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LA LAÏCITÉ À L'ÉPREUVE DE L'ISLAM ET DES MUSULMANS : LE

CAS DE LA FRANCE

Haoues Seniguer

Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale

2009/2 - n°254
pages 63 à 96
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Pour citer cet article :


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Seniguer Haoues, « La laïcité à l'épreuve de l'islam et des musulmans : le cas de la France »,
Revue d'éthique et de théologie morale, 2009/2 n°254, p. 63-96. DOI : 10.3917/retm.254.0063
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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...
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Haoues Seniguer

LA LAÏCITÉ
À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM
ET DES MUSULMANS :
L E C A S D E L A F R A N C E ‚¹

PROPOS LIMINAIRE

En préambule à cette intervention, je rappellerai brièvement


la préoccupation centrale qui sera mienne au cours de cet
exposé, à savoir : si la laïcité, d’un point de vue normatif, est
une exigence démocratique fondamentale, indispensable au vi-
vre ensemble et fondatrice de la République française moderne,
elle ne doit pas alimenter la polémique ou servir de prétexte à
l’exclusion et aux intolérances‚; y compris de la part de ceux
qui s’en réclament. En d’autres termes, être l’objet de querelles
partisanes, de confiscation politique, voire de contorsions idéo-
logiques et ce, à la condition d’en comprendre l’esprit (les
intentions) conçu avant tout pour mettre fin aux intolérances
religieuses, aux conflits incessants, en France, entre le clergé
et l’État en raison du statut public de la religion catholique en
particulier (officialité), avec en toile de fond les meurtrières
guerres de religion.
Cependant, je ne donnerai pas une définition exhaustive de
la laïcité française. Je me contenterai ici des deux grands prin-
cipes consignés dans la loi du 9 décembre 1905 et censés « valoir

1. Texte présenté à l’Université de Lausanne le 27 juin 2008, lors du séminaire de


recherche « Raison publique, droits de l’homme et religion dans l’espace européen »
mis sur pied par l’École doctorale en théologie de Fribourg, Genève, Lausanne et
Neuchâtel, sous la responsabilité de Denis Müller et en discussion avec Jean-Marc
Ferry.

REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE € N 254 € JUIN 2009 € P. 63-96 63


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et agir de manière purement formelle et procédurale – hors de


tout contenu‚² » :
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La République assure la liberté de conscience. Elle garantit la
le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées
ci-après dans l’intérêt de l’ordre public [...] La République ne
reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte.

En cela, la laïcité doit demeurer, précisément à un titre stric-


tement « procédural et formel », le cadre commun de tous
(croyants comme non-croyants), la préoccupation continue de
chacune des composantes du corps social français dans la di-
versité qui le caractérise, et non sa négation. S’il est un sujet
qui doit pouvoir faire consensus, c’est bien la laïcité arrachée
en 1905 au terme précisément de concessions, de compromis
complexes et d’accords d’intérêt général‚; non pour exclure la
religion, ses expressions symboliques et son témoignage dans
l’espace public, mais plutôt afin de pacifier les relations sociales
et d’éviter, tout à la fois, que la religion fixe le droit applicable
à tous et que l’État interfère avec la conscience privée.
Malheureusement, il y a d’un côté la laïcité, son esprit, ses
dispositions normatives ou encore procédurales, puis de l’autre,
il y a DES politiques, DES lectures de la laïcité, de la lettre de la
loi, qui peuvent être, dans leur effectivité, sujettes à caution
suivant le temps et les circonstances et donc mettre l’État,
c’est-à-dire ses représentants (gouvernements, pouvoirs poli-

2. Je remercie Christian Bouchindhomme de toutes les indications et précisions qu’il a


apportées à l’occasion de la lecture très critique de ce manuscrit, mais en même
temps éminemment stimulante. Le philosophe évoque clairement l’ambiguïté de la laïcité
française partagée ou tenue en étau entre institutionnalisation de principes « d’une morale
universaliste [...] pour les faire valoir et agir de manière purement formelle – hors de tout
contenu –, et leur ”substantialisation“ en valeurs (”principes sacralisés“) en se fondant
sur une divinisation de la République en Nation ». En effet, Christian Bouchindhomme
parvient bien à démontrer qu’il existe un distinguo entre les principes laïques définis par
le droit et « une certaine vision laïque du monde » qui, selon lui, est attaquable car elle
ne figure pas « dans les textes (je pense que là nous nous rejoignons, c’est moi qui
souligne), mais qui révèle que la laïcité, loin d’être une morale détachée de tout contenu,
est en réalité une éthique attachée à une vision du monde, sur un mode quasi religieux
[...]. À cet égard, l’éthique laïque est une vision concurrente des visions religieuses du
monde », dit-il, « et son rapport à celles-ci est un strict rapport de tolérance : elle les
supporte, mais les harcèle avec l’ambition à plus ou moins long terme de les faire
disparaître. » Si j’accepte tout à fait cette différenciation, je persiste toutefois à penser que
cette « éthique laïque » à la française promue par des leaders d’opinion et des représentants
de l’État met la laïcité en contradiction avec ses principes originels (historiques), a fortiori
en présence du fait religieux islamique‚; ce qui, pour le coup, est fort condamnable.

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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

tiques) ou ses agents (services publics) en contradiction jus-


tement avec un contenu principiel (articles I et II) intimement
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lié à cette Histoire que l’on a succinctement esquissée. Les

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représentants, les agents et les services publics sont à l’État ce
que les membres et organes sont au corps humain. Chacune des
parties engage « la responsabilité » du tout, assurant ainsi un
fonctionnement équilibré.
Dans un sens strictement obvie, pourtant, les deux principes
précités, complétés, à titre d’exemple, par les articles 34 et 35
au titre V de la « Police des cultes », définissent bien l’esprit de
la loi de 1905. Ainsi, en sus de la neutralité de l’État et des services
publics en matière d’orientation philosophique ou religieuse, il
est exigé de la part des représentants de la foi, de s’abstenir,
même dans l’enceinte prévue pour l’organisation des cultes, de
tout discours haineux (diffamatoire) vis-à-vis de l’autorité publi-
que ou bien d’en appeler à la désobéissance civile. Comme le
dit Jean-Marc Ferry, « le principe laïque est une formule – dé-
passable, peut-être – de conciliation, autorisant la coexistence
au sein d’un même espace politique de différentes doctrines
englobantes et exclusives‚³ ».
La France est, faut-il le souligner, le pays européen qui compte
le plus grand nombre de personnes d’origine, de culture ou de
religion musulmane (de l’ordre de cinq millions approximative-
ment‚; chiffre non officiel et hypothétique puisque tout comptage
ethnique et religieux est expressément proscrit par la « loi
informatique et liberté de 1978 »). Ce dont il est question
aujourd’hui, c’est d’une religion née certes ailleurs, voilà quelque
quatorze siècles, dans la péninsule arabique, mais qui est
néanmoins pratiquée aujourd’hui par des citoyens parfaitement
français. L’islam de France n’est pas, à tout le moins exactement
à l’identique, celui de nos pères et mères, celui qui est observé
en Arabie Saoudite et encore moins celui des premiers siècles.
L’islam a évolué et les faits islamiques se modifient inexorable-
ment au contact des sociétés au sein desquelles ils s’enracinent,
évoluent, épousant les contraintes nationales et partageant un
même destin national.

3. Jean-Marc FERRY, « Face à la tension entre droits de l’homme et religion, quelle


éthique universelle‚? Réflexions sur un au-delà problématique de la laïcité », in RSR 95/1,
2007, p. 61-74.

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J’essaierai, autant que faire se peut, d’épingler et de passer


au crible de la critique sociohistorique un certain nombre de
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préjugés dissimulés derrière des expressions convenues qui sont

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malheureusement légion et dont le style est éminemment pé-
remptoire : « L’islam est... », « Les musulmans sont... », « La commu-
nauté musulmane est... ». Et que dire des injonctions venant des
tribunes politiques, scientifiques ou journalistiques, sommant,
dans un même élan paternaliste, le musulman de penser de telle
ou de telle façon‚; c’est-à-dire de choisir entre son islamité et sa
citoyenneté ou laïcité, son intégration et son assimilation sous
peine d’« excommunication politique et sociale ». Pour reprendre
une formule heureuse d’un penseur algérien du siècle écoulé peu
connu du public français, en la figure de Malek Bennabi, ces
postures pourraient très bien se résumer de la sorte : « Ôte ta
conscience de là que j’y mette la mienne ».
Par conséquent, je poursuivrai deux objectifs dans le cadre
de ma communication : pourfendre et le culturalisme et
l’essentialisme qui sont à la source de tous les conflits.

D’abord, je jouerai à dessein les provocateurs en développant


la thèse suivante qui servira de fil conducteur et qui est, dois-je
le concéder, au rebours de la pensée dominante ou du « poli-
tiquement correct » en vigueur dans le paysage médiatique et
politique français. Qu’est-ce à dire‚? Ce sont moins les musulmans
dans leur immense majorité qui politiseraient l’islam que les
pouvoirs publics français, en leur refusant justement une égalité
de traitement et une indépendance dans la gestion de leur culte.
Naturellement, je fournirai des exemples concrets empruntés à
l’histoire et à des faits de société précis. Les hypothèses que je
formulerai corollairement seront les suivantes : ce sont moins des
obstacles d’ordre théologique ou doctrinal qui expliqueraient les
difficultés rencontrées par l’islam et ses fidèles sur le territoire
de la République que la permanence d’un syndrome colonial
développé et entretenu bon gré mal gré dans le cadre des
politiques publiques, se traduisant par une obsession sécuritaire
et des réflexes « laïcistes ».
L’islam et « les » communautés musulmanes de France
(expression mise au pluriel compte tenu même de l’hétérogé-
néité, de la diversité du monde islamique et des fidèles
musulmans d’ici et d’ailleurs, en termes de profils sociologiques

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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

et religieux) sont-ils à ce point atypiques – parce que liant


indissociablement, quoique de façon variable, dans les espaces
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où l’islam est prédominant, culture, société et politique – qu’ils

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ne pourraient évoluer, sans heurts épisodiques, en contexte
démocratique et laïc‚? En termes plus tranchés : l’islam et ses
hommes sont-ils oui ou non solubles dans la laïcité‚? Sont-ils
étanches ou réfractaires aux dynamiques de sécularisation et de
modernisation‚?
Je rappellerai brièvement ici, avant d’entrer plus avant dans
les détails de la communication, que deux dangers consubstan-
tiels menacent la paix dans le monde et, partant, l’intercompré-
hension des peuples, principalement des gens de religion diffé-
rente (les musulmans et les « autres ») : la surdétermination de
la variable religieuse qui voudrait que tout conflit, toute violence
et guerre s’ancreraient dans la religion en général et l’islam en
particulier (en raison d’une prétendue « maladie de l’islam »). Ce
qui signifierait, le cas échéant, d’une part, qu’il y aurait un lien
structurel entre les textes, la sacralité, l’islamité et la violence et,
d’autre part, que derrière chaque musulman un tant soit peu
attaché à sa foi, barbus et femmes « couvertes » d’un fichu a
fortiori, se dissimulerait un « intégriste » ou « un fou d’Allah »
en puissance. Ce qui justifierait tous les procès d’intention et
toutes sortes de réflexes sécuritaires des autorités, y compris en
contravention avec les droits de l’homme (Guantanamo, affaires
des bagagistes de Roissy en région parisienne, etc.‚⁴). Ensuite,
surinvestir la variable « islamique » dans l’explication des conflits
du monde, à titre d’exemple dans le monde arabe et/ou mu-
sulman, en vue d’élaborer un véritable diagnostic, confine pour
longtemps au pessimisme existentiel (« L’islam est décidément
le mal du siècle » [sic]) et suscite la suspicion chez tout un chacun.
Ce surinvestissement contribue à opacifier les causes bien plus
profanes de la radicalisation de groupuscules qui appelleraient
plutôt, de la part des décideurs publics, des réponses diplomati-
ques locales et régionales et non pas uniquement répressives‚;

4. Il est à présent prouvé que les attentats du 11 septembre 2001 ou encore de Londres
le 7 juillet 2005 ont été le fait d’individus éduqués, issus des classes moyennes et
ouvrières, dont certains étaient des pratiquants peu ou prou fervents, d’autres non.
Beaucoup n’étaient pas diplômés d’écoles religieuses mais d’écoles et d’universités
privées. Quelques-uns des terroristes du 11 Septembre étaient même des amateurs de
boisson alcoolisée et de pornographie‚!

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sous peine de traiter les symptômes au lieu de s’attaquer aux


racines du mal‚⁵.
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Nous voici devant un paradoxe qu’il faudra bien finir par

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interroger puis déconstruire de façon rigoureuse : tout le monde
ou presque (leaders d’opinion) s’accorde à dire que les mu-
sulmans français respectent, dans une écrasante majorité, les
principes de laïcité, mais on n’a jamais autant douté de leur
légalisme et loyalisme démocratique et républicain‚! J’en veux
pour preuve la récente affaire de la Marocaine demandant la
naturalisation française qui lui a été refusée pour des prétextes
captieux‚; soi-disant en raison « d’une pratique radicale de la
religion‚⁶ ». Est-ce à l’État, aux services publics de tracer la

5. François BURGAT, « L’islamisme n’explique pas tout », entretien dans L’Humanité,


rubrique internationale disponible en ligne à l’adresse suivante :http://www.
humanite.fr/2001-09-15sInternationalsFrancois-Burgat-l-islamisme-n-explique-pas-
tout (consulté le 26 août 2008). Le politologue dit notamment la chose suivante, laquelle
me paraît bien résumer notre propos : « Je ne sous-estime pas le risque de voir la
référence au religieux, comme tout langage ”totalisant“, légitimer des pratiques
totalitaristes. Mais il existe alors bien d’autres dogmes que religieux‚! Souvenons-nous
aussi que l’idéologie la plus profane qui soit, le marxisme-léninisme, a pu, dans sa version
stalinienne, couvrir la violence la plus totalitaire et la plus anti-humaniste qui soit. Au
Proche-Orient, les nationalistes dits ”laïques“, dont Saddam Hussein, qui fut de ce fait
un temps notre ami, ont manié la bombe. Les chrétiens orientaux participent activement
à la résistance palestinienne et, en 1996, le pape copte Chenouda n’a pas hésité à
donner sa caution aux attentats aveugles du Hamas palestinien‚! Les futurs Israéliens
furent à l’origine de l’attentat sans doute le plus meurtrier de cette période de l’his-
toire régionale (91 morts à l’hôtel King David en 1947), alors qu’il s’agissait pour eux
de ”libérer la Palestine“. Tant qu’ils ont été ”les vaillants combattants de la foi luttant
contre l’URSS“ les groupes afghans les plus extrémistes ont aussi reçu la caution technique
et idéologique des États-Unis ».
6. « La nationalité française refusée à une Marocaine en burqa », dans L’Express, 11 juillet
2008. Voir http://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/la-nationalite-francaise-refu-
see-a-une-marocaine-en-burqas527700.html (consulté le 27 août 2008). Christian
Bouchindhomme prétend, à tort me semble-t-il, qu’on « ne peut accuser le CE d’avoir
invoqué la pratique religieuse de cette personne pour refuser la nationalité à Mme M. »
Au contraire, tout concourt à faire penser qu’on a estimé incompatible le port de
« la burqa » ou du « niqab » (terme plus approprié désignant des vêtements amples
en provenance de l’Arabie et du Golfe) avec l’acquisition de la citoyenneté puisque est
précisément invoquée, littéralement, « une pratique radicale de la religion ». Ensuite,
le philosophe, poursuivant sa démonstration, soutient que « ce n’est pas la pratique en
elle-même qui est cause du refus, mais la non-reconnaissance qu’elle implique d’une
liberté fondamentale posée comme condition nécessaire à l’exercice de sa citoyenneté ».
Car, d’après ce dernier, la citoyenneté présuppose « des conditions d’autonomie
nécessaire à son exercice ». Or, cette femme ne saurait en attester dans la mesure où
« elle reconnaîtrait se soumettre à la volonté de son mari et admettre que les règles
éthiques qu’il lui impose sont supérieures aux droits politiques dont elle bénéficierait
en tant que citoyenne ». Aucun élément tangible, confirmé, recoupé par des témoignages

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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

frontière entre une pratique « modérée » de l’islam et une pratique


« archaïque » ou « radicale » suivant les expressions consacrées‚?
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Apparemment non, mais à l’évidence oui... C’est un exemple

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parmi de nombreux autres d’une absence flagrante de différen-
ciation laïque suffisante de la part de l’État et de ses repré-
sentants entre les ordres privé et public, particulièrement lors-
qu’il s’agit du fait islamique‚; entre ce qui relève de l’aggior-
namento de la théologie musulmane en matière de vie sociale
de ceux qui s’en réclament et ce qui relève de l’observation de
la loi commune. On peut trouver le port de la burqa choquant,
archaïque, en décalage avec la modernité en tant que citoyen
ordinaire, discutable en tant que musulman, mais l’État, lui, n’a
pas à interférer dans la vie privée de ses ressortissants dès lors
qu’ils ne refusent pas la loi, en incitant en outre à la haine de
tout ce qui ne ressemble pas à soi (attitude sectaire), y compris
au moyen de la contrainte physique sur autrui. Quelqu’un qui
manifeste la volonté de devenir français n’est-il pas en train de
se reconnaître comme citoyen et national, alors qu’il (« elle »
en l’occurrence) pourrait très bien se contenter de son statut
de résident étranger jouissant à peu près des mêmes droits et
devoirs que n’importe quel autre citoyen de ce pays‚? Le fait
d’engager une démarche personnelle, de s’adresser aux services
de l’État, de répondre aux interrogations des services sociaux
n’est-il pas une première forme d’expression d’appartenance à
la communauté nationale, d’adhésion aux droits et aux devoirs
qui en découle, et dont tout un chacun est ensuite comptable‚?
C’est un précédent préjudiciable, qui non seulement confirme
les crispations, renforce les rancœurs, participe de la fragilité du

Suite note 6
solides et suffisamment nombreux ne nous autorise à affirmer, sans l’ombre d’un doute,
qu’elle s’est effectivement « soumise » à son mari au sens d’abandon de sa libre volonté
et de son autonomie (pas de traces de maltraitance, de confinement forcé dans l’espace
domestique, etc.). Peut-être s’est-elle fait tout simplement « piéger » sous les coups de
boutoir du flot continu de questions des services sociaux. S’étant sentie ainsi stigmatisée,
mise en accusation, acculée, c’est alors que dans un ultime geste défensif (de protection
surtout), elle peut être lâchée, fâcheusement certes, qu’elle se soumettait à la volonté
de son mari. Ce qui relève beaucoup plus de la faiblesse psychologique, sans doute
due au contexte, que d’un aveu de « soumission » effective et de renoncement à sa liberté.
Par ailleurs, qui nous assure de façon irréfutable qu’elle n’a pas voulu signifier par là
même, c’est-à-dire plus exactement, par « se soumettre », se concerter avec son mari‚;
concertation qui a peut-être abouti ensuite à la volonté libre et réfléchie de porter le
niqab. Ne s’agirait-il pas à ce titre d’un problème de formulation‚?

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

tissu national mais annonce, sans vigilance accrue de tous les


esprits épris de liberté de conscience et d’une laïcité objective
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(laïcité appliquée à tous et de la même façon), d’autres déra-

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pages. C’est non pas une atteinte factuelle aux droits et libertés
dans l’espace de la République qui a justifié ce rejet, mais « le
niveau de la pratique religieuse » qui a motivé la décision du
Conseil d’État le 27 juin 2008. Celui-ci a estimé qu’elle aurait
une influence préjudiciable sur les capacités d’assimilation de la
requérante.
Pour essayer de répondre à ces questions, notre approche sera
double : normative, historique et sociopolitique.
• Une brève réflexion théorique, historique aussi, sur l’islam, les
musulmans (il existe « des » communautés musulmanes) et la
laïcité nous conduira à extraire des sources scripturaires (les
textes fondateurs de l’Islam, en particulier, et quelques positions
soutenues par des intellectuels du monde musulman) les
passages susceptibles, avec un effort suffisant de contextualisa-
tion des sources, d’ouvrir à la laïcité.
• Une approche plus sociologique ou sociopolitique sera mo-
bilisée, au terme de laquelle nous essaierons de comprendre les
origines du soi-disant « communautarisme » musulman qui est
davantage de l’ordre de la construction imaginaire et médiatique‚⁷
que le reflet d’une quelconque réalité sociologique. Ainsi, nous
nous interrogerons, en nous appuyant sur des enquêtes de
terrain, de la sorte : ce prétendu communautarisme est-il le
résultat d’une volonté réfléchie de la part de certains (activistes
fondamentalistes ou autres groupuscules « néofondamenta-
listes‚⁸ ») de rompre, par idéologie, avec la laïcité qui privilégie
dans ses traits les plus saillants la séparation des ordres spiri-

7. Thomas DELTOMBE, L’Islam imaginaire : la construction médiatique de l’islamophobie


en France (1975-2005), Paris, La Découverte, 2007, p. 10-12.
8. Le philosophe et politologue Olivier Roy est celui qui a forgé le vocable « néo-
fondamentalisme », et ce pour désigner les activités de réislamisation « par le bas » de
la société, à partir de la promotion d’une éthique sociale religieuse‚; ses promoteurs
désinvestissent ainsi volontiers le champ étatique. Pour ce politologue, le néofonda-
mentalisme succéderait à l’islamisme en crise et en décrépitude. Il n’y aurait donc pas
chez les néofondamentalistes, contrairement aux islamistes, un projet de conquête du
pouvoir ni de volonté de subvertir la République et la laïcité. Contrairement aux Témoins
de Jéhovah, leur prédication vise essentiellement les populations aux origines culturelles
et/ou religieuses supposées musulmanes, qui habitent, pour une majorité d’entre elles,
essentiellement dans les banlieues et autres quartiers populaires de l’hexagone.

70
LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

tuel et temporel‚? « Le » communautarisme, bien que fantasmé,


est-il le résultat de politiques internationales, nationales et locales
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entretenant, sous diverses formes, les démons non exorcisés de

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l’époque coloniale‚? Avec pour principale conséquence fâcheuse
la perpétuation d’un traitement d’exception à l’endroit des
citoyens et étrangers de confession musulmane. Toutefois, pour
éviter de couvrir un trop large spectre, nous nous cantonnerons
au cas français et, en l’espèce, au cas des musulmans de France.
L’objet de réflexion, au cours de cette seconde partie, de loin
la plus décisive car moins intellectualiste, est de considérer l’islam
situé‚; autrement dit, l’islam tel qu’il est vécu in situ dans
l’hexagone et la nature de quelques politiques institutionnelles
déployées pour l’encadrer‚; tant au niveau national qu’au niveau
local qui, tous deux, présentent des particularités quelquefois
irréductibles l’un à l’autre.

LES TEXTES FONDATEURS DE L’ISLAM,


LES INTELLECTUELS MUSULMANS
ET LA LAÏCITÉ :
S’EXTRAIRE DES LECTURES ESSENTIALISTES
ET DES POSTURES INTELLECTUALISTES

L’islam et les sociétés musulmanes n’évoluent pas en dehors


du temps et de l’espace. C’était vrai hier, ça l’est encore plus que
jamais aujourd’hui, à l’heure de la globalisation. Ce n’est pas un
univers clos et hermétique. De multiples influences civilisation-
nelles, culturelles et religieuses (juives, grecques, chrétiennes,
etc.) y ont abondamment prospéré. Des hommes et des femmes
venus d’ailleurs ont habité et habitent toujours ces espaces en
continuelle mutation démographique, sociale, politique et reli-
gieuse. Des idées profanes y circulent jusqu’à les pénétrer, tout
en étant parfois adaptées aux croyances islamiques elles-mêmes
jadis transformées au contact des cultures locales antérieures à
la révélation coranique et lui ayant, par ailleurs, très largement
survécu. D’autant plus que l’islam est apparu alors que des tribus,
des groupements humains et autres populations, arabes ou non,
étaient installés depuis plusieurs siècles, bien avant l’expansion
et l’avènement des Empires musulmans. Ils ne sont et n’ont donc
jamais été cloisonnés, sauf pour les adeptes de l’essentialisme

71
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

et du culturalisme qui se retrouvent aussi bien dans les rangs des


« Occidentaux » tout aussi divers, que dans ceux des musulmans‚;
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lesquels nient par là même l’historicité de l’islam et la pluralité

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des faits islamiques‚⁹, obnubilés par on ne sait quelle pureté
originelle‚!
En outre, dès les origines de l’islam et surtout après la mort
du Prophète qui l’a prêché au VII siècle de notre ère, garant
alors de l’unité et de la solidarité des fidèles de la nouvelle foi
monothéiste, d’abord à La Mecque puis à Médine à partir de
622, la religion musulmane, les hommes de l’islam ont connu
et enduré de profonds schismes, des disputes théologiques nom-
breuses, qu’ils continuent de nourrir aujourd’hui. L’aspiration à
l’unité fut donc dès les débuts brisée sur l’autel des volontés
de domination des forces en présence‚; le rêve d’une oumma
(Communauté des croyants musulmans, selon la définition
communément retenue, même si elle peut être discutée) unifiée
sur les plans territorial et spirituel, définitivement enterré malgré
la survivance pendant quatorze siècles d’un califat rapidement
miné par des divisions, des querelles internes ainsi que d’in-
cessantes guerres intestines (trois des quatre premiers califes
ont été assassinés) jusqu’à sa liquidation définitive en 1924 par
la geste de l’ottoman Atatürk. Il est à noter qu’au sein même de
l’apologétique et de la dogmatique musulmanes, les dissensions,
la dureté de ces conflits théologiques et politiques internes n’est
pas minorée, voire tue au nom d’une vision idyllique et idéalisée
de l’histoire des musulmans, tant s’en faut.
Ainsi, en l’espèce, les notions de Dar Al Islam (Maison de
l’islam), de Dar Al Kufr (Maison de la mécréance) ou de Dar
Al Sulh (Maison de la conciliation ou de la « réconciliation »),
outre qu’elles sont discutables du point de vue historico-religieux
compte tenu desdits schismes, sont à l’évidence complètement
obsolètes dans la mondialisation‚; dans la mesure où une pluralité
d’États-nations musulmans de culture historique, politique et
culturelle différente ont vu le jour au cours du XIX siècle,
notamment sous l’effet des conquêtes coloniales européennes.
Et que dire des musulmans vivant aux quatre coins de la planète,
liés, en vertu de la citoyenneté et de la nationalité (respecter les

9. Louis GARDET, L’Islam. Religion et communauté, Paris, Desclée de Brouwer, 2002,


p. 15-25.

72
LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

contrats dans le texte coranique), à des pays non musulmans où


ils se trouvent souvent en situation de minorité religieuse mais
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à égalité de droits avec leurs concitoyens. Il n’aura échappé à

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personne que l’islam n’est pas une nationalité ou une distinction
d’ordre civil‚!
La scission des musulmans est fort ancienne, donc, ou
séculaire‚; elle fut à l’évidence, dans un tout premier temps à
tout le moins, de nature politique avant de virer en conflits
d’interprétation des dogmes de la foi. Les conflits d’intérêt, les
enjeux de pouvoir ont suscité de profonds déchirements
dogmatiques, qui n’avaient pas forcément lieu d’être au départ‚;
notamment au moment de l’apostolat de Muhammad, qui n’a
eu de cesse, durant sa mission terrestre et « céleste », d’en
appeler à l’unité des croyants. La Bataille de Siffin en 655 en est
néanmoins le véritable point de départ. Elle a opposé les mu-
sulmans entre eux et non pas les soutiens de Muhammad à des
ennemis extérieurs de l’islam (croisés, polythéistes endurcis de
La Mecque). D’où, subséquemment, l’avènement d’Empires isla-
miques successifs ou parallèles, sinon divisés et concurrents :
Dynastie Umayyade avec pour capitale Damas (661-750), Empire
abbasside avec pour centre culturel Bagdad (750-1258), passant
sur les Empires schismatiques d’Afrique avec leurs cohortes de
sectes. Voilà pour les temps anciens.
À cela s’ajoute, pour ce qui est de l’époque contemporaine,
un monde musulman politiquement et religieusement clivé,
couvrant un territoire de plus de 13 millions de kilomètres carrés,
quelque 290 millions d’individus différents – et comment‚! –,
de corps et d’esprit, ainsi que vingt États, Républiques ou
monarchies principalement‚; dont le premier d’entre eux, en
nombre de croyants musulmans, est asiatique‚; en l’occurrence
l’Indonésie‚! Au passage, l’identification indue de l’islam à l’arabité
et réciproquement est instamment contrariée. Voilà pour le
monde musulman. Ce dernier n’est même pas homogène, tant
sur le plan de la gouvernance, du rôle tenu par l’islam et ses
gardiens, que sur le plan de l’observation cultuelle, alors que,
sous ses latitudes, vit une majorité de musulmans. Que dire alors
de la France au sein de laquelle les citoyens de foi musulmane
sont minoritaires‚?
À l’aune de ce qui précède, les attitudes essentialistes ne
devraient pas ou plus faire sens pour ceux qui en doutaient

73
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

encore‚; particulièrement ici, dans la France du XXI siècle, pays


de conquête, de culture et de métissage. Pour ce qui nous occupe
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présentement, l’énorme diversité sociologique des individus

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musulmans qui composent le tissu de la nation française
contemporaine, de par la pluralité des origines (Maghrébins,
Turcs, Africains, Bosniaques, etc.), la multiplicité des courants et
autres tendances (Frères Musulmans, Salafis, Tablighis, Soufis‚¹⁰,
etc.) qui traversent et colorent l’islam de France, défient ouver-
tement les essentialismes. Une majorité d’entre eux, enfants des
deuxième et troisième générations des immigrés musulmans
arrivés dans les années 1970, sont nés en France, y ont été
scolarisés et socialisés, ne connaissant rien ou presque du pays
dont leurs parents sont originaires‚¹¹. Ainsi est-il hors de propos
de s’obstiner à parler, envers et contre tout, de communauté
musulmane au singulier, renvoyant à une altérité indéfinie‚; sous
peine d’essentialiser l’islam et de réduire la pluralité à l’iden-
tique. Ce qui ne correspondrait d’aucune façon à la réalité. Il
convient ainsi de s’extraire une fois pour toutes de la vision d’un
islam monolithique et figé. Ce qui suppose de déconstruire un
certain nombre d’expressions, de concepts biaisés qui brouil-
lent le débat et, par conséquent, éludent les véritables questions
et/ou problèmes, quand ils n’en ajoutent pas.
Il n’existe pas en soi d’islam « démocratique », « laïc », « pro-
gressiste », pas plus qu’un islam « totalitaire » ou « rigoriste », etc.
L’islam peut se définir cependant par quelques grands principes
spirituels communément admis par l’ensemble de ses fidèles de
par le monde‚; ce que les islamologues qualifient de « valeurs
religieuses de base » ou « de principes généraux de la foi »‚;
les cinq piliers, à titre d’exemple (attestation de foi, cinq prières
quotidiennes, aumône légale, jeûne du mois de Ramadan,
pèlerinage à La Mecque), qui en constituent le noyau dur ou
l’invariant. Si la dimension horizontale est importante (relations
aux autres en Dieu), on voit bien que celle-ci, notamment dans
le cadre des piliers fondamentaux de la foi musulmane, est
moindre par rapport à la relation d’ordre vertical éminemment

10. Xavier TERNISIEN, La France des mosquées, Paris, Albin Michel, 2002, p. 144-254.
11. Voir l’étude déjà fort ancienne mais très informative : Jean-François LEGRAIN, « Islam
en France et/ou de France », dans Aspects de la présence musulmane en France, Paris,
« Cahiers de la Pastorale des migrants » 27, 4 trimestre 1986, p. 4-37.

74
LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

personnelle et intime€; autrement dit, priorité est conférée aux


devoirs vis-à-vis du Seigneur qui aurait ainsi « des droits » (le
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terme est quelque peu anthropomorphique) sur ses créatures.

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Il est vrai qu’en dépit du fait que le Coran soit avant tout
un corps de croyances en une transcendance, développant à
ce titre essentiellement une sotériologie et une eschatologie,
celui-ci peut avoir des incidences pratiques (prescriptives et
normatives) sur la vie d’ici et maintenant€; mais, globalement,
cela n’engage que le croyant dans l’intimité de la conscience
(dimension verticale). Il est des versets coraniques qui inter-
pellent le lecteur et l’amènent sinon à douter, à tout le moins
à s’interroger sérieusement sur les capacités réelles de l’islam
et des musulmans à épouser les valeurs de démocratie, de
pluralisme ou encore de laïcité. Ne faisons pas semblant
d’esquiver cette problématique qui est réelle, bien que souvent
mal renseignée. Je vais donc m’arrêter sur quelques versets
« problématiques » en m’autorisant de nouveau à insister sur
le fait que ce qui nous importera fondamentalement, c’est la
manière dont nous, interprètes ou lecteurs ordinaires, allons
comprendre ces textes€; ce qui suppose quelques préalables
méthodologiques auxquels le citoyen lambda n’a pas for-
cément accès. D’où la responsabilité considérable des orienta-
listes, des théologiens, des érudits et intellectuels travaillant sur
l’islam et le monde musulman et les conséquences philoso-
phiques, morales et politiques de leur positionnement sur le
grand public.
Le préalable fondamental consiste à marteler encore et
toujours que le Coran, au même titre que tout autre texte
religieux, a été et continue d’être l’objet d’une herméneutique
de la part des théologiens et intellectuels musulmans contempo-
rains. Mais peu semblent le savoir et/ou être prêts à l’accepter.
Ce n’est pas parce que le corpus islamique (textes coraniques
essentiellement) est considéré comme sacré qu’il interdit de fait
toute interprétation ou réinterprétation. Seule une infime mi-
norité de littéralistes, originaires généralement de la péninsule
arabique ou encore du Golfe pour l’essentiel, soutiennent cette
position. Et, hélas également, tout à fait paradoxalement au
demeurant, des penseurs musulmans dits « modernistes » et des
intellectuels occidentaux « ouverts » qui font par là même, nolens
volens, le jeu du pire. C’est-à-dire le jeu de ceux qui consi-

75
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

dèrent le corpus coranique comme un bloc intouchable (parce


que soi-disant Parole « incréée »), à la différence près que ces
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derniers (intellectuels « ouverts » et penseurs musulmans « mo-

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dernistes ») seraient d’avis de le désacraliser, de le reformuler,
voire de le « réécrire » en profondeur, afin d’aider les musulmans
à aller vers davantage de tolérance et de modernité, au mépris
précisément de la liberté de conscience. Nous voilà donc
confrontés à une alternative insatisfaisante à un double titre : d’un
côté, faudrait-il interdire de lire et de comprendre le Coran à la
lumière d’un effort de contextualisation nécessaire au motif d’une
Parole divine « incréée »€; de l’autre côté, serait-on d’avis de
prendre le parti de désacraliser le Texte en faisant fi de l’histoire,
de l’esprit et du cœur du musulman attaché, que l’on veuille ou
non, à un degré ou un autre, à la croyance en son origine céleste€?
Entre ces deux extrémités réside une attitude médiane de
confiance vis-à-vis du musulman, qui consiste à tenir compte à
la fois des tentatives audacieuses d’adaptation des sources
scripturaires au quotidien, au vécu (affaires sociales et économi-
ques contemporaines) des communautés musulmanes, et ce de
la part de leurs théologiens et intellectuels reconnus (en lesquels
ils se reconnaissent), et de l’autre, une attitude pragmatique qui
tienne compte, sur le terrain sociologique, de la réalité de cette
pluralité, au lieu d’en référer systématiquement aux manifesta-
tions sectaires et bruyantes.
La sharî‘a, que l’on traduit abusivement par « Loi » (préten-
dument équivalent trait pour trait au Droit positif), alors que le
vocable en question signifie « voie » parmi d’autres, sous-entendu
de normativité religieuse, n’est pas figée. En vertu des cir-
constances originelles de la révélation coranique (asbâb an
nuzûl), certains des versets « révélés » au VII siècle en vue de
répondre à des situations spatiales et temporelles définies,
contenant en outre des prescriptions (obligations, recomman-
dations et interdictions), doivent de ce fait être rigoureusement
rapportés à ce contexte particulier et relus pour être pleinement
intelligibles. C’est le cas de versets tels que : « Combattez-les
pour qu’il n’y ait pas de division et jusqu’à ce qu’il n’y ait d’autre
religion que celle de Dieu »€; lesquels passages peuvent être
dépassés par d’autres comme : « Pas de contrainte en religion »€;
« Croit qui veut et mécroit qui veut ». Ce point de vue est très
bien explicité par Mohamed-Chérif Ferjani dans Le Politique et

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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

le Religieux dans le champ islamique€¹², qui le résume pour sa


part en ces termes :
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Tout énoncé dont le contenu est contredit par celui d’un autre,
comme c’est le cas des versets prescrivant le jihâd (tels que
« Combattez-les pour qu’il y ait pas de division et jusqu’à ce qu’il
n’y ait d’autre religion que celle de Dieu »), dont le contenu est
contradictoire avec d’autres versets appelant au respect de la liberté
de croire ou de ne pas croire (tels que « Pas de contrainte en
religion », ou « Croit qui veut et mécroit qui veut », etc.).
Tout énoncé dont le contenu peut être interprété comme ne
concernant qu’une situation particulière ou comme ayant une
portée universelle, ou, selon l’expression des théologiens musul-
mans, comme « absolu » (mutlaq) ou « lié » (muqayyad) aux seules
circonstances par rapport auxquelles il a été énoncé.

Cette herméneutique est aujourd’hui également nécessaire


pour tout ce qui concerne les aspects liés à la vie des musulmans
en société moderne, dans des contextes où ils sont en minorité,
ou bien encore s’agissant de problèmes et de questions qui n’ont
pas été réglés de façon explicite ou définitive par les textes
canoniques (Coran et traditions du Prophète Muhammad) ou les
sources premières. De cette façon est exigé un effort d’interpréta-
tion et de contextualisation des sources scripturaires, sous peine
précisément de verser dans l’essentialisme et le culturalisme. Les
sources peuvent donc recevoir selon les exégètes (bien qu’il n’y
ait pas de clergé dans l’islam sunnite majoritaire) des interpréta-
tions qui iront, suivant les intentions, les origines des parties
prenantes aux débats, musulmans comme non musulmans, soit
dans le sens de l’ouverture, soit dans le sens de la fermeture, du
repli sur soi potentiellement sectaire. En d’autres mots, les textes
peuvent s’éclairer sous certains aspects en privilégiant des ap-
proches qui iront ou dans le sens d’une tentative de conciliation
des exigences spirituelles avec les impératifs sociaux et temporels
de la modernité politique et économique (et donc de la laïcité),
ou dans le sens d’une lecture légitimant le conflit (pas forcément
violent) et l’opposition systématique, qui peuvent provoquer à
plus ou moins long terme des accès de violence.
En résumé, tout ce qui est écrit dans le Coran et les sources
prophétiques (Sunna) n’appelle pas forcément une application

12. Mohamed-Chérif FERJANI, Le Politique et le Religieux dans le champ islamique,


Paris, Fayard, 2005, p. 71-72.

77
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

littérale ou littéraliste car il se réfère peut-être à des temps


lointains qui n’ont plus cours. En outre, ce qui s’est fait dans
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l’histoire des sociétés musulmanes ne correspond pas nécessai-

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rement aux exhortations et finalités originelles des textes fon-
dateurs de l’islam€; du moins pas de la même manière et avec
la même acuité selon les âges.
Aussi, un peu à la façon du Jésus de l’évangile de Jean :
« Rendez à César ce qui est à César et rendez à Dieu ce qui
est à Dieu », qui serait au fondement de la séparation des ordres
politique et religieux dans le monde chrétien, le texte coranique
aurait son pendant à la condition d’être ouvert à la pluralité de
l’interprétation textuelle : « Obéissez à Dieu, à son Prophète et
à ceux qui ont la charge des affaires parmi vous ». Ainsi, les
musulmans d’ici et d’ailleurs sont tout à fait aptes, de la même
façon que les fidèles des autres religions, à embrasser les règles
et principes de base de vie en société qui respecte toutes les
identités et croyances dans les limites du droit. Les musulmans
français ne sont-ils pas également des citoyens « auteurs et
destinataires du droit » justement€?
Ainsi, lorsque l’on évoque « le » communautarisme, il est
indispensable de savoir de quoi on parle au juste€; autrement dit,
concrètement, les formes qu’il prendrait, ses racines, sa genèse
et la qualité de ses promoteurs. Bien trop souvent s’agit-il d’un
concept flou sociologiquement, pour ne pas dire inopportun,
qui cache un malaise social et politique face aux questions liées
à la diversité en général et à l’islam en particulier. D’où une
première partie de réponse à notre interrogation de départ, à
savoir : la laïcité n’est pas menacée par LE communautarisme.
En effet, chacun des individus, musulman ou non, coupable ou
non de manquements à la laïcité, est d’abord comptable de ses
propres actes€; sans qu’on doive sentir le besoin irréfragable d’en
référer systématiquement à UNE communauté, imaginaire soit
dit en passant, tenue pour responsable de « la » crise traversée
par la laïcité française. Par un regrettable paradoxe, les pou-
voirs publics, on y reviendra par après, attribuent fréquemment,
par des dispositifs et des discours, une communauté (commu-
nautarisme) « fantasmatique » aux musulmans qu’ils leur repro-
chent ensuite de cultiver. D’un côté, on dénonce l’intégrisme,
le communautarisme et on s’empresse d’affirmer son caractère
minoritaire€; de l’autre on stigmatise UNE religion et SES fidèles

78
LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

dans une globalité douteuse et injuste, en répercutant ce qui


concerne une simple partie de ses membres à l’ensemble des
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croyants citoyens€!

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D’UNE LAÏCITÉ PACIFICATRICE
À UNE LAÏCITÉ « INTRUSIVE »
ET D’« EXCEPTION »
(du danger de parler de « laïcité ouverte »)

Mais quelles sont alors, au juste, les racines de ce soi-disant


communautarisme musulman imaginaire€? Est-il seulement le
produit ou le prétexte à un mauvais diagnostic dû peut-être aux
conséquences non assumées des politiques d’immigration suc-
cessives qui ont été, faut-il le reconnaître, lacunaires€? Nous avons
vu que l’apparente non-acceptation ou la mauvaise compréhen-
sion de la laïcité par les musulmans, est-il besoin de le dire
minoritaires dans ce cas, ne devait structurellement rien à l’islam
et à sa théologie, laquelle offre une large gamme d’interprétations
évolutives et adaptatrices. Nous développerons ainsi, dans cette
partie, l’idée suivant laquelle ce sont moins l’islam et les
musulmans€¹³ qui rejetteraient spontanément la laïcité au nom de
croyances supérieures en en politisant le contenu (même s’il
existe des réticences chez certains d’entre eux) que l’inconsé-
quence des décisions du personnel politique, lequel a tendance
exagérément à les singulariser. Nous avons tout lieu de penser,
fort malheureusement, que le fait d’entretenir de façon fantas-
matique et obsessionnelle le spectre d’un communautarisme
rampant, forme déguisée de l’islamisme, est la conséquence
directe d’un passé colonial pas du tout soldé. Ce n’est pas

13. John L. ESPOSITO et Dalila MOGAHED (dir.), Who speaks for Islam€? What a billion
muslims really think, New York, Gallup Press, 2007. L’ouvrage codirigé par ces deux
chercheurs s’appuie sur une enquête de terrain approfondie au cours de laquelle la
parole est re-donnée aux musulmans de 35 nations dans le cadre d’entretiens. Cet
échantillon serait représentatif de 90 % des 1,3 milliard de musulmans de par le monde,
avec une marge d’erreur située dans la fourchette de 0 à 3 points. Figurent dans ce
travail des éléments fort intéressants, par exemple : « Les musulmans ne conçoivent
pas l’Occident comme un tout monolithique et vantent ses mérites ou le critiquent
pour ses politiques et non pour sa culture ou sa religion€; musulmans et Américains
sont également d’accord dans la condamnation morale des attaques prenant pour cible
des civils », etc.

79
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

forcément conscient, mais ce tribut est tellement lourd, difficile


à porter par la conscience collective, que ce complexe s’est
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enraciné de façon durable dans l’inconscient populaire français

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en général et chez nos décideurs publics en particulier. Les
événements internationaux (Révolution islamique en Iran en
1979, la guerre civile en Algérie dans les années 1990, etc.)
n’arrangeront rien. On remarquera dans ce qui suit la continuité
entre ce qui s’est fait au temps des colonies, s’agissant de la
gestion des affaires religieuses, en Algérie française principale-
ment, et les politiques contemporaines face à la question
musulmane€; je veux dire précisément les incohérences criantes
des politiques de la laïcité à l’épreuve des musulmans de France
et du fait islamique dans l’hexagone.
La France a été un puissant Empire colonial dont la présence
en Afrique du Nord, majoritairement musulmane, a été sans
pareille. Elle a été longue en même temps que particulièrement
tumultueuse et meurtrière, comme ce fut le cas en Algérie. Il y
a eu une politique de « l’indigénat »€; c’est un fait incontestable.
La colonisation a produit les indigènes€; populations exploitées
et soumises à un statut inférieur€¹⁴ et à un régime d’exception
en matière de civilité, de culture et de religion. La logique de
domination, de conquête, a forcément entretenu un racisme€; en
l’espèce de type colonial : « Civiliser les races inférieures », telle
était la ligne de force des conquêtes. Je m’empresse de dire,
cependant, que ce n’était pas une spécificité française€; cette
politique ne concernait pas, en outre, que les sujets musulmans€;
les israélites en ont également pâti. Le droit et la justice pro-
clamés universels depuis la Révolution française sont étrange-
ment inexistants au sortir de la Métropole (« vérité en deçà des
Pyrénées, erreur au-delà ») et davantage dès lors que l’administra-
tion française a eu à traiter avec les « indigènes musulmans de
la République », notamment quand a été votée la loi de sépa-
ration des Églises et de l’État en 1905 et quand il s’est agi pré-
cisément de l’appliquer aux colonies.
Nous nous attacherons donc à mettre en évidence, certes, que
la colonisation et le code de l’indigénat sont bel et bien abolis :
l’État français n’est plus structurellement un Empire colonial,

14. René GALLISSOT, Algérie colonisée, Algérie algérienne (1870-1962) : la République


française et les indigènes, Alger, Barzakh, 2007, p. 8.

80
LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

cela va sans dire, et les musulmans de France ne sont plus des


indigènes€; ce sont, pour une écrasante majorité d’entre eux, des
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Français à la citoyenneté parfaitement reconnue par les insti-

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tutions. Il n’y a pas de sens à parler tout de go aujourd’hui, sinon
au risque de retomber dans l’essentialisme que l’on dénonce,
d’État raciste, néocolonial, etc. L’incantation, le langage de
l’imprécation n’est pas de mise ici et est, au contraire, le fruit
d’un rapport passionné, frustré et, partant, irraisonné au passé
de la France, ce que nous condamnons expressément. Toutefois,
est-on à bon droit en mesure de s’interroger sur la continuation,
quoique sous des formes différentes, c’est-à-dire des méthodes
moins systématiques et moins violentes, d’une politique d’excep-
tion à l’égard des musulmans, spécialement en matière de culte
et de religion€¹⁵. Il est indéniable qu’il y a des réminiscences,
des traces coloniales dans l’inconscient collectif des élus de la
nation française. Étant donné que celles-ci n’ont pas été ou pas
suffisamment verbalisées des décennies durant, des réflexes
sécuritaires et paternalistes affleurent dès lors qu’il est question
d’islam et de musulmans. Que dire aussi des gestes et messages
contradictoires envoyés aux citoyens de confession musulmane€?
Nous en reparlerons.
Nous ferons trois remarques majeures (on insistera davantage
sur la dernière qui est au cœur du problème soulevé en amont)
au sujet du traitement d’exception auquel se sont heurtés et se
heurtent encore, sinon régulièrement, à tout le moins ponctuelle-
ment les minorités musulmanes de France : primo, la laïcité n’a
jamais été appliquée intégralement par les administrations
coloniales de l’époque, aux musulmans d’Algérie€¹⁶€; et ce de par
une obsession constante de contrôler et surveiller les indigènes
susceptibles d’être un peu trop indépendants et indociles :
Des partisans de cet « apartheid » juridique comme Pinon et
Leroy-Beaulieu – le chantre de la politique coloniale – firent

15. Vincent GEISSER et Aziz ZEMOURI, Marianne et Allah, les politiques français face à
la « question musulmane », Paris, La Découverte, 2007, p. 10. Les auteurs cherchent
« à mettre à nu les ”continuités métissées“, et les ”filiations complexes“ : loin de se ré-
duire à une simple reproduction des mécanismes de domination, elles incorporent sans
cesse de nouveaux référentiels, lesquels n’ont souvent strictement rien à voir avec la
période coloniale. »
16. Sadek SELLAM, La France et ses musulmans. Un siècle de politique musulmane
1895-2005, Alger, Casbah Éditions, 2007, p. 163-170.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

prévaloir leur position. Le premier développait toute une théorie


pour justifier la non-application des lois métropolitaines dans les
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colonies. Il plaidait en faveur du maintien d’indemnités versées

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par l’État aux membres du clergé officiel.

Secundo, à l’heure actuelle, dans l’hypocrisie la plus grande


et une opacité affligeante, des procédures d’exception, de type
clientéliste, sont négociées entre chefs religieux et élus locaux
(heures de piscine réservées aux couples musulmans, etc.),
particulièrement dans des villes à forte concentration islamo-
maghrébine où le vote immigré compte. Il existe aussi, à l’in-
verse, des mesures beaucoup plus sécuritaires opérées stricte-
ment par « en haut » à des fins de contrôle des populations
musulmanes€; dans le cadre des administrations locales (avec le
blanc-seing ou non du pouvoir central) au moment, à titre
d’exemple, de l’introduction de demandes de naturalisation
française, où l’on s’assure du loyalisme de ceux qui semblent
porter « les stigmates » musulmans€; avec, pour ce faire, des
questions d’ordre strictement privé aux requérants : assiduité
religieuse, type de rapport entretenu avec l’islam et les lieux de
culte, degré d’implication cultuelle et culturelle éventuelle, etc.
C’est la même obsession sécuritaire de surveillance et de contrôle
aigu du culte islamique qui s’exerce€; avec également, il est vrai,
le souci de s’acheter parfois à moindre coût une paix sociale
en l’occurrence tout à fait illusoire, précaire et éphémère. Ce
qui n’est de toutes les manières pas convenable et combien
incompatible avec les exigences universalistes de la République.
Nous autres citoyens, musulmans ou non, sommes en droit
d’attendre de l’État une impartialité en matière de droit et de
principes, à moins de lézarder le sol commun du vivre ensemble.
Tertio, alors même que les pouvoirs politiques français, au
travers de Ministres et grands commis de l’État, critiquent ou-
vertement l’attitude de responsables musulmans pour des fi-
liations tenues suspectes avec les pays d’origine, ils entretiennent
à leur tour, via des tractations plutôt privées ou secrètes, des
relations avec des acteurs publics nationaux des anciennes
colonies (Algérie, Tunisie et Maroc)€; voire aussi, ce qui est plus
étonnant, avec des Oulémas d’institutions religieuses réputées
conservatrices, telles que l’université égyptienne d’Al Azhar.
Avec, pour toile de fond, l’organisation et la gestion du fait
islamique en France. D’où la promotion et la permanence d’un

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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

islam « consulaire » qui obère l’autonomie de l’islam et de ses


fidèles, que l’on veut pourtant totalement libérés des influences
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politiques et religieuses étrangères. Ce qui est en contradiction

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manifeste avec la volonté maintes fois affichée de voir émerger
un islam aux couleurs françaises. La laïcité est ainsi régulièrement
foulée aux pieds€¹⁷ par ceux-là mêmes qui sont chargés de la
faire respecter et de l’ériger en valeur suprême. On s’immisce
de façon totalement intempestive dans les affaires et querelles
théologiques internes aux musulmans, en distinguant, hors de
propos, la bonne graine musulmane de l’ivraie intégriste. En tout
état de cause, l’organisation interne, l’aggiornamento théolo-
gique ou religieux, s’ils peuvent être encouragés, ne regardent
absolument pas l’État laïc€¹⁸, lequel s’occupe de dire le droit.
Tous ces signaux contradictoires ne manquent pas d’entretenir
la perplexité chez des citoyens français de religion musulmane
par ailleurs discriminés sur le marché du travail, lesquels peuvent
alors se vivre comme citoyens entièrement à part€!
Par conséquent, est-on passé en France, tout à fait insidieuse-
ment, d’une laïcité pacificatrice à une laïcité intrusive ou laïcisme
(laïcité soupçonneuse et non sûre d’elle-même), qui se mêle de
la « cuisine » interne des musulmans au lieu de juger scrupuleuse-
ment la légalité ou non de leurs actes stricto sensu ; autrement
dit, l’accord de leurs démarches religieuse, identitaire avec la
forme de la loi de séparation et ses finalités (neutralité de l’État
et des services publics, et non pas négation d’une identité
composite ou plurielle).

17. V. GEISSER, A. ZEMOURI, p. 16-68. Nicolas Sarkozy, alors patron de l’UMP et ministre
de l’Intérieur, souhaite explicitement (dans un article du journal La Croix le 20 sep-
tembre 2006) « le financement de la construction des lieux de culte » sur fond de deniers
publics et ce pour couper court, disait-il alors, « à des montages juridiques hasardeux
et à un financement venant de l’étranger ». Son successeur place Beauvau, en la personne
de Dominique de Villepin, parlera de « formation des imams », alors que ce n’est pas
du ressort du législateur tenu d’observer une parfaite neutralité. La vocation principale
de la laïcité est de ménager une liberté de conscience, théologique, aux musulmans
qui doivent pouvoir s’organiser comme bon leur semble à condition de ne pas
« mordre » sur le domaine de compétence de l’État et du pouvoir politique.
18. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur en 1998, a consulté le grand Imam
de l’Université Al Azhar, évoquant le cas de l’islam de France et la nature des éventuelles
relations ou coopération avec ladite université islamique. Nicolas Sarkozy, également
ministre des Cultes, a visité le Cheikh de Al Azhar en 2003, afin de l’entretenir sur les
débats autour des signes religieux à l’école et sur l’opportunité d’une loi d’interdiction
du voile islamique. Toutes ces références se trouvent dans l’ouvrage de Vincent Geisser
et Aziz Zemouri (p. 38-41).

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

Il m’est avis que, s’agissant de l’islam et des musulmans de


France, justifier leur encadrement, l’immixtion dans leurs affaires
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et la surveillance, par le fait qu’ils sont « nouveaux » dans le

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paysage français, ne tient pas absolument ni historiquement.
La République (III, IV et V Républiques) a été un immense
Empire colonial « musulman ». La religion et la culture musul-
manes, quoique installées dans l’hexagone plus tardivement que
les autres spiritualités monothéistes, ne sont pas foncièrement
étrangères aux yeux de la France et des millions de nationaux
qui ont vécu au contact des Tunisiens, des Marocains, des
Algériens, des Syriens, des Libanais, majoritairement musulmans
à l’époque coloniale.
Les citoyens de confession musulmane aujourd’hui ne de-
mandent pas expressément un financement public de leurs lieux
de culte et, à ce titre, un aménagement spécifique de certaines
dispositions de la loi de 1905. Il est très rare d’entendre des
revendications de cet ordre au nom d’une laïcité plus « ouverte »,
laquelle supposerait indûment que ces derniers réclameraient
un statut d’exception, ce qu’ils refusent ouvertement pour toutes
les raisons jusqu’ici invoquées (ne pas ajouter une stigmatisation
à une autre). Laïcité « ouverte » impliquerait dans l’esprit des
gens que la laïcité ordinaire est donc « fermée », et que, pré-
cisément à cet effet, elle mériterait d’être amendée à cause de
récriminations religieuses en général et des musulmans en par-
ticulier, prétendument frileux, beaucoup plus que d’autres, vis-
à-vis de la laïcité€! L’application stricte et égalitaire de l’esprit des
textes de 1905 suffirait bien amplement et conviendrait, je le
crois fort, à tous les citoyens, quels qu’ils soient, de religion
islamique ou non. Celle-ci permet la liberté de conscience, de
culte, en public et en privé, tant qu’elle ne remet pas en cause
l’ordre, la liberté des autres et l’autorité de l’État et de ses
agents. La norme coranique ne doit aucunement se substituer
au droit commun, c’est chose acquise€; alors que l’expérience
religieuse, elle, peut être partagée dans l’espace public au travers
de ses registres symboliques et par ses capacités à interroger,
éclairer d’un jour nouveau, des problèmes ou des questions qui
se posent à nos sociétés et pour lesquelles le juridisme n’a pas
toujours de réponse satisfaisante à offrir (bioéthique, peine de
mort, etc.). Nous rejoignons en cela Marcel Gauchet qui, dans
La Religion dans la démocratie, au chapitre consacré à « l’Âge

84
LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

des identités€¹⁹ », souligne la mutation contemporaine du religieux


dans l’espace public démocratique et laïc. Lui-même suggère,
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bien que de manière sous-jacente, que le « communautarisme »

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souvent invoqué, dont il semble lui-même contester la réalité,
n’aurait pas vocation à réhabiliter, trait pour trait, la tradition€;
comme s’il s’agissait d’une quête désespérée vers une réhabilita-
tion de l’ordre ancien, alors que, concrètement, il n’en est rien.
L’identité personnelle, s’attache-t-il à démontrer, est au contraire
complexe, une dynamique que le sujet précisément actualise. Ce
dernier définit et redéfinit sans cesse son identité à l’aune d’un
environnement social, politique, psychologique donné qui le
transforme, le détermine de l’extérieur, de la même façon que
l’individu, en retour, l’informe à la lumière de son vécu intime.
En termes plus sociologiques, on qualifierait ce mouvement de
va-et-vient permanent entre l’intériorité et l’extériorité qui
interagissent, de processus d’acculturation qu’explicite le poli-
tologue Olivier Roy dans le cas de l’islam et des musulmans :
La « réislamisation » ambiante est loin d’être – seulement – une
protestation identitaire [...] ou une synthèse permettant de concilier
fidélité à ses origines, modernité et autonomie individuelle
(comme on a pu le montrer dans l’affaire du voile). Elle est aussi
partie prenante d’un processus d’acculturation, c’est-à-dire d’effa-
cement des cultures d’origine au profit d’une forme d’occidentali-
sation. La réislamisation accompagne ce processus d’acculturation,
bien plus qu’elle n’est une réaction contre lui : elle permet de le
vivre et de se le réapproprier. La réislamisation, c’est la conscience
que l’identité musulmane, jusqu’ici simplement considérée comme
allant de soi parce que faisant partie d’un ensemble culturel hérité,
ne peut survivre que si elle est reformulée et explicitée, en dehors
de tout contexte culturel spécifique, qu’il soit européen ou
oriental€²⁰.

Marcel Gauchet ne méconnaît pas les tentations de repli sur


soi des individus dans le multiculturalisme qui est une réalité des
sociétés contemporaines démocratiques. À cet égard, l’identité
peut servir de marqueur, de valeur refuge, mais à juste raison
le philosophe refuse de partir des « périphéries effervescentes »
pour « expliquer l’essence d’un phénomène » bien plus complexe

19. Marcel GAUCHET, La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris,


Gallimard, 1998, p. 121-140.
20. Olivier ROY, L’Islam mondialisé, Paris, Éd. du Seuil, 2002-2004, p. 12.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

qu’il n’y paraît et que le vocable « communautarisme » est bien


en peine de pouvoir restituer dans toute sa complexité. Les
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musulmans sont, bon gré mal gré, dans la laïcité et, par consé-

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quent, ils sont nécessairement amenés à prendre en compte cette
donnée fondamentale pour se définir et construire leur rapport
aux autres.

L’ISLAMISATION POLITIQUE DE L’ISLAM


ET DES CONCITOYENS MUSULMANS :
L’IMPOSSIBLE PARADOXE DE L’ÉTAT
RÉPUBLICAIN ET LAÏC

À l’aune d’un contexte international mouvementé depuis la


fin des années 1970, avec son paroxysme, la révolution kho-
meyniste de 1979, il est dans l’air du temps de soupçonner les
citoyens musulmans d’avoir la tentation de répondre aux sirènes
de l’islamisme dès lors qu’ils manifestent pour une égalité des
droits€; tant au plan social qu’au plan religieux (construction
de lieux de culte, etc.). Et ce, sans que les termes pourtant
éminemment ambigus et piégés (islamisme, intégrisme, etc.)
soient définis bien à propos, non seulement de la part des
médias, mais aussi des acteurs publics. Il n’est évidemment pas
exclu que des individus, souvent isolés, non organisés, puissent
remettre en cause la mixité dans les lieux publics, la neutralité
des services publics€; ceux-là ne sont d’ailleurs pas nécessaire-
ment des personnes de culture musulmane. Nous déplacerons
par conséquent notre curseur vers des sphères qui ne doivent,
quant à elles, souffrir aucune espèce de manquement à la règle
commune ou laïcité, c’est-à-dire le pouvoir central et ses admi-
nistrations.
Un des sujets phares ces dernières années, surgi à la fin des
années 1980 et réapparu au tout début du nouveau millénaire,
cristallise toutes les peurs et les préjugés autour des citoyens
ou étrangers de foi musulmane : ce sont incontestablement les
affaires dites, maladroitement, du « voile islamique ». Avant toute
chose, j’aimerais apporter à cette occasion des clarifications
d’ordre sémantique qui sont autant de précautions scientifiques.
Si le terme « voile » est fréquemment utilisé, il n’est pas neutre
idéologiquement. Il apparaîtrait que le vocable le plus approprié

86
LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

soit celui de « foulard », beaucoup moins péjoratif, nous


semble-t-il, que le premier qui renvoie en filigrane à l’idée de
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« voilement » des esprits, de confinement des femmes dans

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l’espace domestique et tout à l’avenant€²¹. Cela peut paraître
superfétatoire, mais cette précision a une importance pédagogi-
que, s’il l’on veut objectivement distinguer rigoureusement les
cas de figure. Il n’est pas de foulard qui revêtirait en soi une
signification politique. Par conséquent, la politisation du « voile »
peut venir, certes, des sujets, mais force est de constater qu’elle
a surtout été le fait d’intellectuels, de politiques et de journalistes
qui, pour beaucoup, n’ont voulu y voir que la marque de sujétion
de la femme doublée d’un mépris manifeste de l’égalité entre
les sexes et de contestation ouverte de la laïcit進². Le philosophe
de la laïcité Henri Pena-Ruiz parlera sans autre forme de procès
de « voile islamiste »€! L’analyse superficielle ou partiale côtoie
souvent l’anecdote et la diabolisation à outrance€²³. Les récits
autour du voile, publicisés par des femmes d’origine iranienne
(Chadhortt Djavann qui fustige « le régime des mollahs »),
fussent-ils vécus et « poignants » avec les drames humains qu’ils
racontent, ne sauraient structurer l’opinion publique et orienter
de façon décisive les politiques. L’anecdote et le registre
émotionnel ne peuvent déterminer des décisions qui, bon an mal
an, stigmatisent une majorité de concitoyens musulmans. Par
ailleurs, l’actualité et l’agenda politique international sur fond de
questionnements sur le « terrorisme islamiste », l’émergence d’un
« islam radical » de groupuscules déterritorialisés (Al Qaïda)
inquiètent tellement, qu’ils ont interféré avec des débats au

21. L’association les Insoumises, entre autres groupes « ultra-laïques » ou laïcistes, créée


à l’occasion d’une scission au sein de l’association de Fadéla Amara Ni putes ni soumises
(NPNS), déclare par exemple : « Souvenons-nous du voile, il annonçait clairement la
régression du statut des femmes, l’interdiction de disposer librement de sa sexualité et
de son corps ». Les femmes voilées sont forcément infériorisées, non libres de leur
sexualité et finalement non sujets de leur destin€; ce qui à l’évidence relève du préjugé
le plus absolu qui fait fi de toute empirie. Voir http://www.insoumises.org. Malheu-
reusement, ce genre de prise de positions est beaucoup plus médiatisé et tend à la
normalisation en dépit de voix plus nuancées ou moins tranchées. L’important, en
définitive, réside en la pondération et l’art de la critique nuancée sans fausse bonne
conscience.
22. Françoise LORCERIE (dir.), « À l’assaut de l’agenda public : la politisation du voile
islamique en 2003-2004 », in La Politisation du voile en France, en Europe et dans
le monde arabe, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 11-36.
23. V. GEISSER, A. ZEMOURI, p. 127-136.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

premier abord franco-français. Ce biais a inéluctablement, non


pas seulement gêné les débats, mais a conduit, une fois de plus,
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à hypostasier les communautés musulmanes françaises, victimes

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du « temps mondial » dont elles ne sont en rien responsables.
Nous avons déjà développé ce point crucial et les errements
philosophiques, sociologiques et politiques que cette hypostase
(« communautarisme ») comporte.
À présent, si l’on suit de près la genèse de ces affaires de
foulard amorcée en 1989, isolées et reconnues comme telles, puis
la médiatisation et l’effet d’emballement qui ont suivi, l’on
remarquera que la politisation viendra moins par « en bas » (les
personnes concernées et leurs soutiens hommes ou femmes,
musulmans ou non) que par « en haut »€; avec une volonté de
légiférer spécialement contre ce signe jugé, sur un mode essen-
tialisant, « ostentatoire » et prosélyte. Le port du foulard islamique
est toutefois éminemment limité dans les services publics et, en
l’occurrence, à l’école. Il est souvent arboré par des citoyennes
parfaitement françaises et non pas venues d’ailleurs, d’Afghanis-
tan ou d’Iran. Cette politisation/dramatisation, chargée de nom-
breuses contradictions ou incohérences en maints endroits
suggérés, sera cependant scellée solennellement lors de l’intro-
duction de la commission Stasi (du nom de Bernard Stasi,
médiateur de la République) à l’initiative du président Jacques
Chirac le 3 juillet 2003, chargée de réfléchir sur les modalités
d’une loi sur les signes religieux à l’école (c’est nous qui
soulignons entre parenthèses) :
La laïcité est inscrite dans nos traditions. Elle est au cœur de
notre identité républicaine. Il ne s’agit aujourd’hui ni de la refonder,
ni d’en modifier les frontières (pourquoi légiférer alors que la loi
de 1905 est parfaitement claire et clarifiée par l’avis du Conseil
d’Etat en 1989€?). Il s’agit de la faire vivre en restant fidèle aux
équilibres que nous avons su inventer et aux valeurs de la
République [...]. Mais le monde change, les frontières s’abaissent,
les échanges se multiplient. Dans le même temps, les revendica-
tions identitaires ou communautaires s’affirment ou s’exacerbent
(Le président reconnaît la diversité potentielle du signe religieux
mis à l’index), au risque, souvent, du repli sur soi, de l’égoïsme,
parfois même de l’intolérance. Comment la société française
saura-t-elle répondre à ces évolutions€? Nous y parviendrons en
faisant le choix de la sagesse et du rassemblement des Français
de toutes origines et toutes convictions (les filles voilées n’ont
même pas été interrogées, entendues et écoutées par la Commis-

88
LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

sion consacrant par un étrange paradoxe leur infériorisation).


Nous y parviendrons, comme au moment important de notre
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histoire (le président suggère, par une grave extrapolation, un

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péril communautariste sans doute comme à l’époque des guerres,
du fascisme, du nazisme, etc.), en cherchant dans la fidélité à nos
valeurs et à nos principes la force d’un nouveau sursaut.

Ainsi, « l’épisode 2003-2004 de politisation du voile islamique


en France réunit tous les ingrédients d’une entreprise politique
réussie, avec une prise d’assaut rondement menée de l’agenda
politique. Appelons entreprise politique une coordination d’ac-
teurs sociaux de statuts divers, mobilisés pour faire prendre en
charge par les décideurs politiques un problème donné, dans
les termes qu’ils souhaitent. La première étape de l’entreprise
politique est de lire et faire lire une réalité quelconque comme
un problème dont les termes s’orientent vers la décision sou-
haitée€²⁴. » En fait, une question, en l’occurrence le port du foulard,
au départ très largement non problématique, compte tenu du
faible nombre de cas de troubles à l’ordre public et scolaire
recensés en rapport avec cette tenue, « en tout cas rien qui ait
attiré l’attention des médias », a néanmoins servi de facteur
déclencheur à une politisation dont les musulmans se seraient
bien gardés. « L’actualité des mois précédents est calme, sans
incident notable », comme le souligne Françoise Lorcerie, poli-
tologue spécialiste de l’éducation, et malgré tout, au plus haut
sommet du pouvoir central, il y a eu un besoin impérieux, en
l’absence d’une véritable urgence, de clouer au pilori les jeunes
écolières de religion musulmane en partant du jugement pré-
conçu suivant lequel le voile serait forcément politique et
foncièrement anti-laïque.
Ensuite, et c’est là le cœur de notre problème, la Commission
Stasi sous la forme qu’elle a prise, laissait peu de place au débat
contradictoire et à la prise en compte de positions critiques,
fussent-elles minoritaires ou moins médiatisées. On a, dans la
structure même de la Commission, écarté a priori toute éven-
tuelle dissonance un peu trop marquée€; éviter, pour ainsi dire,
des positions un tant soit peu nuancées, susceptibles de contrarier
l’adoption d’une loi prohibitionniste expressément envisagée€; et
ce tant en raison de la qualité des membres que de celle des

24. F. LORCERIE, p. 11.

89
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

consultés. Les membres ont donc fondamentalement discuté,


décidé, mais en ne respectant aucunement la forme et les règles
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de la délibération sur les plans « processuel et procédural »,

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pour reprendre des catégories développées par Jean-Marc Ferry
en personne :
Sous l’aspect « processuel », on sera sensible, par exemple, à
la rigueur analytique des arguments avancés, à la consistance
logique des conclusions produites, mais aussi à la valeur morale
des positions tenues, et encore, à la puissance intégratrice des
récapitulations visant à définir des situations problématiques, sans
négliger les cas de figure susceptibles de constituer des éléments
décisifs. Sous l’aspect « procédural », on sera sensible, par exemple,
au degré de contradiction toléré dans le cours du processus, ainsi
qu’au degré d’ouverture consenti à la défense de positions ou
points de vue faibles ou minoritaires, et encore, aux chances qui
sont accordées à l’appel et au recours sollicités pour la révision
des acquis intellectuels et décisionnels qui ont pu jalonner le
processus€²⁵.

Que sont devenus les principales protagonistes, celles-là


mêmes qui porteraient un foulard, estime-t-on, « discriminatoire »
ou « intégriste »€? Les a-t-on seulement interrogées pour en savoir
davantage€? On dit vouloir les arracher à l’intégrisme et à
l’obscurantisme sans qu’elles aient pu dire un mot sur la ou les
significations qu’elles confèrent au foulard. A contrario, on
s’exprime, on parle à leur place. On ajoute à une « prétendue »
humiliation une seconde : « la privation ». La parole ne leur est
accordée qu’à la condition d’être à charge ou de suivre les
contours de l’opinion commune ou adoptée. Seulement deux
femmes voilées (aucune adolescente, pourtant au cœur de la
polémique) ont été auditionnées par ladite commission, qui plus
est le dernier jour, et alors même que les conclusions étaient,
paraît-il, déjà tirées.
Le foulard islamique est en réalité profondément polysé-
mique€²⁶ : demande d’intégration adressée à la République et à
ses représentants€; mimétisme et solidarité avec les musulmanes
opprimées du monde€; convictions théologiques, religieuses ou

25. Jean-Marc FERRY, Philosophie de la communication 2. Justice politique et démocratie


procédurale, Paris, Éd. du Cerf, 1994, p. 69.
26. Simona TERSIGNI, « La pratique du hijab en France : prescription, transmission
horizontale et dissidence », in F. LORCERIE, La Politisation du voile en France, en Europe
et dans le monde arabe, p. 37-52.

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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

identitaires€; défiance vis-à-vis de l’autorité€; traditionalisme cultu-


rel€; pression familiale, etc. « Le voile » dépend ainsi beaucoup
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de la signification, du contexte et du sens que lui confère la

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femme. S’il ne revêt pas spontanément ou in abstracto de sens
particulier, il convient d’interroger et de s’entretenir au cas par
cas avec les jeunes filles qui exprimeraient le désir d’intégrer ou
de suivre les cours au collège et au lycée€; lieux par excellence
de l’exercice de la conscience civique, de la formation au savoir
et de l’esprit critique. Exclure ne comporte que des risques.
L’exclusion présente bien moins d’avantages que d’inconvé-
nients : celui, par exemple, de pousser les élèves et les jeunes
citoyennes musulmanes vers les écoles confessionnelles, vers
des discours beaucoup radicaux qui prôneraient ni plus ni moins
que la rupture avec la société. J’en terminerai, en forme de
reconnaissance de la dette philosophique à Jean-Marc Ferry,
avec un point de vue critique qui traverse son œuvre et qui me
paraît parfaitement cadrer avec mon dernier argument :
Ce n’est pas en protégeant les convictions personnelles, mais
en acceptant la déstabilisation permanente, que la culture pu-
blique, soutien substantiel des institutions, assurera à celles-ci la
plus grande stabilité, ma puissance de résister aux agressions.
Dans l’espace européen, l’inclusion de cet Autre que représentent
les intellections encore cryptées des religions devient un recours
contre le risque de la rigidité€; et si l’on y soupçonne quelque
danger pour la laïcité, c’est là un effet d’illusion rétrospective. La
raison publique, pour autant qu’elle s’ouvre en principe à tous
les arguments, n’aurait rien à redouter de l’expression d’intuitions
jadis prises en charge par la religion, si du moins de son côté
cette dernière se lie à la loi commune : celle d’arguments assouplis
dans l’expression narrative de vécus singuliers. Du seul fait de
s’exposer sans réserve à la confrontation menée dans le milieu
du discours public, la religion, par cette discipline, renonce au
dogmatisme résiduel€²⁷.

Les adversaires résolus du foulard islamique et partisans d’une


loi « anti-voile€²⁸ », au nom d’un féminisme laïque et républicain

27. J.-M. FERRY, Europe : la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris,
Cerf, coll. « Humanités », 2005, p. 92-93.
28. En dépit des déclarations des politiques de l’époque, des féministes ultra-laïques
et bien d’autres leaders d’opinion, la loi sur les signes religieux votée le 15 mars 2004
est non pas une loi contre tous les signes religieux (bien qu’elle le soit aussi inci-
demment), mais bel et bien une loi d’exception destinée à interdire spécifiquement le
foulard. La déclaration, a posteriori, de François Fillon, Premier Ministre français, sur

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

rigide, renouent avec les errements, en leur temps, des discours


et pratiques patriarcaux et sexistes, institutionnalisés ou non,
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qu’ils prétendent combattre mordicus. Partant, ils refusent à leur

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tour la déstabilisation, la remise en cause par une minorité vi-
sible€! Celle-ci leur renvoie au fond en plein visage, la réalité
d’un féminisme pluriel qu’expriment à leur façon les citoyennes
musulmanes, lesquelles remettent en cause, d’une certaine façon,
un autre conformisme social porté par celles et ceux qui, hier
encore, étaient dans la même situation d’exclusion et de stigma-
tisation. Ce serait moins la laïcité que ces Françaises de confession
musulmane menaceraient qu’une position de domination et une
volonté de diffusion d’un modèle unique d’être femme (confor-
misme), de se vivre comme telle dans un libre choix et surtout
sans contraindre les autres (prosélytisme) :
Or, il est déjà clair que la loi prohibitionniste sera contre-
productive parce qu’elle emprunte, à ceux qu’elle prétend
combattre, leur sexisme. Inapplicable parce qu’il y a un fossé
grandissant entre la lettre et l’esprit de cette loi€; entre les effets
escomptés – la pacification de l’enceinte scolaire – et les
dommages collatéraux – la violence symbolique accrue et les
blessures identitaires béantes. Ce n’est donc pas parce qu’elles
sont une menace que ces figures dérangent, mais parce que leur
performance de genre, entre outrance caricaturale et détourne-
ment iconique, les fait s’affronter aux tenants nostalgiques d’un
progrès universel de la modernité au nom duquel ont été commises
la plupart des violences sexistes et coloniales [...]. Car l’avant-garde
« féministe républicaine » éclairée puisque désaliénée, qui les
fustige, ne doit pas voir en eux leurs semblables, elle ne veut pas
imaginer que l’étrange (queer) n’est plus dit par l’étranger mais
par celui qui partage leur identité d’individu incertain dans le
même monde€²⁹.

Suite note 28
le plateau de À vous de juger présentée par Arlette Chabot sur France 2 ne laisse pas
de le confirmer. Au cours de la soirée du jeudi 12 juin 2008, ce dernier n’a pas hésité
à parler de « loi contre le voile à l’école ». On voit là qu’on ne peut pas continuer de
cette façon à proclamer l’application de la laïcité à toutes et à tous en continuant à
stigmatiser de cette manière aussi éhontée, très peu républicaine, une catégorie de
Français d’origine différente.
29. Nacira GUENIF-SOUILAMAS et Éric MACÉ, Les féministes et le garçon arabe, La Tour
d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2006, p. 12-13.

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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

CONCLUSION
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Je concevrai cette conclusion en deux parties. Dans la

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première, je tenterai de répondre sur le fond à la principale
objection soulevée par Jean-Marc Ferry au cours de la discussion
faisant suite à mon intervention. Ce dernier estime que la
diversité, la pluralité des faits islamiques ne démontreraient
absolument pas l’étanchéité de l’islam et des musulmans aux
dynamiques de modernisation sociale, laïque, et à l’ouverture au
processus de sécularisation. Dans la deuxième, je résumerai de
façon générale mon sentiment et mes attentes sur des questions
qui concernent non pas seulement les musulmans, mais la société
française en son entier et dans sa diversité.
En effet, le philosophe a soutenu, et je lui en sais gré, la
difficulté de l’islam, des musulmans et de leurs autorités morales
et intellectuelles à l’autocritique, à la dénonciation sans ménage-
ment de certaines dérives qui les gagnent. Sur le constat, je ne
peux qu’exprimer mon accord. Mais à mon humble avis, le
diagnostic établi n’est ni complet, ni satisfaisant. Il ne peut
constituer qu’un pis-aller, évidemment insuffisant à dispenser un
bon remède. Pour Jean-Marc Ferry, la question posée au départ
de mon propos (voir ci-après) est le cœur du problème et n’aurait
toujours pas, selon lui, trouvé de réponse satisfaisante. Grosso
modo, l’islam et les musulmans n’auraient pas démontré leur
capacité d’intégration dans l’espace laïc et démocratique. Je
m’inscris totalement en faux contre ce pessimisme et je m’en
explique instamment. En termes plus tranchés, l’islam et ses
hommes sont-ils oui ou non solubles dans la laïcité€? Sont-ils
étanches ou réfractaires aux dynamiques de sécularisation et de
modernisation€? Cette remarque critique ne vaut qu’à la condi-
tion expresse de l’assortir de précieuses nuances. Si l’on peut
considérer éventuellement, à l’instar du philosophe, que la
pluralité des faits islamiques n’exonère absolument pas les
musulmans d’exercer l’autocritique en leur sein, de clarifier les
dogmes, au besoin au moyen d’une critique historique rigoureuse
et de prises de position beaucoup plus claires et franches envers
leurs « autorités de tutelle », cette admonestation est à prodiguer
à n’importe quelle autre religion et idéologie confrontée de la
même façon que l’islam aux excroissances littéralistes, sectaires
et radicales. Ces excroissances ne sont pas spécifiques à l’islam

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

et encore moins consubstantielles à son credo. Sous peine de


singulariser, une fois n’est pas coutume, l’islam et ses fidèles en
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les hypostasiant€; autrement dit, en rapportant injustement la

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diversité sous UNE communauté monolithique qui, dans la réalité,
n’existe certainement pas.
Deuxièmement, quelles seraient au juste ces « autorités de
tutelle » à même, sinon de « réformer », à tout le moins de parler
au nom des musulmans quand on sait qu’il n’existe pas dans
l’islam sunnite, largement majoritaire, de clergé ou d’institution
sacrale centralisée€? Le caractère rédhibitoire de cette interro-
gation démontre l’inanité totale de continuer à vouloir parler
de communauté musulmane au singulier et d’exiger des musul-
mans de se lever comme un seul homme pour dénoncer le
moindre incident touchant ou impliquant des musulmans dans
le monde€!
Ainsi, de deux choses l’une : soit l’on estime que la diversité
manifeste des faits islamiques, peu ou prou marquée suivant les
sociétés, est insuffisante à montrer la plasticité de la foi mu-
sulmane et les accommodements pratiques qui en résultent à leur
contact, et alors on pêche par déni de réalité, et l’on porte atteinte
à la liberté de conscience des musulmans, en leur imposant de
l’extérieur, éventuellement, une théologie et/ou des lectures
qu’ils réprouvent (en repoussant toujours un peu plus les limites
de la « réforme »). Soit l’on considère, au contraire, de façon on
ne peut plus optimiste et pragmatique, que cette diversité est le
symptôme d’une intégration et d’une adaptation de l’islam et des
musulmans en train de se faire, ou déjà opérée au sein du tissu
national français pour ce qui nous concerne plus directement.
Comme le souligne en filigrane et à de multiples reprises
Durkheim dans Le Suicide€³⁰ notamment, la division, la prolifé-
ration de courants doctrinaux, de sectes, en matière de protes-
tantisme en ce qui le regarde, est le résultat direct du libre
examen domme une de ses conditions. Ainsi, l’absence, en islam
également, d’instances religieuses clairement établies, unifiées et
incontestables a pour avantage non négligeable de susciter de
facto la disputatio, le conflit des interprétations, le dialogue et
l’échange permanents auxquels succèdent forcément des adapta-
tions pratiques du ou des dogmes. Les principes généraux de

30. Émile DURKHEIM, Le Suicide, Paris, PUF, 1993 (7 éd.), p. 158.

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LA LAÏCITÉ À L’ÉPREUVE DE L’ISLAM...

la foi peuvent demeurer sans que pour autant les applications


concrètes restent indéfiniment inchangées ou inchangeables.
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Pourquoi, dès lors, au juste placer le curseur systématiquement

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sur les « périphéries incandescentes » plutôt que d’analyser, avec
distanciation critique et minutie, les particularités du phénomène
islamique éminemment complexe et pluriel dans ses manifesta-
tions sociales€? Voilà, me semble-t-il, une interrogation massive
à laquelle il faudra bien tenter de répondre un jour... La question
de départ est donc bel et bien selon moi résolue. Nous pouvons
par conséquent répondre à Jean-Marc Ferry que l’islam et les
musulmans ne sont pas seulement capables d’intégrer et d’assi-
miler la laïcité et la sécularité, mais bien davantage, en dé-
montrant chaque jour un peu plus qu’ils les épousent parfai-
tement. Ils prouvent ainsi leurs capacités d’intérioriser l’histoire
de la nation et ses règles de fonctionnement.
Il faut ainsi, une fois pour toutes, et cela s’adresse en pre-
mier lieu à celles et ceux qui nous gouvernent, non seulement
faire confiance aux citoyens musulmans, mais surtout les écouter
en rompant avec l’obsession sécuritaire, la communautarisation
et la politisation systématiques du fait islamique en France.
Autrement dit, s’agit-il de responsabiliser les acteurs musulmans,
par ailleurs citoyens, dans l’organisation de leur culte et la
maturation de leur pensée politique que la laïcité n’interdit pas,
à la condition expresse que les fidèles musulmans ne veuillent
pas, au nom de la religion, rompre avec la société et codifier
les relations sociales avec les autres et l’État au nom de prin-
cipes supérieurs à la loi commune dans le cadre des relations
publiques€; c’est-à-dire en appeler à « désobéissance civile ».
Encore une fois, témoigner de sa foi musulmane dans l’espace
public n’est en soi pas illégal, à la condition de ne pas contraindre
autrui. Mais, réciproquement, l’État et ses agents n’ont pas à en
référer, comme ils se plaisent à le faire, à des autorités étrangères
(« islam consulaire ») pour appréhender, encadrer ou encourager
l’organisation et la gestion de l’islam français. La laïcité qui,
doit-on le marteler, n’exige pas la neutralité religieuse de ses
citoyens mais celle des acteurs étatiques en exercice, conservera
ainsi sa cohérence nécessaire au vivre ensemble et au maintien
d’une diversité culturelle et religieuse riche pour la République
et chacune des composantes du tissu social français. L’aptitude
universaliste de la France laïque ne s’éprouve-t-elle pas d’autant

95
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 254

mieux quand elle se trouve confrontée à l’Autre : celui qui ne


partage pas la culture et la religion dominante du pays€? Rien
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n’est moins sûr. Voilà le véritable défi qui attend la France dans

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les années à venir.

Haoues Seniguer
Doctorant en sciences politiques
Faculté des sciences sociales et politiques
Université de Lausanne

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