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HOBBES ET LE LIBÉRALISME

Marc Parmentier

Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques »

2008/4 N° 116 | pages 87 à 104


ISSN 0241-2799
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Marc Parmentier, « Hobbes et le libéralisme », Cahiers philosophiques 2008/4 (N°
116), p. 87-104.
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DOI 10.3917/caph.116.0087
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É T U D E S
ÉTUDES

HOBBES ET LE LIBÉRALISME
Marc Parmentier

La question de l’appartenance de Hobbes à l’histoire du libéra-

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lisme peut paraître paradoxale compte tenu des caractéristiques
les plus fréquemment associées à sa philosophie politique et
au symbole du Léviathan, puissance irrésistible et illimitée,
dans lequel certains ont entrevu le spectre de l’État totalitaire.
Cette question a pourtant donné lieu à d’âpres débats au point
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de paraître incontournable tant pour la compréhension de la


philosophie politique de Hobbes que pour celle du libéralisme.

I l serait anachronique de qualifier Hobbes de « libéral » au sens


propre dans la mesure où le « libéralisme classique », associé aux
noms d’Adam Smith, Jeremy Bentham, Stuart Mill, Henry Sidgwick, ne voit
le jour qu’au XVIIIe siècle. La question est donc plutôt de savoir si Hobbes
appartient à la généalogie du libéralisme et, si oui, à quel titre. On peut, très
schématiquement, dégager quatre types de réponses.
1. La première est apportée par certains historiens du libéralisme, qui,
lorsqu’ils évoquent Hobbes1, constatent qu’il est contemporain d’un mouve-
ment porté par la bourgeoisie commerçante anglaise tendant à promou-
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voir des valeurs nouvelles, ce qui ne préjuge en rien de la consonance


entre les thèses de Hobbes et lesdites valeurs. Ainsi André Jardin dans son
Histoire du libéralisme politique ne mentionne Hobbes qu’en tant que repré-
sentant de l’absolutisme. De même Herold Laski observe que les hommes
ayant participé à l’évolution du libéralisme « étaient étrangers, et souvent
hostiles, à ses buts ». Il cite Machiavel, Calvin, Luther, Richelieu, Louis XIV…
qui, en effet, n’étaient pas des libéraux2.
Philosophiques

 1. Ils ne le font pas toujours, ainsi Maurice Flamant dans son Histoire du libéralisme ou Francis Balle dans
l’article « libéralisme » de l’Encyclopédie Universalis ne le mentionnent pas.
 2. H. Laski, Le Libéralisme européen du Moyen Âge à nos jours, essai d’interprétation avec une conclusion inédite
pour l’édition francaise, trad. S. Martin-Chauffier et S. Fournier, Paris, Émile Paul, 1950, p. 11.
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2. Un autre type de réponse, plus fréquent chez les philosophes que chez
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les historiens, consiste à considérer que certaines thèses et certains concepts


développés par Hobbes sont en accord avec ce qui deviendra le libéralisme.
Ce jugement tempéré n’exclut pas que ces éléments consonants ne côtoient
des éléments dissonants. C’est dans ce type de réponse qu’il faut situer les
célèbres analyses de Crawford Brough MacPherson, pour qui l’état de nature
tel que Hobbes le conçoit reflète les conflits inhérents à l’émergence d’une
société de marché3.
3. Pour d’autres commentateurs, Hobbes joue un rôle privilégié dans
l’histoire du libéralisme dont il serait un précurseur, voire le fondateur. Telle
est la thèse de Leo Strauss, mais on pourrait également citer Frank Coleman
pour qui Hobbes, par-dessus l’épaule de Locke, serait l’inspirateur du cons-
titionnalisme américain4.
4. Symétriquement, dans la tradition de la critique non marxiste du libé-

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ralisme, Hobbes apparaît au contraire comme le fondateur du totalitarisme.
C’est la thèse défendue en 1935 par Joseph Vialatoux, figure éminente du
personnalisme, qui renvoie dos à dos libéralisme et totalitarisme en montrant
comment la philosophie de Hobbes illustre le mouvement de l’un à l’autre5.
Cette interprétation relance le débat, car, par réaction, certains philosophes
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sont conduits à souligner les aspects libéraux de Hobbes6.


Mais il n’existe pas de consensus sur la définition du libéralisme ni sur
ses concepts cardinaux : la liberté, l’égalité, l’individualisme, le libre échange,
l’utilité, les droits de l’homme. La question de la place de Hobbes dans
son histoire risque donc de s’avérer indécidable, voire de susciter la tenta-
tion d’infléchir la détermination conceptuelle du libéralisme en fonction de
la réponse qu’on choisit d’y apporter7. L’objectif de cet article n’est donc
pas de déterminer qui a raison et qui a tort, mais de confronter entre eux les
arguments avancés par les commentateurs et de montrer qu’indépendam-
ment de ses enjeux politiques, le débat sert de révélateur aux singularités de

 3. C. B. MacPherson, The Political Theory of Possessive Individualism, London, Oxford University Press, 1962 ;
traduction française : La Théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, trad. Michel Fuchs,
Paris, Gallimard, 1971.
 4. F. M. Coleman, Hobbes and America, Toronto, University of Toronto Press, seconde édition 1977.
 5. « Hobbes d’un regard plus pénétrant et plus sûr, avait vu que l’individualisme est pur ou n’est pas, et que
la multiplicité et la concurrence des individus ne lui permettant pas, en fait, d’être pur, il ne le fut en fait jamais ;
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que c’est donc d’étatisme pur, d’étatisme totalitaire qu’il faudra avec lui parler si, comme lui, on ne connaît en
l’homme d’autre sujet que le corps. Hobbes avait vu aussi que l’individualisme pur c’est la guerre pure ; en
nommant ainsi la libre concurrence des égoïsmes souverains, soit celle des individus entre eux, soit celle des
collectivités closes entre elles, il n’avait nommé de son vrai nom. » (J. Vialatoux, La Cité de Hobbes. Théorie
de l’État totalitaire. Essai sur la conception naturaliste de la civilisation, Lyon, Chronique sociale de France, 1935,
p. 181). Cette interprétation est réfutée par R. Capitant, « Hobbes et l’État totalitaire », in Archives de philo-
sophie du droit et de sociologie juridique, 1936, 6-1, p. 46-75.
 6. Simone Goyard Fabre décrit ce mouvement de balancier : « Il serait assurément insolite de trouver cette
conception de la liberté chez un défenseur du totalitarisme ! N’en concluons pas pour autant avec précipita-
tion que Hobbes, à l’extrême opposé, se fait, avant Locke ou Rousseau, le théoricien du libéralisme. » (S. Goyard
Fabre, Le Droit et la Loi dans la philosophie de Thomas Hobbes, Paris, Klinksieck, 1975, p. 154.) Elle situe l’in-
Philosophiques

terprétation de Leo Strauss dans ce mouvement: «Il ne s’agit pas d’opposer, avec Leo Strauss ou B. de Jouvenel,
le “libéralisme” de Hobbes à son prétendu totalitarisme. » (Ibid., p. 197.)
 7. On pourrait citer l’introduction au recueil de textes sur le libéralisme, présentés par M. Garandeau, qui
mentionne «l’importance de la gloire dans la mise en place d’une théorie des valeurs et de la société de marché»
comme une des raisons faisant de Hobbes l’un des précurseurs du libéralisme (M. Garandeau, Le Libéralisme,
choix de textes et introduction, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p. 18).
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la philosophie politique de Hobbes, philosophie inclassable en regard des

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catégories politiques de son temps mais peut-être aussi du nôtre8.

Le droit naturel dans le Léviathan


Origine de l’interprétation de Leo Strauss
Parmi les interprétations mentionnées plus haut, celle de Leo Strauss
attribue à Hobbes la place la plus éminente. Dans Droit naturel et histoire9,
Leo Strauss place Hobbes au seuil de l’histoire du libéralisme : « S’il nous
est permis d’appeler libéralisme la doctrine politique pour laquelle le fait
fondamental réside dans les droits naturels de l’homme, par opposition à
ses devoirs, et pour laquelle la mission de l’État consiste à protéger ou sauve-
garder ces mêmes droits, il nous faut dire que le fondateur du libéralisme
fut Hobbes10. »
L’origine de cette thèse réside dans le commentaire que Leo Strauss a

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consacré en 1932 à La Notion de politique de Carl Schmitt dans lequel ce
dernier fait de Hobbes un « grand esprit politique, systématique par excel-
lence11 ». Carl Schmitt rapproche sa propre définition du politique comme
discrimination de l’ami et de l’ennemi, neutralisée par le libéralisme, de la
détermination hobbienne de l’état de nature comme état de guerre de tous
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contre tous. Il trouve également chez Hobbes un représentant du décision-


nisme juridique dont il se réclame. Dans son commentaire, Leo Strauss est
donc conduit à accorder une place éminente à Hobbes, lequel parvient à
faire émerger un idéal libéral à partir d’une anthropologie non libérale : « Du
libéralisme pleinement développé Hobbes ne se différencie que parce que,
mais précisément parce que, il sait et voit contre quoi il faut imposer l’idéal
libéral de la civilisation : pas seulement contre des institutions corrompues,
contre la mauvaise volonté d’une couche dominante, mais contre la méchan-
ceté naturelle de l’homme ; dans un monde qui n’est pas libéral, il installe
les fondements du libéralisme contre – sit venia verbo – la nature non libé-
rale de l’homme12. »

La définition de droit naturel chez Hobbes


À la différence de ceux qui, jusque-là, avaient seulement évoqué l’utili-
tarisme de Hobbes, Leo Strauss fonde cette interprétation sur la promotion
par Hobbes d’un droit naturel individuel que l’État aurait pour fonction
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 8. « En élaborant une théorie de la souveraineté dont les concepts opératoires étaient formulés par emprunt,
à la fois au langage de l’absolutisme traditionnel et à celui des doctrines contractualistes Hobbes prenait déli-
bérément le risque d’être interprété à contresens et de voir son œuvre utilisée aux fins politiques les plus diver-
ses. » (F. Lessay, Souveraineté et légitimité chez Hobbes, Paris, PUF, 1988, p. 247.)
 9. L. Strauss, Natural Right and History, University Press of Chicago, 1953.
 10. L. Strauss, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, 1954, rééd. Paris, Flammarion,
1986, p. 165-166.
 11. « [...] chez Hobbes, ce grand esprit politique, systématique par excellence, la conception pessimiste de
l’homme et cette observation si juste que c’est la conviction réciproque de détenir la vérité, le bien et la justice
qui provoque les inimitiés les plus redoutables, enfin le bellum de tous contre tous sont autant d’éléments
où il convient de voir… les postulats élémentaires d’un système de pensée spécifiquement politique.» (C.Schmitt,
La Notion de politique, trad. M. L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 109-110.)
 12. L. Strauss, Commentaire de La Notion de politique de Carl Schmitt, in Heinrich Meier, Carl Schmitt, Leo Strauss
et la notion de politique. Un dialogue entre absents, trad. F. Manent, Paris, Julliard, 1990, p. 140.
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de protéger13. Dans La Philosophie politique de Hobbes, il soutient que les
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principes politiques de Hobbes sont indépendants de sa philosophie maté-


rialiste et mécaniste. Le droit naturel n’est donc pas l’expression naturaliste
d’un instinct de conservation mais un droit authentiquement moral.
Peut-on dire que le droit naturel tel que Hobbes l’envisage soit l’ex-
pression d’une revendication de l’individu vis-à-vis de l’État ?
Dans le cadre de « la condition naturelle des hommes », plus couramment
appelée « état de nature », Hobbes définit le droit naturel comme la « liberté
qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préser-
vation de sa propre nature, autrement dit de sa vie, et en conséquence de faire
tout ce qu’il considérera selon son jugement et sa raison propres, comme le
moyen le plus adapté à cette fin… il s’ensuit que dans cet État tous les hommes
ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres14 ». Il
est vrai que le souverain a pour office de préserver ce droit à la vie et de «pren-

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dre soin de la sûreté du peuple15 ». Il est également vrai que cet office va au-
delà de la simple conservation de la vie, Hobbes précisant que « par sûreté,
je n’entends pas ici la seule préservation, mais aussi toutes les autres satis-
factions de cette vie que chacun pourra acquérir par son industrie légitime. »16
Mais peut-on affirmer que la fonction du souverain soit de préserver le droit
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naturel des individus tel qu’il a été défini dans le contexte de l’état de nature ?
Certes, dans leur condition naturelle, les hommes ont le désir non seule-
ment de survivre mais également de bien vivre ; ils ont également le droit de
faire « tout ce qui est en leur pouvoir en ce sens ». Toutefois cette velléité de
confort reste, dans les faits, lettre morte, puisque la vie dans l’état de nature
est vouée, faute de sécurité, à demeurer « solitaire, besogneuse, pénible,
quasi-animale et brève17 ». Tel est précisément le motif qui détermine les
hommes à y échapper. Par conséquent, le souverain fait tout autre chose que
préserver un droit que, dans les faits, les hommes ne possédaient pas. Le
passage de l’état de nature à l’état civil fait passer du régime du droit natu-
rel à un autre régime, celui de la loi naturelle.

 13. « Si donc la loi naturelle doit se déduire du désir de conservation, si en d’autres termes ce désir est la seule
source de toute justice et de toute moralité, le fait moral essentiel n’est pas un devoir mais un droit : tous les
devoirs dérivent du droit fondamental et inaliénable à la vie… Seul le droit à la vie est inconditionnel ou
absolu… La loi de nature qui formule les devoirs naturels de l’homme n’est pas une loi à proprement parler…
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Le rôle de l’État n’est pas de créer ou de promouvoir en l’homme une vie vertueuse, mais de sauvegarder le
droit naturel de chacun. Son pouvoir est rigoureusement limité par ce droit naturel et par aucun autre fait
moral. » (L. Strauss, Droit naturel et histoire, trad. cit., p. 165-166). Ce jugement s’accompagne d’un jugement
sur l’influence inavouée de Hobbes sur Locke, lequel, plus couramment associé à l’histoire du libéralisme, propa-
gerait comme malgré lui les innovations de Hobbes. On trouve le même schéma dans l’analyse de Frank Coleman,
pour expliquer l’influence de Hobbes sur la constitution américaine.
 14. T. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 128.
 15. « La fonction du souverain (qu’il s’agisse d’un monarque ou d’une assemblée) est contenue dans la fin pour
laquelle on lui a confié le pouvoir souverain, et qui est le soin de la sûreté du peuple. » (Ibid., p. 357.)
 16. Dans la suite du chapitre 30, consacré à la fonction du représentant souverain, il n’est plus question que
du droit des souverains et le droit naturel n’est plus évoqué qu’à propos des rapports entre souverains, lesquels
Philosophiques

sont précisément entre eux dans un état de nature : « Et chaque souverain jouit des mêmes droits, quand il
s’agit de veiller à la sécurité de son peuple que ceux dont peut jouir chaque particulier quand il s’agit de veiller
à la sûreté de son propre corps. » La version latine de l’ouvrage précise qu’il s’agit bien du même droit que
celui des individus dans l’état de nature : « Ce que tout homme pouvait faire avant l’institution des cités
toute cité peut le faire en vertu du droit des gens. » (Ibid., p. 377.)
 17. Ibid., p. 125.
90
Le droit et la loi

HOBBES ET LE LIBÉRALISME  É T U D E S
Dans son argumentation, Leo Strauss associe droit naturel, loi naturelle
et droits de l’homme18. Selon lui, il existe une loi morale dans l’état de nature,
même s’il n’existe pas de justice. Alors que, pour les représentants de l’école
du droit naturel, le droit résulte de la loi, l’originalité de Hobbes serait d’in-
verser ce rapport : « D’après Hobbes, le fondement de la morale et de la poli-
tique n’est pas la loi de nature, l’obligation naturelle, mais le droit de nature.
La loi de nature ne doit toute sa dignité qu’au fait qu’elle est la conséquence
nécessaire du droit de nature19. »
Les relations instaurées par Hobbes entre droit de nature et loi de nature
dans le Léviathan sont particulièrement complexes. La loi naturelle est inopé-
rante dans l’état de nature, où le droit naturel est tout puissant. Elle se réduit
à une réflexion raisonnable20 dont le domaine d’application se borne à
l’intention, à la conscience, au « for intérieur ». Son application concrète est

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en effet suspendue à une condition non réalisée21. Mais Hobbes établit égale-
ment entre droit de nature et loi de nature une relation de subsidiarité et
d’alternance, sous l’autorité d’une seule et même «règle générale de la raison»:
tant que la loi naturelle s’applique, elle se substitue au droit naturel, à l’in-
verse ce dernier prévaut dès que la loi naturelle ne s’applique plus : « C’est
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un précepte, une règle générale de la raison, que tout homme doit s’effor-
cer à la paix, aussi longtemps qu’il a un espoir de l’obtenir ; et quand il ne
peut pas l’obtenir, qu’il lui est loisible de rechercher et d’utiliser tous les
secours et tous les avantages de la guerre. La première partie de cette
règle contient la première et fondamentale loi de nature, qui est de recher-
cher et de poursuivre la paix. La seconde récapitule l’ensemble du droit de
nature, qui est le droit de se défendre par tous les moyens dont on dispose22. »
Cette alternative correspond bien à l’alternance entre l’état de nature
(toujours susceptible de ressurgir, par exemple à la faveur d’une guerre civile)
et société civile. Il n’existe donc aucune continuité entre le droit naturel des
individus et les droits des citoyens. Comme le souligne S. Goyard Fabre, le
droit naturel ne comporte aucune dimension juridique et, dans l’état civil,
c’est bien la loi positive qui définit et circonscrit le droit23.

 18. « Hobbes est le fondateur et le porte-parole classique de la doctrine typiquement moderne de la loi natu-
relle. Cette transformation profonde s’explique directement chez Hobbes par le besoin d’une caution humaine
pour l’instauration du bon ordre social, autrement dit par son souci de réalisme… L’instauration d’un ordre
social défini par rapport aux devoirs de l’homme est par force incertaine et même improbable ; un tel ordre a
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toutes les chances de paraître une utopie. Tout autre est le cas d’un ordre social défini par rapport aux droits
de l’homme. Car les droits en question… consacrent l’intérêt particulier de chacun, tel que chacun le conçoit
ou peut être aisément amené à le concevoir. » (L. Strauss, Droit naturel et histoire, trad. cit., p. 166.)
 19. L. Strauss, La Philosophie politique de Hobbes, trad. A. Enegrén et M. B. de Launay, Paris, Belin, 1991, p. 220.
 20. « Une loi de nature est un précepte, une règle générale, découverte par la raison, par laquelle il est inter-
dit aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la préserver, et d’omet-
tre ce par quoi ils pensent être le mieux préservés. » (Léviathan, trad. cit., p. 128.)
 21. « Quant à son fondement, la loi morale s’impose par obligation ; quant à son origine, elle est toujours sous
la condition des fins de la vie auxquelles elle doit répondre du fait du calcul de la raison. Ou en d’autres termes :
pour que la loi morale puisse valoir par obligation, il faut que cette obligation soit respectée par tous, de manière
à assurer la sécurité de chacun. » (M. Malherbe, article « Hobbes », in Dictionnaire de philosophie politique,
P. Raynaud et S. Rials (dir.), Paris, PUF, 2003.)
 22. Léviathan, trad. cit., p. 129.
 23. « Le droit de nature… n’est ni une possibilité morale, ni une catégorie juridique ; il est un fait, le donné
initial de la téléologie rationnelle… » S. Goyard Fabre, Le Droit et la Loi dans la philosophie de Thomas Hobbes,
op. cit., p. 71.
91
Les droits inaliénables
 É T U D E S

Leo Strauss appuie également son argumentation sur l’existence de droits


individuels inaliénables. Ces droits sont énumérés par Hobbes au début du
chapitre 14 du Léviathan. Un homme ne peut être contraint à se faire violence24.
Même complétée dans le chapitre 21 (un homme peut désobéir si on lui
ordonne de se priver des biens nécessaires à la vie ou de tuer un autre
homme25), la liste des droits inaliénables est loin de couvrir l’ensemble des
droits naturels. Elle ne correspond même qu’à une partie des droits que les
hommes conservent par-devers eux en s’engageant dans le pacte social :
par exemple, en acceptant ce pacte, les parents ne se dessaisissent pas pour
autant du droit d’être respectés par leurs enfants, or il ne s’agit pas d’un droit
inaliénable. On ne peut donc pas dire que les droits inaliénables soient le
socle sur lequel serait édifiée la mission du souverain.
Par ailleurs, un droit peut être limité sans être aliéné ; en d’autres termes,

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le fait qu’un droit ne soit pas aliéné ne signifie pas qu’il soit intégralement
préservé dans l’état civil, dans la mesure où la fonction du souverain est
d’abord de restreindre les libertés individuelles26. Dans son commentaire de
l’ouvrage de Carl Schmitt, Leo Strauss mentionne le droit inaliénable de ne
pas mettre sa vie en danger. Mais Hobbes fait à son propos une distinction
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selon que la sécurité de l’État est ou non menacée : « Quand la défense de la


république réclame l’aide simultanée de tous ceux qui sont aptes à porter
les armes, chacun est obligé, car autrement c’est en vain qu’a été instituée
cette république qu’ils n’ont pas l’intention ou le courage de protéger27. » Il
est clair que la capacité du souverain à imposer des sanctions repose sur la
volonté de certains hommes d’appliquer ces sanctions à d’autres hommes,
y compris par la violence28.
Si les droits inaliénables sont ceux auxquels il est impossible de renon-
cer, cette impossibilité est d’abord logique : les hommes se contrediraient si,
pour assurer l’existence d’un corps politique destiné à les défendre, ils

 24. « Il existe certains droits tels qu’on ne peut concevoir qu’aucun homme les ait abandonnés ou transmis par
quelques paroles que ce soit, ou par d’autres signes. Ainsi, pour commencer, un homme ne peut pas se dessai-
sir du droit de résister à ceux qui l’attaquent de vive force pour lui enlever la vie : car on ne saurait concevoir
qu’il vise par là quelque bien pour lui-même. On peut en dire autant à propos des blessures, des chaînes et
de l’emprisonnement, à la fois parce qu’il n’y a pas d’avantage consécutif au fait de souffrir ces choses… et
parce qu’il n’est pas possible de dire, quand vous voyez des gens qui usent de violence à votre égard, s’ils
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recherchent votre mort ou non. Enfin le motif et la fin qui donnent lieu au fait de renoncer à un droit et de le
transmettre n’est rien d’autre que la sécurité de la personne du bailleur, tant pour ce qui regarde sa vie que
pour ce qui est des moyens de la conserver dans des conditions qui ne la rendent pas pénible à supporter. »
(Léviathan, trad. cit., p. 132.)
 25. « Si le souverain ordonne à un homme (même justement condamné) de se tuer, de se blesser ou de se muti-
ler ; ou bien de ne pas résister à ceux qui l’attaquent ; ou bien de s’abstenir d’user de la nourriture, de l’air, des
médicaments, ou de toute autre chose sans laquelle il ne peut vivre : cet homme a néanmoins la liberté de
désobéir. » (Ibid., p. 230.) De même, nul ne peut être obligé d’avouer, de s’accuser lui-même, de se tuer ou de
tuer quelqu’un d’autre, sauf si le refus d’obéir est en contradiction avec la fin à laquelle a été ordonnée la
souveraineté.
 26. « Mais le droit de nature, c’est-à-dire la liberté naturelle de l’homme, peut être amoindri et restreint par
Philosophiques

la loi civile : et même, la fin de l’activité législatrice n’est autre que cette restriction, sans laquelle ne pourrait
exister aucune espèce de paix. » (Léviathan, trad. cit., p. 285.)
 27. Ibid., p. 231.
 28. Les modalités de constitution d’une milice s’engageant contractuellement envers le souverain sont minu-
tieusement étudiées par Jean Hampton dans son ouvrage, Hobbes and the Social Contract Tradition, Cambridge,
Cambridge University Press, 1986, p. 173-186.
92
renonçaient à ce qui en constitue le but, à savoir leur propre sécurité. Elle

HOBBES ET LE LIBÉRALISME  É T U D E S
peut être également interprétée comme une impossibilité physique décou-
lant de la tendance de tout être en général à continuer son mouvement et
des êtres vivants en particulier à préserver leur vie. À l’inverse, on peut
douter qu’elle comporte une détermination juridique ou politique. Le
droit inaliénable du sujet à désobéir n’ôte rien au droit illimité du souve-
rain à le sanctionner pour cela. Ce droit n’offre aucune protection contre les
abus de l’autorité politique, à l’inverse des droits en vigueur en Angleterre
depuis la Magna Carta et réaffirmés dans la Petition of Rights acceptée
par Charles Ier en 1628. C’est bien le droit du souverain qui est illimité et
non celui des sujets. Voilà pourquoi il peut arriver qu’un sujet soit mis à
mort sur un ordre du souverain, « aucune des parties n’étant cependant en
tort vis-à-vis de l’autre29 ». Si un sujet refuse de combattre l’ennemi, il ne
commet rien d’injuste, mais sa mise à mort ne comporte également aucune

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injustice. Inaliénable ne signifie pas inviolable.

L’absence de droit de résistance


Dans son Second traité du gouvernement civil, Locke tire toutes les consé-
quences d’une souveraineté fondée contractuellement sur un droit naturel
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des individus et conclut très logiquement à un droit de résistance dans le cas


où le souverain outrepasse sa mission30. Au contraire, pour Hobbes, le droit
naturel des individus dans l’état de nature ne débouche, dans l’état civil, sur
aucune forme de droit de résistance ou de rébellion vis-à-vis du souverain31.
Celui-ci fait-il preuve d’iniquité à l’égard de ses sujets (il ne peut pas commet-
tre à proprement parler d’injustice puisque ses sujets sont les auteurs de
toutes ses actions), ceux-ci doivent l’accepter comme un moindre mal : la
condition de l’homme ne peut jamais être exempte de toute espèce d’in-
commodité et les maux dont ils souffrent sont infimes par rapport à ceux
qu’engendrerait l’absence de souverain32. Les sujets n’ont pas même la liberté
de formuler des critiques33. Certes, le souverain inique encourt un risque de
rébellion, laquelle apparaîtra comme son châtiment naturel, mais cette

 29. Léviathan, trad. cit., p. 225.


 30. J. Locke, Second traité du gouvernement civil, trad. J.-F. Spitz, Paris, PUF, 1994, p. 159. Bien que Locke soit
plus couramment inscrit dans l’histoire du libéralisme avec le titre de fondateur, J.-F. Spitz a montré que cette
inscription ne va pas de soi et peut apparaître comme une « annexion », cf. J.-F. Spitz, « John Locke père fonda-
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teur du libéralisme ? », in Les Paradigmes de la démocratie, sous la direction de J. Bidet, Paris, PUF, 1994.
 31. « La troisième maxime séditieuse est un rejeton de la même racine, qu’il est permis de tuer un tyran…
On peut aisément concevoir combien cette opinion est pernicieuse aux États, en ce que par elle, quelque roi
que ce soit, bon ou mauvais, est exposé au jugement et à l’attentat du premier assassin qui ose le condam-
ner. » (T. Hobbes, Le Citoyen ou les Fondements de la politique, trad. S. Sorbière, Paris, Flammarion, 1982, chap.
12, § 3, p. 217.)
 32. « Les plus grandes incommodités dont peut imaginer affligé l’ensemble du peuple, sous quelque forme
de gouvernement que ce soit, sont à peine sensibles au regard des misères et des calamités affreuses qui
accompagnent soit une guerre civile, soit l’état inorganisé d’une humanité sans maîtres, qui ignore la sujétion
des lois et le pouvoir coercitif capable d’arrêter le bras qui s’apprêtait à la rapine ou à la vengeance.» (Léviathan,
trad. cit., p. 191.)
 33. « Il est vrai qu’un monarque souverain, ou la majorité d’une assemblée souveraine peuvent ordonner, pour
satisfaire leurs passions, beaucoup de choses contraires à leur conscience, ce qui revient à tromper la confiance
d’autrui et à enfreindre la loi de nature : mais cela ne suffit pas pour autoriser un sujet à prendre les armes
contre son souverain, ou même seulement à l’accuser d’injustice ou à en mal parler de quelque façon que ce
soit. » (Ibid., p. 265.)
93
rébellion entraînera à son tour une autre conséquence tout aussi naturelle,
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une répression sanglante34.


Tenter de fonder la souveraineté sur la rébellion est donc une entreprise
déraisonnable. Il est tout aussi déraisonnable de se rebeller pour des motifs
religieux35. Si un homme fait un usage pratique de son droit individuel et
résiste à la puissance publique, il s’exclut du pacte civil et se place à l’égard
du souverain en position d’ennemi36. Cette résurgence toujours possible de
l’état de guerre montre bien que la transition de l’état de nature à l’état civil
n’est pas accomplie une fois pour toutes. Le risque de rechute dans l’état de
nature est toujours présent.

L’égalité apparente des droits


Selon Hobbes, la « condition naturelle des hommes » se caractérise par
une relation d’égalité, aussi bien physique que morale37. Cette égalité, parfois

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évoquée pour étayer la thèse d’un Hobbes libéral38, est cependant double-
ment paradoxale, d’une part parce que la nature est d’ordinaire considérée
comme une source d’inégalité ; d’autre part parce qu’elle contribue à faire
de l’état de nature un état de guerre de tous contre tous. Ce paradoxe est
explicite lorsque Hobbes décrit, presque sur un mode humoristique, en quoi
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consiste l’égalité intellectuelle39. Pour Leo Strauss, cette pseudo-égalité ne


fait qu’attester la vanité des hommes, laquelle est l’un des ressorts moraux
sur lesquels Hobbes édifie sa philosophie politique. Elle reste cependant
purement formelle et n’empêche pas que l’état de nature ne soit régi par des
rapports de force40. Tout comme le droit naturel, l’égalité naturelle ne semble
pas pouvoir échapper à son confinement au sein de l’état de nature.

 34. « En effet, étant donné que les châtiments font suite à la violation des lois, des châtiments naturels doivent
faire naturellement suite à la violation des lois de nature, et donc les suivre comme leurs effets non pas arti-
ficiels mais naturels. » (Ibid., p. 391.) On entrevoit ici une possible convergence entre une interprétation
naturaliste et une interprétation morale des lois naturelles dans un système faisant des passions les effets de
causes physiques.
 35. Il est déraisonnable de croire que cela peut être une œuvre de piété de « tuer ou déposer le détenteur du
pouvoir souverain qui est constitué sur eux par leur propre consentement, ou se rebeller contre lui» (ibid., p. 147).
 36. « La nature de ce délit est telle que son auteur renonce à sa sujétion, ce qui constitue cette rechute dans
l’état de guerre qu’on appelle communément rébellion. » (Ibid., p. 338.) Cf. également : « Si, dans ses actions
ou dans ses paroles, un sujet nie consciemment et délibérément l’autorité du représentant de la république,
on peut légitimement, quelle que soit la peine précédemment prévue pour le cas de trahison, lui faire subir
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tout ce qu’il plaira au représentant. » (Ibid., p. 334.)


 37. « La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit, que, bien qu’on puisse
parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d’un esprit plus prompt qu’un autre,
néanmoins, tout bien considéré, la différence d’un homme à un autre n’est pas si considérable qu’un homme
puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui.
En effet, pour ce qui est de la force corporelle, l’homme le plus faible en a assez pour tuer l’homme le plus fort,
soit par une machination secrète, soit en s’alliant à d’autres qui courent le même danger que lui.» (Ibid., p. 121.)
 38. C’est un argument invoqué par F. Coleman: «First, Hobbes is a liberal because he traces the source of govern-
ment to the consent of the governed, taken one by one. Second, he is a democrat because he asserts that men
are equal and have equal rights in the covenant relationship. » (Hobbes and America, op. cit., p. 75.)
 39. « Car telle est la nature des hommes, que, quelque supériorité qu’ils puissent reconnaître à beaucoup
Philosophiques

d’autres dans le domaine de l’esprit, de l’éloquence ou des connaissances, néanmoins, ils auront du mal à croire
qu’il existe beaucoup de gens aussi sages qu’eux-mêmes. Car ils voient leur propre esprit de tout près et
celui des autres de loin. Mais cela prouve l’égalité des hommes sur ce point, plutôt que leur inégalité.» (Léviathan,
trad. cit., p. 121.)
 40. «[...] l’égalité naturelle des hommes est illusoire et reçoit dans l’état de nature même un cruel démenti puisque
le plus fort l’emporte nécessairement sur le plus faible ou le moins armé. » (S. Goyard Fabre, op. cit., p. 77.)
94
La laïcisation des principes politiques

HOBBES ET LE LIBÉRALISME  É T U D E S
Leo Strauss argue également du fait que Hobbes n’établit plus l’État sur
une loi transcendante mais sur les droits laïcisés de l’individu. Cet argument,
s’appuyant sur la modernité de Hobbes41, peut apparaître comme une manière
d’identifier modernité politique et libéralisme42. Mais il conduit, comme le
fait Pierre Manent43, à rattacher également Machiavel à l’histoire du libé-
ralisme, ce qui prive Hobbes de sa position de fondateur.
Par ailleurs, la liaison entre libéralisme et laïcisation des principes poli-
tiques ne va pas de soi, certains moments forts du libéralisme au XVIIIe siècle
s’inscrivant dans le contexte d’une laïcisation pour le moins inachevée. Ainsi,
selon la Déclaration d’indépendance des États-Unis rédigée par Thomas
Jefferson en 1776, c’est le Créateur qui donne aux hommes leurs droits inalié-
nables, la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Affirmation des droits
de l’individu et laïcisation ne vont donc pas toujours de pair44.

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Bilan
Même si, comme le fait Leo Strauss, on accorde une teneur morale au
droit naturel tel que Hobbes le définit, ce droit reste confiné dans l’abstraction
et la virtualité de l’état de nature, il ne fait l’objet d’aucune traduction, d’au-
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cun « transfert », dans l’état civil45. En partie inaliénable, il est également


« intransférable » : on ne peut donc pas dire que la mission du souverain soit
de le préserver. Il ne confère au sujet du pacte social aucune forme de contrôle
sur le pouvoir politique ni aucun droit de résistance. Le droit naturel n’in-
tervient dans la compréhension de l’état civil que comme ce à quoi les hommes
doivent renoncer. Selon Simone Goyard Fabre, l’individualisme lui-même,
tout puissant dans l’état de nature, n’est plus de mise dans l’état civil46.

 41. « Tandis que la pensée moderne prend pour point de départ les droits de l’individu et conçoit l’État comme
un moyen de garantir les conditions de son développement, la pensée grecque prend pour point de départ le
droit de l’État… Philosophies politiques moderne et antique se distinguent donc fondamentalement en ceci
que la première part du droit, la seconde de la loi… Si c’est bien là le rapport qui existe entre les deux philo-
sophies politiques, il n’y a aucun doute que Hobbes et lui seul est le père de la philosophie politique moderne. »
(L. Strauss, La Philosophie politique de Hobbes, trad. cit., p. 221.)
 42. « Se confondre avec la modernité, voilà ce à quoi la geste du libéralisme s’efforce depuis sa naissance, dans
une dynamique apologétique de redéfinition et de justification. » (M. Garandeau, Le Libéralisme, op. cit., p. 13.)
 43. Cf. P. Manent, Naissances de la politique moderne: Machiavel, Hobbes, Rousseau, Paris, Payot, 1977 et Histoire
intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987.
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 44. A fortiori, la thèse libérale de la « main invisible » peut se détacher d’arrière-plans théoriques très divers,
entre autres théologiques, comme le montre la référence d’Adam Smith à la providence lorsqu’il l’évoque : « Ils
sont [les riches] conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la
vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants… Quand
la providence partagea la terre entre un petit nombre de grands seigneurs, elle n’oublia ni n’abandonna
ceux qui semblaient avoir été négligés dans la répartition. » (A. Smith, Théorie des sentiments moraux, trad.
M. Biziou, C. Gautier, J.-F. Pradeau, Paris, PUF, 2003, p. 257.) L’expression « main invisible » est employée par
Malebranche pour désigner la main de Dieu : « Nous devons donc reconnaître sans cesse par la raison cette
main invisible qui nous comble de biens, et qui se cache à notre esprit sous des apparences sensibles. » (La
Recherche de la vérité, livre IV, Paris, Gallimard, 1979, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 448). P. Raynaud
met en évidence son fondement théologique dans l’article « libéralisme » du Dictionnaire de philosophie
politique, op. cit.
 45. « Il n’y a de droit selon Hobbes que là où n’existent ni société ni institutions, ni lois civiles. Le droit de
nature… n’est ni une possibilité morale, ni une catégorie juridique ; il est un fait, le donné initial de la téléo-
logie rationnelle. » (S. Goyard Fabre, op. cit., p. 71.)
 46. Ibid., p. 178.
95
La théorie de la représentation politique
 É T U D E S

La théorie de la représentation politique est l’un des arguments condui-


sant Pierre Manent à inscrire Hobbes dans l’histoire du libéralisme : « Après
les droits de l’individu, voici une autre catégorie fondatrice de la pensée
libérale : la représentation… Le pouvoir politique incorpore et représente l’in-
tention et la volonté des artisans, c’est-à-dire des hommes de l’état de nature
qui veulent la paix. Le pouvoir absolu n’est que l’instrument des sans-pouvoirs47.»48
Il convient cependant de préciser que la représentation des sujets par
leur souverain, telle qu’elle est définie dans le Léviathan, est très éloignée
de ce qu’on entend sous ce terme dans un régime libéral, étant insépara-
blement liée à une théorie de l’autorisation. Le souverain, en tant qu’acteur,
est le représentant des sujets au sens où ceux-ci sont les auteurs de ce qu’il
fait : « Ce que fait le représentant en tant qu’acteur, chacun des sujets le fait
en tant qu’auteur49. » Ceci signifie que le souverain prend l’initiative d’agir

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et par là même décide de ce dont les sujets auront été les auteurs. Ses actions
ne nécessitent pas d’autorisation préalable. Bien plus, le représenté, le peuple,
unifié seulement au moment où il choisit son représentant, n’a d’existence
qu’à travers lui. Il ne constitue pas un protagoniste permanent capable de
vérifier que les actions du souverain sont conformes à son office, il n’est pas
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un acteur sur la scène politique. Pareille théorie de la représentation repose


donc sur une fiction : les sujets sont réputés avoir autorisé le souverain à agir,
la virtualité de cette autorisation répondant à la virtualité du pacte social50.
Si l’on considère que, dans les démocraties libérales, les citoyens sont
mieux représentés que dans le système de Hobbes (même s’il arrive égale-
ment que les représentants décident pour le peuple, sans le consulter), le
point commun entre les deux systèmes se réduit à la simple catégorie formelle
de représentation, indépendamment de ses mécanismes concrets. Comme
dans le cas du droit naturel individuel, on pourrait dire que Hobbes intro-
duit bien un concept exploité ultérieurement par le libéralisme politique,
mais en lui assignant un contenu très différent voire diamétralement opposé.

Les libertés individuelles


Les Éléments de la loi naturelle et politique, que Hobbes a rédigés en
1640, renferment un plaidoyer pour la liberté51 que certains commentateurs
relèvent comme un argument en faveur d’une interprétation libérale de sa
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pensée52.

 47. P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, op. cit., p. 63-64.


 48. Philippe Corcuff mentionne également Hobbes comme « un des initiateurs d’une pensée de la représen-
tation politique : le ou les représentants exprimant une convergence dans une unité politique des volontés des
représentés » (Les Grands Penseurs de la politique, Paris, Armand Colin, 2005, p. 30), mais il observe qu’on abou-
tit à une dépossession des représentés.
 49. Léviathan, trad. cit., p. 203.
 50. « C’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon
droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises
Philosophiques

toutes ses actions de la même manière. » (Ibid., p. 177.)


 51. «Les commodités de la vie consistent dans la liberté et dans la richesse. Par liberté, j’entends qu’il n’y ait aucune
prohibition sans nécessité de ce qu’il était licite pour tout homme de faire selon la loi de nature, c’est-à-dire qu’il
n’y ait aucune restriction de la liberté naturelle, sauf pour ce qui est nécessaire au bien de la république, et que
les hommes bien intentionnés ne puissent pas tomber dans le danger des lois comme dans des pièges avant qu’ils
ne soient avertis. Il appartient aussi à cette liberté qu’un homme puisse passer commodément de lieu en lieu et
96
La liberté négative

HOBBES ET LE LIBÉRALISME  É T U D E S
Dans le Léviathan, la liberté des sujets apparaît comme doublement
négative. En premier lieu, Hobbes la définit comme l’absence d’obstacle
pour un être en mouvement53. Il en résulte que, par nature, les hommes sont
tous également libres. En second lieu, dans l’état civil, la liberté des sujets
est opportuniste, elle n’apparaît que dans les interstices et les silences de
la loi : « Dans tous les domaines d’activité que les lois ont passés sous silence,
les gens ont la liberté de faire ce que leur propre raison leur indique comme
étant le plus profitable54. »
En matière politique, ces interstices sont très minces. La «liberté des sujets»
ne s’étend guère au-delà de leurs droits inaliénables. Un sujet peut refuser
de faire une action non comprise dans le pacte social mais, comme nous l’avons
déjà noté, ce faisant, bien qu’il agisse librement et sans injustice, il encourt
néanmoins une sanction. En matière de justice et de droits, Hobbes ne se place

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pas dans la logique des jeux « à somme nulle » mais des jeux dans lesquels
les joueurs peuvent gagner ou perdre conjointement : deux protagonistes agis-
sant de manière contraire peuvent très bien avoir, tous deux, le droit pour eux.
En dehors de la sphère politique, Hobbes dresse une liste des domai-
nes échappant au souverain législateur : « La liberté d’acheter, de vendre, et
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de conclure d’autres contrats les uns avec les autres, de choisir leur rési-
dence, leur genre de nourriture, leur métier, d’éduquer leurs enfants comme
ils jugent convenable55, et ainsi de suite56. » P. Manent, qui voit dans cette
liberté négative un élément libéral57, a raison de remarquer que, bien que le
pouvoir du souverain soit illimité, son domaine d’action ne l’est pas58.

non être emprisonné ou confiné à cause de la difficulté des chemins et du manque de moyens pour le transport
des choses nécessaires. Et quant à la richesse du peuple, elle consiste en trois choses : la bonne réglementation
du commerce, la fourniture de travail et l’interdiction de toute consommation superflue de nourritures et de vête-
ments. Par conséquent, tous ceux qui détiennent l’autorité souveraine et qui ont pris en charge le gouvernement
du peuple sont liés par la loi de nature à élaborer des ordonnances touchant les points mentionnés auparavant. Il
est ainsi contraire à la loi de nature d’asservir ou d’enchaîner, sans que cela soit nécessaire, mais pour son propre
caprice, des hommes en sorte qu’ils ne puissent se mouvoir sans danger. De même, il est contraire à la loi de nature
de souffrir que ceux dont l’entretien est notre bienfait manquent de tout ce qui leur est nécessaire par notre
négligence.» (T. Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, trad. D. Weber, Paris, LGF, 2003, p. 330-331.)
 52. C’est le cas pour François Rangeon : « [le pouvoir souverain] doit donc s’exercer uniquement en vue du bien
public et se cantonner aux domaines nécessaires au maintien de la paix publique. Pour le reste le souverain
ne doit en aucun cas porter atteinte aux libertés individuelles, telles que la liberté du commerce et de l’in-
dustrie, la liberté d’aller et venir… Sur ce point, loin d’être comme certains l’on cru, un défenseur de l’État tota-
litaire, Hobbes annonce les prémisses de la théorie de l’État libéral. » (F. Rangeon, Hobbes, État et droit, préface
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V. Goldschmidt, Paris, Albin Michel, 1982, p. 111.) Ce jugement est d’autant plus surprenant qu’au début de
son ouvrage, F. Rangeon se refusait à prendre parti entre les deux interprétations.
 53. « Les mots de LIBERTY ou de FREEDOM désignent proprement l’absence d’opposition (j’entends par opposi-
tion : les obstacles extérieurs au mouvement), et peuvent être appliqués à des créatures sans raison, ou
inanimées, aussi bien qu’aux créatures raisonnables. » (Léviathan, trad. cit., p. 221.)
 54. Ibid., p. 224.
 55. La liberté d’enseignement est cependant restreinte : l’éducation entre dans les fonctions du souverain,
qui a le devoir de bien faire connaître toute l’étendue de ses droits : « En conséquence, c’est son devoir que de
faire donner aux gens une telle instruction ; et ce n’est pas seulement son devoir, mais cela importe aussi à son
avantage et à sa sécurité touchant les dangers qui en cas de rébellion le menaceraient dans sa personne natu-
relle. » (Ibid., p. 361.)
 56. Ibid., p. 224.
 57. «Hobbes peut être dit le fondateur du libéralisme parce qu’il a élaboré l’interprétation libérale de la loi: pur arti-
fice humain, rigoureusement extérieure à chacun, elle ne transforme pas, n’informe pas les atomes individuels, dont
elle se borne à garantir la coexistence pacifique.» (P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, op. cit., p. 77.)
 58. P. Manent, Naissances de la politique moderne : Machiavel, Hobbes, Rousseau, op. cit., p. 61.
97
La liberté positive
 É T U D E S

Mais la liberté civile comporte également une composante positive. Elle


ne se situe pas seulement en marge de la loi, mais est définie et constituée
par cette dernière : « C’est dans l’acte où nous faisons notre soumission que
résident à la fois nos obligations et notre liberté59. » Ceci fait apparaître entre
la liberté naturelle et la liberté civile une discontinuité analogue à celle qui
oppose droit naturel et droit civil. En vertu de la finalité du pacte social, il
est absurde pour un sujet de réclamer la liberté d’être soustrait aux lois. Sur
ce point, la conception de Hobbes est en consonance avec la conception
de la liberté « responsable » qui prévaut dans la tradition libérale. Le sujet
politique est l’auteur de la loi qui s’impose à lui, mais dans un sens formel,
totalement étranger à l’idée d’autonomie telle qu’elle sera élaborée par Kant.
Ainsi, Simone Goyard Fabre remarque-t-elle que Hobbes ne construit que
la liberté du peuple en tant que peuple, et, ce faisant, ne franchit pas le

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pas de la modernité60. D’où une relative incompatibilité entre les arguments
mettant en avant l’attention de Hobbes pour la préservation des libertés et
les arguments mettant en avant sa modernité.

La liberté religieuse
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Les marges de liberté laissées aux sujets conduisent Hobbes à une tolé-
rance religieuse plus étendue que Locke (pour qui la tolérance ne concerne
pas les papistes ni les athées). Selon les Éléments de la loi naturelle et
politique, « aucune loi humaine n’a l’intention d’obliger la conscience d’un
homme, mais uniquement les actions61 ». La même idée réapparaît dans le
Léviathan62. C’est la seule convergence que décèle Lucien Jaume entre
Hobbes et les origines philosophiques du libéralisme63. Ces textes intro-
duisent également la distinction privé/public, qui, pour F. Rangeon, est « au
cœur de la pensée libérale64 ». Mais peut-on parler véritablement d’un droit
à la liberté de penser en l’absence de liberté d’expression ? La non-ingérence
du souverain dans la conscience de ses sujets apparaît une nouvelle fois
plutôt comme une impossibilité que comme le respect d’un droit.

 59. Léviathan, trad. cit., p. 361.


 60. « Si Hobbes, en ce délicat problème de la liberté des sujets, n’est plus un ancien, on ne peut pas dire non
plus qu’il soit tout à fait un moderne… il ouvre la voie à la modernité en démontrant que la liberté n’est pas
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l’indépendance et que les sujets ne sont libres que par leur rapport à la loi. » (S. Goyard Fabre, op. cit., p. 159.)
 61. Léviathan, trad. cit., p. 278.
 62. « Bien plus, un roi chrétien, en tant qu’il est pasteur et docteur de ses sujets, ne fait pas pour autant des
lois de ses doctrines. Il ne peut pas obliger les gens à croire, encore que comme souverain civil il lui soit loisi-
ble de faire des lois conformes à sa doctrine, qui peuvent bien obliger les hommes à accomplir certaines actions
et parfois des actions qu’autrement ils n’accompliraient pas, et qu’il ne devrait pas ordonner… Et les actions
extérieures accomplies par obéissance à ces lois, sans approbation intérieure, sont des actions du souverain,
non du sujet, qui dans ce cas n’est qu’un instrument dénué de toute motion propre, la cause de sa démarche
étant que Dieu a ordonné d’obéir aux lois. » (Ibid., p. 586.)
 63. L. Jaume, La Liberté et la Loi, les origines philosophiques du libéralisme, Paris, Fayard, 2000, p. 75.
 64. « On trouve ainsi en germe chez Hobbes les distinctions public/privé, individu/citoyen, qui seront au cœur
Philosophiques

de la pensée libérale. » (F. Rangeon, Hobbes, État et droit, op. cit., p. 146.) Selon C. Schmitt cette distinction
aboutira à un renversement de l’état tel que Hobbes l’entend, au bénéfice d’une défense des droits individuels
et de la liberté de penser : « La seule chose essentielle est que le germe inoculé par Hobbes avec sa préser-
vation de la croyance privée et sa distinction entre foi intérieure et confession extérieure se soit déployé irré-
sistiblement jusqu’à devenir une conviction absolue. » (C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de
Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, trad. D. Trierweiler, Paris, Seuil, 2002, p. 120.)
98
La propriété

HOBBES ET LE LIBÉRALISME  É T U D E S
La catégorie de propriété privée occupe une place centrale dans la doctrine
libérale, tant du point de vue économique que politique. Ainsi, pour Locke,
revendiquer un droit à la propriété c’est consentir tacitement au contrat
social et se soumettre aux lois qui en découlent65. Mais la notion de propriété
ne se limite pas à la terre et aux biens matériels. Au sens large, elle carac-
térise le rapport d’un homme à sa propre personne, ce qui fonde, selon l’ex-
pression de MacPherson, « l’individualisme possessif ». Étant possesseur de
sa personne, chaque homme est propriéraire de son travail. Partant, il est
également propriétaire de ce à quoi ce travail s’est appliqué. Le travail (englo-
bant par exemple la chasse, la cueillette) constitue donc une opération de
privatisation à partir d’une propriété commune, un prélèvement sur un bien
commun : en recueillant l’eau d’une source dans ses mains, on en devient
propriétaire. Selon F. Coleman, toute la doctrine lockienne de la propriété

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est contenue en germe chez Hobbes. Pourtant les oppositions sautent aux
yeux66.
Contrairement à la thèse traditionnelle, Hobbes ne fait pas dépendre la
propriété individuelle d’une propriété commune accordée aux hommes
par Dieu67. Dieu dispense à l’homme les richesses de la terre et de la mer
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mais il n’instaure ainsi aucune forme de propriété. Tout comme la justice,


celle-ci n’a aucun sens dans l’état de nature et n’est pas comprise dans le
droit naturel individuel68. De même le travail n’est pas requis pour sépa-
rer le mien du tien mais pour produire des richesses69.
Selon Hobbes, l’idée même de propriété est entièrement subordonnée à
l’existence d’un pouvoir politique : « L’introduction de la propriété est un
effet de la république… cette introduction est l’acte du souverain… La répar-
tition de la matière première de cette nourriture consiste dans la détermi-
nation du mien, du tien et du sien, ou, pour le dire en un mot, dans la
propriété : dans toutes les espèces de république, cette répartition appartient
au pouvoir souverain70. » Le souverain « assigne une part à chacun, selon ce
qu’il juge (lui, et non pas tel ou tel sujet, ou un certain nombre d’entre eux)

 65. « [...] tout homme qui possède une partie du territoire d’un gouvernement, ou qui en jouit, donne par là
même son consentement tacite : tant qu’il en jouit, il est obligé d’obéir aux lois de ce gouvernement dans la
même mesure que n’importe quel autre sujet. » (J. Locke, Second traité du gouvernement civil, op. cit., p. 87.)
 66. « It seems clear that an inalienable right to material possessions, as well as to life, is defended by
Hobbes, and that Locke’s doctrine of an inalienable right to material possessions alone should be construed
N°99/SEPTEMBRE 2004

as a narrowing of the position of Hobbes. » (F. Coleman, Hobbes and America, op. cit., p. 82.)
 67. La thèse d’une propriété commune octroyée par Dieu est celle adoptée par Grotius dans Le Droit de la
guerre et de la paix. Elle induit encore certaines limitations de la propriété privée : en cas de nécessité pres-
sante « on revient à ce droit ancien de se servir des choses comme si elles étaient demeurées communes »
(H. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, trad. P. Pradier-Fodéré, Paris, PUF, 2005, p. 185). Locke, qui adopte
également la thèse d’une propriété primitive collective, mentionne aussi une limitation à l’appropriation
individuelle : ce qui est laissé en commun pour les autres doit être « en quantité suffisante et d’aussi bonne
qualité » (Second traité du gouvernement civil, op. cit., p. 22).
 68. « Enfin cet état a une dernière conséquence : qu’il n’y existe pas de propriété, pas d’empire sur quoi que ce
soit, pas de distinction du mien et du tien ; cela seul dont il peut se saisir appartient à chaque homme, et seule-
ment pour aussi longtemps qu’il peut le garder. » (Léviathan, trad. cit., p. 126.)
 69. « Quant à l’abondance de matière, elle est limitée par la nature aux biens qui sortent des deux mamelles
de notre mère commune, à savoir la terre et la mer, et que Dieu a coutume soit de dispenser libéralement au
genre humain, soit de lui vendre en échange de son travail… Ainsi l’abondance a-t-elle pour seule condition
(après la grâce de Dieu) le travail et l’industrie des hommes. » (Ibid., p. 261.)
 70. Ibid., p. 262-263.
99
conforme à l’équité et au bien commun71 »72. C’est ainsi que le peuple anglais
 É T U D E S

est réputé avoir reçu sa terre de Guillaume le Conquérant. Mais le domaine


d’action du souverain ne se limite pas à la définition d’un cadre légal. Il peut
s’approprier le bien des sujets, même si, aux yeux de Hobbes, il s’agit d’un
abus : « Le pouvoir d’un seul peut bien dépouiller quelque sujet de tout ce
qu’il possède, pour enrichir un favori ou un flatteur, incommodité qui, je
le reconnais, est grande et inévitable73. »74 Interdire l’usage de ses biens au
souverain tendrait à la dissolution de la république75. Réciproquement, une
claire détermination des droits de propriété est nécessaire à la paix76, mais
il est sans doute excessif d’en déduire, comme le fait Leo Strauss, que le
profit serait nécessaire à la paix77.
Envisagée sous l’angle libéral, la doctrine de Hobbes paraît, une nouvelle
fois, paradoxale : d’un côté, la finalité des lois et de l’édification du corps
politique est la protection des biens, grâce à une propriété entièrement laïci-

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sée ; d’un autre côté, l’état civil ne laisse pas de place à une propriété « inalié-
nable » aux bornes de laquelle s’arrêterait le pouvoir souverain. Le rapport
entre droit de propriété et souveraineté enveloppe un autre paradoxe. Comme
le remarque Y. C. Zarka, l’originalité du Léviathan est de dissocier l’idée de
souveraineté de celle de propriété grâce au nouveau concept d’autorisation.
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Le souverain est l’analogue du propriétaire mais non le propriétaire 78.


Néanmoins, pour opposer monarchie absolue et monarchie élective, Hobbes
s’appuie sur l’opposition entre propriété et usufruit79, ce qui signifie que
le vrai monarque demeure à ses yeux propriétaire, sinon de ses sujets, du
moins de la souveraineté. Cette ambiguïté révèle les tensions inhérentes à
une souveraineté héréditaire résultant d’un pacte social.

Le souverain dans l’économie


Dans le système de Hobbes le développement économique, dont l’ob-
jectif est la « nutrition » du corps politique ne constitue pas une sphère auto-
nome. Fondateur et garant de la propriété privée, le souverain n’est donc
pas inactif en ce domaine. Dans quelle mesure son action s’accorde-t-elle
avec les principes de ce qui deviendra le libéralisme économique ?

 71. Ibid., p. 263.


N°116/DÉCEMBRE 2008

 72. Cf. également « [...] est attaché à la souveraineté l’entier pouvoir de prescrire les règles par lesquelles
chacun saura de quels biens il peut jouir et quelles actions il peut accomplir sans être molesté par les autres
sujets. C’est ce qu’on appelle la propriété. » (Ibid., p. 185.)
 73. Ibid., p. 196.
 74. Selon Leo Strauss, ce « droit illimité de disposer de la propriété » (La Philosophie politique de Hobbes, trad.
cit., p. 177), est nécessaire pour que le souverain puisse assurer sa mission de protection.
 75. Léviathan, trad. cit., p. 346-347.
 76. « Et premièrement, il est nécessaire d’assigner à chaque sujet sa propriété, ses terres et ses biens
propres, sur lesquels il peut exercer sa propre industrie et en obtenir le bienfait, et sans lesquels les hommes
tomberaient en désaccord, comme ce fut le cas des bergers d’Abraham et de Lot. » (T. Hobbes, Éléments de la
loi naturelle et politique, trad. cit., p. 331.)
Philosophiques

 77. « Propriété et profit privés sont en soi tellement peu condamnables qu’ils forment plutôt la condition sine
qua non de toute société pacifique. » (L. Strauss, La Philosophie politique de Hobbes, trad. cit., p. 173.)
 78. « Celui qui en matière de biens de toute espèce, est appelé propriétaire [owner] (dominus en latin, et kurios
en grec), est appelé en matière d’actions, l’auteur. » (Léviathan, trad. cit., chap. 16, p. 163.)
 79. « Les princes et rois électifs n’ont pas la propriété [propriety] du pouvoir souverain, mais seulement son
usage. » (Ibid., p. 203.)
100
La constitution d’un corps politique arrache les hommes à la misère. Leur

HOBBES ET LE LIBÉRALISME  É T U D E S
condition naturelle, dont est exclu tout développement économique80, est non
seulement l’insécurité mais aussi l’indigence. Il est donc légitime d’avancer une
interprétation utilitariste de la mission du souverain, qui doit prendre soin de
la sûreté du peuple au sens large, veiller non seulement à sa survie mais
également à son bien-être et à « toutes les autres satisfactions de cette vie que
chacun pourra acquérir par son industrie légitime, sans danger ni mal pour la
république81 ». Trois champs d’intervention sont nécessaires à la « la richesse
du peuple » : « la bonne réglementation du commerce, la fourniture de travail
et l’interdiction de toute consommation superflue de nourritures et de vête-
ments82 ». Le rôle économique du souverain s’avère donc considérable.
Pourvoir à la bonne réglementation du commerce consiste à définir et
faire respecter un cadre légal pour les contrats. Il appartient au souverain de
déterminer « la manière dont devront être faits les contrats de toutes espèces

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entre les sujets (touchant par exemple l’achat, la vente, l’échange, l’emprunt,
le prêt, le fait de donner ou de prendre à bail)83». Ce cadre est très large : le
travail est susceptible d’être échangé comme une marchandise ordinaire84. Il
en résulte que « chaque homme a son prix » et que ce prix dépend d’une loi
de l’offre et de la demande85. De même, il n’y a pas de limite morale aux
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contrats, qui sont valides même s’ils sont souscrits sous l’effet de la crainte86.
Il incombe également au souverain de les faire respecter. La bonne marche
des affaires suppose en effet des « contrats différés » créant des obligations
dans le futur87. Or, dans l’état de nature, même s’ils peuvent contracter de
telles obligations, les hommes n’ont aucune raison de les respecter. Leur parole
est sans valeur. Il n’en va plus de même dans l’état civil. Si un homme fait
une promesse, il devient rationnel de parier qu’il la respectera, compte tenu
des risques de sanctions encourus. L’honneur n’étant pas un ressort suffisant,
seule la crainte peut inciter à respecter sa parole88. La puissance dissuasive
 80. « Dans un tel état, il n’y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n’en est pas assuré :
et conséquemment il ne s’y trouve aucune agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être
importées par mer ; pas de constructions commodes, pas d’appareils capables de mouvement et d’enlever les
choses… » (Ibid., p. 124.)
 81. Ibid., p. 357.
 82. T. Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, trad. cit., p. 330-331.
 83. Léviathan, trad. cit., p. 267.
 84. « Le travail humain est lui aussi un bien susceptible d’être échangé en vue d’un avantage comme n’importe
quoi d’autre. » (Ibid., p. 262.)
 85. « La valeur ou l’importance d’un homme, c’est comme pour tout autre objet, son prix, c’est-à-dire ce qu’on
n°99/septembre 2004

donnerait pour disposer de son pouvoir : aussi n’est-ce pas une grandeur absolue, mais quelque chose qui
dépend du besoin et du jugement d’autrui. Un habile général est d’un grand prix quand la guerre est là, ou
qu’elle menace. » (Ibid., p. 83.)
 86. « La crainte et la liberté sont compatibles. » (Ibid., p. 223.)
 87. « La transmission mutuelle de droit est ce qu’on nomme contrat. Il y a une différence entre la transmission
du droit qu’on a sur une chose, et la transmission ou cession, autrement dit la remise, de la chose elle-même.
La chose peut, en effet, être remise au moment du transfert du droit, comme lorsqu’on achète et qu’on vend
comptant, ou que l’on échange des biens ou des terres, mais elle peut aussi être remise un peu plus tard. De
plus, un des contractants peut remettre la chose pour laquelle il s’engage par contrat, et accepter que l’autre
partie s’exécute pour son compte en un moment ultérieur déterminé, cependant que dans l’intervalle on lui fera
confiance. Le contrat, pour ce qui regarde le second, est alors appelé pacte ou convention. Ou encore, les deux
parties peuvent stipuler maintenant, par contrat, qu’elles s’exécuteront plus tard. Dans ces cas où il faut faire
confiance à celui qui doit s’exécuter dans le futur, on dit quand il s’exécute qu’il tient sa promesse, qu’il garde
sa foi ; et s’il manque à s’exécuter, on dit (si c’est volontaire) qu’il viole sa foi. » (Ibid., p. 132-133.)
 88. « La force des mots étant, ainsi que je l’ai signalé plus haut, trop faible pour contraindre les hommes à
exécuter leurs conventions, il n’existe dans la nature humaine que deux auxiliaires imaginables qui puissent
101
du souverain crée donc paradoxalement un « climat de confiance », symé-
 É T U D E S

trique inverse du climat de guerre qui caractérise l’état de nature.


Le souverain dispose également de moyens d’intervention plus directs.
Afin de pourvoir à la subsistance du peuple, il possède un droit de préemp-
tion sur les marchés89 ; il peut non seulement fournir du travail, mais égale-
ment forcer les hommes à travailler90 ; il doit favoriser l’établissement des
colonies assimilées à la « procréation » de la république. À l’inverse, il n’in-
tervient pas sur le cours des monnaies qui « tiennent leur valeur de leur
matière même91 » et l’impôt qui lui est dû n’est que le salaire de la sécurité
« dû à celui qui tient le glaive public pour défendre les particuliers92 ».
Enfin, il joue un rôle régulateur, dans la mesure où, pour Hobbes, la
richesse des particuliers doit rester modérée et ne pas s’accroître au détri-
ment du bien public93. À ce titre, il contrôle le commerce international et
empêche l’importation de marchandises nuisibles ou inutiles94.

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Chacun pourra extraire de ce tableau des traits anti-libéraux, libéraux,
voire ultra-libéraux. La compatibilité ou l’incompatibilité de l’action écono-
mique du souverain selon Hobbes avec le libéralisme dépend non seulement
de la définition qu’on donne de ce dernier mais aussi du jugement de valeur
qu’on porte sur lui. On peut néanmoins noter que le principe d’une inter-
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vention de l’État dans l’économie n’est pas contraire au libéralisme clas-


sique. Par ailleurs, tout le monde sait que le libéralisme économique peut
très bien s’accommoder d’une cohabitation avec des régimes autoritaires95.
De plus, les détails apportés par Hobbes quant au rôle économique du souve-
rain légitiment l’interprétation utilitariste de sa mission, interprétation corro-
borée par le Traité de l’homme, dans lequel Hobbes analyse les trois composantes
du bonheur96. La raison qui pousse les hommes à se soumettre au pacte

leur donner de la force. Ce sont ou bien la crainte des conséquences d’une violation de sa parole, ou bien la
fierté, l’orgueil de ne pas paraître avoir besoin de la violer. » (Ibid., p. 140.)
 89. Ibid., p. 188.
 90. « Le cas de ceux qui sont vigoureux est différent : il faut les forcer à travailler. Et pour prévenir l’excuse de
l’impossibilité de trouver un emploi, il faut qu’il existe des lois qui encouragent toutes les branches d’acti-
vité, telles que la navigation, l’agriculture, la pêche, et tous les autres travaux manuels qui requièrent de la
main-d’œuvre. » (Ibid., p. 369.)
 91. Il peut déléguer le droit de battre monnaie, qui ne fait pas partie du noyau dur de la souveraineté (ibid.,
p. 188).
 92. Ibid., p. 368.
 93. « Et bien que soit aussi de la prudence pour les hommes privés de s’enrichir à bon droit et avec modéra-
N°116/DÉCEMBRE 2008

tion, toutefois priver le public par la ruse ou par la fraude, de la partie de sa richesse qui est réclamée par la
loi, n’est pas un signe de prudence, mais un défaut de connaissance de ce qui est nécessaire à leur propre
défense. » (T. Hobbes, Béhémoth ou le long parlement, introduction et notes de L. Borot, Paris, Vrin, 1990, p. 83.)
Plus loin, Hobbes dénonce la courte vue des riches : « Je considère en effet la plupart des riches sujets qui se
sont ainsi enrichis par la pratique d’un métier ou par le commerce comme des hommes qui n’envisagent jamais
rien d’autre que leur profit présent et qui sont d’une certaine façon aveuglés à tout ce qui n’entre pas dans
ce domaine, étant paralysés par la seule pensée du pillage. » (Ibid., p. 184.) Ce point est commenté par Leo
Strauss, in La Philosophie politique de Hobbes, trad. cit., p. 173.
 94. Léviathan, trad. cit., p. 266.
 95. Selon MacPherson, dans la phase de mise en place d’une société de marché, un pouvoir fort est même
nécessaire : « Dans une société de marché généralisé, et singulièrement à ses débuts, un pouvoir souverain est
Philosophiques

donc une évidente nécessité. » C. B. MacPherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes
à Locke, op. cit., p. 108.
 96. «Si on compare les biens et les maux, le plus grand (toutes choses étant égales) est celui qui est le plus dura-
ble, en tant qu’il est tout par un côté. – Et c’est aussi (toutes choses étant égales) celui qui est le plus intense,
pour la même raison. En effet, il y a la même différence entre plus et moins qu’entre plus grand et plus petit. –
Et (toutes choses étant égales) ce qui est le bien par un grand nombre de choses plutôt que par un petit nombre.
102
social est bien un calcul d’intérêt. Mais cette interprétation n’autorise pas à

HOBBES ET LE LIBÉRALISME  É T U D E S
assigner des limites au pouvoir souverain 97. C’est même précisément
parce que le pouvoir souverain est (ou du moins est représenté comme) illi-
mité98, qu’il parvient à imposer, fût-ce par la crainte, le « climat de confiance »
propice aux affaires.
On pourrait ajouter que la classification des différents types de contrats
menée dans le chapitre 14 du Léviathan se prête aussi bien à une lecture
politique qu’économique. D’un point de vue formel, le cadre du contrat
différé convient aussi bien au contrat commercial qu’au pacte social99, entre
lesquels Kant distinguera une incompatibilité100. Pour Charles-Edwyn
Vaughan, Hobbes hésite entre l’utilitarisme et un fondement plus idéa-
liste, fondé sur les droits naturels, hésitation qui expliquerait la stérilité de
son système101. Mais parler d’hésitation n’est-ce pas « rétroprojeter » sur
Hobbes l’opposition entre libéralisme économique et libéralisme politique

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qui caractérise notre idée du libéralisme ?

Conclusion
D’autres arguments ont été avancés pour légitimer l’inscription de Hobbes
dans l’histoire du libéralisme. Anthony Arblaster mentionne la démarche
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scientifique, l’atomisme, l’empirisme, l’insistance sur l’expérience de l’indi-


vidu comme base de la connaissance et de la certitude102, argumentation
diamétralement opposée à celle de Leo Strauss, pour qui, précisément, les
principes de la philosophie politique de Hobbes sont d’une autre nature que
ceux de sa physique. Dans le même sens, selon Andrzej Rapaczynski, Hobbes
contribue à fonder une anthropologie libérale en mettant en avant chez
l’homme un désir illimité de puissance, argument qui s’oppose à Leo Strauss,
en ce qu’il s’appuie sur l’unité de la philosophie de Hobbes103. Harold Laski
souligne, quant à lui, le fondement philosophique apporté à l’hédonisme104.

Car le général et le particulier diffèrent comme le plus et le moins. Recouvrer un bien vaut mieux que de ne
pas le perdre. Car il est plus justement évalué à cause du souvenir du mal. Ainsi il vaut mieux guérir que de
n’avoir pas pris le lit. » T. Hobbes, Traité de l’homme, trad. P.-M. Maurin, éd. Blanchard, 1974, chap. XI, 14, p. 159.
 97. Comme le fait F. Rangeon en s’appuyant sur le chapitre 30 du Léviathan, Hobbes, État et droit, op. cit.,
p. 111.
 98. Selon Andrzej Rapaczynski, le pouvoir illimité du souverain résulte d’une croyance autoréalisatrice (Nature
and Politics, Liberalism in the Philosophies of Hobbes, Locke, Rousseau, Ithaca (New York), Cornell University
Press, 1987, p. 69).
 99. «Le calcul d’intérêt que manifeste le schème contractuel auquel se réfère Hobbes est valable pour un contrat
n°99/septembre 2004

d’affaire. » (S. Goyard Fabre, op. cit., p. 98.)


 100. « Mais le concept d’un droit extérieur en général découle entièrement du concept de la liberté dans les
rapports extérieurs des hommes entre eux et n’a absolument rien à voir avec la fin qui est de façon naturelle
celle de tous les hommes (l’intention de parvenir au bonheur), ni avec la prescription des moyens d’y parve-
nir.» E. Kant, Du rapport de la théorie et de la pratique dans le droit politique (contre Hobbes), trad. L. Guillermit,
Paris, Vrin, 1980, p. 30.
 101. « His system is neither frankly utilitarian nor frankly idealist. » (C. E. Vaughan, Studies in the History of
Political Philosophy Before and After Rousseau, Manchester University Press, 1939, p. 37.)
 102. A. Arblaster, The Rise and Decline of Western Liberalism, Cambridge (Mass.), B. Blackwell, 1986, p. 132-137.
 103. « La vraie importance de Hobbes pour le développement de la pensée politique libérale est liée avec le
caractère positiviste et descriptif de sa théorie.» (A. Rapaczynski, Nature and Politics, Liberalism in the Philosophies
of Hobbes, Locke, Rousseau, op. cit., p. 24.)
 104. « L’influence de la psychologie s’exerce parallèlement. Ainsi que l’illustrent Hobbes et Locke, son
essence réside dans la façon dont elle vient à considérer comme naturels les appétits des hommes, ce qui la
conduit à penser qu’une société comme la nôtre doit déterminer par la raison en quelle mesure ces appétits
peuvent être satisfaits. » (H. Lasky, Le Libéralisme européen du Moyen Âge à nos jours, trad. cit., p. 127.)
103
Au terme de notre analyse, nous voyons se dégager nettement deux ensei-
 É T U D E S

gnements.
Que des commentateurs cherchant à inscrire Hobbes dans une tradition
libérale en viennent à souligner des aspects différents et parfois contradic-
toires105 ne signifie pas qu’il y ait incohérence chez Hobbes lui-même mais
renvoie à l’indétermination de notre idée du libéralisme et de l’histoire qu’on
tente de lui attribuer.
En second lieu, s’il est vrai que Hobbes introduit certains concepts-
clés du libéralisme (le droit naturel individuel, le contrat, la représentation
politique, les libertés individuelles, l’opposition public/privé, l’égalité), il
s’agit de concepts in statu nascendi106 à envisager comme de pures formes,
sans chercher dans le texte de Hobbes une matière qu’ils ne possèdent pas
encore. D’autres auteurs leur ont en effet assigné ultérieurement un contenu
radicalement différent107 tout en portant sur Hobbes des jugements peu

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amènes108.
Ceci fait de Hobbes un précurseur paradoxal. Selon Franck Lessay, si
la quasi-totalité des libéraux répugnent à le reconnaître comme un des leurs,
ce n’est pas parce que ses thèses seraient opposées aux traits fondamen-
taux du libéralisme, mais, tout au contraire, parce qu’ils les révèleraient
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trop clairement109. On peut alors être tenté de considérer, non pas que
les concepts du libéralisme hantent la philosophie de Hobbes, mais que
c’est au contraire la terrible philosophie politique de Hobbes qui hante
l’histoire du libéralisme. 
Marc Parmentier,
maître de conférences, université de Lille 3, membre du laboratoire STL

 105. Ainsi pour Victor Goldschmidt : « L’exegèse de Hobbes n’en finit pas d’osciller entre les pôles du libéra-
lisme et du totalitarisme. Ce que dénotent ces deux mots est surtout d’ordre passionnel et n’est clair qu’en
apparence. Le libéralisme paraît chargé d’un import laudatif, mais l’on a cru aussi dénoncer en Hobbes le fauteur
des droits subjectifs. Le totalitarisme ne semble guère recommandable, mais il conserve, sous des appellations
plus honnêtes, des partisans qui, de leur coté rejetteraient avec horreur le décisionnisme de C. Schmitt, où l’on
a cru pourtant reconnaître la marque de Hobbes. Si l’on ajoute que les mêmes étiquettes sont souvent appli-
quées à une philosophie aussi différente que celle de Rousseau, on y verra des formulations approximatives
de nos affrontements idéologiques plutôt que des concepts adaptés à une pensée aussi complexe que celle de
Hobbes… Le selfish system ou l’utilitarisme, dont on peut retracer la généalogie à travers Mandeville, Hume,
Bentham, J. St Mill, Sidgwick ne trouvent en Hobbes un ancêtre commun que dans une perspective simplifiante
– ne serait-ce qu’en raison de l’idéal de vertu aristocratique que Hobbes n’a jamais abandonné… Nous restons
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toujours enserrés dans notre propre accoutrement, où la trame de la pensée hobbienne ne se discerne qu’à
l’état de traces délavées. » (Préface à l’ouvrage de F. Rangeon, Hobbes, État et droit, op. cit.)
 106. Selon l’expression de Simone Goyard Fabre (qui réfute tous les arguments de Leo Strauss, et notam-
ment la primauté du droit naturel) pour qui l’État de Hobbes, c’est l’État libéral in statu nascendi (Le Droit et
la Loi dans la philosophie de Thomas Hobbes, op. cit., p. 154).
 107. « Spinoza, like Hobbes, can only be partially incorporated into the liberal tradition. » (A. Arblaster, op. cit.,
p. 141.)
 108. Pour Montesquieu, le système de Hobbes est un « système terrible qui… renverse, comme Spinoza, et
toute religion et toute morale » (Œuvres complètes, Défense de l’esprit des lois, Paris, Seuil, 1964, p. 809).
Rousseau parle de « l’horrible système de Hobbes » (Œuvres complètes, t. III, Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre,
Paris, Gallimard, 1964, coll. « La Pléiade », p. 610). Voltaire déclare : « Quiconque étudie la morale doit commen-
Philosophiques

cer à réfuter ton livre. » (Œuvres complètes, t. 62, Le Philosophe ignorant (1766), Voltaire Foundation, 1987,
p. 88). Adam Smith qualifie d’« odieuse » la doctrine de Hobbes (Théorie des sentiments moraux, trad. M. Biziou,
C. Gautier, J.-F. Pradeau, Paris, PUF, 2003, p. 425.)
 109. «Il faut se demander si le rejet compréhensible de la doctrine hobbienne par la plupart des théoriciens libé-
raux, à l’exception de quelques contemporains comme Isaiah Berlin, ne tient pas à la vérité qu’elle dévoile quant
à la nature réelle de l’état libéral moderne.» (F. Lessay, Souveraineté et légitimité chez Hobbes, op. cit., p. 271.)
104

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