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LOGIQUE DES LIEUX DE L'ÉCOUMÈNE

Augustin Berque

Le Seuil | Communications

2010/2 - n° 87
pages 17 à 26

ISSN 0588-8018

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :
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Berque Augustin, « Logique des lieux de l'écoumène »,
Communications, 2010/2 n° 87, p. 17-26. DOI : 10.3917/commu.087.0017
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Augustin Berque

Logique des lieux de l’écoumène

1. L’accueillant « i » grec.

Dans l’évidence de la réalité concrète, un lieu, c’est là où il y a quelque


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chose. Rien de plus banal que cet il y a ; mais peu d’expressions de notre
langue deviennent aussi troublantes si l’on s’avise de les comparer à
d’autres langues. Son équivalent allemand, es gibt, se traduirait littérale-
ment par « il donne ». À la différence du français, nulle idée de lieu ici.
Cette idée en revanche est présente dans l’anglais there is (ou there are),
soit littéralement « là est » (ou « là sont »). En espagnol par contre, elle est
absente : hay, c’est littéralement « il a ». Voilà déjà de quoi s’exclamer sur
la diversité des modes ontologiques impliqués : un être situé (en français
et en anglais) ou non (en allemand et en espagnol), un être possédant (en
français et en espagnol), donnant (en allemand) ou simplement étant (en
anglais)…
Qu’en disent les classiques ? Avec est (ou sunt), le latin ne parle que de
l’être, pas du lieu ; de même le grec, avec esti (ou eisi). Et pourquoi se
borner à la famille indo-européenne ? Le chinois en l’affaire est très proche
de l’espagnol : you, cela ressemble fort à hay ; sauf que cela veut aussi dire
« être » ! Le japonais, avec aru, paraîtrait du même type, n’était que cet
« avoir » qui veut aussi dire « être », si l’on creuse un peu plus, apparaît
nécessairement situé – nous verrons même plus loin qu’il implique une
logique du lieu !
De ce bref échantillon ressort une intrication complexe entre la question
de l’être et la question du lieu. Dans certaines langues, comme le français,
ce rapport s’affirme d’emblée ; mais il n’est pas clair pour autant. Qu’est-
ce donc que cet « y », où il y a la réalité ? Lexicalement, on sait qu’y vient
des deux adverbes latins ibi (« là ») et hic (« ici »), et plus lointainement
d’un ei- ou i- indo-européen. Graphiquement, y vient de l’alphabet ionien,
où il représentait le son u, dit « simple » (psilon, par distinction avec le

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son ou). En grec moderne, la même lettre se prononce i. Or en français,


cet i grec n’est rien de moins que psilon. C’est, pour commencer, le picto-
gramme répandu d’un sexe féminin, autant dire de l’origine du monde.
Certes, l’écriture française n’est en principe que phonétique ; mais il fau-
drait être bien plat pour affirmer que ses lettres n’ont d’autre résonance
que simplement alphabétique. Il se trouve que celle-ci évoque un lieu fort
de l’existence humaine…

2. « Chôra » platonicienne, « topos » aristotélicien.

Ces notations fleurent quelque nostalgie de la matrice, en d’autres termes


de l’y originel. Il y a beaucoup de cela en effet dans la problématique du
lieu, et ce, depuis qu’elle s’est manifestée dans la pensée grecque ; mais il
n’y a pas que cela, car dès le début s’y met en place une essentielle polarité,
qu’illustrent d’un côté la chôra chez Platon, de l’autre le topos chez Aris-
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tote 1.
Platon parle de la chôra dans le Timée, à propos de la différence qu’il
établit entre l’être absolu (ôn) et l’être relatif (genesis), qui n’est que le
reflet du premier. Celui-ci existe en soi, hors du temps et de l’espace, et
relève du seul intelligible. Le second, qui relève du sensible, ne peut exis-
ter qu’au sein de la chôra.
Qu’est-ce donc que la chôra ? En général, le terme désigne le lieu où se
trouve quelque chose. Plus concrètement, c’est en particulier la campagne
qui entoure une ville (astu) et qui en dépend, comme l’Attique par rapport
à Athènes. Cette contrée fait partie de la polis, la cité-État dont elle nourrit
l’astu, et accueille éventuellement les anachorètes (anachôrêtai : ceux qui,
dégoûtés de la ville, « retournent à la campagne »). Ce paysage à l’esprit,
l’on peut se figurer l’être relatif comme une ville entourée de son milieu
nourricier. Ce milieu est nécessaire à son existence, notamment parce que,
la situant, il permet qu’il y ait cette ville.
Or qu’en est-il dans le Timée ? Platon ne définit pas la chôra, se conten-
tant de l’approcher par des images. Seule note certaine, elle n’est ni l’être
absolu ni l’être relatif, mais un « troisième genre » (« triton allo genos »,
48 e 3). Plus surprenant encore, les images employées par Platon semblent
contradictoires : la chôra est comparée tantôt à une matrice – une « mère »
(« mêtêr », 50 d 2) ou une « nourrice » (« tithênê », 52 d 4) –, tantôt à une
empreinte (« ekmageion », 50 c 1). Aussi bien saisir la chôra relève-t-il
d’un « raisonnement bâtard » (« logismô tini nothô », 52 b 2), où « nous la
voyons comme en un rêve » (« oneiropoloumen blepontes », 52 b 3).
Chôra est un mot du genre féminin, et ce n’est pas un hasard. En effet,
la teneur générale du propos de Platon à cet égard le place dans le

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registre de la maternité. Rappelons, pour faire image, que tithênê vient de


la racine européenne tit, exprimant l’idée de téter, que l’on retrouve dans
téton, tétine, etc. Ainsi, la chôra donne le sein à l’être relatif, relation qui
devient plus claire encore si l’on s’avise que genesis veut dire « nais-
sance ». Effectivement, Platon compare l’être absolu à un père, la chôra à
une mère, et l’être relatif à leur enfant (50 d 2). Toutefois, l’imprécision
voulue des images qu’il emploie n’autorise certainement pas à réduire le
rapport chôra/genesis à la seule maternité. La chôra est bien d’un « troi-
sième genre », que nous aurons à expliciter.
Tout autre est la manière dont Aristote, au IVe livre de sa Physique,
définit le topos (lieu). Là, il s’agit bien d’une définition, et des plus métho-
diques. Aristote commence par exclure ce que le lieu n’est pas : ni la
« forme » d’une chose, ni l’« intervalle » entre deux choses, ni la « matière »
de la chose. Puis il en vient à la définition proprement dite du lieu :

Comme le vase est un lieu transportable, ainsi le lieu est un vase qu’on
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ne peut mouvoir [« aggeion ametakinêton », 212 a 15]. […] Par suite
la limite immobile immédiate de l’enveloppe [« to tou periechontos
peras akinêton prôton », 212 a 20], tel est le lieu 2.

Il y a là deux différences essentielles par rapport à la chôra platoni-


cienne. D’abord, le topos aristotélicien possède une limite définie (peras) ;
en revanche, la chôra, on l’a vu, est indéfinie. Ensuite, le topos est sépa-
rable de la chose qu’il situe, comme un vase est séparable du liquide qu’il
contient, car la chose est mobile, tandis qu’il ne l’est pas ; la chôra, elle,
étant à la fois l’empreinte et la matrice de la genesis, en est indissociable.
Comme en témoigne l’héritage lexical qui, dans les langues européennes,
a multiplié les composés de topos, c’est la lignée de topos, non celle de
chôra, qui a dominé la conception que les Européens, par la suite, se sont
faite du lieu ; cela tout particulièrement dans la pensée moderne. Il n’est
pas jusqu’à l’interprétation derridienne de la chôra qui ne soit, en fait,
déterminée par une pensée du topos. En effet, ce que Derrida considère
dans sa Khôra 3 se limite en fin de compte au texte qui est le topos du propos
platonicien, tandis qu’il fait totalement abstraction du milieu (la chôra)
dans lequel un tel propos a pu être tenu, et qui pourtant en fait le véritable
sens. Pareille forclusion aurait de quoi surprendre, si elle n’était, comme
nous le verrons, inhérente à la conception même que les modernes se sont
faite de l’être et du lieu de l’être.

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3. Lieu, milieu, espace.

De ce qui précède ressort la nécessité de mieux définir le rapport entre


lieu et milieu. Milieu est un terme déroutant, puisqu’il signifie à la fois ce
qui est « au centre » (par exemple, dans « l’église est au milieu du village »)
et ce qui « est autour » (par exemple, dans « l’eau est le milieu vital des
poissons »). Dans le présent texte, il s’agira plutôt de ce qui est autour ; à
savoir la chôra d’un certain topos. Ainsi, le topos occupé par un poisson ne
va pas sans le milieu ambiant duquel ce topos fait partie : une mare, une
rivière ou la mer, qui en sont la chôra nourricière.
Mais alors, ne s’agirait-il pas du rapport entre lieu et espace ? En un
sens, oui ; mais cela uniquement dans le concret, non dans l’abstrait. La
chôra n’est en aucune manière l’espace absolu – homogène, isotrope et
infini – du paradigme moderne-classique (celui de Newton), c’est-à-dire
une pure abstraction, dans quoi se définiraient, selon leurs seules coordon-
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nées cartésiennes, des lieux géométriques également abstraits. La chôra,
elle, est un « milieu » concret. Comme par exemple la mer, ou comme la
campagne.
L’espace moderne-classique, quant à lui, est issu de la définition aris-
totélicienne du topos comme « séparable » des choses. La condition d’une
telle séparation n’est autre en effet que cette pure vacuité préexistant aux
corps qu’est l’espace newtonien, et que présupposaient déjà (sans la qua-
lifier) les figures de la géométrie euclidienne.
Le milieu, en revanche, est nécessaire à la concrétisation de l’être : telle
est l’idée que l’image de la tithênê platonicienne doit nous laisser. Telle est
également l’idée générale qui se dégagera du Dasein, l’« être-là » heideggé-
rien : sans ce da – ce « là » ou cet « y » –, pas de sein. Concrètement donc,
pas d’être sans existence et sans devenir (genesis) au sein d’un certain
milieu. Si l’on pousse cette logique jusqu’au bout, cela veut dire qu’il ne
peut y avoir d’ontologie sans géographie.
Soit ; mais cela ne règle pas la question de savoir en quoi il s’agit ici de
lieu ou de milieu.
La réponse découle de la double différence entre topos et chôra : le pre-
mier est séparable de la chose, la seconde ne l’est pas ; celle-ci est indéfinie,
celui-là ne l’est pas. De même, entre lieu et milieu, la différence est d’une
part qu’un lieu se situe dans un milieu (un topos, par exemple Athènes, se
situe dans une chôra, par exemple l’Attique), mais pas l’inverse ; d’autre
part, qu’un lieu est définissable par rapport au milieu où il se situe, tandis
que ce milieu ne l’est pas plus que l’horizon n’est saisissable ; enfin, qu’un
être quelconque peut toujours changer de lieu, mais pas de milieu – sauf à

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devenir un autre. En un mot, si le lieu est là où il y a quelque chose, le


milieu est ce sans quoi il ne peut y avoir quelque chose.

4. Logique du « topos » et logique du « basho ».

Le lieu aristotélicien reste là où il est. La chose qu’il situe, en revanche, est


mobile ; mais, en bougeant, elle ne devient pas pour autant autre chose. En
cela, le lieu et la chose ont un trait commun : ils restent ce qu’ils sont, même
quand ils se séparent. En d’autres termes, ils gardent leur identité, c’est-
à-dire qu’ils subsistent dans leur être, indépendamment de leur relation.
Cette subsistance de l’être diffère profondément du devenir (la genesis)
de l’être relatif dans son rapport évolutif avec la chôra, qui est un rapport
concret. Rappelons que le mot « concret » vient de concretus, participe
passé de concrescere (« se former par agglomération »), lequel s’est lui-
même formé à partir de cum (« avec », « ensemble ») et de crescere
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(« croître »). Une relation concrète, c’est un croître-ensemble : une relation
où l’on ne sépare pas les choses qui, dans un milieu commun, naissent,
grandissent, puis vieillissent et meurent.
Cette concrescence étrangère à l’identité marque le rapport genesis/
chôra : l’empreinte-matrice. Un rapport aussi contradictoire (à la fois une
chose et son contraire) n’est pas pensable selon le principe binaire de
l’identité ou de sa négation qui gouverne la logique d’Aristote, et après lui
la pensée européenne jusqu’à nos jours ; et c’est bien pourquoi Platon par-
lait de « raisonnement bâtard » et de « troisième genre ». De quoi donc ce
genre est-il le bâtard ? Le Timée ne nous le dit pas, et c’est ce qui justement
a fait que la pensée européenne s’est fondée sur ce qu’Aristote, en revanche,
posait explicitement : une logique de l’identité du sujet, qui exclut le tiers,
et considère des topoi, non leur chôra.
C’est à cette logique-là que s’en est pris au XXe siècle le courant de
pensée de l’école de Kyoto, dans sa volonté de « dépassement de la moder-
nité » (« kindai no chôkoku ») 4. Nishida en particulier entendit substituer,
à la logique aristotélicienne de l’identité du sujet, une « logique (de l’iden-
tité) du prédicat » (« jutsugo no ronri »), qu’il appelait aussi, et plus géné-
ralement, « basho no ronri ». Cette expression est habituellement traduite
par « logique du lieu » ; mais c’est là risquer un contresens, car le basho en
question est bien davantage une chôra qu’un topos. Nishida lui-même fait
le rapprochement :

Cela, je le nommerai basho, en m’inspirant de ce que Platon dit dans le


Timée de ce qu’il faut bien appeler la chose qui reçoit les Idées (« ideya
wo uketoru mono to iu beki mono ») 5.

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On voit que Nishida se place néanmoins ici dans une perspective radica-
lement non platonicienne, puisqu’il ignore la distinction entre l’être absolu
et l’être relatif, laquelle a fondé la métaphysique européenne. Pour lui, la
chôra reçoit directement les Idées, pas leur reflet (i.e. la genesis), comme
dans le Timée. Il refuse donc la transcendance de l’être : celui-ci ne peut
qu’être situé. Situé dans un basho, autrement dit dans un certain champ,
ou un certain milieu, qui le relativise.
Sans discuter ici plus en détail la conception que Nishida se fait du
basho, retenons qu’il l’assimile à un prédicat, et faisons l’hypothèse que
cela n’est pas sans lien avec la langue japonaise, tout comme la logique
aristotélicienne reflétait le grec. En effet, à l’énoncé « Socrate est un
homme » correspond en japonais une construction (« Sokuratesu wa nin-
gen de aru ») qui implique doublement une situation. D’abord, parce que
le verbe aru n’est pas vraiment la copule « être » (un être qui du reste peut
se poser dans l’absolu), mais plus justement un « y avoir » nécessairement
situé : ainsi dans l’expression « hon ga aru » (« il y a un livre »). Ensuite
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parce que la particule de est fondamentalement locative : « Nihon de »,
c’est « au Japon » ; « heya de neru », c’est « dormir dans la chambre ». Ainsi
la construction… « de aru », c’est analytiquement « se trouver dans le
basho… ». « Sokuratesu wa ningen de aru », plutôt que « Socrate est un
homme », c’est « il y a Socrate dans le basho “homme” » 6.
C’est dire qu’en japonais le prédicat subsume le sujet, alors qu’en fran-
çais il n’en est qu’un attribut (i.e. ce qui appartient à un être). Il le subsume
(« hôsetsu suru ») à tel point qu’il l’engloutit (« botsunyû suru 7 ») ; et effec-
tivement, dans la langue japonaise, notamment chez Nishida, le sujet peut
disparaître, obligeant la traduction française à en inventer un 8 !
C’est là renverser complètement la relation de l’être au monde. En parti-
culier, c’est interdire ce qui se produisit en Europe au XVIIe siècle : l’affirma-
tion du cogito face à un monde objet – l’objet, notamment, de la science
moderne. C’est exactement à ceci que revient la logique du prédicat nishi-
dienne : en somme, à culbuter le rapport qui permit l’émergence du sujet
individuel moderne et celle, corrélative, de l’objet individuel moderne, pour
affirmer au contraire leur subsomption dans un milieu commun. La logique
du basho, c’est la logique de cette subsomption. Il est du reste révélateur
que Nishida, dans ses derniers travaux, l’ait rapprochée de la religion – cela
de quoi la science moderne, pour s’établir, a dû radicalement se distinguer.

5. La trajectivité des lieux de l’écoumène.

Ce à quoi s’oppose la logique du champ nishidienne, sans toutefois


l’identifier comme tel, c’est le topos ontologique moderne 9, à savoir la défi-

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nition du sujet individuel par son corps physique, son existence n’excédant
pas ce topos. Le reste, ce sont des objets, ou d’autres sujets. En revanche, la
logique du champ subsume cette existence dans un basho irréductible à son
topos ; c’est-à-dire qu’elle y implique un milieu, lequel comprend aussi bien
des choses qu’une intersubjectivité.
Bien que Nishida lui-même ne l’ait pas fait 10, l’on rapprochera cette
logique du champ de la conception heideggérienne du Dasein comme ek-
sistence (« être-au-dehors-de-soi » [Ausser-sich-sein], « être-auprès-des-
choses » [bei-den-Dingen], « être-avec » [Mitsein], etc.). Et, bien que Hei-
degger lui-même ne l’ait pas fait, l’on rapprochera de cette logique ses
écrits ultérieurs à propos du lieu comme Ort, ce qu’il conçoit dans un sens
irréductible au topos (duquel, par contraste, on peut rapprocher sa concep-
tion de la Stelle) et, corrélativement, à la conception moderne de l’espace
comme contenant universel et neutre :

La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais […] ce à partir de


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quoi quelque chose commence à être. […] Il s’ensuit que les espaces
reçoivent leur être des lieux et non de « l’ »espace 11.

De même que le Dasein sonnait le glas de l’ontologie du cogito, de même


cette conception du rapport lieu/espace est radicalement au-delà de
l’espace absolu (ou « universel ») du paradigme cartésien-newtonien, dans
les topoi duquel le mouvement moderne en architecture a sérialisé des
objets identiques aux quatre coins de la planète. Elle consonne en revanche
avec la cosmologie einsteinienne, dans laquelle « la matière dit à l’espace-
temps comment se courber 12 ».
Au demeurant, il s’agit ici de l’écoumène – la relation humaine à l’éten-
due terrestre. Après Nishida, Heidegger, Watsuji, Merleau-Ponty, Leroi-
Gourhan 13 et d’autres, cette relation ne peut plus être conçue dans les
termes du topos ontologique moderne. On parlera de la « médiance » de
l’être humain, à savoir du couplage, dans le « moment structurel de l’exis-
tence humaine 14 », du topos de son corps animal individuel et de la chôra
éco-techno-symbolique du milieu, ou du corps médial, qui lui est commun
avec les autres humains. Considéré en dehors de cette médiance, le sujet
individuel, borné à son topos, n’est qu’une abstraction. Dans sa réalité
concrète, l’humain est un Dasein. Il revient à Leroi-Gourhan 15 de l’avoir
corroboré, dans une approche positiviste sans référence à la phénoméno-
logie, en interprétant l’émergence d’Homo sapiens par une extériorisation
des fonctions de son corps animal en systèmes techniques et symboliques,
excédant ce que j’appelle ici le topos de ce corps animal, et sans rétroac-
tion desquels sur celui-ci l’hominisation n’aurait pas eu lieu.
Ce processus, toutefois, ne s’est pas borné à l’émergence de notre espèce ;

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il est actif en chacun d’entre nous. C’est la trajection par laquelle nos sys-
tèmes techniques projettent notre corporéité jusqu’au bout de notre monde
(ils cosmisent notre corps), tandis que nos systèmes symboliques rapatrient
notre monde au sein de notre corps (ils somatisent notre monde) sous la
forme, notamment, des connexions neuronales qui le représentent dans
notre cerveau 16. Il y a, autrement dit, trajection de notre topos en chôra, et
de notre chôra en topos.
Cette trajection est ce qui anime la médiance de l’humain, et fait que sa
dualité n’est aucunement soluble dans le dualisme moderne. Il ne s’agit
pas de la relation abstraite sujet/objet, mais de la relation concrète où nous
existons dans les choses, et où les choses existent en nous ; partant, elles ne
peuvent être disposées dans l’étendue comme des objets indifférents aux
topoi (aux Stellen, dirait Heidegger) qu’ils occupent, car ce qui y est en
jeu, c’est notre existence – la mienne, avec celle de mes semblables. Notre
topos individuel est ainsi indissociable de notre chôra collective.
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Conclusion : la « genesis » des lieux de l’écoumène.

L’approche écouménale ainsi esquissée permet une hypothèse quant au


« genre bâtard » que Platon attribuait à la chôra. Ce genre ne peut cadrer
avec le dualisme moderne, car il ne se réduit ni au sujet singulier ni à l’objet
universel. On peut l’imaginer comme la trajectivité de la relation concrète
qui existe entre les choses de l’écoumène – cette nécessaire demeure (oikos,
d’où « hê oikoumenê » : l’« habitée », i.e. l’écoumène) qui est celle de notre
être et qu’empreint notre existence à la fois collective et individuelle, à mi-
chemin des deux pôles abstraits que sont le subjectif et l’objectif ; trajecti-
vité qui en fait justement des choses concrètes, non des objets abstraits.
Corrélativement, les lieux concrets de l’écoumène (l’ensemble des
milieux humains) sont animés de la même trajection. Ils sont nécessaire-
ment à la fois des topoi et une chôra, dans un perpétuel jeu d’échelles où
se composent indéfiniment la cosmisation de notre corps (du topos vers la
chôra) et la somatisation de notre monde (de la chôra vers le topos).
C’est dire que, pas plus que nous ne pouvons nous en tenir au topos
ontologique moderne, nous ne pouvons considérer notre existence comme
seulement ek-sistence, au sens d’un « être-au-dehors-de-soi » à la manière
heideggérienne ou d’une extériorisation de notre corporéité à la manière de
Leroi-Gourhan ; car, à ce compte-là, toute individualité se dissoudrait dans
le milieu commun, et le monde ne cesserait de nous fuir. Dans sa trajecti-
vité, l’existence humaine est tout autant ek-sistence hors de cette chôra
collective qu’elle l’est hors du topos individuel 17 ; et c’est justement de
l’infinie contingence de cette dualité inhérente à l’humain, cet être à la fois

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Date : 10/9/2010 10h21 Page 25/192

Logique des lieux de l’écoumène

individuel et collectif, que naissent indéfiniment les histoires humaines.


Telle est la genesis des lieux de l’écoumène.

Augustin BERQUE
berque@ehess.fr
EHESS, Paris

NOTES

1. Dans cette section, je reprends en les actualisant les points principaux du premier chapitre
(« Lieu ») de mon livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Paris, Belin, 2000),
où l’on trouvera de plus amples références.
2. Aristote, Physique, trad. Henri Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1966 (1926).
3. Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993. Pour une critique plus détaillée de cet essai,
voir Écoumène, op. cit., p. 26 sq.
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4. Sur lequel on pourra lire James Heisig, Les Philosophes du néant. Un essai sur l’école de
Kyôto, Paris, Éditions du Cerf, 2008 ; Bernard Stevens, Topologie du néant. Une approche de l’école
de Kyôto, Louvain, Peeters, 2000 ; et plus spécialement Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et
dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
5. Je traduis d’après Nishida Kitarô Zenshû (Œuvres complètes de Nishida), Tokyo, Iwanami,
1966, t. IV, p. 209.
6. Cette construction évoque certains apports des sciences cognitives, dont George Lakoff et Mark
Johnson (dans Philosophy in the Flesh. The Embodied Mind and its Challenge to Western Thought,
New York, Basic Books, 1999) ont tiré entre autres (p. 50 sq.) les principes suivants : « Categories
are containers », et « Relations are containers ».
7. Expression fort utilisée par Nishida.
8. Dans mon article « Le monde est-il notre langage ? Médiance et logique du lieu chez Watsuji
et Nishida » (in Patrick Beillevaire et Anne Gossot [dir.], Japon pluriel. Actes du premier colloque
de la Société française des études japonaises, Arles, Philippe Picquier, 1995, p. 293-304), j’ai
relevé que, dans Basho (Lieu, 1927), la phrase même où Nishida pose cet engloutissement du sujet
(logique) n’a pas de sujet (grammatical). De tels faits m’ont conduit à écrire (dans « Le japonais »,
in Jean-François Mattéi [dir.], Encyclopédie philosophique universelle, vol. IV, Le Discours philoso-
phique, Paris, PUF, 1998, p. 240-250) que « le sujet aux sens linguistique et logique du terme tend
à s’effacer devant un ambiant qui implique aussi le sujet psychologique » (p. 249).
9. Voir sur ce thème mon article « Vers une mésologie – au-delà du topos ontologique moderne »,
in Michel Wiewiorka (dir.), Les Sciences sociales en mutation, Auxerre, Éditions Sciences humaines,
2007, p. 149-154 ; et plus généralement Écoumène, op. cit.
10. Basho fut publié la même année que Sein und Zeit, en 1927.
11. Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 183 (extrait de Bâtir
habiter penser).
12. Selon l’expression du physicien américain John Wheeler, cité dans Michel Serres et Nayla
Farouki (dir.), Le Trésor. Dictionnaire des sciences, Paris, Flammarion, 1997, p. 829.
13. Ne pouvant ici discuter ces auteurs (et les nombreux autres qui les complémentent), je
renvoie aux commentaires que j’en fais dans Écoumène, op. cit.
14. « Ningen sonzai no kôzô keiki » : l’expression est de Watsuji Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki
kôsatsu (Milieux. Étude humanologique) [1935], Tokyo, Iwanami, 1979, p. 3.
15. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
16. Sur la généalogie des concepts de médiance et de trajection, voir mon Sauvage et l’Artifice.

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Augustin Berque
Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. Sur l’état présent de cette problématique,
outre Écoumène (op. cit.), voir ma Pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008.
17. On voit que cette position récuse à la fois l’individualisme méthodologique et la prééminence
du social. Refusant de s’enfermer dans les termes de la querelle entre Spencer et Durkheim, elle
prône une troisième voie. Celle-ci fut illustrée par Watsuji Tetsurô, dont l’Éthique était fondée sur
l’ambivalence inhérente à l’humain (ningen) – cet être qui, dans sa médiance, est structurellement à
la fois individuel et social, hito et aida.

RÉSUMÉ

L’article part de la comparaison de divers équivalents du français il y a pour souligner la


complexité du rapport entre lieu et être. Il rappelle ensuite les conceptions que Platon et Aristote se
sont faites respectivement de la chôra et du topos, et survole leur héritage pour en arriver à
l’examen de la « logique du lieu » (« basho no ronri »), ou « logique du prédicat » (« jutsugo no
ronri »), mise en avant par Nishida à l’encontre de la logique aristotélicienne de l’identité du sujet,
et de ses implications historiques. Tout lieu de l’écoumène (la relation de l’humanité à l’étendue
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terrestre) participe concrètement d’un rapport sujet/prédicat (S/P), selon un mode ontologique qui
n’est autre que la réalité ; mais tous les lieux ne sont pas chargés d’autant de prédicats que le sont
les hauts lieux, lesquels par excellence illustrent la problématique heideggérienne de la « spacia-
tion » (Räuumung) émanant de l’Ort (lieu) d’une véritable chose, à la différence de la simple Stelle
(emplacement) d’un objet dans l’espace neutre des modernes, lequel procède de la logique du sujet.
En revanche, s’en remettre à la seule logique du prédicat ne serait qu’une régression culbutant le
paradigme moderne. Nous devons non pas régresser en deçà de la modernité, mais la dépasser,
dans une logique dite « trajective » qu’on résumera par la formule r = S/P, lue « la réalité, c’est S en
tant que P » ; formule qui revient à dire que, dans l’écoumène, tout être se compose dynamiquement
d’un lieu individuel (un topos) et d’un milieu collectif (une chôra).

SUMMARY

Starting from a comparison of some equivalents of the English there is, the article underlines the
complexity of the relationship between being and place. It refers to the conceptions which Plato and
Aristotle respectively had of the chôra and the topos and alludes to their heritage before examining
the “logic of place” (“basho no ronri”), or “logic of the predicate” (“jutsugo no ronri”) put forward by
Nishida against the Aristotelian logic of the identity of the subject, and its historical implications.
Any place in the ecumene (the relationship of Humankind with the Earth) takes part in a relation
between subject and predicate (S/P), in an ontological mode which is concrete reality. Some places
– as a Heideggerian Ort instead of a mere Stelle (position of an object in the universal and neutral
space postulated by the modern, which precedes the objects put therein and procedes from an
Aristotelian logic of the identity of the subject) – have more predicates than others, and from there
emanates (räuumt) a specific space. However, privileging a logic of the predicate, as did Nishida,
would only be a reversal of the modern paradigm. We must not regress before modernity, but
overcome it in a logic which is here advocated as trajective and can be summed up in the formula
r = S/P, which reads “reality is S taken as P”. In other words, any being in the ecumene pro-
ceeds, concretely, from the dynamic coupling of an individual place (a topos) and a collective milieu
(a chôra).

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