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DES THERMES À NANTERRE

Figures de l'être parisien


Augustin Berque

Gallimard | Le Débat

1994/4 - n° 81
pages 68 à 77

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-le-debat-1994-4-page-68.htm
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Pour citer cet article :


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Berque Augustin, « Des thermes à Nanterre » Figures de l'être parisien,
Le Débat, 1994/4 n° 81, p. 68-77. DOI : 10.3917/deba.081.0068
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Augustin Berque
(dessins de Martine Bouchier)

Des thermes à Nanterre


Figures de l’être parisien

Paris, d’un regard éloigné

C’est en huron que bien longtemps, peut-être toujours, j’ai fréquenté Paris, ville qui ne m’a pas vu
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naître. Je ne l’aimais pas dans ma jeunesse. Gris, serré, mouillé, c’était pour moi l’exil. Depuis, ai-je appris
à l’aimer, ou bien Paris m’a-t-il pris dans ce qui fait Paris ?
L’être des villes, on ne s’en soucie que lorsqu’on le perd – qu’on s’en éloigne ou qu’il s’altère. Voir
d’autres villes capitales, y vivre surtout, cela mène un jour à se demander ce qui a fait de Paris ce qu’il
est, que ne sont pas les autres villes. Ou qu’il n’est plus, car Paris change. Mais peut-on dire, vraiment,
que Paris n’est plus ce qu’il était ?
On peut aimer d’autres villes, qui changent incomparablement plus vite que Paris. Des villes comme
Chicago, toujours on the make (en train de se faire), des villes comme Tokyo, dans sa continuelle méta-
morphose... Même Londres est méconnaissable. Et Pékin ! Ces villes-là se transforment en moins de temps
qu’il n’en faut pour vivre une vie humaine... Alors, serait-ce le temps qui coulerait plus lentement sur
les bords de la Seine ?
Vu de Séoul ou de Singapour, le paysage de Paris semble inerte. Il ne l’est pas, certes, pour ceux qui
y vivent ; mais n’auraient-ils pas, ces Parisiens, l’œil un peu particulier ? Car Singapour et Séoul ne sont
pas exceptionnels ; sur notre planète, ils seraient plutôt dans la note générale. C’est Paris qui est
l’exception. N’en déplaise à Baudelaire, c’est une ville qui persiste obstinément dans son être. Si les
Parisiens ne s’en rendent pas compte, cela saute aux yeux quand on vient d’ailleurs. Les paysages, après
tout, cela se voit mieux quand on a du recul...

Les thermes de Julien, en culottes courtes

Les thermes de Cluny – j’ai toujours cru que l’on disait les « thermes de Julien » – sont au sens propre
un monument : un édifice qui rappelle à la mémoire. Monument, mémoire : mots qui dérivent d’une même

Augustin Berque a récemment publié : Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon (Gallimard, 1993), et,
en collaboration avec Michel Conan, Pierre Donnadieu, Bernard Lassus et Alain Roger, Cinq propositions pour une théorie
du paysage (Champ Vallon, 1994). Vient de paraître, sous sa direction : La Maîtrise de la ville. Urbanité française, urbanité
nippone (É.H.É.S.S., 1994).
Cet article est paru en 1994 (sept-oct) dans le n° 81 du Débat (pp. 85 à 93).
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racine men, chargée de souvenirs. Memini, cf. memnêmai, enseignait le Gaffiot – je me souviens... Comme
les plaques d’immatriculation au Québec... C’est vrai que, dans cette ville, je ne cesse pas de me souvenir.
Au fond, n’est-elle pas tout entière un monument plein de monuments ? Et le plus beau des plus anciens,
les thermes, ne rappelle-t-il pas plus loin, plus profond que tous les autres ?
Sans doute, mais à quoi ?
Ce monument, dans ma jeunesse, je suis passé des années devant lui sans pouvoir m’en faire une
représentation à peu près définie. Je n’y percevais qu’une masse noirâtre, encroûtée sous une telle couche
de suie qu’on n’arrivait même pas à discerner de quoi elle était faite. Il m’aurait fallu toucher, gratter...
C’est ce qu’a depuis commandé la loi Malraux ; et l’on revoit aujourd’hui les briques, les motifs élégants
de leurs arcatures et de leurs teintes alternées. Mais à l’époque, tapie derrière ses grilles, la masse des
thermes n’était pour moi qu’un nondescript (j’empruntais ce mot à Edgar Poe) : une chose indéfinissable
– le cœur inconnaissable de cette ville étrangère.
Pourtant, cette chose m’émouvait, parce que dans mon enfance, un jour, mon père m’avait dit :
« Regarde, ce sont les thermes de Julien l’Apostat » et que, plus tard, ce personnage m’avait fasciné.
J’aurais voulu qu’il gagnât, j’aurais voulu que Lutèce, qu’il avait aimée, devînt la capitale de l’Empire,
tandis que l’Empire n’eût pas succombé devant les Barbares...
Je n’ai vu Julien que plus tard. Dans un coin du frigidarium, sa statue veille, placide. Pour lui, à coup
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sûr, le temps passe moins vite que dans les rues de Hong Kong.

Du patrimoine, à Tokyo

Ces souvenirs parisiens me revinrent à l’esprit un jour où l’on parlait, à Tokyo, des monuments
historiques et de la préservation du patrimoine. Les spécialistes assemblés, parmi lesquels Mme Françoise
Choay, relevaient à cet égard une différence d’attitude entre Japonais et Français. L’on remarquait, par
exemple, que la réglementation française permet de mieux préserver les formes urbaines traditionnelles
dans les quartiers historiques ; mais que, en revanche, au Japon c’est le patrimoine des savoir-faire que
l’on préserve mieux (jusqu’à instituer des personnes en « trésor national »). Les métiers d’art traditionnels
y sont plus vivants, tandis que la France a mieux su garder l’harmonie de ses anciens paysages urbains.
Certes, ici et là se posent des problèmes homologues. Mme Choay mentionna, par exemple, les dif-
ficultés que l’on connaît en France pour trouver les tailleurs de pierre indispensables à l’entretien des
monuments historiques ; et l’on compara cette pénurie à celle que commence à connaître le Japon,
lorsqu’il faut trouver les acteurs de certains rites, comme la reconstruction périodique du sanctuaire
primatial d’Ise.

Refaire les temples, à Ise

Au sanctuaire d’Ise, le temple principal et d’autres bâtiments sont tous les vingt ans détruits et
reconstruits à neuf, dans la forme archaïque de leur origine.
Tant par sa régularité que par son ancienneté, ce rite impressionne les Européens. Chez eux, en effet,
l’on ne rebâtit les monuments qu’après les guerres ou, à la rigueur, quand ils sont trop dégradés par les
siècles : cas de force majeure. Du moins garde-t-on alors tout ce qu’on peut du bâtiment primitif, et sai-
sit-on même parfois l’occasion pour en parachever la forme virtuelle. Rebâtir totalement à neuf et à
l’identique, ce serait un acte de falsification, qui violerait l’authenticité du monument. Le
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démonumentaliserait, par abolition de la mémoire... Bien entendu, les Européens n’ont pas toujours été
ainsi. Comme d’autres peuples, ils ne se sont pas privés d’arracher leurs pierres aux anciens édifices pour
en bâtir d’autres, jadis. Néanmoins, avant comme depuis les Temps modernes, chez eux la monumentalité
ne se refait pas. Elle est là, dans la chose originale. Inhérente aux vieilles pierres.
À Paris, l’on ne reconstruira jamais les thermes de Julien. Mais à Ise, le bois des bâtiments du
sanctuaire dégage encore la fragrance du cyprès fraîchement taillé.

La mémoire, ici et là

Ce contraste ayant resurgi à quelque temps de là, dans un colloque, Mme Choay fit la remarque
suivante : il s’agirait au fond d’un même besoin de préserver l’identité ; serait-ce, comme à Ise, par la
permanence de la forme dans l’espace ou, comme à Paris, par celle de la matière dans le temps.
Voilà qui mettait les choses en ordre – en ordre occidental : forme vs substance, etc. Mais comment
comprendre à la fois le phénomène d’Ise (le maintien des formes anciennes) et celui de Tokyo (le per-
pétuel changement des formes) ? La constance morphologique de Paris et la consistance ontologique des
Thermes, cette ruine informe ?
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À Tokyo comme à Paris, la forme des monuments relèverait-elle d’un ordre étranger, voire inverse,
à celui des formes de la ville ? J’étais perplexe. D’un côté mes lectures, avec Mircea Eliade, pour me
dire que, effectivement, le sacré s’accompagne de ruptures et d’inversions de l’espace-temps profane.
Aussi bien la monumentalité, qui consacre la mémoire, nous parle-t-elle d’autant plus fort que les monu-
ments échappent à l’ordre commun ; par leur taille et leur aspect notamment. D’un autre côté, l’impres-
sion vague mais tenace qu’il y avait autre chose en jeu. Quelque chose qui devait tenir à la fondation
de l’identité collective, par les choses ou vis-à-vis des choses, et à la mise en mémoire de cette fonda-
tion. Je sentais, sans comprendre comment, que cela ne fonctionnait pas de la même façon à Tokyo et
à Paris.

Les formes, dans le temps

J’ai ruminé la chose en des lieux divers, par exemple devant la télévision où je vis un jour Kishi Keiko
déclarer que si à Paris l’ordre se trouvait dans la forme de la ville, à Tokyo c’était dans le comportement
des gens ; et le désordre, inversement. Ce que disait la belle actrice me rappelait une distinction opérée
par Louis Dumont, lorsqu’il définit la modernité (occidentale) par la prééminence du rapport avec les
choses ; celle du rapport entre les gens caractérisant au contraire la tradition.
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À Paris, ville occidentale moderne, on se serait donc soucié de régler la forme des choses, et à Tokyo,
ville non occidentale, de formaliser plutôt les relations humaines... Mais ce rapprochement déclenchait
une nouvelle interrogation : à Tokyo, c’est la modernité qui a déréglé la forme de la ville. Auparavant,
celle-ci n’était pas moins contrôlée que les comportements...
Il m’apparaissait de plus en plus nettement que distinguer « forme dans l’espace » et « matière dans
le temps » masquait un point essentiel : à Ise, la forme immuable du temple n’est qu’un aspect d’un pro-
cessus qui se déroule dans le temps ; à savoir le rite, lequel s’accomplit en plusieurs années, entre le
moment où l’on choisit les arbres dans la forêt de Kiso et celui où, la reconstruction achevée, l’on
distribue les fragments de l’ancien temple aux fidèles.
Or qu’est-ce qu’un rite, sinon une forme dans le temps ?
Les formes dans le temps, comme les formes dans l’espace, peuvent être réglées et codifiées dans
toutes les sociétés ; c’est ce qu’on appelle « bonnes manières », « étiquette », « protocole », « formalités »,
« rituels », etc. La distinction entre les moments qui relèvent de ces codes et ceux qui n’en relèvent pas
rythme le temps social. En particulier, les rites festifs monumentalisent le temps du sacré, en le coupant
(temnein) du temps profane, tout comme l’enclos sacré (temenos, templum) se découpe dans l’espace
profane. Le temps, le temple : même racine, encore une fois...
C’était peut-être y voir plus clair, mais du même coup découvrir un autre problème : celui du rapport
des formes dans le temps (les rites, les comportements) aux formes dans l’espace (les temples, les bâti-
ments). Qu’est-ce qui fait qu’une culture mettra l’accent plutôt sur les unes que sur les autres (étant
entendu, cela va de soi, que les unes sont toujours plus ou moins les autres) ? Et, corrélativement,
comment ce rapport s’articule-t-il avec celui de la forme à la substance ?

Mémoire de l’insubstantiel, mémoire de l’informe

Aux thermes de Julien, la monumentalité loge dans l’authenticité des briques. Celles-ci datent au moins
de la reconstruction qui suivit le saccage de Lutèce par les Barbares, entre 276 et 280. Qu’il ne subsiste
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plus grand-chose de l’aspect initial du bâtiment n’importe guère ; ce qui compte, c’est qu’on n’en a pas Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h25. © Gallimard
changé la matière. Ici la monumentalité s’investit dans la substance, et son temps est linéaire : elle a
commencé il y a dix-sept siècles.
Au sanctuaire d’Ise, la monumentalité loge dans l’authenticité du rite. Le temple n’en est qu’une
phase, quasi insubstantielle puisque sa matière est renouvelée tous les vingt ans. Sa forme, au contraire,
attributive du rite, se maintient avec celui-ci, réitérant son identité à travers les siècles. À Ise, la monu-
mentalité s’investit dans la forme, et son temps est cyclique : elle est accomplie, tous les vingt ans, par
la société présente.
... Figures idéaltypiques, donc approximatives et outrées, certes ; mais qui n’en parleront pas moins
du Paris d’aujourd’hui.
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Par-delà les grilles, le sujet

Un jour, à Paris, dans un séminaire où j’avais évoqué la figure d’Ise, quelqu’un me posa la question
suivante : pourquoi cette reconstruction ?
Je n’avais pas de réponse prête, n’ayant, à vrai dire, jamais étudié le cas d’Ise pour lui-même. Il me
sembla du moins, en y repensant, que ce rite avait quelque chose à voir avec l’idée de régénération. Le
lieu d’Ise intervient significativement dans la mythologie impériale et, par là, dans l’identité de la société
japonaise tout entière, issue qu’elle se ressent de cette même lignée divine où se mêlent l’origine de la
nature et celle de la nation. Aussi bien, dès avant l’époque moderne, le pèlerinage d’Ise mobilisait-il les
foules par millions. Ce que symbolise la reconstruction du temple, sans doute est-ce donc la régénéra-
tion périodique du peuple nippon, son ressourcement dans la nature, et la pureté d’une éternelle jouvence.
Tout cela au prix d’une métaphore – c’est le travail du mythe – qui admet non seulement l’identification
des personnes aux choses, dans l’indistinction corrélative du collectif et de l’individuel, mais qui pose
que les gens vivent par leurs gestes et dans leurs corps de la même vie que les temples. Ainsi, dans
l’exaltation même du changement, les rituels d’Ise peuvent-ils vaincre le temps et réitérer l’identité du
peuple nippon.
La nécessité quasi naturelle de cette réaffirmation me fit plus tard penser à cette idée de récapitulation,
que la biologie contemporaine a exhumée des cendres de la Naturphilosophie. En somme, dans le cycle
vicésimal d’Ise, l’ontogenèse nippone récapitulerait sa propre phylogenèse…
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Cette image me travaillait l’esprit, d’autant que je ne lui trouvais guère d’homologies dans ma propre
culture. La société parisienne contemporaine, hormis des fonctions définies – touristiques, pédagogiques,
archéologiques... – n’est pas concernée par les thermes. Entre ceux-ci, d’une part, et, de l’autre, la foule
qui déambule sur le boulevard Saint-Michel, il y a une grille. Palpable autant que symbolique. Ces gens-
là, me disais-je un jour où j’étais allé rendre visite à Julien et regardais les passants de l’autre côté de cette
grille, ils existent par eux-mêmes, en eux-mêmes. Ils n’ont pas besoin de s’identifier à ce monument pour
être ce qu’ils sont. Les briques, les choses, ce sont pour eux des objets ; tandis qu’ils sont sujets, eux. Et
si moi-même, en ce moment, je les regarde comme des objets derrière cette grille, c’est parce que mon
identité de sujet se suffit à elle-même. Je n’ai pas plus besoin de m’identifier à eux qu’ils n’ont besoin
de s’identifier à ces ruines.
C’est ainsi que, par un bel après-midi d’hiver, où la brique des vieux murs avait pris la tiédeur des
soleils couchants, les thermes de Julien m’entraînèrent à penser que la grille qui les sépare de la ville
actuelle disait au fond l’essentiel de la modernité : ce retrait du sujet vis-à-vis des choses et vis-à-vis
d’autrui, qui a permis l’objectification et l’instrumentalisation du monde. Cette grille, entre les gens et
les vieux murs, entre moi-même et les autres, elle m’apparaissait comme un écosymbole de la transcen-
dance, de l’autofondation du sujet cartésien. Et, par voie de conséquence, elle articulait le plus ancien au
plus récent, au plus moderne des monuments de Paris – la Grande Arche de la Défense.
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De l’être, sous les briques

On apprend en France, comme d’ailleurs au Japon, que le sujet moderne s’est affirmé dans le cogito
cartésien. C’est un être qui se pose dans l’absolu de sa propre déclaration et dans la transcendance vis-
à-vis des choses. Il est sujet parce qu’il est substance pensante, et son être maintient son identité sans rap-
port ni avec l’environnement, ni avec la conjoncture.
On apprend aussi que la formulation cartésienne de ce sujet – qui établit une dichotomie entre l’être
objectif de la chose étendue et l’être subjectif de la chose pensante, fondant ainsi la possibilité des
sciences et des techniques modernes – a quelque dette envers la Grèce antique (par exemple avec la
logique aristotélicienne de l’identité du sujet), et, plus loin même, envers les particularités des langues
indo-européennes, où l’on trouve, depuis des millénaires, un pronom sujet, lequel se maintient iden-
tique à lui-même indépendamment des circonstances (je reste « je » devant Dieu comme devant
mon chien).
Les Japonais, parmi d’autres, ont beau jeu de faire valoir que rien de tout cela n’existe dans leur
culture : chez eux, la formulation du sujet dépend des circonstances, ils invoquent une logique de l’iden-
tité du prédicat, refusent le dualisme, etc. Du reste, la langue japonaise ne peut traduire le « je pense »
de Descartes que par un emphatique ware omou ; dans son fonctionnement ordinaire, elle dit plutôt
« ça pense » (omou). Ça pense, quelque part dans la circonstance dont participent le sujet comme l’objet,
non pas dans le sujet seul. Exactement à la manière dont la forme du rite, à Ise, réside aussi bien dans les
acteurs qui l’accomplissent que dans le temple, phase de cet accomplissement.
Effectivement, les formes temporelles impliquent en un même processus les acteurs de la forme et la
forme formée. À la différence des formes spatiales, qui apparaissent au sujet comme des objets définis
et finis – la « chose étendue » de Descartes –, elles prolongent le sujet dans l’objet, et réciproquement.
Le rite formalise unitairement les deux. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les formes
temporelles, dans leur codification par le rite, ont quelque chose à voir avec le mythe et les projections
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métaphoriques de la subjectivité collective, avec le temps cyclique et l’abolition de l’histoire objective


(dont le temps est linéaire)... et avec la musique, ajouterait Lévi-Strauss.
De manière moins musicale sans doute, mais plus prométhéenne, l’Occident s’est acharné à débusquer
l’être des choses par-dessous le monde phénoménal, pour en investir la substance (« ce qui se tient des-
sous ») et corrélativement le sujet (« ce qui est jeté dessous »). Ce faisant, au bout du compte, il a perdu
de vue – dans la modernité – cette relation harmonique de par laquelle les choses deviennent la réalité
du monde, et à laquelle il n’a d’ailleurs même pas donné de nom. La Chine – et à sa suite l’Asie orien-
tale – l’a reconnue comme le zaohua, l’accomplissement du changement-création, dont participent tous
les êtres, et dont, corrélativement, aucun ne peut abstraire son identité. Là, dès lors, ni substance de
l’en-soi, ni dualisme, ni sujet moderne...
L’une et l’autre vision – celle-ci du devenir, celle-là de l’être – possèdent respectivement leur vérité,
leur mémoire et leur monumentalité. Mais c’est la vision occidentale qui, tautologiquement pourrait-on
dire, devait trouver prise dans la substance des choses. Jusqu’à un certain point... Ce fut du moins la modernité.

À l’ouest de l’Arche, vers la Seine

On sait que la perspective a été la « forme symbolique » (Panofsky) de l’apparition du sujet moderne.
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Pendant quelque temps, elle resta la costruzione legittima des images ; mais, à terme, elle allait le devenir
aussi du paysage grandeur nature. C’est en gros vers la même époque, celle de l’établissement du dua-
lisme cartésien, que Desargues formule la théorie des projections – centrées sur l’objet –, tandis que
Le Nôtre dessine les perspectives de Versailles qui sont, au contraire, centrées sur le sujet : le roi. (Enten-
dons-nous : ce n’est pas la modernité qui invente la voie rectiligne, mais elle est la première à la projeter
dans un espace profane, sans référence autre que la libre volonté du sujet.)
C’est aussi Le Nôtre qui a dessiné la perspective que l’on appelle aujourd’hui l’« axe historique » :
cette ligne droite qui court du Louvre à La Défense, puis, au-delà, vers la forêt de Saint-Germain. Trois
kilomètres de l’arc du Carrousel à celui de l’Étoile, six de celui-ci à la Grande Arche, puis trois encore
jusqu’à l’île de Chatou, à travers Nanterre. Et de là, huit en réserve, jusqu’à la croix de Noailles...
Le secteur situé à l’ouest de l’Arche, jusqu’à la Seine, est en cours d’aménagement. Pour l’heure, ce
n’est qu’une banlieue typique, juxtaposition informe de fonctions hétéroclites : l’usine, la prison,
l’autoroute, le pavillon, le cimetière, l’université, le grand ensemble, le R.E.R., le terrain vague ou encore
agricole...
Cet aménagement a un parti : c’est de prolonger l’axe.

L’axialité, hors du monde

Des jugements divers que l’on a portés sur la chose se détache celui d’Henri Gaudin, pour qui l’axe
est devenu pur concept.
Qu’a-t-elle à faire, en effet, dans les banlieues de la fin du xxe siècle, cette forme qui, à trois siècles
de distance, poursuit mécaniquement la visée de Le Nôtre ? Rien : hors contexte, atemporelle et supra-
locale, elle ne tient son être que d’une vieille idée – celle qui posa le sujet moderne dans l’absolu, la trans-
cendance de sa propre intériorité. Mais les zoulous de la banlieue, voire les professeurs de
Paris-X-Nanterre, vivent un autre âge que le cogito. Leur relation au monde leur importe plus que
l’en-soi des substances ; et les lieux singuliers qu’ils habitent, plus que l’espace universel de Newton.
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Or l’axe, qui veut embrocher Nanterre, leur est décoché tout droit du temps de Descartes, à travers
l’espace de Newton...
Comment concevoir l’écologie d’un pareil concept ? La réponse la plus claire me semble celle de Jean-
Pierre Raynaud – qui fut l’un des quatre lauréats du concours organisé par l’É.P.A.D. (l’Établissement
public pour l’aménagement de la région de la Défense) à propos du rôle de la nature dans le prolonge-
ment de l’axe. À savoir : une sorte de clavier alternant des rectangles réguliers, verts ou blancs, répétés
à l’identique sur des centaines et des centaines de mètres.
On connaît Raynaud pour ses carrelages : ce blanc sur blanc qui symbolise, comme chez Malevitch,
l’absolue rétraction du sujet moderne dans la substance de sa propre subjectivité. Les touches de piano
n’en sont qu’une variante. Elles se marient, comme telles, optimalement à la nature de l’axe, cette autre
forme symbolique de l’abstraction du sujet hors du monde. Laquelle, en retour, façonne un monde inhabitable.

Les cimetières, vers l’ouest

Des thermes à Nanterre, on compte au bas mot quelque dix-sept siècles et trois lieues du temps de
Le Nôtre. C’est très long, c’est très loin. Très en dehors de notre vie.
Pouvait-on essayer d’embrasser tout cela d’un seul regard ? Du bout du monde, peut-être, à la rigueur.
Cette grâce de la parallaxe ne m’a effectivement touché que dans un lointain campus des environs de
Tokyo, un jour de pluie de la mousson, où je m’absorbais dans un document de l’É.P.A.D. Je m’inter-
rogeais, fasciné, sur le sens de ces deux cimetières qui gisent par le travers de l’axe, vers l’ouest, presque
au pied de l’Arche. Qu’ils sont donc gênants pour la forme symbolique ! Et que la mort est donc irrespec-
tueuse des concepts, fussent-ils lourds de substance pensante...
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Augustin Berque
Des thermes à Nanterre

Là-bas, ce jour-là, j’ai eu le sentiment bizarre qu’à s’obstiner ainsi, vers l’ouest, toujours plus
démesurément et jusqu’à trépasser la limite des cimetières, l’axe fourvoyait Paris dans le royaume des
idées mortes.
Et j’ai rêvé d’autre chose... D’un âge où l’on aménagerait Nanterre du côté de la vie, en formes plus
amènes et moins monumentales – des formes qui seraient dans les lieux et en ceux qui les habitent, plu-
tôt que sur les cartes... Alors la mémoire, plutôt que dans les substances muséales, logerait dans la rela-
tion vive des gens entre eux et avec les choses, la banlieue ne serait plus seulement res extensa mais
demeure de l’être humain, les thermes ne seraient plus entourés de grilles, et Julien sortirait de
son frigidarium.

Augustin Berque.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h25. © Gallimard

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