Vous êtes sur la page 1sur 22

LA PLACE DE L'ÉCRITURE DANS LA PERSPECTIVE D'UN

CHRISTIANISME NON RELIGIEUX CHEZ DIETRICH BONHOEFFER


Arnaud Corbic

Editions du Cerf | « Revue d'éthique et de théologie morale »

2007/HS n°246 | pages 127 à 147


ISSN 1266-0078
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2007-HS-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


page-127.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Arnaud Corbic, « La place de l'écriture dans la perspective d'un christianisme non
religieux chez Dietrich Bonhoeffer », Revue d'éthique et de théologie morale
2007/HS (n°246), p. 127-147.
DOI 10.3917/retm.246.0127
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions du Cerf.


© Editions du Cerf. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

Arnaud Corbic

LA PLACE DE L’ÉCRITURE
DANS LA PERSPECTIVE

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


D’UN CHRISTIANISME
NON RELIGIEUX
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

CHEZ DIETRICH BONHOEFFER

Mon propos ici n’est pas celui d’un exégète, mais d’un lecteur
de la Bible en quête de comprendre comment l’Écriture vient
fonder et éclairer les réflexions théologiques de Bonhoeffer
durant sa captivité. Rien d’étonnant que la lecture de la Bible
tienne une place centrale dans la vie et la réflexion du pasteur
luthérien, et cela en lien avec son expérience, avec les autres
lectures qu’il fait en prison, son dialogue avec la culture et la
modernité, en particulier avec les hommes sans religion. Il s’agira
ici d’expliciter le rapport de Bonhoeffer à l’Écriture, ainsi que
les fondements bibliques de ses derniers écrits quant à la question
d’un christianisme non religieux.

L’« INTERPRÉTATION NON RELIGIEUSE


D E S C O N C E P T S B I B L I Q U E S ‚¹ »
À PARTIR DE L’ANCIEN TESTAMENT

Et, tout d’abord, recueillons ce que Bonhoeffer écrit à Eberhard


Bethge dans sa lettre du 30 avril 1944 : « [N]ous lisons beaucoup
trop peu le Nouveau Testament en fonction de l’Ancien. Je

1. D. BONHOEFFER, Résistance et Soumission. Lettres et notes de captivité (Widerstand


und Ergebung. Briefe und Aufzeichnungen aus der Haft, 1951, 1970), nouvelle édition
traduite de l’allemand par Bernard Lauret avec la collaboration d’Henry Mottu, Genève,
Labor et Fides, « Œuvres de Dietrich Bonhoeffer » 8, 2006, p. 428 [d’après l’édition critique
allemande des Dietrich Bonhoeffer Werke, vol. 8, Gütersloh, Christian Kaiser, 1998, NdE].

REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE € N 246 € SEPTEMBRE 2007 € P. 127-147 127


REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

réfléchis beaucoup à l’aspect de ce christianisme sans religion


et à la forme qu’il revêt‚² ». Faisons deux remarques. Première-
ment, la lecture du « Nouveau Testament en fonction de l’Ancien »,
rare à l’époque de Bonhoeffer et qui nous renseigne sur son
rapport à l’un et à l’autre Testament, mérite ici d’être sou-
lignée, plus encore dans le contexte d’une Église luthérienne
allemande majoritairement hostile au judaïsme et aux Juifs. Une

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


telle lecture rejoindrait aujourd’hui, dans une perspective diffé-
rente, celle de Paul Beauchamp‚³. Deuxièmement, signalons que
l’originalité du Bonhoeffer prisonnier à Tegel est de lier la
recherche d’un christianisme non religieux à une lecture du
Nouveau Testament précisément à partir de l’Ancien. Dans la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

lettre du 5 décembre 1943, il écrit :


Je remarque [...] de plus en plus à quel point je pense et je
sens [soulignons aussi l’unité entre pensée et expérience chez
Bonhoeffer, NdA] selon l’Ancien Testament‚; c’est ainsi que ces
derniers mois je l’ai lu bien davantage que le Nouveau. C’est
seulement lorsqu’on connaît l’impossibilité de prononcer le nom
de Dieu qu’on a le droit de prononcer finalement celui de Jésus
Christ‚; ce n’est qu’en aimant la vie et la terre assez pour que
tout semble fini lorsqu’elles sont perdues qu’on a le droit de croire
à la résurrection des morts et à un monde nouveau‚; ce n’est
qu’en laissant valoir la Loi de Dieu sur soi qu’on a le droit aussi
finalement de parler de la grâce‚; et c’est seulement en laissant
subsister la colère et la vengeance de Dieu envers ses ennemis
comme des réalités valables que quelque chose du pardon et de
l’amour des ennemis peut toucher notre cœur. Celui qui veut être
et sentir trop rapidement et trop directement selon le Nouveau
Testament n’est pas chrétien à mon avis. Nous en avons déjà
parlé quelquefois, et chaque jour me confirme que c’est juste.
On ne peut pas et on n’a pas le droit de prononcer la dernière
parole avant l’avant-dernière. Nous vivons dans l’avant-dernière
et nous la croyons la dernière, n’est-ce pas‚? Les (soi-disant) lu-
thériens et les piétistes auraient la chair de poule à cette idée,
mais elle n’en est pas moins juste. [...] Pourquoi, dans l’Ancien
Testament, arrive-t-il que l’on mente effrontément et souvent en
l’honneur de Dieu (je viens de rassembler les passages), que l’on
tue, que l’on trompe, que l’on dérobe, que l’on divorce, que l’on
se prostitue (voir l’arbre généalogique de Jésus), que l’on doute,
que l’on blasphème et que l’on jure, tandis que tout cela n’existe

2. Ibid., p. 332.
3. Voir, en particulier, Paul BEAUCHAMP, L’Un et l’Autre Testament, vol. 2, Accomplir les
Écritures, Paris, Éd. du Seuil, « Parole de Dieu », 1990.

128
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

pas dans le Nouveau Testament‚? « Étape préparatoire » (Vorstufe)


religieuse‚? C’est une explication très naïve‚; il s’agit pourtant du
même Dieu‚⁴.

Dans le passage cité, Bonhoeffer fait allusion au thème, chez


lui central, des réalités « dernières et avant-dernières‚⁵ » (Letztes
und Vorletztes). Par « réalités dernières », il entend l’événement
de la Révélation dans le Christ, et par « réalités avant-dernières »,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


les réalités terrestres qui nous ancrent dans l’en deçà du monde
et dont parle précisément l’Ancien Testament. Bonhoeffer utilise
ici un argument de type a fortiori cher à l’apôtre Paul‚⁶ – « Ce
n’est qu’en... [Nur wenn...] » – pour signifier que le Christ, qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

est la réalité dernière, la Parole ultime qui ne passera jamais et


qui met son sceau sur toutes choses, non seulement ne court-
circuite pas ce qui est « avant-dernier », à savoir les réalités
terrestres, mais encore prend appui sur elles et y renvoie toujours.
Or, Bonhoeffer remarque en prison que l’Ancien Testament parle
de Dieu « de façon séculière‚⁷ (weltlich) ». Afin d’éviter, d’une
part, de projeter une catégorie étrangère à l’Ancien Testament
et, d’autre part, une erreur d’interprétation, je préfère, avec Henry
Mottu, traduire weltlich par le néologisme « dans la monda-
néité‚⁸ », ou bien « dans la réalité de ce monde-ci », ou encore
« dans l’en deçà du monde », surtout si l’on considère que, dans
weltlich, il y a Welt, c’est-à-dire « monde ». Or, il ne s’agit pas,
pour Bonhoeffer, de parler de Dieu en se modelant sur le
monde de manière « séculière », « laïque » ou « profane » :
catégories non seulement absentes de l’Ancien Testament, mais
qui demeurent, en outre, tributaires d’une « pensée bicéphale‚⁹ »

4. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 190 s. : « [...] (en dehors du travail bi-


blique quotidien, j’ai lu deux fois et demie l’Ancien Testament et j’y ai appris beaucoup
de choses) » (ibid., p. 160).
5. Ibid., p. 330. Dans la lettre du 5 décembre 1943 (p. 190), Bonhoeffer renvoie au
premier chapitre de Suivance (Nachfolge). Mais le rapport « dernier/avant-dernier » se
trouve explicité surtout dans les brouillons sur l’Éthique‚; voir D. BONHOEFFER, Éthique
(Ethik, 1949), Eberhard Bethge (éd.), traduction de l’allemand par Lore Jeanneret,
préface d’Éric Fuchs et Denis Müller, Genève, Labor et Fides, « Le champ éthique » 16,
1997⁴ (1965), p. 93-113.
6. Voir, en particulier, 2 Co 3, 7-11.
7. D. BONHOEFFER, Résistance et Soumission, p. 329.
8. H. MOTTU, « Comment prêcher un texte de l’Ancien Testament‚? », in : Gerd THEISSEN
et alii (éd.), Le Défi homilétique, Genève, Labor et Fides, 1994, p. 179.
9. D. BONHOEFFER, Éthique, p. 160 s. Par là, Bonhoeffer critique, sous le nom de « pensée
bicéphale » (littéralement : pensée spatiale), deux systèmes, à savoir, en premier lieu :

129
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

et dualiste qui scinde ce que Dieu a uni, et auxquelles


correspondent donc respectivement leurs contraires, ici : « régu-
lière », « religieuse », « sacrale » – soulignons que le sacré, qui
n’est pas la sainteté, est une catégorie étrangère à l’Ancien
Testament. Mais il s’agit, pour Bonhoeffer, de parler de Dieu
dans la réalité de ce monde-ci par opposition à une manière de
parler de Dieu comme fuite du monde. Parler de Dieu « dans

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


la mondanéité », c’est parler de Dieu comme en parle l’Ancien
Testament, c’est-à-dire dans la finitude et les passions humaines,
dans les limites et la réalité des choses, dans leur existence
terrestre, intramondaine, dans l’immanence du monde‚; autre-
ment dit, dans ce qui donne au monde d’être et de rester
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

monde (voir, en particulier, les psaumes‚¹⁰), alors que l’a priori


métaphysique et moral de la religion impose au monde de
parler de Dieu comme étant en dehors ou au-delà des limites.
Bonhoeffer écrit : « Je réfléchis en ce moment comment on
pourrait réinterpréter ”de manière séculière“ [dans les réalités de
ce monde-ci] – dans le sens de l’Ancien Testament et de Jn 1,
14‚¹¹ – les concepts de repentance, de foi, de justification, de
nouvelle naissance, de sanctification‚¹². » En effet, dans l’Ancien
Testament, l’au-delà et la victoire de la mort sont toujours vécus
« dans l’en deçà » (Diesseitigkeit) et renvoient l’homme à la
finitude dans l’histoire. Si la Révélation s’est dite ainsi, cela
demeure valable aussi pour le chrétien. Notons que l’accent mis
par Bonhoeffer sur l’en deçà prend tout son sens dans le contexte
de son incarcération qui lui en révèle le caractère périssable.
Soulignons aussi la profonde cohérence et solidarité spirituelle

Suite note 9
une conception du christianisme qui ne laisse plus d’autonomie aux réalités du monde,
et qui omet précisément que le Christ a révélé que le monde comme monde a du prix
pour Celui qui l’a créé‚; en second lieu : une conception laïciste qui ne laisse plus de
place à la réalité dernière qu’est Dieu, et qui omet que le monde a été adopté dans
l’Incarnation, la Croix et la Résurrection du Christ qui a mis son sceau sur toutes choses.
10. Dès 1935, dans une conférence donnée aux étudiants poméraniens de l’Église
confessante à Finkenwalde, intitulée Le Christ dans les psaumes, Bonhoeffer affirmait
que « la piété ou l’impiété de celui qui prie dans les psaumes subsiste, tout comme
le caractère laïc du psautier. [...] Le monde dans le psautier reste ce qu’il est, à savoir
le monde. Mais Dieu entre dans ce monde : le Christ est au milieu des hommes pieux
et de ses ennemis » (Richard GRUNOW (éd.), Textes choisis, trad. Lore Jeanneret,
Genève/Paris, Labor et Fides/Centurion, 1970, p. 207).
11. « [...] le Verbe s’est fait chair ».
12. D. BONHOEFFER, Résistance et Soumission, p. 338.

130
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

entre son amour anti-marcionite pour l’Ancien Testament et


son combat politique en faveur des Juifs dans le contexte de
l’Allemagne hitlérienne. L’unité spirituelle et politique de son
engagement dans les rangs de l’Église confessante en témoigne‚¹³,
dût-elle le conduire à s’en démarquer sur le point précis de la
conspiration politique. Rappelons que Bonhoeffer fut l’un des
premiers en Allemagne à discerner la perversion de Hitler, tant

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


au plan politique qu’au plan théologique et ecclésiologique. Il
dénonça la tentation de certains chrétiens de créer une Église
allemande, sous-entendu : pure de sang juif, et sous la coupe
de l’idéologie du chef, dont le symbole païen, la croix gammée,
devait être placé à côté de la croix du Christ. De là, la méfiance
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

de Bonhoeffer à l’égard de la religiosité, qui peut s’expliquer par


l’usage qu’en faisait le régime nazi qui organisait des processions
et récupérait parfois des symboles chrétiens. Bonhoeffer écrit
durant sa captivité : « Ma méfiance et ma peur de la ”religio-
sité“ sont devenues ici plus grandes que jamais. Je réfléchis
souvent au fait que les Israélites ne prononcent jamais le nom
de Dieu et je le comprends toujours mieux‚¹⁴ ». Surtout, Bon-
hoeffer perçoit dès 1933 qu’une Église allemande qui, en ac-
ceptant le paragraphe aryen dans l’Église‚¹⁵, exclut de ses rangs
les chrétiens et les pasteurs d’origine juive, n’est plus l’Église
du Christ‚¹⁶. Il y voit une perversion, une hérésie au sujet du
Christ et une mise à mort de l’Église fondée sur la Révélation
divine en Jésus de Nazareth, qui était juif‚¹⁷. D’où sa déclaration

13. Les protestants allemands se divisèrent : les uns, les chrétiens allemands, furent
inféodés au Führer‚; les autres, dont Martin Niemöller, le Suisse Karl Barth et Dietrich
Bonhoeffer, lui résistèrent sous le nom d’Église confessante. Celle-ci se constitua
formellement autour de la confession de foi adoptée à Barmen en mai 1934. Plus tard,
la répression et le sentiment national manipulé par les nazis allaient provoquer des
défections dans ses rangs. C’est alors que Bonhoeffer déclarera : « Celui qui se sépare
de l’Église confessante se sépare du salut. »
14. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 167.
15. Le paragraphe aryen, qui fut accepté le 5 septembre 1933 par l’Église unie de Prusse,
interdisait à quiconque ayant du sang juif ou marié avec un juif d’exercer un ministère
public dans l’Église.
16. « L’exclusion des judéo-chrétiens hors de la communauté détruit la substance de
l’Église du Christ [...]. L’Église n’est pas la communauté de ceux qui sont de la même
espèce, mais elle est celle des étrangers qui ont été appelés par la Parole. Le peuple
de Dieu est un ordre au-delà de tous les autres » (Richard GRUNOW (éd.), op. cit.,
p. 181 s.).
17. « Chasser les Juifs de l’Occident signifie chasser le Christ‚; car Jésus-Christ était juif »
(D. BONHOEFFER, Éthique, p. 66).

131
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

retentissante : « Seul celui qui crie en faveur des Juifs a le droit


de chanter du grégorien‚¹⁸. »
C’est surtout dans la lettre du 27 juin 1944 que Bonhoeffer
précise ses pensées sur l’Ancien Testament. Non seulement le
passage qui va suivre est capital pour notre sujet, mais il est si
clair et si précis qu’il se passe de commentaires et que je le cite
presque intégralement :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


Contrairement à toutes les autres religions orientales, la foi de
l’Ancien Testament n’est pas une religion de la rédemption. Le
christianisme est néanmoins toujours désigné comme tel. N’y
a-t-il pas là une erreur capitale, par laquelle le Christ est séparé
de l’Ancien Testament et interprété à partir des mythes de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

rédemption‚? À l’objection que, dans l’Ancien Testament aussi,


la rédemption a une signification décisive (sortie d’Égypte, plus
tard de Babylone, comparer le second Ésaïe), la réponse est
celle-ci : il s’agit de délivrances historiques, c’est-à-dire en deçà
de la limite de la mort, tandis que, partout ailleurs, les mythes de
la rédemption ont pour but précisément la victoire sur la mort.
[...] Les mythes de rédemption cherchent de manière non histo-
rique une éternité après la mort. Le Shéol et l’Hadès ne sont pas
les produits d’une métaphysique, mais des images à travers
lesquelles « ce qui a été » sur la terre est figuré comme existant,
mais capable d’entrer dans la réalité présente seulement sous
forme d’ombres. On prétend qu’il est décisif que, dans le chris-
tianisme, l’espérance de la résurrection soit annoncée et qu’ainsi
naisse une véritable religion de la rédemption. Tout le poids est
donc sur l’au-delà de la mort. Et c’est là précisément que je vois
l’erreur et le danger. Dès lors, rédemption veut dire délivrance
des soucis, des détresses, des angoisses et des désirs, du péché
et de la mort dans un au-delà meilleur. Est-ce vraiment là l’es-
sentiel du message du Christ dans les Évangiles et chez saint Paul‚?
Je le conteste. L’espérance chrétienne de la résurrection se dis-
tingue en ceci de l’espérance mythologique, qu’elle renvoie l’être
humain, d’une manière toute nouvelle et plus pressante que
l’Ancien Testament, à la vie sur la terre. Le chrétien ne dispose
pas, comme les croyants des mythes de la rédemption, d’une
dernière échappatoire vers l’éternité pour fuir les difficultés et les
tâches terrestres : comme le Christ, il doit vivre jusqu’au bout la
vie terrestre (« Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné‚? ») et ainsi
seulement le Crucifié et Ressuscité est avec lui, et il est crucifié
et ressuscité avec le Christ. L’en deçà ne doit pas être négligé
prématurément. En cela, Ancien et Nouveau Testament concor-

18. Die mündige Welt (recueil de contributions diverses consacrées à D. Bonhoeffer),


vol. 1, Munich, Chr. Kaiser Verlag, 1955, p. 23.

132
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

dent. Les mythes de la rédemption naissent des expériences des


humains aux limites de leur existence‚; mais le Christ saisit l’être
humain au centre de sa vie‚¹⁹.

Dès lors, on perçoit mieux sur quoi Bonhoeffer se fonde


bibliquement – même si l’explicitation se trouve dans cette lettre
ultérieure que nous venons de citer –, lorsqu’il écrit quelques
semaines auparavant :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


[J]’aimerais parler de Dieu non aux limites, mais au centre, non
dans les faiblesses, mais dans la force, et donc non à propos de
la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l’être humain.
Près des limites, il me semble préférable de se taire et de laisser
irrésolu ce qui est sans solution. La foi en la résurrection n’est pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

la « solution » du problème de la mort‚²⁰.

Par là, on comprend mieux aussi les nombreuses références


du Bonhoeffer de Tegel au livre de Job, qui met en crise justement
l’idée même de rétribution : « Vues du centre de la vie, certaines
questions tombent d’elles-mêmes et, de même, les réponses à
de telles questions. (Je pense au jugement qui frappe les amis
de Job‚!) En Christ, il n’y a pas de ”problèmes chrétiens“‚²¹. »
L’argument n’est donc pas seulement anthropologique ou
éthique, comme on le croit souvent, mais il est surtout biblique,
et plus précisément vétérotestamentaire pour Bonhoeffer. Signa-
lons que le caractère fragmentaire, inachevé, abrupt des lettres
de captivité ne facilite pas toujours le travail d’interprétation de
certaines phrases. La difficulté vient de ce que ces lettres ne
présentent pas une pensée théologique unifiée, mais l’esquisse
d’une problématisation théologique éparse, dont il est difficile
de retrouver la cohérence d’ensemble.
Encore quelques mots concernant l’Ancien Testament, dont
Bonhoeffer cite souvent en prison les livres prophétiques (Ésaïe
et Jérémie en particulier), les livres historiques, ainsi que les
« autres Écrits » et notamment les textes sapientiaux (les Psaumes,
le livre de Job, les Proverbes, le Cantique des Cantiques,
Qohéleth, les Lamentations). Ce n’est pas fortuit que Bonhoeffer
retienne plus particulièrement le Cantique des Cantiques dans
la perspective d’un christianisme non religieux. Notons que

19. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 404 s.


20. Ibid., p. 331 s.
21. Ibid., p. 369.

133
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

l’absence même de Dieu est significative dans ce livre, dont


l’intégration dans le canon hébraïque avait même posé un pro-
blème en raison de son caractère érotique, sensuel, terrestre
(weltlich). Ainsi, le Cantique, dont le contexte est politique et
messianique, puisqu’il s’agit d’un poème d’amour attribué au
roi Salomon, non seulement ne nomme pas Dieu, mais encore
l’homme et la femme n’y font nullement référence, dans leur

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


alliance amoureuse, à une quelconque divinité. Dieu est à peine
suggéré lorsque le rédacteur mentionne la flamme de Yah,
métaphore de la foudre (Ct 8, 6). Chose également surprenante,
il n’y est même pas question de fécondité, mais seulement de
l’amour humain dans sa dimension érotique et passionnelle. Or,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

précisément à propos du Cantique des Cantiques, Bonhoeffer


affirme, à l’encontre des lectures spiritualisantes et allégoriques,
qu’« on ne saurait imaginer de passion plus brûlante, plus sen-
suelle, plus ardente que celle dont il s’agit là (cf. 7, 6‚²²‚!)‚; il est
vraiment bon qu’il soit dans la Bible, par contraste avec tous
ceux qui voient le christianisme dans la modération des pas-
sions (où une telle modération existe-t-elle dans l’Ancien Tes-
tament‚?)‚²³ ». Il écrit également : « Je voudrais le lire en effet
comme un chant d’amour terrestre. C’est là probablement la
meilleure exégèse ”christologique“‚²⁴. » Comme l’a bien vu Henry
Mottu‚²⁵ à la suite de Ernst Georg Wendel‚²⁶, « Bonhoeffer renonce
[...] à une interprétation ”christologique“ au sens de la typologie
ou de la promesse (le Christ prédit par l’Ancien Testament).
Celui-ci est le témoin de l’humanité du Christ et, partant, de
notre propre humanisation‚²⁷ ». Par là nous est aussi indiqué un
mode de présence-absence de Dieu au monde, plus profond et
respectueux de l’autonomie humaine.
De manière générale, Gerhard von Rad signale dans la litté-
rature sapientiale de l’Ancien Testament un « processus de sé-

22. « Que tu es belle, et que tu es gracieuse, amour, fille délicieuse‚! »


23. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 357.
24. Ibid., p. 372.
25. Henry MOTTU, op. cit., p. 181.
26. Ernst Georg WENDEL, Studien zur Homiletik D. Bonhoeffers, Predigt - Herme-
neutik - Sprache, Tübingen, Mohr, 1985, § « Zum hermeneutischen Problem des Alten
Testamentes », p. 83-112. Voir aussi Martin KUSKE, Das Alte Testament als Buch von
Christus. D. Bonhoeffers Wertung und Auslegung des Alten Testaments, Göttingen,
1971.
27. H. MOTTU, op. cit., p. 181 (voir n. 21).

134
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

cularisation », d’« humanisation‚²⁸ », d’« Aufklärung », de « désacra-


lisation » de la nature et de l’histoire – une histoire faite par les
hommes –, d’accession « critique » à la « majorit邲⁹ », ainsi qu’« une
prise de conscience de l’individu‚³⁰ », ce qui vient confirmer la
lecture que Bonhoeffer fait en prison du corpus sapiential.
De même, notons que, pas plus que dans le Cantique des
Cantiques, le nom de Dieu ne figure dans la version hébraïque

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


du livre d’Esther, qui ne relève pourtant pas, lui, du genre
sapiential. À peine une seule fois est-il suggéré, comme « autre
endroit » (Est 4, 14). Le contexte est là aussi politique, mais l’amour
y est remplacé par la haine, celle des pogromes et contre-
pogromes. Relevons ici l’étrange parenté de situations avec le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

contexte politique de l’Allemagne nazie dans lequel se trouve


précisément Bonhoeffer.
L’amour érotique, la haine et la mort dans un contexte
politique, tels sont les moments de l’Ancien Testament où Dieu
disparaît quand il s’efface devant l’autonomie de l’homme.

« CHRIST ET LE MONDE
D E V E N U M A J E U R ‚³ ¹ »

À propos de « la revendication par Jésus Christ du monde


devenu majeur‚³² », je crois que la parabole du fils perdu et
retrouvé (Lc 15, 11-32) vient éclairer ce que Bonhoeffer veut dire,
lorsqu’il écrit en prison qu’il faut prendre acte positivement de
l’« âge adulte du monde » et comprendre celui-ci « mieux qu’il
ne se comprend lui-même, à partir de l’Évangile et du Christ‚³³ »,
et ce sans chercher à :
[C]amoufler [...] la détermination sans Dieu du monde‚; il faut
au contraire la dévoiler, et c’est ainsi justement qu’une lumière
surprenante tombe sur le monde. Le monde devenu majeur est
sans-Dieu et, peut-être justement pour cette raison, plus-près-de-
Dieu que ne l’était le monde mineur‚³⁴.

28. Gerhard VON RAD, Israël et la sagesse, trad. fse, Genève, Labor et Fides, 1971, p. 72-77.
29. Ibid., p. 117-120.
30. Ibid., p. 193.
31. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 387.
32. Ibid., p. 408. [Souligné par A.‚C.]
33. Ibid., p. 390.
34. Ibid., p. 434.

135
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

Il est en effet probable que Bonhoeffer se réfère à cette


parabole, lorsqu’il écrit ces phrases en prison, bien qu’il ne
mentionne pas ce texte explicitement. Il est fort probable aussi
que Luther, sur lequel il s’appuie ici implicitement, se réfère,
entre autres, à cette même parabole, lorsqu’il parle du paradoxe
de la justification du pécheur (simul justus et peccator), c’est-à-
dire l’homme, en même temps (simul) pécheur condamné,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


« perdu et retrouvé », justifié par la foi en la seule grâce, sans
les œuvres.
Je m’explique : dans cette parabole, le fils aîné incarne en effet
la figure de l’homme religieux, de l’homme « mineur », pour
reprendre l’expression de Bonhoeffer (à la suite de Kant), de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

l’homme qui n’a pas risqué sa liberté, qui est resté, en


l’occurrence, chez son père, non par amour, mais par calcul
et contrainte inavouée, par intérêt servile, tributaire en cela
d’une logique du mérite, comme nous l’apprend la fin de la
parabole :
Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à
tes ordres‚; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour
festoyer avec mes amis. Mais quand ton fils que voici [notons que,
dans sa colère et sa jalousie, le fils aîné ne le reconnaît même pas
comme son frère] est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des
filles, tu as tué le veau gras pour lui‚! (Lc 15, 29-30).

Le fils perdu et retrouvé, quant à lui, incarne la figure de


l’homme « non religieux », de l’homme devenu « majeur », qui
a pris sa liberté à ses risques et périls et qui s’est éloigné de
Dieu. En demandant la part d’héritage qui lui revient, le fils
veut littéralement la mort du père. Et, une fois rentré en lui-
même, les motifs pour lesquels il revient vers son père de-
meurent intéressés : « Combien d’ouvriers de mon père ont du
pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim‚! [...] Père,
j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus [je sou-
ligne] d’être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers »
(Lc 15, 17-19).
Or, pas plus le fils aîné que le fils perdu et retrouvé (autrement
dit, pas plus l’homme religieux que l’homme non religieux)
ne méritent finalement la grâce. Mais elle est donnée à l’un et
à l’autre absolument gratuitement, sans considération de mérites.
Le père les aime et les accueille tous les deux, tels qu’ils sont,
alors qu’ils se sont révélés indignes de son amour.

136
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

« DEVANT DIEU ET AVEC DIEU,


N O U S V I V O N S S A N S D I E U ‚³⁵ »

Par cette formule paradoxale, Bonhoeffer définit la condition


chrétienne dans un monde « sans Dieu ». Entendons d’abord
l’expression dans son sens culturel, c’est-à-dire dans un monde
qui, concrètement, se passe de Dieu et ne l’invoque plus, un

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


monde où Dieu n’est plus présupposé, en tant qu’il n’informe
plus la culture – mais non pas un monde qui serait complètement
déserté par sa présence : « vivre dans le monde – etsi deus
non daretur‚³⁶ », c’est-à-dire « même si Dieu n’était pas donné »
(sous-entendu comme « hypothèse », puisqu’il s’agit, chez Gro-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

tius à qui Bonhoeffer reprend cette formule, d’une supposition


méthodologique destinée à garantir la validité universelle des
principes du droit naturel qu’il érige en droit des nations). Cela
signifie donc, pour Bonhoeffer, non pas « comme si Dieu
n’existait pas », mais que Dieu ne peut plus être présupposé,
précisément dans un « monde devenu majeur » et non religieux,
pour lequel « l’hypothèse Dieu » est désormais superflue‚³⁷.
La foi chrétienne n’est nullement ramenée à l’athéisme. Ne
nous méprenons pas sur le « sans Dieu » qui résulte de sa « mort » :
il s’agit, pour Bonhoeffer, de la mort de la représentation
culturelle dominante d’un Dieu régisseur des lois de l’univers,
perçu comme la cause et l’origine de tout ce qui arrive à l’homme,
ou encore de la mort de la représentation d’un Dieu au-dessus
de nous, qui laisse au contraire toute sa chance au Dieu de la
Bible, au « Dieu avec nous », à l’Emmanuel discrètement présent
à l’histoire et à ses soubresauts, et non pas totalement absent
(« Devant Dieu et avec Dieu [je souligne] »).
Il y a donc deux niveaux de compréhension de cette
expression de Bonhoeffer. Un niveau culturel, mais aussi un
niveau proprement théologique qui, à y regarder de près, n’a
rien de révolutionnaire. Car la présence-absence de Dieu ou sa

35. Ibid., p. 431.


36. Ibidem.
37. Voir nos analyses dans « Dietrich Bonhoeffer. Le Christ, Seigneur des non-religieux »,
Études, mars 2001, p. 376. Voir aussi A. CORBIC, Dietrich Bonhoeffer, résistant et pro-
phète d’un christianisme non religieux, Paris, Albin Michel, « Spiritualités vivantes »
189, 2002, p. 78‚; Adolphe GESCHÉ, « Le christianisme comme athéisme suspensif.
Réflexion sur le etsi deus non daretur », Revue théologique de Louvain, vol. 33,
2002, p. 187-210.

137
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

non-évidence est inhérente à la foi, laquelle n’est pas d’abord


vision : « À présent, nous voyons dans un miroir et de façon
confuse, mais alors, ce sera face à face » (1 Co 13, 12). La présence
du Christ ressuscité n’est jamais évidente ni immédiate. C’est une
erreur de présenter la foi comme une certitude pleine, immédiate
et inébranlable. La foi est toujours un doute surmonté. Pensons
à l’attitude des disciples lors de la tempête apaisée (Mt 8, 25-26),

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


à l’attitude de Pierre marchant sur la mer (Mt 14, 28-32), à celle
de Thomas (Jn 20, 24-29).
Cette formule de Bonhoeffer signifie que, sur fond d’absence,
Dieu reste présent : par sa Parole qu’il nous laisse et par son
Esprit qu’il nous donne aujourd’hui pour la comprendre, l’inter-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

préter et en vivre. Dieu n’est donc pas omniprésent. Mais sa


présence-absence – qui est objet de foi, et non d’une mainmise
sur Lui‚³⁸, lequel nous échappe toujours – laisse toute sa place
à l’homme : celui-ci, parvenu à l’âge adulte, est libre d’exister
humainement avec Dieu ou sans Dieu, de croire ou de ne pas
croire, car Dieu respecte la liberté de l’homme, la liberté d’exister
sans lui‚³⁹. L’homme « mineur » et « religieux », au contraire, voit
partout les effets de sa présence et de sa puissance dans le
monde et ne consent pas à Dieu en toute liberté de foi, écrasé
qu’il est par l’évidence de sa présence dans le monde, par le
besoin de son assistance, par la peur de ses châtiments.
Rappelons que cette présence-absence de Dieu, qui déter-
mine la formule « vivre devant Dieu et avec Dieu sans Dieu »,
est attestée massivement tout au long de l’Écriture et culmine
dans l’événement de la croix, au tombeau vide, y compris après
la Résurrection. Si le Christ ressuscité apparaît aux disciples,
c’est pour disparaître encore à leurs yeux et pouvoir ainsi leur
donner son Esprit. Citons l’évangile de Jean : « l’affliction a rempli
votre cœur. Cependant, je vous ai dit la vérité : c’est votre
avantage que je m’en aille‚; en effet, si je ne pars pas, le Paraclet
ne viendra pas à vous‚; si, au contraire, je pars, je vous l’en-
verrai » (Jn 16, 6-7)‚; de même : « celui qui croit en moi fera lui
aussi les œuvres que je fais : il en fera même de plus grandes,
parce que je vais au Père (Jn 14, 12). Dans le prolongement des

38. Voir K. BARTH, Dogmatique (Kirchliche Dogmatik, 1946), 1 vol., t. II, chap. II,
3 section, § 17, trad. fse, Genève, Labor et Fides, 1954, p. 71 s.
39. Voir, là encore, la parabole du fils perdu et retrouvé (Lc 15, 11-32).

138
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

réflexions de Bonhoeffer, Joseph Moingt a cette formule très


juste : « Nous avons peur de manquer à Dieu, quand Dieu, lui,
n’a pas eu peur de manquer au monde€⁴⁰. »
Pour Bonhoeffer, Dieu n’est donc nullement omniprésent
comme dans les visions religieuses du monde ou dans le pan-
théisme, pas plus qu’il n’est omnipotent, ou tout-puissant de
manière univoque et simpliste. Nous sommes renvoyés à la croix.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


Bonhoeffer le souligne avec force :
Dieu, sur la croix, se laisse chasser hors du monde. Dieu est
impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec
nous et nous aide. Mt 8, 17 [qui se rapporte à Es 53, 4 : ”Pour
que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète Ésaïe :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies“,
NdA] indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa
toute-puissance, mais par sa faiblesse et sa souffrance€! Voilà la
différence décisive d’avec toutes les religions. La religiosité de
l’être humain le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu
dans le monde, Dieu est le deus ex machina. La Bible le renvoie
à la faiblesse et à la souffrance de Dieu€; seul le Dieu souffrant
peut aider. Dans ce sens, on peut dire que l’évolution du monde
vers l’âge adulte dont nous avons parlé, faisant table rase d’une
fausse représentation de Dieu, libère le regard de l’homme pour
le diriger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puissance et sa
place dans le monde par son impuissance. C’est ici que devra
intervenir « l’interprétation séculière » [intra-mondaine (weltlich),
NdA]€⁴¹.

La compréhension d’un Dieu présent sous le mode de son


absence n’implique donc pas que celle-ci soit totale ou défini-
tive en ce monde. On confond trop souvent effacement radical
d’une part, et d’autre part retrait, éclipse de Dieu€⁴², pour re-
prendre le titre d’un livre de Martin Buber. La formule paradoxale
de Bonhoeffer – « Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans
Dieu » – exprime bien comment Dieu, se laissant déloger du
monde sur la croix, se révèle en révélant l’homme à lui-même
et en le voulant autonome à la fois « avec lui » et « sans lui ».
Lorsque Bonhoeffer affirme : « Le Dieu qui est avec nous est celui
qui nous abandonne », il se réfère à Mc 15, 34, qui lui-même
renvoie au début du psaume 22, 2 : « Mon Dieu, mon Dieu,

40. Joseph MOINGT, « Gratuité de Dieu », RSR 83 (3), 1995, p. 347.


41. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 431 s.
42. Martin BUBER, L’Éclipse de Dieu, trad. fse, Paris, Nouvelle Cité, « Rencontres », 1987.

139
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

pourquoi m’as-tu abandonné€? ». En effet, sur la croix, Dieu ré-


vèle qu’il nous abandonne et nous sauve par son retrait€⁴³ et
son impuissance en ce monde. N’oublions pas le contexte d’un
monde « sans Dieu » de cette lettre : où est le Dieu tout-puissant,
à Berlin, en 1944€? C’est bien dans l’expérience du retrait de
Dieu sur la croix que l’homme se laisse rejoindre par Dieu. Ainsi
Dieu se retire (et ne disparaît pas radicalement ni définitivement)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


pour que l’homme advienne à lui-même. Il lui laisse l’autonomie,
tout en lui donnant sa Parole comme chemin de vie et son Esprit
pour la comprendre et en vivre.
Déjà, dans la Bible hébraïque, il est « bon » (au sens de
Gn 1) que Dieu se retire en créant, ainsi que l’interprète la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

mystique juive en se fondant sur le grand principe de la Kabbale,


le Tsimtsoum€⁴⁴ : Dieu crée l’homme en s’effaçant, comme la mer,
en se retirant, laisse émerger les continents. Dieu a donné à
l’homme la création pour qu’elle devienne un monde humain,
un monde confié à la responsabilité de l’homme et de la femme.
Ce don est absolument gratuit. Il les oblige au beau sens du terme
(voir la Genèse, tout comme les paraboles où Dieu confie sa
vigne), mais il ne les contraint pas et s’efface, « part en voyage »
(Mt 25, 14). Que serait d’ailleurs un don qui nous contraindrait
en retour€? Il faudrait parler à cet endroit de la chasteté de Dieu.
Si Dieu a créé le monde, comme tel, le monde a son autonomie.
Celui-ci repose dans la main de Dieu, et c’est précisément la
raison pour laquelle Dieu n’a pas à y intervenir fréquemment
de façon visible ou miraculeuse, selon les fantasmes humains et
infantiles de toute-puissance. L’homme est renvoyé, là encore,
à sa liberté et à sa responsabilité par rapport à la Parole donnée
à faire fructifier. Le Dieu de la Révélation judéo-chrétienne
n’infantilise pas l’homme€; au contraire, il le veut adulte, « majeur »
en le constituant partenaire de cette Révélation (avec la possi-
bilité de la refuser – voir la figure du prophète Jonas auquel
Bonhoeffer consacre un de ses poèmes de captivité€⁴⁵).

43. On pourrait dresser ici un parallèle avec l’œuvre de Hans JONAS dans la tradition
juive d’aujourd’hui : Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, trad. Philippe
Ivernel, Paris, Payot & Rivages, « Rivages poche », 1994.
44. Voir H. JONAS, op. cit., p. 37 et 38. C’est le rabbin Isaac Louria (1534-1572) qui a
introduit dans la Kabbale la notion de Tsimtsoum, phénomène de contraction divine
permettant à la Création de prendre place.
45. Voir D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 491.

140
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

De même, que Dieu se donne à nommer dans une proximité


inouïe « Abba, Père€⁴⁶ » ne cautionne pas un rapport infantile à
lui, qui ne supporterait pas son absence. Pensons à la critique
par Bonhoeffer du recours systématique, dans la peur, au deus
ex machina pour la consolation€⁴⁷. Il ne faut pas confondre
infantilisme et esprit d’enfance. Pour Bonhoeffer, la foi ne doit
pas aboutir à une régression psychologique des comportements,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


même si elle n’interdit pas cette régression momentanée, mais
l’intègre comme étape d’un cheminement humain et spirituel
faisant partie d’un processus de croissance en vue du « devenir
adulte de l’homme€⁴⁸ ». Citons 1 Co 13, 11 : « Lorsque j’étais enfant,
je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

raisonnais comme un enfant. Devenu homme, j’ai mis fin à ce


qui était propre à l’enfant. » C’est dire que Dieu, loin d’infanti-
liser l’homme, veut être aimé peu à peu par lui dans toute sa
maturité. Dieu n’exige pas que nous soyons branchés sur lui en
permanence et que nous l’aimions de manière fusionnelle. Mais
il nous renvoie à nos tâches d’hommes, tout en restant, lui, un
père (non omniprésent, ni omnipotent), et nous, ses fils. Pour
reprendre l’analogie biblique du Dieu-Père : une fois devenus
adultes, nous n’aimons pas moins notre père terrestre que lorsque
nous étions enfants. Nous l’aimons autrement, de manière adulte.
Dans l’Ébauche d’une étude, rédigée en prison, à propos du
thème Mondanéité [Weltlichkeit] et Dieu, Bonhoeffer écrit que :
Notre relation à Dieu n’est pas une relation « religieuse » à l’être
(Wesen) le plus haut, le plus puissant, le meilleur que nous
puissions imaginer – cela n’est pas une authentique transcen-
dance –, mais notre relation à Dieu est une vie nouvelle dans
« l’être-là-pour-les-autres », dans la participation à l’être de Jésus.
Ce ne sont pas les tâches infinies et inaccessibles, mais les êtres
humains qui sont placés de proche en proche et que l’on peut
rejoindre à chaque fois qui sont le transcendant€⁴⁹.

L’allusion à la parabole du bon Samaritain (Lc 10, 29-37) est


ici probable. Bonhoeffer s’inscrit en faux à la fois contre une
conception de Dieu qu’il appelle métaphysique et que nous
avons déjà rencontrée (à savoir un Dieu conçu comme au-delà

46. Rm 8, 15€; Ga 4, 6.
47. Voir, en particulier, D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 256.
48. Ibid., p. 450.
49. Ibid., p. 452.

141
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

du monde, comme « l’être le plus haut, le plus puissant... »), et


une conception individualiste de la religion, à l’opposé préci-
sément de « l’être-là-pour-les-autres de Jésus€⁵⁰ » :
Que veut dire : « interpréter religieusement »€? Pour moi, cela
veut dire : parler, d’une part, de manière métaphysique, de l’autre,
de manière individualiste. Les deux manières ne rencontrent ni le
message biblique, ni l’être humain d’aujourd’hui. La question

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


individualiste du salut personnel n’a-t-elle pas disparu presque
entièrement pour nous tous€? [...] Après tout, dans l’Ancien
Testament, est-il tout simplement question du salut de l’âme€? La
justice et le royaume de Dieu sur la terre ne sont-ils pas au centre
de tout€? Le passage de Rm 3, 24 s. [« [...] tous ont péché, sont privés
de la gloire de Dieu, mais sont gratuitement justifiés par sa grâce,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

en vertu de la délivrance accomplie en Jésus Christ »] n’est-il pas


l’aboutissement de la pensée que Dieu seul est juste et non pas
une doctrine individualiste du salut€⁵¹€?

C’est en s’appuyant ici, dans la lignée de Luther, sur l’épître


aux Romains, conjointement à l’Ancien Testament, que Bon-
hoeffer disqualifie la question individualiste du salut personnel.
Pour Bonhoeffer, la religion s’appuie sur la présupposition d’une
intériorité, entendue comme pure subjectivité, par opposition
à extériorité et histoire, c’est-à-dire sur la conscience morale,
ou « l’âme », l’individu étant préoccupé de son salut personnel.
Dans ces conditions, la religion est amenée à situer Dieu en
dehors de la nature et du monde pour ne placer Dieu que dans
un rapport intime à la conscience personnelle. Or, pour Bon-
hoeffer, la foi, à la différence de la religion, nous renvoie à ce
monde-ci, au prochain qui est placé sur notre chemin, à nos
tâches d’hommes, non à des problèmes religieux :
Notre regard se dirige vers les réalités dernières, mais nous
avons encore nos tâches [Aufgaben], nos joies et nos douleurs sur
cette terre [...]. Moi aussi je veux marcher avec Maria€⁵² dans ce
chemin€; nous serons prêts pour les réalités dernières, pour
l’éternité, et pourtant présents pour les tâches, les beautés et les
détresses de cette terre€⁵³.

50. Ibid., p. 451s.


51. Ibid., p. 337.
52. Maria von Wedemeyer, sa fiancée. Voir D. BONHOEFFER et Maria von WEDEMEYER,
Lettres de fiançailles Cellule 92 (Brautbriefe Zelle 92), 1992, trad. Jérôme et Bettina
Cottin, Genève, Labor et Fides, 1998.
53. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 310.

142
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

Il écrit en ce sens : « La terre demeure notre mère, comme


Dieu demeure notre Père, et celui-là seul qui demeure fidèle à
la mère, elle le remettra dans les bras du Père. Voilà le Cantique
des Cantiques du chrétien à partir de la terre et de sa détresse€⁵⁴ ».
Relevons ici l’allusion de Bonhoeffer au livre du Siracide, qui
renvoie à la terre, notre « mère universelle » (Si 40, 1).

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


L’« INTERPRÉTATION NON RELIGIEUSE
DES CONCEPTS BIBLIQUES »
À PARTIR DE JN 1, 14
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

Nous avons commencé notre exposé en rappelant que Bon-


hoeffer réfléchissait en prison à la manière dont on pourrait
réinterpréter dans les réalités de ce monde (weltlich) les concepts
bibliques, et cela non seulement dans le sens de l’Ancien Tes-
tament, mais aussi de Jn 1, 14. Il nous reste donc à comprendre
la référence de Bonhoeffer à Jn 1, 14, c’est-à-dire « [...] le Verbe
s’est fait chair ». Pourquoi réinterpréter, conjointement à l’Ancien
Testament, de manière non religieuse et dans l’immanence du
monde, les concepts bibliques, précisément dans le sens de
Jn 1, 14€? Parce que, pour Bonhoeffer, si Dieu a tout créé et voulu
tout sauver dans son Verbe fait chair, tout ce qui est chair est
fondamentalement appelé à être le lieu de sa présence, et pas
seulement le domaine liturgique, les personnages sacrés, mais
plus largement « la vie humaine entière€⁵⁵ ». Bonhoeffer conteste,
en effet, que la religion, qui s’appuie notamment sur la pré-
supposition de la partialité, découpe un domaine réservé par
rapport au profane : le sacré. Lorsque Jésus parle en paraboles
du royaume de Dieu, il n’en parle, en aucune façon, dans le
sacré, mais dans les réalités terrestres : dans la nature (la vigne,
la moisson, la graine, les oiseaux du ciel, le vent...), dans la
comptabilité (cf. la parabole des talents en Mt 25, 14-30), dans
l’administration, dans le travail quotidien, dans le service des plus
petits (Mt 25, 31-46€⁵⁶), c’est-à-dire dans la « mondanéité », et

54. Gesammelte Schriften III, Eberhard BETHGE (éd.), Munich, Kaiser, 1960, p. 57.
55. « Jésus revendique pour lui et pour le royaume de Dieu la vie humaine entière dans
toutes ses manifestations » (D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 408).
56. « Matthieu 25, 36 subsiste comme ce qu’il y a de plus important » (ibid., p. 293) :
« J’étais nu, et vous m’avez vêtu€; malade, et vous m’avez visité€; en prison, et vous
êtes venus à moi. »

143
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

renvoie toujours à « l’avant-dernier » qu’est ce monde, avec ses


tâches d’hommes. Bonhoeffer écrit dans la lettre du 18 juillet
1944 : « ”L’acte religieux“ est toujours quelque chose de par-
tiel [Partielles], la ”foi“ est un tout [Ganzes], un acte de vie
[Lebensakt]. Jésus n’appelle pas à une religion nouvelle, mais à
la vie€€⁵⁷. » Bonhoeffer rappelle que « le chrétien n’est pas un
homo religiosus, mais tout simplement un être humain, comme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


Jésus – à la différence de Jean-Baptiste par exemple – était un
être humain€⁵⁸ ». Bonhoeffer s’appuie ici, implicitement, sur
l’Évangile de Luc qui nous apprend que, contrairement à Jésus,
Jean-Baptiste était issu d’une famille sacerdotale de par son
père Zacharie qui était prêtre, et de par sa mère Élisabeth qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

appartenait à la descendance d’Aaron (voir Lc 1, 5). Or, Dieu,


paradoxalement, ne s’est pas révélé dans un homme religieux,
mais en, par et comme un homme (Mensch)€; non dans un
prêtre, mais dans un homme tout court€; non dans le sacré, le
divin, mais dans la vie humaine tout simplement. Jésus n’est pas
Jean-Baptiste : « En effet, Jean le Baptiste est venu, il ne mange
pas de pain, il ne boit pas de vin, et vous dites : ”il a perdu la
tête.“ Le Fils de l’homme est venu, il mange, il boit, et vous dites :
”Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d’impôts
et des pécheurs“ » (Lc 7, 33-34), des « non-religieux ». Autre verset
de Luc que Bonhoeffer a probablement présent à l’esprit, lorsqu’il
distingue ici nettement entre Jésus et Jean-Baptiste. Dès 1933,
dans son cours de christologie, Bonhoeffer soulignait que
[L]e Christ a accepté la confusion de toute la sarx [chair] [...]€;
homme comme nous, il est tenté en tous lieux, comme nous, voire
de manière bien plus dangereuse que nous. [...] Il n’était pas le
bien parfait. Il luttait sans cesse. Il faisait ce qui, vu de l’extérieur,
avait l’apparence du péché. Il se mettait en colère, il était dur
envers sa mère, il se dérobait à ses adversaires, il enfreignait la
loi de son peuple, il appelait à la résistance contre les dominateurs
et les dévots de son pays. Aux yeux des hommes, il devait être
pécheur. Il a assumé le mode d’existence des hommes pécheurs
au point de se rendre méconnaissable€⁵⁹.

Ainsi, Jésus fait ce qui, en apparence, n’est pas permis le jour


du sabbat, et passe pour un « non-religieux » lorsqu’il guérit les

57. Ibid., p. 434.


58. Ibid., p. 437.
59. Richard GRUNOW (éd.), Textes choisis, p. 142.

144
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

malades (Mt 12, 9-14€; Mc 3, 1-6€; Lc 6, 6-11)€; il n’hésite pas à


transgresser la lettre du sabbat pour en garder l’esprit profond
(à savoir l’urgence de respecter la Création et l’urgence de sa
libération). Il remet en question les catégories de pureté et
d’impureté (Mt 15, 10-20€; Mc 7, 14-23), en particulier lorsqu’il
touche les lépreux pour les guérir (Mt 8, 1-4€; Mc 1, 40-44, Lc
5, 12-14). De manière générale, il faut souligner la rupture

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


que Jésus marque avec une interprétation légaliste des codes
sacerdotaux et sapientiaux de l’Ancien Testament, voire des
codes prophétiques, alors même qu’il se réclame des prophètes.
L’argument est christologique : le Christ n’est pas un homme du
sacré, mais un homo humanus, pour reprendre l’expression de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

Eberhard Jüngel€⁶⁰ : un humain qui vit l’humain avec chaque


être humain, révélant ainsi la profondeur de grâce à l’intérieur
même de l’humain. Pour Bonhoeffer, si Dieu a assumé plei-
nement l’humanité en son Fils, il est « bon€⁶¹ » à l’homme d’être
homme, de le devenir, et de le rester pour être, dans la « sui-
vance » du Christ (Nachfolge€⁶²), un homme « avec » et « pour-
les-autres€⁶³ » jusqu’au bout. Dès lors, le christianisme n’est plus
réservé à une élite pieuse, axée sur le sacré. Mais le chrétien

60. Eberhard Jüngel reconnaît en Bonhoeffer l’un de ses inspirateurs. Voir E. JÜNGEL,
Dieu mystère du monde. Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre
théisme et athéisme (Gott als Geheimnis der Welt. Zur Begründung der Theologie
des Gekreuzigten im Streit zwischen Theismus und Atheismus, 1977), t. I, trad. fse
sous la direction de Horst Hombourg, Paris, Cerf, « Cogitatio Fidei » 116, 1983, p. 25 s.€;
p. 85-96.
61. Gn 1. Durant le semestre d’hiver 1932-1933, Bonhoeffer avait enseigné comme
privat-docent à l’université de Berlin sur le thème de la création. Voir son cours : Création
et chute (Schöpfung und Fall), interprétation théologique de Gn 1-3. Voir aussi
H. MOTTU, « Le cours de D. Bonhoeffer : Création et chute », RSR, t. 83, n 4 (1995),
p. 621-637.
62. Avec André Dumas (Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, Genève, Labor
et Fides, 1968, p. 130) et Bernard Lauret, nous préférons traduire Nachfolge par
« suivance », à la fois plus dynamique et plus fidèle à l’allemand et à la perspective de
Bonhoeffer que l’expression « suite du Christ » (qui renvoie à la traduction latine, sequela
Christi), entendue parfois au sens de L’Imitation de Jésus-Christ, laquelle s’est inscrite
dans une tradition plus contemplative et plus intérieure. Or, il ne s’agit pas, pour
Bonhoeffer, de suivre les traces de Jésus, ni d’imiter ses gestes de manière littérale,
mais de suivre le Christ ici et maintenant, pour reprendre le leitmotiv de l’Éthique.
Nachfolge (Christi), traduit ici par « suivance », implique davantage la dynamique de
suivre le Christ aujourd’hui. Nachfolge est employé absolument (sans complément
de nom) en allemand. En français, cet usage n’est guère avéré [voir dans ce même
volume la contribution de Hans-Christoph Askani, NdE].
63. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 452.

145
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 246

suit le Christ en devenant radicalement homme, et non pas dans


des pratiques religieuses. L’« être-chrétien » (Christsein) reçoit
de l’Incarnation (« le Verbe s’est fait chair ») sa pleine signification :
c’est devenir un homme – et pas seulement un « chrétien »
(j’insiste sur les guillemets), c’est-à-dire un type d’homme, un
homo religiosus –, parce que Dieu lui-même s’est révélé abso-
lument en un homme « avec » et « pour-les-autres », en Jésus :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


Être chrétien ne signifie pas être religieux d’une certaine
manière, faire quelque chose de soi-même par une méthode
quelconque (un pécheur, un pénitent ou un saint), cela signifie
être un être humain€; le Christ crée en nous non un type d’être
humain, mais l’être humain tout court. Ce n’est pas l’acte religieux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu


dans la vie du monde. Voilà la metanoia : ne pas penser d’abord
à ses propres détresses, problèmes, péchés et angoisses, mais se
laisser entraîner dans le chemin de Jésus Christ dans l’événement
messianique, afin que soit accompli Es 53 à présent€⁶⁴€! (Allusion
au verset 4 déjà cité ci-dessus.)

Dans le même sens, Bonhoeffer écrit :


[J]e continue de faire cette expérience que c’est en vivant
pleinement dans l’horizon [la densité] terrestre de la vie qu’on
parvient à croire. Quand on a renoncé complètement à faire
quelque chose de soi-même – que ce soit un saint ou un pécheur
converti, ou un homme d’Église (ce qu’on appelle une figure
sacerdotale€!), un juste ou un injuste, un malade ou un bien-
portant – et c’est ce que j’appelle l’horizon [la densité] terrestre :
vivre dans la multitude des tâches, des questions, des succès et
des insuccès, des expériences et des perplexités – alors on se met
pleinement entre les mains de Dieu, on prend au sérieux non ses
propres souffrances, mais celles de Dieu dans le monde, on veille
avec le Christ à Gethsémani, et je pense que c’est cela la foi,
c’est cela la metanoia€; c’est ainsi qu’on devient un homme, un
chrétien (voir Jr 45€!)€⁶⁵.

Une fois de plus, soulignons, dans les deux textes cités


ci-dessus, le retour dialectique de Bonhoeffer à l’Ancien Tes-
tament, plus précisément aux livres prophétiques, ici Es 53 et
Jr 45, très souvent cités dans les lettres de captivité. Ce

64. Ibid., p. 432 s. La veille de sa mort, le dimanche 8 avril 1945, Bonhoeffer avait
prêché sur le texte du jour, tiré d’Es 53 : « En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées,
ce sont nos douleurs qu’il a supportées », et sur 1 P 1, 3.
65. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 438.

146
LA PLACE DE L’ÉCRITURE...

mouvement dialectique non seulement nous renseigne sur sa


manière de lire « le Nouveau Testament en fonction de l’Ancien »
dans la perspective d’un christianisme non religieux ancré dans
les réalités de ce monde, mais il est aussi intimement lié à son
expérience humaine et spirituelle en prison, comme il l’écrit
lui-même : « deux paroles bibliques expriment et résument
toujours pour moi ces expériences. Une qui est tirée du livre de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf


Jérémie 45 [...] et une autre du psaume 60 : ”Ô Dieu, tu as fait
trembler la terre, tu l’as déchirée€; répare ses brèches€; car elle
est ébranlée...“€⁶⁶ ».
C’est sur cette parole de Jérémie, replacée dans le contexte
où Bonhoeffer la cite, que je voudrais conclure mon exposé :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.246.161.210 - 23/08/2018 15h00. © Editions du Cerf

Il y a, en fin de compte, des fragments [...] qui sont significatifs


à travers les siècles, parce que leur achèvement ne peut être qu’une
affaire divine€; ce sont des fragments qui ne peuvent être que des
fragments – je pense par exemple à L’Art de la Fugue. Même si
notre vie n’est qu’un reflet très éloigné d’un tel fragment, dans
lequel s’harmonisent, au moins quelque temps, les thèmes divers
toujours plus nombreux et où l’on tient le grand contrepoint
du début à la fin, de sorte qu’il ne nous reste finalement qu’à
entonner le choral : ”Je m’avance jusqu’à ton trône“, alors ne
nous plaignons plus de notre vie fragmentaire, mais réjouissons-
nous-en plutôt. Jérémie 45 ne me lâche plus [...]. Là aussi, il
s’agit d’un fragment de vie – nécessaire – [...]€⁶⁷.
Jérémie dit : «Ainsi parle le Seigneur : Tu le vois, je détruis ce
que j’avais bâti€; j’arrache ce que j’avais planté€; et cela dans tout
le pays. Et toi, tu réclamerais pour toi de grandes faveurs€? Ne les
recherche pas, car je vais envoyer le malheur sur toute créature,
dit le Seigneur. Mais je veux te laisser ton âme pour ta part du
butin [= ”mais à toi j’accorde le privilège d’avoir au moins la vie
sauve“, TOB], partout où tu iras. » [...] Si nous réussissons à garder
intacte notre âme vivante au milieu de l’effondrement des biens
de la vie, nous nous en contenterons€⁶⁸.

Arnaud Corbic

66. Ibid., p. 130 s.


67. Ibid., p. 275 s.
68. Ibid., p. 351. « Nous aurons à nous répéter tous les jours Jr 45, 5 » (ibid., p. 327).

147

Vous aimerez peut-être aussi