôle primordial dans la connaissance humaine. Mais


primordial ne signifie pas exclusif. Entre l’expérience qui se situe à l’origine de la
connaissance (les sensations) et celle qui en constitue le terme, il convient d’intercaler
toutes ces opérations intellectuelles qui impliquent le jugement (« la Lune est un
satellite de la Terre »), l’imagination (« la Lune agit sur la mer »), le raisonnement
(« l’attraction est la loi universelle de la nature »), la spéculation philosophique
(« comment la matière peut-elle agir où elle n’est pas ? »), etc. Autant dire que pour
découvrir les lois fondamentales de la nature, il ne suffit pas de prendre son bain
comme Archimède, ni de regarder les pommes tomber des arbres comme Newton,

66
suivant la légende. Rappelons pour finir une parabole du philosophe Russell (1872-1970),
philosophe empiriste mais nullement naïf. Celui qui croit que l’expérience est la seule
source de la connaissance, dit Russell, est à peu près aussi malin qu’une « dinde de
Noël ». La dinde, si elle pensait, supposerait certainement que le fermier est à son égard
bien intentionné puisque chaque jour il lui apporte du grain. Elle en conclurait aussi
probablement que le retour quotidien d’une ration alimentaire gentiment apportée par le
fermier est une « loi de la nature ». D’où la (mauvaise !) surprise de la dinde le jour où le
fermier vient l’égorger en vue du repas de Noël (ou de Thanksgiving). Ce petit conte
macabre est un avertissement. Nous ne pouvons nous reposer sur la seule expérience
pour établir des certitudes indubitables. La nature, en effet, ne nous fournit pas la
réponse à la question : « Pourquoi les lois sont-elles constantes ? » Sur ce point, ce sont
Descartes et Kant qui ont raison. Si elle n’est pas éclairée par l’intelligence ni soutenue
par le raisonnement, l’expérience ne nous fournit que des informations incertaines et
foncièrement ambiguës. Le fermier reviendra, peut être, mais on ne saurait dire avec
quelle intention.

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Résumé-Plan
• Introduction : la connaissance dérive-t-elle tout entière de l’expérience ?
• De l’empirisme au scepticisme.
• Ce que nous enseigne l’histoire des sciences.
• Pourquoi l’expérience est parfois trompeuse.
• Descartes et l’analyse du morceau de cire.
• La théorie rationaliste de Kant.
• La falsifiabilité selon Popper.
• Une relation « dialectique » entre théorie et expérience.
• Conclusion : la parabole de la dinde.

Citations
• Hume : « L’idée de Dieu, en tant qu’elle signifie un être infiniment intelligent,
sage et bon, naît de la réflexion sur les opérations de notre esprit quand nous
augmentons sans limites ces qualités [qualités observées chez l’homme] de
bonté et de sagesse. »
• Descartes : « Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement
une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour
exister. »
• Sextus Empiricus : « Le miel qui me paraît doux à moi semble amer à qui a la
jaunisse, de même que le vin qui m’enivre délicieusement donne la nausée à
l’homme fiévreux. »
• Kant : « La raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres
plans. »

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Leçon n° 7

N’y a-t-il de vrai que le vérifiable ?

L’idée de « vérité non vérifiable » est immédiatement problématique : si un énoncé


vérifiable (« Il neigera à Noël », par exemple), il paraît hasardeux de le tenir
n’est pas
pour vrai. Puisque le vrai est la conformité du discours ou d’une représentation avec
la réalité, il ne paraît pas raisonnable de tenir pour vraie une affirmation dès lors que la
réalité correspondante est hors de portée. Il paraît difficile, par exemple, de savoir si le
Père Noël habite en Laponie. On préférera donc tenir ce genre d’hypothèses comme
plausibles – dans la mesure où l’on croit au Père Noël – mais on réservera l’adjectif
« vrai » aux seules thèses ou propositions qui peuvent être confrontées à une
expérience dépourvue de toute équivoque. Les difficultés commencent lorsque l’on
cherche à préciser et à bien délimiter ce que recouvre la notion de vérification. Le
« vérifiable », tout d’abord, doit être soigneusement distingué du « vérifié », car ce qui
n’est pas prouvé aujourd’hui le sera peut-être un jour. Mais comment savoir dès
maintenant quelles sont les hypothèses qui seront vérifiées un jour et qui, de ce fait, sont
donc vérifiables, et quelles sont celles qui ne seront jamais vérifiées ? N’est-ce pas
seulement lorsque l’on vérifie quelque chose que l’on peut dire que ce qui n’était dans
un premier temps qu’une conjecture est finalement vérifiable, donc vrai ? Ainsi,
l’efficacité d’un médicament, par exemple, ne peut être établie qu’à la suite d’un certain
nombre d’investigations qui prennent souvent beaucoup de temps.

La seconde difficulté tient au fait que ce qui relève de la vérification ne coïncide


pas avec ce qui peut être établi par l’observation ou l’expérimentation. On peut
vérifier (au sens de démontrer) la validité d’une théorie ou d’un théorème comme on le
fait tous les jours en mathématiques. La logique, qui ne doit rien à l’observation, est
l’« art de contrôler la validité d’un raisonnement ». Le problème est alors celui du
hiatus entre ce qui est valide et ce qui est vrai. Le raisonnement valide (conforme aux
règles de la logique) n’est pas forcément vrai, car il est suspendu à des axiomes qui, par
définition, sont révocables. Il n’en va pas autrement en philosophie. De façon très
générale, en philosophie, ainsi qu’en morale et en politique, par exemple, la validité
d’une doctrine est suspendue à des postulats qui sont les points de départ de tout

69
raisonnement dans quelque domaine que ce soit. On le constate chaque jour à propos des
analyses économiques de la crise mondiale actuelle. Deux approches contradictoires
(pour ou contre le libéralisme, par exemple) peuvent paraître consistantes et recevables.
La cohérence d’une doctrine et la possibilité de justifier une proposition dans le cadre de
cette doctrine ne suffisent pas à garantir la vérité globale de la représentation de la
réalité qu’elle induit. Il faut donc reconnaître que seules les sciences exactes, qu’il faut
considérer à part, nous tiennent un langage clair et explicite sur les modalités de la
vérification de la vérité.

Le vrai et le vérifiable
En principe, la science ne tient pour vrai que ce qui est vérifiable. D’un point de
vue scientifique, une affirmation ou une théorie non vérifiable ne peut prétendre au
statut de vérité objective. La vérité est objective si elle adopte le point de vue de l’objet,
ce qui lui permet de susciter l’adhésion de tous, contrairement aux vérités subjectives,
qui ne valent que pour le sujet, et que l’on ne peut donc partager. Une vérité qui se veut
objective, aussi longtemps qu’elle n’a pas été vérifiée, relève de la spéculation. À ce
stade, elle n’est qu’une hypothèse en attente de validation. A contrario, les doctrines non
vérifiables qui abondent en dehors du champ de la science ne peuvent être tenues pour
vraies, même si elles sont plausibles, pertinentes et symboliquement efficaces, comme le
sont aux yeux de certains les prédictions des astrologues, par exemple, ou les horoscopes.
Un discours simplement crédible ne peut être tenu pour vrai. Un mythe, une légende,
un dicton ou une fiction ne sont pas vrais, au sens où une proposition scientifique est
vraie. Mais un conte de fées, une légende ou une allégorie ne sont pas mensongers non
plus, dans l’exacte mesure où ils ne prétendent pas au vrai. En toute rigueur, ce qui n’est
pas vérifiable, du point de vue de la science, ne peut pas être tenu pour vrai avec
certitude. Toutes les pseudo-sciences (astrologie, sexologie, scientologie, etc.) doivent
précisément leur succès au fait que leurs adeptes tiennent pour vrai ce qui n’est pas
vérifiable. Lorsqu’une voyante prétend lire l’avenir dans sa boule de cristal, on peut la
croire sur parole, car l’avenir est hors de portée. En outre, ses prédictions sont assez
ambiguës pour ne pas risquer d’être démenties par les événements. De même, si je dis :
« Ma maison est hantée », il n’est pas exclu que l’on me croie, car il est impossible à
quiconque de prouver qu’elle ne l’est pas ! De façon générale, les pouvoirs
paranormaux prétendument attestés par certaines « expériences » ne sont pas, à
proprement parler, vérifiables. Colportées par de nombreux témoins, les performances
de ce type ne sont pas renouvelables à volonté ni au grand jour.

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On doit bien mesurer la différence entre ce que Spinoza appelle la « connaissance du
premier genre », connaissance vague ou par ouï-dire, et la « connaissance du second
genre », par notions communes et idées adéquates, objectives et parfaitement claires
(Éthique II, proposition 40, 1677). Seule la seconde, qui est rationnelle, est fiable. Les
affirmations y sont démontrables.

DEUX TYPES DE CONNAISSANCES SELON SPINOZA

Le modèle de ce type de connaissances est évidemment fourni par les mathématiques.


En revanche, les dictons (« une bombe ne tombe jamais deux fois dans le même trou »),
les croyances superstitieuses (« araignée du matin, chagrin ») et les extravagances
religieuses relèvent, selon Descartes ou Spinoza, de l’opinion et de l’imagination et ne
méritent pas le titre de « connaissances ». Étant incertaines, elles ne peuvent
prétendre à la qualification de vraies. Les prophéties d’une voyante peuvent se réaliser,
un magnétiseur peut me soulager. Mais le « chagrin du soir » ne valide pas pour autant la
croyance du matin (l’araignée qui l’annonçait suivant le fameux dicton).

Pour être tout à fait rigoureux, il faut maintenant dissocier le vérifié (actuellement)
du vérifiable (peut-être un jour). L’histoire des sciences nous enseigne que ce qu’un
savant n’a pas été en mesure de vérifier sur le champ fut en règle générale vérifié par la
suite. L’héliocentrisme, annoncé par Copernic, a été confirmé par Galilée. De même,
Einstein a énoncé une thèse en 1919, celle de la relativité restreinte puis généralisée, qu’il
n’était pas en mesure de vérifier matériellement, en tout cas pas dans tous ses aspects. En
1939, les physiciens autrichiens Otto Frish et Lise Meitner ont pu calculer la quantité
d’énergie dégagée par la fission de l’atome, confirmant vingt ans plus tard, sans l’ombre
d’un doute, l’exactitude de la théorie d’Einstein.

71
Les travaux d’Einstein relevaient en grande partie de la spéculation : « Je suis
convaincu, écrit-il, que la construction purement mathématique nous permet de découvrir
les concepts et les lois qui les relient, lesquels nous donnent la clef pour comprendre les
phénomènes de la nature. L’expérience peut, bien entendu, nous guider dans notre choix
des concepts mathématiques à utiliser ; mais il n’est pas possible qu’elle soit la source d’où
ils découlent […]. C’est dans les mathématiques que réside le principe vraiment créateur »
(cité par Robert Blanché dans La Méthode expérimentale et la Philosophie de la physique,
1969). On peut déclarer aujourd’hui que les théories d’Einstein étaient non seulement
vraies, mais aussi vérifiables. Cependant, elles n’ont pu être vérifiées d’emblée. Le
décalage entre vérifiable et vérifié est la règle dans les sciences expérimentales. Toute
hypothèse doit être soumise à un protocole d’expérimentation précis qui seul en garantit
la validité, non pas définitivement, mais jusqu’à preuve du contraire. Retenons pour le
moment que le vrai doit être vérifiable et non pas vérifié.

Le vrai doit être démontrable


L’association du vrai et du vérifiable est donc propre à l’esprit scientifique.
Cependant, même en science, la diversité des conceptions de ce que l’on entend par
« vérification » est telle que la notion même de vérité s’en trouver ébranlée. Dans le
domaine des sciences dites « formelles » (mathématique et logique), on considère toujours
vrai doit être démontrable. Malheureusement, le démontrable ne peut
que ce qui est
pas pour autant être confondu avec le vrai. En logique et en mathématiques, une règle
ou un théorème ne sont valides que dans le cadre d’un système déterminé. La vérité
d’une proposition y est donc relative : elle signifie seulement l’intégration à un système
donné – tel que, pour une proposition géométrique, le système euclidien, par exemple.
Deux théorèmes incompatibles entre eux peuvent donc être recevables l’un et l’autre,
pourvu qu’ils soient rapportés à des systèmes différents : « Quant aux systèmes eux-
mêmes, il n’est plus question pour eux de vérité ou de fausseté, sinon au sens logique de
la cohérence ou de la contradiction interne » (L’Axiomatique, Robert Blanché, 1965).
Robert Blanché, philosophe et épistémologue (l’épistémologie est la partie de la
philosophie qui concerne la science), explique dans ce petit texte que l’axiomatisation de
la logique et des mathématiques a conduit à dissocier le vrai et le valide, autrement dit
la démonstration et la vérité.

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Vérifiable et falsifiable
Dans le domaine des sciences de la nature, si le vrai tend à se confondre avec le
vérifiable, une nouvelle difficulté provient du lien que l’on ne peut manquer d’établir
entre le vérifiable et le falsifiable. Étant donné que le propre des théories scientifiques
est d’être contrôlable par une ou plusieurs expériences, comme le remarque le
philosophe Karl Popper (1902-1994), ipso facto, une théorie scientifique doit pouvoir
théoriquement être réfutée, c’est-à-dire contredite par une expérience incompatible avec
la théorie en question. Toute théorie scientifique doit donc énoncer les conditions
précises de son éventuelle réfutation ! Ainsi, la théorie de Newton, selon laquelle la
lumière se serait propagée par émission de corpuscules, était partiellement inexacte.
L’expérience de Léon Foucault (1819-1868) a permis de l’écarter et de trancher en faveur
de l’hypothèse ondulatoire de Fresnel. De même, l’expérience de Torricelli (1608-1647) a
permis de montrer que la nature « n’a pas horreur du vide ». Il s’agit là de ce que l’on
appelle des « expériences cruciales », qui permettent d’écarter une théorie au profit d’une
autre. Par voie de conséquence, une théorie ou une thèse qui ne pourra jamais être
confirmée ni invalidée par un fait ou une expérience n’est pas scientifique. Lorsque
Freud dit : « Les compartiments d’un train sont les symboles du mariage » ou « Les
chapeaux sont des symboles du sexe féminin », ceci ne peut être ni vérifié ni falsifié. Les
théories de Freud et de Marx, selon Karl Popper, ne sont ni vérifiables ni falsifiables. Mais
cela ne signifie pas qu’elles sont fausses, car la vérité n’est pas l’apanage de la science.

Vérité et philosophie
Si la science repose sur des axiomes qui, par définition, sont toujours contestables,
elle peut être remise en cause. De fait, certains philosophes récusent globalement
l’approche de la vérité qui est celle de la science (c’est le cas de Nietzsche, notamment
dans Le Gai Savoir et Le Crépuscule des idoles). Une certaine obsession de rigueur doublée
d’une volonté effrénée de maîtrise du réel (c’est le projet « techniciste » de la science
moderne) a pu détourner les hommes de la recherche la vérité authentique si l’on en croit
Nietzsche, Heidegger et ses disciples. C’est donc le statut de la science ou même de la
raison dans son ensemble qui doit être interrogé. En d’autres termes : prise à sa racine, la
question de la vérité doit pour finir être abordée sous l’angle de la philosophie.
Lorsque Malebranche écrit : « Je vois que deux fois deux font quatre » (De la recherche
de la vérité, Xe éclaircissement, 1674-1675), on peut considérer que cette proposition est
vérifiable, au même titre que n’importe quelle proposition mathématique. Lorsqu’il
poursuit : « et qu’il faut préférer son ami à son chien », on est tenté de lui demander

73
comment il le sait. Lorsqu’il ajoute ensuite : « et je suis certain qu’il n’y a point d’homme
au monde qui ne puisse le voir aussi bien que moi », nous pouvons le croire… Mais il
nous faut accepter une vérité que l’on ne peut vérifier (au sens de confronter avec la
réalité, attester par l’observation des faits).

Le métalangage
Nous sommes passés ici de propositions du langage, qui portent sur des données
supposées appartenir à la réalité (comme celle-ci : « Certains hommes préfèrent leurs
chiens à leurs amis »), à des propositions relevant d’un métalangage – c’est-à-dire un
discours portant sur le langage. Prenons un exemple plus simple. Si je dis : « Les chiens
aboient », je peux le vérifier, au moins partiellement, en « convoquant » plusieurs chiens et
en leur suggérant d’aboyer. Mais si je dis : « La proposition “les chiens aboient” est vraie »,
comment pourrais-je le prouver ? En d’autres termes, les vérités qui appartiennent au
langage peuvent être vérifiées empiriquement. C’est le cas de ce que nous appelons
« vérités » dans la vie quotidienne. En revanche, les vérités philosophiques, logiques,
mathématiques et même scientifiques, en général, comportent une part de métalangage.
Cela signifie qu’elles incluent un aspect performatif : nous décidons que le discours vrai
doit remplir telle et telle conditions. Un propos performatif est un propos qui est un
acte, une décision, et non simplement un constat. Commençons par le montrer à propos
des mathématiques et de la logique. La logique, tout d’abord, telle qu’Aristote l’a
conçue, est une sorte de « police de la pensée ».

74
L’objectif des logiciens est d’établir des règles auxquelles les discours devront obéir
si les hommes veulent se comprendre et s’accorder. On décide, par exemple, que « A est
A » est correct et que « A est non-A » ne l’est pas. On décide que les termes doivent avoir
un sens défini et un seul, dans un discours déterminé, et ainsi de suite. Il s’agit là de
conventions. On sait aujourd’hui que la logique d’Aristote était « une » logique parmi
d’autres et non pas « la » logique, comme a pu le croire Kant. Les principes de base étant
posés hypothétiquement, il est permis d’en poser d’autres. La logique classique n’est
qu’une logique possible, « une simple architecture formelle dont la validité ne dépend
que de sa cohérence interne » (L’Axiomatique, Robert Blanché, 1965). Dans ces conditions,
les propositions de la logique ne sont plus ni vraies, ni fausses, ni vérifiables. Et
pourtant, les mathématiques et l’ensemble des sciences sont dépendants de ces systèmes
qui énoncent les conditions de possibilité des raisonnements valides. Autrement dit, le
discours vrai, dans telle ou telle science, ne peut l’être que s’il se plie à une sorte de
grammaire de la pensée (la logique) dont la validité est posée et non pas prouvée.
Pour conclure sur ce point : « axiomatiser » les mathématiques et la logique, c’est
reconnaître que le vrai est toujours suspendu à quelque chose (des principes, des
hypothèses, des normes) dont la validité n’est pas démontrable. Or il en va de même
dans les sciences de la nature, qui sont étroitement liées aux mathématiques et dépendent
de postulats admis, donc non démontrés, par définition. Mais cet aspect conventionnel
de la vérité est particulièrement manifeste en philosophie.

La philosophie se définit comme une recherche de la vérité. L’interrogation sur la


nature de la vérité, les critères de la vérité, les moyens de l’identifier ou de la vérifier y
tient donc une place centrale. Le philosophe commence toujours par se demander ce
qu’il entend par « vérité ». La réponse est à la fois simple et décourageante : nous ne
savons pas, en règle générale, ce qu’est la vérité. Non seulement nous ne savons pas la
définir, mais encore nous prenons souvent le faux pour le vrai – ce que nous
reconnaissons après coup lorsque la réalité vient démentir nos croyances. Il y a pire :
comme nous ne possédons pas les critères de la vérité, si nous la rencontrons par hasard,
lorsque quelqu’un nous dit nos « quatre vérités » par exemple, nous ne serons pas en
mesure de l’identifier comme vérité. « Il est impossible de chercher la vérité, dit Platon.
Soit nous la possédons et nous possédons avec elle les critères de la vérité. Mais alors nous
n’avons pas à la rechercher. Soit nous ne la possédons pas mais alors nous ne la
trouverons jamais faute de posséder les pierres de touche dont nous aurions besoin pour
la reconnaître » (Ménon).

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L’évidence
Il ne faut pourtant pas attendre que la vérité tombe du ciel ou nous soit délivrée par
un quelconque maître à penser. La vérité ne peut venir que de nous. Pour Platon, elle
ne peut être qu’une sorte de souvenir, une réminiscence (dans une autre vie, nous aurions
eu accès à la vérité). Pour les modernes, au contraire, la vérité s’apparente davantage à
une balise ou à un port d’attache : il faut commencer par poser une première pierre, un
point d’ancrage, pour l’ensemble du savoir. « Je pense donc je suis », dit Descartes, et
cette vérité est tellement évidente, tellement certaine, que même les « plus extravagantes
suppositions des sceptiques » ne parviendront pas à l’ébranler. Ainsi, en même temps
qu’une première vérité, je connais désormais le critère de la vérité : c’est l’évidence.
Car ni la logique, ni le sens commun, ni l’expérience, ni le langage ne nous diront ce
qu’est la vérité si nous ne le savons pas d’emblée : « On a bien des moyens pour examiner
une balance avant que de s’en servir, mais on n’en aurait point pour apprendre ce que
c’est que la vérité, si on ne la connaissait de nature. Car quelle raison aurions-nous de
consentir à ce qui nous l’apprendrait, si nous ne savions qu’il fut vrai, c’est-à-dire si nous
ne connaissions la vérité ? » (Lettre à Mersenne). L’idée de prouver que ce que je tiens
pour vrai est vrai est absurde. Qu’est-ce qui me prouvera, en effet, la validité de ma
preuve ? On trouve un raisonnement voisin sous la plume de Spinoza. À un
correspondant qui lui demande pourquoi il prétend avoir trouvé la philosophie « la
meilleure », il répond : « Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais
je sais que j’ai connaissance de la vraie… Car le vrai est à lui-même sa propre marque, et il
est aussi celle du faux » (Lettre à Burgh). Le vrai est à lui-même sa propre marque : cela
ne signifie pas que ce qui me paraît vrai, à moi, est vrai, de ce seul fait. Mais cela signifie
que tout discours qui prétend au vrai doit poser d’emblée les normes du vrai (définitions,
critères, règles de cohérence, etc.) et s’y tenir. La vérité, ou plutôt la validité de
l’ensemble du discours, est donc suspendue à cette base que chaque philosophe pose
librement, comme l’ont fait Descartes et Spinoza. La philosophie est toujours, non pas
un langage qui porterait directement sur la réalité, mais un métalangage, dont la vérité
ne peut être vérifiée de façon immédiate, simple, directe et incontestable.

La difficulté de s’entendre non seulement sur ce qui est démontrable mais aussi sur ce
que l’on nomme le « vrai » est encore plus flagrante dans le domaine des vérités
pratiques. Kant, par exemple, élabore un raisonnement qui consiste à déduire une
morale de certaines prémisses, dont celle-ci : une morale ne peut être valide que si elle a
la capacité de rassembler tous les hommes. Une morale rationnelle est une morale telle
que, si tous les hommes l’adoptaient, quelle que soit leur appartenance, ils se

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respecteraient les uns les autres et pourraient mettre en place un monde pacifié (ce que
Kant nomme « le règne des fins »). La base de ce type de morale est donc une série de
postulats (tous les hommes sont doués de raison, peuvent s’accorder, vivre en paix,
s’entendre sur certains principes, etc.). Évidemment, ces principes sont des présupposés,
et s’ils sont vrais, ils ne sont pas vérifiables, au sens usuel de ce terme.

LE PRINCIPE DE LA MORALE RATIONNELLE DE KANT

La situation est un peu comparable dans le domaine politique. « Gouverner, c’est


prévoir. » Ce type de proposition n’est pas un constat, mais une maxime qui confond
dans une formule laconique ce qui est (« on constate que les hommes politiques de
qualité savent anticiper ») et ce qui devrait être (« un homme politique devrait
anticiper et ne jamais se laisser surprendre ni déborder »). Ce type de proposition est sans
doute vrai, mais il n’est pas aisé d’en faire la démonstration. Si je dis : « La démocratie
est le pire des régimes à l’exception de tous les autres » (Churchill), je peux justifier un tel
propos. Mais puis-je prouver que je dis une vérité ? Prenons un exemple encore plus
simple : « La démocratie vaut mieux que le totalitarisme. » Assurément, cette proposition
est vraie. Mais elle ne l’est que pour ceux qui veulent bien s’entendre sur le sens des
mots « démocratie » et « totalitarisme » d’une part et qui, d’autre part, reconnaissent que
certaines valeurs (liberté de pensée, tolérance, droits de l’individu, etc.) sont prioritaires
par rapport à d’autres (traditions, esprit communautaire, unité nationale, etc.).

77
Pour conclure, l’idéal de la science – « le vrai doit être vérifiable » – reste une
référence pour le sens commun comme pour la philosophie, mais aussi pour la recherche
en général, et pour toutes les activités du même ordre, comme le journalisme par
exemple. Pour établir la vérité d’une affirmation, il faut enquêter, croiser les
informations. Si l’on se dispense de ce travail, on ne peut prétendre être pris au sérieux.
Mais si le vrai doit être vérifiable, la notion de vérification, notamment en sciences,
est infiniment plus complexe que ce que l’on pouvait penser en se fiant au simple bon
sens. Lavérité est toujours une caractéristique du discours et, quel que soit le domaine
considéré, on ne peut tenir pour vraie une thèse qu’en rapportant ses idées à un point
de vue qui en constitue le cadre conceptuel et théorique. Ainsi, un fait hypothétique
appartenant au passé ne sera retenu que s’il a été attesté et confirmé, autrement dit, si
l’on peut vérifier la compatibilité de ce fait avec l’ensemble des autres faits admis par
l’ensemble des historiens qualifiés pour juger de la période concernée. Le vrai implique
toujours, non seulement l’accord du discours avec lui-même (la cohérence), mais aussi
l’accord des esprits entre eux (consensus). Et si le consensus n’est jamais atteint, il reste
l’horizon de la vérité.

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Résumé-Plan
• Introduction : vrai, vérifiable, valide.
• La science ne tient pour vrai que ce qui est vérifiable.
• Il ne faut pas confondre le vérifiable et le vérifié.
• Ce qui est vérifiable est aussi falsifiable.
• Comme la logique, la philosophie est un « métalangage ».
• La vérité est à elle-même sa propre marque.
• Vérités morales, vérités politiques.
• Conclusion : le vrai-vérifiable est l’idéal de la science. Mais la vérification est
philosophiquement difficile à définir…

Citations
• Descartes : « Je pense donc je suis. »
• Spinoza : « Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais je
sais que j’ai connaissance de la vraie… Car le vrai est à lui-même sa propre
marque, et il est aussi celle du faux. »
• Kant : « Agis toujours de telle sorte que tu puisses ériger la maxime de ton
action en loi universelle de la nature. »
• Churchill : « La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les
autres. »

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Leçon n° 8

Pouvons-nous nous passer de religion ?

Il serait probablement difficile, pour nombre d’entre nous, de nous passer de


religion. Dans le film Gran Torino, réalisé par Clint Eastwood, le personnage qu’il
incarne, Walt Kowalski, est exaspéré par les attentions d’un jeune prêtre qui lui apporte
son soutien après la mort de sa femme. Walt le met à la porte, sans aucun ménagement, à
chacune de ses visites. Pourtant, à la veille de sa mort, il lui demande de le confesser. On
comprend alors que l’anticléricalisme de Walt n’impliquait pas l’incroyance. S’il ne
supporte pas l’exploitation de la crédulité religieuse dans le contexte d’une Amérique
pudibonde et bigote, il ne récuse pas pour autant – apparemment – une approche
personnelle de la foi. Cet exemple témoigne du fait que le rejet de telle ou telle forme
de religiosité n’exclut pas du tout la croyance en un Dieu, en l’immortalité de l’âme
ou en tel ou tel autre principe porteur d’espérance. La question de savoir si nous
pouvons nous passer de religion requiert donc deux préalables. Il faut tout d’abord se
demander à quoi, ou à qui, renvoie exactement ce « nous » : est-ce à l’humanité en
général (« Peut-on concevoir une humanité dépourvue de toute croyance religieuse ? »), à
une société particulière (« La religion est-elle une nécessité sociale » ?) ou bien ce « nous »
peut-il désigner chacun d’entre nous (« Puis-je me passer de religion ? ») ? Le second
préalable, qui a trait à la définition de la religion, recoupe le premier. En effet, on ne
répondra pas de la même manière à la question de savoir si les hommes peuvent se
passer de la religion si l’on prend ce terme dans son sens institutionnel, réservant le
qualificatif religieux aux pratiques liées aux « Dieux de la cité », ou bien si on l’étend à
toutes les croyances en telle ou telle forme de transcendance ou de divinité, les
opinions évoluant au gré des convictions de chacun.

Socrate et l’impiété
Le cas de Socrate est à cet égard exemplaire. Jugé incrédule par ses concitoyens,
Socrate a été condamné à mort pour impiété, alors qu’il a toujours affirmé croire en
Dieu. Il est vrai que, comme on le voit dans l’un des textes de Platon, il n’hésitait pas à
tourner en dérision les représentants des autorités religieuses. Il se moque, en

80
particulier, du prêtre Euthyphron (titre du dialogue), qui s’avère incapable d’expliquer en
quoi consiste la vraie piété, et encore moins de préciser en quoi la piété se distingue
de la justice. Mais serions-nous aujourd’hui en mesure de faire mieux
qu’Euthyphron ? En admettant que la piété et l’attitude religieuse se confondent,
pouvons-nous dire simplement et précisément en quoi elles consistent ? Et serions-
nous capables d’expliquer en quoi elles se distinguent de la bonté, de la charité ou de
l’esprit de justice ? Socrate propose de considérer que la piété relève des « relations des
hommes avec les Dieux » tandis que la justice « ne renvoie qu’aux relations des hommes
entre eux ». Mais s’il dit vrai sur ce point, alors ses accusateurs ont eu raison de le
condamner pour impiété : Socrate ne s’est en effet jamais beaucoup préoccupé de
« plaire » aux dieux. Mais il fut indéniablement un homme moralement irréprochable
et fort bien conseillé – si on l’en croit – par un « démon » qui lui dictait la conduite à
suivre et auquel il ne s’est jamais dérobé. Mais si nous décidons d’appeler « démon »
notre conscience morale, cela fait-il de nous des croyants, au sens usuel de ce terme ? Il
est permis d’en douter. Tout le monde voit bien que la charité ou la générosité ne sont
pas la foi.

La religion est un fait social


Contrairement à Platon et à Socrate, nous disposons du recul nécessaire pour
considérer la religion en tant que fait social. Il est possible de mettre entre parenthèses la
question de la foi pour examiner la religion en tant que système de croyances et de
pratiques, dont l’aspect le plus manifeste pourrait être une attitude de soumission à
l’égard de toute une panoplie de règles et de normes que l’on peut décrire sans prendre
en compte la vie intérieure de leurs adeptes. On insistera alors, au moins dans un premier
temps, sur la diversité des phénomènes religieux. L’étymologie elle-même est une
source de perplexité. Le mot « religion », du latin religio signifiant « attention
scrupuleuse », « sentiment », « culte », provient-il du verbe latin relegere (« prendre soin »,
« respecter », « recueillir ») ou bien du verbe religare (« relier ») ? Dans le premier cas,
l’aspect spirituel et subjectif semble prépondérant, tandis que dans la seconde
hypothèse, on insistera sur la fonction sociale de la religion, qui aurait pour finalité
première de souder (lier) les hommes en une communauté solidaire et fraternelle.

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DEUX ÉTYMOLOGIES DU MOT « RELIGION »

Religion

Religare Religere
- Relier - Respecter
- Recueillir

À partir de son étude, Formes élémentaires de la vie religieuse, le sociologue Émile


Durkheim (1858-1917) s’attache à ce second aspect de la religion. Il met l’accent sur les
formes extérieures de la religion, à savoir les rituels, les cérémonies et les liturgies
ayant pour finalité de régler la relation des croyants avec le sacré, suivant des
modalités infiniment diversifiées selon les époques et les civilisations. Y a-t-il un
dénominateur commun entre toutes ces modalités du religieux ? Le seul point commun
de tous les systèmes de croyances religieuses, selon Durkheim, est de constituer des
représentations collectives qui ont pour objet de délimiter un ensemble d’entités (Dieu,
totem, tabou, ancêtres, etc.) désignées comme inviolables, à la fois redoutables et
vénérées. Les premières religions furent tantôt fétichistes, tantôt animistes, car la notion
de divin est très récente à l’échelle de l’humanité. Le sociologue et philosophe Auguste
Comte (1798-1857) avait déjà établi, dans la théorie des « trois états », qu’en ce qui
concerne « l’état théologique », premier stade de l’intelligence humaine, nous sommes
tous spontanément fétichistes (le fétichisme accorde aux objets une âme). Le
polythéisme (croyance en des dieux présentant des figures plus ou moins humaines) est
un dérivé de cette première étape de la religion. Quant au monothéisme, il est la forme
la plus abstraite et la plus rationnelle de « l’état théologique », puisqu’il éloigne Dieu
du monde sensible en admettant son invisibilité (« Dieu caché »).

La diversité des religions


Toutes les études d’ordre anthropologiques de la religion en soulignent elles aussi
l’extrême diversité à la surface de notre planète. Il faut souligner que le monothéisme,
contrairement à ce que l’on croit parfois, ne concerne pas une majorité d’individus. Une
grande partie des fidèles ou des croyants aujourd’hui sont encore polythéistes, fétichistes
et animistes. Quant aux bouddhistes, ils vénèrent Bouddha, qui est un homme. D’où la

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question de l’unité de ces pratiques totalement disparates : on voit mal, à première
vue, ce qu’il y a de commun entre le manitou indien, le tamaniou mélanésien, le
Quetzalcoalt (Serpent à plumes) mexicain, les Kamis du Shintoïsme, le Papa Legba du
panthéon Vaudou, le Dieu Shiva, le Deus Absconditus (caché, incompréhensible) chrétien,
etc. On comprend pourquoi la définition sociologique la moins contestée de la religion
ne comporte aucune référence à un Dieu ni même à un principe divin. Cette
définition classique est celle de Durkheim et est toujours d’actualité : « Une religion est un
système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire
séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté
morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. » Pour la sociologie qui, par définition,
refuse de prendre en considération les éléments subjectifs, la religion implique une
Église et des pratiques partagées et non telle ou telle croyance. Les modalités des
croyances dites religieuses sont en effet susceptibles de variations infinies. Cependant,
selon Durkheim, il y a une unité inapparente des phénomènes religieux. Pour lui, toute
religion est une émanation et une célébration de la société par elle-même par le biais
de ce qui est désigné comme « le sacré ». Or le sacré n’est qu’un mot sans référent
précis, un principe abstrait et vague qui recouvre en vérité la représentation idéalisée
de la société par elle-même.

La religion et l’anthropologie
Si l’on s’en tient au seul point de vue anthropologique, neutre (au sens
d’« agnostique », qui ne se prononce pas sur l’existence ou non du divin), on peut
répondre tout de suite que : « Oui, les hommes peuvent se passer de religion. » En effet,
il a existé et il existera encore probablement des sociétés largement détachées des
pratiques religieuses, comme le furent, entre autres, certaines sociétés communistes au
XXe siècle (comme l’Union soviétique). « Nous » (les sociétés) pouvons donc nous passer
d’Église, de cérémonies, de rituels et de tous ces principes directifs qui ont en commun
d’organiser nos existences suivant des normes collectives exprimant le respect d’un
domaine sacré, séparé du profane, quels que soient les sens que l’on accorde à ces
termes. Cependant, on peut adopter un point de vue très différent sur la religion : il est
concevable de dissocier la piété de tous ces aspects extérieurs, collectifs, voire
ostentatoires, des pratiques religieuses qui intéressent les sociologues. Des théologiens,
des philosophes et de nombreux écrivains nous ont en effet conduits, au fil des siècles, à
considérer que la véritable religion n’était pas forcément liée à telle ou telle pratique
sociale, ni à telle ou telle croyance orthodoxe. L’épicurien Lucrèce (98-55 av. J.-C.)

83
s’exprimait déjà très clairement sur ce point : « La piété, ce n’est pas se montrer à tout
instant la tête voilée devant une pierre, ce n’est pas s’approcher de tous les autels, ce n’est
pas se prosterner sur le sol la paume ouverte en face des statues divines, ce n’est pas
arroser les autels du sang des animaux ni ajouter des prières aux prières, mais c’est bien
plutôt regarder toute chose avec sérénité » (De la nature des choses). Lucrèce nous prie de
ne pas confondre la religion et la superstition. Il sera suivi par tous les philosophes qui,
de Saint Augustin à Kant, en passant par Rousseau, déprécieront les aspects formels et
cultuels de la religion. Tous considèrent que, conformément à l’enseignement du Christ,
seules importent vraiment aux yeux de Dieu la sincérité de la foi, la pureté des
intentions et la profondeur de notre amour à l’égard du Créateur et de notre prochain.

La superstition : antithèse de la foi


Lafoi (du latin fides signifiant « confiance », « croyance ») est l’adhésion de l’esprit et
du cœur à une doctrine ou à un principe spirituel. Les philosophes estiment en général
que toute religion peut être interprétée avec souplesse, dans un esprit non dogmatique.
Spinoza a tout particulièrement mis les hommes en garde contre toutes les formes de
superstition et d’intolérance. Il voit dans la superstition l’antithèse de la foi. Il la
définit comme une attitude puérile et irrationnelle « fondée sur la peur de maux
imprévisibles et sur l’espérance de biens hypothétiques ». Emmanuel Kant rejette lui aussi
la superstition qu’il conçoit comme « l’illusion en vertu de laquelle il serait possible de
préparer sa justification envers Dieu ». Il est inconvenant de croire que l’on peut
influencer Dieu afin qu’il nous ouvre les portes de l’au-delà. Molière s’est lui aussi
moqué de tous les Tartuffe qui veulent recueillir dès maintenant les bénéfices d’une
stricte observance des prescriptions religieuses en faisant étalage de leur dévotion.
Quant au philosophe Kierkegaard (1819-1855), existentialiste et pourtant croyant, il
ironise sur la croyance en l’immortalité de l’âme et en l’intercession des pouvoirs
temporels : « L’Église est une entreprise de transport vers l’éternité qui n’évite le discrédit
que parce que l’on est sans nouvelle des voyageurs », écrit-il.

Les religions naturelles


Pour Rousseau ou, plus près de nous, le philosophe croyant Bergson, on peut de ce
point de vue opposer les « vraies » religions (religions porteuses de valeurs humanistes)
des « fausses », qui alimentent la haine et le fanatisme. Les fausses religions ou religions
« statiques » sont dogmatiques et excessivement directives : « La religion statique
attache l’homme à la vie et par conséquent l’individu à la société, en lui racontant des

84
histoires comparables à celles dont on berce les enfants » (Les Deux Sources de la morale et
de la religion). Les « vraies » religions ou religions « naturelles », ignorant cultes
extérieurs et liturgies, au contraire, mettent l’accent sur la dimension morale et donc
universalisable de leurs prescriptions. Celles-ci pourraient se résumer, selon Kant (La
Religion dans les limites de la simple raison) ou Rousseau (Profession de foi du vicaire
savoyard) au seul devoir d’aimer Dieu et son prochain comme soi-même, ou tout au
moins d’y tendre.

LES RELIGIONS NATURELLES

Dans le même esprit, la « religion dynamique », pour Bergson, est un élan qui
devrait conduire l’humanité dans son ensemble à une transformation à la fois
positive et radicale. Selon lui, c’est l’humanité qui doit se rendre quasi-divine, car :
« Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. Mais ce qu’il
dit clairement, c’est que l’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-
même ». Pour tous ces philosophes croyants, mais également rationalistes, la religion est
essentiellement foi et amour, quelles que soient les traditions ou révélations
auxquelles elle se réfère. De ce point de vue, la question de savoir si nous pouvons
nous passer de religion a cessé d’être celle de la fonction sociale des observances et
croyances religieuses. Nous sommes désormais en mesure, en particulier dans les
sociétés laïques occidentales, de nous déclarer croyants quoique non pratiquants, ni
même affiliés à une quelconque religion officielle.

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Religion et laïcité
La laïcité est la caractéristique des sociétés non pas irréligieuses, mais pluralistes et
tolérantes à l’égard non seulement des différentes confessions mais aussi des individus qui
se déclarent athées ou agnostiques, comme de tous ceux qui veulent explorer de
nouvelles formes de religiosité. Au sens strict, la laïcité est le principe en vertu duquel
l’État n’exerce aucun pouvoir religieux ni moral, et les autorités spirituelles aucun
pouvoir politique. Dans les sociétés traditionnelles, tous les aspects de la vie sont
imbriqués et la religion assure l’unité et la continuité d’existences individuelles totalement
intégrées à la communauté. Ni l’athéisme ni la philosophie n’y sont bienvenus.
Dans ce type de sociétés, la question de savoir si nous pouvons ou non nous passer de
Dieu ne se pose tout simplement pas. Il en va tout autrement des sociétés qui sont le
fruit du long processus de « sécularisation », dont les nations européennes aujourd’hui,
sont les héritières ainsi que, dans une moindre mesure, les États-Unis.

Le désenchantement du monde
La « sécularisation » (du latin saecula, « siècles ») est le terme qui désigne l’évolution
des sociétés dans le sens d’un recul du pouvoir et de l’influence des autorités et des
institutions religieuses dans l’organisation de toute la vie sociale. Dans une société
laïque (au sens large), les individus ne se sentent plus liés par les obligations religieuses ;
ils considèrent que la croyance est une affaire personnelle et ne concerne pas les
pouvoirs publics. Cette évolution des mentalités et les changements politiques
considérables qu’elle a rendus possibles sont l’effet irréversible de ce que les sociologues
appellent aujourd’hui le « désenchantement du monde ». Le sociologue Durkheim
résume ce processus de la façon suivante : « La religion embrasse une portion de plus en
plus petite de la vie sociale… À l’origine, elle s’étend à tout. Puis peu à peu, les fonctions
politique, économique, scientifique s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent
à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu, si l’on peut
s’exprimer ainsi, qui était présent à toutes les relations humaines, s’en retire
progressivement : il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes…
L’individualisme, la libre-pensée ne datent pas de nos jours, ni de la Réforme, ni de la
chute du polythéisme gréco-latin, ou des théocraties orientales. C’est un phénomène qui
ne commence nulle part, mais qui se développe sans s’arrêter tout au long de l’histoire »
(De la division du travail social, 1912). Si Durkheim dit vrai, et c’est ce qu’admettent
aujourd’hui, non seulement ses disciples, mais aussi l’immense majorité de sociologues et

86
philosophes contemporains, il est devenu manifeste que les hommes peuvent se passer
de religion, dans le sens traditionnel de ce terme.

La religion comme aliénation


Plusieurs philosophes célèbres ont pris une part active dans ce processus de
« désenchantement du monde » et de déconstruction des croyances religieuses. On sait
que Marx (1818-1883) et Freud (1856-1939) se sont accordés, apparemment sans se
concerter, pour considérer la religion comme une aliénation et une imposture. Pour
Marx, la religion est le stupéfiant (« l’opium du peuple ») qui rend supportable la misère
et la détresse réelles en faisant miroiter aux malheureux un avenir non moins
radieux qu’hypothétique (« Heureux les pauvres d’esprit », « Les premiers seront les
derniers », etc.). Pour Freud, la religion est un procédé redoutable et efficace
d’« intoxication » (Malaise dans la culture, II) qui « influence notre être corporel en
changeant son chimisme ». Pour le fondateur de la psychanalyse, les doctrines
religieuses sont des constructions imaginaires qui apaisent nos angoisses et
adoucissent les chagrins à la manière des « remèdes sédatifs » et de l’alcool (le plus
accessible des « briseurs de souci » !).

Selon lui, la croyance religieuse nous aide en particulier à supporter le passage à


l’âge adulte, moment qui est généralement celui de toutes les désillusions.

87
Imaginaire, fantasme et illusion
« L’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé –
protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que
cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, un père
cette fois plus puissant… » (L’Avenir d’une illusion, VI, 1927). Freud explique la part la
plus essentielle de l’imaginaire religieux à partir du fantasme du « Petit Poucet » :
« L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne
bienveillant de la Providence divine, l’institution morale de l’univers assure la réalisation
des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines,
et la prolongation de l’existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et
de lieu où ces désirs se réaliseront » (Ibid.). Pour Freud, comme pour Marx, il est clair
que toutes ces fantasmagories et promesses relèvent de l’illusion. Les dogmes et
pratiques religieuses sont des systèmes foncièrement toxiques qui, tout en se fondant sur
une « intimidation de l’intelligence », déforment de façon délirante le monde réel : « À
ce prix, par fixation violente d’un infantilisme psychique et inclusion dans un délire de
masse, la religion réussit à épargner à de nombreux hommes la névrose individuelle »
(Malaise dans la culture, II). Peut-on encore parler, dans ces conditions, d’un bénéfice
de la religion et soutenir que les hommes ne pourront jamais se passer de religion ?
Freud nous recommande, sur cette question, d’être extrêmement circonspects. Il
remarque que le bilan moral des religions est mitigé (l’amour et la charité ne peuvent
faire oublier les croisades et l’Inquisition, les guerres impériales, le fanatisme intégriste,
etc.). Pourra-t-on se passer de la religion à l’avenir pour fonder une morale et donner
un sens à l’existence humaine ? Si les hommes de culture peuvent trouver des moyens de
satisfaction autres que religieux et détourner (sublimer) leurs tendances agressives et
asociales, les opprimés auront beaucoup plus de mal à se passer du soutien de la
religion pour supporter les épreuves de la vie et se résigner à l’injustice dont ils sont les
victimes. Car « tout individu est virtuellement un ennemi de la civilisation » (L’Avenir
d’une illusion). Il faut bien reconnaître que la religion a, jusqu’ici, préservé l’humanité
contre les menaces d’anéantissement et d’autodestruction qui lui sont inhérentes. Le
déclin de la religion constitue de ce point de vue une vraie menace. Comment
parviendra-t-on à convaincre nos « prochains » de ne pas s’entretuer sous le moindre
prétexte, une fois Dieu disparu ? « Il n’était pas permis de tuer son prochain pour la
seule raison que seul le bon Dieu avait défendu et devait venger durement le meurtre en
cette vie ou dans l’autre ; on apprend maintenant qu’il n’y a pas de bon Dieu. » Qu’en
conclure ? Selon Freud, il faudrait à l’avenir trouver d’autres moyens de « contenir la

88
violence virtuelle de tous les incroyants » et, pour cela, « réviser de fond en comble les
rapports de la civilisation et de la religion » (Ibid.).

Le déclin ?
Nombreux sont les philosophes et penseurs qui croient, à la suite de Marx, Nietzsche
ou Freud, que le « stade de l’infantilisme » finira bien un jour par être dépassé. Qu’on
le déplore ou que l’on s’en félicite, on peut constater que la religion décline en tant que
pratique et système de certitudes incontestées. « Dieu est mort » a pronostiqué
Nietzsche dans le Gai Savoir (1882). Il précisait que cette nouvelle n’était pas encore
« parvenue à l’oreille des hommes ». Personne ne peut affirmer aujourd’hui que nous
pouvons nous passer des ressources morales et spirituelles que constituaient les grandes
religions, ni, encore moins, que nous pouvons cesser de croire et d’espérer. De même
que l’on ne peut cesser de respirer même si l’on nous dit que l’air est vicié, sans doute ne
pouvons-nous pas non plus nous passer de métaphysique, de sacré, ni de « biens
impérissables ». Mais notre demande de sens trouvera peut-être d’autres dérivatifs,
réponses symboliques inédites, de nouveaux débouchés. Le XXe siècle a connu les
« religions séculières », telles que le marxisme ou la « religion du progrès ». Nous
trouverons probablement de nouvelles formes de satisfactions et d’épanouissement
dans des activités et des entreprises qui ne relèveront plus du religieux, au sens usuel du
terme. N’est-ce pas ce que suggère le poète Goethe lorsqu’il écrit : « Qui possède science
et art / A aussi de la religion / Qui possède ni l’un ni l’autre / Qu’il ait de la religion »
(Poésies posthumes) ?

Aujourd’hui, personne n’a la présomption de dire que nous pouvons nous passer de
religion. Aucun d’entre nous ne peut se prononcer au nom de l’humanité tout entière.
Les observations d’ordre anthropologique et les études historiques nous révèlent la
permanence du fait religieux, tandis que la philosophie nous en révèle les impasses et
contradictions. Nous savons que certaines personnes parviennent à se passer des secours
et consolations de la religion, tandis que d’autres vivent mal leur agnosticisme ou leur
athéisme : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » écrit le poète Stig
Dagerman. Quant à l’un des pires mécréants de la littérature et de l’histoire, le Marquis
de Sade, il avoue qu’il ne peut pas se passer complètement de Dieu : « Il faut bien que
Dieu sorte de son inexistence au moins le temps qu’on l’accuse, qu’il existe juste assez
pour que je puisse souverainement décider de son inexistence. »

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Résumé-Plan
• Introduction : qui peut savoir qui est pieux et qui ne l’est pas, et conformément
à quels critères ?
• La religion comme fait social.
• Les trois moments de l’« état théologique ».
• Vraie et fausse piété.
• Laïcité et sécularisation.
• Religion et illusion.
• Dieu est-il mort ?
• Conclusion : comment le besoin de consolation pourrait-il être rassasié ?

Citations
• Kierkegaard : « L’Église est une entreprise de transport vers l’éternité qui n’évite
le discrédit que parce que l’on est sans nouvelle des voyageurs. »
• Freud : « Tout individu est virtuellement un ennemi de la civilisation. »
• Nietzsche : « Dieu est mort. »
• Dagerman : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. »
• Sade : « Il faut bien que Dieu sorte de son inexistence au moins le temps qu’on
l’accuse, qu’il existe juste assez pour que je puisse souverainement décider de
son inexistence. »

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Leçon n° 9

L’État... En faut-il plus ?


En faut-il moins ?

« L’État est un monstre froid, il ment froidement, et voici le mensonge qui s’échappe
de sa bouche : “Moi je suis le peuple.” » Ce mot du philosophe Nietzsche (Ainsi parlait
Zarathoustra, 1883) exprime un sentiment très répandu. Qu’il soit « flamboyant »,
comme le sont souvent certains États despotiques, ou « froid », comme l’appareil
bureaucratique moderne, l’État inspire rarement de la sympathie. Nous avons tous
tendance à croire que notre existence serait plus épanouie dans une société qui serait
débarrassée du pouvoir et de ses représentants corrompus, car la plupart des hommes
d’État ne nous donnent pas l’impression d’être des hommes intègres. On les croit au
contraire cupides, hypocrites et malhonnêtes, préoccupés de satisfaire leur appétit du
pouvoir et de faire fructifier leurs actions. Pour démêler ce qui est justifié et ce qui, au
contraire, relève du préjugé dans cette hostilité à l’égard de l’État, il faut dissocier ce
qui relève du fait et ce que l’on appelle le « droit ». Si les États historiques ont été si
souvent peu soucieux des intérêts de leurs sujets, on ne saurait en tirer des conclusions
définitives sur la nocivité de l’État. Car l’État ne saurait se confondre, en droit, avec les
formes diverses que le pouvoir a revêtues au cours de l’histoire effective de l’humanité.
Avant donc de jeter le bébé (l’État) avec l’eau du bain (l’iniquité du pouvoir), il faudra
donc examiner quelle est la raison d’être de l’État, comme se sont efforcés de le faire les
théoriciens classiques, tels que Hobbes et Rousseau. Ils nous apprennent que l’intégration
de la société dans un carcan relativement rigide est une nécessité vitale pour toute
nation moderne. Au-delà de cette nécessité en quelque sorte « négative » – les institutions
nous évitent de nous entre-tuer –, l’État peut aussi être vu comme le garant de nos
droits fondamentaux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire un peu
précipitamment, le but originel de l’État n’est pas d’opprimer les hommes, mais de leur
apporter sécurité et liberté, si l’on en croit Spinoza et Rousseau. Car aucune liberté ne
se peut concevoir sans loi, et seul l’État, qui l’incarne à l’échelle des grandes nations, est
en mesure d’imposer à tous de respecter les règles et de se plier aux dispositions qui en
découlent, sous peine de sanctions.

91
L’État : un ennemi ?
Si les philosophes ont raison sur ce point, et si la réalité s’inspire de leurs doctrines
comme on l’admet en général, on peut se demander pourquoi les citoyens des États
républicains et démocratiques actuels voient encore si souvent en l’État un ennemi.
L’État réel est perçu comme brutal et injuste. Un tel constat n’est pas sans fondement : il
suffit d’évoquer la situation des exclus, ou encore l’état des prisons dans notre pays
aujourd’hui, pour s’en convaincre. Pour adoucir la vie en société et tenter d’améliorer
notre condition sociale, devons-nous nous détourner de l’État, ou au contraire nous
tourner vers lui, en lui demandant de prendre les mesures autoritaires mais justes qui
s’imposent ? En d’autres termes : devons-nous exiger de l’État qu’il restreigne son champ
d’action et s’efface au profit d’une société plus émancipée, plus autonome ? Ou bien
déciderons-nous qu’il revient à l’État de légiférer et d’intervenir pour réformer les
institutions dans un esprit de justice ? On remarque que, dernièrement, compte tenu de
la crise économique et sociale que nous traversons, de très nombreuses voix se sont
élevées pour demander à l’État d’être plus efficace, c’est-à-dire plus énergique et plus
contraignant à l’égard des acteurs de l’économie capitaliste, en stigmatisant les « paradis
fiscaux » par exemple. Si l’on en croit les partisans de l’État-providence, il faudrait donc
« plus » d’État, pour imposer aux individus, au marché et, de façon générale, à la société
dans son ensemble, une régulation plus probante et des orientations plus fermes que
celles qui ont prévalu jusqu’à présent. L’État, tout en étant un problème, se présente aussi
curieusement comme la solution. On voit mal comment en effet on pourrait faire
l’économie de l’État.

L’État n’est pas une donnée naturelle


Il faut cependant rappeler que si l’État nous apparaît aujourd’hui comme une
nécessité, il n’a pas toujours existé. La dimension des nations, l’immense complexité des
mécanismes sociaux et des dispositifs économiques, l’organisation internationale du
marché et du commerce aujourd’hui ne nous laissent plus d’alternative (« Souhaitez-vous
poursuivre votre existence avec ou sans État ? »). Nous ne sommes plus capables de vivre
en autarcie. Le rêve d’une microsociété autogérée n’a plus cours désormais, sinon au
sein même d’États qui protègent ce type de communautés, comme c’est le cas par
exemple pour les amish aux États-Unis. Cependant, alors même que l’on s’accorde à tenir
l’homme pour un « animal politique » (Aristote), l’État n’est pas une donnée naturelle. Il
est tout au contraire l’aboutissement d’un très long processus dont les principales étapes
furent les cités-États du Moyen-Orient, les régimes despotiques orientaux, la cité

92
athénienne, les petites Républiques et les grands empires occidentaux. À l’origine, les
sociétés sont sans État. Les premières (sociétés sans écriture) étaient des communautés,
non pas sans hiérarchie, mais sans structure politique constituée en un pouvoir séparé
de la société. Dans ce type de sociétés traditionnelles, le pouvoir est diffus et l’autorité
répartie en de multiples personnes indépendantes (les « Anciens », les « chamans », etc.).

Les origines de l’État


L’apparition des prémices de l’État moderne se situe en Mésopotamie, environ
3 000 ans avant Jésus-Christ, lorsque les premiers scribes, engagés au service du pouvoir,
viennent comptabiliser les premières grandes récoltes. On sait que l’invention de l’écriture
a permis de sortir d’une économie de subsistance et de monopoliser la mémoire de
la société au profit de l’État naissant. Les premières « cités-États » restaient cependant des
communautés soudées par les traditions dans lesquelles l’autorité politique et la société
n’étaient pas encore nettement dissociées. Fortement centralisé, le pouvoir était
concentré entre les mains d’une caste qui détenait toutes les clés de l’économie.
Beaucoup plus près de nous, la « Cité » de l’époque de Périclès (VIe siècle av. J.-C.) était
un regroupement limité de familles au sein duquel tout le monde pouvait se croiser et
où chacun pouvait se sentir lié à tous. Bien que de dimension très modeste, la cité
grecque est la première organisation à proprement parler politique (de polis, la cité),
c’est-à-dire concertée et volontaire de la vie en société. De dimension humaine, la cité
est pour un Grec le seul cadre dans lequel l’homme peut établir des liens d’amitié
durables et profonds avec ses semblables. Mais la cité a progressivement cédé la place aux
empires, aux grandes nations, puis aux États modernes.

Notre conception de la société a, de ce fait, complètement changé. La société n’est


plus pour nous une communauté chaleureuse et fraternelle, mais une association
artificielle dans laquelle les liens avec nos concitoyens, beaucoup plus lâches
qu’autrefois, sont plus utilitaires que sentimentaux. Parallèlement, l’État nous apparaît de
plus en plus comme une puissance abstraite, voire hostile. L’État moderne est en effet à
la fois l’héritier des grands empires du passé et des monarchies européennes. À l’instar des
anciens empires, il nous apparaît lointain, voire inhumain. Cependant, l’État moderne, en
rupture avec une conception monarchique de l’autorité légitime, est aussi censé être le

93
représentant de laloi et du droit. S’il est bien conçu et convenablement administré, il
doit correspondre aux exigences de ce que les Anciens ont nommé une « République »
(du latin respublica, « affaire commune »). Une République est une société dans laquelle la
politique, c’est-à-dire le pouvoir d’élaborer la loi, de prendre des décisions concernant
la collectivité et de rendre justice, est l’affaire de tous. Les États modernes,
notamment en Europe aujourd’hui, sont des « Républiques » – au moins en principe. Le
pouvoir d’État n’appartient plus à ceux qui l’exercent, et l’autorité y est coupée de ses
sources spirituelles, contrairement à la situation qui prévalait dans toutes les sociétés
traditionnelles où le pouvoir se réclamait d’une légitimité religieuse.

La « désacralisation » de l’État, c’est-à-dire son émancipation à l’égard des autorités


ecclésiastiques et son incarnation dans des institutions neutres et impersonnelles, a été
annoncée par les philosophes avant de devenir effective dans la réalité avec les deux
révolutions américaine (1776) et française (1789). C’est tout d’abord Machiavel qui
soutient, dans Le Prince (1513), que l’origine de l’État ne s’explique ni par une nécessité
naturelle, ni par la volonté de Dieu, ni par un projet d’ordre moral, mais bien par le
coup de force d’un homme énergique (le « Prince ») qui impose autoritairement à la
société l’ordre politique et met ainsi fin à l’anarchie dévastatrice d’une société livrée
aux appétits des individus, des brigands et des despotes potentiels.

94
La théorie du Léviathan
La société est, pour le premier théoricien de l’État moderne, un artifice imposé aux
hommes afin d’éviter la guerre civile et, dans le meilleur des cas, de promouvoir une
société républicaine. Il reviendra ensuite à Hobbes (1588-1679) de poser les fondements
d’une théorie rationnelle de l’État. La théorie de Hobbes est exposée dans son ouvrage
intitulé le Léviathan (1651). Ce nom propre fait référence à un monstre marin évoqué
dans la Bible (Psaumes, 74 et 104) ; il désigne chez Hobbes une entité monstrueuse
(énorme, plus ou moins invisible) à laquelle les hommes ont confié le soin d’instaurer un
ordre politique stable. Incapables de supporter le chaos et la violence virtuelle d’une
existence dépourvue de toute règle, craignant constamment pour leur vie, les hommes
à l’état de nature se sont lassés de cette liberté illimitée mais vaine. Ils ont donc décidé
d’y renoncer, mais afin d’obtenir en échange la protection de leurs droits
fondamentaux, à commencer par celui de vivre en toute sécurité, sous la protection du
Léviathan. Ils ont donc décidé – il y a très longtemps, dans une époque fictive – de
confier à un tiers la tâche d’imposer l’ordre et de le maintenir : « C’est comme si chacun
disait à chacun : “J’autorise cet homme ou cette assemblée et je lui abandonne mon droit
de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et que tu
autorises toutes ses actions de la même manière” » (Léviathan, chapitre 17). Le pouvoir
ainsi constitué est donc légitime puisqu’il est issu d’un contrat. Mais il est également
absolu, car le détenteur du pouvoir politique est « hors contrat », n’étant pas lié lui-même
par le contrat qu’il rend possible. Son pouvoir est illimité. Selon cette théorie, le
Léviathan est ainsi à l’abri de toute querelle partisane, ce qui garantit sa pérennité. Mais
on voit aussitôt que cette théorie « absolutiste » de l’État, dont le but est de trouver le
moyen infaillible de prémunir les hommes contre leur propre dangerosité, peut justifier
par avance toutes les dérives despotiques. Il appartiendra aux successeurs de Hobbes,
républicains comme lui, mais également démocrates, de formuler au contraire une
« théorie du contrat social » qui restreint la souveraineté de l’État et s’efforce de
l’encadrer en lui imposant un carnet de charges précis. Ce cadre intangible est celui
qu’impose la loi et qui prend, dans toute République digne de ce nom, la forme d’une
constitution aussi intangible que possible.

Pour les partisans de l’État démocratique, il est inconcevable que les hommes soient
disposés à abandonner une fois pour toutes l’ensemble de leurs droits naturels au
profit d’un souverain tout puissant sans exiger la moindre contrepartie ! Ils estiment au
contraire qu’un régime tempéré est seul à même de préserver l’égalité et la liberté
naturelle des hommes. Selon Spinoza (1632-1677), la véritable fin de l’État est la

95
protection de nos droits, mais la décision de confier le pouvoir à certaines personnes
supposées compétentes pour l’exercer peut se retourner contre les initiateurs du
contrat : n’importe quel arrangement, et n’importe quel régime politique, ne garantit
pas cette liberté qui est théoriquement la fin de l’État. Pour éviter toute dérive
autoritaire, il faut veiller d’emblée à bien délimiter les pouvoirs des hommes d’État. De
ce point de vue, l’État démocratique, qui se fonde sur « la saine raison » est le plus
naturel et le plus qualifié pour préserver les droits fondamentaux de tous les citoyens.
Pour Spinoza, il ne faut ni plus, ni moins d’État, mais il faut un État plus démocratique,
plus à même de prendre en considération et de faire valoir les intérêts de tous.

Le contrat social
Selon la conception démocratique de l’État qui sera reprise et complétée par
Rousseau dans Du contrat social, le « peuple » ne préexiste pas au « contrat ». Il ne
renonce pas donc pas le moins du monde à la souveraineté en se constituant, par le
contrat social, en « peuple ». Bien au contraire, les individus se donnent une volonté
commune grâce à cet engagement qui n’implique aucune soumission. Selon Rousseau,
en « aliénant tous mes droits » à l’occasion de ce fameux contrat, je ne renonce pas à
ma souveraineté, car « chacun se donnant à tous ne se donne à personne ». De cette
manière : « On gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver
ce que l’on a. » Ainsi conçu, cet « acte d’association » ne produit pas un pouvoir ou une
autorité séparée du corps social, mais un « corps moral et collectif qui prend le nom de »
République » ou de corps politique, appelé par ses membres « État » quand il est
passif, « Souverain » quand il est actif, « Puissance » en le comparant à ses semblables
(c’est-à-dire à l’égard des autres États) ». Ainsi, selon Rousseau, « chaque associé s’unissant
à tous n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Du contrat
social, livre I, 1762). Dans l’État fictif que Rousseau imagine, le peuple reste souverain
puisque la souveraineté n’est rien d’autre que « l’exercice de la volonté générale ». La
loi, qui est l’expression de la volonté générale, est toujours juste, puisque la volonté
générale « est toujours droite », même si « elle n’est pas toujours éclairée ».

Il faut préciser ici que la « volonté générale » de Rousseau n’est pas la volonté de la
majorité, ni même celle de tous, mais la volonté raisonnable qui est présente en tout
homme et qui ne s’exprime que lorsque nous nous prononçons de façon désintéressée
général. En ce sens seulement, la « loi est juste »,
sur des questions relevant de l’intérêt
car elle exprime vraiment la « volonté générale ». Les décisions arbitraires (c’est-à-dire

96
injustes, dictées par les passions ou par les intérêts partisans) ne peuvent venir que du
pouvoir exécutif, c’est-à-dire des hommes. Dans cette théorie purement hypothétique
de la République, le gouvernement, constitué du personnel politique, est subordonné
au pouvoir législatif, c’est-à-dire au « souverain », c’est-à-dire au peuple : « Un peuple
libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois mais
il n’obéit qu’aux lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes » (Lettres
écrites sur la Montagne, 1764).

Une structure de domination


Lorsque j’obéis aux lois, dans le régime conçu par Rousseau, je n’obéis pas aux
hommes. Je suis donc à l’abri du despotisme car l’injustice et l’arbitraire sont toujours
le fait des hommes poursuivant leurs intérêts particuliers. Cependant, il faut bien des
hommes pour élaborer les lois (le législateur) et des hommes pour les appliquer
(pouvoir exécutif et judiciaire). Comment éviter l’abus de pouvoir de la part des
hommes de pouvoir ? Rousseau était parfaitement conscient du problème, puisqu’il
avait commencé par dénoncer dans son Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes (1755), l’iniquité de la société réelle dans laquelle il vivait.
Il y expliquait comment les premières sociétés avaient porté au pouvoir des hommes
habiles qui avaient fait main basse sur toutes les richesses et qui avaient confisqué le
pouvoir en abusant de la crédulité des plus démunis. Héritier de ce processus scandaleux
d’expropriation de tous par une infime minorité, l’État réel est resté au XVIIIe siècle, aux
yeux de Rousseau, une structure de domination d’oppression au service des
et
nantis. La prétention de l’État de représenter les intérêts de tous n’y est qu’un leurre.
De façon générale, dans tous les régimes traditionnels, le pouvoir n’est jamais ni neutre,
ni impartial, ni bienveillant. Un siècle plus tard, Marx et Engels ajouteront : il ne le sera
jamais. Même la Révolution française n’a pas changé fondamentalement la donne. Pour
Marx et ses disciples, l’État est un appareil dont la classe dominante s’est emparée
pour mettre définitivement ses intérêts à l’abri des convoitises populaires. La lutte des
classes est le moteur de l’histoire, et les intérêts des prolétaires et des bourgeois sont
antagonistes. Le seul horizon d’émancipation serait celui d’une société sans classes. La
prise de pouvoir du prolétariat, classe qui représente les intérêts du peuple tout entier,
rendrait enfin l’État superflu. On est donc passé de la perspective de l’État plus juste
(plus d’État et de démocratie) du Contrat social de Rousseau au « pas d’État du tout »,
l’hypothèse communiste marxiste.

97
Nécessité de l’État
L’histoire du XXe siècle n’a pas donné raison à Marx ni à ses successeurs, car les
sociétés dites « communistes » n’ont pas aboli l’État. Elles n’en ont pas non plus
atténué le caractère oppressif, bien au contraire. Il nous apparaît aujourd’hui que
l’État qui nous impose des contraintes, ne nous opprime pas forcément pour
autant. On remarque d’ailleurs que l’État moderne constitue un pouvoir auquel la
plupart des hommes, lorsqu’ils vivent en démocratie, semblent consentir. Sans doute
est-ce parce qu’ils en reconnaissent sinon toujours la légitimité, du moins la nécessité.
« Il faut concevoir l’État contemporain, écrit Max Weber, comme une communauté
humaine qui, dans les limites d’un territoire donné […], revendique avec succès pour son
propre compte le monopole de la violence légitime. » Le « monopole de la violence »
l’État prend en charge permet de canaliser, et, en
est donc justifié, car ce dispositif que
principe, de réduire, la violence autodestructrice des hommes. C’est en ce sens que
Max Weber peut parler de « succès » : l’autorité de l’État nous préserve du pire.

L’État moderne, même s’il a toujours partie liée avec les puissances de l’argent, serait
donc un « moindre mal », auquel nous finissons par nous résigner. Cet optimisme relatif
peut être largement tempéré si l’on remarque que dans de très nombreux pays,
aujourd’hui encore, l’État est un instrument d’exploitation dont se sont emparés une
poignée d’arrivistes, parfois sous couvert de démocratie et de légalité. On connaît tous
ces dictatures qui changent constamment les constitutions de leur pays,
« constitutions » que Rousseau appelle la « loi » et qui, dans une République, devrait être
intangible. On ne peut oublier, enfin, que le XXe siècle a connu plusieurs totalitarismes
qui ont montré à quel point l’État pouvait effectivement prendre la figure d’un
« monstre », même s’il se présentait dans un premier temps sous un jour séduisant et
se parait des atours de la légitimité démocratique. Car le totalitarisme, qui, de ce
point de vue, ne doit pas être confondu avec le despotisme, n’est pas l’envers de la
démocratie, puisqu’au contraire il en constitue une déviation possible. C’est le
peuple qui a porté au pouvoir, ou en tout cas qui a soutenu avec ferveur, Mussolini,
Staline et Hitler.

98
LE PEUPLE LES A SOUTENUS AVEC FERVEUR

Le totalitarisme est un système de gouvernement caractérisé par la confusion


sciemment entretenue par le pouvoir entre le peuple et l’État (l’État prétend incarner
le peuple) et l’abolition des distinctions propres à la République (État/société,
politique/économie, privé/public, etc.). Et pourtant, le totalitarisme n’est pas, à
proprement parler, un « État sans lois ». Dans un système totalitaire, le chef prétend
s’inspirer d’une « loi » infaillible (loi de la Nature, ou de l’Histoire) et c’est la raison pour
laquelle l’illusion d’une légitimité du pouvoir totalitaire est si puissante. Cette
légitimité est évidemment mensongère et les régimes totalitaires ne sont même plus
des « États », car leurs institutions n’ont pas la moindre consistance, et les droits des
individus y sont abolis. L’État totalitaire est l’envers exact, non pas de la démocratie,
mais de l’« État de droit ». En ce sens, il est une caricature monstrueuse et inattendue de
l’État moderne tel que les philosophes en avaient dessiné les lignes directrices.

L’État de droit
Les leçons du XXe siècle nous ont amenés à comprendre peu à peu que la
démocratie ne prévient pas tous les maux. Tocqueville, dans un texte très célèbre,
explique qu’un nouveau despotisme « bienveillant et doux » pourrait surgir dans un cadre
démocratique si les citoyens accordent au pouvoir la responsabilité de prendre en charge
entièrement leurs destinées, pourvu qu’il assure leurs « jouissances » (De la démocratie
en Amérique, tome II, partie IV, 1835-1840). Le problème n’est donc pas de savoir s’il faut

99
« plus ou moins d’État » mais comment infléchir l’État et les institutions afin de nous
prémunir contre le pire. Le pire ? Ce n’est pas seulement l’« État sans lois » (ou
despotisme) dans lequel des hommes dépourvus de tout scrupule s’approprient les
richesses d’un pays. Le pire, cela peut être aussi l’État populaire, providentiel, populiste,
qui devient subrepticement, et avec l’accord tacite de la majorité, fasciste et
totalitaire. Pour éviter ces risques majeurs, on estime aujourd’hui que ce que l’on
appelle un « État de droit » est le moindre mal, c’est-à-dire le moyen le plus sûr de
retirer aux hommes la possibilité d’enfreindre les lois pour confisquer le pouvoir,
comme cela se produit chaque jour encore dans les régimes dont les constitutions sont
désormais à géométrie variable.

Un État de droit est un État dans lequel la loi, c’est-à-dire la constitution, qui est
inamovible – on ne peut la changer que très difficilement ou pas du tout – prévoit toutes
sortes de dispositifs et d’institutions en vertu desquels le pouvoir arrêtera le pouvoir au
cœur même de l’État. Telle est la fameuse « théorie la séparation des pouvoirs »
formulée par Montesquieu dans L’Esprit des lois (1748) : « Pour qu’on ne puisse abuser
du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une
constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les choses
auxquelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire celles que la loi permet » (livre XI,
chapitre 4). L’État de droit n’est pas du tout un État minimum ni minimaliste. C’est un
État qui comporte de nombreux verrous afin de se préserver lui-même de tous les
dangers de détournement du système et de perversion des institutions qui sont
inhérents à la démocratie. Ces « verrous » sont d’abord inscrits dans les institutions : il
est impossible, par exemple, d’instaurer une nouvelle loi qui contredirait les principes
fondamentaux de la République, comme la laïcité (en France) et les droits
fondamentaux du citoyen, à commencer par l’égalité de tous devant la loi et la
liberté d’expression. Ils concernent également le fonctionnement de la société qui
conserve une relative autonomie à l’égard du pouvoir politique.

Dans les sociétés démocratiques actuelles, l’existence de contre-pouvoirs, la


protection de la liberté d’expression et l’indépendance de la justice sont la preuve
de la réalité de cette modération (autolimitation) de l’État.

100
Dans une démocratie, rien ne peut être soustrait à la discussion. Non seulement le
débat, mais encore la contestation et le conflit, sont tenus pour des dimensions
indépassables de nos États de droits, comme l’explique le philosophe contemporain
Claude Lefort. La démocratie est sans doute un régime imparfait ; c’est en même
temps un régime qui reconnaît et admet ses imperfections, et c’est peut-être là son plus
grand mérite.

Aujourd’hui, la question des limites de l’État ne cesse de se poser. Comment éviter


de tomber dans l’écueil imaginé par Tocqueville d’un « État-providence » dont on
attendrait qu’il prenne en charge nos héritages, notre sécurité, notre culture, etc. ? Un tel
État « tutélaire » en viendrait finalement, à nous « dispenser de penser », selon
Tocqueville. Comment, d’autre part, prévenir ou limiter les abus des États non
démocratiques qui, un peu partout dans le monde, continuent de violer les droits de
l’homme définis dans la Déclaration universelle de 1948, ratifiée pourtant par l’immense
majorité des nations aujourd’hui ? Une « Fédération d’États libres », c’est-à-dire
républicains, pourrait, selon Kant, mettre les nations sur la voie d’une
internationalisation du droit, que la mondialisation économique et la globalisation
des échanges – mais aussi des conflits – rendent plus urgente que jamais. Au niveau
international, la question du renforcement éventuel de l’État, ou plutôt de la
concertation entre les États, se pose tous les jours, notamment en raison de la
nécessité pour toutes les nations de lutter de conserve contre le réchauffement
planétaire, et de rétablir d’urgence l’ordre sur le plan économique.

101
Pour conclure, on citera cette fameuse boutade du juriste contemporain Georges
Burdeau : « Les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir aux hommes. » À l’opposé
de la proposition de Nietzsche citée en introduction, cette formule suggère que loin
d’être un « monstre », l’État n’est qu’un instrument, neutre et inoffensif en lui-même, et
qui ne nourrit pas d’intention hostile à notre égard. L’État n’est qu’un appareil, un
échafaudage artificiel et complexe de lois et d’institutions, qui n’est pas une personne et
qui n’a donc pas d’intention du tout, mais qui peut aisément être utilisé par les hommes
à des fins despotiques et criminelles. Il est donc superflu d’essayer de briser l’État,
car nul ne peut être libre hors la loi. Il ne faut pas non plus tenter de consolider ni de
renforcer l’État, car l’État n’est pas une fin, mais un simple moyen. Il ne faut donc pas
plus d’État, mais un État toujours plus sophistiqué, qui contienne en lui-même les moyens
de prévenir sa propre corruption.

102
Résumé-Plan
• Introduction : l’État est-il malveillant et superflu, faut-il donc « moins d’État »
pour libérer les individus ?
• L’origine de l’État.
• La République.
• Du Léviathan de Hobbes au Contrat social de Rousseau.
• La loi et la « volonté générale ».
• Violence des États historiques.
• Le totalitarisme.
• L’État de droit.
• Conclusion : Il ne faut pas moins d’État. Mais il faut des États plus justes et
rigoureusement autolimités.

Citations
• Nietzsche : « L’État est un monstre froid, il ment froidement, et voici le
mensonge qui s’échappe de sa bouche : “Moi je suis le peuple.” »
• Rousseau : « Chaque associé s’unissant à tous n’obéit pourtant qu’à lui-même et
reste aussi libre qu’auparavant. »
• Max Weber : « Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté
humaine qui, dans les limites d’un territoire donné […], revendique avec succès
pour son propre compte le monopole de la violence légitime. »
• Burdeau : « Les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir aux hommes. »

103
Leçon n° 10

Justice et inégalité : est-ce compatible ?

Il est très tentant non seulement d’associer, mais aussi de confondre, la justice et le
souci d’égalité. Des institutions justes s’efforcent de mettre tous les hommes sur un pied
d’égalité, et l’on tient, par exemple, pour évident que le riche et le pauvre doivent
bénéficier l’un et l’autre d’un avocat et être traités avec les mêmes égards lorsqu’ils sont
inculpés par la « Justice » – dans le sens institutionnel du terme. Selon une première
définition relevée dans n’importe quel dictionnaire, la justice se présente comme « la
volonté de faire régner le droit ». Or le droit stipule que, par définition et par principe,
les hommes sont tous égaux. Cette conception n’a pas toujours été de soi, puisqu’en
France et en Europe, jusqu’à la Révolution française, nos aïeux, qui admettaient les
différences d’« états », autrement dit de conditions, se sont accommodés pendant des
siècles, apparemment sans trop de difficulté, de l’esclavage et de la soumission des
femmes à leurs pères et maris.

Mais depuis 1789, et compte tenu des Déclarations des droits de l’homme
désormais universelles, l’égalité de tous les hommes et femmes est un objectif peu
contestable aux yeux de tout homme éduqué et épris de justice. D’un autre côté,
cependant, le souci de justice ne se résume pas purement et simplement à la volonté
d’établir l’égalité. Aristote évoquait, à côté de la « justice corrective » qui gouverne
le domaine du pénal, un autre principe dit « distributif » et qui est tout aussi décisif
pour déterminer ce qui constitue l’« esprit de justice », autrement dit le souci d’« équité ».
La « justice distributive » s’efforce de répartir, au sein d’un groupe, les charges, les
avantages et les récompenses en fonction des mérites et des compétences de
chacun. Les responsables politiques, tout comme les chefs d’entreprise, observent ce
principe lorsqu’ils désignent leurs collaborateurs ou fixent le montant des salaires et
des primes de leurs subordonnés. De ce point de vue, la justice est inégalitaire. Elle
ne traite pas du tout les hommes (et femmes !) selon une règle stricte et en quelque
sorte « mathématique ». N’importe quelle mère de famille attentionnée le sait aussi :
tous ses enfants n’ont pas forcément besoin de la même ration alimentaire, ni du même
degré d’attention ou de sollicitude.

104
La justice, ce n’est donc pas seulement la volonté de traiter tous les hommes
comme des égaux, c’est aussi « la reconnaissance et le respect des droits et des mérites
de chacun » (seconde définition du Robert).

Les femmes peuvent exiger, par exemple, des aménagements dans leur travail afin
de pouvoir être plus disponibles pour élever leurs enfants. Cependant, certains font
observer qu’une telle règle d’inspiration « distributive » semble peu compatible avec le
principe de l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes. La justice a beau être
« aveugle » comme le veut l’allégorie, elle ne peut ignorer tout à fait les inégalités.

Si la justice obéit non pas à un seul principe (« égalité de tous selon le droit qui est le
même pour tous ») mais à deux (voici le second : « à chacun selon ses besoins, ses talents
et ses mérites »), la question est de savoir s’il est possible de combiner ces deux principes
sans sacrifier aucune des exigences qui leur sont propres. Peut-on soutenir à la fois que
« tous les hommes sont égaux en droit » et que cependant l’inégalité économique et
sociale est inhérente à toute vie en société ? Cette apparente contradiction entre le
droit et le fait est diversement interprétable. Pour les uns, la justice est essentiellement
et prioritairement un combat pour l’égalité, et les inégalités persistantes ne sont pas et
ne sauront jamais supportables dans une société soucieuse de justice. Pour d’autres, au
contraire, l’inégalité est un principe constitutif de toute organisation sociale car aucun
ordre ne peut se concevoir sans hiérarchie. De ce point de vue, le problème n’est pas
d’éliminer toute forme d’inégalité, ce qui est inconcevable, mais de compenser les
inégalités, d’une part et, d’autre part, de préserver les différences qui bénéficient à tous,
telles que les degrés de compétence, de mérite et de talents.

105
Cette approche est celle du libéralisme, qui estime que certaines inégalités sont
positives et nécessaires, notamment en tant que facteurs de la croissance économique.
Mais le libéralisme est une idéologie contestable et contestée, comme chacun le sait.
Toutes les formes d’injustices et de discriminations qui persistent aujourd’hui dans le
monde, non pas seulement à l’intérieur de tel ou tel État démocratique, mais encore et
surtout entre toutes les nations, ne constituent-elles pas un scandale moral ? Et
comment ne pas voir l’injustice foncière que constitue l’inégalité des peuples vis-à-vis de
l’accès aux biens communs de l’humanité (les ressources énergétiques, l’eau mais aussi la
santé) ? On ne peut que rendre hommage à tous les philosophes et hommes politiques
qui ont lutté pour obtenir que l’égalité soit d’abord établie formellement, par principe.
Ceux-là, de Solon à Rousseau ou Marx, considéraient, semble-t-il, que l’inégalité
pouvait être à la rigueur tolérée, mais ne devait jamais cesser d’être en même temps
dénoncée et combattue.

Origines de la justice
Notre conception de la justice est l’héritière de bouleversements politiques et
philosophiques qui puisent tout d’abord aux sources grecques et chrétiennes. Sur le plan
politique, les Grecs ont établi les premières fondations de la démocratie. Tout
commence avec le législateur Solon (640-558 av. J.-C.), qui accorde le droit de vote et
l’égalité de toutes les catégories sociales dans l’assemblée du peuple. Grâce à Clisthène
(VIe siècle av. J.-C.), tous les citoyens sont ensuite tenus pour égaux du point de vue des
lois (« isonomie »). Cette égalité devant la loi ne concerne toutefois que les citoyens, (et
partiellement les citoyennes) et non les métèques ni les esclaves (soit à peu près seulement
10 % de la population). L’égalité dont il s’agit peut être dite « formelle », en ce sens
qu’elle ne concerne pas le contenu de la citoyenneté (avantages, privilèges, rangs,
capacités, etc.) mais sa « forme », c’est-à-dire la manière dont les citoyens sont définis et
traités par les institutions. En démocratie, la loi traite tous les hommes également sous
l’angle du droit, comme le précisera à son tour Aristote : « La loi […] met les pauvres au
niveau des riches et veut que les uns n’aient pas plus de droits que les autres au
gouvernement, mais que la condition de ceux-ci et de ceux-là soient semblables » (La
Politique, livre III, IVe siècle av. J.-C.).

Cette égalité formelle comporte trois aspects. D’un point de vue économique, cela
signifie que dans sous l’angle des échanges (justice « commutative »), que vous soyez riche
ou pauvre, vous serez traité, ou rétribué, de la même manière. Il en va de même en ce

106
qui concerne la justice pénale (second aspect), qui sanctionne les fautes et les crimes. La
loi et les juges qui l’appliquent seront impartiaux : les mêmes crimes appellent les
mêmes peines, c’est-à-dire des peines proportionnées aux fautes et non pas variables
selon les situations des inculpés. L’égalité, enfin, est politique. Elle signifie la possibilité,
pour chaque Athénien, de prendre la parole (isègorie : droit à la parole) à l’Assemblée,
ce qui lui ouvre la possibilité de peser sur le destin de la cité. Les Athéniens sont donc
formellement égaux. Tous participent à la conduite des affaires publiques, personne ne
décide de leur sort pour eux, à l’opposé de ce qui se passe sous un régime tyrannique où
les sujets restent à la merci des caprices du bon vouloir du tyran.

L’ÉGALITE FORMELLE (SELON ARISTOTE) CONCERNE TROIS ASPECTS :

Égalité et liberté sont indissociables aux yeux des Grecs pour qui être égaux signifie
également être libres. Mais seuls les citoyens, on l’a vu, bénéficient de ces privilèges. Il
reviendra au christianisme et au stoïcisme d’affirmer l’égalité de principe de tous les
hommes (indépendamment du sexe ou de l’appartenance ethnique), mais sans se soucier
pour autant d’étendre cette prérogative au domaine politique. Il faudra attendre la
révolution philosophique des théories du « contrat social » et leur traduction politique au
XVIIIe siècle pour que les différentes composantes de l’égalité soient enfin associées et
proclamées dans la Déclaration américaine de 1776, puis française de 1789.

L’égalité à l’état de nature


Le véritable tournant est accompli sur un plan théorique par les philosophes et les
juristes du « droit naturel », comme Hobbes, Spinoza ou Locke. Ils affirment tous que les
hommes sont « égaux en droit », conformément à la « loi de la nature », qui est la même
pour tous, et qui doit rester la norme du droit « positif » (c’est-à-dire institué par
convention). Un pas décisif sera accompli par Rousseau, car c’est dans le Contrat social
(1762) que l’on trouve la condamnation la plus rigoureuse de l’esclavage. L’esclavage,
argumente ce philosophe, n’est pas naturel : aucun homme n’y est voué : « S’il y a des

107
esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. » Plus
généralement, Rousseau affirmait déjà dans le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes (1755), que les hommes étaient égaux à l’état de nature, ou,
pour être tout à fait précis, que les petites inégalités naturelles y étaient peu
significatives, car, sans l’appui des lois, aucun homme ne peut asservir durablement un
autre homme. Aussi, si les hommes doivent abandonner la liberté et l’égalité naturelle
dont ils jouissent à l’état de nature, ce n’est pas pour mettre en place une société injuste
et inégalitaire. Seul un État républicain, c’est-à-dire un État qui restitue et protège les
droits naturels dont les hommes jouissaient à l’état de nature, peut se prévaloir d’une
quelconque légitimité.

La traduction politique et révolutionnaire de ces théories se réalisera dans les années


suivantes sous la forme de Déclaration de droits de l’homme, d’abord particulières (États-
Unis et France) puis universelles (1948). La Déclaration de 1789, inspirée entre autres par
l’œuvre de Rousseau, affirme l’égalité de principe de tous les hommes, et non plus des
seuls citoyens. Ce postulat se fonde sur l’idée de « droits naturels, inaliénables et sacrés »
de l’homme, énoncée dans son préambule. Dans l’article 1, les droits de l’homme sont
présentés comme « sacrés » – en référence à un Dieu rebaptisé ici « Être suprême » – et
naturels : les hommes « naissent » libres et égaux, et les institutions doivent rétablir et
protéger des droits que la nature nous a accordés. L’égalité que la République doit
instaurer n’est donc pas un artifice, discutable ou révocable en tant que tel. Elle est un
dû, désormais incontestable, et, potentiellement universel. Mais il faudra attendre la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 pour franchir un nouveau pas en
affirmant l’égalité de tous les hommes en dignité et en droits, égalité qui concerne tous
les êtres humains dès leur naissance, sans aucune considération particulière. Ainsi, la
Déclaration peut se proclamer universelle à juste titre : c’est-à-dire, enfin, sans aucune
réserve, restriction ni exception. Le préambule présente la Déclaration comme « un idéal
commun à atteindre par tous les peuples » : la justice est la même pour tous. Tous les
hommes sont égaux désormais non plus devant la loi de la cité, mais devant la loi de
tous, qui vaut pour tous les peuples et pour tous les individus.

L’égalité : un idéal, une utopie


« Tous les hommes sont égaux » : il s’agit là d’un idéal, voire d’une utopie, dont
le décalage avec la réalité est si gigantesque qu’il justifie l’ironie de tous ceux qui, dans la
mouvance marxiste, dénoncent le formalisme du droit. À quoi bon des déclarations que

108
la réalité ne cesse de contredire, voire d’invalider ? Est-ce une société « juste », celle qui
affirme que les hommes ont tous les mêmes droits (théoriquement) mais qui ne leur
accorde pas les moyens matériels et concrets de bénéficier de ces possibilités que la loi
leur accorde sur le papier – et seulement sur le papier ? La démocratie n’abolit pas les
hiérarchies. La société indienne, par exemple, dite la plus grande « démocratie du
monde », reste une société de castes encore aujourd’hui. Nos démocraties libérales
européennes laissent subsister d’immenses disparités entre les personnes, tolérant même
des catégories de citoyens privés de droits fondamentaux (sans papiers, sans travail,
sans domicile). Mais c’est en Amérique que le paradoxe est le plus saisissant. Les États-
Unis d’aujourd’hui ne sont pas très différents, sur le plan économique et social, de ceux
que Tocqueville a étudiés dans De la démocratie en Amérique (1835-1840) : l’inégalité
entre les individus, mais aussi la différence des conditions suivant les couches sociales
et les communautés ethniques, reste impressionnante. La société américaine actuelle est, à
nos yeux, tout sauf une société juste ! Pourtant le modèle démocratique américain
reste, bon gré mal gré, une référence et une source d’inspiration pour la plupart de
nombreux peuples, et même pour nous, les Français, qui passons notre temps à importer
des dispositifs américains tout en les critiquant passionnément.

Les deux piliers de notre conception actuelle de la justice, qui combine exigence
d’égalité et prise en compte des inégalités sociales et ethniques, sont le principe de la
liberté de l’individu vis-à-vis de sa condition et celui de l’égalité des chances. Dans une
société démocratique, la position sociale de chacun ne doit en aucun cas être
déterminée par la naissance. Sur ce point, la doctrine républicaine est la même en
France, en Europe, ou aux États-Unis. Que l’on naisse riche ou pauvre, fils d’énarque ou
d’ouvrier, on a le droit d’aspirer, en France, aux plus hautes responsabilités. Il en va de
même aux États-Unis, et le cas de l’actuel président des États-Unis, Barack Obama, est là
pour prouver qu’il ne s’agit pas totalement d’une fiction. Cependant, ce principe doit
être complété par un système de compensations et d’aides qui seules peuvent donner un
minimum de crédibilité à cet idéal improbable qu’est l’« égalité des chances ». Cette
question de l’articulation entre l’exigence d’égalité et de la tolérance inouïe dont la
société américaine fait preuve à l’égard de l’inégalité était déjà au cœur de l’étude que
Tocqueville a consacrée à la démocratie en Amérique.

109
Une société sans ordre
« Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon
attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions » : ainsi
s’ouvre le premier tome de l’ouvrage de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
Sans doute y a-t-il des riches et des pauvres aux États-Unis, des classes et des races,
néanmoins l’organisation de cette société la rapproche de l’idéal démocratique
partagé par tous les peuples modernes. Non seulement, en effet, dans une démocratie,
« tous les hommes concourent au gouvernement » car chacun « a un droit égal d’y
concourir », mais les conditions sont aussi semblables qu’elles peuvent l’être car personne
n’est prisonnier de sa condition : le serviteur peut devenir le maître, parce que le
serviteur n’est pas fondamentalement différent du maître. En d’autres termes, les
hiérarchies sociales sont devenues instables. Dans la société d’Ancien Régime, les
distinctions et les dignités étaient héréditaires et fixées, car elles correspondaient à des
fonctions réservées (l’Armée, la Robe, par exemple). Au contraire, la société
démocratique est une société sans « ordre ». La fortune y circule avec une incroyable
rapidité, les stratifications sociales ont des frontières floues : si certains individus se
distinguent et peuvent même connaître une ascension fulgurante, ils ne transmettent pas
invariablement leur pouvoir et leur fortune à leurs enfants. La société démocratique est
une société fluide, dont les individus sont tous également souverains (gouvernants en
puissance) tous également libres, et tous foncièrement semblables.

Telle est la philosophie dont le peuple américain se réclame, et surtout telle est la
manière quelque peu idéalisée dont ils se représentent eux-mêmes. Mais si la réalité est
extrêmement éloignée de cette utopie, c’est pour plusieurs raisons qui ne sont pas
seulement historiques ou accidentelles, comme on voudrait le croire. Non seulement
l’égalité rencontre certaines limites de fait (« Un peuple a beau faire des efforts, il ne
parviendra pas à rendre les conditions parfaitement égales dans son sein ; et s’il avait le
malheur d’arriver à ce nivellement absolu, il resterait encore l’inégalité des
intelligences… », Ibid.), mais le mouvement même de la démocratie reconstitue les
inégalités qu’elle abolit par ailleurs. Elle les reconstitue, mais sous d’autres formes. Ainsi,
l’écart entre les « élites » et les travailleurs non qualifiés ne peut que s’étendre
continuellement car « l’inégalité augmente dans la petite société [le monde industriel],
écrit Tocqueville, en proportion qu’elle décroît dans la grande [pour la masse de la
nation] » (Ibid.). Aujourd’hui, les inégalités croissantes non seulement au sein du monde
de l’entreprise mais aussi à l’échelle d’une économie mondialisée confirment ces sombres
prédictions. C’est pourquoi l’effort pour lutter contre les inégalités en créant des systèmes

110
de compensations et en tentant de rétablir un minimum d’équité par le biais de la
redistribution des richesses est aujourd’hui la priorité des États démocratiques. Mais selon
quel principe doit-on tenter de compenser les inégalités naturelles et sociales ? L’équité
est ce principe si difficile à élucider.

Équité et égalité
L’équité, qui est un autre nom de la « justice », n’est pas l’égalité. Ou, plus
exactement, elle n’est pas exclusivement l’égalité. L’équité, selon Aristote, est non pas
la justice, mais l’esprit de la justice, qui s’efforce de combiner et de concilier l’exigence
simple de l’égalité et la prise en considération des différences, tant sur le plan des
besoins de chacun que sur celui des mérites. Au XXe siècle, le philosophe John Rawls a
proposé une théorie équilibrée et originale de la justice comme équité. Pour ce
philosophe américain (Théorie de la justice, 1971), il est possible d’articuler exigence de
liberté et idéal égalitaire. Une société juste est une société telle que les hommes sont
tous susceptibles d’en approuver la règle fondamentale. Celle-ci combine un principe
égalitaire (« tous les hommes ont droit aux mêmes libertés de base pourvu que celles-ci
soient compatibles avec celles des autres ») et un principe inégalitaire : les différences
sociales et économiques seront organisées de telle sorte que l’on puisse
raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun tout en étant
attachées à des positions ouvertes à tous.

L’originalité de Rawls consiste à privilégier l’égalité (le premier principe est


prioritaire et non négociable), tout en admettant aussi un principe de « différence »
(reconnaissance des inégalités en tant que diversité utile). Mais aucune inégalité n’est ici
légitimée en tant que telle, puisque le système ne peut être tenu pour « juste » que s’il est
susceptible d’être approuvé par tous ceux qui, pour des raisons historiques et

111
contingentes, se retrouveraient relégués tout en bas de l’échelle sociale. En d’autres
termes, dans cette société utopique imaginée par John Rawls, tous les hommes sont
théoriquement consultés et approuvent (« sous un voile d’ignorance ») une hiérarchie
et des différences sociales dont ils ne savent pas s’ils en seront les bénéficiaires ou les
victimes. Notez que ce principe est aussi celui de la société libérale réelle, notamment
aux États-Unis aujourd’hui. Celle-ci tolère et encourage, par exemple, l’existence
d’universités ultra-sélectives et onéreuses, tout en proposant des bourses aux étudiants les
plus méritants.

De façon plus générale, les régimes dont la philosophie est libérale considèrent à la
fois que tous les hommes sont égaux fondamentalement, c’est-à-dire du point de vue de
leurs droits civils et politiques, tout en étant inégaux non seulement en aptitudes et
talents mais aussi du point de vue de leurs situations familiale et sociale de départ. C’est la
raison pour laquelle la « discrimination positive » (affirmative action, aux États-Unis) s’est
imposée dans les années 1970 afin de donner à la doctrine de l’« égalité des chances » un
minimum de crédibilité. Cependant, la « discrimination positive » qui traite différemment,
voire même qui favorise les plus démunis, ou les minorités – dans le cas de dispositifs
imposant des quotas ou la parité homme/femme, par exemple – est contraire à
l’orthodoxie républicaine de notre point de vue européen et surtout français. Pour un
républicain sourcilleux, hommes ou femmes, français de souche ou d’adoption, doivent
être traités à égalité en fait puisqu’ils le sont en droit. Agir autrement, c’est dénier dans
la réalité ce que l’on admet seulement sur un plan philosophique. À ceci, un politicien

112
pragmatique objectera que pour obtenir une égalité, non pas seulement formelle,
(théorique) mais réelle, on doit traiter différemment un collégien de Neuilly et un enfant
des cités. C’est donc au nom de l’égalité que partisans et adversaires de la
discrimination positive s’opposent, le différent portant sur les moyens d’atteindre
l’égalité, ou au moins de s’en approcher le plus possible.

Adversaires et partisans de la « discrimination positive », libéraux et républicains, ne


divergent donc pas sur le fond. D’Aristote à John Rawls en passant par Rousseau et
Tocqueville, tous considèrent que l’égalité est le principe fondamental en même temps
que l’idéal régulateur de la justice. Un « idéal régulateur » est un objectif vers lequel
on tend et qui indique une orientation générale pour toutes nos actions. Mais il faut
remarquer que tous reconnaissent en même temps que l’inégalité est constitutive de
l’ordre social. Aristote a dit très clairement que la démocratie peut tourner à l’anarchie
et au chaos dans deux cas : soit parce que les hommes vouent un culte au pouvoir et à
l’argent, soit au contraire parce que, dans une sorte de vertige démocratique et de délire
égalitaire, ils récusent toute hiérarchie : « Les uns, en effet, sous prétexte qu’ils sont
inégaux d’un point de vue déterminé (par les richesses, par exemple), se croient
globalement inégaux, les autres, sous prétexte qu’ils sont égaux d’un point de vue
déterminé, (par la liberté, par exemple) se croient globalement égaux » (Les Politiques).
L’amour de l’égalité peut donc prendre des formes excessives et finalement nocives.

La servitude tranquille
Dans un chapitre de De l’esprit des lois (tome I, livre III, chapitre 8, 1748), le
philosophe Montesquieu expliquait pourquoi la passion de l’égalité peut même
ruiner une République : « Le principe de la démocratie se corrompt non seulement
lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que
chacun veut être égal à celui qu’il choisit pour commander. » Aucune démocratie ne peut
ignorer toute autorité ni nier l’existence du mérite ou talent. Les fondements de
l’autorité qui peuvent être moraux, religieux ou intellectuels sont multiples et, dans une
société laïque, souvent conflictuelles. Mais aucune société, aucune communauté,
aucun groupement humain ne peut se passer de représentants et de délégués, de savants,
d’experts, d’artistes et d’esprits singuliers. Une société sans « élites », sans personnalités
hors normes, sans esprits forts, est soit une utopie, soit un totalitarisme, comme
l’avait parfaitement compris Tocqueville lorsqu’il décrivait un système imaginaire dans
lequel les hommes seraient en effet totalement égaux, et même interchangeables, mais

113
parce qu’ils auraient renoncé à toute initiative en échange d’un état de servitude
tranquille (De la démocratie en Amérique, « Quelle espèce de despotisme les nations
démocratiques ont à craindre », tome II, 4e partie).

Le langage courant nous a habitués à confondre « injustice » et « inégalité ». On


emploie indifféremment ces deux mots pour protester contre telle ou telle mesure jugée
inacceptable, sur le plan de la fiscalité, par exemple. Pourtant l’impôt juste n’est
évidemment pas l’impôt égal, mais l’impôt proportionnel (aux revenus). De même les
lois justes ne sont pas les lois qui font abstraction des différences entre les individus et
les catégories sociales. La loi juste est celle qui exprime la « volonté générale » c’est-à-dire
qui a en vue l’intérêt de tous et qui, à ce titre, est susceptible de recueillir non pas
seulement l’accord d’une majorité, mais, en théorie, l’unanimité des suffrages. La
justice, alors même qu’elle repose sur le principe de l’égalité en dignité de tous les
hommes et qu’elle admet en même temps l’égalité réelle à titre d’un « idéal
régulateur », ne doit pourtant pas ignorer l’existence des inégalités économiques et
sociales, parce que celles-ci sont constitutives de toute réalité historique, en raison de
déterminismes à la fois naturels et sociaux. La seule question est donc de savoir
quelles sont les inégalités qui sont intolérables et qui doivent être réduites ou éliminées.
« À chacun son dû » est le second principe de la justice qui n’annule pas celui de
l’égalité, mais le complète, le corrige parfois et, plus généralement, l’assouplit.

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Résumé-Plan
• Introduction : pourquoi on ne peut réduire la justice au seul principe égalitaire ?
• La justice dans la démocratie athénienne.
• Le tournant du droit naturel et des Déclarations des droits de l’homme.
• Tocqueville et la démocratie américaine.
• Justice et instabilité démocratique.
• La théorie de la justice de John Rawls.
• L’esprit d’égalité extrême et le despotisme.
• Conclusion : la justice associe principe égalitaire et esprit d’équité.

Citations
• Aristote : « La loi […] met les pauvres au niveau des riches et veut que les uns
n’aient pas plus de droits que les autres au gouvernement, mais que la
condition de ceux-ci et de ceux-là soient semblables. »
• Montesquieu : « Le principe de la démocratie se corrompt non seulement
lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais quand on prend l’esprit d’égalité extrême,
et que chacun veut être égal à celui qu’il choisit pour commander. »

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2009
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