Vous êtes sur la page 1sur 26

CRITIQUE EXISTENTIELLE DE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE.

ELÉMENTS POUR UNE « TRANSITION ANTHROPOLOGIQUE »


Christian Arnsperger

Université Saint-Louis - Bruxelles | « Revue interdisciplinaire d'études juridiques »

2016/2 Volume 77 | pages 73 à 97

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
ISSN 0770-2310
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

juridiques-2016-2-page-73.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Université Saint-Louis - Bruxelles.


© Université Saint-Louis - Bruxelles. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


R.I.E.J., 2016.77

Critique existentielle de la croissance économique


Eléments pour une « transition anthropologique »

Christian ARNSPERGER
Professeur à l’Université de Lausanne (Institut de géographie et durabilité)

Résumé

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
Cet article a pour objectif de faire le point sur une question cruciale mais trop
souvent passée sous silence : comment « déraciner » les ressorts de la
croissance économique comme base même de nos motivations dans la
sphère économique. Pour ce faire, il propose une analyse approfondie des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

soubassements existentiels de notre système consumériste, productiviste et


croissantiste, inscrite dans la tradition de l’anthropologie économique
critique et visant à montrer que l’économie politique classique a, dès le
départ, postulé une sorte de « pulsion de croissance » qui ferait partie du
cœur des motivations de tout être humain. Aveuglément, l’économie
contemporaine pose la croissance comme un principe existentiel
incontournable et incontestable. À partir de là, le caractère socialement
construit et psychologiquement pathologique d’une croissance économique
perpétuelle devient invisible et cette croissance est présentée comme une
propriété naturelle des « bons » systèmes économiques. L’article tente de
démystifier cette posture naturaliste en partant de la pensée d’Adam Smith
telle que relue par Christian Marouby, et en la critiquant à la lumière des
travaux d’anthropologues et de philosophes davantage sensibles aux
alternatives à la croissance. L’approche de la « contreproductivité », de l’«
autonomie » et de la « convivialité » d’Ivan Illich est proposée comme voie
de sortie vers une critique existentielle de la croissance économique et de
reconstruction d’une science économique mieux adaptée aux nécessités de
notre temps.

Pourquoi vouloir analyser et comprendre les soubassements


existentiels et psychologiques de la croissance économique ? La critique
sociale et écologique de la croissance, qui s’est fortement développée ces
dernières années, n’est-elle pas suffisante ? Mettre en évidence – comme
on le fait de plus en plus actuellement – les impacts délétères d’une
croissance économique indiscriminée sur les liens sociaux, sur la cohésion
politique, sur la biosphère et sur la qualité de vie, n’est-ce pas déjà annoncer
la « fin de la croissance » ? Pour ma part, je défends depuis le début des
années 2000 une thèse qui peut jeter le trouble dans ces certitudes

73
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

critiques : la croissance économique est non seulement un phénomène


économique mais aussi un dispositif existentiel.

1. La croissance, un projet collectif humaniste ancré dans l’existentiel

Au plan collectif, la croissance économique sert de réponse – certes


mal ajustée, nous le verrons, aux nécessités écologiques et
anthropologiques d’aujourd’hui, mais malgré tout encore très puissante – à
un problème structurel : celui de fournir les « conditions-cadre » pour la
satisfaction des besoins matériels d’organismes humains fragiles, finis et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
1
mortels . Le thème de la Grande Faim (et, historiquement, de la famine) a
obsédé les collectifs humains durant des millénaires, jusqu’au cœur des
grandes floraisons culturelles renaissantes et même jusqu’à l’aube de la
2
modernité . À l’époque d’Adam Smith et de l’émergence, au sein des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

Lumières écossaises, de ce que Christian Marouby a appelé une


3
« anthropologie de la croissance » , l’humanisme de l’économiste consistait
avant tout à s’engager en faveur de l’élargissement, à l’échelle de la nation,
des possibilités de consommation de la population.
La croissance économique moderne est donc un projet collectif – plus
bas, je parlerai même d’un projet culturel – ancré dans les hantises
ème
existentielles d’une période historique particulière : celle du XVIII siècle
finissant, où la misère la plus sombre d’une majorité de la population côtoie
les espoirs les plus lumineux des économistes et des moralistes, notamment
dans les nations se trouvant à l’orée de la Révolution industrielle.
L’entreprise anthropologique de Smith est très originale à l’époque,
puisqu’elle s’inspire d’une tradition écossaise naissante d’« historiographie
conjecturale » mettant en évidence des stades d’évolution de la société et
de l’économie. L’approche de Smith consistait à montrer que l’humain
croissantiste dont a besoin – et que produit – le « stade commercial et
industriel » de l’évolution humaine était déjà inscrit dans les chasseurs-
cueilleurs du pléistocène et n’attendait que la division moderne du travail et
les techniques modernes d’échange, de financement et de communication
pour s’épanouir pleinement.

1
Ch. ARNSPERGER, Critique de l’existence capitaliste : Pour une éthique existentielle
de l’économie, Paris, Cerf, 2005.
2
P. CAMPORESI, Le Pain sauvage : L’imaginaire de la faim de la Renaissance au
e
XVIII siècle, tr. fr. de M. Aymard, Paris, Le Chemin vert, 1981.
3
Ch. MAROUBY, L’économie de la nature : Essai sur Adam Smith et l’anthropologie
de la croissance, Paris, Seuil, 2004.

74
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

Aux yeux de Smith, les stades « primitifs » de la chasse et de la


cueillette, de la sédentarisation agricole et de l’urbanisation naissante ne
faisaient que préparer le stade ultime d’un capitalisme commercial et
industriel – celui dont il avait la naissance devant les yeux à son époque et
dont, en bon moraliste déiste et providentialiste, il espérait qu’il réaliserait
enfin ce que cherchait à faire la « Main invisible » de la Nature depuis des
millénaires : combiner les quêtes individuelles de reconnaissance sociale et
d’enrichissement matériel pour permettre l’émergence d’une société à
jamais libérée de la hantise de la faim et de la mort précoce.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
Smith lui-même ne parlait pas tant en termes de « croissance » qu’en
termes de « richesse » ou de « prospérité ». Cette différence peut sembler
essentielle au plan du vocabulaire, mais en termes anthropologiques elle est
– quand on va y voir de plus près – sans importance. En effet, ce que Smith
et toute l’économie politique après lui, Karl Marx y compris, a cherché à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

faire, c’est construire une philosophie existentielle de l’histoire dans laquelle


l’angoisse individuelle de la finitude, la lutte de l’humanité contre la nature et
la quête d’infini qui nous habite puissent être harnachées à une économie
de la non-finitude ou, plutôt, à une culture du déni économique de la finitude.
J’insiste sur le fait que ce projet culturel apparaissait à l’époque
comme profondément et radicalement humaniste. Ce en vue de quoi la
culture devait être réorganisée, selon Smith, c’est la possibilité de donner
accès au plus grand nombre possible d’êtres humains à la palette la plus
large possible de moyens de satisfaction de leurs besoins. L’immense
problème, c’est qu’il a légué à toute l’économie politique classique – et, par
la suite, aux néoclassiques qui n’y ont vu goutte et ont foncé tête baissée
dans l’impasse – une anthropologie et une psychologie économiques
construites pour transformer une « logistique des besoins » en une
« mécanique de croissance ».
L’ouvrage de Marouby sur Smith et l’anthropologie de la croissance
est l’un des meilleurs livres d’anthropologie économique fondamentale que
je connaisse. Combinées aux recherches d’Ernest Becker sur la culture
4
comme dispositif de déni de la mort , les thèses de Marouby fournissent un
outillage sans pareil pour comprendre l’emprise du projet collectif – projet
culturel et, progressivement, projet politique – de la croissance économique
sur les sociétés occidentales modernes.
Selon Smith, le « fonds universel » de l’humain se réduit à deux
impulsions : d’une part, le besoin de reconnaissance d’autrui et, d’autre part,
le désir d’améliorer constamment son sort matériel. On voit immédiatement

4
E. BECKER, The Denial of Death, New York, Basic Books, 1971.

75
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

qu’il n’y a pas de mécanisme d’autolimitation dans ces deux impulsions. Les
travaux de Jean-Pierre Dupuy et de Paul Dumouchel sur le désir mimétique
5
girardien nous ont montré – ou en tout cas fortement suggéré – que le
couplage entre enrichissement matériel et quête de reconnaissance sociale,
voire l’utilisation de la richesse individuelle comme moyen de
reconnaissance sociale, suffit à mettre en place un engrenage a priori sans
fin. Violence économique entre humains et violence des humains envers la
nature peuvent aisément se comprendre dans ce cadre.
L’individu « smithien » est constitutivement arrimé à l’obsession d’une

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
sortie de la « misère primitive ». Cette aspiration possède bien entendu,
clairement, une légitimité historique, mais l’anthropologie économique
smithienne ne possède pas de cran d’arrêt intérieur pour passer à une vision
différente de l’être humain.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

2. L’impasse de la social-démocratie croissantiste

Ceci ouvre des perspectives de discussion intéressantes et


importantes, sur lesquelles je reviendrai plus loin. Pourtant, il faut tout
d’abord constater à quel point deux phénomènes contemporains en
apparence indépendants, mais en réalité très complémentaires et
probablement liés, ont enfermé la réflexion sur l’après-croissance (ou l’« a-
6
croissance », comme l’appelle judicieusement Serge Latouche ) dans une
véritable impasse. Les deux phénomènes peuvent être considérés comme
des héritages plus ou moins lointains – et qu’il désavouerait sans doute en
partie – de la pensée de Smith.
Il y a, d’une part, l’idée smithienne d’une double impulsion humaine de
reconnaissance et d’enrichissement. Elle a donné naissance, à partir de la
ème
fin du XIX siècle, à la caricature néoclassique d’un « homme
économique » doté de ce que les économistes mathématiciens appellent
des « préférences monotones croissantes ». En termes littéraires, cela
signifie que les agents économiques préfèrent toujours plus de n’importe
quel bien à moins.
D’autre part, et notamment sous la houlette de Léon Walras et de
Vilfredo Pareto, ces grands penseurs néoclassiques de l’école de Lausanne,
ème
s’est développée tout au long du XX siècle l’idée d’une « économie
sociale de marché », combinant la Main invisible du marché avec le
socialisme, le solidarisme et la quête d’un bien-être des citoyens. En termes

5
J.-P. DUPUY et P. DUMOUCHEL, L’enfer des choses : René Girard et la logique de
l’économie, Paris, Seuil, 1979.
6
S. LATOUCHE, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.

76
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

politiques, ces penseurs ont inauguré un courant de réflexion et d’action qui


a accompagné avec une certaine sympathie les mouvements ouvriers et qui
a débouché sur la notion de social-démocratie, concrétisée dans les Etats-
providence occidentaux de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre.
Les néoclassiques n’étaient pas et ne sont toujours pas, dans leur
7
grande majorité, des néolibéraux . En revanche, équipés de l’anthropologie
économique smithienne, ils ont tablé sur le schéma d’une social-démocratie
croissanciste axée sur une aspiration aux profondes racines existentielles :
donner accès, à tous les citoyens, à une palette maximale de biens et de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
services marchands (ou financés à partir des recettes marchandes) – palette
appréhendée de façon indiscriminée comme tout ce qui peut être produit par
des acteurs concurrentiels en vue de rencontrer une demande solvable.
Ajoutons à cela que la logique bancaire et financière actuellement
dominante consiste à financer tout ce qui peut dégager une demande
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

solvable, donc croître au cours du temps indépendamment de ses impacts


8
humains et écologiques . Nous obtenons alors l’image complète d’une
option culturelle extrêmement forte : celle de vouloir donner accès à tout le
monde, et aider financièrement les entreprises à produire tout ce qui
renforcera cet accès, à une palette aussi large que possible de biens et de
services répondant à une gamme indéterminée de besoins.
On voit dès lors que la croissance économique comme augmentation
annuelle d’une grandeur macroéconomique – le PIB ou le PNB – représente
l’institutionnalisation d’une anthropologie, d’une sociologie et d’une
politologie spécifiques, au sein de mécanismes économiques dominés par
l’incitation concurrentielle privée et la taxation publique des « fruits » de
cette concurrence. La figure anthropologique smithienne a joué ici un rôle
absolument déterminant. Nous sommes très largement socialisés dans une
culture où – mes collègues économistes de la croissance nous le répètent
9
sans cesse – les traits personnels et les capacités individuelles permettant
de contribuer à cet immense effort collectif sont à développer (sous le nom
générique de « capital humain ») et où il faut aussi construire les institutions
juridiques et politiques porteuses (i) d’une libération maximale des
opportunités de croissance et (ii) d’une capacité collective de redistribution
des « fruits » de cette croissance.

7
D. COLANDER, The Making of an Economist, Redux, Princeton, Princeton University
Press, 2007 ; D. COYLE, The Soulful Science : What Economists Really Do and Why
It Matters, Princeton, Princeton University Press, 2008.
8
H. Ch. BINSWANGER, Die Wachstumsspirale : Geld, Energie und Imagination in der
Dynamik des Marktprozesses, Marbourg, Metropolis, 2006.
9
E. HELPMAN, The Mystery of Economic Growth, Cambridge, Belknap, 2004 ; B. M.
FRIEDMAN, The Moral Consequences of Economic Growth, New York, Knopf, 2005.

77
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

Il est difficile de s’opposer à cette logique – sauf à voir qu’elle atteint


aujourd’hui de multiples limites, dont les plus évidentes sont les crises
écologique et sociale conjointes que nous traversons. Nous voulons
redistribuer, mais pas trop et pas trop vite – de sorte qu’il nous faut sans
cesse croître suffisamment pour permettre aux producteurs de la croissance
(les employés, les investisseurs, les dirigeants) de garder suffisamment de
surplus tout en en reversant suffisamment à la collectivité. Nous avons
besoin d’une logique win-win ancrée, en dernière instance, dans l’idée que
plus de tout pour tout le monde est toujours mieux et que donner davantage
à certains en réduisant la richesse d’autres est moralement et politiquement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
problématique – aspect existentiel smithien que Pareto avait très bien
compris quand il essaya, il y a plus d’un siècle, de définir l’efficacité
distributive d’une économie sociale. La solidarité, pressentait-il à juste titre,
ne fonctionnerait que si tout le monde y gagne – fondement, s’il en est, de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

nos compromis sociaux croissantistes jusque dans les mouvements


10
ouvriers . Or, c’est cette logique win-win, ancrée dans l’absence de
dispositifs anthropologiques d’autolimitation, qui provoque aujourd’hui un
11
gaspillage occidental et donc planétaire sans précédent , puisque les
acteurs économiques les plus à même de réduire leur richesse au profit des
autres tentent au contraire de poursuivre le projet smithien d’expansion sans
limites.

3. Dualisation anthropologique et dépassement du croissantisme


12
Les analyses anthropologiques d’Ernest Becker suggèrent que cette
logique est ancrée profondément dans l’angoisse existentielle que celles et
ceux qui réussissent dans l’économie sociale de marché partagent avec
celles et ceux qui y échouent – angoisse du manque et de la finitude que
d’autres cultures que la nôtre permettent aux gens de porter autrement,
mais que nous avons choisi d’essayer de porter à travers cette
« anthropologie de la croissance » enracinée dans une psychologie du
13
manque .

10
G. A. COHEN, « The Pareto Argument for Inequality », Social Philosophy and
Policy, vol. 12, 1995, p. 160-185.
11
A. GORZ, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx,
n°12, 1992, p. 15-29.
12
E. BECKER, The Denial of Death, op. cit., supra n. 4, ainsi que The Birth and Death
of Meaning : An Interdisciplinary Perspective on the Problem of Man, New York, Free
Press, 1962 et Escape From Evil, New York, Basic Books, 1973.
13
Je me permets ici de renvoyer à mes analyses détaillées dans Ch. ARNSPERGER,
Critique de l’existence capitaliste, op. cit., note 1, et Ethique de l’existence post-
capitaliste : Pour un militantisme existentiel, Paris, Cerf, 2009.

78
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

Le grand ethnologue américain Marshall Sahlins s’est fortement


opposé au diagnostic smithien d’une misère primitive que les gens auraient,
« dès le départ » en quelque sorte, essayé de dépasser. Il pensait, au
contraire, que les sociétés dites primitives vivaient dans une abondance
14
frugale . D’autres penseurs plus récents se sont joints à lui afin de plaider
en faveur d’une remise en question des hypothèses de base de
l’anthropologie smithienne – même quand ils ne l’appellent pas explicitement
ainsi. Ainsi, le philosophe écologiste Paul Shepard a défendu la vision d’un
homme du pléistocène excellemment ajusté à son milieu naturel, vivant en
symbiose avec lui et ne cherchant en rien à s’en arracher ou à étendre sur

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
15
lui son empire matériel à l’infini – vision également reprise par Kirkpatrick
Sale, disciple d’E.F. Schumacher et adepte d’une pensée de l’« échelle
16
humaine » . Selon ces penseurs, l’anthropologie smithienne ne serait
devenue « innée » aux humains qu’après leur sédentarisation, l’agriculture
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

et l’urbanisation imposant des structures sociales beaucoup plus


hiérarchiques – et moins tournées vers le féminin – et une organisation
économique davantage tournée vers l’accumulation des surplus et les
antagonismes territoriaux. Loin donc d’être un trait universel, la double
aspiration smithienne à l’enrichissement et à la reconnaissance par la
richesse – éléments clé, rappelons-le, de la Main invisible et du sens de
l’Histoire selon les Lumières écossaises – ne serait devenue un trait culturel
qu’avec l’émergence d’un système socioéconomique particulier. Il devient
donc aussi possible de construire une critique du quatrième « stade
industriel et commercial » de la modernité smithienne, fondée sur la remise
en cause de l’anthropologie croissantiste.
Le philosophe canadien C.B. Macpherson a émis l’hypothèse qu’à la
racine du développement du capitalisme industriel et commercial se situe
une dualisation anthropologique – un départ entre deux types humains que
j’appellerais « smithien » d’un côté et « sahlinsien » de l’autre.
Historiquement, le type smithien a pris le dessus, à la faveur d’une
autonomisation de la croissance comme logique existentielle de domination
et de symbolisation, ancrée dans le fait que cette croissance constitue une
réponse première aux angoisses de finitude. Dès lors, la plupart des
sociétés modernes ont « opté » (même si la teneur et la genèse exactes de
ce « choix » collectif resterait ici à clarifier) pour une symbolisation par la
croissance économique, qui devient ainsi source de sens et pourvoyeuse de

14
M. SAHLINS, Stone Age Economics, Londres, Routledge, 1974.
15
P. SHEPARD, Coming Home to the Pleistocene, Washington DC, Island Press,
2008.
16
K. SALE, After Eden : The Evolution of Human Domination, Durham, Duke
University Press, 2006.

79
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

valeurs socialement sanctionnées. Le type sahlinsien, quant à lui, n’a jamais


disparu pour autant – on le retrouve sous de nombreuses formes depuis
e
François Bernardone d’Assise au XIII siècle naissant jusqu’aux hippies des
années 1960 – et a sans cesse servi d’instance ou de figure critique au
17
cours de l’histoire des mouvements dits de sobriété volontaire . Les social-
démocraties croissantistes ont « opté » pour l’humain smithien mais force
est de constater, comme bon nombre de cliniciens l’observent de plus en
plus aujourd’hui, que beaucoup d’entre nous sommes des « sahlinsiens »
18
refoulés ou empêchés . Le succès immense du film documentaire
« Demain » en démontre avec force la nouvelle fécondité à l’heure où, sous

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
la pression des ravages d’une croissance qui ne tient plus ses promesses ni
écologiquement ni socialement, une nouvelle phase de mise en question
s’inaugure.
Une remise en question radicale de l’anthropologie de la croissance
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

n’est, au sein de notre modernité, possible que si l’on aspire à retrouver le


chemin vers une reconstruction anthropologique délibérée – geste rarement
effectué avec succès dans l’histoire (que l’on se figure les échecs de
l’« Homme-Dieu » chrétien et du « Nouvel Homme » communiste), mais qu’il
19
nous faut malgré tout aujourd’hui reprendre à de nouveau frais . Dans
l’espace imparti ici, je ne pourrai proposer qu’un schéma et non une théorie
complète. Il s’agit de penser une transition anthropologique à partir de la
prémisse beckerienne d’un être humain angoissé par sa finitude. Pour
exprimer les choses de façon synthétique, l’enjeu anthropologique d’une
transition post-croissance consiste à rejeter l’héritage du virage smithien,
après en avoir bien saisi – comme j’ai tenté de le faire dans les pages
précédentes – les limites et aussi les justifications historiques. Nous
pouvons alors revenir pour ainsi dire « en amont » vers le fondement

17
Voir notamment Ch. ARNSPERGER et D. BOURG, « Sobriété volontaire et
involontaire », Futuribles, 2014, n°403, p. 43-57.
18
Les thèses psychanalytiques de Becker pointent déjà dans cette direction, mais
c’est surtout les travaux un peu plus anciens de N. O. BROWN, Life Against Death :
The Psychoanalytical Meaning of History, Ann Arbor, Wesleyan University Press,
1958, qui ont suggéré un lien entre notre obsession de la croissance et de
l’accumulation, d’un côté, et notre déni de l’organicité et de la « primitivité » de notre
corps, de l’autre. Des postures cliniques plus récentes rejoignent des idées similaires
sur le déni, imposé systémiquement, de la corporéité et de la mortalité, notamment
chez J.-P. LEBRUN, Un monde sans limite, Toulouse, Erès, 1997 et Ch. DEJOURS,
Souffrance en France : La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
19
Je me permets de renvoyer également aux analyses détaillées que je propose
dans Ch. ARNSPERGER, « Progrès et conscience : Eléments pour une anthropologie
économique non réductionniste de la durabilité », in Science, conscience et
environnement : Penser le monde complexe, G. Hess et D. Bourg (dir.), Paris, PUF,
2016, p. 179-206.

80
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

beckerien et, de là, nous servir de notre compréhension des liens entre
croissantisme et angoisse pour bifurquer vers l’option sahlinsienne où la
manière de porter l’angoisse existentielle se déplace de la croissance vers
des modalités. Nous déboucherons alors sur le couple « convivialité/
autonomie » qui structure une tout autre anthropologie économique, bien
plus proche de ce dont nous avons besoin à l’heure des grands défis
actuels : celle d’Ivan Illich, grand penseur de l’anti-économie des années
1960 et 70.
La critique existentielle de l’anthropologie smithienne de la croissance

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
permet de « remonter » vers une racine beckerienne grâce à laquelle –
notamment par recours au savoir anthropologique de Sahlins que Becker
rejette a priori comme romantique, et que Smith avait pour sa part, deux
siècles auparavant, lu de façon complètement biaisée – il est possible de
repenser notre façon de « porter » l’angoisse de finitude et de mortalité.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

Sahlins nous suggère des schémas de vie en société et d’organisation


économique radicalement axés sur le commun et sur ce qu’en suivant la
pensée du géographe Augustin Berque, on pourrait appeler la « trajectivité
20
écouménale » : une façon spécifiquement écologique et poétique (au sens
étymologique du mot) d’habiter ensemble un « milieu », vécu
phénoménologiquement comme un « monde ambiant », comme une Umwelt
plutôt que comme une simple Umgebung ou environnement, et dont on se
sait intégralement – et heureusement – dépendant pour son existence. Et à
partir de là, il devient possible de « moderniser » la trajectivité écouménale
sahlinsienne afin de déboucher sur une anthropologie économique ancrée
dans les notions d’autonomie et de convivialité.
Le passage par Sahlins met en évidence – grâce au savoir
anthropologique construit et non plus au sein d’une quelconque
« spontanéité » primitive – d’autres façons (caractérisées par la
« médiance » au sens de Berque) de vivre au sein de la nature physique et
de ses fatalités, caractérisées par une décélération des rythmes de vie, un
rapport plus organique au monde non humain à travers une « conscience
21
cosmique » , des technologies dites « appropriées » privilégiant la
simplicité et la modularité au gigantisme et à la complexité, et l’acceptation
22
que l’humain ne peut exister que dans une « communauté écouménique »

20
A. BERQUE, Ecoumène : Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin,
1987 et Être humains sur la terre : Principes d’éthique de l’écoumène, Paris,
Gallimard, 1996.
21
G. HESS, « La conscience cosmique : Esquisse pour une conception non
réductrice de la relation de l’homme à la nature », in Science, conscience et
environnement, G. Hess et D. Bourg (dir.), op. cit., supra n. 19, p. 135-176.
22
Je dois cette expression à mon collègue Gérald Hess.

81
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

avec le reste des êtres sur la planète. En ce sens, les travaux de Sahlins, de
Shepard, de Sale et d’autres penseurs « néo-primitivistes » contribuent de
façon salutaire à dés-essentialiser l’homo œconomicus smithien : on peut
parler à cet endroit de véritables « Lumières néo-primitivistes », qui prônent
non pas du tout un retour en arrière ou un avachissement dans la
résignation, comme le suggèrent à tort les « accélérationnistes »
23
contemporains , mais la réappropriation moderne d’un rapport ancien au
monde – rapport que la férocité du déni smithien a éclipsé des siècles
durant, à la faveur d’une option à la fois culturelle et existentielle en faveur
du croissantisme. Marouby lui-même en appelle, à la fin de son livre sur

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
Smith, à « un monde où nous cultiverions des façons moins destructrices de
24
mériter l’approbation d’autrui » : il perçoit ainsi qu’à la lumière d’une
critique assez radicale de l’anthropologie smithienne, une autre
anthropologie pourrait – et devrait – émerger.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

L’humain croissantiste est une « donnée lourde » ancrée dans des


vérités existentielles assez intemporelles, mais il n’en est pas pour autant
une constante fixe ou immuable. Ce qui est essentiel ici, c’est le postulat
d’une « plasticité anthropologique » inscrite dans la condition même de l’être
humain : une capacité innée à dépasser l’inné, à se façonner soi-même
selon des voies pas seulement biologiques ou psychologiques. C’est-à-dire
une capacité innée, mais pas toujours activée (et que le fonctionnement de
l’économie et les valeurs qui y sont véhiculées peuvent étouffer), de se
transformer lui-même en fonction d’impératifs intérieurs et collectifs qu’il
perçoit et qu’il s’approprie.

4. Penser une transition anthropologique : Le paradigme illichien

Nul penseur mieux qu’Illich (si ce n’est, à un certain degré, ses


contemporains Schumacher et Gorz dont les apports ne seront pas discutés
ici, par esprit de parcimonie) n’a mis en place les outils conceptuels d’une
critique anthropologique de la croissance.
A. Contreproductivité et autodestruction du « progrès »
L’idée de base d’Illich est que les institutions contemporaines,
25
inhérentes au monde industriel – enseignement scolaire obligatoire , santé

23
Voir notamment A. WILLIAMS et N. SRNICEK, #Accelerate : Manifesto for an
Accelerationist Politics, consultable sur
http://criticallegalthinking.com/2013/05/14/accelerate-manifesto-for-an-
accelerationist-politics/
24
Ch. MAROUBY, L’économie de la nature, op. cit., supra n. 3, p. 242.
25
I. ILLICH, Deschooling Society, New York, Marion Boyars, 1970.

82
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

26 27
médicalisée et institutionnalisée , mobilité de masse , production en
28
grandes entités et consommation de masse – sont grevées par une sorte
de dialectique négative : par leur hypertrophie même, due le plus souvent au
« progrès technique », elles font obstacle à la réalisation de ce pour quoi
elles étaient prévues. L’exemple classique est celui de la congestion des
transports routiers : la croissance des flux de camions et de voitures,
destinée a priori à accélérer les déplacements des personnes et
l’acheminement des marchandises, finissent par engendrer une congestion
due au fait que les distances parcourues augmentent en moyenne – de telle
sorte que, in fine, la majorité des usagers de la route passent une partie de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
leur « temps libre » à attendre dans les embouteillages, et une partie de leur
temps de travail à gagner l’argent nécessaire à l’entretien et au
remplacement du véhicule dont ils ont besoin pour se rendre au travail …
Résultat : on cherche à avoir des voitures plus petites mais plus rapides – et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

qui deviendront vite plus nombreuses, à cause du fameux « effet rebond » –


et on revendique, au plan collectif, la construction de routes supplémentaires
qui seront rapidement engorgées à leur tour … Cette contreproductivité
cachée et non comptabilisée a permis à l’économiste et philosophe Jean-
Pierre Dupuy, disciple d’Illich, d’écrire ceci en 1975 :
Les transports tuent. Ils détruisent l’air et la nature, épuisent les
ressources non renouvelables. Ils réduisent la mobilité de larges
groupes de population, écartèlent les villes, dévorent les temps de vie,
créent de nouvelles dépendances et de nouvelles addictions. Les
dysfonctions des transports sont évidentes : tous les jours, nous les
voyons, nous les entendons, nous les respirons, nous les subissons.
Mais il semble non moins évident à la majorité que l’on n’en viendra à
bout que par toujours plus de ce qui les cause. Ce cercle vicieux, c’est
la contreproductivité des transports. (…) Le Français moyen qui file à
cent cinquante sur l’autoroute en heure creuse et en rase campagne
peut croire qu’il a chaussé des bottes de sept lieues. Il en oublie les
vapeurs suffocantes des embouteillages urbains et les longs cercles
absurdes de la recherche désespérée d’une place de stationnement.
Il en néglige ce que lui ont coûté, en heures de bureau ou d’usine,
l’achat et l’entretien de son espace privé que l’on dit automobile. (…)
Le cadre moyen d’une ville moyenne qui roule 16 000 km par an
consacre à sa voiture moyenne plus de 4 heures par jour ; soit qu’il se

26
I. ILLICH, Limits to Medicine – Medical Nemesis : The Expropriation of Health, New
York, Marion Boyars, 1975.
27
I. ILLICH, Energy and Equity, New York, Marion Boyars, 1974.
28
I. ILLICH, Tools for Conviviality, New York, Marion Boyars, 1973 et The Right to
Useful Unemployment and Its Professional Enemies, New York, Marion Boyars,
1978.

83
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

propulse avec elle, soit qu’il l’entretienne, ou bien encore qu’il travaille
à se la payer. Chaque heure de ce temps lui permet donc de parcourir
10 km. (…) L’étrangeté même du calcul témoigne (…) de ceci :
substituant au temps de déplacement effectif du temps de travail, les
transports industriels dissimulent la nocivité et l’insanité de
l’organisation de l’espace-temps social. Ils jouent ici un rôle tout à fait
comparable à celui de la médecine « alibi d’une société
29
pathogène » .
Donc, une fois qu’elle a engendré la dislocation des espaces-temps

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
sociaux conviviaux traditionnels, la « mobilité » devient un service auquel on
ne peut plus accéder que de façon « hétéronome » en dépensant temps et
ressources (financières et énergétiques) à l’achat et à l’entretien d’un outil
encombrant et polluant. Les espaces urbains et ruraux se modifient
progressivement en fonction du « progrès » de la mobilité et des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

technologies de motorisation – devenu grand pourvoyeur d’emplois


rentables dans le cadre d’une économie capitaliste orientée vers
l’accumulation des capitaux – et, une fois éparpillés les métiers, les
commerces, les lieux d’habitation et de travail, récupérer une autonomie de
déplacement sur de courtes distances devient de plus en plus difficile, voire
impossible pour les individus : alors même que les engorgements et les
pollutions sont le résultat émergent d’une multitude de décisions
individuelles, ils finissent par s’imposer à chacun comme une fatalité, ou en
tout cas une nécessité.
Cet aspect de nécessité est d’autant plus prégnant dans l’imaginaire
citoyen et dans la réalité quotidienne que – nous l’avons vu précédemment –
tout le système capitaliste de croissance économique est organisé pour les
besoins de la rentabilisation, c’est-à-dire pour le remplacement d’activités
30
autonomes par leur équivalent hétéronome : il faut créer des marchés et
des débouchés, et donc transformer le plus possible de fonctions de
l’existence « spontanée » en marchandises à acheter et vendre – avec
l’argument supplémentaire (et correct, dans cette logique-là) que ce n’est
qu’ainsi qu’on créera suffisamment d’emplois pour les personnes qui en ont
besoin. Besoin pour quoi ? Pour remplir des besoins de base certes, mais

29
J.-P. DUPUY, « Némésis de l’économie », in Ordres et désordres : Enquête sur un
nouveau paradigme, Paris, Seuil, 1982, p. 52-53 (mes italiques).
30
Selon Illich, la plupart des valeurs d’usage (biens et services) peuvent être
produites de deux façons : sur un mode autonome (apprendre en interagissant avec
le monde qui m’entoure ; être en bonne santé en menant une vie saine ; etc.) ou sur
un mode hétéronome (apprendre en recevant les services d’un enseignant
professionnel ; être en bonne santé en recevant les services d’un thérapeute
professionnel ; etc.).

84
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

plus encore pour « se payer » la soi-disant nécessité d’une ou plusieurs


voitures familiales … dont on n’a besoin que parce que tout le système est
désormais organisé pour qu’on ne puisse plus s’en passer. Le « secteur de
l’automobile » (avec ses emplois, ses innovations, ses profits, etc.) est le
résultat de cette contreproductivité de base des transports.
Pourquoi la dislocation initiale des espaces-temps ? Selon Illich – et
en ce sens il rejoint et prolonge l’analyse marxiste – c’est essentiellement
pour les besoins d’une accumulation sans fin qui implique nécessairement la
concentration géographique des activités par « pôles » et par « zonings », et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
l’accélération des temps aussi bien de production que d’acheminement. Au
fond, la révolution industrielle qu’Adam Smith voyait comme l’aube d’un âge
de croissance civilisatrice a été la première étape de cette dislocation des
tissus spatio-temporels – dislocation dont on peut donc dire qu’elle a eu
comme cause première l’impératif de croissance lui-même. Raison pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

laquelle, encore aujourd’hui, nombreux sont les économistes qui croient que
l’accroissement des rythmes et des étendues dans l’économie mondialisée
est un facteur de progrès. Et en effet : une fois cette dislocation installée,
faire cesser brutalement la circulation automobile créerait une véritable
catastrophe sociale. Il y a bien un effet de lock-in lié aux irréversibilités,
même quand elles s’avèrent depuis longtemps contreproductives.
Illich propose une analyse analogue pour ce qui est des soins de
santé, en montrant que la surmédicalisation et la technologisation – liée en
grande partie à la dynamique d’accumulation qui concentre capitaux et
pouvoir, et soutenue comme toujours par des pouvoirs publics acquis à la
cause du « progrès » – conduisent in fine à une dépossession des gens à
l’égard de leur santé : rendus plus fragiles par la dynamique même de
croissance économique capitaliste, qui est intrinsèquement inégalitaire, la
majorité de la population se voit obligée de se tourner vers un establishment
médical qui (comme le signalait Dupuy dans le passage ci-dessus) sert alors
d’alibi à la poursuite non critique d’une organisation pathogène de
l’économie et de la société. Ecoutons à nouveau Dupuy :
L’inflation médicale a donc un effet, sinon une fonction : de plus en
plus de gens sont convaincus que, s’ils vont mal, c’est qu’ils ont en
eux quelque chose de déréglé, et non qu’ils réagissent sainement par
un refus d’adaptation à un environnement ou des conditions de vie
inadmissibles. Des médecins prescrivent, ou ont prescrit, des
médicaments prétendument capables de traiter « le mal des grands
ensembles » ou l’« angoisse née des conditions de travail ». Cette
médicalisation du mal-être est tout à la fois la manifestation et la
cause d’une perte d’autonomie : les gens n’ont plus besoin ni envie de
régler leurs problèmes dans le réseau de leurs relations. Leur

85
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

capacité de refus s’en trouve étiolée, leur démission de la lutte sociale


facilitée. La médecine devient l’alibi d’une société pathogène. La
médicalisation du mal-être sert de toute évidence les rapports
31
capitalistes d’exploitation .
Ici aussi, la difficulté est rendue plus intransparente encore par le fait
que l’activité pharmaceutico-médicale est un secteur absolument immense
de l’économie industrielle, dont l’apport en emplois et en ressources
taxables en fait un fer de lance de l’idéologie de la croissance économique.
Prétendre que ce secteur – réputé porteur à la fois d’opulence pour ceux qui

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
en vivent, et d’amélioration des conditions de vie pour ceux qui consomment
ses productions – serait en fait une des causes de la détérioration de nos
possibilités d’humanisation est une hérésie qu’Illich a osé proférer, et qu’on
lui a fait payer cher dans les milieux dits « progressistes ». Il met en effet le
doigt sur un enjeu dont nous avons vu qu’il était au cœur de l’anthropologie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

de la croissance et de la psychologie du manque : après tout, faut-il que


tous les êtres humains soient « immortels », immunisés contre toute
mortalité et même toute fragilité, au point qu’il faille organiser un immense
secteur d’activité économique destiné avant tout à les garder en vie à (très)
grands frais, et en les dépossédant de leur autonomie profonde ?
On rétorquera immédiatement que, tout de même, si la croissance
économique a apporté un bienfait ce fut bien la prolongation, sur une longue
32
période, de la durée de vie moyenne . Si cela semble certes incontestable,
Illich répond que le seuil est à présent atteint où un an de vie en plus – et
dans quelles conditions ? – ne justifie plus les méfaits socioéconomiques
liés à un accroissement supplémentaire de fourniture de « services
médicaux » marchandises et lourdement hétéronomes. Tant que la
médecine professionnelle – ou la mobilité automobile, ou l’enseignement
scolaire – restent des moyens qui permettent d’approfondir l’autonomie des
personnes et leurs capacités à mener des existences ancrées et conviviales,
il n’y a rien à dire contre les « progrès » médicaux, technologiques ou
pédagogiques. Une certaine dose d’hétéronomie peut être au service de
l’autonomie. Ce fut peut-être le cas de la croissance économique engendrée
par le capitalisme entre 1700 et 1970. Mais à partir du moment où la
poursuite de la trajectoire se retourne contre cette autonomisation des êtres
humains et contre leur ancrage dans une convivialité première, il y a
contreproductivité. Selon Illich, le mode de croissance industriel post-1970 et

31
J.-P. DUPUY, « Némésis de l’économie », art. cit., supra n. 29, p. 49.
32
Voir, par exemple, D. DE LA CROIX, « La croissance pour échapper à la faim et à la
mort prématurée », Revue Louvain, avril-mai 2009, p. 18.

86
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

33
toute l’idéologie du « développement » qui s’y est rattachée relève très
clairement de ce dépassement d’un seuil au-delà duquel le progrès
s’autodétruit.
B. Autonomie et « convivialité »
Y a-t-il chez Illich une proposition d’une humanité nouvelle, à laquelle
nous pourrions nous rattacher dans le cadre de notre plasticité
anthropologique fondamentale ? Clairement, les notions d’autonomie et de
convivialité sont fondamentales pour lui. Par autonomie, il entend avant tout
la capacité du sujet humain à détenir dans ses propres mains les

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
« ressources » qui permettent de jouir de telle ou telle valeur d’usage. Il y a,
chez Illich, un biais assez « gandhien » en faveur d’une certaine
autosuffisance de la personne, au sein d’un réseau social convivial à échelle
humaine, avec peu ou pas de « grosses » institutions :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

Il nous faut comprendre que tous les meubles et autres articles que
nous continuons à collectionner dans nos vies ne nous donneront
jamais la force intérieure. Ils sont, pour ainsi dire, les béquilles d’un
estropié. Plus nous possédons de telles commodités, plus notre
dépendance à leur égard s’accroît et notre existence devient étriquée.
Au contraire, le genre de mobilier que je trouve dans la hutte de
Gandhi est d’un autre ordre, et il y a bien peu de raisons d’en devenir
dépendant. Une maison remplie de toutes sortes de commodités
montre que nous sommes devenus faibles. Plus nous perdons le
pouvoir de vivre, plus nous dépendons des biens que nous
acquérons. C’est comme le fait de dépendre des hôpitaux pour la
santé des gens ou des écoles pour l’éducation de nos enfants. Hélas,
ni les hôpitaux ni les écoles ne sont un indice de la santé ou de
l’intelligence d’une nation. En fait, le nombre d’hôpitaux indique la
mauvaise santé des gens et le nombre d’écoles leur ignorance. De
même, la multiplication des commodités de vie minimise l’expression
34
de la créativité dans la vie humaine .
Pour Illich, la marchandisation, qui est inhérente à la mécanique de
croissance capitaliste-industrielle, engendre une profonde dépossession,
c’est-à-dire littéralement un affaiblissement intérieur, existentiellement
parlant : souvent, nous ne nous rendons pas compte que nous n’avons plus
accès aux valeurs d’usage les plus importantes – la mobilité, la santé, les

33
Voir notamment I. ILLICH, Celebration of Awareness : A Call for Institutional
Reform, New York, Maron Boyars, 1971.
34
I. ILLICH, « The Message of Bhapu’s Hut », in In the Mirror of the Past : Lectures
and Addresses 1978-1990, New York, Marion Boyars, 1992, p. 69 (mes italiques). Le
diminutif affectueux « Bhapu » était celui donné à Gandhi par ses disciples.

87
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

moyens de manger, boire, dormir et habiter, le savoir et la connaissance, et


même la chaleur humaine elle-même – qu’à travers des structures non
seulement professionnalisées et donc marchandisées (ce qui pourrait être
encore compatible avec une existence conviviale si les « métiers » sont à
proximité), mais de surcroît industrialisées et donc anonymes au sein d’un
capitalisme qui instrumentalise les humains au service d’une croissance
devenue – par perversion de la logique de départ – une fin en soi. Chacun
de nous doit donc aussi, une fois dépossédé de son autosuffisance d’usage,
avoir accès à des ressources financières qui lui permettent de continuer à
avoir un accès payant aux valeurs d’échange qui remplacent ces valeurs

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
d’usage. Il faut donc un revenu qui, le plus souvent, viendra du travail – et ce
travail, on le sait, ne pourra justifier un revenu que s’il est « utile », c’est-à-
dire si c’est un emploi validé par un projet soit bureaucratique (emploi
public), soit ploutocratique (emploi privé).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

Donc, pour pouvoir garder un accès à des valeurs d’usage


transformées en valeurs d’échange par une logique capitaliste de la
croissance, il faut désormais – depuis la dislocation des tissus spatio-
temporels anciens – participer à cette logique elle-même car c’est elle, et
elle seule, qui détermine ce qui a une valeur digne d’être comptabilisée. Du
coup, comme le signale Dupuy, toutes les activités autonomes passent à la
trappe de la comptabilité nationale :
Contrairement à ce que produit le mode hétéronome de production,
ce que produit le mode autonome ne peut en général pas être
mesuré, évalué, comparé, additionné à d’autres valeurs. Les valeurs
d’usage produites par le mode autonome échappent à l’emprise de
35
l’économiste ou du comptable national .
La technique de transformation des valeurs d’usage autonomes en
valeurs d’échange hétéronomes par le truchement de « prix fictifs » ou
shadow prices est, dans ce contexte, incompatible avec l’idée même de
convivialité et d’intériorité de l’expérience de vie, qui empêche de voir les
interactions conviviales comme des « services » valorisables à un « prix de
marché », même en proxy :
J’en connais bien qui seraient prêts à inclure dans le PIB la valeur des
services que se rendent les amants et les époux d’un pays, en
valorisant en francs ou en dollars ces services au moyen du prix de la
passe – calcul qui peut être affiné en tenant compte par exemple du
standing de la partenaire –, mais ils risqueraient de paraître obscènes
36
aux yeux de leurs dignes et compassés collègues .

35
J.-P. DUPUY, « Némésis de l’économie », art. cit., supra n. 29, p. 42.
36
Ibid.

88
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

Mis à part le trait d’ironie bien légitime à l’égard des contorsions de la


comptabilité nationale, l’allusion à l’obscénité est ici révélatrice : est
« obscène » ce qui ne peut être mis en scène publiquement, ce qui donc
doit rester « hors-scène » parce qu’étant de l’ordre du vécu intérieur, de
l’intime source de vie qui ne résiste pas à la mise en lumière et au passage
à la valeur – publique, objectivante – d’échange.
Notre mode occidental-industriel-capitaliste de développement a
orchestré ce que Dupuy et Robert ont appelé une « trahison de
37
l’opulence » . A négliger le fait que notre richesse vient avant tout des

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
valeurs d’usage que nous sommes capables de produire, et de nous donner
les uns aux autres, de façon autonome et conviviale, nous avons bâti une
philosophie économique et existentielle où l’opulence matérielle et financière
a fini par se retourner contre nous – et ce, d’autant plus que nous croyons
nos statistiques et nos mesures davantage que notre vécu ou que nos
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

témoignages de vie. L’opulence promise par la Main invisible de Smith au


terme de la succession des quatre stades n’a pas tenu ses promesse ; elle a
fini par nous trahir, omnipotente et monopolistique qu’elle est devenue avec
notre complicité angoissée.
Certes, nous devrons encore réfléchir davantage et approfondir les
intuitions d’Illich sur la « force intérieure », sur l’« affaiblissement »
existentiel lié à l’hétéronomie marchande, et sur la « créativité »
fondamentale de la vie que la seule notion de croissance ne saurait saisir. Il
n’en reste pas moins que les concepts de contreproductivité et de
convivialité sont extrêmement précieux pour une réflexion anthropologique
sur l’au-delà de la croissance et du manque. Il faudra se demander si, au vu
des allusions qu’Illich fait à la simplicité volontaire et à la spiritualité, nos
notions mêmes de manque, de rareté et d’opulence ne sont pas à mettre en
question – alors que nous avons vraiment l’impression qu’elles sont
factuelles et incontournables. Si toute l’idéologie de la croissance est fondée
sur la croyance en une lutte structurelle contre la rareté, et si cette notion de
rareté elle-même s’avère fallacieuse ou, en tout cas, socialement construite,
peut-être qu’une anthropologie de la prospérité sans croissance n’est pas
aussi impensable qu’il n’y paraît ? C’est l’enjeu que j’aurai à soulever dans
la suite de cet article.
C. Anthropologie de l’autonomie, psychologie de l’abondance ?
Illich identifie comme paramètre anthropologique central la notion
d’autonomie, qu’il conçoit comme la capacité d’un être humain d’obtenir les
valeurs d’usage qui lui importent à travers une hétéronomie minimale –

37
Voir J.-P. DUPUY et J. ROBERT, La trahison de l’opulence, Paris, PUF, 1976.

89
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

c’est-à-dire compatible avec le maintien, voire la croissance, d’un réseau


relationnel convivial. Pour Illich, la convivialité n’est pas un succédané
infantilisant de « sein maternel », ou un substitut collectiviste destiné à
suppléer une force intérieure défaillante. Au contraire, son regard acéré sur
le monde contemporain lui fait voir clairement que l’authentique convivialité
– celle que prêchait, par exemple, Gandhi – ne peut reposer que sur une
« souveraineté intérieure » que chaque membre de la société doit conquérir
sur les peurs qui nous poussent spontanément vers la consommation et
l’accumulation de signes monétaires, d’objets consommables et
d’appareillages productifs. Individuel et collectif ne s’opposent pas ici : c’est

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
peut-être le vrai sens du mot « libéral » qui transparaît à travers l’approche
« convivialiste » d’Illich. En effet, une société libératrice serait alors une
société qui organiserait notamment son activité économique d’une façon
telle que chaque citoyen puisse se doter (sans « parasitage » marchand
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

venu des sphères d’hétéronomie issues du capitalisme) des ressources


intérieures et collectives d’autonomisation.
La psychologie du manque – nous l’avons vu – nous oriente vers une
poursuite sans fin de béquilles matérielles ou financières destinées à remplir
un vide sans cesse ré-ouvert par notre expérience même de la « richesse »
(qui est toujours vécue comme digue contre un manque). Collectivement, la
circulation accélérée de valeurs d’échange qui dicte la croissance
économique et est renforcée par elle, nous fait dépendre les uns des autres
au sein d’une logique de plus en plus hétéronome où personne n’apprend
rien des autres, si ce n’est comment participer « mieux » à la logique elle-
même. En revanche la convivialité, comme ensemble de « capabilités
38
collectives » fournies par la société en vue de l’autonomisation des
citoyens, a pour essence même un être-ensemble où des individus en quête
d’autonomie s’enseignent mutuellement à être plus autonomes. Et ce
soutien mutuel, qui permet à chacun de dépendre moins des autres parce
qu’il dépend moins des valeurs d’échange que la logique de croissance
capitaliste lui propose comme « béquilles », est par là même une source
d’abondance.
Comme l’ont parfaitement vu les disciples d’Illich – et aussi ses
successeurs comme Gorz ou Schumacher – cette anthropologie de
l’autonomie, appuyée sur une psychologie de l’abondance, n’est pas
opposée par principe à toute notion de croissance, d’extension ou
d’accumulation : le tissu relationnel d’une personne, son réseau de

38
I. FERRERAS, « De la dimension collective de la liberté individuelle : L’exemple des
salariés à l’heure de l’économie de services », in La liberté au prisme des capacités :
Amartya Sen au-delà du libéralisme, J. De Munck et B. Zimmerman (dir.), Paris,
Editions de l’EHESS, 2008, p. 281-296.

90
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

convivialité, est destiné à s’étendre autant que nécessaire à son


autonomisation. Le point d’arrêt de l’accumulation de relations – et c’est ce
qui empêchera que l’on verse dans une nouvelle forme de « capitalisme »,
relationnel cette fois-ci – sera similaire à celui qui, dans la logique
gandhienne, fera cesser l’accumulation de biens et d’objets : quand
l’extension/ accumulation de relations devient un facteur d’hétéronomisation
de la vie de la personne, notamment par le fait que cette personne devient
un instrument « au service » de ses relations ou que les autres se
substituent à sa propre force intérieure, alors l’abondance se muera en
rareté pour la personne – rareté de « soi », rareté d’espace vital, rareté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
d’autonomie … Il y a donc aussi, dans la perspective illichienne, quelque
chose comme la possibilité d’une « trahison de l’abondance relationnelle »,
liée à une contreproductivité spécifique ; c’est précisément le seuil à partir
duquel le pouvoir d’autonomisation offert par le réseau relationnel se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

retourne en force d’hétéronomisation. Nulle apologie, donc, de la « vie de


village » avec ses aspects aliénants, et nul communautarisme de principe
chez Illich : la convivialité est, en fait, l’inverse du conformisme holistique –
et en ce sens, la critique illichienne de la société industrielle reste bel et bien
une critique moderne.
Opérer cette déconnexion entre convivialité et psychologie du
manque est absolument essentiel. Si on ne le fait pas, on aura tendance à
lire les catégories d’Illich sous l’angle qui nous est devenu habituel. Le
réseau relationnel de l’agent sera interprété comme étant son capital de
connexions exploitables, c’est-à-dire son « carnet d’adresses » mobilisables
en vue de s’assurer une participation au sein de la dynamique
concurrentielle d’accumulation et de consommation. À ce travestissement
« connexionniste » de la notion de convivialité correspond une interprétation
de la convivialité comme « filet de sécurité » contre les aléas systémiques
du capitalisme – la convivialité, donc, comme un outil au service de la
39
« société du risque » chère à bon nombre d’analystes libéraux . Or, si Illich
ne nie pas que la convivialité puisse effectivement venir en appui à la
formation, en nous, d’une force intérieure, il n’inscrit pas cette force
intérieure d’avance dans les nécessités de survie liées au capitalisme
concurrentiel et consumériste.
La convivialité illichienne, et son inévitable pendant qu’est la quête
d’autonomie des individus, doit au contraire nous aider à construire une
force intérieure qui nous fera nous déconnecter des prétendues

39
Voir notamment U. BECK, Risikogesellschaft : Auf dem Weg in eine andere
Moderne, Francfort, Suhrkamp, 1986. Pour une application de ce mode
d’interprétation aux enjeux d’une société « juste », voir notamment A. GIDDENS, The
Third Way : The Renewal of Social Democracy, Cambridge, Polity Press, 1998.

91
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

« nécessités » d’un système dans lequel la croissance matérielle est inscrite


comme un axiome. Une fois qu’on confronte l’autonomie illichienne à
l’autonomie telle que la conçoivent les penseurs libéraux, on se rend compte
très nettement qu’il y a force intérieure et force intérieure. Beck et Giddens,
mais aussi Hayek bien avant eux, conçoit la force intérieure de l’agent
comme sa capacité d’adaptation aux dures nécessités et aux « lois » de la
création capitaliste de la richesse. Illich, quant à lui, voit ces nécessités et
ces « lois » comme des « béquilles » (nous l’avons vu) et conçoit la force
intérieure de l’agent comme, au contraire, sa capacité de dés-adaptation à
l’égard de la création capitaliste de richesse – et à l’égard de la notion même

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
de richesse que la culture et la politique croissantistes véhiculent. Illich fait
donc très clairement appel à ce que j’ai appelé dans cette contribution notre
plasticité anthropologique : il s’agit bien, pour lui, de nous pousser à changer
notre façon d’être humains, en ayant compris comment l’ensemble de nos
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

« habitudes anthropologiques » – on pourrait presque dire, en se référant à


Bourdieu, notre habitus anthropologique – nous piègent dans une logique de
rareté socialement construite.
D. La rareté moderne comme construction sociale
Les travaux de Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy sur René
40
Girard , ainsi que les analyses récentes de Tim Jackson sur la « prospérité
41
sans croissance » , ont mis en évidence les paramètres essentiels qui sont
en jeu dans l’anthropologie croissantiste – paramètres qu’il y a lieu de
décoder afin de déclencher la mutation vers une psychologie de l’abondance
ancrée dans une anthropologie de l’autonomie. Je vais me contenter, ici, de
les résumer de façon très succincte.
Comme le montre Dumouchel dans son long article sur
« L’ambivalence de la rareté », au-delà d’un seuil de manque objectivable
(celui en-dessous duquel l’être humain perd toute son autonomie, au sens
de sa capacité à choisir en connaissance de cause l’hétéronomie à laquelle
il entend se soumettre) la rareté économique est une construction sociale.
Un rôle central est joué par ce qu’à la suite du philosophe et anthropologue
René Girard on appelle le « désir mimétique », qui engendre une rivalité
cumulative, sans cesse relancée, jusqu’au au sein même de l’opulence.
C’est l’angoisse de ne pas avoir ce que l’autre possède qui engendre les
inégalités sur la base desquelles se déploie la logique de croissance
capitaliste – inégalités que les économistes de la croissance comme
Helpman appellent des « incitants » … Voilà, évidemment, le cœur

40
J.-P. DUPUT et P. DUMOUCHEL, L’enfer des choses, op. cit., supra n. 5.
41
T. JACKSON, Prosperity Without Growth : Economics For a Finite Planet, Londres,
Earthscan, 2009.

92
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

« existentiel » de la Main invisible de Smith : pour s’éloigner collectivement


de la rareté objective – la misère – l’humanité aurait besoin de vivre
continuellement dans une rareté imaginaire, donc proprement inépuisable,
et cet aspect imaginaire trouve l’une de ses racines dans l’envie et l’imitation
frustrée :
(…) quand ce n’est pas l’emploi, c’est la réduction des inégalités qui
sert de légitimation à la croissance économique. Comment cette
absurdité peut-elle se concevoir, puisque la croissance, c’est les
inégalités ? Les « biens » qui la constituent, tant par leurs effets

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
délétères sur l’environnement que par leur nature propre, ne peuvent
être équitablement répartis sans perdre leur valeur d’usage et leur
valeur symbolique. C’est le cas des biens « distinctifs » qui dénotent
un statut social, une position dans la société. Lorsque tout le monde y
a accès, ils perdent par là même leur valeur signifiante. Ceux qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

veulent et qui peuvent rester en tête de la compétition sociale doivent


alors se payer des produits plus coûteux. La guerre quotidienne que
se livrent les hommes, leur lutte dérisoire pour le prestige et le
pouvoir, alimente en consommateurs avides la guerre que se livrent
42
les capitalistes .
À côté de l’aspect mimétique, donc foncièrement inégalitaire de la
croissance capitaliste, qui nourrit la psychologie du manque et
l’anthropologie de l’hétéronomie croissantiste, il y a un second aspect : notre
conception croissantiste de la prospérité est profondément liée à une
compulsion de la nouveauté, reportée sur le plan matériel :
Le psychologue Philip Cushman a affirmé que le soi étendu est, en
dernière instance, un « soi vide » qui a constamment besoin d’« être
“rempli” de nourritures, de biens de consommation et de célébrités ».
(…) Le point peut-être le plus révélateur est l’adéquation presque trop
parfaite entre la consommation continuelle de nouveauté par les
ménages et la production continuelle de nouveauté par les
entreprises. Le désir inquiet du « soi vide » constitue le complément
parfait de l’innovation incessante de l’entrepreneur. La production de
nouveauté par destruction créatrice impulse (et se trouve impulsée
43
par) l’appétit de nouveauté des consommateurs .
La nouveauté n’est alors pas intérieure, mais extérieure – raison pour
laquelle, d’ailleurs, elle peut aussi se reporter sur la quête
relationnelle/ sexuelle effrénée dans le style « Don Juan ». La nouveauté
intérieure, qu’Illich lie à la « force intérieure » authentique de Gandhi

42
J.-P. DUPUY, « Némésis de l’économie », art.cit., supra n. 29, p. 38.
43
T. JACKSON, Prosperity Without Growth, op. cit., supra n. 41, p. 100-101.

93
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

notamment, peut – voire même, doit – s’engendrer sur fond de limitation


extérieure : dégagement, désencombrement, réduction, etc. Quand Kuznets
définissait la croissance comme économique en termes de disponibilité non
seulement de quantités de biens en augmentation, mais d’une palette de
produits de plus en plus variée, il montrait clairement que l’anthropologie de
l’hétéronomie croissantiste est à l’opposé d’une anthropologie de
l’autonomie au sens d’Illich.
Il y a donc, sous la logique de croissance, un double « verrouillage »
de la valeur d’usage des biens : d’une part, l’acheteur confond l’usage

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
autonome qu’il peut faire d’un bien avec le statut social qu’il peut en dériver ;
d’autre part, il est convaincu qu’un bien lui sera d’autant plus utile pour
s’autonomiser qu’il sera nouveau. Les deux aspects, bien entendu, se
renforcent mutuellement et servent les intérêts du capital, comme le voit
très bien Jackson :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

Comme le remarque l’économiste écologique Douglas Booth : “La


nouveauté et la quête de statut du consommateur et l’entrepreneur en
quête de monopole se conjuguent pour former le soubassement de la
44
croissance économique de long terme” .
Comme le suggère l’analyse des soubassements existentiels de la
croissance, l’être humain est peut-être habité par une compulsion de
répétition – liée fondamentalement à l’angoisse de la mort – qui pousse
l’homme mimétique, en recherche de différentiation constante à l’égard des
autres, à déléguer à des « faiseurs de nouveauté » – marchands, banquiers
– le soin de lui fournir une immortalité imaginaire sous la forme de biens de
consommation et de signes monétaires. Cette double transmutation des
valeurs d’usage (potentiellement porteuses d’autonomie) en valeurs
d’échange (porteuses d’hétéronomie) est un cas patent du processus
d’hétéronomisation dénoncé par Illich.
E. Modifier les ressorts du désir humain : La place de la spiritualité
L’alternative « convivialiste » à la logique croissantiste ne peut faire
l’économie de la traversée de ces zones anthropologiques où le désir
humain se fourvoie dans des modalités problématiques. Dans une
perspective naturaliste, cette affirmation semble absurde : si le désir humain
est par nature ce qu’il est, donc si mimétisme et compulsion de nouveauté
sont inscrits en nous (comme semblent d’ailleurs le suggérer les
anthropologues eux-mêmes, et Girard lui-même), comment prétendre
changer la situation ?

44
Ibid.

94
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

Le postulat ici est que notre plasticité anthropologique n’est pas un


vain mot : si Illich se réfère explicitement à Gandhi – sans pour autant être
lui-même hindou – c’est bien parce qu’il pressent (de la même manière que
d’autres qui se référeront à Ramana Maharshi ou saint François d’Assise)
que l’essence de la convivialité autonomisante, étroitement liée à la
déconstruction de la rareté comme « absolu » intemporel, repose dans un
progrès spirituel par lequel l’agent cesse de se « tromper d’infini ». Ce que
Gandhi avait perçu clairement, c’est que l’abandon des « béquilles » de la
consommation et de la propriété – donc, sans le dire avec ces mots,
l’abandon du croissantisme comme logique de vie en société – suppose de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
la part de chaque agent un dépassement de soi qui, dans un premier temps,
semble être une automutilation (c’est ce que penseront les adeptes de la
Main invisible smithienne) mais qui, dans un second temps, sera vécu
(Gandhi en est la preuve, tout comme d’innombrables anonymes) comme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

une libération existentielle.


Comment fonctionnent les « incitants » de la croissance ? En
entretenant une confusion plus ou moins conscientes entre (i) nos besoins
infra-humains ou « animaux », source d’inquiétude constante dès que la
vraie rareté se présente, (ii) nos envies compulsives et angoissées, source
d’inquiétude constante même quand aucune rareté objective n’existe, et
(iii) notre « Désir », noté avec un « D » majuscule pour bien montrer qu’il
s’agit d’un espace à la fois métaphysique et psychologique, au-delà à la fois
des besoins animaux et des envies humaines, donc un état pour ainsi dire
45
« transhumain » .
La spiritualité n’a rien à voir, ici, avec le religieux. Je définirai la
spiritualité comme cette démarche paradoxale en ce qu’elle implique, pour
nous humains, la « retraversée » de notre origine infra-humaine (animale)
afin de pouvoir l’intégrer et non la nier ou la refouler, et avancer ainsi sur la
voie du dépassement transhumain. Mais qui dit « transhumain » ne dit-il pas
négation ou refoulement de l’humain ? Non, car la démarche du
dépassement transhumain est bien une démarche intérieure à l’humain, une
voie d’autodépassement. Intégrer l’infra-humain qui nous structure n’a
absolument rien d’infra-humain.
Pour retraverser son origine infra-humaine afin de pouvoir, par
intégration de cette origine, libérer la voie d’un dépassement transhumain, la
personne qui se soucie d’autonomisation conviviale doit comprendre les

45
J’entends bien évidemment ce terme dans son acception étymologique (« au-delà
de l’humain ») et sans aucune association – loin s’en faut – avec les thèses dites
« transhumanistes » de celles et ceux qui entendent libérer l’être humain de son
corps, de sa finitude et de ses peurs par la science et l’humanisme « cyborg ».

95
R.I.E.J., 2016.77 Critique existentielle de la croissance économique

ressorts profonds de son désir. L’énergie vitale infra-humaine qui nous


habite, et que nous partageons avec les animaux et peut-être aussi avec les
plantes, relève de l’angoisse du besoin non satisfait : arracher toujours plus
à la nature extérieure, afin de se prémunir contre les aléas d’une biologie
capricieuse et arbitraire. Cette énergie du besoin est de même nature que
l’énergie compulsive qui pousse l’humain – mais pas l’animal – à accumuler
sans bornes et sans lien objectif avec ses besoins vitaux. D’imprévisible et
arbitraire, la nature en vient alors à être vue comme hostile, et cette
perception de l’hostilité extérieure engendre dans l’être humain les premiers
gestes de symbolisation : primitivement les rituels de conciliation et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
l’adoration apeurée, plus tard l’investissement quasi-« religieux » dans la
production, l’approvisionnement et la consommation.
L’énergie angoissée du besoin se transmute alors en énergie
compulsive de l’envie. L’angoisse agit toujours par en dessous, mais elle se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

donne le visage apparemment positif de l’exubérance et du « je veux, j’ai


envie ». La mainmise féroce sur la nature extérieure, alors, devient le reflet
d’une nature intérieure encore aveugle, non dégagée des impasses de
l’infra-humain. Si l’homo sapiens est plus dangereux pour l’environnement et
pour ses semblables que le gorille ou même que la sauterelle africaine, c’est
simplement parce que son cerveau plus développé lui permet d’appuyer ses
compulsions anxieuses sur une technologie qui pointe déjà vers le
transhumain mais qui, hélas, est encore totalement inféodée aux angoisses
infra-humaines du besoin. Au fond, l’être humain de l’ère industrielle est un
grand primate qui interprète encore ses envies symboliques comme des
besoins angoissés, alors qu’elles pointent déjà vers « autre chose ».
Qu’est-ce que cet « autre chose » ? Les capacités de notre langage
analytique et rationnel atteignent ici leur limite. Dans le langage de la
psychanalyse lacanienne – mais spiritualisé par des penseurs comme Denis
46
Vasse – on parlera de l’ouverture au Désir. Il s’agit d’une transmutation
radicale – et spécifiquement humaine, bien entendu – de l’énergie
angoissée du besoin en une double énergie libérée et active : d’une part,
l’énergie d’altruisme qui permet à la personne de se porter vers la justice et
le combat contre l’inégalité, afin que plus personne ne soit dans le besoin
réel ; d’autre part, l’énergie de lâcher-prise qui permet à la personne de
discerner entre ses envies foisonnantes et ses besoins réels – et aussi de
faire le départ entre les besoins réels des autres (et notamment de ses
enfants) et leurs envies compulsives. Cette double conversion de l’énergie
vitale en altruisme et lâcher-prise permet de sortir des confusions sans fin
entre besoins et envies, et de poser le premier pied sur le haut plateau

46
D. VASSE, Le temps du désir : Essai sur le corps et la parole, Paris, Seuil, 1969.

96
Christian Arnsperger R.I.E.J., 2016.77

ouvert et aéré du Désir. Rien n’y est nié : ni la réalité des besoins (chez soi
et chez autrui), ni même l’existence de compulsions masquées en envies ;
rien n’est nié, mais tous ces aspects de la conscience infra-humaine et de
l’angoisse enfouie sont intégrés dans un niveau de conscience supérieur qui
embrasse besoins et envies en les « exposant » dans un espace plus vaste
appelé Désir. Il y a, dans le Désir, une énorme énergie – mais c’est une
énergie renonçante, donnante, pensante, … et militante. Elle relève de la
« force intérieure » dont parle Illich en lien avec la frugalité choisie de
Gandhi.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles
Comme le suggère Tim Jackson, la transformation personnelle décrite
ici doit se combiner avec des dimensions plus collectives, selon un triple
chemin :
En premier lieu, nous devons établir des limites écologiques à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.28.113.254 - 05/02/2019 15h27. © Université Saint-Louis - Bruxelles

l’activité humaine. Deuxièmement, il existe un besoin urgent de


réparer la science économique illettrée qui prône une croissance
incessante. Enfin, il nous faut transformer la logique sociale
47
dommageable du consumérisme .
Il faut, en d’autres termes, trouver le moyen de combiner au niveau
48
personnel et au niveau collectif des « principes de suffisance » qui
permettront de remplacer l’anthropologie de l’hétéronomie croissantiste par
une anthropologie de l’autonomie conviviale, et en même temps de dessiner
un nouveau projet – culturel et politique – de société avec des institutions
qui puissent soutenir les citoyens dans leur quête d’autonomie et dans leur
lutte contre les différentes contreproductivités.
Il n’y a, dans l’approche illichienne, nul néo-primitivisme – mais il y a
bel et bien, comme annoncé plus haut, une profonde et féconde
réappropriation d’un rapport ancien au monde remis au centre des réflexions
de façon salutaire par des « Lumières néo-primitivistes » inspirées par
Sahlins et ses découvertes anthropologiques majeures. Autonomie,
convivialité, débusquage des contreproductivités, quête de la force
intérieure : voilà qui fait magnifiquement office de boîte à outils pour une
transition anthropologique à la hauteur des défis que plusieurs siècles de
croissantisme nous ont légués.

47
T. JACKSON, Prosperity Without Growth, op. cit., supra n. 41, p. 204.
48
Voir notamment Th. PRINCEN, The Logic of Sufficiency, Cambridge, MIT Press,
2005.

97

Vous aimerez peut-être aussi