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Désirs d’enfant
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PETITE BIBLIOTHÈQUE DE PSYCHANALYSE
Collection dirigée par Jacques André et Jean Laplanche
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Presses Universitaires de France


Désirs d’enfant
et Catherine Chabert
SOUS LA DIRECTION DE

Jacques André
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LISTE DES AUTEURS

Jacques André
Catherine Chabert
Jean-François Daubech
Amalia Giuffrida
Patrick Guyomard
Sylvie Karila
Isabelle Nicolas
Claire Squires

Secrétaire de rédaction
Mathilde Saïet

ISBN 978-2-13-057351-7
Dépôt légal — 1re édition : 2009, février
2e tirage : 2011, juin
© Presses Universitaires de France, 2009
6, avenue Reille, 75014 Paris
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Sommaire

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Il était une fois..., Catherine Chabert . . . . . . . . . . 15
Entretiens préalables, Jean-François Daubech . . . . . 31
Retour aux sources : identité sexuée et oralité
dans les désirs d’enfant, Claire Squires . . . . . . . 45
Désir d’enfant... désir sans sujet ?, Amalia Giuf-
frida . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Désirs d’enfant et adolescence anorexique, Isabelle
Nicolas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Nous voulons des enfants, Sylvie Karila . . . . . . . 101
Les enfants ne mentent pas, Patrick Guyomard . . . 123
Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
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Introduction
Désirs d’enfant
JACQUES ANDRÉ

« La fille glisse le long d’une équation symbolique du


pénis à l’enfant, son complexe d’Œdipe culmine dans le
souhait longtemps maintenu d’obtenir du père un enfant
comme cadeau, de lui mettre au monde un enfant. »1 Le
désir d’enfant est un désir terminal, il vient conclure un
enchaînement symbolique dont l’envie du pénis est le
point de départ. De départ... et d’arrivée : « Que le fac-
teur ancien du défaut de pénis n’ait toujours pas perdu de
sa force, cela se montre dans la réaction distincte de la
mère à la naissance d’un fils ou d’une fille. Seul le rapport
au fils apporte à la mère une satisfaction sans restriction...
Sur le fils, la mère peut transférer l’ambition qu’elle a dû
réprimer chez elle, attendre de lui la satisfaction de ce qui
lui est resté de son complexe de masculinité. »2 Ces quel-
ques phrases de Freud, devenues « classiques », en même
temps qu’elles livrent son point de vue sur le désir d’en-
fant, expliquent pourquoi cette question a peu retenu son
attention. Dernier maillon d’une chaîne fantasmatique,
l’ « enfant » est à peine une représentation inconsciente. Il

1. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe » (1924), OCF, XVII,


p. 32.
2. Freud, « La féminité » (1933), OCF, XIX, 217.

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Jacques André

signe plutôt l’achèvement d’une œuvre de symbolisa-


tion : recevoir de la part du père un enfant-garçon
accomplit le désir incestueux œdipien et, d’un même
geste, guérit la blessure narcissique.
Cette conception freudienne est parfaitement cohé-
rente avec sa théorie de la féminité, celle d’une formation
psychosexuelle tardive et secondaire, initiée par l’envie
réactionnelle du pénis. Réactionnelle, parce que plus
encore tournée contre la mère – celle qui a refusé le don
du divin organe – que vers le père.
Deux commentaires, l’un théorique, l’autre pratique...
La psychanalyse relève d’une épistémologie impossible :
comment le théoricien de l’inconscient, lui-même hanté
par ce « corps étranger interne » qu’il tente d’approcher,
pourrait-il rester à l’abri des effets de son propre objet ?
Le risque est d’autant plus grand que le raisonnement
porte sur une configuration psychosexuelle, ici la fémi-
nité – il diminue sans doute quand l’interrogation vise la
conceptualisation d’un mécanisme, le refoulement par
exemple. C’est évidemment troublant de constater que
rien ne distingue la théorie freudienne du désir d’en-
fant du fantasme fétichiste ; soit une femme tenant le
« propos » inconscient suivant : je sais bien que je n’ai pas
le pénis... mais quand même, j’ai un enfant qui ne
manque de rien. De là à faire de la maternité la forme
prise par le fétichisme chez les femmes, c’est un pas que
franchiront Granoff et Perrier dans leur livre, Le désir et le
féminin1.
La remarque pratique, c’est que fétichisme de Freud
ou pas, chaque analyste, homme ou femme, a régulière-
ment l’occasion de vérifier l’équation inconsciente de
l’enfant et du phallus. Il est bien des vies, pas seulement

1. Aubier, 1979, p. 97.

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Désirs d’enfant

de garçon, tout entière consacrée à la mise en œuvre d’un


programme phallique maternel. Des vies de campio, de
champion, vouée à la cause de la Dame.
La critique ne peut donc être que relative : ce n’est pas
le désir d’enfant que Freud théorise mais l’une de ses figu-
res, parmi beaucoup d’autres possibles. Un relevé attentif
de l’œuvre freudienne repérerait d’ailleurs d’autres pistes
ouvertes, sinon suivies. Notamment celle qui se réfère à
une autre sexualité partielle, anale cette fois. L’un des
destins sublimatoires de la « chose la plus sale » est de se
transformer en la plus précieuse, un enfant en or. Celui-
ci est moins voué à devenir le sceptre de la mère que sa
possession – avec le risque ambivalent de l’expulsion.
Autre voie, pour un autre désir d’enfant, celle de la
« civilisation mino-mycénienne » que Freud découvre à
sa grande surprise derrière les splendeurs œdipiennes de
Delphes et d’Athènes. En d’autres termes, la terra incognita
des premières amours (tumultueuses) de la mère et de la
fille. La mère « ne se contente pas de nourrir, elle soigne
l’enfant et éveille ainsi en lui maintes autres sensations
physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins
qu’elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice.
Par ces deux sortes de relations, la mère acquiert une
importance unique, incomparable, inaltérable et perma-
nente et devient pour les deux sexes l’objet du premier et
du plus puissant des amours, prototype de toutes les rela-
tions amoureuses ultérieures »1. Le moins que l’on puisse
attendre d’un tel empire est qu’il exerce son action et que
l’on en retrouve les traces, notamment à travers le désir
d’enfant : faire un enfant à la mère, en obtenir un d’elle...
Freud ne s’avance guère sur ce chemin déjà balisé par les
premiers articles publiés de Melanie Klein. Il note à son

1. Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, PUF, 1949, p. 59.

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Jacques André

tour l’intensité fantasmatique qui réunit mère et fille


– « l’angoisse surprenante d’être tuée (dévorée ?) par la
mère »1 –, mais le fantasme « kleinien », que les jeux met-
tent si volontiers en scène, de voler les enfants contenus
dans le ventre maternel, n’est pas mentionné.
Il n’est pas rare, aujourd’hui, que le désir d’un enfant
soit ce qui pousse une femme à engager une analyse. La
« révolution » des mœurs, dont le XXe siècle a été le
théâtre, a d’abord « profité » aux femmes, en leur accor-
dant une liberté qui n’était pas, jusque-là, la caractéris-
tique première de leur vie sexuelle. La désuétude du
tabou de la virginité dans les sociétés occidentales est l’in-
dice le plus simple de ces bouleversements. Par contre-
coup, c’est l’ « automaticité » de l’enfant qui s’en est
trouvé atteinte. Le destin conjugal, familial et maternel
d’une femme était tracé, il ne l’est plus. La liberté poli-
tique est réjouissante, la liberté psychique est angoissante.
Il ne suffit plus de « faire » un enfant, il faut encore le dési-
rer. Entreprise d’autant plus compliquée que l’on souhai-
terait que ce désir soit partagé ; par un homme ou par
une femme, le jeu des possibles est aujourd’hui ouvert.
Que le désir d’enfant devienne analysable, et il ne
résiste guère à l’unité. C’est même, à l’inverse, la multi-
plicité de ses figures, des fantasmes qui en soutiennent
l’accomplissement comme des entraves qui en empê-
chent la réalisation, qui est remarquable. Le désir « freu-
dien », œdipien, de l’enfant-pénis du père trône toujours
en bonne place, mais il n’est plus seul. Chez telle femme,
le désir est d’abord celui d’être enceinte. Derrière l’aspira-
tion au plein, à la complétude s’entend une réaction anti-
mélancolique, contre une perte d’amour qui est loin de
se réduire à l’absence de pénis. Telle autre désire un bébé,

1. « De la sexualité féminine » (1931), OCF, XIX, 11.

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Désirs d’enfant

ou une « petite fille », ou... Sans être infinie, la liste est


longue. Freud notait qu’en embrassant, caressant son
enfant, la mère le prenait « tout à fait clairement comme
substitut d’un objet sexuel à part entière »1. Le refoule-
ment protège le plus souvent et la mère et l’enfant de ce
« choix d’objet », permettant à la sensualité de se satisfaire
sous couvert de la tendresse et des soins. Pas toujours...
j’ai le souvenir de cette femme désirant ardemment un
nouvel enfant afin de renouer avec l’expérience d’allaite-
ment et les orgasmes qui l’accompagnaient.
L’offre technique médicale à la procréation assistée,
indépendamment de la façon dont elle s’immisce dans la
réalisation du désir d’enfant, permet de révéler des entra-
ves autrefois difficilement repérables. Le succès du don
d’ovocyte, par exemple, qui nous ramène à la civilisation
minoé-mycénienne... il a le « mérite » inattendu pour
certaines femmes de briser la filiation biologique avec
leur propre mère. L’enfant devient possible parce qu’il ne
sera pas le « petit-enfant » de la mère/grand-mère ! Mais
l’inverse est vrai, d’un désir parthénogénétique d’enfant
dont le clonage permet de rêver. C’est parmi certains
groupes lesbiens américains que l’on trouve les plus fer-
vents défenseurs du clonage. Rien que des mères et des
filles... L’inconscient rêve, l’explorateur du « continent
noir » remonte cette fois l’Amazone.

1. Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Paris, Gallimard, 1987, p. 161.
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Il était une fois...


CATHERINE CHABERT

Avez-vous remarqué que, si les contes se terminent


généralement par la séquence désormais consacrée : « Ils
se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » – formule
quelque peu expéditive, il faut le reconnaître –, nombre
d’entre eux commencent en amont de la naissance du
héros ou de l’héroïne, souvent par la difficulté pour le
couple des parents, si royal soit-il, d’avoir, justement, un
enfant ? Difficulté à laquelle on ne prête guère attention,
non plus qu’au destin de ces parents-là : les mères meu-
rent quand naissent les filles, les pères s’éloignent, et per-
dent tout pouvoir en se soumettant à la tyrannie de leur
nouvelle épouse, disparaissent à leur tour ou attendent,
comme le père de Peau-d’Âne, que la fille soit assez
grande pour remplacer sa mère...
Il serait pourtant bienvenu de s’attacher à ces prémis-
ses, dont les effets se repèrent dans la prédestination tra-
gique de ces enfants si désirés, car le prix à payer pour
s’en dégager et parvenir au bonheur est lourd : des
orphelins, des enfants maltraités, de jeunes princesses
menacées par des fées mauvaises, l’exil et la fuite, l’obli-
gation de se cacher... autant d’histoires de vie, de com-
mencements douloureux, pétris de malheurs rendus

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Catherine Chabert

supportables par la conviction que, de toute manière,


tout finira bien... « Ils se marièrent et eurent beaucoup
d’enfants. » Là où les parents ont presque échoué, le suc-
cès de leur enfant se résout dans une ellipse.
On pourrait alors revenir à Freud, à « His majesty the
baby »1, aux souhaits des parents de voir leur enfant
pourvu de la puissance dont ils se sentent privés... Certes,
mais l’énumération de toutes les réalisations infantiles que
propose Freud répertorie uniquement des réalisations
« narcissiques », au sens où la sexualité – celle qui appelle
l’autre, l’ « étranger » –, s’en absente... Les parents n’au-
raient-ils pas, aussi, le désir que leurs enfants aient des
enfants ? Et la rareté de cette représentation de désir ne
relève-t-elle pas d’une simple projection ? Il est inimagi-
nable de penser ce désir-là parce qu’il convoque, inéluc-
tablement, la séduction, l’inceste et la mort.
De ces perspectives, Freud a donné quelques indices
clairs : le désir d’enfant, chez la fille, inscrit le scénario
œdipien comme résolution imaginaire du complexe de
castration. Le père donnera à la fille ce qui lui manque, ce
que la mère n’a pas donné, un enfant pénis, ce morceau
dont les femmes se sentent lésées d’avoir été raccour-
cies... Mais ailleurs, il évoque aussi le désir des filles de
donner un enfant à leur mère, là encore, du fait de leur
castration et de leur complexe de masculinité... Du désir
d’enfant des garçons, il n’est pas question, même si le
principe de la bisexualité peut permettre de l’entrevoir.
Aujourd’hui, les représentations les plus médiatisées se
sont emparées du père en rabattant curieusement ses
fonctions du côté d’un féminin qui fait de lui un double
maternel, meilleur ou pire, selon les configurations ; la

1. S. Freud (1914), « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle,


Paris, PUF, 1985.

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Il était une fois...

tendance de ces stéréotypes apparaît à l’instar de celle qui


accole des images définitivement phalliques au désir
d’engagement intellectuel ou professionnel des femmes.
On ne peut que retrouver l’incidence d’un modèle
sexuel sur l’autre, prévalence d’une logique pénienne
pour les unes, prévalence utérine pour les autres... Et la
spécificité sexuelle de la différence s’efface comme si le
retour aux sources, l’investissement des commencements,
devait nécessairement abolir la part du dissemblable pour
se confondre dans le mélange de l’unique.
Il nous faut cependant admettre que les désirs d’enfant
sont pluriels et que s’ils s’individualisent selon chaque
femme, selon chaque homme, ils n’en diffèrent pas moins
selon que l’on est un homme ou une femme.

*
* *
La première question susceptible d’être posée pourrait
être formulée ainsi : quelle place le désir d’enfant
occupe-t-il dans le complexe d’Œdipe et plus précisé-
ment dans son déclin dont il pourrait être issu ? On peut
s’étonner de l’héritier que donne Freud à cette forma-
tion : le Surmoi, instance interdictrice et bienveillante
qui, à l’instar des parents, maintient une représentation
tutélaire au sein de la psyché. Mais l’enfant, mais le désir
qui le porte ? Si nous revenons à la disparition du
complexe, et au texte que Freud lui consacre (le seul où
le nom d’Œdipe apparaît)1, l’accent est mis d’emblée sur
la diversité des formes que ce processus peut prendre
selon que l’on est sain ou malade, mais aussi selon que
l’on est un homme ou une femme.

1. S. Freud (1924), « La disparition du complexe d’Œdipe », in OC,


XVII, Paris, PUF, 1992.

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Catherine Chabert

Les modalités de la « disparition » sont envisagées dans


les deux perspectives régulièrement privilégiées par
Freud : celle de la dialectique du normal et du patholo-
gique, celle de la différence des sexes. Cependant, avant
de s’engager dans l’étude des différences, Freud, dès le
début du texte (et il y reviendra dans son cours) rappelle
l’élément commun à tous, l’expérience au fondement
même du renoncement : ce sont des déceptions doulou-
reuses qui font succomber le complexe d’Œdipe. Les
pénibles expériences sont inéluctables, indépendantes des
événements susceptibles d’en fournir les motifs. Qu’on
emprunte la voie phylogénétique ou la conception onto-
génétique, il nous faut admettre le naufrage du complexe
d’Œdipe, même si, de ce naufrage, les vestiges se révèlent
plus ou moins solides. De ces vestiges – pour n’en dégager
que les plus saillants –, le Surmoi offre la configuration la
plus élevée, l’échec devant le succès, et le masochisme les
formes les plus risquées d’une répétition aliénante.
C’est le Moi qui se détourne du complexe, qui s’op-
pose à la poursuite du projet, au nom de ses intérêts nar-
cissiques et au moyen du refoulement. « Plus qu’un
refoulement »1, insiste Freud qui, cependant, n’en dit pas
davantage sur ce « plus », alors que celui-ci permet de dis-
tinguer le modèle idéal de la disparition et le modèle des
névrosés pour lesquels le refoulement n’assure qu’un
compromis, laissant le complexe subsister dans le Ça
avec, bien sûr, la menace de ses effets pathogènes.
L’axe de la différence des sexes oppose de la même
manière la radicalité de la destruction du complexe chez
les garçons et son énigmatique persistance chez les filles...
au point que ces deux destins pourraient presque recou-
vrir ceux du normal et du pathologique ! Chez le garçon

1. Ibid., p. 31.

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Il était une fois...

– faut-il le rappeler ? –, la menace de castration repré-


sente le motif le plus puissant et cette menace trouve son
effectivité dans la perception de l’absence de pénis chez la
fille. Chez celle-ci, il n’y a pas d’abandon du complexe
d’Œdipe mais plutôt une forme de substitution grâce au
glissement le long de l’équation symbolique qui va du
pénis à l’enfant : le voilà qui paraît ! Faut-il, dès lors, le
considérer comme un « vestige » de l’archéologie œdi-
pienne et chercher la pluralité de ses représentations chez
les garçons et chez les filles ?
À l’instar de la double configuration du complexe
d’Œdipe « complet », au masculin et au féminin, un
double destin coexiste chez tout un chacun, du fait de la
bisexualité psychique et de la nature des identifications
qui la sous-tendent. Que la « destruction » se réfère à la
forme « idéale » alors que la survivance caractérise les
dérives de ces devenirs n’exclut pas que la position mas-
culine et la position féminine soient actualisées conjoin-
tement, et différemment, selon les forces qui les
mobilisent sur la scène intérieure, comme dans la vie
amoureuse. Ces forces, lorsqu’elles s’éprouvent dans
l’inéluctable expérience de la déception, réveillent la
douleur de la perte et suivent les chemins singuliers que
tracent le processus de deuil et celui de la mélancolie : le
renoncement aux objets d’amour implique que ces objets
soient perdus ou abandonnés. C’est à ce point de suture
très précis que s’ancrent les identifications grâce auxquel-
les les conditions du déclin de l’Œdipe sont établies.
Notons que, en amont de son texte sur le déclin du
complexe d’Œdipe, dans « Le Moi et le Ça »1, Freud s’est
consacré justement à l’étude des « modifications du Moi »
par la voie de l’intériorisation et de l’instauration du Sur-

1. S. Freud (1923), « Le Moi et le Ça », in OC, XVI, Paris, PUF, 1991.

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Catherine Chabert

moi. Mais les identifications nous intéressent au-delà dans


la mesure où elles sont fortement mobilisées dans la
sexualité et, bien sûr, dans les investissements libidinaux
les plus intenses de la différence des sexes, et dans sa
confrontation aux pulsions de mort.
Cependant, au sein même des identifications au père et
à la mère, la notion d’identification à être père ou à être
mère est tue, inopportune au regard de ce processus qui
valorise davantage et surtout l’ « être comme ». Suppri-
mer le « comme » reviendrait à supprimer le père ou la
mère pour occuper toute leur place. Effroyable magie de
la parole !
Aux commencements, explique Freud, il est bien diffi-
cile de distinguer investissement d’objet et identification.
Le Moi, encore faible, ou bien consent aux tendances éro-
tiques et aux investissements d’objet, ou s’en défend (on
voit déjà se dessiner deux destins pulsionnels possibles). Si
le Moi abandonne l’objet sexuel ou y est contraint, il se
passe, comme dans la mélancolie, une intériorisation de
l’objet perdu. Comment se développe cette substitution ?
Par une régression à la phase orale ? Par une introjection
qui rend possible l’abandon de l’objet ? En tout cas, le
caractère du Moi résulte de la sédimentation des investis-
sements d’objets abandonnés, il contient l’histoire de ces
choix d’objet. Les propositions de Freud s’inspirent direc-
tement du modèle mélancolique de 19151 : « Nous avions
réussi à élucider la souffrance douloureuse de la mélan-
colie par l’hypothèse qu’un objet perdu est réérigé dans le
Moi, donc qu’un investissement d’objet est relayé par une
identification. »2

1. S. Freud (1915), « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, OC,


XIII, Paris, PUF, 1988.
2. « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 273.

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Il était une fois...

Et si cet objet perdu était aussi l’enfant ? Celui qu’on a


été, celui qu’on n’a pas pu être, celui qu’on ne sera jamais
ou jamais plus ? Et aussi celui qu’on a voulu, qu’on veut
avoir, celui qu’on aura ou non, plus tard ou jamais ?
Quelle place pour le désir d’enfant ? Quelle compati-
bilité avec la « naissance », la nécessité de l’instauration du
Surmoi ? L’un serait-il l’avers de l’autre ? On pourrait
penser qu’à partir de la bisexualité, un double versant
s’organise : celui de l’enfant, celui du Surmoi, les deux
étant potentiellement exclusifs pour les femmes dans la
théorie freudienne puisqu’elles seraient, écrit-il, dotées
d’un Surmoi faible associé à de faibles capacités de subli-
mation. Ne trouverait-on pas une certaine symétrie dans
l’idée que les femmes sont davantage désireuses d’enfant ?
Des « voleuses de sperme » comme s’était écrié le parte-
naire d’une jeune femme lorsqu’elle lui annonça sa
grossesse !
Même en suivant la logique freudienne, il nous faut
nous demander quel est alors le statut des désirs d’enfant :
une résolution « substitutive » du complexe, un glisse-
ment qui va de l’amour pour le père vers l’amour pour
l’enfant auquel la femme peut, en même temps, s’identi-
fier ? Ou bien, du côté de la mère, un mouvement réso-
lutif d’un lien qui permet d’ériger l’objet perdu et de
maintenir, surtout, la relation à cet objet, narcissiquement
investi ?
Les contes iraient bien dans ce sens, offrant par la voie
du roman familial déguisé, des figurations évidentes de
cette mélancolie, par le motif de la mort de la jeune mère
au moment même où elle met au monde son enfant-fille.
Une représentation inquiétante dont on peut penser
qu’elle a été longtemps (elle l’est toujours) contre-
investie par la nécessité de la présence des mères auprès
de leurs filles lorsqu’elles accouchent : comme si, au-delà

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Catherine Chabert

de l’étayage, une assurance indispensable devait être


donnée perceptivement de leur non-disparition quand la
fille devient mère, comme si l’accession à la place de
mère recelait un danger mortel. Mais une représentation
inquiétante aussi lorsqu’elle prend la forme d’une affirma-
tion maniaque contre le mort, contre la mélancolie, en
assurant le triomphe du Moi sur l’objet... La réalisation
des désirs d’enfant comprend bien, toujours, cette
dimension puissante où la vie l’emporte, entraînant pour-
tant dans son sillage, le poids de la menace mortifère.
Le combat du vif et du mort – entrelacés, comme le dit
J.-B. Pontalis1 – pourrait trouver là une figuration essen-
tielle, cachant derrière l’écran d’une naturelle banalité, les
enchevêtrements compliqués de l’amour et de la haine,
condensant la double angoisse de la castration et de la
mort.
À leur jointure, l’angoisse de perdre l’amour qui serait,
selon Freud, davantage celle des femmes puisque le désir
d’être aimée prévaut chez elles, toujours pris dans les
filets de choix d’objets narcissiques jusque dans l’immen-
sité de l’amour d’une mère pour son fils. Pensons alors à
l’impact évident de cette peur, de cette angoisse, sur la
résolution du complexe d’Œdipe ; celle-ci exige le
renoncement aux objets d’amour originaires, et sera donc
plus ou moins lourdement entravée selon la manière dont
ce renoncement est éprouvé : une perte douloureuse,
irrémédiable ou un abandon impossible à accepter. Déjà
dans cette procédure, le renoncement œdipien, qui cons-
titue l’une des composantes majeures du complexe, et les
modalités de traitement de la perte entrent en résonance
flagrante dans l’amorce et le déroulement du déclin de

1. J.-B. Pontalis, « Le vif et le mort entrelacés », in Entre le rêve et la dou-


leur, Paris, Gallimard, 1978.

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l’Œdipe. Les qualités de son héritier – le Surmoi – seront


tributaires de la force de ses racines pulsionnelles, mais
sans doute aussi de leurs objets. Les désirs d’enfant pour-
raient, tout autant, être modelés par cette double
conjoncture.
C’est en référence au père et à la mère que Freud
décrit l’opération compliquée qui préside à la naissance
du Surmoi : « Lorsque le complexe d’Œdipe tombe en
ruine, l’investissement d’objet de la mère doit être aban-
donné. À sa place peuvent venir deux sortes de choses,
soit l’identification à la mère, soit le renforcement de
l’identification au père. »1 C’est la seconde manière qui,
d’habitude, est considérée comme la plus normale : elle
permet de maintenir le lien tendre avec la mère tout en
consolidant la masculinité du garçon. Modèle « normal »,
ou modèle idéal ? En tout cas, Freud dénonce presque
immédiatement cette construction, insatisfaisante car elle
ne tient pas compte de l’introduction, dans le Moi, de
l’objet perdu. L’observation du Surmoi féminin vient, à
point nommé, illustrer cette introduction, car la petite
fille, après avoir renoncé à son père comme objet
d’amour, s’identifie à lui, comme objet perdu... Mais
nous pouvons, aussi, interroger l’identification à la mère
et surtout ses effets ou encore les figurations qui sont sus-
ceptibles d’en découler : là s’ancrerait, de toute évidence,
le désir d’enfant dont elle est porteuse. Identification au
maternel de la mère luttant contre les représentations plus
mortifères qui sont susceptibles de l’entacher et dont les
contes offrent, par le clivage des images, un traitement
efficace.
Finalement, selon Freud, le complexe d’Œdipe simple
n’est pas le plus courant et correspond à une schématisa-

1. « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 276.

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tion excessive et donc réductrice. Dans sa forme double,


complète, il est infiniment plus actif et montre la persis-
tance de sa dépendance à la bisexualité originaire de l’en-
fant. Dans nombre de cas, un versant s’efface au bénéfice
de l’autre sauf que, quand le complexe d’Œdipe disparaît,
ses quatre tendances se rassemblent dans l’identification
au père et à la mère : « Cette modification du Moi garde
sa position à part, elle s’oppose au reste du Moi comme
idéal du Moi ou Surmoi. »1
Freud décrit au sujet du Surmoi deux positions
presque paradoxales : « Bien qu’accessible à toutes les
influences ultérieures, il [le Surmoi] garde néanmoins la
vie durant le caractère qui lui est conféré de par son ori-
gine dans le complexe paternel, à savoir la faculté de se
poser face au Moi et de le maîtriser. » Et d’autre part : « Il
est le mémorial de la faiblesse et de la dépendance qui
étaient jadis celles du Moi et il continue à dominer même
sur le Moi mûr. »2 Cette phrase est célèbre, elle est citée
chaque fois que le Surmoi est convoqué, sans doute du
fait de la fascination exercée par cette formidable caracté-
ristique de l’infantile, sa durée, sa présence, son « immor-
talité »... Que l’instance la plus « haute » conserve en son
sein le mémorial de ses qualités originaires pour nourrir la
dramaturgie des conflits psychiques, voilà une proposi-
tion puissante, présidant la mise en scène du père et de
l’enfant contenue dans le Surmoi... Mais à travers la per-
sistance de l’infantile, c’est l’identification féminine avec
laquelle il se confond parfois qui perdure : je pense
notamment à la proximité du féminin et de l’enfant
méchant-puni que Freud confère au masochisme et aux
scénarios qu’il ordonne.

1. Ibid., p. 277.
2. Ibid., p. 291.

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Au regard du Surmoi, quelles intrications des désirs


d’enfant se révèlent chez les hommes et les femmes ? Une
transmission des règles et des interdits par les pères, le
fruit d’une transgression irrépressible chez les mères ? Le
châtiment exercé par l’un à la faute de l’autre ? Il y a chez
Freud une construction de la sexualité qui n’en révèle pas
seulement la bi-dimensionnalité : elle inscrit, parfois de
manière trop schématique, les versants contrastés mais
complémentaires des désirs contradictoires.

*
* *
Les particularités du Surmoi chez le garçon et chez la
fille soulignent les différences de l’héritage œdipien : dans
le complexe d’Œdipe complet, la double orientation du
conflit entraîne une double identification, au père et à la
mère, nous venons de l’évoquer, mais la dominance
d’une identification sur l’autre produit une répartition
nuancée de la bisexualité, infléchie par « l’une plus que
l’autre » des deux tendances, souligne Freud en 19321.
Cette prévalence est déterminée par le choix d’objet
d’amour œdipien qui exige, par définition, le renonce-
ment, même partiel, à l’un ou à l’autre, renoncement qui
détermine évidemment l’orientation concomitante de
l’identification.
La différence flagrante entre garçons et filles – en dépit
des recouvrements possibles du fait de l’Œdipe complet –
réside justement dans le choix d’objet : pas de change-
ment pour le garçon, la mère demeure l’objet d’amour
privilégié et l’arrivée du père (ou plutôt la reconnaissance

1. S. Freud (1932), « Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psy-


chanalyse », XXXIe leçon « La féminité », in OC, XIX, Paris, PUF, 1995,
p. 195-220.

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de sa présence auprès d’elle) vient sceller l’interdit de


l’inceste et la menace de castration. Pour la fille, le chan-
gement est dicté par la déception précoce du lien à la
mère et, en lui-même, ce déplacement peut déjà consti-
tuer une trahison de celle-ci aggravée par le désir de
prendre sa place auprès du père. Le risque encouru est
majeur : perdre l’amour de la mère, déjà suspect d’insuffi-
sance ou de faiblesse, pour n’avoir pas donné un pénis ;
détruire cette affection essentielle, assurant l’investisse-
ment narcissique, le premier sédiment des identifications,
indispensable pour attirer les forces pulsionnelles soute-
nant le sentiment d’exister et la continuité du Moi. Dans
cette filiation fantasmatique, l’enfant peut autant incarner
le motif de la rupture d’amour, voire de l’émergence de
la haine que, dans un versant opposé, maintenir la
pérennité du lien avec la mère.
C’est ce double risque qui façonne le déclin de
l’Œdipe et la formation du Surmoi des filles : prises à la
fois dans le piège de l’identification et du choix d’objet
narcissiques, prises aussi dans le choix d’objet par étayage
et l’identification hystérique. Dans ce mouvement s’ins-
crit une part des désirs d’enfant, prêtés à la mère (si je suis
né(e), c’est qu’elle m’a désiré(e), moi), même si le cours
des événements psychiques les conduit parfois à considé-
rer qu’elles ont failli à la satisfaction de ce désir, qu’elles
ont été insuffisantes pour le combler : fille décevante de
n’avoir point de pénis, mère décevante de ne point
l’avoir donné, figures en miroir que les désirs d’enfant
viennent consoler et réconcilier.
C’est ici que les formes du déclin du complexe
d’Œdipe trouvent leurs voies singulières : le modèle
féminin répète, dans son infinitude, la contrainte d’un
renoncement sans cesse recommencé. L’espoir dans
l’analyse est que la répétition de ce renoncement, non seule-

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ment aux objets œdipiens, mais à la douleur de leur dis-


parition – à laquelle s’ancrent le masochisme et la
mélancolie – décline : c’est l’attachement à cette douleur,
souvent confondue avec l’amour (si je souffre, c’est que
je l’aime), qui confère à la disparition du complexe
d’Œdipe son au-delà du plaisir, certes, mais aussi sa force
de rassemblement de tendances contradictoires et com-
plémentaires. Ce n’est pas seulement le Surmoi qui
advient comme héritier, c’est aussi le Moi qui se construit
dans la force nouvelle que lui apportent le surmontement
de la perte et la différenciation plus claire qui le situe
comme instance. L’enfant vient alors occuper une place
condensant fonctions et sens pluriels : il représente non
seulement le « nouveau Moi », certes davantage libéré des
entraves de son esclavage, même s’il garde sa marque de
« pauvre créature » ; à l’instar du nouveau-né, il repré-
sente l’enfant de l’analyse, témoignant par là même de la
fécondité du rapport entre les deux partenaires. Il
annonce la victoire d’Éros et de la vie.
Mais il peut aussi – même transitoirement – se lier à la
mort à travers des représentations, des associations, des
événements psychiques ou réels laissant émerger le motif
de l’enfant mort. Sans entrer dans des développements
trop longs, on ne peut négliger cette part essentielle, cer-
tes scandaleuse mais inéluctablement attachée aux désirs
d’enfant. L’enfant mort condense en effet des représenta-
tions multiples : incestueux, voué à la monstruosité ou à
la mort, omnipotent, « sans regrets et sans scrupules » ou
encore irremplaçable compagnon imaginaire... Avers
d’une majesté qu’il transcende, l’enfant mort se prête
davantage encore à une idéalisation forcenée, fixée par
l’intemporalité, objet d’une paradoxale passion parce
qu’il est perdu, du fait des effets insoupçonnés « qui peu-
vent résulter d’un avortement artificiel qui revient à tuer

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le fruit d’un amour auquel on s’était décidé sans regrets et


sans scrupules »1.
Ce qui nous importe cependant concerne le processus
même de l’analyse : car, au-delà de leurs implications
incestueuses, œdipiennes ou narcissiques, les désirs d’en-
fant s’incarnent dans la cure dans un double courant :
celui, érotique, de l’attente amoureuse ou maniaque de
réalisation ; celui, plus sombre, de la déception inhérente
au transfert. La représentation de l’enfant mort dénonce
la perte de l’illusion inaugurale et le nécessaire renonce-
ment à une représentation idéale qui condense l’espoir
maternel et l’enfant tout-aimé. Elle s’accroche à l’an-
goisse de castration ou à l’effondrement narcissique mais
c’est comme produit de l’analyse qu’elle nous intéresse :
par l’exposition de sa face négative, elle révèle les désirs
inverses qui l’ont d’abord engendrée. Les désirs d’enfant
contiennent l’attraction sexuelle et la mise en scène de
fantasmes originaires ; l’enfant mort, lui, fige le mouve-
ment érotique, il tente d’exclure la part libidinale pour la
porter disparue, en quelque sorte (sans y parvenir toute-
fois, car l’érotique mélancolique est nourrie par l’attrac-
tion transférentielle). L’enfant mort, dans la cure, se
présente comme une impasse, une aporie, un point de
non-retour, il incarne l’excès de déplaisir, bascule dans la
douleur... Et pourtant, s’il se dit pour l’analyste et si la
langue peut se saisir de sa perception, il incarne l’attente
d’une ré-animation, d’une revitalisation, d’une seconde
naissance... Le souffle de la parole peut alors réamorcer
l’auto-érotisme, réchauffer sa part éteinte, engager le
sexuel en reconnaissant le prix à payer pour que le vif
reprenne sens.

1. S. Freud (1920), « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité


féminine », in OC, XV, Paris, PUF, 1996.

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Il était une fois...

Les contes de fées nous en parlent à leur manière : les


héroïnes s’endorment ou meurent, la Belle au bois dor-
mant et Blanche-Neige sont toutes deux menacées d’un
funeste destin mais le souffle d’un étranger, un autre, dif-
férent, un homme, les réveille et les ramène à la vie en
faisant d’elles des femmes et peut-être des mères.

Bibliographie

Freud S. (1914), « Pour introduire le narcissisme », in La vie


sexuelle, Paris, PUF, 1985, p. 81-106.
Freud S. (1915),« Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, OC,
XIII, Paris, PUF, 1988, p. 259-278.
Freud S. (1920), « De la psychogenèse d’un cas d’homosexua-
lité féminine », in OC, XV, Paris, PUF, 1996, p. 233-263.
Freud S. (1923), « Le Moi et le Ça », in OC, XVI, Paris, PUF,
1991, p. 255-303.
Freud S. (1924), « La disparition du complexe d’Œdipe », in
OC, XVII, Paris, PUF, 1992, p. 25-35.
Freud S. (1932), « Nouvelle suite des leçons d’introduction à la
psychanalyse », XXXIe leçon « La féminité », in OC, XIX,
Paris, PUF, 1995, p. 195-220.
Pontalis J.-B., « Le vif et le mort entrelacés », in Entre le rêve et la
douleur, Paris, Gallimard, 1978.
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Entretiens préalables
JEAN-FRANÇOIS DAUBECH

Voici quelques années, j’ai reçu un patient dont


l’épouse, en cours de traitement pour une stérilité, béné-
ficiait d’une fécondation in vitro. Il revient un jour de la
maternité où vient d’avoir lieu une réimplantation, plutôt
remué par la scène à laquelle il vient d’assister. Partagé
entre la colère et la tristesse, il raconte. Sa femme est en
position gynécologique. Un médecin est en train de pra-
tiquer l’insémination ; la canule est en place et la réim-
plantation a débuté quand le téléphone portable du
médecin sonne. Le médecin saisit son téléphone d’une
main et entame une conversation, tout en achevant la
réimplantation de l’autre main.
Cette histoire, ainsi que de nombreuses autres, illustre
le décalage vertigineux entre la banalité d’un geste d’une
technicité très réduite pour le médecin qui la met en
œuvre, et l’enjeu vital que celle-ci représente pour les
demandeurs. Le malentendu se glisse dans les moindres
paroles ou faits et gestes des intervenants, à tout instant.
Cette brève scène témoigne aussi d’une attitude de forte
opposition à la situation, quand bien même la technicité
en serait apparemment maintenue.
Avant d’aller plus loin, il me faut préciser la particula-
rité de ma situation vis-à-vis des techniques de procréa-

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Jean-François Daubech

tion médicalement assistées. J’ai commencé à m’y


intéresser à la demande d’une consœur endocrinologue,
le Dr Monique Commenges-Ducos, au cours de
l’année 1984, à l’occasion de la pose des premières pom-
pes LH-RH. Lorsqu’elle fut invitée à s’occuper de PMA,
nous avons continué à collaborer malgré mon installation
en cabinet privé. Au début, ce fut sans discrimination,
puis, devant le nombre de patientes et le fait que des con-
frères rencontraient à la maternité des couples infertiles
pour des raisons identifiées, elle ne m’adressa plus que les
stérilités dites inexpliquées, ce qui représentait environ
9 % des stérilités. Au-delà de l’intérêt que je prenais à
poursuivre cette activité très instructive d’un point de
vue psychopathologique, je trouvais aussi un agrément
certain à occuper cette position très latérale qui permet
parfois d’entendre des choses n’ayant pu être dites dans le
cabinet de ma consœur. Ainsi, ce couple demandeur
de PMA qui trouvera en cette occasion la possibilité de
dire qu’ils n’ont aucune vie sexuelle proprement dite, ou
cette femme qui pourra enfin dire devant son mari
qu’elle ne veut pas d’enfant ; ou bien encore cette autre
femme qui déclare que ses convictions écologistes l’amè-
neront sans doute à renoncer à poursuivre les traitements,
dès l’instant où ceux-ci enfreindront un ordre naturel au
respect duquel elle se sent vouée.
À de rares exceptions près, je ne prends pas ces patien-
tes en traitement, quand bien même une indication serait
pertinente. Ces patientes sont adressées, au décours du
bilan exploratoire d’une infertilité, par le médecin qui
détient les leviers de la poursuite des soins. Même si la
proposition se fait sur un mode facultatif, la refuser, peut,
dans ce contexte, paraître difficile. Après avoir précisé
qu’on ne saurait engager une psychanalyse ou une psy-
chothérapie pour avoir un enfant mais parce qu’on en

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Entretiens préalables

devine l’intérêt pour soi-même, j’indique l’adresse de


confrères, ce qui leur donne toute liberté d’en faire ou
non usage.
Au fil du temps, c’est-à-dire après avoir reçu un grand
nombre de couples ou de patientes, quelques repères ont
peu à peu émergé. Ils sont devenus de solides appuis pour
décrypter les situations, et repérer les conflits qui vien-
nent s’y inscrire.

*
* *
Le premier de ces repères est une notion, celle d’un
inconnu biologique, en général, mais tout particulière-
ment dans les infertilités inexpliquées, si justement appe-
lées énigmatiques par René Frydman. Cette notion
correspond au constat régulièrement fait que des connais-
sances nouvelles peuvent venir éclairer des situations
d’infertilité, annulant ainsi l’ « inexplication ». Après la
glaire barrage, il y eut l’hyperpulsatilité de l’artère uté-
rine, et la qualité des gamètes. L’an dernier, certains jour-
naux ont fait état d’une particularité dépistable des
ovocytes aptes à favoriser une nidation, permettant de
déterminer ceux qui ont quelques chances de conduire à
la réussite de cette étape très sensible de la procréation.
Mais l’intérêt de faire référence à cet inconnu n’est pas
seulement d’indiquer à la patiente l’état lacunaire de nos
connaissances ; il est aussi de lui signifier qu’elle n’est pas
dans une situation binaire, biologique ou psychologique,
et de lui signaler que le registre biologique n’est pas plus
assuré que le registre psychique auquel elle se sent inva-
riablement assignée dès lors qu’une étiologie nettement
repérable n’est pas identifiée. Restaurer cette notion
d’ « inconnu biologique » rétablit une égalité de mystère
entre ces deux registres et contribue souvent à dégager les

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Jean-François Daubech

patientes d’un sentiment d’insuffisance qu’elles ne savent


ni instruire, ni surtout dépasser.
Le second repère est un parti pris, celui de considérer
que la demande d’enfant est une demande sexuelle,
appartenant pleinement au champ de la sexualité. Cette
demande procède pour la femme d’un désir d’accomplis-
sement sexuel de grande importance, sans lequel elle
éprouve un sentiment de profonde frustration, d’une
limitation pénible de leur être. Il m’arrive d’user d’une
comparaison lorsque je rencontre des couples pour les-
quels il paraît nécessaire d’apaiser la tension qui existe
entre l’homme et la femme à propos de l’implication
dans le projet. Comparer l’absence d’enfant à l’absence de
premier rapport sexuel pour un homme semble avoir un
effet radical, au moins dans le temps de la consultation,
en fournissant à l’homme une analogie efficace de la frus-
tration féminine, et à la femme une légitimation de sa
demande.
En conséquence, les pratiques de procréation sont des
pratiques sexuelles. Parler de pratique sexuelle signifie
qu’on y retrouve les mêmes conflits, les mêmes difficul-
tés, les mêmes enjeux que dans la sexualité ordinaire.
Cette idée peut paraître difficile à admettre en première
intention en raison du déploiement technologique qui la
masque. Mais elle semble être le ressort secret qui anime
des situations comme celle évoquée au début de mon
propos. Insémination versus téléphone portable, même
combat, passage d’une technologie à une autre et déni
des enjeux pour la patiente. Si je précise ici que dans
l’exemple cité plus haut le médecin en question était une
femme, vous saisirez que la solidarité féminine sur le cha-
pitre de la procréation est rien moins qu’évidente. Ici se
manifeste une hostilité active qui vient annuler la pré-
sence du médecin auprès de la patiente. Hostilité inexpli-

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Entretiens préalables

cable autrement qu’en y voyant l’expression d’une


censure portant sur la dimension sexuelle de ces prati-
ques. La manifestation en est habituellement plus dis-
crète, inscrite dans les difficultés techniques, les temps de
transition, les moments du parcours qui échappent au
regard des responsables.
Ainsi, retrouve-t-on ici la même condamnation de la
sexualité féminine qu’ailleurs, quoi qu’on en dise. Cette
dernière a toujours fait l’objet d’une réprobation et d’une
dissimulation. Qu’il s’agisse du vote des femmes obtenu à
la Libération, de la pilule contraceptive, de la loi sur
l’avortement, jusqu’alors assimilé à un crime passible de la
cour d’assises ; qu’il s’agisse de la réprobation usuelle por-
tant sur les femmes qui témoignait d’une liberté de senti-
ment, de ton ou de manières, toutes les étapes qui ont
marqué cette reconnaissance de la sexualité féminine sont
des combats qui durent encore. Le discours médical était
nécessairement pris dans cette perception, et « stipulait
d’une façon très simple et très directe que la femme (au
sens où l’homme en était pourvu) n’avait pas de sexua-
lité ; qu’en outre, dans la mesure où elle pouvait en pré-
senter quelque trace en écho, c’était une femme malade.
C’est-à-dire une femme à soigner »1. Aujourd’hui
cette condamnation fait, par moments, résurgence dans
l’accueil qui est réservé à la demande d’enfant.
Un troisième repère est la prise en compte de la distor-
sion entraînée par le projet d’enfant, distorsion telle
qu’on peut considérer l’enfant comme radicalement
étranger à la procréation. Qu’il en procède, qu’il soit
implicite du fait de l’arrêt de la contraception par
exemple, ne lui donne pas le premier rang des préoccu-
pations du couple au moment même de sa conception.

1. W. Granoff, « Quitter Freud ? », L’inactuel, 3, 1995, p. 13-26.

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Jean-François Daubech

Cela peut paraître paradoxal, mais un couple, lorsqu’il


s’unit, c’est-à-dire lorsqu’il procrée, pense à lui-même et
au plaisir qu’il prend ou qu’il donne, mais pas à l’enfant.
Qu’il ne s’annonce pas au-delà d’un délai raisonnable, il
devient un être « persécutoire », envahissant le champ
représentatif de la femme qui se trouve irrésistiblement
captivée par tout ce qui, de près ou de loin, vient lui rap-
peler son infortune. À ce sentiment, nos connaissances
physiologiques et nos moyens techniques apportent une
réponse inappropriée, non pas dans sa visée correctrice,
mais du fait de leur inadéquation à entrer en résonance
avec toute l’histoire, très tôt engagée, de la construction
du désir d’enfant chez la femme. Les injections, les stimu-
lations hormonales soigneusement ajustées, les relevés
divers qui sont le lot de toute fécondation in vitro sont
loin des princesses, des fées et de l’univers magique qui
imprègnent les représentations enfantines attachées à la
naissance des enfants. Il peut en résulter un conflit
particulièrement vif.
Un exemple rendra plus facilement cet aspect sensible.
Une femme médecin, réglée tous les mois normalement,
est traitée pour stérilité inexpliquée. L’entretien met en
évidence chez elle une conviction intime, datant de l’en-
fance, qu’elle est dépourvue d’organes sexuels internes,
anomalie qui serait la raison de son infertilité. Sa convic-
tion est suffisamment forte pour entraver le bilan de la
stérilité, qui fut marqué par une grande angoisse, des réti-
cences à toutes les étapes susceptibles de visualiser le trac-
tus génital (hystérographie, échographies). Ce bilan fut
retardé de plus d’un an par elle parce qu’elle était per-
suadée que les examens confirmeraient sa conviction,
conviction qu’on pourrait assimiler à une formation déli-
rante du type syndrome de Cotard, délire de négation et
de non-fonctionnement d’organes – au sein d’une per-

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Entretiens préalables

sonnalité névrotique par ailleurs. Cette conviction


semble prendre sa source dans l’inconscient maternel. La
mère de cette femme a toujours manifesté une préférence
pour ses garçons, plus âgés que leur sœur, préférence très
marquée qui lui faisait dédaigner sa fille de façon active.
Ainsi, la patiente n’a-t-elle jamais bénéficié du soutien de
sa mère dans les actes les plus simples de la vie. Dès l’âge
de 12 ans, elle prit l’initiative de consulter son médecin
généraliste pour savoir ce qu’il fallait faire dans le
domaine de la vie génitale. Jamais sa mère ne l’accompa-
gnait. La liste des occasions qui venaient marquer cette
préférence maternelle pour les garçons paraissait infinie.
Elle était constamment rabaissée au rang de domestique
ou de faire-valoir de ses frères, et ce, en dépit d’excellents
résultats scolaires et d’un comportement évidemment
irréprochable, que ses frères étaient bien loin d’appro-
cher. Inutile d’insister sur la confirmation que cette dis-
position maternelle fournissait à l’angoisse de castration et
à ses dérivés, comme le sentiment d’infériorité et d’insuf-
fisance, fréquent chez beaucoup de femmes. La particula-
rité de cette observation est de montrer que la croyance
de cette femme, médecin généraliste tout à fait compé-
tente, allait jusqu’à cette conviction de non-existence et
de non-fonctionnement d’organe, conviction recouvrant
et annulant ses connaissances médicales et le constat, sup-
posé apaisant, du retour pourtant régulier des règles. Le
problème fut par chance résolu par le recours à une
micro-injection qui permit peu à peu le déblocage de la
situation.
Cela a des conséquences pratiques. La première est de
percevoir que les données techniques qui encadrent les
pratiques de PMA sont assez loin du registre représentatif
qui entoure la procréation. La deuxième, qui découle de
la première, est de ne pas faire une confiance excessive

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dans l’apparente adhésion des femmes aux pratiques qui


leur sont proposées. Il est plus exact de penser qu’elles
sont radicalement hostiles aux techniques proposées, qui
leur font horreur. La troisième est de placer la femme
dans une situation impossible.
Nous savons que chaque partenaire de la situation y
participe avec ce qui le constitue, c’est-à-dire un jeu fan-
tasmatique complexe que Michel Gribinski, au cours d’un
séminaire, condensait en disant : « Quand on fait l’amour,
on a tous les âges. » Mais, qu’après une insistance suffi-
sante, aucune grossesse ne soit engagée, et la situation bas-
cule. Quand les gynécologues savent qu’on ne peut parler
d’infertilité qu’après un an au moins de relations sexuelles
régulières, dès le 3e ou 4e cycle, les femmes, oubliant que
le temps reste leur meilleure chance, consultent et s’enga-
gent dans un processus d’examens complémentaires. Ce
qui était indocilité de la nature est devenu objet de soins.
La médiatisation de toutes ces techniques, mais avant elle
l’usage largement diffusé de la contraception, a favorisé
l’idée d’une maîtrise quasi inconditionnelle de la féconda-
tion et a rendu plus précoce le surgissement de l’inquié-
tude. La représentation de l’enfant devient envahissante,
grandit au fur et à mesure des échecs thérapeutiques et le
rapport que la femme entretient avec elle est insidieuse-
ment devenue, à certains égards, hypnotique. Son éclat
vient ternir la vie amoureuse. Le couple qui, alors, n’a plus
« tous les âges » pour n’avoir plus que celui de procréer,
subit les effets de la distorsion induite par cette invasion du
jeu fantasmatique par la représentation fixée, « obnubi-
lante », de l’enfant. La conséquence est parfois massive, et
se traduit par des oublis du traitement, une impuissance
provisoire du mari, des scènes conjugales mystérieuse-
ment survenues au moment ad hoc, rendant impossible
tout rapprochement sexuel.

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Entretiens préalables

Il faut y ajouter l’évolution récente des mœurs qui


conduit un nombre grandissant de femmes à se soucier
plus tardivement de faire un enfant. Les données démo-
graphiques récentes font état d’un taux d’infécondité
passé de 10 % dans les générations 40-45 à 16 % dans la
génération 65, tandis que l’âge moyen à la conception du
premier enfant passait de 23,7 ans à 26 ans. Cette évolu-
tion du taux d’infécondité ne serait pas due au seul retard
issu de l’augmentation de l’âge lors de la conception de
l’enfant de premier rang, mais correspondrait à une
hausse réelle de l’infécondité en rapport avec cette même
augmentation. Cela ne va pas sans ajouter au sentiment
d’urgence des femmes et invite à méditer la phrase de
Freud de 1898 par laquelle il appelle de ses vœux
« [...] l’un des plus grands triomphes de l’humanité, l’une
des libérations les plus tangibles à l’égard de la contrainte
naturelle à laquelle est soumise notre espèce, si l’on par-
venait à élever l’acte responsable de la procréation au
rang d’une action volontaire et intentionnelle, et à le
dégager de son intrication avec la satisfaction nécessaire
d’un besoin naturel ». Si le militantisme de Freud est
compréhensible dans le contexte de son époque, si les
bienfaits de la contraception, de la libéralisation de l’avor-
tement, de l’émancipation des femmes ne sont pas
contestables, on peut aussi percevoir que certaines fem-
mes paient cher une telle désintrication. « Nous com-
mençons seulement à mesurer ce qui est arrivé à la
sexualité du fait de ce qui a fonctionné au premier abord
comme une liberté », écrit Wladimir Granoff, dans un
récent numéro de L’inactuel.
Un quatrième repère est de considérer que le désir
d’enfant est celui des femmes. Lorsque je dis cela aux
couples que je rencontre, j’ai le sentiment de les scandali-
ser dans un premier temps, pour les soulager dans un

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deuxième. À vrai dire, lorsqu’ils restent plus scandalisés


que soulagés, c’est moi qui suis inquiet pour eux. Le pro-
jet d’enfant est porté, soutenu, animé par les femmes
beaucoup plus que par les hommes. La raison en est que
le désir d’enfant chez la femme est une dimension vitale,
un accomplissement personnel qu’elles considèrent
comme indispensable, vivacité à laquelle l’homme est, la
plupart du temps, beaucoup moins sensible. Le désir de
l’homme est que sa femme soit heureuse et, si cela passe
par les enfants, va pour les enfants. C’est un peu vite dit,
mais cela représente à peu près ce que je constate. Les
preuves sont quotidiennes, j’ai très rarement vu un
homme souffrir, comme peut le faire une femme, de
l’absence d’enfant et, quand c’est le cas, c’est en général
pour des raisons qui tiennent à sa famille, à un idéal
conformiste un peu sévère plutôt qu’à un goût particulier
pour les enfants. Cela n’exclut nullement que les hom-
mes puissent être très attentionnés envers leurs enfants,
les aimer tendrement et s’en occuper avec dévouement,
bref qu’ils soient des pères compétents. Mais il s’agit
d’une dynamique qui s’enclenche quand l’enfant est pré-
sent et pas avant comme c’est le cas pour la femme. L’in-
térêt de formuler clairement cette disparité est de déjouer
une sorte de rancœur accusatrice qui devient la voie
finale commune de toutes les insatisfactions du couple.
L’accusation principale est que l’homme ne fait pas tout
pour que ça marche : il ne déplace pas ses rendez-vous
professionnels, il arrive en retard aux consultations
conjointes, il s’endort aux moments idoines, il semble
indifférent à la souffrance de sa conjointe, etc.
Ces reproches sont vrais et faux. Vrais parce que les
quelques hommes qui accompagnent leur femme dans
ces consultations font volontiers état de telles difficultés,
tout en réaffirmant leur entière adhésion au projet d’en-

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Entretiens préalables

fant. Faux parce que ces discordances témoignent d’une


différence de position d’autant plus active qu’elle n’est
pas clairement repérée. Les hommes que je rencontre
dans ce contexte sont assez loin d’avoir une perception
suffisante de la vivacité du désir des femmes engagées
dans ce type de pratique, vivacité d’autant plus exacerbée
qu’elles sont frustrées de devoir recourir à ces techniques
médicalisées. Il y a là une part incompressible qui tient à
la différence des sexes et à ses effets, qui demeure insaisis-
sable, pour une part, à l’autre sexe. Il est aussi facile
d’imaginer que, dans ces accusations, viennent se glisser
toutes les insatisfactions qui ne procèdent pas d’un désir
d’enfant insatisfait, mais qui trouvent un exutoire dans
cette difficulté. Ces considérations ont pour conséquence
d’atténuer la demande qui est souvent faite à ces couples
de marcher d’un même pas dans ces aventures que sont
les PMA, ou de présenter un front uni dans lequel aucune
dissension ne serait perceptible. Il est nécessaire de ne pas
surestimer ces « mauvaises volontés » masculines et
d’aider les femmes à en percevoir la signification.
J’en viens au dernier point qui m’importe. Les particu-
larités de mon implication dans ce travail font, ainsi que
je l’ai signalé au début de mon propos, que je ne m’en-
gage pas dans le traitement des ces patientes. Il me semble
préférable de recommander certains de mes confrères ou
consœurs pour ce faire. Les quelques retours que je peux
en avoir, directs ou indirects, montrent l’intérêt qu’il
peut y avoir à engager un traitement psychothérapique
ou analytique dans certains cas, sans pour autant imaginer
que cet engagement puisse être une parade à l’infertilité.
Mais il arrive, inversement, que le fin mot de l’histoire
n’apparaisse qu’en bout de parcours, sans que l’on puisse
encore peser sur l’histoire. Une situation clinique en ren-
dra mieux compte que des considérations théoriques.

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Jean-François Daubech

Une jeune femme me téléphone pour prendre rendez-


vous. Dès son arrivée, elle me dit qu’elle a pris rendez-
vous parce qu’on a insisté pour qu’elle vienne me voir,
mais qu’elle n’y croit pas et qu’elle n’a rien à dire. Son
propos est assuré et je ne cherche pas à la convaincre de
parler. Je lui réponds qu’elle semble m’avoir tout dit et
que je vois mal comment nous pourrions aller plus loin.
L’entretien n’a pas duré plus de quelques minutes. Après
un court moment de silence, je lui dis que j’ai du temps
puisque l’entretien est pour elle terminé et que nous
pouvons parler de ce qu’elle veut si elle n’a pas de ren-
dez-vous particulier. Elle commence alors à parler, de
son père, thème qui l’occupera jusqu’à la fin de la
« séance ». Elle me dit sa violence, sa dureté, les exigences
incessantes à son égard, les différences entre garçons et
filles dans la fratrie. Un flot de reproches sans doute, mais
surtout l’évocation d’une figure paternelle forte, issue de
l’immigration, témoignant aussi de la souffrance d’un
déracinement et d’une inquiétude vis-à-vis de l’avenir.
L’entretien se clôt sur cette évocation. J’apprendrai
quelques semaines plus tard qu’elle est enceinte.
Plus d’un an après, elle prend un nouveau rendez-
vous. À peine moins farouche, elle me déclare dès son
entrée qu’elle n’y croit toujours pas, mais aussi qu’elle est
troublée par cette première naissance. Puis elle se tait. Je
lui propose de nouveau de parler de ce qu’elle veut. Elle
parle à nouveau de son père pendant tout l’entretien, sans
que j’intervienne. La séance terminée, elle s’en va ; elle
sera de nouveau enceinte dans les semaines qui suivent.
La troisième fois qu’elle me contacte intervient dans
un tout autre contexte. Au téléphone, elle m’annonce
qu’elle est enceinte mais qu’elle souhaite me rencontrer
pour un autre problème qui l’inquiète. Lorsque je la ren-
contre, elle m’indique d’emblée qu’elle est très angoissée

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Entretiens préalables

parce qu’elle est saisie par une envie difficilement répres-


sible de frapper son fils aîné lorsqu’elle a le sentiment
qu’il est triste. Elle ne supporte pas cette idée et veut
absolument s’en débarrasser. Sa souffrance est vive, et je
lui donne rendez-vous dans une quinzaine de jours, en
lui expliquant que je ne pouvais la recevoir plus tôt.
Au moment du rendez-vous, elle m’appelle pour me
dire qu’elle ne viendra pas, elle est en train d’accoucher à
la maternité. Elle me contactera dès que cela sera pos-
sible. La nouvelle rencontre sera tardive parce que son
enfant est né avec une grave malformation qui l’oblige à
passer tout son temps disponible dans le service de réani-
mation. Elle ne viendra, plusieurs mois plus tard, qu’après
le rétablissement de son dernier-né, pour me donner des
éléments éclairant son attitude : un mari violent, répétant
les comportements paternels, ne lui apportant aucun sou-
tien, qu’elle s’est finalement résolue à quitter pour s’ins-
taller avec ses trois enfants dans une autre ville. Je n’ai pu
que lui indiquer le nom et l’adresse d’un confrère ana-
lyste dans cette ville, sans savoir si elle a donné suite.
Cette situation illustre la complexité des enjeux engagés
par ces pratiques, enjeux qui apparaissent avant la nais-
sance, mais tout autant après. S’ils ne se manifestent pas
toujours, loin s’en faut, de façon aussi vive que dans cette
situation, ils sont cependant présents et actifs, sans que
nous puissions pour autant nous en saisir. En dépit de
cette limite inévitable, liée aux particularités de la situa-
tion, l’utilité de ces entretiens préalables me paraît
certaine, en raison, notamment, de l’ouverture du ques-
tionnement nécessaire autour de ces pratiques auxquelles
les couples se trouvent contraints.
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Retour aux sources :


identité sexuée et oralité
dans les désirs d’enfant
CLAIRE SQUIRES

LA MÈRE
QUI TRAVESTISSAIT SA FILLE
EN GARÇON

« Iphis était la fille de Ligdos et de Téléthousa, deux


Crétois de Phaestos. Avant la naissance de l’enfant, Ligdos
avait ordonné à son épouse d’exposer l’enfant si c’était
une fille. Quand la future mère fut sur le point d’accou-
cher, elle eut une vision dans laquelle lui apparut Isis lui
ordonnant d’élever son enfant quel que fût son sexe... »1
Voudra-t-il un garçon pour perpétrer le même que
soi ? Acceptera-t-elle l’enfant quel que soit son sexe ? La
légende pourrait déjà illustrer les représentations collecti-
ves autour de la répartition des rôles masculin/féminin
décrits par Françoise Héritier et la différente valeur
attribuée à chacun des sexes et aux souhaits qui l’accom-
pagnent.
« [...] ainsi met-elle au monde une fille qu’elle fait pas-
ser pour un garçon, la nommant Iphis qui est un nom
1. Pierre Grimal (1951), Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,
Paris, PUF, 1976.

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Claire Squires

ambigu, fille ou garçon, et qu’elle habilla en garçon. Mais


à l’âge de l’adolescence, Iphis fut aimée par une jeune
fille du nom d’Ianthé, qui pensait qu’Iphis était un gar-
çon. Les deux jeunes filles furent fiancées. La mère
d’Iphis fit repousser le mariage, mais, enfin, elle ne put
plus reculer. Alors elle supplia Isis de la tirer d’embarras,
laquelle eut pitié d’elle et transforma Iphis en garçon. »
Dans cette légende, l’attribution d’un sexe donné est
une convention sociale que le parent peut contourner
avec un prénom ambigu, ni fille ni garçon, et les deux à
la fois. L’attirance adolescente se révèle elle aussi ambi-
guë : une jeune fille est attirée par une autre jeune fille
dont on ne peut croire qu’elle ignore le sexe anato-
mique : homosexualité première ou nécessité du traves-
tissement ? Ce n’est qu’à l’approche d’enfanter que le
voile sera nécessairement levé. Homosexualité sous
emprise maternelle ? Le lien précoce entre la mère et la
fille que cette légende grecque met en valeur, dès avant la
naissance, les unit autour du secret de la conception. Ce
lien est si opaque qu’y sont noués en des liens serrés le
maternel et le féminin, l’homosexualité et la bisexualité,
qui se dénoueront au-delà de l’adolescence, quand la fille
s’élancera vers l’âge adulte. Au-delà du mythe, quel nou-
vel éclairage donner du lien mère-fille pour mieux cerner
les enjeux inconscients des désirs d’enfants ?

THÉORIES SUR LE LIEN PRÉŒDIPIEN


ET LES DÉSIRS D’ENFANT

Dans son article de 1931 sur la sexualité féminine,


Freud écrit que le lien entre la mère et la fille peut être
aussi intense que pour le père, parfois prolongé indéfini-

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Retour aux sources

ment, sans que la fille ne change d’objet. Ce premier lien


à la mère paraît à Freud « [...] difficile à saisir analytique-
ment, blanchi par les ans, vague, à peine capable de
revivre, comme soumis à un refoulement particulière-
ment inexorable »1, comparable à la découverte de la
civilisation minoé-mycénienne derrière celle des Grecs.
La phase préœdipienne chez la fille serait à l’origine de la
féminité, de relations parfois difficiles avec l’homme à
l’âge adulte, et des névroses. Nous allons montrer ici
comment la relation duelle mère-fille semble bien
influencer à la fois l’orientation sexuelle et le désir
d’enfant.
Freud soutient qu’il y a une méconnaissance première
du vagin et que la fille doit changer de zone érogène et
d’objet. Pourtant, il est probable que les premiers inves-
tissements, même atténués, gardent toute leur impor-
tance. Comme le souligne Jean-Michel Hirt2, le destin
du lien primaire à la mère prend tout son relief d’énigme
car Freud n’explicite pas la question des rapports entre la
période préœdipienne et la sexualité prégénitale. Énigme
aussi du corps de la mère, corps par rapport auquel se met
en place l’investissement narcissique primaire. Il s’agirait
donc d’un féminin originaire d’avant la différenciation
des sexes ou du maternel primaire. Or l’énigme du lien
primaire contribuerait au féminin et au développement
de la sexualité ultérieure de la femme.
Une grossesse investie et un désir d’enfant incarné dans
les souhaits des deux parents : le projet d’enfant devient
possible et son attente bienvenue. À quoi correspond ce

1. S. Freud, « Sur la sexualité féminine », in La vie sexuelle, Paris, PUF,


1969.
2. J.-M. Hirt (2003), « L’envie du féminin », Libres cahiers pour la psycha-
nalyse, Paris, In Press, 2003.

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Claire Squires

désir d’enfant si variable selon les époques ? Il apparaît


ainsi à tous que le désir d’enfant relève de valeurs extrê-
mement diverses : sociales, économiques, démographi-
ques, culturelles, identitaires. Procréer renvoie à des
valeurs de transmission des biens matériels, des connais-
sances, des savoir-faire, de la nécessité de conserver l’es-
pèce, mais aussi à des valeurs sociales comme l’inscription
dans la société à travers le regard des autres si prégnant, la
famille, le couple, l’accession à l’âge adulte vis-à-vis de
ses parents, la recherche d’un compagnon pour vivre et
d’un père et pour enfanter ou la reconnaissance à travers
la maternité... Le désir d’enfant renvoie aussi à des valeurs
personnelles de choix existentiels préconscients, comme
ceux de repousser les craintes de la mort, de s’incarner en
l’autre, de prolonger son narcissisme, de retrouver son
enfance et de la rejouer autrement, selon ses propres
choix. Si mettre au monde un enfant est un acte concret,
la conception et l’attente de l’enfant demeurent abstraites,
tout comme le désir d’enfant, soumis au monde de
l’imaginaire, reste bien souvent ambivalent...
Dans nos sociétés, la procréation a été dissociée de la
sexualité puisqu’on peut avoir un enfant hors de l’acte
sexuel par les PMA – toutefois, de nombreux couples
attribuent une grande valeur au plaisir sexuel dans la pro-
création. Puis la conception a été séparée de la grossesse,
puisque les parents qui élèvent l’enfant peuvent être dif-
férents des parents biologiques.
Le désir d’enfant relance les enjeux psychiques inter-
personnels du couple et triangulés autour du bébé à venir,
du garçon, de la fille, du féminin, du phallique, de
l’Œdipe, de la castration, du maternel, du paternel, et des
autres ascendants. De plus – et aussi de telle sorte que l’état
de grossesse semble démultiplier les projections et les
identifications, en plus du transfert sur l’enfant à venir –

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Monique Bydlowski a montré que, durant la grossesse, les


femmes ont accès à des représentations préconscientes,
voire inconscientes et au retour d’un refoulé archaïque1. À
cela s’ajoute la notion de contrat narcissique proposée par
Piera Aulagnier2, en référence à la double existence de
l’individu – soulignée par Freud – en tant qu’il poursuit sa
propre fin et en tant qu’il est membre d’une chaîne. Ainsi,
le double statut narcissique est activé lors de la grossesse,
portant à la fois sur le sujet et sur la chaîne dont le sujet est
membre et partie prenante.
Les analyses des femmes s’apprêtant à procréer révèlent
particulièrement ces enjeux, comme un zoom agrandis-
sant une photo. Ce qui est vrai pour les futures mères en
analyse ne l’est-il pas pour de futurs parents en général ?
Les patientes se demandent : un enfant pour qui, pour
quoi, quelles ressemblances et différences avec leur propre
enfance ? Comment le désir d’enfant se manifeste-t-il à
travers les rêves, les grossesses surprises ? Quelles ressem-
blances entre l’état de grossesse et le travail psychique dans
l’analyse ? Par ailleurs, les aléas de la procréation, comme
la grossesse non désirée, l’impossibilité de procréer, l’en-
fant conçu après un enfant malade ou qui ne vivra pas,
révèlent d’autres aspects plus complexes du désir d’enfant
comme l’ambivalence, le corps insoumis ou trop contrôlé
par un psychisme sévère, les confusions mort/naissance,
les mouvements mélancoliques autour de la naissance. Le
corps est en effet sollicité au cours de la procréation (corps
de la nuit sexuelle, corps de la parturiente, corps du bébé
et du père injustement négligé), et son théâtre met en

1. M. Bydlowski, Je rêve un enfant : l’expérience de la maternité, Paris,


Odile Jacob, 2000.
2. P. Aulagnier (1975), La violence de l’interprétation : du pictogramme à
l’énoncé, Paris, PUF, 2003.

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Claire Squires

mouvement et parfois oppose le désir conscient d’enfanter


et son refus. Le corps indique aussi les limites physiques
pour concevoir, contredisant le souhait d’enfanter. Ainsi,
le corps est l’espace d’expression du développement psy-
chosexuel de la jeune femme.
Le désir d’enfant ne peut se réduire à l’envie du pénis,
comme le proposait Freud, et aux motions hostiles liées à
la rivalité œdipienne : le féminin et le maternel semblent
activer ce désir, soit successivement, soit conjointement,
et interfèrent sur les nombreuses représentations projetées
sur l’enfant. Le désir d’enfant serait ainsi marqué par le
rapprochement de la mère et de la fille sur le mode sen-
suel des débuts, avant l’Œdipe. Le lien préœdipien est
donc favorisé par l’investissement du corps gestationnel,
de la peau, des orifices, des organes internes, ce qui est
une façon de retourner vers le dialogue corporel des
débuts avec la mère. Ce mouvement vers l’intérieur du
corps consisterait à rejoindre les contenus maternels
internes, alors que les étapes de la constitution œdipienne
seraient traversées en sens inverse. Là où le relatif déta-
chement était intervenu, un rapprochement survient,
alors que l’Œdipe avait obscurci ce lien. Le désir d’enfant
ne manque pas de questionner l’identité sexuelle de la
fille et aussi de la femme s’apprêtant à devenir mère.
Selon Sylvie Faure-Pragier, la fille deviendra féminine
au cours du développement psychosexuel si elle s’iden-
tifie à une mère « suffisamment femme » et investissant
avec le père la féminité de sa fille : « Le désir d’enfant
apparaît alors comme une issue pour la fille devenue
femme, de se libérer peut-être de sa mère. »1 L’enfant fait

1. S. Faure-Pragier, « Le désir d’enfant comme substitut du pénis man-


quant : une théorie stérile de la féminité », in Clés pour le féminin, Paris, PUF,
« Monographies de la Revue française de Psychanalyse », 1999.

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alors effraction dans la relation mère-fille et l’affranchit


quelque peu de son emprise. L’auteur semble davantage
considérer le maternel comme une libération de la mère
à travers la féminité que comme un rapprochement avec
elle.
Pour Florence Guignard1, chez l’enfant fille, l’orienta-
tion œdipienne précoce de ses pulsions sexuelles l’aidera
à développer ses identifications au féminin d’une mère
orientée à la fois vers le père de l’enfant et vers son
propre objet paternel interne. La fille attaque et envie les
contenus du corps maternel et, en même temps, dénie la
perte de ce lieu contenant pour elle-même. La première
grossesse peut permettre de renoncer au désir de posséder
l’utérus maternel, et donc d’investir son propre utérus et
de l’investir de son auto-érotisme ; enfin elle devra
accepter de « louer » cet utérus à l’enfant attendu. Pour
cet auteur, le désir d’enfant oscille donc entre plusieurs
enjeux narcissiques (à travers la relation mère-fille
comme double) ou comme objet interne situé dans la
mère ou comme objet (le père envié comme objet du
désir de la mère).
Des courants inconscients contraires, à la fois maternels
et féminins, coexistent en une folie maternelle normale
avec des troubles passagers de l’identité, des mouvements
d’humeur variables, des dépressions, des phobies. Les
blessures narcissiques anciennes, d’autres pertes équiva-
lentes, les traumatismes, les deuils et l’héritage trans-
générationnel deviennent plus accessibles sous l’effet de la
levée du refoulement. Les vœux matricides seraient diffi-
cilement représentables pour la fille, contrairement au

1. F. Guignard, « Maternel ou féminin ? Le “roc d’origine” comme


gardien du tabou de l’inceste avec la mère », in Clés pour le féminin, Paris,
PUF, « Monographies de la Revue française de Psychanalyse », 1999.

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garçon, et effectueraient peut-être un saut dans le soma-


tique parce qu’ils touchent à l’essence de la transmission
mère-fille à travers la maternité. C’est ainsi que les morts
d’enfants autour de la période périnatale ou les interrup-
tions de grossesse entraînent des mouvements mélancoli-
ques chez la femme qui a porté l’enfant, du fait d’une
rétorsion impossible de la fille à la mère – ou bien
apparaît la psychose.

QUELQUES CAS DE FEMMES


QUI NE PEUVENT ENFANTER
POUR ILLUSTRER LES CONTOURS
DE L’ENVELOPPE CORPORELLE

Lorsque le lien mère-fille est vécu, soit comme une


emprise ou un lâchage, soit comme une intrusion, le
corps de la fille semble refléter le manque d’investisse-
ment maternel. Le corps féminin devient alors l’objet sur
lequel est projeté le conflit mère-fille, il est maltraité ou
bien ne peut concevoir un enfant. Il nous apparaît que les
troubles du comportement alimentaire, ou encore certai-
nes stérilités inexpliquées, permettent de mieux com-
prendre en quoi cette relation primordiale a été
défaillante. Après tout, le lien originaire préœdipien de la
mère avec la fille et son devenir ultérieur ne sont pas si
obscurs que Freud a bien voulu le dire dans ses articles
sur la sexualité féminine.
Nous étudierons donc le désir d’enfant en relation
avec la perception du corps interne et de l’enveloppe
corporelle chez des femmes ayant des anorexies ou des
boulimies, ainsi que sur la transmission des signifiants

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oraux aux jeunes enfants. Les jeunes femmes consultant


pour stérilité perçoivent leur corps et se perçoivent elles-
mêmes de façon singulière, qu’il s’agisse de l’enveloppe
corporelle ou de l’image d’elles-mêmes, ainsi que l’a
montré Christina Maggioni, psychiatre de Milan, interro-
geant de façon systématique des femmes consultant dans
un hôpital pour stérilité (39 sujets dans l’étude). Sa
démarche, exposée dans Femmes infertiles1, a consisté à
étudier la conscience du corps, ses rapports avec la
connaissance de soi et comment ces éléments intervien-
nent dans la représentation globale de son propre corps.
Certaines d’entre elles attribuent la stérilité au « destin », à
une « incapacité », à une « faute » ou à la « nature » ; d’au-
tres, au contraire, « à une cause physique » ou à une
imperfection ; d’autres encore définissent la stérilité avec
la phrase emblématique « ce n’est rien ».
À la différence de la population actuelle, les femmes
infertiles manquent d’intérêt pour le corps, en tant que
tel, dans son vécu intime. Dans le groupe qui attribue la
stérilité « au hasard » sont citées comme sensations rares :
l’activité sexuelle, la vie autonome du corps comme le
bain ou la douche, ou se sentir fatiguée. Si l’activité
sexuelle dans la population générale représente l’activité
la plus agréable, elle représente moins d’un quart des
réponses chez elles, consistant surtout en des satisfactions
orales, un contact avec la nature et avec l’eau. Seule
l’image externe du corps compte, celle vue par les autres,
celle du miroir, aux dépens du corps éprouvé dans ses
sensations, plutôt vécu comme un frein dans sa corpo-
réité. Lorsqu’elles souhaitent avoir un enfant, les femmes
infertiles craignent que leur corps ne se modifie et, en

1. C. Maggioni, Femmes infertiles, image de soi et désir d’enfant, Paris, In


Press, 2006.

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l’absence de leurs règles, acceptent de consulter, spon-


tanément ou sur les conseils d’un médecin.
Ainsi, ne pouvant être enceinte et éprouvant de nom-
breux symptômes, Marie décide d’entreprendre une
psychothérapie. Son corps est au centre de ses préc-
cupations : fatigue, crampes, étouffement, symptômes
incompréhensibles pour son médecin ou sa mère, aug-
mentation de poids (plus de 3 kg). Elle veut maigrir et
court une heure par jour. Dépendante de ses parents,
notamment de son père qui se moque souvent d’elle, elle
et ses deux sœurs (elle est la seconde) partent assez rapi-
dement loin du domicile familial, leur mère semblant
soulagée, selon Marie car n’aimant que les enfants tout
petits, « un peu comme des petits animaux » : « Elle ne
m’appelle que pour se rassurer. » Marie souhaite mettre
beaucoup de kilomètres entre elle et sa famille. À 6 ans,
elle volait dans les magasins, se sentait souvent sauvage,
passait son temps dans les arbres. Puis, ses parents sont
partis aux États-Unis et elle a redoublé une classe. À
8 ans, de retour des États-Unis, elle vole dans les maga-
sins des habits de poupées mannequins ; puis elle fait des
études scientifiques, travaille dans un domaine technique.
Durant les séances, elle éprouve des sensations comme la
peur que le ventre gonfle, la dépression avant les règles,
des crampes. Elle repense à sa façon de dormir dans son
lit, les jambes remontées sur le torse en chien de fusil,
comme pour bloquer le ventre. Ses règles s’étaient arrê-
tées trois ans auparavant et, à présent qu’elle avait repris
du poids (ce qu’elle détestait), elles avaient tendance à
revenir ; elle ne se sentait ni masculine, ni féminine, et
aimait les vêtements amples.
Elle fit un rêve très angoissant une nuit, croyant qu’elle
allait mourir. Elle voyait une femme noire avec un bébé,
ne savait pas si elle était un garçon ou une fille ; puis elle

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devenait un homme et donc se décidait à quitter son


amoureux. Associant sur le fait que le père de sa mère était
alcoolique, elle s’identifiait à la femme noire. Le rappro-
chement du personnage féminin du rêve avec sa propre
mère semblait donc troubler son identité féminine, peu
assurée, peu propice à investir un enfant. Puis, une nuit,
elle rêva : « Je viens d’accoucher d’un bébé, je le trouve
très laid. Je le rejette un peu. Il a plein de cheveux, il a une
grosse bouche... Je me demande : est-ce que tu voulais un
enfant... Il va t’ennuyer... Ma mère est à côté de moi, qui
se met à pleurer dans le rêve... Elle applique la bouche du
bébé contre le sein (elle ne dit pas “mon sein”). Un gros
sein qui me dégoûte. Je ne choisirai pas d’allaiter. J’ai hor-
reur qu’on me touche. Je ne serai plus mince. Si j’allaite
une fois, je ne pourrai pas revenir en arrière. Il faudra allai-
ter tout le temps. En fait, ma mère me prend par surprise,
je ne peux pas revenir en arrière. » À ce moment, dans la
réalité, elle vient d’arrêter sa contraception depuis un
mois, elle s’inquiète, se pose des questions... Si l’enfant
avait une malformation, serait-elle capable de faire
une IVG, sa belle-mère lui dit qu’elle le ferait... Elle ne sait
pas quelle décision elle prendrait... D’ailleurs sa sœur, d’un
an son aînée, a une main malformée... Quand elle s’oc-
cupe du bébé de sa sœur, elle a peur que quelque chose de
sexuel arrive entre elle et le bébé... Elle pense à sa mère...
Elle veut maîtriser toutes ses pensées...
Le rapprochement avec la mère semblait à la fois
recherché – avec une problématique homosexuelle
incestueuse puisque Marie craignait la dépendance envers
sa mère (et d’ailleurs envers les deux parents) – et aussi
redouté, par crainte de la soumission. Le lien avec le père
semblait peu rassurant : il était séducteur puisqu’en guise
de bonjour, quand il la rencontrait, il lui appliquait la
main sur le ventre ; mais par ailleurs il était dénigrant et

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peu empathique. Le fantasme d’être stérile, courant dans


l’anorexie, comme le remarque Maurice Corcos dans Le
corps insoumis1, aurait pour fonction rassurante de protéger
d’une grossesse permanente de nature incestueuse, et
aussi de protéger masochiquement la mère en lui laissant
son statut de domination. Ainsi, la fille reste l’enfant idéal
de la mère, sans s’identifier au père, absent de la psyché
maternelle. Un travail de dégagement des craintes autour
de la mère faisait apparaître des motions extrêmement
agressives, également réactivées dans le transfert, permet-
tant à Marie de prendre une certaine distance avec cette
imago maternelle archaïque.
Il s’agissait donc plutôt d’une problématique identitaire
narcissique, d’un Moi immature et fragile, d’un corps
inconsistant dans les rêves, parfois réduit à « un tas de
poussière ». Cette femme si réservée, peu chaleureuse et
peu sensuelle, pouvait explorer ses images internes à la
faveur d’un transfert positif, éprouvé avec une autre
femme. Ayant renforcé son Moi à travers une relation
transférentielle moins dénigrante pour elle, elle réussit à
faire une place dans sa vie à son compagnon et décida
d’interrompre la thérapie et, se sentant mieux, eut alors
deux enfants.
Certaines femmes infécondes ont, comme Marie, des
troubles du comportement alimentaire ; dans ce cas, l’in-
fertilité peut être profonde ou relative. Les traitements de
stimulation de l’ovulation déclenchent ce qu’elles ne
peuvent obtenir naturellement. Quand elles parviennent
à être enceintes, la maternité peut relancer ces probléma-
tiques, masquant ou révélant parfois leurs troubles ali-
mentaires. Enceintes, lorsque les troubles alimentaires
sont toujours opérants, notamment lorsque l’absorption

1. M. Corcos, Le corps insoumis, Paris, Dunod, 2005.

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de nourriture est vécue comme dangereuse, ils peuvent


être déplacés sur l’enfant. Lorsque l’attente de l’enfant se
prolonge, le désir d’enfant reste suspendu et le corps ne
suit pas. Un couple peut alors s’engager dans des examens
et des traitements parfois très longs et pénibles, rendant la
sexualité ritualisée, sous contrôle et sans jouissance, avec
prise de température tous les jours avant de poser le pied
par terre, prises de sang, piqûres, échographies ou techni-
ques plus invasives encore. Alors qu’environ un quart des
couples ne peut avoir d’enfant naturellement, le taux
élevé des échecs dans les fécondations intracouple
accrédite l’idée que de nombreux échecs seraient
d’origine inexpliquée.
Pour certains psychanalystes, la stérilité inexpliquée
relève du psychisme, jouant un rôle majeur dans la non-
survenue d’une grossesse, tout autant que le corps. Sylvie
Faure-Pragier1 dessine une sorte de portrait de ces
femmes infécondes ou « incestuelles », pathologies consi-
dérées comme névroses de caractère, organisées défensi-
vement autour d’un noyau dépressif. L’inceste porterait
sur le lien mère-fille, sous une forme combinée d’emprise
et de dépendance, le père étant écarté. Mais, on peut se
demander pourquoi une typologie aussi précise de l’em-
pêchement à procréer s’imposerait, alors que la stérilité
inexpliquée peut avoir des causes inconscientes variées.
Pour cet auteur, la souffrance narcissique n’est pas res-
sentie consciemment, mais fait l’objet d’un déni qui
s’exerce à l’égard du fonctionnement psychique dans son
ensemble. Ce déni porte sur la vie pulsionnelle. Cepen-
dant, les techniques de PMA et le possible recours aux
dons de gamètes occultent les facteurs psychogènes de

1. S. Faure-Pragier, « Le désir d’enfant comme substitut du pénis man-


quant ... », op. cit.

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l’infertilité. Par exemple, une infécondité liée à la perte


d’un enfant ou à une interruption de grossesse, ou secon-
daire à une fixation névrotique, conséquence de l’inhibi-
tion du développement psychosexuel de la petite fille, ou
encore les perturbations de l’image du corps chez des
jeunes femmes ayant des troubles du comportement ali-
mentaire. De plus, nous avons été conduites à observer
en crèche, en aval de la conception de l’enfant, des trou-
bles du comportement alimentaire marquant de difficiles
relations mères-filles dans la petite enfance de femmes
qui n’auraient pas été enceintes sans stimulation de
l’ovulation.

LA GROSSESSE ET LES TROUBLES


DU COMPORTEMENT ALIMENTAIRE

La nourriture est très importante pour toutes les fem-


mes enceintes, plus qu’à tout autre moment de leur vie,
puisque la moitié d’entre elles modifient leurs habitudes
alimentaires. Ainsi, les préoccupations orales étant ravi-
vées lors de la grossesse, les fantasmes archaïques d’avi-
dité, de dévoration, de destructivité peuvent réapparaître
à la faveur de la transparence psychique. Ces fantasmes
existent également dans la symptomatologie anorexique,
comme on l’a vu dans le cas de Marie, envisagée comme
une défense contre des angoisses à la fois de fusion, d’in-
trusion et d’effondrement, le lien mère-fille restant en
souffrance. Ainsi, la grossesse pourrait-elle masquer, ren-
forcer ou améliorer les problématiques anorexiques et
cette défense contre le féminin et le maternel pourrait
être déplacée sur l’enfant.

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Nous menons une étude auprès de femmes suscepti-


bles de développer des troubles du comportement ali-
mentaire durant la grossesse ou ayant connu ces difficultés
antérieurement. Parmi les femmes interrogées, plus de la
moitié déclarent avoir perdu plus de 6 kg en trois mois au
cours de leur vie antérieure, ce qui montre à quel point
les problèmes de poids et de silhouette hantent les
femmes en général.
L’affirmation selon laquelle une femme sans règles ne
serait pas fertile n’est que relative et un certain nombre de
femmes ayant des troubles du comportement alimentaire
deviennent enceintes. Parmi 170 femmes interrogées, 45
sont susceptibles de présenter ces troubles, ce que nous
vérifions au cours d’entretiens : ces femmes dépistées se
disent préoccupées par l’alimentation, s’inquiètent de
leur silhouette (se trouvent trop grosses), ont peur de
perdre le contrôle de la quantité de nourriture qu’elles
mangent. Cette étude ne fait que débuter et nous
complétons cette étude avec les enfants de crèche qui
présentent également des troubles du comportement
alimentaire.
Nous nous demandons comment les troubles du com-
portement alimentaire sont projetés sur l’enfant, et quelle
transmission affective, quelles représentations les mères
partagent ou non avec leur bébé. Nous constatons en
effet qu’au cours de la petite enfance, il n’est pas rare que
des enfants aient des difficultés à manger, comme leurs
parents. En plus de l’attachement biologique, les premiers
liens se tissent par la satisfaction des besoins vitaux ali-
mentaires à travers la succion, l’accrochage, l’enfouisse-
ment dans le sein maternel, à ce qu’on a appelé l’étayage
des pulsions sexuelles sur les pulsions d’autoconservation.
Selon Melanie Klein, le sein maternel, est pour le bébé,
le premier objet. Comme le théorise Bion, lorsque la

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préconception innée du sein rencontre une réalisation


(une tétée), l’enfant construit une conception. Ce n’est
qu’en l’absence de réalisation que l’appareil à penser les
pensées, intériorisé par identification à la mère, peut créer
une pensée.
L’impossibilité de constituer un « espace maternel pri-
maire »1, selon les termes de Florence Guignard, avec son
fils semble prévaloir pour Monelle, mère de Benjamin. En
consultation à 8 mois, Benjamin était animé de forts
moments d’excitation, très intéressé par les jouets colorés
(comme un portique), mais avait un regard particulière-
ment aimanté dans l’échange avec moi, comme s’il faisait
part d’une sorte de détresse et d’appel à être secouru.
Pourtant, au cours de ces premiers échanges, il semblait
plutôt distant avec des regards furtifs et ne semblait juste-
ment pas toujours avoir un bon contact. À chaque ren-
contre, la mère faisait téter l’enfant qui accrochait ses
doigts aux cheveux de sa maman comme s’il escaladait un
rocher. À 8 mois, Benjamin ne tenait pas assis en raison
d’une forte contracture des muscles de la hanche, préfé-
rant nettement la position allongée, comme un tout-petit.
Lors d’une autre rencontre, il se montrait de plus en plus
agile, explorant l’espace de la pièce en se retournant de
chaque côté ou rampant sur les avant-bras. La maman
n’arrivait absolument pas à le tenir confortablement et
Benjamin se mettait à couiner de malaise en se tortillant
dans ses bras. Monelle demandait sans cesse des conseils
pour l’alimentation, alors que son fils était allaité et refusait
de manger des légumes ou boire du lait. Dans le Frigidaire
chez elle, il n’y avait que des yaourts à 0 % de matières
grasses. L’enfant n’avait que peu de jouets et elle ne savait
pas quoi lui acheter. Elle était réticente à lui donner des

1. F. Guignard, « Maternel ou féminin ?... », op. cit.

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céréales mais également des gâteaux secs risquant de salir


sa cuisine, les légumes n’étant introduits qu’avec une
extrême prudence, un légume à la fois et surtout pas de
mélange. Avant que Benjamin ne commence à manger
des aliments variés, Monelle lui proposait déjà le sein sys-
tématiquement. Pourtant, lorsque la puéricultrice allait à
domicile, l’enfant mangeait de bon appétit et la mère lui
présentait le sein, bien que Benjamin soit manifestement
repu. Elle semblait réticente à le sevrer. La mère a changé
de pédiatre au moins à quatre reprises, appelant en
urgence sous le moindre prétexte. Un des pédiatres vou-
lait signaler le cas de cette mère auprès des services juridi-
ques, estimant qu’elle avait tendance à affamer son enfant.
Puis, lors des visites à la PMI, la mère se sentant soutenue
par la puéricultrice, le poids de Benjamin fut stabilisé.
Monelle ne cessait de demander des conseils au sujet
de sevrage, alors qu’elle devait reprendre le travail à un an
de la vie de l’enfant. Elle ne pouvait penser à ses absen-
ces, quand elle serait loin. Lors des consultations, son fils
prenait plaisir à mordiller des jouets, à éprouver les plai-
sirs de la découverte à travers sa bouche, ce que ne sup-
portait absolument pas sa mère. Puis, en sortant, il me
gratifiait d’un sourire et tentait d’introduire ses doigts
dans ma propre bouche. Des jeux de manipulation, par
exemple d’introduction de poissons dans un petit aqua-
rium en plastique, semblaient montrer qu’il avait acquis
une certaine différenciation entre le dedans et le dehors.
La mère elle aussi y trouvait un certain plaisir, se rensei-
gnant sur l’adresse du marchand, collée à cette imitation
d’une mère tolérante que nous pouvions représenter. Elle
emmena en vacances quelques petits poissons que Benja-
min avait agrippés dans la paume de sa petite main. Elle
faisait l’effet d’une femme très carencée affectivement,
enfantine, opératoire, non étayée par une mère malade,

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Claire Squires

objet de la sollicitude du mari de cette dernière, inca-


pable, selon sa fille, de manifester de l’intérêt pour la
détresse de Monelle. Le père de Benjamin de son côté ne
semblait nullement avoir conscience de ces difficultés, et
ses propres parents ne connaissaient même pas l’enfant...
Pour des femmes ayant des troubles du comportement
alimentaire, comme vraisemblablement Monelle, quelle
est la place du désir d’enfant lorsque Benjamin est si peu
séparé d’elle, qu’elle ne peut penser à lui sans qu’il soit
pendu à son sein, qu’elle voudrait lui donner le sein sans
s’arrêter ? Elle voudrait partager avec lui des moments de
fusion sensorielle où il aurait besoin d’elle, comme elle
aurait besoin d’une relation avec un couple parental
moins égoïste à son égard. Hors du sein, elle est perdue et
ne peut appréhender les besoins de son fils, ses découver-
tes, ses émotions. Pour des femmes en grande difficulté
avec leur image corporelle, l’enfant ne vient-il pas mas-
quer le trouble alimentaire, leur donnant l’illusion d’un
remplissage durant le temps de la grossesse, et ensuite de
vidage en présence de l’enfant ? Les dépressions postna-
tales sont fréquentes en particulier chez les femmes bouli-
miques. Quant au bébé, il ne manque de rien, sauf qu’il
ne peut halluciner l’objet de la satisfaction de son besoin.
Il ne peut constituer son objet interne, faire face à la perte
de l’objet maternel primaire – d’où, les absences de l’en-
fant, le malaise corporel, l’absence de continuité psy-
chique.
Monelle, dont l’identité féminine n’est pas très assurée,
a certes acquis le statut de mère, mais il semble qu’elle
endosse un rôle social plutôt que de jouer le rôle réel de
mère. Sa capacité de rêverie ne semble pas lui permettre
de laisser son enfant constituer un espace de vie psychique
libéré des angoisses primitives. Elle apparaît distante, en
faux-self, trop concrète, dans la maîtrise de la propreté, en

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quête de devenir une mère idéale qui ferait tout bien alors
qu’elle se sent si incapable, pressée en réalité de s’occuper
à nouveau d’elle-même, de sa gymnastique.
En crèche, les difficultés alimentaires sont extrême-
ment nombreuses et reflètent des relations précoces com-
pliquées des mères avec leurs bébés, plus souvent des
filles, mais pas exclusivement. Les auxiliaires de puéricul-
ture accordent une grande importance et attention aux
repas, s’attachent à en faire un moment d’échanges et de
plaisir avec le jeune enfant :
— Thomas a du mal à se séparer de sa mère quand il
arrive à la crèche vers 6 mois et son adaptation durera
plus de deux mois ; il ne mange que de la soupe en bri-
ques apportés par sa mère... Lors de la grossesse, celle-ci a
pris une vingtaine de kilos qu’elle n’arrive pas à perdre.
L’enfant est né par fécondation in vitro alors qu’elle avait
attendu dix ans pour être enceinte. Elle se sent néan-
moins surprise de l’arrivée de l’enfant qui semble la
déranger lorsqu’il demande de l’attention.
— Coralie est forcée par sa mère à manger. Cette der-
nière a perdu sa famille dans un accident de voiture.
Coralie passe une grande partie de son temps à porter des
jouets à sa bouche, elle explore les objets creux avec une
grande curiosité. Ostensiblement, la petite détourne le
visage et se cache les yeux à 8 mois lorsque l’auxiliaire lui
donne à manger à la cuillère, proposée sans insistance,
tandis qu’avec un biberon, elle caresse les doigts de la
puéricultrice avec une délicieuse sensualité. Parfois, la
petite a des spasmes de sanglot et se fait vomir.
— Roxane n’a le droit de manger aucun bonbon et
s’empresse de les voler aux autres enfants ; ses parents ne
veulent pas qu’elle ait une tétine.
— Olga s’enfonce des petits objets dans les narines ou
dans le nez, et le biberon de la poupée suit le même tra-

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Claire Squires

jet, comme si la bouche n’avait pas été suffisamment éro-


tisée, que le temps de succion était insuffisant.
Autour de l’oralité naissent les premiers échanges, les
premières identifications, le passage des signifiants énig-
matiques de la pensée maternelle inconsciente, la micro-
circulation des affects et des fantasmes. L’avidité de
certains enfants est variable, la volupté dans les échanges
alimentaires apparaît à l’évidence, certains sont goulus,
d’autres plus gourmets. La personnalité des bébés transpa-
raît au cours des repas, et à travers le plaisir à manger, on
devine ce qui est barré de ce fameux « désir d’enfant ».
Ces observations quotidiennes en crèche ont une valeur
rétrospective, soulignant l’intérêt de se préoccuper de
l’oralité chez les femmes enceintes autour du désir d’en-
fant. En effet, il semble exister une relation de type nar-
cissique de la mère avec son enfant comme auparavant
l’anorexique avec ses symptômes révélait un noyau nar-
cissique fragile. Dans Aux origines féminines de la sexualité1,
Jacques André propose de reconnaître dans les boulimies
et les anorexies l’existence d’une angoisse devant les
représentations d’intrusion-pénétration et la béance fémi-
nine, entraînant un déplacement du bas vers le haut et
une régression à l’oralité. Ce constat vaut au-delà des
pathologies concernées.

CONCLUSION

Nous avons tenté de montrer comment, dans certains


cas, la grossesse mobilise les représentations de la diffé-

1. J. André, Aux origines féminines de la sexualité, Paris, PUF, 1995.

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rence des sexes et l’issue du développement sexuel de


l’ancienne petite fille enceinte. Nous avons insisté sur
l’importance du lien à sa mère chez la fille devenant
mère. Lorsque cette identité sexuée n’est pas assurée, les
angoisses d’intrusion, les défauts de contenance des pen-
sées, les craintes de la pénétration peuvent survenir avec
une régression autour de l’oralité. L’enfant devient alors
le vecteur de ces représentations et en quelque sorte l’en-
jeu du devenir de l’ancienne relation mère-fille. À l’occa-
sion d’une gestation, les aléas de ce lien premier peuvent
se répéter, se dénouer et se rejouer autrement au cours
des premières relations avec l’enfant et l’oralité semble
être un pôle préférentiel de focalisation des anciens
conflits.
Outre la bouche, zone érogène des débuts, et le vagin-
clitoris (parmi les autres zones érogènes), l’utérus est aussi
une composante de la sexualité féminine : s’il fait vivre
l’enfant, il peut aussi être sa tombe, il peut retenir ou
expulser, se fermer ou s’ouvrir, se contracter lorsque l’en-
fant tète le sein ou sous l’effet du plaisir sexuel. Organe
de contenance, de location entre les générations, de
convergence des identifications, de la toute-puissance et
de la mélancolie, l’utérus est un espace qui se remplit et
qui se vide et résonne au gré des différentes représenta-
tions psychiques féminines.

Bibliographie

André J., Aux origines féminines de la sexualité, Paris, PUF, 1995.


Aulagnier P. (1975), La violence de l’interprétation : du pictogramme
à l’énoncé, Paris, PUF, 2003.
Bydlowski M., Je rêve un enfant : l’expérience de la maternité, Paris,
Odile Jacob, 2000.

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Claire Squires

Corcos M., Le corps insoumis, Paris, Dunod, 2005.


Faure-Pragier S., « Le désir d’enfant comme substitut du pénis
manquant : une théorie stérile de la féminité », in Clés pour le
féminin, Paris, PUF, « Monographies de la Revue française de
Psychanalyse », 1999.
Freud S. (1931), « Sur la sexualité féminine », in La vie sexuelle,
Paris, PUF, 1969.
Grimal P. (1951), Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,
Paris, PUF, 1976.
Guignard F., « Maternel ou féminin ? Le “roc d’origine”
comme gardien du tabou de l’inceste avec la mère », in Clés
pour le féminin, Paris, PUF, « Monographies de la Revue fran-
çaise de Psychanalyse », 1999.
Hirt J.-M. (2003), « L’envie du féminin », Libres cahiers pour la
psychanalyse, Paris, In Press, 2003.
Maggioni C., Femmes infertiles : image de soi et désir d’enfant,
Paris, In Press, 2006.
Squires C., « Et si c’est une fille », in Jacques André (dir.), Mères
et filles, les menaces de l’identique, Paris, PUF, 2003.
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Désir d’enfant...
désir sans sujet ?
AMALIA GIUFFRIDA

Jocaste : « Écoute-moi tout de


même, je t’en supplie : ne fais pas
cela ! »
Œdipe : « Je n’écouterai rien ; je
veux tirer la chose au clair. »
Jocaste : « Pourtant j’ai raison,
oui ; ce que je t’en dis, c’est pour le
mieux. »
Œdipe : « Eh bien, ce mieux-là, je
finis par en être excédé ! »
Jocaste : « Malheureux ! Puisses-tu
ne jamais apprendre qui tu es ! »

UNE CONSULTATION

J’ouvre la porte à une femme. Je l’avais imaginée diffé-


rente, lors de notre entretien téléphonique. D’ailleurs,
elle m’avait contactée en ayant soin de répandre autour
d’elle un halo de mystère. Elle avait refusé de me dire qui
lui avait donné mon adresse. Bizarrement, une fois le
rendez-vous fixé, j’en avais vite oublié la date, ce qui
m’avait obligée à la rappeler. J’avoue que cette réaction
contre-transférentielle si précoce avait éveillé ma curio-
sité et je l’attendais – je peux le dire maintenant – avec
un certain amusement.
Petite, brune, maladroite, d’à peu près 50 ans (elle me
dit ensuite qu’elle en avait 49), habillée sans goût, mêlant

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Amalia Giuffrida

un style impersonnel à celui qui aurait pu convenir à une


très jeune fille, il y avait en elle quelque chose d’inquié-
tant, d’incongru. Elle souriait. Trop, me suis-je dit, pen-
dant que je me rendais compte à l’improviste, que, sans
aucune raison apparente, par moments, elle me faisait
peur. Drôle de réaction de ma part, tout à fait opposée au
sentiment que j’avais affiché en l’attendant.
Elle me dit tout de suite qu’elle n’avait aucune
confiance dans la psychanalyse, mais qu’elle était venue
me voir pour avoir un conseil. Je lui demande à nouveau
par qui elle m’avait été adressée. Elle répond, avec un
demi-sourire (encore !) qu’elle a regardé sur Internet ;
pourtant, pendant l’entretien, je découvrirai qu’elle
connaît beaucoup de choses sur la SPI (Société psychana-
lytique italienne) et peut-être même sur beaucoup de
mes collègues.
Anita – c’est ainsi que je vais l’appeler – me dit aussitôt
que depuis quelque temps elle sent, avec une force impé-
rieuse, naître en elle un désir d’enfant qui ne se concilie
nullement avec le désir d’un partenaire. Au contraire, à
l’heure actuelle, cette idée lui fait presque horreur. Anita
a donc pensé s’adresser à une banque du sperme, mais a
toutefois des doutes, hésite. Elle est allée voir un gynéco-
logue, qui l’a rassurée et qui peut pratiquer une féconda-
tion assistée avec un partenaire, voire un ami dévoué qui
se prêterait à la besogne. Mais Anita craint que ce père
naturel puisse ou veuille, à un certain moment, réclamer
ses droits sur l’enfant – ce qui lui est intolérable.
Lisant peut-être sur mon visage une certaine per-
plexité, elle se hâte de me dire aussitôt qu’elle est sûre
qu’un adulte bien équilibré peut élever tout seul un
enfant, ajoutant qu’elle est médecin, bien qu’elle ait
abandonné cette profession pour s’adonner à la politique.
Bien sûr, elle est « supporter » des mouvements culturels

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Désir d’enfant... désir sans sujet ?

qui exigent la liberté pour toute fécondation artificielle,


hétérologue ou homologue qu’elle soit.
Il y a trois ans, Anita s’est trouvée enceinte, mais elle a
fait une fausse couche qui l’a beaucoup affectée. Elle
était, dit-elle, amoureuse du père de l’enfant, mais cette
liaison a pris fin un an après cet événement douloureux.
Avant, poursuit Anita, elle n’avait jamais ressenti aucun
désir de grossesse, mais maintenant qu’elle sent approcher
la ménopause et ses conséquences sur la possibilité de
procréation, elle ne veut à aucun prix laisser échapper
cette dernière occasion.
Je me sens un peu irritée par son assurance et par l’ap-
parente absence de doute ou de conflit. Par moments, je
me surprends à penser qu’il y a des éléments psychoti-
ques chez elle, à cause du clivage qui caractérise l’au-
tarcie de son désir d’enfant. Mais je me dis aussi que
mon irritation, qui s’oppose à une écoute « suffisam-
ment » libre et empathique, s’inscrit dans un mouve-
ment contre-transférentiel que j’ai du mal à contrôler et
qui, par ce fait, reste suspect à mon observation auto-
analytique.
Je pense aussi que si elle est venue me voir, c’est peut-
être parce qu’elle veut que je l’aide à conflictualiser
davantage ce passage de sa vie. Je commence prudem-
ment à lui dire que si elle demande l’avis d’un analyste,
c’est qu’elle voudrait peut-être connaître les causes
inconscientes qui sous-tendent son désir d’enfant. Elle
paraît d’accord, et cela m’encourage à continuer. Je lui
montre ses intentions défensives, tout en essayant de res-
pecter ses possibilités introjectives qui me paraissent tou-
tefois assez limitées ; peut-être, lui dis-je, que le
sentiment du temps qui s’écoule est entré dans sa vie et
qu’elle craint un futur de solitude, qu’elle pense combler
avec un enfant. J’introduis un interrogatif, en ajoutant

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Amalia Giuffrida

qu’elle est en train d’envisager, à travers ce projet, une


nouvelle « naissance » d’elle-même.
À ma grande surprise, et bien qu’elle affiche à l’écoute
une « belle indifférence », elle paraît assez touchée par
mes mots. Elle objecte faiblement qu’elle ne croit pas à la
valeur de la famille traditionnelle, que c’est une institu-
tion inutile et dépassée. C’est alors que je la questionne
sur sa famille d’origine. Elle a, à ce moment-là, un rire
déchiré et me dit que son père vient de mourir il y a un
mois (elle m’avait téléphoné avant les vacances de Noël,
environ quinze jours après). J’ai à mon tour un mouve-
ment instinctif du visage, qui n’échappe pas à Anita. Je
m’aperçois que le climat de la séance vient de changer, et
je ne sais plus ni quand ni comment cela s’est passé, mais
je me sens plus à l’aise et je commence à trouver qu’Anita
n’est pas « si mal que ça ».
Elle me dit que, bien sûr, elle avait pensé à cette mort
et que, comme d’ailleurs je le lui avais suggéré, son désir
d’enfant a beaucoup de motivations. Puis elle ajoute : « Je
suis bien d’accord avec vous et j’irai voir la collègue chez
qui vous m’enverrez pour essayer de mieux comprendre.
Mais ne pensez-vous pas qu’il peut y avoir davantage
dans mon désir d’enfant ? Il est vrai que pendant toute
ma vie il n’en a pas été question, mais là, à part les défen-
ses, vous ne pensez pas que c’est physiologique ou nor-
mal pour une femme de vouloir enfanter ? Peut-être
qu’il y a des raisons qu’on ne connaît pas. Peut-être pas.
Qu’en dites-vous ? »
Voilà la question, me suis-je dit, en me séparant d’elle.
Y a-t-il autre chose ? Évidemment, il y a l’instinct de
reproduction, inscrit dans le registre de l’autoconserva-
tion et qui, en tant qu’instinct, n’intéresse guère ou peu
la psychanalyse. Depuis lors, mon interrogation continue
et je voudrais partager avec vous quelques hypothèses.

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Désir d’enfant... désir sans sujet ?

D’autant plus que le nombre des Anita qui viennent


nous consulter commence, à l’heure actuelle, à être
considérable.
La première question que je me suis posée surgit à pro-
pos de l’équivalence « désir d’enfant » avec ce concept
dont on a beaucoup abusé – en psychanalyse du moins –
qu’est le « maternel ». Peut-on dire que nous parlons du
même champ théorique ? Avouons que la psychanalyse,
la plupart du temps, a raté, à ce propos, sa cible. En réa-
lité, la psychanalyse, qui s’est occupée depuis toujours et
beaucoup du « maternel », a rarement spécifié à quoi elle
faisait allusion par ce terme si infiltré par le culturel. Le
maternel a trop souvent été assimilé à la poussée vers la
fusion, l’indifférencié, et on lui a refusé toute apparte-
nance au registre du sexuel, en oubliant volontiers le rôle
de première séductrice que Freud avait assigné aux
mères. Jacques André1 nous dit combien le désir d’enfant
reste pluridéterminé, qu’il appartienne au registre narcis-
sique ou objectal, ou encore qu’il soit l’héritier de l’objet
interne ou le substitut du pénis envié.
J’aimerais, dans le prolongement de ces hypothèses,
apporter une contribution à cette problématique, en
abordant le vertex de ce que j’appelle l’ « excès », qui se
constitue comme fondement du fantasme du féminin2. Il
y a une donnée assez frappante dans la littérature psycha-
nalytique, qui m’a toujours intriguée. Il s’agit de l’ab-
sence quasi universelle dans la théorie, sauf pour quelques

1. J. André, La sexualité féminine, Paris, PUF, 1994.


2. Plus que les analogies entre les deux sexes, qui sont mises en évidence
dans le registre de la bisexualité psychique et des fantasmes de l’Œdipe néga-
tif, mon intention est celle de souligner les nuances représentatives plus spé-
cifiques qui contribuent à l’édification du « féminin chez la femme ». Voir
notamment J. Godfrind, Comment la féminité vient aux femmes, Paris, PUF,
1991, et J. Schaeffer, Le refus du féminin, Paris, PUF, 1997.

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Amalia Giuffrida

exceptions assez récentes1, de la figure de Jocaste, la mère


incestueuse d’Œdipe. Au fond, l’Œdipe, « langage fonda-
mental des hommes » (Freud) est passible de maintes
déclinaisons mythopoïétiques qui enrichissent nos
connaissances sur les structures fantasmatiques incons-
cientes de base. Pourquoi Jocaste, alors, reste-t-elle
muette pour la théorie psychanalytique et pourquoi ni
Freud, ni ses successeurs ne lui ont accordé la parole ? Si
elle a été évoquée par certains auteurs c’est toujours en
tant que symbole de la perversion d’un maternel tout-
puissant et destructif. Bref, une exception dans le registre
du maternel. Par contre, je soutiens que dans le même mouve-
ment symbolique à travers lequel l’Œdipe nous parle de
l’homme « en relation », Jocaste représente dans le fantasme
l’universalité d’un « excès », d’une démesure maternel-érotique,
constitutive en propre du féminin.
Pourquoi Jocaste dans le mythe s’oppose-t-elle à toute
possibilité de connaissance de la part d’Œdipe ? La reine
de Thèbes se tue seulement lorsque Œdipe « sait », seule-
ment lorsque l’épouvantable secret vient d’être dévoilé.
Sinon – qui sait ? – elle n’aurait jamais parlé, elle aurait
vécu sa faute jusqu’à la fin de ses jours, sans culpabilité.
Mais qui est donc Jocaste pour une théorie psychanaly-
tique qui ne lui a accordé aucune subjectivité, aucun sta-
tut spécifique, lui préférant, en tant que métaphores
animées d’un originaire fantasmatique féminin, d’autres
personnages mythiques, d’autres figures de femmes qui
appartiennent à d’autres scénarios, protagonistes d’autres
« grands récits »2, comparé au rôle terne joué par la mère
du jeune « premier » Œdipe ? Une mère, ou mieux, une

1. J. André, Incestes, Paris, PUF, 2001.


2. R. Kaës (2005), Il disagio del mondo moderno e la sofferenza del nostro
tempo. Saggio sui garanti metapsichici, Psiche « I disagi della civiltà ».

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Désir d’enfant... désir sans sujet ?

ombre de mère, très peu interrogée par cette même dis-


cipline qui, par contre, a trop souvent eu recours à la rhé-
torique des mères, pour en faire soit son point faible, soit
son cheval de bataille. Parfois jusqu’à la compulsion de
répétition théorique, jusqu’à la sclérose reconstructive,
jusqu’au raidissement conceptuel. Cependant Jocaste est
restée muette pour la psychanalyse.
Je crois que la raison de son absence est à rechercher là
où le « féminin » est resté muet, lui aussi, pour la théorie
psychanalytique manifeste, se nourrissant d’une longue
latence, qui toutefois a fini par ronger de façon clandes-
tine ses contours défensifs. Comment, en fait, ne pas
reconnaître à cet « implicite » le même statut de cette
négation que les femmes ont depuis toujours étalée sur
certains aspects de leur psyché, en cachant à leurs propres
yeux, qui en partie reflètent toujours le regard de leur
propre mère, le secret dont elles sont porteuses. Les fem-
mes ne parlent pas de leurs secrets, elles les cachent, prê-
tes à faire taire leur corps même, pour que rien ne soit
dévoilé. Elles préfèrent feindre d’ignorer le poids, le coût
de cette poussée pulsionnelle constante, qui envahit l’es-
pace interne, qui insiste dans le corps. Femmes depuis
toujours espionnées, colonisées, prises en otage par leurs
mères. Ou du moins seulement dans le fantasme, fan-
tasme « originaire » qui nourrit cependant tout processus
de féminisation. Mères puissantes, rendues encore plus
puissantes par les projections de ce fantasme et par l’irré-
ductible nostalgie1, qui habite chaque femme, envers une
mère idéale qui ne sera jamais la sienne.
Dans un jeu de miroirs, de la mère à sa fille et vice versa,
le terrible secret lié à l’origine de la castration, mais aussi
aux délices de la toute-puissance des origines, est partagé

1. J. Godfrind, Comment le féminin vient aux femmes, op. cit.

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Amalia Giuffrida

silencieusement. Le féminin s’inscrit dans une contradic-


tion inconciliable, tout comme le processus primaire l’est
pour la logique secondaire. Césure et fusion du phallique
et du châtré. Chaque femme est toute-puissante et
vaincue en même temps, passive, mais active quand elle
agit sa réceptivité. Et encore elle est défaite, mais
gagnante et non seulement lorsqu’elle accueille son
« amant de jouissance »1. La victoire est bien autre chose
lorsqu’elle se mesure avec la toute-puissance des origines.
Je crois que cette double image, cette opposition con-
tradictoire est un constituant fondamental du féminin et
c’est bien aussi cela qui a engendré la polyédricité qui en
a fait une aire d’observation si insaisissable. Jocaste est sym-
bole, symbole muet de l’excès : excès de maternel et excès d’éro-
tique. Fantasme de l’excès, qui trouve son inscription dans cette
qualité spécifique des représentants pulsionnels, liés aux zones
érogènes mêmes de l’anatomie féminine. Excès modelé par la
puissance du refoulement (négation ?) des représentations de
l’intérieur du corps et des contre-investissements qui en résul-
tent2. Excès enfin lié à l’étonnement d’une interrogation épou-
vantée sur le pouvoir de l’enfantement3 et des « premiers soins ».
Jocaste ne veut pas renoncer au plaisir extrême qui lui
provient de cet érotique-maternel orgiastique. Œdipe,
par sa soif de connaissance, donne vie au système phal-
lique et oblige sa mère à se dérober : elle se tue dans le
mythe et se décentralise dans la théorie. Jocaste est le
hors-représentation, le hors-langage qui défie toute ten-
tative de symbolisation. Contre lequel, « furie absolue »

1. J. Schaeffer, Le refus du féminin, op. cit.


2. A. Giuffrida (2008), « Is anatomy destiny ? Metapsychological propo-
sals on the feminity of women », The Italian psychoanalytic Annual, Rome.
Borla.
3. E. Tysebaert, « Où fuir les mains d’une mère ? », Penser/rêver, no 9,
2006.

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Désir d’enfant... désir sans sujet ?

– je cite ici les paroles de Jean Cournut1 – trop souvent


ont été prises des mesures sociales d’exclusion dont l’his-
toire de l’humanité déborde.
Jocaste ne peut articuler mot, elle ne peut rien dire :
elle peut seulement vivre sa tragédie dans l’horreur, mais
aussi dans le plaisir extrême. Œdipe parle, enquête,
découvre la culpabilité et avec celle-ci la possibilité de
représenter son drame. Avec la culpabilité, il acquiert le
droit de vivre la « préoccupation », « to concern », dirait-
on aujourd’hui, dans le langage winnicottien. L’aveugle-
ment n’est pas un hasard dans le mythe : l’annulation du
vécu et du perceptif, dans le registre de l’ « hallucination
négative » prépare le topos à la représentation.
Mais Jocaste, elle, ne peut pas parler, vaincue, obsédée
par ces excès qui effractent, ainsi qu’un corps étranger,
son monde psychique. Jocaste c’est le scandale pur et le
restera pour toujours. Je crois que Jocaste représente cette
force du psychisme qui s’oppose constamment à l’Œdipe,
à l’ordre phallique, au complexe de castration, à leur
fonction structurante de mise en forme de l’angoisse.
Mais elle est force ; donc Œdipe ne pourra être généra-
tif sans Jocaste et vice versa. Du reste, Jocaste est rendue
figurable par son union avec Œdipe, elle devient « pen-
sable » seulement à travers l’ordre phallique, en après
coup. Nous savons combien le complexe de castration,
qui « sacrifie une partie pour sauver le tout »2, est passible
de fournir une figuration aux angoisses non représenta-
bles liées aux endoperceptions du corps interne et aux
fantasmes de toute-puissance qui dérivent des potentiali-
tés d’enfantement des femmes.

1. J. Cournut, « Le pauvre homme ou pourquoi les hommes ont peur


des femmes », Revue française de psychanalyse, no 62, 1998.
2. Ibid.

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Amalia Giuffrida

Pourquoi ne pas reconnaître que le fantasme


d’ « excès » peut avoir effectivement contribué à l’inhibi-
tion et à la mise à distance du sexuel chez les femmes et
probablement a été le moteur, à travers un processus
phylogénétique, de la transformation de la capacité de
détournement quant au but de la pulsion dans le registre
de l’autoconservation envers l’infans.
La question qui m’apparaît comme l’évidence même à
ce propos est la suivante : si les femmes n’étaient sûres du
danger d’un débordement de leur pulsionnel, pourquoi
devraient-elles inhiber leur vie sexuelle, lors de la nais-
sance d’un bébé ? « La censure de l’amante » ne s’accom-
pagne-t-elle donc pas alors de l’idée d’un sexuel trop
traumatique ? Plus traumatique, en tout cas, que celui des
hommes ? Fantasmes puissants, complexes, polyédriques
et protéiformes que ceux liés aux premiers soins, là où les
instances œdipiennes s’entremêlent violemment avec les
fantasmes les plus archaïques. Comment articuler ce
fantasme, alors, avec le désir d’enfant ?
Sans rien enlever à tout ce que nous savons déjà sur cet
argument, l’hypothèse que je fais est que les femmes ont besoin
d’enfanter parce que la « réalité » fournit une limite à la déme-
sure de ce fantasme. Melanie Klein1 nous a appris combien
la réalité introduite par l’objet contribue à la réduction et
au remaniement du fantasme et, bien que douloureuse,
combien elle rend l’angoisse plus supportable par rapport
à la démesure de celui-ci ; surtout quand l’ordre phallique
fait défaut, qu’il ne rentre pas dans un mouvement compensa-
toire, ou qu’il présente des failles.
Jocaste est alors mise hors combat, du moins partielle-
ment, lorsque la femme vit une expérience concrète qui

1. M. Klein (1928) « Les stades précoces du conflit œdipien », in Essais


de psychanalyse, Paris, Payot, 1980.

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Désir d’enfant... désir sans sujet ?

la rassure soit sur sa capacité de déviation quant au but


pulsionnel, soit qui assigne des bornes à son identification
à la toute-puissance du fantasme de la mère des origines,
déesse chtonienne1, évoquée par Freud dans le texte des
Trois coffrets. La béance de l’excès est saturée et la furie de
Jocaste mitigée.
Est-ce l’intuition de cette identification primaire et de
l’angoisse qui l’accompagne qui a suggéré à Ruth
McBrunswick que le désir d’enfant précède l’envie du
pénis ? Les femmes savent bien combien coûte cette
déchirure interne profonde entre la castration, voire la
mutilation, « défaut fondamental » et le sentiment d’une
toute-puissance, héritière même du « tout » lié aux soins
maternels primaires. Mère séductrice qui donne la vie ou
la mort, porteuse de volupté et de violence. Et, entre
mère et fille, c’est l’identique, la « mêmeté ». La diffé-
rence manquante est en même temps tourment et jubila-
tion, le premier lié à la castration et la seconde liée au
pouvoir. Le maternel défend les femmes de la démesure
du sexuel, l’érotique, plus rarement, les défend du trop
de maternel. L’intégration est toujours imparfaite, tout
comme l’inhibition de la pulsion quant au but.
Revenons-en maintenant à ma consultation.
Je disais que les Anita prolifèrent aujourd’hui de façon
exponentielle et souvent n’arrivent même pas à franchir
le seuil de nos cabinets de consultation. Cela nous
amène, à mon avis, à interroger les transformations socia-
les, et, dans ce cas, celles qui se relient à l’édification de
l’identité féminine. Difficile interrogation, d’ailleurs,
pour le psychanalyste qui se heurte à la fois à l’atempora-
lité des représentations inconscientes et au poids des
grands organisateurs du sexuel infantile.

1. Voir A. Green, La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1999.

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Amalia Giuffrida

Toutefois, je me demande, avec André Green, si les


transformations culturelles et les changements des mœurs
qui se manifestent à l’époque actuelle peuvent à long
terme produire des remaniements des configurations fan-
tasmatiques inconscientes telles que nous les connaissons1.
Ce processus pourrait-il alors transformer l’inconscient
dans son « essence » même, non seulement au niveau de
ses mécanismes régulateurs défensifs, mais peut-être aussi,
au niveau de ses contenus représentatifs2 ? Il s’ensuivrait
que les organisateurs classiques de la psychosexualité
pourraient perdre ou convertir leurs fonctions dans la
création du réservoir imaginatif qui jusqu’à présent a
imprégné notre civilisation.
À mon avis, les « malaises » de notre civilisation sont
en train de se caractériser plus spécifiquement par ce
qu’on pourrait décrire comme une poussée vers l’indiffé-
renciation, en entendant par là la défense primitive, que
Freud évoquait déjà dans Psychologie des masses et analyse
du moi en la nommant par le terme de « contagion ». Si la
réalité psychique n’a pas la possibilité de se constituer,
l’individu reste ancré à une « modalité de liaison non
symbolique »3 avec le groupe. La deuxième topique freu-
dienne peut nous venir en aide pour essayer d’esquisser
une hypothèse métapsychologique explicative.
On peut penser à un appareil psychique où à une
désorganisation constante du ça, qui s’accompagne d’une
fragilisation du moi, et où le surmoi « adhère » à des
modèles sociaux communs, mais non introjectés. L’é-

1. A. Green, Les chaînes d’Éros : actualité du sexuel, Paris, Odile Jacob,


1997.
2. S. Freud (1938), « An outline of psycho-analysis », SE, 23.
3. R. Roussillon (2000), « La capacità di essere solo di fronte al
gruppo », in C. Genovese (a cura di), La realtà psichica, Rome, Borla.

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Désir d’enfant... désir sans sujet ?

nergie libre du ça, l’angoisse déliée en d’autres mots, par


des acting répétitifs et compulsifs, se déverse dans des
pseudo-organisateurs externes qui prennent la place des
organisateurs originaires dont l’Œdipe reste la grande
aire matricielle. Dans ce cas c’est le « contact incorpora-
tif », « imitatif », dirait Gaddini1, qui l’emporte sur les
introjections. Ces pseudo-organisateurs externes, s’ap-
puient généralement sur n’importe quel modèle qui
acquiert une certaine popularité collective à des
moments donnés, qui est souvent de courte durée et
interchangeable, et qui de plus est presque toujours
soudée à la voie médiatique. En fait, ces pseudo-organi-
sateurs, face à des situations traumatiques, tombent en
miettes, déliant dangereusement la force du réservoir
économique. Nous pouvons supposer, à l’origine, un
« défaut » de rêverie de l’objet primaire, rêverie à son
tour emprisonnée dans un réseau syncrétique et « dépar-
ticularisé »2, qui n’a pas permis la structuration d’un
contenant mental chez l’infans.
L’infantile traumatique, qui ne trouve pas un lieu de
perlaboration, reste toujours « actuel » : il n’est pas refou-
lable, tout en étant pour le sujet l’unique dimension
d’existence. L’individu reste ancré à un état traumatique
constant, qui ne peut être pensé, mais seulement agi. Il
est dans l’incapacité d’utiliser les « scènes originaires »
pour des buts évolutifs, de les insérer dans un espace
potentiel qui puisse accorder l’unicité à chaque parcours
subjectif. Ce désinvestissement à l’égard de l’activité de
représentation paraît se transmettre, de nos jours, de
génération en génération avec une intensité exponen-

1. E. Gaddini (1989), Scritti, Raffaello Cortina.


2. R. Roussillon, « La capacità di essere solo di fronte al gruppo »,
op. cit.

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Amalia Giuffrida

tielle1. Dans le monde d’aujourd’hui très trouvé et très


peu créé, il est somme toute plus difficile de s’approprier
une phantasmatique subjective et transitionnelle. De par-
ticulariser, pour utiliser un concept emprunté à
Roussillon, sa propre subjectivité.
Pouvons-nous considérer Anita comme faisant partie
de cette typologie d’individus ? Cela expliquerait mieux
l’oubli de son rendez-vous de ma part, symétrique peut-
être à un sentiment d’inexistence qu’elle m’avait transmis
et qu’elle essayait également de contrebalancer à travers le
halo de mystère qui devait la rendre intéressante à mes
yeux ?
D’autant plus que face à des états individuels et collec-
tifs d’impuissance profonde, tels que nous les expérimen-
tons à l’heure actuelle, l’être humain évincé de sa
pensabilité et de sa corporéité, oppose de manière défen-
sive le principe du vivre sans « limites » dans une sorte
d’utopique satisfaction omnipotente du désir. Mais juste-
ment, le désir peut-il exister dans l’absence ou dans l’ex-
trême fragilisation du moi ?

1. Je veux préciser que je ne me situe guère parmi ceux qui croient à


l’existence dans la psyché d’un « vide absolu » de représentations. Le sens,
auquel celles-ci devraient donner naissance est ce qui, à mon avis, résulte,
absent ou détruit. La psychanalyse à l’avenir aura probablement pour tâche
de différencier les structures sémiotico-symboliques qui en résultent. J’ima-
gine une inscription de traces mnésiques en attente, illisibles, intraduisibles,
non « intégrées » (Gaddini) dans une construction de signification. Para-
doxalement par contre le sujet semble averti de leur présence, mais ne peut
les utiliser. Ce qui m’apparaît central dans ces mécanismes de création du
« blanc » a-représentatif est le fait qu’il est le produit d’un travail de l’appa-
reil psychique qui s’oppose activement à la recherche « physiologique » de
sens qui habite dès le début le psychisme humain. Le rôle de l’hallucinatoire
et surtout de l’hallucination négative est fondamental pour la mise en forme
métapsychologique de cette opération (A. Giuffrida (2007), « L’edipo
errante », in Genealogia e formazione dell’apparato psichico, Milano, Franco
Angeli).

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Désir d’enfant... désir sans sujet ?

Dans ces conditions, la fantaisie d’un genre sexuel


unique – en tant que dimension d’autarcie toute-puis-
sante et de permanence dans une condition bisexuelle
d’évitement de la castration – peut facilement se
déployer. Les différences sont effacées : une personne
peut être tout, mère, père, femme, homme, les deux
ensemble. Cette fantaisie transposée dans l’aire du désir
d’enfant pose des problèmes inquiétants. Car si pour le
passé c’était surtout la sexualité de la femme et de la mère
qui devait être refoulée, face à une maternité sacrée et
jamais remise en question, aujourd’hui il y a un renverse-
ment de tendance et c’est surtout celle-ci qui est soumise
à toute manipulation possible. En fait voilà donc appa-
raître la figure de la mère single de masse avec son
idéologie toute faite.
En tant que cliniciens, nous sommes alors convoqués
par ce phénomène et conduits à mettre en discussion nos
points de repères contre-transférentiels : Anita a-t-elle
effleuré une tâche plus ou moins aveugle de mon « idéo-
logie psychanalytique » conventionnelle ? Il me semble
toutefois que la problématique de l’ « enfant coûte que
coûte » peut se teindre d’une violence sans bornes, car
l’idéologie de l’ « enfant à tout prix » ne tient surtout pas
compte de la nature des besoins inconscients qui, dans ces
cas, ont souvent crié leur volonté à travers le langage du
corps. L’exaltation d’une maternité peut faire taire ces
besoins ; la stérilité symbolique est déposée dans le corps,
hors psyché.
Sans la médiation de la fonction introjective du moi,
l’excès maternel-érotique devient débordant et peut ser-
vir d’instrument à cette autarcie originaire, où la destruc-
tivité règne souveraine. L’ombre du maternel archaïque
se profile : le processus narratif du mythe se pervertit alors
et Jocaste, resurgie de ses cendres, apparaît en train de

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Amalia Giuffrida

disputer à Œdipe le rôle principal sur la scène du psy-


chisme. Les Érinnyes poussent Œdipe vers la mort dans le
bois sacré de Colon, donnant ainsi corps au mythe et
célébrant la défaite de la « tiercéité ». La perlaboration du
deuil et de la perte peut devenir impossible à faire.
Le complexe de castration, qui a toujours organisé les
angoisses liées au fantasme de destruction du corps
interne, perd sa fonction de pont vers l’Œdipe féminin,
laissant circuler l’énergie libre, désorganisatrice, sans liens
représentatifs. L’angoisse de castration, dans ces condi-
tions, devient une pure déliaison. La figurabilité de cette
angoisse est ainsi évitée et projetée sur quelque chose en
« dehors de la tête », en dehors de l’individu, parfois, plus
facilement sur une nouvelle technologie qui devient une
prothèse omnipotente, en dehors du contrôle du moi.
Nos capacités de symbolisation ne sont pas encore prêtes
à se mesurer avec ces nouvelles réalités et ces processus
peuvent se révéler totalement aliénants pour le moi.
Son existence est menacée, car le corps réel ou l’ina-
nimé mécanique ont acquis une autonomie unique et
inconnue jusqu’à présent1.

1. C’est dans cette aire qu’on pourrait assister effectivement au collapse


du schéma phylogénétique, inspiré par la triangulation œdipienne. En fait,
le schéma, en tant que narration métaphorique d’ « actions préhistoriques »
intériorisées (Freud), sujettes donc à une possible modification de généra-
tion en génération, s’enracine dans un contexte mythopoïétique ouvert à
des potentialités transformatives. Il est inscrit aussi bien dans le détermi-
nisme que dans le hasard. L’invariant dont est composé le signifiant clé
résultant des stratifications des traces des temps mythiques et « historiques »
les plus lointains, pourrait entrer en friction avec les inscriptions des muta-
tions des relations familiales actuelles, qui ne sont plus ni stables ni structu-
rées, en produisant une contradiction interne irréductible. En d’autres ter-
mes, on pourrait penser à une implosion des invariants, éléments mêmes,
d’après Bion, du processus de transformation qui sous-tendent les structures
des garants méta-sociaux (Kaës, Il disagio del mondo moderno..., op. cit.) qui
régissent notre civilisation (Giuffrida).

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Désir d’enfant... désir sans sujet ?

Pour finir j’ajouterai que nous assistons aujourd’hui à


des événements qui semblent appartenir à un contexte
social bien différent de celui qui se caractérisait par l’inhi-
bition de la pulsion quant au but ; là où, par contre, la
pulsion semble l’emporter sur les investissements objec-
taux. Mais je me demande si nous pouvons situer ces
phénomènes, dont l’inquiétante étrangeté nous frappe,
dans l’aire de la satisfaction pulsionnelle immédiate ? Ou
bien ne s’agit-il pas d’autres mécanismes encore ?
Car peut-on parler de « satisfaction » sans « sujet » ?
Et donc sans désirs ?

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Amalia Giuffrida

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Désirs d’enfant
et adolescence anorexique
ISABELLE NICOLAS

INTRODUCTION

La notion de désirs d’enfant est passionnante à interro-


ger chez les adolescentes anorexiques : ces jeunes filles,
surtout lorsqu’elles sont hospitalisées dans un grand état
de maigreur, nous renvoient l’image de préadolescentes
ou de petites filles (ce qui peut contraster avec une pré-
sentation hypersexualisée). Ensuite, lorsqu’elles prennent
du poids, leurs préoccupations corporelles sont souvent
très centrées sur leur ventre, qu’elles ne supportent pas de
voir s’arrondir, pouvant argumenter que ce ne sont pas là
des formes féminines ( « ce sont les petites filles qui ont
un gros ventre » ) dans un déni des fantasmes de grossesse
qui sont par ailleurs incarnés et montrés.
Du fait de la coexistence d’éléments pubertaires et pré-
pubertaires, les désirs d’enfant chez les adolescentes ano-
rexiques sont de deux ordres : d’une part le désir de rester
enfant, avec le refus du féminin et du maternel qui l’ac-
compagne, en lien avec le refus de la séparation, d’autre
part les fantasmes de grossesse très souvent présents chez

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Isabelle Nicolas

ces jeunes filles, au moins incarnés, parfois verbalisés ou


figurés au cours de leur prise en charge (profusion des
dessins et surtout des modelages de femme enceinte dans
les productions d’ergothérapie, que l’on observe plutôt
en fin d’hospitalisation). Ces fantasmes sont contre-inves-
tis par le refus du féminin. Cette coexistence contradic-
toire entre fantasme de grossesse et refus du féminin
trouve un écho dans l’antagonisme plein-vide, dur-mou,
actif-passif. Il prend corps à travers la maîtrise de la circu-
lation des fluides, illustrée cliniquement tant par l’amé-
norrhée que par la potomanie ou la restriction hydrique.

L’AMÉNORRHÉE : UN SYMPTÔME CARDINAL


DE L’ANOREXIE

L’avènement des règles objective la différence des


sexes pour les jeunes filles, les obligeant à renoncer à la
bisexualité de la vie infantile et aux fantasmes de toute-
puissance qui l’accompagnent. L’arrivée des règles signe
en effet la sortie du monde de l’enfance avec le déclen-
chement du processus pubertaire. On assiste alors à la
réémergence pulsionnelle chez la jeune fille, avec la réac-
tivation des fantasmes œdipiens, les pratiques masturba-
toires qui les accompagnent, et surtout la possibilité de
mettre en acte ces fantasmes avec la sexualisation des rela-
tions objectales.
Dans l’anorexie mentale, les patientes veulent mainte-
nir intacts leurs désirs de petite fille, refusent le renonce-
ment à cette toute-puissance et à l’atemporalité qui
l’accompagne. Cela pourra faire barrage à l’accès à la
maternité, qui représente comme le rappelle Monique

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Désirs d’enfant et adolescence anorexique

Bydlowsky, « le troc de la jeunesse illusoire dans le reflet


du miroir contre l’ombre de la mortelle, promesse du
passage d’un corps déclinant dans le corps renouvelé d’un
enfant à naître »1.
L’adolescente anorexique résiste de toutes ses forces à
la succession des générations. Elle lutte activement par les
effets de la dénutrition contre les transformations qui
accompagnent la puberté, parvenant même à effacer les
caractères sexuels secondaires, pour garder le contact ou
la trace du et d’avec le corps de l’enfance, corps pour une
large part indifférencié d’avec le corps maternel. Les dis-
torsions perceptives de la toute petite enfance face à un
miroir maternel défaillant entravent l’intégration d’un
schéma corporel clair et d’une identité psychique indi-
viduée à l’adolescence. Cette image corporelle aux limi-
tes floues est source de clivage. Les adolescentes
anoxeriques peuvent se représenter tout ou une partie du
corps comme étant hors psyché ou déformée, ce qui se
traduit cliniquement par la dysmorphophobie, comme si
le corps de la mère et de la fille ne faisait qu’un : la fille se
voit comme elle voit sa mère. Lorsque ce corps s’enfle de
désir face à une sollicitation objectale, l’anorexique ne le
supporte pas, pressentant que ce corps désirant se sépare
de celui de la mère. De fait c’est bien la rencontre avec
l’autre – étranger – l’acceptation avec lui d’une possible
jouissance sexuelle, voire d’une grossesse qui fait passer
l’adolescente de l’autre côte du miroir, dans un devenir
femme qui met à distance la jouissance auto-érotique et
un devenir mère qui fait qu’elle n’est plus uniquement la
fille de sa propre mère, que son identité s’étoffe et n’est
pas réductible à cette filiation vécue comme aliénante.

1. M. Bydlowski, La dette de vie : itinéraire psychanalytique de la maternité,


Paris, PUF, « Le Fil rouge », 1998.

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Maintenir ou retrouver l’aménorrhée, effacer les carac-


tères sexuels secondaires, c’est ainsi rester enfant, refuser la
séparation d’avec la mère et la rivalité sur le terrain de la
maternité, mais aussi lutter contre la confusion avec l’objet
maternel et la crainte d’anéantissement des limites dans la
fusion. C’est donc la question de la maternité, au-delà de
celle de la féminité, qui est questionnée. L’aménorrhée de
l’anorexique condense les représentations de l’enfant pré-
pubère, de la femme enceinte ou allaitante, et de la femme
ménopausée (comme le rappelle les complications osseu-
ses avec le risque d’ostéoporose puis de tassements verté-
braux). Cette condensation des différents âges de la vie de
la femme peut incarner la tentative de retour à une ère
atemporelle (image du mort vivant parfois évoquée). Mais
le refus de la survenue des règles peut être entendu à diffé-
rents niveaux. Comme le souligne Jacqueline Schaeffer,
« les règles participent de la confusion corporelle entre le
féminin érotique et le maternel : enfants, pénis et sang
passent par le même lieu : le vagin »1. Les règles sont alors
associées à la position passive, c’est-à-dire au passage plu-
tôt qu’à la rétention. Paul-Claude Racamier a également
décrit de façon condensée ce que peut symboliser le sai-
gnement des règles : « Les règles sont un écoulement (qui
peut être excrémentiel) de sang (qui peut être celui d’une
blessure et d’une attaque) par les voies génitales (définiti-
vement privées de phallus, et peut-être par suite d’actes
sexuels incestueux et de masturbations coupables) d’une
femme (érotiquement stimulée) en mesure d’enfanter
(mais qui n’est pas enceinte, et peut craindre de ne pou-
voir pas l’être). »2 Les menstruations sont un symbole évi-
1. J. Schaeffer, « Le fil rouge du sang de la femme », Champ psychosoma-
tique, 2005, 4, no 40, p. 39-64.
2. P.-C. Racamier, « Mythologie de la grossesse et de la menstruation »,
L’évolution psychiatrique, 1955, no 2, p. 285-297.

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Désirs d’enfant et adolescence anorexique

dent de castration ; P.-C. Racamier rappelle d’ailleurs


qu’au Moyen Âge on pensait que les femmes ayant leurs
règles pouvaient transformer les hommes en femmes et
faisaient tomber les dents. On peut expliquer ainsi le
dégoût par rapport aux règles des patientes anorexiques,
qui, souvent, ne se plaignent pas de l’arrêt de leurs règles
(ou le réclame à leur corps défendant en restant dans une
maigreur qui les protège de la réalisation de ce désir) et
sont très ambivalentes par rapport à la reprise des cycles
menstruels. Cependant, nous sommes souvent confrontés
dans un premier temps à une problématique plus
archaïque, et ce n’est que dans l’après-coup, dans le cadre
du processus thérapeutique, que cette symbolisation peut
se réaliser. Il s’agit d’abord de maintenir l’aménorrhée afin
de contrôler ce qui sort du corps : les règles symbolisent
un relâchement sphinctérien, les sphincters ne contrôlent
plus le sale qui sort de l’organisme.
On peut alors penser l’aménorrhée comme un des
effets du comportement général de maîtrise présent dans
l’anorexie mentale : maîtrise des ingestats et des excré-
ments, maîtrise émotionnelle, maîtrise des relations
interpersonnelles, maîtrise des études. Tous ces compor-
tements de maîtrise, qui apparaissent manipulatoires, sont
pour l’essentiel des aménagements pervers défensifs. Leur
intensité est à la mesure même d’un vécu de menace sur
l’identité propre du sujet en voie de constitution à cet
âge. La patiente est en effet « persécutée » par toute solli-
citation interne ou externe qui risque de mettre à mal un
équilibre psychique et somatique précaire, et elle persé-
cute en miroir son corps et son entourage. La sexualisa-
tion du corps, du fait des modifications pubertaires, est
ainsi réprimée par un véritable « gommage » des caractè-
res sexuels secondaires par le comportement alimentaire.
Toute ouverture à l’autre constitue une menace pour sa

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propre estime ; elle est barrée par un repli sur soi et sur
des activités solitaires physiques ou scolaires.
Cette menace identitaire explique le retour à la néces-
sité de l’intégrité narcissique et colore la qualité des
fantasmes de grossesse chez ces patientes. Évelyne Kes-
temberg décrit que la différence des sexes est insuppor-
table pour ces patientes, car elle signe « un non-avoir et
un sentiment d’incomplétude qui [les] renvoie à la
dépendance dangereuse. Si la fusion avec la mère est, au
niveau archaïque, nécessaire, c’est que pas plus la mère
que le pénis ne peuvent être à l’extérieur de l’individu ;
et la scène primitive serait alors fantasmée comme la
fusion enfin réalisée et triomphante de deux êtres dange-
reusement séparés »1.
Toutes ces patientes évoquent des fantasmes de gros-
sesse en creux qui restent centrés sur ce que devient leur
mère, à un âge où celle-ci est souvent au mi-temps de sa
vie. Le fantasme courant dans l’anorexie d’être stérile, par
absence de développement de l’appareil génital, aurait
pour fonction rassurante d’être protégée d’un fantasme
d’un risque de grossesse permanente de nature psychique
incestueuse et de protéger masochiquement la mère en
lui laissant son statut de domination, seule maîtresse
femme de la maison. Second bénéfice non négligeable :
rester l’enfant idéal de la mère payé au prix coûtant de
l’entrave à toute identification au père... Et ce d’autant
que celui-ci est absent de la psyché maternelle. Et quand
il devient possible pour l’anorexique d’envisager une
grossesse, cela ne peut se faire que par rapport à l’histoire
maternelle (être mère au même âge que sa mère, avoir le
même nombre d’enfants et des enfants de même sexe,

1. É. Kestemberg, J. Kestemberg, S. Decobert, La faim et le corps, Paris,


PUF,1972.

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Désirs d’enfant et adolescence anorexique

devenir mère et provoquer ainsi la ménopause chez sa


propre mère, comme s’il n’y avait pas de place pour deux
femmes en âge de procréer)1.
L’aménorrhée semble ainsi signifier le maintien du sta-
tut d’enfant, comme évitement du devenir femme, en
même temps que l’ambivalence face au devenir mère
puisque être en aménorrhée c’est aussi avoir le statut de la
femme enceinte. L’aménorrhée représente à la fois « une
grossesse morale perpétuelle » et une façon de souhaiter
tout le temps un non-advenu. Elle stigmatise le désir de
rester dans ces fantasmes infantiles en évitant l’accès à la
génitalité.
Vignette clinique : Virginie, âgée de 20 ans, souffre
d’anorexie restrictive associée à une potomanie sévère.
Elle a été hospitalisée à deux reprises avec un contrat de
poids, à chaque fois dans un contexte d’urgence devant
une cachexie sévère. Elle est actuellement prise en charge
en clinique soins-études et ne parvient pas à stabiliser son
poids. Elle est suivie dans le service depuis presque un an
dans le cadre d’un psychodrame individuel auquel je par-
ticipe en tant que cothérapeute et dont je vous rapporte
une séance.
Elle arrive tendue à la séance. Elle dit : « Un truc qui
m’a énervé : une fille de la clinique (anorexique), qui a la
même endocrinologue que moi, m’a dit qu’elle lui a
prescrit des petites pilules pour stimuler ses règles, des
hormones... Elle m’a dit ça à moi, elle sait que ça me fait
trop envie d’avoir mes règles, de savoir que je pourrai
avoir un enfant... J’ai envie de savoir ce que c’est d’être
enceinte. » Sur ce, elle propose de jouer « les règles ». Elle
distribue les rôles : elle jouera « la fille », elle désigne une

1. M. Corcos, Le corps absent. Approche psychosomatique des troubles des


conduites alimentaires, Paris, Dunod, 2000.

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cothérapeute pour jouer son rôle, et un cothérapeute


pour jouer les hormones. Dans la scène, comme souvent,
elle n’arrive pas à tenir uniquement la place de l’autre fille
mais cherche à contrôler et à rectifier ce que dit la cothé-
rapeute. Le meneur de jeu propose alors d’inverser les
rôles et elle peut dire en son propre nom : « C’est
dégueulasse pourquoi c’est toi qui a les hormones, je les
veux ! » Elle montre alors une grande excitation. Elle est
vivement troublée lorsque le thérapeute jouant le rôle des
hormones lui propose : « Avec moi tu n’as pas besoin de
garçon pour être enceinte. »
Virginie arrive maintenant à lâcher prise dans le jeu et
à se laisser surprendre, alors que, dans les échanges ver-
baux entre les scènes, l’intellectualisation défensive et la
maîtrise sont au premier plan. Ici, elle peut aborder sa
rivalité avec sa mère en la déplaçant sur « la fille » qui a les
hormones, dont elle envie le pouvoir démesuré qu’elle
lui accorde, notamment celui de l’auto-engendrement.
Elle nous donne l’impression qu’elle ne peut se résigner à
avoir à nouveau ses règles, l’intensité de sa dénutrition la
maintenant à l’abri de l’avidité de son désir de grossesse
indissociable des fantasmes d’attaque envieuse à l’égard de
la mère. Cette scène de psychodrame illustre bien pour
nous la description des Kestemberg : « La mère et le père
sont imagés en une figure indifférenciée ou le pénis n’est
plus spécifié en tant qu’appartenant à l’une ou à l’autre
des imagos. Celle de la mère devient plus détentrice de
tout, non pas en tant que détenant les deux sexes à la fois,
mais en tant que possédant une toute-puissance supé-
rieure à celle accordée à un phallus qui serait soumis à la
problématique de l’avoir. La mère est omnipotente,
asexuée, plutôt que bisexuée. »1

1. É. Kestemberg, J. Kestemberg, S. Decobert, La faim et le corps, op. cit.

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Désirs d’enfant et adolescence anorexique

On est de fait ici bien plus dans la problématique de


l’être que dans celle de l’avoir. Freud explique dans
Résultats, idées, problèmes que l’enfant aime bien exprimer
la relation d’objet à travers l’identification ( « je suis l’ob-
jet » ). L’avoir est ultérieur, il survient après la perte d’ob-
jet. Freud illustre ce modèle à travers celui du sein : le
sein est un morceau de moi, je suis le sein. Plus tard seu-
lement : je l’ai, c’est-à-dire que je ne le suis pas1. Cette
problématique est naturellement réactivée pendant la
grossesse et chez la jeune mère : « Je suis enceinte / j’ai
un enfant. » « Ce que la femme grosse entoure de ses
bras, c’est un ventre, pas un enfant [...]. Être grosse, c’est
moins avoir un enfant qu’être l’enfant soi-même, nourri
dans l’ivresse de la satisfaction. »2 Ainsi, les fantasmes pré-
sents chez les adolescentes anorexiques sont le désir d’être
un enfant, ou d’être enceinte, plus que d’avoir un enfant
et ainsi devenir mère. Le fantasme de grossesse est à la fois
le fantasme d’être la femme enceinte et d’être le bébé
porté dans le ventre de sa mère, porté, désiré et contenu.
Le fantasme de grossesse renvoie ici à un fantasme de
retour dans le ventre maternel ou de fusion avec l’objet
primaire. On comprend alors aisément comment ces fan-
tasmes peuvent être réactivés avec force chez les patientes
anorexiques enceintes, qui vivent d’ailleurs souvent leur
grossesse avec un fort sentiment de plénitude.

1. S. Freud (1938), Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1995.


2. M. Bydlowski, La dette de vie..., op. cit.

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FÉMININ ANOREXIQUE
ET CIRCULATION DE FLUIDES

Il est intéressant de voir comment ces fantasmes de


grossesse s’incarnent chez ces patientes quand elles arri-
vent malgré leur maigreur à avoir un ventre rond (cam-
brure excessive en marchant les mains posées sur les reins,
aérocolie, prise de poids rapide non harmonieuse...). Il
nous semble que l’élément liquide joue un rôle important
dans l’incarnation de ces fantasmes, au-delà de la question
du sang des règles.
L’élément liquide est au féminin ce que l’érigé est au
symbole phallique. À travers l’histoire, on trouve de
nombreux exemples de la peur du féminin associée aux
pouvoirs maléfiques attribués aux fluides qui émanent de
son corps. On a évoqué plus haut le pouvoir castrateur
attribué aux femmes qui ont leurs règles. Des exemples
similaires peuvent être donnés concernant le lait des fem-
mes allaitantes. Il s’agit, comme l’explique Hélène Parat,
d’une inquiétude fondamentale devant le caractère
incontrôlable et le mystère de l’origine de ces différents
fluides. Plus largement, la femme « manque de for-
mes [...] elle est tout entière liquidités insatiables, jeux de
fluides expansifs, cachés au fond d’une matrice invisible
et informe »1. Autrement dit, « cette alchimie des fluides,
leur mobilité, leur circulation, sont des éléments qui
dotent les femmes de pouvoirs magiques non maîtrisés

1. H. Parat, Sein de femme, sein de mère, Paris, PUF, « Petite Bibliothèque


de psychanalyse », 2006.

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Désirs d’enfant et adolescence anorexique

par une forme définie (à l’encontre du pénis qui est une


forme détachable) »1.
Parmi les fluides qui caractérisent la femme, il y a bien
sûr le liquide amniotique, circonscrit dans le ventre de la
femme enceinte, que le fœtus boit et fait circuler dans
son tube digestif avant de l’excréter. La rondeur chez la
femme enceinte ou allaitante renvoie au plein de
liquide : sein, utérus. On est bien loin ici de la présenta-
tion sèche, dure, anguleuse de l’anorexique. Et pourtant
le rapport des anorexiques au liquide semble être, comme
les règles, marqué par l’ambivalence et des investisse-
ments contradictoires.
Quand elles évoquent leur symptôme, les patientes
anorexiques potomanes rapportent souvent une envie de
purification, un besoin de pureté et de vacuité du tube
digestif. De plus, les patientes hospitalisées ont tendance à
boire pour arrondir leur poids au moment de pesées.
Cependant, au-delà de cette première lecture, nous avons
été marqués par une patiente hospitalisée qui avait tou-
jours le ventre rond et la vessie pleine au moment des
pesées. Nous étions très intrigués par les moyens que
cette patiente pouvait mettre en œuvre pour se procurer
de l’eau, puisqu’elle n’avait pas accès à l’eau la veille des
pesées. Et puis, dans les suites d’un passage à l’acte suici-
daire, nous avons été amenés à surveiller la diurèse de
cette jeune fille, et avons alors remarqué qu’elle n’urinait
qu’une fois par jour. Il y a là une rétention et un besoin
de maîtrise nets. Par ailleurs, elle avait ainsi un ventre
rond et une paroi vésicale tendue tout au long de la
journée, comme une petite poche amniotique qui pou-
vait la contenir à l’intérieur du corps, lui faisant ressentir

1. L. Vaubourg-Bertrand, « Sang-peur », Champ psychosomatique, 2005,


4, no 40, p. 147-163.

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Isabelle Nicolas

ses limites corporelles de l’intérieur, par un recours aux


sensations semblables aux sensations de froid ou de brû-
lure, recherchées pour ressentir les limites corporelles
extérieures. Nous formulons l’hypothèse que la poto-
manie, en deçà de la représentation d’une fonction
« purificatrice » ou coupe-faim de l’eau, assure peut-être
une fonction contenante interne et participe à incarner
des fantasmes de grossesse, mais de grossesse en creux,
façon de donner une forme au vide d’interactions préco-
ces pas assez nourrissantes. Elle permet d’assurer une
tension de tissus qui rappelle la femme enceinte ou
allaitante.
Par ailleurs d’autres patientes sont à l’inverse déshy-
dratées, refusent de boire. Elles peuvent alors argumen-
ter que l’eau les fait grossir, les rend « grosse », comme si
elles faisaient un repas de plus. Outre la gravité soma-
tique dans laquelle elles se mettent rapidement du fait
d’une déshydratation dangereuse, elles incarnent une
sécheresse, c’est-à-dire une dureté et un désert dans
lequel rien ne peut pousser ; elles renvoient à leur mère
l’image d’une enfant qui ne peut pas pousser, qui n’a pas
assez baigné dans le bain maternel, pas assez nourri par le
lait maternel. Comme l’aménorrhée, la déshydratation
renvoie au refus du féminin (il s’agit d’assécher tous les
fluides, toutes les sécrétions et de s’inscrire dans la
fermeture).
La tension du ventre gonflé par l’ingestion massive
d’eau et la sécheresse de la patiente qui refuse de boire se
renvoient comme le refus alimentaire et la boulimie. On
connaît l’importance de la vidange, dans la crise de bou-
limie : c’est la purge qui apporte le soulagement, c’est le
fait de se vider, de rejeter le mauvais objet interne persé-
cuteur. Cependant le fait d’être pleine d’eaux peut rappe-
ler à ces patientes le « monde infini des eaux closes à

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Désirs d’enfant et adolescence anorexique

l’intérieur de l’enveloppe maternelle »1. Il est par ailleurs


associé à une peau tendue qui ne donne pas accès à la
chair, cachée au fond du corps, à la différence de la
graisse déposée sous la peau.
Être contenu de l’intérieur par de l’eau ou de l’air, élé-
ments primitifs non charnels, sonne comme une incarna-
tion, une mise en corps, de l’organisation psychique du
Moi des anorexiques telle qu’elle est décrite par les Kes-
temberg, à savoir un moi-coquille lisse, sans aspérité :
« L’image de deux anneaux concentriques, l’un très
mince, avec un diamètre important – celui de la person-
nalité apparente – l’autre épais, dur, mais petit – celui de
la personnalité profonde – reliés entre eux par une ligne
fragile et zigzagante porteuse du fonctionnement et du
plaisir qui en émane, seul témoin des forces incluses dans
le second et animant le premier. »2 De même, au niveau
du corps, on se représente une peau tendue, par de l’eau
ou de l’air, laissant la partie charnelle non accessible,
enfouie, non perceptible.
Vignette clinique : une patiente âgée de 35 ans vient
consulter dans le service. Elle demande un correspondant
en Corse où elle va bientôt déménager. Elle est ano-
rexique chronique et mère de cinq enfants, qu’elle a eus
grâce à un recours aux techniques d’assistance médicale à
la procréation : elle a fait cinq FIV (fécondation in vitro),
quatre ayant débouché sur une grossesse, dont une gros-
sesse gémellaire. Elle est actuellement très maigre. Elle
décrit une hyperactivité physique intense. Elle explique
le sentiment de plénitude atteint à chaque grossesse, cette
sensation de tension du ventre qui la fait se sentir pleine :
« J’adore être enceinte, j’adore les bébés, j’adore la

1. Ibid.
2. É. Kestemberg, J. Kestemberg, S. Decobert, La faim et le corps, op. cit.

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Isabelle Nicolas

fusion... Si mon mari n’avait pas été là, j’aurais tenté


un 6e... Quand j’accepte un câlin de mon enfant, ça me
dégonfle. » Cette mère, qui est enceinte d’une façon
mécanisée avec une scène primitive non génitalisée, n’ar-
rive pas à investir ses enfants (et en particulier sa fille)
comme des objets différenciés.
Si ce besoin de contenant interne, réactivé par les
conditions physiologiques de la grossesse, peut aider les
patientes anorexiques à vivre leur grossesse dans le bien-
être, voire dans l’épanouissement, nous comprenons que
le post-partum soit une période particulièrement à risque
pour ces femmes, chez qui on retrouve un risque élevé
de dépression du post-partum (dans un tiers des cas,
contre 10 % en population générale) et de recrudescence
des troubles du comportement alimentaire. Cela met à
mal l’idée reçue selon laquelle la grossesse serait un mode
de guérison de l’anorexie. La prise en charge des patien-
tes anorexiques les aide à accéder à une relation de
couple et à la maternité sans passer par les techniques de
procréation médicalement assistées, mais le désarroi peut
être très profond après l’accouchement, lorsqu’il faut faire
face à la double contrainte : ne plus être contenue et être
contenante. Ici la patiente est habitée par un désir de
grossesse permanente, et fuit le mal-être du post-partum
dans un nouveau projet de grossesse.

CONCLUSION

L’accès à la maternité et le processus d’adolescence


sont deux moments clés de remise en cause identitaire
chez la femme et qui présentent deux dimensions com-

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Désirs d’enfant et adolescence anorexique

munes qui sont non pas refusées, mais répudiées dans


l’anorexie mentale :
— la métamorphose corporelle sous l’impact hormonal
avec transformation majeure de l’image corporelle ;
— l’orage pulsionnel avec modification du degré d’exci-
tation et de la libido.
L’approche thérapeutique des adolescentes anorexi-
ques passe par la mise en jeu ou une approche contenante
du corps (faire avec pour reprendre les propos de Philippe
Jeammet). Ces jeunes filles, qui peuvent longtemps résis-
ter à toute approche corporelle, peuvent aussi, quasiment
dans le même temps, faire preuve d’un étonnant lâcher-
prise et se laisser « fondre » en acceptant un bain ou un
massage (souvent un massage des mains ou de pieds).
Elles peuvent être maigres, dures et anguleuses, elles n’en
sont pas moins avides de soins maternant les plus régres-
sifs possibles, et laisser paraître, derrière l’image de
l’adulte hyperconformiste enfermé dans la maîtrise ano-
rexique, la petite fille en détresse, agrippée à son statut
d’enfant. L’appel de cette petite fille en détresse n’est pas
toujours facilement audible, les pistes sont brouillées par
l’agrippement au visuel qu’elles suscitent : la violence
exhibée dans le décharnement invite davantage au rejet
qu’à la tendresse, répétant et renforçant l’abandon glacé
et l’incarnation de celle-ci. Être thérapeutique avec ces
patientes à l’hôpital, c’est entendre la petite fille, assurer
un holding, pouvoir entendre la demande de tendresse
derrière cette apparence glacée, aider l’adolescente à réin-
venter une aire transitionnelle à travers une régression
tolérable dans les soins (d’autant plus tolérable qu’elle
n’est pas prise dans les enjeux affectifs familiaux et qu’elle
peut se faire dans un premier temps à distance du regard
parental). Ainsi, les fantasmes de grossesse et la persistance

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Isabelle Nicolas

des désirs infantiles pourront-ils progressivement passer


de l’incarnation à la figuration puis à l’élaboration. L’ac-
cès à la maternité, lorsqu’elle est possible et souhaitée,
constitue chez ces patientes une période qu’il faut sans
doute accompagner de manière attentive, même si, sur le
plan symptomatique, le trouble du comportement ali-
mentaire n’est alors plus présent, la « crise maturative »
que constituent la grossesse et le post-partum réactivant
celle vécue à l’adolescence.

Bibliographie

Bydlowski M., La dette de vie : itinéraire psychanalytique de la


maternité, Paris, PUF, « Le Fil rouge », 1998.
Corcos M., Le corps absent. Approche psychosomatique des troubles
des conduites alimentaires, Paris, Dunod, 2000.
Freud S. (1938), Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1995.
Kestemberg É., Kestemberg J., Decobert S., La faim et le corps,
Paris, PUF, 1972.
Parat H., Sein de femme, sein de mère, Paris, PUF, 2006.
Racamier P.-C., « Mythologie de la grossesse et de la mens-
truation », L’évolution psychiatrique, 1955, no 2, p. 285-297.
Schaeffer J., « Le fil rouge du sang de la femme », Champ psycho-
somatique, 2005, 4, no 40, p. 39-64.
Vaubourg-Bertrand L., « Sang-peur », Champ psychosomatique,
2005, 4, no 40, p. 147-163.
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Nous voulons des enfants


SYLVIE KARILA

« Peut-être n’opère-t-on en ana-


lyste que si on est parvenu à se guérir
du désir affirmé d’être analyste. »1
J.-B. Pontalis.

Mon cher Mathieu,

Tu m’as trouvée, hier, bien sévère à l’égard de nos col-


lègues et je voudrais ici poursuivre, sinon notre discus-
sion, du moins l’énoncé de mon point de vue. Au cours
de nos échanges, j’ai certes épinglé avec une certaine
rudesse ceux de nos connaissances communes qui, outre
qu’ils se prennent pour des analystes, ne vivent plus qu’en
analystes. Tu as eu l’air de tomber des nues et de n’avoir
jamais, au grand jamais, rencontré dans ta longue carrière
de tels représentants de cette peuplade bien singulière...
J’ai pourtant relu ce matin quelques-unes des lignes que
tu as eu, pour le bonheur de tous à commencer par le
mien, la bonne idée de commettre et y ai vu, en filigrane,
une critique certes moins acerbe et sarcastique que la
mienne mais bien présente néanmoins, de certains de tes
collègues, et par conséquent des miens. J’ai peut-être
exagéré en affirmant, sur un ton que tu as sans doute jugé

1. Cf. J.-B. Pontalis, La force d’attraction, Paris, Le Seuil, 1990, p. 89.

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Sylvie Karila

péremptoire sans oser me le dire, que les analystes sem-


blaient davantage survivre que vivre réellement. Tu le
sais, ce que je mettais en cause par là, ce n’est pas seule-
ment le rythme de vie auquel certains se soumettent,
mais aussi ce qui résonne plutôt quelquefois comme un
surinvestissement de la pensée, et ce que cela implique
comme conception de la psychanalyse. Je pense à Michel,
qui commence sa journée le matin à 7 heures pour la ter-
miner à 21 heures quand il n’enchaîne pas avec une réu-
nion quelconque qui le mène à des heures indues... Nous
le connaissons, il interrompt quelquefois sa journée pour
faire du sport et il profite pleinement de ses vacances.
Mais jamais il ne lit un roman (ce serait du temps perdu)
et les quelques expositions auxquelles il se rend avec plai-
sir sont autant de matériaux futurs à utiliser dans les
conférences qu’il donnera.
Certes, Monsieur le Professeur vivait quasiment
ainsi... Tous les matins, il prenait un bain. Puis, après le
petit déjeuner partagé avec sa famille, venait le temps
des consultations, jusqu’à l’heure du déjeuner, sacré,
auquel succédait une petite promenade rituelle. D’autres
patients sonnaient alors à la porte et occupaient à tour de
rôle le bureau du professeur jusqu’au dîner. Les soirées,
lorsqu’elles n’étaient pas collégiales, se devaient d’être
consacrées à l’écriture jusqu’à une heure tardive de la
nuit.
Peu d’heures de sommeil donc, un moment pour s’ali-
menter, et du travail. Il en était ainsi chaque jour de
l’année, et même pendant les vacances, où le travail
scientifique prenait le pas sur l’insouciance et le plaisir de
vivre. Mais cet homme-là, tout entier consacré à sa tâche,
avait des excuses. Il mettait au monde une nouvelle
manière de penser, de nous penser en tant qu’individus.
Il créait de toutes pièces une science humaine nouvelle

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Nous voulons des enfants

qui allait révolutionner le siècle et les temps à venir.


Cette élaboration quotidienne, construite fragment après
fragment, ne souffrait sans doute pas de réelle distraction.
Une vie allait à peine suffire à mettre sur pied une entre-
prise d’une telle envergure, et seul un travail sans relâche
pouvait la garantir.
Mais qu’en est-il de ceux qui ont suivi, des héritiers
que nous sommes et qui, pour beaucoup d’entre nous,
mènent une vie similaire ? Un bain, des patients, un
déjeuner à peine avalé quand il n’est pas purement sup-
primé, des patients, des séminaires, des réunions, des
commissions en tous genres, des congrès, et enfin les
vacances... pour écrire !
Nous nous interrogeons peu cependant, sur la vie que
nous menons, presque tout entière consacrée au travail,
pour certains dans leur investissement clinique et théo-
rique, pour d’autres, et c’est sans doute le plus troublant,
dans leurs pensées quotidiennes. Quand prenons-nous le
temps de la contemplation, des plaisirs élémentaires, faci-
les ? Quand nous absorbons-nous, nous abîmons-nous,
rêveurs, à des pensées simples, soustraites à toute forme
d’analyse ?
Nombre d’entre nous ont un jour caressé l’idée de tout
arrêter, de s’offrir d’autres conditions de vie et de se diri-
ger vers l’exercice d’un autre métier, possible celui-là
(quelques-uns du reste, sont allés au bout de ce projet et
ne s’en portent pas plus mal) mais d’autres continuent à
s’infliger un rythme de travail peu commun, à vouloir
apporter coûte que coûte leur pierre à l’édifice théorique
et s’accrochent jusqu’à des âges peu avouables à cette pra-
tique qui me paraît, quoi que tu en dises, surchargée et
surinvestie. D’autres encore, travaillent peu ou moins,
mais demeurent occupés, préoccupés, sans cesse et sans
répit par la « chose analytique ».

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Sylvie Karila

Qu’est-ce qui nous attache donc d’une manière si


puissante à l’analyse ? Si nous passons le plus clair de
notre temps subordonnés aux exigences de la fonction
analytique que nous avons un jour décidé d’occuper, est-
ce que nous en avons besoin pour nous sentir exister ?
L’analyste a en effet choisi, au sein de l’austérité du
cadre auquel il est désormais soumis à chaque heure du
jour, de se mouvoir dans une certaine forme de vie psy-
chique où dominent les processus primaires, les fantasmes
et un deuil de soi, fut-il temporaire... Il est aux premières
loges des affects les plus violents dont il est le transitaire,
face auxquels il éprouve tour à tour l’ennui, l’irritation
ou la haine, et tantôt un plaisir de pensée suffisamment
puissant pour continuer à occuper cette fonction. En
toute connaissance de cause pourrait-on dire, car c’est
bien au sein de son apprentissage de l’analyse sur le divan,
de son « alphabétisation analytique », dirait Nathalie
Zaltzmann, qu’il est censé avoir réfléchi (du moins peut-
on l’espérer) à ce que ce choix aurait pour conséquences,
et au premier plan bien entendu celle d’une solitude irré-
médiable, et peu commune. À t’imaginer me lire, je
devine le sourire ironique qui se dessine sur ton visage. Il
y a certes, comme tu me l’as fait remarquer, des métiers
bien plus rudes, plus incommodes, plus pénibles que
celui-ci ! Et pourtant, oserais-tu affirmer que notre
métier n’est pas fait de cette épreuve presque constante
de la solitude ? Qu’il est peu de domaines où elle soit
aussi vive, aussi fondamentale et nécessaire à l’expérience
que nous faisons, de ce cheminement avec un autre,
étranger et tellement semblable tout à la fois...
L’analyste a en quelque sorte fait le choix de demeurer
sa vie durant un éternel analysant pour qui le transfert sur
l’analyse assure l’investissement constant de sa fonction. Il
passe son temps à transformer sans cesse et sans répit

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Nous voulons des enfants

– tout en s’astreignant à l’abstinence – à contenir, à éla-


borer, à différer la décharge. Il apprend à tolérer la des-
tructivité et la haine, jour après jour, heure après heure,
seul, définitivement. Il se meut en permanence au sein de
la lutte, sans merci, entre Éros et Thanatos. Et il a fait de
sa vie le lieu de ce champ de bataille où il doit pourtant
renoncer à toute maîtrise et où son moteur est la
recherche de la vérité, à tout prix. À cet effet, il doit
accepter d’être pris pour un autre, consentir à se défaire
de soi et souffrir que ce sont ces déplacements mêmes qui
contribueront à son plaisir. Et, nous le savons par expé-
rience, c’est aussi le plaisir que prend l’analyste à son tra-
vail qui fait avancer la cure, un plaisir où la satisfaction
narcissique – au moins en principe – est mise en suspens,
à la température élevée du transfert. Tu m’as fait remar-
quer que l’analyste ne vit pas à chaque instant le bouil-
lonnement psychique et affectif que j’évoque. C’est juste,
bien entendu, et il m’arrive bien souvent de me plaindre
d’un sentiment de vide, d’une lassitude ou d’un ennui
durable. Mais tu sais comme moi que ces perceptions
trouvent leurs racines dans la déliaison à laquelle
l’aventure analytique nous confronte.
Ainsi, l’analyste vit-il toujours, y compris en négatif,
dans la mise à l’épreuve constante de son impatience,
dans la fièvre quasi permanente à laquelle le confronte le
transfert et dans le renoncement temporaire à lui-même
comme destinataire... En outre, le commerce incessant
avec le refoulé qui, nous avait mis en garde Freud,
arrache à leur sommeil toutes les revendications pulsion-
nelles que l’homme peut habituellement maintenir à
l’état de répression, constitue bien un des dangers de l’a-
nalyse auquel est, à chaque instant de sa pratique, con-
fronté l’analyste. Mais qu’est-ce qui peut bien le pousser à
ce commerce avec le refoulé et donc également avec la

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Sylvie Karila

répétition et la déliaison ; à toute cette énergie mobilisée


à lutter également, jour après jour, contre lui-même ?
C’est là une question qui entre en résonance avec celle,
familière, du masochisme de l’analyste, en proie à un
ouvrage si ce n’est impossible, du moins fort ardu. À
moins de considérer – et pourquoi pas ? – qu’à l’inverse
de ce qu’en disait Freud, le commerce incessant avec le
refoulé ne constitue pas un danger pour l’analyste mais
une protection qui lui permet de maintenir sa névrose à
distance... Car il faut sans doute bien avoir à se défendre
de quelque chose pour consacrer la majeure partie de son
temps de veille plongé dans les fantasmes, aux portes de la
censure. Il faut bien avoir quelque chose à préserver pour
accepter ainsi (et même le choisir) de n’avoir en quelque
sorte pas d’ailleurs, ou si peu...
On parle dans la langue courante de l’emploi du temps
et des conditions de vie... On peut se demander quelles
sont donc ces conditions à la vie que se donne l’analyste
en utilisant ainsi son temps matériel et psychique. À
quelles conditions a-t-il choisi de vivre, et, au fond, en
avait-il le choix ? Nous avons coutume de dire que les
analystes sont d’anciens malades et que si leur analyse
avait été réussie, féconde, ils ne seraient jamais devenus
analystes. Nous le disons quelquefois en passant, l’air de
rien, comme une boutade réitérée, presque comme un
mot d’esprit auquel on ne prêterait pas attention et
auquel on ne prendrait pas garde... Et pourtant, celui qui
choisit de ne pas quitter, sa vie durant, le cabinet de
l’analyste, l’antre d’un tel dispositif où le visage de l’un
est soustrait au regard de l’autre, est-il vraiment un ancien
malade ou n’a-t-il jamais quitté une forme de folie que
nous n’osons ni dépeindre ni affronter ? Au fond, l’ana-
lyste va désormais s’occuper de la folie chez l’autre en
tentant de la dominer, de la guérir, et croire ainsi mettre

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Nous voulons des enfants

la sienne au-dehors, ce qui est une autre manière de


déni, et qui sans doute contribue à ce choix de vie
interminable. Nous savons combien les analystes que
nous sommes ont du mal à « partir en retraite » comme
on dit... et combien ils usent jusqu’à la corde leur capa-
cité à continuer l’exercice de l’analyse, comme s’il y
allait de leur vie.
En outre, la fréquentation de ce cabinet, de cette pièce
où l’on se retire, ne suffit pas à bon nombre d’analystes. Il
leur faut également, aux moments habituellement consa-
crés aux loisirs ou à la détente, s’attabler pour écrire,
comme si cette activité faisait réellement nécessité. Tu le
sais mieux que moi : les éditeurs et le monde analytique
glosent bien souvent sur la question. L’écriture est
devenue obsédante, systématique, tant et si bien que sont
régulièrement dénoncées l’inflation théorique et l’avidité
de publication. Voici ce qu’en disait déjà, il y a plus de
vingt ans, en 1977, Victor Smirnoff :
« On a laissé entendre que si tant d’analystes écrivent
– et ils écrivent abondamment – c’était pour y glaner des
bénéfices d’ordre narcissique. Pourtant [l’écriture analy-
tique] réverbère ce qu’a d’insupportable la position
d’analyste. Écrire sur sa pratique, c’est peut-être tenter
d’exorciser le fonctionnement narcissique de l’analyste
dans son fauteuil, d’échapper au fusionnel, de restreindre
les effets de la séduction, de se libérer de l’emprise des
fantasmes amoureux ou mortifères qui le visent, de com-
battre ses propres pulsions d’emprise et son omnipo-
tence : en d’autres termes, chercher à se protéger contre
le morcellement, se reprendre et s’interroger sur les effets
et les limites de son pouvoir. L’analyste ne peut le faire
que de sa place qui est celle d’une irréductible solitude, et
l’écriture peut être un moyen d’échapper, pour un
moment, à l’univers carcéral où sa pratique le confine. »1

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Sylvie Karila

Smirnoff rappelle qu’à la question candide posée par Karl


Abraham : « Comment faites-vous pour écrire en plus de
votre pratique analytique ? », Freud, dans sa lettre du
5 juillet 1912, répondait : « La réponse est simple. Je dois
me “remettre” de la psychanalyse, me délasser, reprendre
des forces en travaillant : sans quoi je ne tiendrais pas le
coup. »
Ainsi, si l’on pousse la contradiction jusqu’à son
paroxysme, l’exercice de l’analyse serait une « tentative
de guérison » (au sens où on l’entend pour la psychose) et
le travail d’écriture une réparation de l’analyste, une res-
tauration, dans sa pratique solitaire et carcérale ; un temps
de convalescence en effet où l’analyste, ni malade ni
guéri, pourrait enfin parler de soi et ainsi se délasser !
On voit bien ce que peut avoir de symptomatique une
telle fonction. L’analyste se confronte à sa potentialité de
morcellement, se met en danger, dans le commerce per-
pétuel avec le fantasme, le refoulé, le rêve. Il a besoin sans
cesse de dénouer et de côtoyer la déliaison pour, sans
répit, lier, lier et lier encore... Et il a d’une certaine
manière choisi de ne jamais se séparer de ce temps du
transfert qui l’a reconstruit. Qu’est-ce qu’il n’est pas par-
venu à quitter, à laisser derrière lui ? Et cet acharnement à
construire et à interpréter est-il un moyen d’échapper à la
vie, de l’éviter ? Patrick Miller2 constate que devenir ana-
lyste consiste en effet dans le refus de perdre quelque
chose mais également dans le besoin de retrouver un cer-
tain état en présence de l’autre. Cet état, nous le savons,
est unique. On ne l’éprouve, on n’en fait l’expérience que
dans la situation analytique. Nulle part ailleurs – qu’au sein
de ce site – la rencontre entre deux individus n’aura cette

1. Cf. V. Smirnoff, « Écrire la psychanalyse », in NRP, no 16, p. 197.


2. Cf. P. Miller, Le psychanalyste pendant la séance, Paris, PUF, 2001.

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Nous voulons des enfants

couleur, cette saveur, cette odeur des temps mêlés... où


nous devenons intimes et étrangers tout à la fois.
Ce mode de relation, ce lien, cette rencontre à chaque
séance renouvelée, est si forte, si inédite, que nous cher-
chons parfois même à la pérenniser à travers ce que nous
transmettons à nos analystes en formation.
Est-ce cela qui nous attache tant à l’analyse... Cet état
bien particulier en présence de l’autre mais à son contact
également. On peut se demander si l’analyste, alors, peut
vivre sans ses patients, sans le plaisir qu’ils lui procurent
chaque jour. Car ce sont bien eux qui lui offrent cette
possibilité. Le contre-transfert précède en effet quelque-
fois le transfert... L’analyste s’avoue-t-il à lui-même qu’il
est ainsi nourri par ses patients, et que cette nourriture fai-
sant défaut, il serait confronté sans relâche à des revendi-
cations pulsionnelles indomptables ?
Que nous transmettent nos patients dont nous ne pou-
vons pas nous passer ? Que leur transmettons-nous qui
nous tient vivants ? Ce fameux désir de l’analyste en
devenir n’est-il pas plutôt un besoin, une exigence, une
nécessité, indispensables à l’existence et dont l’absence de
satisfaction provoquerait un état de privation, de
manque, menaçant, redoutable...
Tu te souviens sans doute du jour où j’ai démissionné.
Comme d’autres divorcent, après une longue phase de
réflexion, d’espoirs et de désillusions mêlés... pour finir,
un beau matin, par constater que rien n’y fera plus, que le
combat est terminé, qu’on a enfin renoncé. Vient alors la
douleur de cet abandon confondue avec son soulage-
ment, le détachement d’investissements si anciens et si
forts, la peine et le tourment d’une telle séparation et de
sa propre impuissance. Sans regrets, pourtant, sans colère
non plus. Avec le seul sentiment de la perte, du deuil, de
la tristesse, et quelquefois même de l’échec...

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La mort est longue à nous quitter. Elle continue de


nous habiter, là, au-dedans, à bas bruit ; elle est lanci-
nante dans sa présence, toujours sourde, étouffée, voilée.
Et voilà qu’un autre matin, sans crier gare, on la
cherche dans chaque recoin de nos affects, dans cha-
cune de nos respirations, à chacun de nos regards, mais
c’est ainsi : elle a disparu, comme évaporée, éteinte,
évanouie... Et le temps que la vie reprenne ses droits, que
les petits bonheurs de chaque jour nous touchent à nou-
veau, le temps de se réconcilier avec l’énergie perdue et
d’éprouver de nouveau sa puissance, voilà que le désir
renaît d’un nouveau départ, d’un autre mariage, d’un
enfant pourquoi pas, d’une nouvelle vie...
Alors que notre société analytique allait naître, que
nous nous occupions de cette gestation avec intérêt, ten-
dresse, attention, l’un d’entre nous, au cours d’une réu-
nion, a lâché, le sourire aux lèvres : « Maintenant, on va
pouvoir faire des enfants ensemble. »
Faire des enfants, amorcer une lignée, être les premiers
d’un arbre généalogique à venir, léguer à ceux qui nous
succéderont l’héritage de ce passé-là, semé de séparations
et de renouveaux, sur fond d’un désir partagé.
Nous devenions ainsi, nous c’est-à-dire les 17 mem-
bres du IVe Groupe qui avions démissionné et fondé plus
tard la Société Psychanalytique de Recherche et de For-
mation, nous devenions un couple parental prêt à désirer
concevoir et faire grandir des enfants.
Nous faisons un métier impossible, qui nous soumet
aux dangers les plus tenaces, qui nous fait côtoyer la des-
tructivité la plus dévastatrice, qui nous fait douter sans
cesse, mettre à mal nos illusions (et quelquefois même
nos espoirs), qui nous confronte aux analysants les plus
coriaces, les antis, les parasites, les limites, les plus ravagés
par la souffrance ; nous conversons avec les démons – les

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Nous voulons des enfants

nôtres mais également ceux interrogés par nos patients ;


nous luttons contre les déliaisons les plus mortifères, mais
sans agir, avec les mots uniquement et parfois même en
silence ; nous mettons en suspens nos satisfactions narcis-
siques sans savoir si nous en éprouverons un jour le
moindre plaisir ; nous apprenons à garder au fond de
notre gorge les paroles qui nous assaillent parfois, nous
disparaissons derrière les exigences de notre fonction (la
fameuse « attitude professionnelle ») jusqu’à perdre par
moments nos repères les plus stables. Nous vacillons
même. Et à quoi pensons-nous ? À nous reproduire ! À
perpétuer l’espèce, à former toujours et encore ceux qui
nous succéderont, qui auront à gagner leur héritage en
luttant comme l’ont fait leurs ancêtres... Nous voulons
des enfants.
Tu me rétorqueras sans doute, car tu l’as déjà fait en
d’autres temps, que le métier de l’analyste n’est pas de
former, que ce souhait de se reproduire ne concerne
qu’un petit nombre d’entre nous : ceux qui sont investis
dans la vie institutionnelle d’une manière bien particu-
lière, ceux qui ont besoin de tenir entre leurs mains ce
pouvoir d’accueillir ou de rejeter leurs potentiels héri-
tiers, ceux pour qui la survie de la psychanalyse est un
enjeu crucial. Et tu auras raison : certains analystes se
contentent de l’exercice humble de leur métier, isolés
dans leur cabinet, à l’abri de toutes les querelles collégia-
les auxquelles mène un tel désir... Car tu en as fait
comme moi l’expérience : dans l’histoire de la psychana-
lyse, les scissions ont toutes eu lieu à propos de la ques-
tion de la formation, c’est-à-dire du pouvoir enseignant
et de la transmission à des fils, et leurs enjeux sont tou-
jours à la fois politiques et scientifiques. L’existence de
toute institution rend plus aigu ce qu’il y a en nous de
moins reluisant : les rivalités, douloureuses et quelquefois

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mortifères, la jalousie entre frères, la mégalomanie, le


combat pour obtenir les faveurs du père, les vanités indi-
viduelles, les luttes de prestige. L’institution ravive tout
ce que la naissance de la psychanalyse a eu de plus vio-
lent, et sans doute également de plus traumatique. Freud
se comportait comme le père de la horde, exacerbant les
rivalités entre ses fils, ses « fils adoptifs » comme il disait,
avant que son doigt divin ne se pose enfin pour désigner
celui qui serait le prince héritier. Déçu par l’un, sa
convoitise allait vers l’autre, laissant derrière lui des
traînées de poudre.
À la relecture de ces premiers temps de l’engendre-
ment, j’ai été frappée par le nombre de ceux qui, s’étant
laissés approcher par le père d’un peu trop près puis ayant
été méprisés, rejetés, ou offensés, ont fini par se donner la
mort. Paul Federn, qui fut nommé par Freud vice-prési-
dent de la Société de Vienne en 1923, désigné par lui
comme son héritier, son successeur et qui appela sa fille
Anna : il se tire une balle dans la tête au moment où une
seconde opération de son cancer de la vessie est envi-
sagée. Victor Tausk, dont l’itinéraire nous est le plus
connu, et dont Freud interprétera le geste comme « l’im-
puissance et le dernier acte de son combat contre le
spectre du père » et avouera ne pas en éprouver beau-
coup de sympathie. Herbert Silberer enfin, que Freud
(qui avait fortement admiré son travail) exclut officielle-
ment en 1920 après dix ans de bons et loyaux services. Il
se pend, à l’âge de 40 ans, aux petits bois d’une fenêtre,
laissant une torche électrique braquée sur son visage
tuméfié.
Ces morts-là pourraient paraître anecdotiques au vu de
tous les analystes de l’époque ayant continué leur vie sans
drame majeur, si elles n’étaient pas en quelque sorte
métaphoriquement données à entendre dans maints pro-

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Nous voulons des enfants

pos des disciples de Freud. Jung, Eitingon, Ferenczi


– pour ne citer qu’eux – expriment clairement l’inten-
tion consciente de Freud d’éveiller entre les frères une
rivalité, de faire de certains d’entre eux des enfants reniés.
À la mort de Honegger en 1911, Freud lui-même, dans
une lettre à Jung reconnaît combien ces morts sont nom-
breuses : « Je suis frappé de ce que nous consommons
beaucoup de personnes. »
Tout se passe comme si toute transmission ne se faisait
qu’au prix d’une haine et d’une violence meurtrière,
portant ainsi la marque des résistances à l’analyse. Car si
l’analyse questionne le désir, autrement dit comme le fait
remarquer Micheline Enriquez, « le contradictoire par
excellence »1, celui-ci oscille toujours entre un investisse-
ment futur et « l’espoir fou et dérisoire » d’une retrou-
vaille possible avec un objet perdu, c’est-à-dire entre le
mouvement et l’immobilité, les projets à venir et
l’atemporalité.
Freud, en même temps qu’il crie haut et fort son
besoin vital que ses chers fils veillent sur sa création et la
prolongent, ne cesse d’affirmer l’exclusive paternité de ce
qu’il a engendré. La psychanalyse est sa création, son
enfant, ou comme l’exprime Jones, un produit de son
corps dont ses disciples se devaient d’être les tuteurs. On
sait combien il a lutté, à la fois pour qu’on ne lui prenne
pas ses idées et, pour s’approprier parfois celles des autres.
J’ai, ailleurs2, évoqué le lien particulier que Freud entre-
tenait avec Spinoza, sans doute le philosophe qui eut sur
lui le plus d’influence et précisément celui qu’il ne cite
jamais, ou une seule fois dans toute son œuvre, indirecte-

1. Cf. M. Enriquez, « Analyse possible ou impossible », in Topique,


no 18, p. 52.
2. Cf. S. Karila, « Freud, lecteur de Spinoza », inédit.

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ment, rapidement et de manière inaperçue. Car Freud,


s’il avait bien été un lecteur attentif de Spinoza, pour qui
il confesse avoir eu une « estime extraordinaire »1 et un
profond « amour »2, a tout simplement fait silence sur cet
héritage. « J’avoue volontiers ma dépendance à l’égard des
enseignements de Spinoza », écrit-il dans une lettre à
Lothar Bickel. Mais « j’ai pensé qu’en s’efforçant de com-
prendre un philosophe, on s’imbibe inévitablement de
ses idées et qu’on souffre, dans son propre travail, d’être
ainsi guidé »3.
Le combat infantile contre le spectre du père n’était
pas le lot de ses seuls disciples. Et, c’est bien connu, les
enfants sont à la fois anges et démons, innocents et per-
vers, purs et hostiles...
Freud le rappelle dans Massenpsychologie, « les individus
en foule ont besoin de l’illusion d’être aimés de manière
égale et juste par le meneur, mais le meneur, lui, n’a
besoin d’aimer personne d’autre, il a le droit d’être de la
nature des maîtres, absolument narcissique, mais sûr de
lui et ne dépendant que de lui »4.
Quel délicat héritage les fils auront-ils à s’approprier,
et quels droits de succession bien élevés auront-ils à
acquitter...
Car ce que nous voyons se dérouler sur la scène de
toutes nos institutions analytiques, ce ne sont pas seule-
ment les rivalités et les combats, mais également les nar-
cissismes les plus déroutants. On peut se demander
pourquoi les analystes, si familiers du suspens de leur plai-

1. Cf. Lettre à Hessing, du 9 juillet 1932.


2. Cf. Lettre à Hessing, du 19 mars 1933.
3. Cf. Lettre à Lothar Bickel, du 28 juin 1931.
4. Cf. S. Freud, « Psychologie des masses et analyse des foules », in
Essais de psychanalyse, Paris, PBP, p. 214.

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sir narcissique, sont tellement prompts, dès lors qu’ils ont


quitté leur fauteuil, à exacerber leur narcissisme, à aigui-
ser leurs vanités et à se prendre, sinon pour le père, du
moins pour le fils chéri, prince héritier et garant de
l’œuvre théorique freudienne. L’institution analytique,
cette organisation familiale où se déchaînent toutes les
passions, dans un réseau de transferts entremêlés, et où se
décharge, comme le disait Ferenczi, l’homosexualité
sublimée sous forme de haine et d’adulation, est propice à
les accueillir, les bras ouverts...
« Tout psychanalyste, écrit Micheline Enriquez, appa-
raît comme un fils, mais né dans une société à vocation
endogamique incestueuse. Comment un tiers, aussi sym-
bolique soit-il, peut-il entériner l’endogamie au nom de
la prohibition de l’inceste et de l’exogamie ? »1
Comment dès lors, pourrions-nous ajouter, échapper à
la répétition et en particulier à celle que l’on voit à
l’œuvre lorsque se produisent des scissions ? On ne peut
que s’interroger sur ce que nous ne parvenons point à
enfanter, à mettre au monde, pour que la formation
demeure au cœur de ce qui agite, dans les conflits les plus
féroces, les analystes entre eux et sur ce que les sociétés
analytiques amplifient de ce narcissisme. Les analystes,
aussi contenus soient-ils, aussi policés, aussi retenus, se
comportent bien souvent comme s’ils avaient à se
défendre de leurs collègues, à se déprendre du côtoiement
de leurs pairs.
J’aime beaucoup cette image empruntée à Schopen-
haueur et citée par Freud, des porcs-épics qui, par un
froid d’hiver, « se serraient très près les uns des autres
pour éviter, grâce à leur chaleur réciproque, de mourir
de froid. Bientôt cependant, ils sentirent leurs piquants

1. Cf. M. Enriquez, in Topique no 6.

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réciproques, ce qui de nouveau les éloigna les uns des


autres. Mais lorsque le besoin de se réchauffer les amena
de nouveau à se rapprocher, le second mal se renouvela,
si bien qu’ils furent ballottés entre les deux souffrances
jusqu’à ce qu’ils aient finalement trouvé une distance
moyenne leur permettant de tenir au mieux »1.
Dans un texte sur le transfert2, j’ai avancé l’idée que si
Freud avait soigneusement évité de se pencher sur le
contre-transfert, c’est-à-dire d’entendre qu’il était égale-
ment – à l’instar du transfert – un moteur pour la cure et
pas seulement un obstacle, c’est sans doute à cette résis-
tance acharnée, opiniâtre, que nous devons ses élabora-
tions sur le transfert. J’ai ainsi émis l’hypothèse que le
transfert dans sa dimension dynamique avait en quelque
sorte été découvert par Freud pour résister à la découverte
de la nature réelle du contre-transfert, que la découverte
du transfert était ainsi une résistance à la découverte du
contre-transfert tel que nous l’appréhendons depuis les
années 1950. Ce qui était menaçant et par conséquent le
plus pénible à dévoiler, à sortir du néant, ce n’était pas
tant de réincarner un personnage du passé que de se con-
fronter à ses affects propres, à ce qui touchait l’analyste au
plus vif de lui-même.
Il n’est pas surprenant, donc, que le contre-transfert
soit aujourd’hui placé au centre du processus de forma-
tion des analystes, renvoyant toujours aux résistances, tant
à l’écoute qu’à la fonction analytique et à l’analyse elle-
même. Les analystes que nous sommes sont bien familiers
de cette résistance à leur propre pratique. Mais eux aussi,
croyant éviter un danger, en rencontrent un plus grand

1. Cf. S. Freud, op. cit., p. 182.


2. Cf. S. Karila, « Qui a peur du transfert ? », inédit, Conférence
donnée à la SPRF en 2005.

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encore : celui de n’être plus que des analystes, absorbés


par leur pratique, par leur travail théorique, par leur égo-
centrisme et mus par l’écoute de ce qui leur sera sourd, à
jamais ; celui d’avoir l’illusion d’échapper au suspens de la
satisfaction narcissique en l’exacerbant à outrance, en
d’autres lieux... ; celui de croire se dégager de la solitude
en côtoyant l’institution et ses batailles assassines, celui de
se prendre pour quelqu’un d’autre à force d’être pris pour
un autre...
Là-dessus, tu connais mon accord avec Pontalis : être
analyste ne peut pas constituer une identité. On n’est pas
analyste, on exerce une fonction, comme un artisan, et
les outils de notre artisanat ne sont autre que notre vie
psychique, notre inconscient, nos fantasmes. C’est en
outre par notre vie propre, par nos plaisirs, nos émo-
tions, par la force des investissements de nos « ailleurs »,
qu’est nourrie la fonction que nous occupons. Pourtant,
la résistance à l’analyse, la fréquentation du milieu inces-
tuel que représente toute société analytique et le
déploiement de passions violentes et d’affrontements
qu’elle engendre, font dire à certains d’entre nous : « Je
suis psychanalyste », et pire ajoute Pontalis, « nous autres
psychanalystes »1... nous, à la fois autres que le commun
des mortels, mais « nous », dans l’illusion d’une identité
collective.
Ainsi, n’étant pas comblés par l’exercice de l’un des
trois métiers impossibles, il nous faut en pratiquer un
deuxième et parfois même un troisième. Au fond, psy-
chanalyser, gouverner et éduquer ne sont-ils pas devenus,
dans nos milieux, parfaitement indissociables alors même
que nous les savons incompatibles ?

1. Cf. J.-B. Pontalis, « Le laboratoire central », in RFP, numéro hors


série « Courants de la psychanalyse contemporaine », 2001, p. 313.

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J’ai dressé, tu me l’as fait remarquer et j’en confesse


sans réserve, un tableau bien sombre de l’activité analy-
tique, entrevoyant la pratique de l’analyste sous un jour
essentiellement négatif, dangereux, et quelquefois même
douloureux. Nous pourrions faire le pari – sans grand
risque me semble-t-il – qu’aucun d’entre nous ne se
serait reconnu dans le portrait quelque peu sévère, amer
et noir que j’ai dressé de l’analyste égotique, polarisé,
méprisant et vaniteux. Mais chacun d’entre nous aurait
peut-être reconnu quelqu’un !
Il va de soi néanmoins que si nous avons choisi de
devenir analystes, et si par-dessus tout nous le demeu-
rons, ce n’est pas seulement pour parer à une menace,
pour nous protéger de nos propres pulsions mortifères,
pour nous délecter de la guerre que nous leur menons
ou pour dialoguer sans fin avec les démons sortis des
enfers.
Nous y trouvons un véritable plaisir, inédit, qui rend
notre vie plus lumineuse, qui anime puissamment le
mouvement même de notre pensée. Par bonheur, nous
sortons quelquefois victorieux de la lutte à laquelle nous
prenons part, auprès de nos patients. Et nous nous sen-
tons quelquefois heureux. Le plaisir que nous trouvons à
la pratique de l’analyse n’est pas seulement un plaisir de
pensée, comme on tend quelquefois à le faire entendre,
mais également un plaisir d’éprouver, qui fait de nous des
êtres particulièrement vivants, dilatés par la curiosité, ins-
pirés par la fièvre transférentielle et excités par le dévoile-
ment possible, et toujours poursuivi, de l’inconscient.
Nous ne désirons peut-être pas être ainsi ébranlés, mais
nous en avons sans doute besoin. Car si nous consentons
à être égratignés, heurtés, bousculés et souvent même
entamés, c’est que l’analyse continue de nous transfor-
mer. Après la traversée qui aura été la leur, ni le patient ni

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l’analyste ne sont plus en effet « comme avant »1. Ce n’est


pas seulement un certain état en présence de l’autre qui
provoque ce plaisir, mais ce qu’ensemble nous par-
tageons, ce « trouvé-créé » toujours inoubliable, qui
permet de sortir de la répétition, qui autorise le Durchar-
beiten et entraîne les remaniements les plus surprenants et
parfois même les plus spectaculaires. Notre métier à tisser
est fait de ce labeur journalier dont le trouble et l’ivresse
constituent également la matière explosive de l’analyse et
de la fonction analytique. Se défaire de la quête effrénée
de son désir et de sa toute-puissance, pour mobiliser
notre créativité la plus enfouie, au sein même de l’in-
quiétante étrangeté, voilà notre souci, au sens grec du
terme.
La psychanalyse se transmet par l’expérience que nous
faisons de l’inconscient, fut-ce dans un cadre strict et aus-
tère, et cette expérience est pour nous si empreinte de
plaisir que nous souhaitons continuer à la prolonger notre
vie durant et à la transmettre aux générations futures. Le
meurtre du père, la quête d’un objet perdu, la confronta-
tion de notre désir infantile avec nos désirs actuels, les
processus de sublimation, et la poursuite éperdue de la
connaissance de l’inconscient sont à la genèse de cette
réappropriation perpétuelle. Si nous avons sans doute
besoin de nos patients pour perpétuer et renouveler l’ex-
périence, certains d’entre nous ont également besoin de
la transmettre à d’autres. Et ces enfants-là – disons donc
pour aller vite nos « analystes en formation » – sont sou-
vent l’enjeu des conflits les plus violents mais quelquefois
aussi les plus fructueux. Sans ce souci de nous reproduire,
nous ferions peut-être de piètres analystes, désenchantés,

1. Cf. Gantheret et J.-B. Pontalis, Parler avec l’étranger, Paris, Gallimard,


2003, p. 11.

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nihilistes, négativistes. Nous serions semblables à ces


« professeurs de désespoir » – génophobes et apares –
comme les appelle Nancy Huston1, pour lesquels la
reproduction, écœurante, doit à tout prix – par un prin-
cipe irréfragable – être évitée. Car désirer des enfants,
éprouver pour eux un amour parental, n’est rien d’autre
qu’une extension narcissique abominable. C’est pourtant,
et précisément, cela que certains d’entre nous souhaitent,
en continuant à faire vivre nos sociétés analytiques avec,
sinon tant d’enthousiasme, du moins tant d’opiniâtreté.
Nous répétons indéfiniment notre propre enfance et y
occupons fantasmatiquement les places de tous les prota-
gonistes : tour à tour enfant, père, mère, nous avons
besoin de transmettre pour continuer à élaborer, de
naître et de renaître encore. La devise freudienne « Fluc-
tuat nec mergitur », écrit Pontalis, encore confiante
quoique déjà marquée d’une certaine désillusion, ne peut
se prononcer que sur le mode optatif : que vogue la
galère2 !
J’ai souvent plaisir à repenser à ces quelques lignes de
Piera Aulagnier : « Les analystes ont-ils assez réfléchi au
fait suivant : imaginons qu’on découvre que l’inconscient
n’existe pas, que le refoulement est une pure illusion, que
la pulsion est effectivement un mythe, réalise-t-on que
dans ce cas ce serait notre propre manière de nous penser,
de penser notre monde, nos affects et nos espoirs qui s’ef-
fondreraient ? Nous serions obligés de reconnaître que
nous avons accordé foi à une construction délirante grâce
à laquelle nous avons, comme dans le plus pur délire,
reconstruit une causalité et reconstruit un monde psy-

1. Cf. N. Huston, Professeurs de désespoir, Paris, Actes Sud, 2004.


2. Cf. J.-B. Pontalis, Préface à Sur l’histoire du mouvement analytique,
Paris, Gallimard, 1991.

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chique et une réalité humaine qui n’avaient jamais existé


sinon dans nos phantasmes. »1
Peu d’analystes, sans doute, pourtant habitués à navi-
guer dans les eaux du doute et de la désillusion, osent
réellement cette question. On peut néanmoins imaginer
que si elle était quotidienne, nous recommencerions à
regarder les arbres, à contempler la forme des nuages, et à
poursuivre du regard la trajectoire des rayons du soleil.
Néanmoins, telle la figure de Moïse, statue d’airain aux
pieds d’argile, la psychanalyse n’en resterait pas moins un
roman historique de génie dont la fiction apparente
dépasserait sans doute la réalité historique la plus ordi-
naire. Elle demeurerait pour nous, contre vents et
marées, un voyage, une traversée, propres à toujours
nous animer, nous faire vibrer... et rêver.
Tu reconnaîtras, je l’espère, que ma vision de notre
monde n’est pas uniquement faite de défiance et d’amer-
tume. Le plaisir, et quelquefois même j’ose le dire : le
bonheur, demeure au cœur de mon investissement de
l’analyse et du désir de le transmettre à ceux qui suivront.
À condition de rêver à autre chose et d’investir ailleurs,
au plein cœur de la vie.
Reste assuré de toute mon amitié.

1. Cf. P. Aulagnier, Les destins du plaisir, PUF, 1979, p. 227.


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Les enfants ne mentent pas


PATRICK GUYOMARD

L’affaire d’Outreau est plus qu’une erreur judiciaire


avec son cortège d’injustices, de drames humains et de
vies brisées parfois définitivement. Dans le contexte des
passions contraires de la fin du XXe siècle, ici la mauvaise
rencontre d’une idéologie victimaire et d’une idéologie
sécuritaire, c’est la faillite institutionnelle et politique
d’un système. Rien n’en sort indemne. Ni la justice, ni
ceux qui l’appellent et l’exercent. Encore moins les diffé-
rents relais et médiateurs de la démocratie. Que dire des
adultes, des parents et des enfants qui ont été – et pour
certains sont encore – au cœur de cette tragédie ?
Faut-il s’étonner que l’enfant, l’enfance, la sexualité
des enfants et des adultes se soient retrouvés au cœur de
l’instruction ? Sous l’ombre de la pédophilie, des crimes
et abus sexuels, c’est aussi la sexualité des enfants et des
adultes, la sexualité entre les enfants et les adultes qui s’est
trouvée en procès ; un procès et une enquête avec son
cortège d’auditions, de dénonciations, de récits, de fan-
tasmes, de vraies dépositions et de fausses accusations.
Avec l’évidence trop aveuglante que la sexualité des
enfants n’est pas celle des adultes mais aussi dans l’impos-
sibilité bien souvent, trop souvent, réelle, de séparer clai-

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Patrick Guyomard

rement l’une de l’autre. Dans les récits, les vrais et faux


témoignages, les aveux et les dépositions, le sexuel, vu,
entendu, exhibé et agi, impliquait, souvent dans la confu-
sion, des enfants et des adultes. Le scandale du sexuel, la
violence des abus et des faits allégués ont plus que jamais
rendu nécessaire le sens de la différence entre l’enfant et
l’adulte. Outreau posait la question de la sexualité des
enfants et des adultes en l’incluant dans celle de la sexua-
lité entre les enfants et les adultes mais aussi pour les enfants
et les adultes. Cette surdétermination du sexuel, sa diffi-
cile assignation dans un champ préalable, la nécessaire
présupposition et préinterprétation de ce que sont un fait
et un « acte sexuel », ont produit une torsion supplémen-
taire, une perversion supplémentaire, dont aucune vérité,
aucune évidence, et, moins encore, aucune justice ne
sont sorties indemnes.
Au contraire, l’ambiguïté, l’équivoque et la confusion
du sexuel ont fini, après avoir été déniées, par éclater en
pleine lumière. Après avoir été désavouées et écartées. Le
déni du sexuel, rabattu sur le factuel, comme le refus de
s’interroger sur la « réalité » du sexuel qui est à la fois réel,
psychique et traumatique, ont tout emporté et mis les
éléments de contrôle et de régulation en déroute ; tout
cela au nom de la justice et du bien des enfants. Com-
ment en est-on arrivé là ?
Faut-il invoquer un faisceau de déterminations socio-
économiques spécifiques ? Les drames sociaux, la misère
et l’histoire du quartier de la Tour du Renard à Outreau
(Pas-de-Calais) ? Comment mésestimer l’importance des
relations du couple Delay, Myriam Badaoui et Thierry
Delay, et de leurs enfants ? L’épais dossier social de cette
famille, suivi depuis des années par des institutions en
charge de l’enfance ? Enfin, après l’ « affaire Dutroux » et
les dysfonctionnements criminels d’une institution judi-

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Les enfants ne mentent pas

ciaire, les violences sexuelles contre les enfants sont passées


du tabou absolu à une priorité d’action gouvernementale
relayée et appuyée par les médias. Mais si aucun de ces
éléments n’est à négliger, ils ne peuvent, à eux seuls,
expliquer l’ampleur d’un scandale impossible à arrêter, qui
s’est nourri de lui-même et n’a cessé d’être alimenté et
relancé par ceux-là mêmes, les enfants, leurs parents et le
juge, qui en étaient, à des titres divers, les instigateurs. À
tel point que seule la parole, celles des enfants et des adul-
tes, a pu mettre un terme – et contraindre la justice à le
faire – à ce qu’elle avait elle-même déclenché, déchaîné
et, comme une mécanique folle, soustrait à tout contrôle.
Hors contexte, c’est au cœur des faits, de la trame des
événements qu’il faut chercher la raison d’Outreau.
Qu’y trouve-t-on ? Deux réalités, deux domaines, deux
champs singuliers, rebelles l’un et l’autre à une totale
objectivation, dont l’entrecroisement donne aux « faits »
une puissance et une ambiguïté spécifiques : la parole et
la sexualité. Dès le début, tout repose sur la parole ;
d’abord, celles des enfants : « Papa me fait l’amour »,
affirme le plus âgé des enfants Delay. Il énumère ensuite
le nom de ceux qui « lui faisaient des manières, les mêmes
choses que mes parents, tu vois ». L’assistante maternelle
chez qui cet enfant était venu passer les vacances de la
Toussaint, en 2000, recueille ces paroles et les transmet à
l’autorité judiciaire. Elle le fait par nécessité, devant la
gravité des faits, mais aussi dans un sentiment, une
conviction très forte, de vérité. « Quand il s’est mis à par-
ler, je l’ai cru tout de suite. On sentait qu’il l’avait vécu. »
Très vite ces paroles, ces mots – comment ne pas les
croire, mais comment les entendre ? – impliquent et
entraînent ceux qui les recueillent.
La maltraitance dont souffraient ces enfants, les violen-
ces intrafamiliales, étaient bien connues des services

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Patrick Guyomard

sociaux qui suivaient les frères Delay depuis des années.


Deux des enfants avaient, à plusieurs reprises, été hospita-
lisés en urgence pour des coups et des sévices, l’un
11 fois, l’autre 9 fois, sur une durée de trois ans (en parti-
culier pour inflammation de testicules). Mais quand ces
violences, plus exactement la parole sur ces violences,
prennent un caractère « sexuel » du fait des mots pronon-
cés, tout change. La violence devient viol. Comme le
dira au père le juge Burgaud : « M. Delay, vous êtes
accusé d’avoir violé vos quatre fils de 1996 à 2000. »
Quand les enfants – l’aîné d’abord puis les trois autres
frères – nomment des faits à caractère sexuel, tout devient
« sexuel » ; même l’allusion, les « manières » deviennent
sexuelles. On passe de la maltraitance à la pédophilie.
Pourtant, le sexe et le sexuel étaient déjà présents avant
que les enfants n’en prononcent les mots. Dans les rap-
ports des travailleurs sociaux, les notes de l’assistante
maternelle, dans les dossiers scolaires des enfants, de gra-
ves troubles du comportement sont signalés. La sexualité,
celle des enfants et de leurs corps d’enfant, est souvent
présente. L’un « urine sur les lits et les jeux ». Un autre,
obèse, mange avec ses mains, se réveille la nuit en hurlant
et, quand ça ne va pas, « se couvre le visage de ses excré-
ments ». À l’école, il « se déshabille en classe, se masturbe,
bave, devient incontrôlable ». Il embrasse « son frère sur
la bouche, cherche à le déshabiller, le tripote ». Il parle
aussi « des secrets qu’on ne peut pas dire ». En sep-
tembre 2000, après la rentrée, l’aîné a baissé son pantalon
« et, sans gêne aucune, il s’est mis un crayon dans le der-
rière. Puis, d’un geste ample, il l’a fait sentir aux élèves,
rassemblés en cercle autour de lui ».
Tout cela se déroule dans les mois et les années qui
précèdent le début de l’instruction. L’ouverture d’une
procédure judiciaire est demandée à partir du 5 décem-

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Les enfants ne mentent pas

bre 2000. Mais, bien avant, la question « d’éventuels


troubles sexuels est posée ». Comme le remarque Flo-
rence Aubenas, « à partir de 1998, cette même interroga-
tion revient sans cesse pour chacun des quatre enfants »1.
Cependant, l’explication des troubles et comportements,
comme des sévices et violences constatés sur les corps des
enfants, reste la même. Un père alcoolique, violent, bat
et maltraite ses enfants. Mais, quand l’aîné dit « papa me
fait l’amour », tout change, la maltraitance devient
« agression sexuelle ».
Entre les deux, il y a la justice, du moins l’appareil
judiciaire. Mais surtout, et avant tout, un juge. Un
homme, jeune, appartenant à une nouvelle génération de
magistrats, qui, au lendemain de l’affaire Dutroux, dans
un climat de traque des réseaux pédophiles et de volonté
publique de protéger les enfants des abus sexuels des
adultes, veut incarner une figure de la justice sans com-
plaisance, attentive aux souffrances des victimes. Mais,
force est de constater qu’en dépit des comportements des
enfants et des traces et stigmates sur les corps, c’est la
parole des enfants, leurs déclarations et les mots pour nom-
mer leur souffrance, qui a été l’élément déclencheur. Elle
a eu un effet que les interrogations précédentes, pourtant
consignées dans les rapports des éducateurs, sur le carac-
tère sexuel des troubles des enfants, n’avaient jamais pro-
voqué.
Face à la parole, qu’y a-t-il ? Des faits ? Des éléments
matériels ? Une autre parole ? Un juge qui entend et
écoute ? Des preuves, mais des preuves de quoi ? Les

1. F. Aubenas, La méprise, l’affaire d’Outreau, Paris, Le Seuil, 2005,


p. 28. La plupart des éléments de l’enquête, de l’instruction et des procès
sont tirés de cet ouvrage, ainsi que de celui de Dominique Wiel, Que Dieu
ait pitié de nous, mémoires, Paris, Oh ! Éditions, 2006.

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questions se sont déplacées. Il ne s’agissait plus de prouver


la maltraitance et l’agression, mais le caractère sexuel de la
violence et de l’agression. Pour cela, les éléments man-
quent ou s’effacent, disparaissent. Après les dénonciations
des enfants, un expert a été désigné. Mais, comme le note
justement Florence Aubenas, « les constatations de vio-
lences sexuelles ne peuvent être formellement établies
quelques semaines après qu’elles ont été commises »1. La
parole est-elle à elle seule une preuve ? Elle témoigne,
affirme, confirme, avoue, dénonce. Elle peut aussi
démentir, infirmer, mentir et fantasmer. Elle dit le vrai, la
vérité. Mais quelle vérité ? La vérité des faits, mais aussi
de celui qui parle et qui peut « dire vrai », même s’il fan-
tasme, et répète des paroles dites et entendues. Il les fait
siennes, avec les mots des autres, pour dire une vérité
subjective, la sienne, adressée à un adulte dont il veut être
entendu. Mais ce qu’il dit n’est pas nécessairement à tra-
duire et transposer en entier dans des faits et des actes.
L’écart entre les mots et les choses, entre les paroles et les
actes n’est pas à réduire et encore moins à effacer. Il per-
met au contraire de différencier l’établissement des faits
(ce qui s’est passé) et la qualification de ces mêmes faits
(leur signification pour ceux qui les ont vécus).
Dans les violences sexuelles, beaucoup, et quelquefois
tout, repose sur la parole. C’est souvent heureux, c’est
parfois trop ou pire quand on oublie ce qu’est la parole ;
quand on n’est plus attentif à ses résonances et à ses
dimensions ; quand on oublie que l’inconscient, et, avec
lui, le sujet de l’inconscient, parle. Faute de preuves,
d’éléments matériels, de témoignages, la parole est
renvoyée à elle-même. Toute parole appelle une
réponse, mais, la réponse, en retour, la reconnaît ou

1. F. Aubenas, op. cit., p. 35.

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Les enfants ne mentent pas

l’annule. Elle lui assigne une valeur ou la disqualifie.


Dans les affaires de violences sexuelles, c’est souvent
ainsi, « parole contre parole, enfants contre parents, sans
presque aucune preuve tangible pour permettre à la jus-
tice de les départager »1.
Entendus par la police, les enfants confirment leurs
premières déclarations. Ils dénoncent d’autres adultes et
mentionnent la présence d’autres enfants. « Ils étaient là.
Ils ont vécu la même chose que nous. » Leur mère,
Myriam Badaoui, est arrêtée. Première déposition, pre-
miers aveux. « J’avoue avoir regardé les cassettes X avec
les gamins. Mon mari entrait dans la pièce et les enfants
pleuraient parce que mon mari leur faisait des trucs [...],
j’avoue avoir fait l’amour avec lui en présence de mes
enfants. J’avoue avoir monté sur mon fils [...]
en 1997. [...] J’espère que les enfants vont me pardonner.
Je voudrais m’en sortir. Regarder les cassettes tous les
jours, ça rend fou. »2
Ce qui était déjà un drame ne serait sans doute pas
devenu ce désastre judiciaire sans un tour supplémentaire.
Beaucoup d’éléments semblaient en place pour qu’en
dépit des lenteurs et des hésitations – qui sont aussi une
garantie contre une justice expéditive et précipitée –
l’instruction suive son cours et, qu’au fil des auditions et
confrontations, des faits soient établis et une vérité se
dégage. Très vite, tout s’est emballé. Les paroles ont suc-
cédé aux paroles. Les dénonciations à d’autres dénoncia-
tions. Les aveux à d’autres aveux dans une marche en
avant que rien n’a arrêté.
Le juge Burgaud a mené l’instruction avec une intime
conviction. Il en a fait la maxime de son action. Il l’a

1. Ibid.
2. Ibid.

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répété des centaines de fois. Elle tient en une phrase :


« Les enfants ne sont pas des menteurs. » Ainsi, au nom
de la vérité, les enfants ne mentent pas. Que dire face à cette
profession de foi, dont les effets d’intimidation sont mas-
qués par l’apparente passion pour la vérité et la cause des
enfants qui l’anime ? Que répondre devant cet appel à
l’universel ? Comment le mettre en doute, en défaut ?
Comment le limiter, le restreindre et en user avec discer-
nement sans risquer d’encourir le reproche de traiter les
enfants de menteurs ? Animé en apparence des meilleures
intentions du monde, ce rappel de l’innocence et de la
pureté de l’enfance, dans une cause qui en avait bien
besoin, a imposé le silence et coupé court à toute ques-
tion sur ce que les enfants disaient. Comment douter sans
évoquer un « mensonge » des enfants, et leur imposer par
ce doute une violence supplémentaire ? Allait-on redou-
bler et répéter les violences subies ? Impossible. Au nom
de cette maxime, on a cru ce que les enfants disaient sans
voir que certains se sont mis à inventer et fabuler. Pour-
quoi ? Pour continuer à être cru ? Pour qu’on les entende
enfin ? Mais que fallait-il entendre vraiment dans ce qui
est vite devenu un mélange de vérités, de fictions et de
confusions ?
Face à un juge qui se met au service de la maxime der-
rière laquelle il s’abrite – les enfants ne mentent pas – et
récuse ainsi par avance toute question sur son jugement,
son opinion qui l’engagerait lui-même, le dossier ne cesse
de s’enrichir au fil des auditions. Les enfants inventent,
leur mère aussi. Ils parlent d’un enfant assassiné et enterré
dans un jardin qu’ils désignent. La police ne trouvera
rien. Ils décrivent des scènes dans une ferme en Bel-
gique : « Il y avait, dit l’un des enfants, quatre caméras de
chaque côté et on faisait ça avec des animaux, des
cochons, des vaches, des chèvres, des moutons, un che-

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Les enfants ne mentent pas

val. Le mouton mettait sa zigounette dans mon der-


rière. » Dans la ferme en question, il y a des vaches et un
chien, mais pas de porc depuis quinze ans. Il n’y a jamais
eu de chevaux, ni de moutons.
En mars 2002, un rapport de l’inspecteur général de la
police fédérale d’Ypres, en Belgique1, démontre l’écart
entre les aveux et les faits, et souligne combien les poli-
ciers qui menaient l’enquête sur le terrain prenaient de
plus en plus de distance avec la logique de l’instruction.
« La déclaration au sujet de l’enfant assassiné a été
inventée de toute pièce. En ce qui concerne la région
d’Ostende, rien ne serait vrai non plus [...]. Pour le
moment, l’enquête se trouve dans une impasse étant
donné que les enfants commencent à inventer toutes sor-
tes de choses vu le nombre élevé d’auditions qu’ils ont
déjà dû subir [...]. En ce qui concerne la mère qui confir-
mait cela, il s’avère qu’elle donne une réponse positive à
toutes les données apportées de telle sorte qu’on ne peut
pas tenir compte de ses déclarations. »
En effet, la mère, Myriam Badaoui, est prise et
empêtrée dans le désir du juge. Dans son style et avec son
orthographe, elle lui écrit, fin 2001, pour lui dire les
errances et errements de sa propre parole. « Plus je dis,
plus vous voulez que je mens [...] ; je sais que ce que
vous voulez c’est me faire dire des mensonges, je vou-
drais tant que vous me convoquez car je ne sais plus où
j’en suis [...]. Les enfants n’ont pas menti mais je n’ai pas
participé au merdier de mon mari [...]. L’essentiel est que
les enfants se disent que je l’ai pas traité de menteurs, j’en
parle beaucoup avec ma psychologue. »2

1. Ibid., p. 212-213.
2. Ibid., p. 99.

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Pour leur mère, ne pas démentir ses enfants, ne pas,


comme elle l’écrit, les traiter de menteurs, c’est sans
doute vouloir préserver en eux un enfant, une enfance,
indemne des adultes. Une enfance innocente de la sexua-
lité des adultes. « Ils ne sont pas menteurs » peut s’en-
tendre comme un souhait et un désir : ce sont des
enfants, ils ne sont pas pervertis par les adultes. Mais elle
le dit sans y croire, puisque, de son propre aveu, il faut
qu’elle mente et dise des mensonges pour ne pas dire
que, parfois, ses enfants mentent. Pour le juge, la vérité
de la parole des enfants a un autre sens et témoigne d’un
autre désir. Que les enfants disent vrai en tout, qu’ils ne
mentent pas, ou jamais, est l’abri derrière lequel il assure
son pouvoir discrétionnaire. Il est certain que les enfants
disent vrai comme il est sûr de ses convictions et de son
combat. Il ne les mettra pas plus à l’épreuve des faits, de
bien des éléments du dossier (comme de l’absence de
preuves) que de confrontations, dont on peut se deman-
der après coup s’il ne les refusera pas systématiquement
plus pour se préserver lui-même que pour les enfants.
Profondément identifié aux enfants, il ne saurait être, pas
plus qu’eux, dans l’errance, l’incertitude ou le mensonge.
Que recèle cette identification, il est malaisé de le dire.
Sinon qu’il en est lui aussi devenu la victime, mais bien
moins dramatiquement que tous ceux qu’il a entraînés
dans ces mensonges.
Entre la fin de l’année 2000 et fin 2004, les quatre
enfants Delay ont dénoncé 80 personnes. L’assistante
sociale de l’un d’entre eux dira à l’audience, « à la fin, je
ne voulais plus l’amener chez Leclerc parce qu’il disait
que les gens qu’on croisait dans les rayons faisaient partie
de son affaire ». Après les premières auditions et inter-
pellations, à la suite d’aveux de certains adultes qui
reprennent et relaient les propos des enfants, le fantasme

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Les enfants ne mentent pas

d’un réseau international de pédophilie se construit1.


Dix-huit adultes dont le P. Dominique Wiel, prêtre
ouvrier qui fera trente mois de prison avant son acquit-
tement au procès d’appel, sont mis en examen et
écroués pour « viols et agressions sexuelles aggravées sur
mineur de moins de 16 ans ». Vingt-cinq enfants furent
placés auprès d’assistantes maternelles et de familles d’ac-
cueil ; 260 arrêtés divers furent entendus par 53 magis-
trats du siège et 11 du parquet général ; 90 expertises
d’enfants et d’adultes furent faites, une petite fille de
8 ans, très accusatrice, fut auditionnée 14 fois. À la fin,
tous les adultes accusés sont acquittés et déclarés inno-
cents, à l’exception de deux couples, dont les parents
Delay. Seuls leurs quatre enfants sont reconnus victimes
d’abus sexuels.
Le drame des acquittés d’Outreau témoigne assuré-
ment des peurs et des doutes d’une société « incertaine
des liens qui la structurent, et qui ne trouve plus dans ses
institutions la force de se dominer, de métaboliser ses
conflits, d’apaiser ses passions »2. Par bien des traits, elle
rappelle le procès des « sorcières » de Salem. Des fillettes
se disent possédées par le Diable. On imagine un com-
plot satanique. Dénonciations et témoignages affluent. La
justice et les magistrats « accréditent la parole des enfants
et cautionnent l’épidémie de dénonciations qui s’empare

1. Après le procès, la mère des enfants précise : « Les enfants donnaient


des noms, le juge revenait me chercher et me disait que c’était vrai. Je le
croyais et je continuais derrière. » Dans la confusion, le père, Thierry Delay
avoue le meurtre d’une fillette – qui n’a jamais eu lieu. Un des accusés,
Daniel Legrand, poussé à bout, confirme le faux crime. Plus tard, il donnera
une explication : « Quand je niais, je n’étais rien. Quand je me suis mis à
mentir, à lui dire [au juge] ce qu’il voulait entendre, j’existais. »
2. A. Garapon, D. Salles, Les nouvelles sorcières de Salem, leçons d’Outreau,
Paris, Le Seuil, 2006, p. 9.

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alors de la communauté »1. Sur une centaine d’accusés,


25 personnes seront exécutées. Quatre années plus
tard, en 1696, après qu’une nouvelle enquête eut conclu
à l’erreur judiciaire, l’innocence des condamnés est
reconnue. Magistrats et jurés présentent leurs excuses.
On demande pardon à Dieu et aux familles des personnes
exécutées.
Trois siècles plus tard, la pédophilie a remplacé Satan.
L’hystérie est collective. Mais l’appliquer aux enfants est
insuffisant, et encore moins aux enfants réellement victi-
mes. En l’absence de preuves matérielles, la parole des
enfants a fait autorité : face à elle, la société s’est trouvée
désarmée. Elle n’a pu l’entendre qu’avec une « foi tout
aussi naïve qu’excessive »2. À l’heure des droits de l’en-
fant, notre société ne saurait-elle plus écouter un enfant ?
Aurait-elle perdu le sens de l’enfance et de la différence
entre l’enfant et l’adulte ? Un enfant ne pourrait-il men-
tir ? Quant à la sexualité, les enfants pourraient-ils dénon-
cer celle des adultes mais en aucune façon avouer leur
sexualité, sinon au titre de victime ?
Face à l’inceste et à la pédophilie, le doute est insup-
portable. L’erreur est un crime, l’incertitude n’a pas de
place. Le simple bon sens non plus. Croire en la parole
devient affaire de foi. La justice est là pour exorciser le
mal et en délivrer la société. Douter devient un manque
de foi. Affirmer que « les enfants ne sont pas menteurs »
n’oblige en rien à croire tout ce qu’ils disent. Mais,
puisque c’était un crime de ne pas les croire, il fallait alors
tout croire. Le juge Burgaud n’est pas le seul en cause.
On peut mesurer l’état d’esprit dominant face aux abus
sexuels. En 2003, en plein milieu de l’affaire, une propo-

1. Ibid., p. 7.
2. Ibid., p. 9

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Les enfants ne mentent pas

sition de loi est faite visant « à lutter contre l’inceste en


donnant du crédit à la parole de l’enfant ». Elle demande
que « la présomption de crédibilité de la parole de l’en-
fant puisse être retenue comme principe [...] et que
soient rendus imprescriptibles les crimes de nature
sexuelle commis contre les enfants »1. L’abus sexuel serait
devenu imprescriptible. Quant à la présomption de cré-
dibilité, elle aurait rendu encore plus difficile, sinon
impossible, tout écart, toute différence entre vérité, cré-
dibilité, véracité et vraisemblance. L’impossibilité de tel-
les distinctions est une des raisons majeures de la faillite
d’Outreau. Des adultes inculpés, en détention provisoire
demanderont des preuves matérielles de ce qui leur est
reproché. Il n’y en a jamais eu, ou rien n’a jamais été
trouvé. Comme le juge, les gendarmes leur répondent :
« S’il n’y a pas de preuve, c’est parce que vous les avez
détruites » ! Réponse digne d’un régime totalitaire ;
l’innocence, pas plus que la culpabilité, ne peut être
prouvée.
Peu à peu, une nouvelle réalité, celle du dossier, s’est
installée. Une réalité construite mot à mot par des
enfants, leur mère, d’autres enfants encore. La cohérence
n’a plus été celle des faits, des éléments concordants,
divers, contradictoires ou tout simplement manquants,
mais celle d’un univers fictif, impossible à démentir. On a
cru à l’existence d’un crime qui n’a pas eu lieu et au viol
d’un enfant qui n’était pas né à la date des faits supposés.
Il semble que l’obligation de croire ait rendu aveugle aux
incohérences et invraisemblances du dossier. Il était
devenu l’objet d’une croyance.
Comment cette effroyable mécanique s’est-elle
arrêtée ? Il serait plus satisfaisant pour l’esprit de penser

1. Ibid., 34.

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Patrick Guyomard

– de croire peut-être – qu’enfin les juges, le tribunal, ont


constaté les incohérences et le vide du dossier sur bien
des éléments de l’accusation. Il aurait été plus rassurant
que la Justice elle-même se rende compte de ses propres
égarements et que le procès répare les fautes de l’instruc-
tion. Malheureusement, il n’en a rien été. La parole n’a
pas perdu son pouvoir. Elle, elle seule, a démenti ce
qu’elle avait elle-même construit. Elle a eu le premier et
le dernier mot.
L’effondrement du dossier s’est fait à l’audience. Les
enfants sont appelés à la barre. Ils répondent aux ques-
tions du tribunal et réitèrent leurs accusations. L’aîné le
plus perturbé – celui que Florence Aubenas appelle
l’ange – confirme ses déclarations : « Je n’ai oublié aucun
de leurs visages. Ils m’ont tous violé. » Le président
Monier lui demande s’il connaît Roselyne, « la boulan-
gère ». « Oui », dit l’ange. On fait lever Roselyne
Godard. « Je l’ai vu tuer son mari à coups de pelle. »1 Le
mari est là, présent à l’audience, bien vivant, assis à côté
d’elle dans le box !
Devant l’évidence de la fabulation, du mensonge, il
n’est plus possible de croire. Myriam Badaoui prend alors
la parole, revient sur ses déclarations et prononce enfin
les mots que personne n’avait osé entendre et qui devien-
nent vrais au moment où elle le dit : « Rien n’est vrai. Je
suis une malade et une menteuse2. » Devant son enfant
qui ne peut s’arrêter de dénoncer, elle crie : « Il va dire
combien de noms encore et combien de fois encore je
devrai dire “oui, oui, oui”. C’est plus possible. Leur ima-
gination à emporté les enfants. »3 Pourquoi a-t-elle

1. F. Aubenas, op. cit., p. 238.


2. Ibid.
3. Ibid.

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Les enfants ne mentent pas

menti ? En réponse à cette question que tout ceux qui


l’écoutent se posent et que personne n’a encore pu lui
poser, elle reprend la parole du juge et en dévoile le
piège et le mensonge. « Ce n’est pas évident de traiter les
enfants de menteurs, alors j’ai suivi ce qu’ils ont dit. »1
Ainsi, la boucle est bouclée, il n’y a pas de vérité sans
reconnaissance du mensonge. Les enfants peuvent men-
tir. Encore faut-il se demander à qui, pour qui, et ce que
de tels mensonges ont de vrai.
De quels désirs les enfants d’Outreau, ceux du couple
Delay, mais aussi les autres, ont-ils été l’objet ? Le juge
avait le désir d’enfants « qui ne soient pas des menteurs ».
Si les enfants ne mentent pas, alors seuls les adultes – les
autres – sont des menteurs. Et le juge ? Était-il un adulte
qui peut se tromper, tromper et mentir, ou un enfant qui
ne ment pas. Pour que la justice soit aussi celle d’une
société d’adultes et d’enfants, il ne faut pas qu’elle soit
« possédée » par un tel désir d’enfants, un rêve d’enfant
qui tourne au cauchemar, mais par une reconnaissance de
l’enfant et de l’enfance. L’infans, étymologie du mot
enfant, est celui qui ne parle pas. Du moins, c’est ce que
disent les adultes qui, eux, parlent. Ce démenti, ce désir,
car l’enfant parle, n’affirme-t-il pas la grande difficulté à
se confronter à l’autorité de sa parole. Surtout quand elle
s’autorise à parler de sexualité. Les enfants, donc, ne
mentent pas. Et la sexualité ?

1. D. Wiel, op. cit., p. 213.


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Les auteurs

Jacques ANDRÉ est membre de l’Association psychanalytique de


France (APF), professeur de psychopathologie à l’Université
Denis-Diderot, directeur du Centre d’études en psychopa-
thologie et psychanalyse (CEPP). Il est notamment l’auteur de
Aux origines féminines de la sexualité (Paris, PUF, « Quadrige »,
2004), de L’imprévu en séance (Paris, Gallimard, « Tracés »,
2004) et des Folies minuscules (Paris, Gallimard, « Tracés »,
2008).
Catherine CHABERT est psychanalyste, membre de l’Association
psychanalytique de France (APF), professeur de psychopatho-
logie clinique à l’Université de Paris-Descartes. Elle assure la
direction de la collection « Psychopathologie et psychana-
lyse » (Dunod) et la codirection de la revue Libres cahiers pour
la psychanalyse (In Press). Elle a publié de nombreux articles
et chapitres d’ouvrages et est l’auteur de plusieurs livres dont
Féminin mélancolique paru aux PUF dans la « Petite Biblio-
thèque de psychanalyse ».
Jean-François DAUBECH est psychiatre, psychanalyste (APF), vit
et travaille à Bordeaux. S’est plus particulièrement intéressé,
depuis le début des années 1980, à la prise en charge de
patients douloureux chroniques, ainsi qu’à celle des couples
infertiles.
Amalia GIUFFRIDA, analyste titulaire de la Société psychanaly-
tique italienne (SPI). S’intéresse à la clinique et à l’épistémo-

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Désirs d’enfants

logie de la psychanalyse, ainsi qu’aux rapports entre la


psychanalyse et l’institution. S’occupe aussi de la formation
des opérateurs pénitentiaires. Quelques publications : « Tra-
vestitismo e transessualità : che cosa è cambiato », in Nuove
geometrie della mente (a cura di), L. Preta, Laterza (ed.), 1999 ;
« Il racconto clinico : una sfida per gli psicoanalisti », in
A. Vergine (a cura di), Trascrivere l’inconscio, 2002 ; « Is ana-
tomy destiny ? Metapsychological proposals on the femini-
nity of women », The Italian psychoanalytical annual, 2008 ;
« Tra l’Edipo e l’irrappresentabile : alla ricerca dei “nessi”
perduti », Riv. Di Psicoanal., 2008 ; « Una riflessione sulla
regressione », in M. Balsamo (a cura di), La regressione nella
stanzad’analisi, Franco, Angeli, 2008.
Patrick GUYOMARD est membre associé de la Société de psy-
chanalyse freudienne (SPF), professeur de psychopathologie à
l’Université de Paris-Diderot. Auteur de La jouissance du tra-
gique (Paris, Aubier-Montaigne, 1994) et Le désir d’éthique
(Paris, Aubier, 1999), il dirige les Éditions Campagne-Pre-
mière.
Sylvie KARILA est membre fondateur de la Société psychanaly-
tique de recherche et de formation (SPRF) et membre de
l’Association psychanalytique internationale (IPA).
Isabelle NICOLAS est psychiatre adjointe dans le service de psy-
chiatrie de l’adolescent de l’Institut mutualiste Montsouris
dirigé par le Pr Corcos, psychothérapeute, cothérapeute de
psychodrame individuel d’adolescent.
Claires SQUIRES est psychiatre, psychanalyste, travaille à l’Insti-
tut Claparède (Neuilly, 92), au CECOS de Cochin (Paris).
Maître de conférences à l’Université de Paris-Diderot,
effectue des recherches sur la psychopathologie en maternité
(Port-Royal) et sur la petite enfance.
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Achevé d’imprimer en juin 2011


sur les presses numériques de l’Imprimerie Maury S.A.S.
Z.I. des Ondes - 12100 Millau
N° d’impression : F11/46456 D

Imprimé en France

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