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L’ARCHITECTURE, UN ART QUI EMBRASSE LA SCIENCE

Joseph Richard Moukarzel

C.N.R.S. Editions | « Hermès, La Revue »

2015/2 n° 72 | pages 226 à 231


ISSN 0767-9513
ISBN 9782271088130
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Joseph Moukarzel
Université Antonine – Liban

L’architecture, un art qui embrasse la science

Il est difficile de définir l’architecture ou de l’isoler se rend compte de l’illusion des proportions […] La magie
dans le cadre limité d’une science précise. Et même si l’on du théâtre, peut-être est-ce aussi ce mélange d’illusion et
considère que c’est « le premier des arts », on ne peut l’y de réalité. »
reléguer exclusivement, vu qu’elle va puiser ses paradigmes L’architecture constitue le réceptacle dans lequel un
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aux confins des autres arts, sciences, métiers ou tech- individu et un groupe se meuvent et « performent ». Qu’il
niques. Déjà, Vitruve (1847), en 90 av. J. C., le précise par soit acteur principal, acteur secondaire ou simple figu-
ces termes : « L’architecture est une science qui embrasse rant, l’Homme n’en est pas moins un acteur de vie sans
une grande variété d’études et de connaissances ; elle qui l’architecture dépérit et perd sa raison d’être. D’où la
connaît et juge de toutes les productions des autres arts. complexité du rapport de causalité et d’effets entre l’archi-
Elle est le fruit de la pratique et de la théorie. » tecture et le citoyen, une architecture qui impressionne
En effet, la pratique et la théorie restent un tout indis- l’être humain, parfois le réduit, mais qui ne peut pas
sociable qui fait de l’architecture un art particulier mais exister sans lui. L’architecte se trouve être par ce fait un
aussi une science plurivalente. Tout comme la communi- acteur primordial dans ce jeu de puissances, et nos bâti-
cation, c’est une science transversale qui évolue selon des ments érigés en vue de servir l’Homme deviennent, dans
variables faisant appel entre autres à l’esthétique, la socio- certains cas, manipulés par une politique machiavélique,
logie, la politologie, la technologie, l’histoire, les cultures, les « instruments » des dictateurs, des opportunistes, des
l’économie, le tourisme, et aujourd’hui la globalisation. terroristes, ou autres genres de prédateurs. C’est pour ces
Elle s’adresse aux quatre sens de l’homme et s’impose à raisons qu’on en arrive souvent à confondre l’œuvre et son
lui par sa monumentalité, voire même son gigantisme commanditaire comme si elle était la représentation de son
que Rem Koolhaas appelle « bigness ». Elle configure pouvoir, un symbole de sa présence. Nous avons vu à tra-
tout simplement l’environnement de l’homme, constitue vers l’histoire des bâtiments « idées » ou « représentation »
le « décor » dans lequel il évolue et où il devient acteur, à se transformer en cible des peuples révoltés réclamant leur
la fois écrasante et magique, et comme le dit Aldo Rossi liberté ou leur droit à décider de leur sort, où l’architecture
(1981) : « À peine ressentie l’impression de grandeur, on communicative dépasse le cadre de l’usuel et du signifiant

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primaire pour devenir un élément majeur, voire même un moindre – n’est pas nécessairement tributaire des formes,
outil médiateur des enjeux sociopolitiques qui peuvent se qui pourraient même disparaitre (dans le cas des espaces
transformer soudain en jeux dangereux pour l’humanité. enterrés ou naturels), au profit d’une façon d’occuper l’es-
On croyait le temps de la démolition de la Bastille révolu, pace ou de l’interpréter. L’interpréter vient ici dans le sens
mais le 11 septembre 2001 nous a appris qu’un bâtiment de l’imaginer, voire même de le créer de toutes pièces, car
symbolique reste un moyen par excellence de transmission comme le dit Heidegger (2009), « l’espace n’existe pas en
de messages multipolaires – ces messages dont la polysémie soi, il est une forme subjective de l’intuition de la subjec-
est décuplée par une diffusion planétaire en temps réel. La tivité humaine ».
monumentalité de l’œuvre ciblée, les « twin towers », et sa
symbolique, ainsi que la communication gigantesque pro-
voquée par la violence de l’acte, ont offert la possibilité aux
terroristes de susciter des réactions opposées en Orient et
Oscillation
en Occident qui se sont transformées en conflit, réveil- entre fonction et communication
lant un antagonisme religieux latent. Ce choc, dont nous
vivons les conséquences aujourd’hui, et pour un certain L’architecture a toujours été à mi-chemin entre la fonc-
temps encore, freine entre autres la marche de la globalisa- tion pure et la communication d’une image ciblée et étu-
tion et divise les sociétés. En définitive, l’enjeu est énorme diée pour répondre aux objectifs du commanditaire. Elle a
pour l’humanité : un bâtiment tombe, frappé par la haine, toujours oscillé entre un contenu nécessairement pratique,
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et le monde entier est en ébullition. Pouvons-nous dans ce même s’il sombre souvent dans le superflu, et un conteneur
cas dire qu’un ouvrage architectural est exclusivement une symbolique. Nous pouvons légitimement nous demander
œuvre artistique ? Pouvons-nous la limiter à l’aspect sym- si l’architecture est réellement un art pur, au-delà de cette
bolique et sculptural ? faculté d’impressionner par une présence majestueuse, par
Hegel (1997), dans sa distinction entre l’architecture cette capacité de susciter en nous des sentiments souvent
et l’art en général, classe les édifices en trois catégories : inexplicables, de nous fasciner, nous éblouir, nous émou-
1) « les ouvrages d’architecture bâtis pour la réunion des voir. La question s’est posée fréquemment et les différentes
peuples » et donc, en quelque sorte, les bâtiments publics écoles ou courants de pensée n’ont pas tous accordé leurs
religieux ou étatiques qui usent principalement de la sym- violons sur le même diapason. Certains considèrent que
bolique imagière et le rituel ; 2) « les ouvrages d’archi- l’architecture fait partie de l’école des beaux-arts, d’autres
tecture qui tiennent le milieu entre l’architecture et la considèrent qu’elle constitue une école à part, alors que
sculpture », qui offrent « pour leur symbolique des formes leurs confrères la mettent dans le cadre académique d’une
plus concrètes » et donc s’éloignent de l’évènementiel pour faculté au même titre que toutes les autres sciences. Chez
verser plus dans l’usuel ; 3) enfin, « les ouvrages qui consti- certaines institutions anglo-saxonnes prestigieuses, on
tuent un passage de l’architecture symbolique à l’architec- postule même que l’architecture est l’art de bâtir et que par
ture classique », donc le passage de l’aspect dominant à ce fait sa place est dans le cadre strict des facultés d’ingé-
l’abstraction formelle, où la symbolique imagière laisse la nierie. Cet imbroglio n’est pas encore tranché et constitue
place à l’émotion induite par la spatialité et la fonctionna- encore de nos jours un sujet de controverse qui suscite des
lité. Ce qui confirme notre précepte que, contrairement débats virulents. En fait, nous ne pouvons pas dissocier
à l’art, un des aspects de l’architecture – qui n’est pas le l’architecture de l’art et ne nous pouvons pas l’y confiner,

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ce qui nous amène au constat que l’architecture n’est pas inadaptées au lieu et à la fonction, la frontière n’est plus
seulement un art mais aussi une science et une culture. claire de nos jours, et nous nous retrouvons souvent pri-
Si l’on admet que l’architecture est en partie une sonniers des images « vendeuses » au détriment de la
science, il faut assumer l’aspect de la recherche méthodo- logique, du besoin, et même de l’habitabilité. Gregotti
logique liée à sa facette scientifique, ce que certains consi- (2007) explique comment ce phénomène du « branding »
dèrent comme une déviation, voire même un sacrilège qui ou de la consommation de masse a pu générer un nou-
astreint l’art et tue la créativité. Cela n’est pas faux dans veau langage architectural au xxie siècle : « Puis ce fut au
l’absolu, mais tous les arts sont-ils assimilables et assu- tour d’une middle class liée aux sciences anthropologiques
jettis aux mêmes critères de « créativité » ? D’un autre côté, particulièrement influencée par la grande distribution de
la créativité est-elle du ressort exclusif des artistes ? N’est- masse et par la publicité, de produire des formes, qui une
elle pas aussi du ressort des scientifiques, surtout dans fois amalgamées aux interprétations professionnalistes du
le domaine de la recherche ? Dans ce cas, pourquoi crier moderne, ont produit un langage, hybride et riche. »
au scandale quand il s’agit de « normaliser » une situa- Les préceptes de la grande distribution auraient
tion ambiguë comme celle du rapport entre les sciences et contaminé l’architecture, qui se retrouve engagée dans ce
l’art dans le sens large, et plus précisément l’architecture jeu perfide de promotion, voire même de produit. Un pro-
qui se différencie des autres arts de par sa monumentalité duit qui éloigne l’architecture de sa mission originelle. Les
structurelle, mais aussi sa fonctionnalité qui en fait un architectures nouvelles, qui façonnent par juxtaposition
art utile, voire même indispensable pour la vie de tous d’objets indépendants les villes émergentes des déserts, ou
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les jours. Ne nous leurrons pas en tant qu’architectes, et qui s’érigent au détriment de patrimoines culturels natio-
ne laissons pas les illusions de « créateurs » ou de « fai- naux ou mondiaux, sont le produit d’une architecture qui
seurs de monde » nous bercer : l’architecture « utilitaire » se limite à la communication-produit, ou l’impression
ou « classique », pour reprendre les termes de Hegel, reste idéelle et imagière, sans tenir compte des facteurs de vie ou
majoritaire même si ce que nous appelons « architecture de durabilité. L’art dans ce cas se confine dans la forme et
iconique » est celle que nous percevons le plus grâce à une l’excitation des sens sans plus, d’où l’accusation portée par
surexposition médiatique et une communication mar- Gregotti, de « production de formes », des formes jugées
keting digne des « des grandes firmes du branding, de « hybrides et riches » ; hybrides car constituées d’images
la consommation et du real estate » comme le souligne disparates et hétérogènes faites pour la consommation
Franco de la Cecla (2011). par l’étonnement, et riches par le coût de production et
les matériaux coûteux et chatoyants qui les constituent,
qui souvent ne tiennent pas compte du lieu dans ses spé-
cificités identitaires et climatiques. De là, nous venons
Architecture-essentielle à nous demander quelle est la part de l’art dans ce cou-
et architecture-produit rant qui prône le fantastique, et la part de leurre dans un
but commercial pur. L’architecture par ce fait sort de son
De « l’architecture-essentielle », qui pourvoit des cadre naturel, elle ne devient pas seulement hybride mais
espaces de vie nécessaires à la survie des hommes et au aussi déloyale, détournée de sa mission principale et de
développement de la société, à « l’architecture-produit », ses paradigmes propres pour verser en majorité dans les
qui affiche des formes magnifiques mais souvent paradigmes de la communication-marketing.

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Le but de cette réflexion n’est pas de dénoncer la stan- ordre ; que le matériau a un ordre ; que la construction a
dardisation liée à la globalisation outrancière qui dénature un ordre ; que l’espace a un ordre à la manière des espaces
l’architecture, ni d’expliciter le paradoxe entre standardi- servants et des espace servis ; que la lumière a un ordre car
sation et fantaisie de l’architecture communicante, mais elle a l’ordre que lui donne structure, tout cela afin que la
d’aborder de façon pragmatique la dérive de cette dernière conscience des ordres soit ressentie. » (Ibid.). L’architecture
vers un extrême qui fait que la frénésie de la communi- est soumise à toutes ces lois et à bien d’autres encore qui
cation autour de l’œuvre architecturale devient un atout font que l’aspect intuitif ou créatif n’est pas suffisant à
majeur de « présence » qui s’impose souvent au détriment lui seul. D’où le besoin de régulation, de structuration de
de l’art même dans sa conceptualisation. Il serait donc l’esprit avant le projet, de réflexion qui prend en compte
utile de repenser l’architecture, et d’y intégrer la recherche toutes les variables artistiques, naturelles et scientifiques
scientifique, pas en tant que principe structural immuable dans la conception du projet. C’est là où la méthodologie
qui la rigidifie et brime sa créativité, mais en tant qu’élé- de la recherche peut aider, et c’est par ce moyen que l’archi-
ment régulateur qui freine sa dérive vers des courants qui tecte évite les erreurs de perception et d’appréciation dues
lui font perdre son âme et dénigrer sa mission. La recherche au seul instinct créatif.
permet d’interroger en permanence la pertinence de l’ac- Il est légitime à nos yeux d’accuser les politiques et
tion et ouvre la voie à une remise en question des savoirs les économistes (ou commerçants), ainsi que la commu-
et pratiques du métier. nication globale ravageuse, de corrompre l’architecture et
d’engager les architectes sur la voie de la quête du superflu
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ou superficiel au détriment de l’essentiel qui est de servir
au bien-être de l’homme et à l’évolution de la société. Ils
L’artiste-chercheur sont d’ailleurs nombreux à critiquer ce détournement,
un équilibre manifeste même parmi les « archistars » connus et reconnus. Renzo
Piano (2007) n’est pas le seul à répondre au « merde au
La recherche scientifique ne peut pas pallier toutes les contexte » de Koolhaas en scandant : « Mais comment
tares de ce siècle, mais elle permet au moins à l’étudiant en peut-on être insensible au point d’imaginer un projet
architecture et au professionnel de se remettre en question, qui puisse convenir aussi bien à New York qu’à Paris, par
et de réfléchir autour d’un thème de façon pragmatique, exemple » ? Il est légitime aussi d’accuser les architectes
loin des aprioris et des instincts souvent égocentriques de suivre aveuglement un courant qui induit vers l’indus-
de sa nature artistique. Ce n’est pas vrai qu’il faut choisir trialisation de l’art et de l’architecture, et qui tend vers la
entre l’artiste et le chercheur : un chercheur peut être disparition de l’individu au profit de la masse. L’homme
artiste et réciproquement, l’un ne tue pas nécessairement n’existe plus, il n’est plus un but mais un moyen d’ar-
l’autre et c’est en se complétant que nous arriverons à une river au but qui est de toucher la masse globalisée. Une
formation équilibrée entre le cœur et l’esprit. Comme le masse qui se réjouit de l’artifice et oublie l’essentiel, Rem
dit si bien Louis Kahn (1996) : « L’inspiration de l’homme Koolhaas (2011) dénonce cette dérive : « Au moment de sa
est le commencement de son œuvre », mais se limiter à plus grande émancipation, l’humanité est soumise aux
l’inspiration ne mène pas le projet à bon port car il y a des scénarios les plus dictatoriaux […] la dictature n’est plus
paradigmes essentiels qui doivent être pris en compte, que la politique mais le divertissement. ». Et l’architecture est
Khan appelle ordre : « On reconnaît que la structure a un devenue le fournisseur principal de divertissement pour

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les « citoyens de l’artificiel » (Koolhaas, 2002) que sont


devenus les « humains globalisés » – ou digitalisés – qu’on
Terrain d’entente entre arts et LMD
labellise fièrement « citoyens du monde ».
La recherche n’ôte pas à l’architecture son aura artis- Si le système licence-master-doctorat (LMD) suscite
tique, elle lui ajoute une part de logique conceptuelle autant de réactions négatives au sein des écoles d’architec-
adaptée au sujet et au lieu, et elle lui permet surtout de rester ture, ce n’est pas à cause de la recherche scientifique qu’elles
proche de l’homme dans ses aspiration et besoins réels. En ont intégré dans leurs cursus depuis des décennies. C’est le
fait, elle empêche sa dérive vers des objets qui satisfont sur- système d’évaluation et le nombre d’années de formation
tout l’ego du maître d’ouvrage ou de l’architecte, comme qui pose problème. J’ai accompagné la mutation des écoles
nous pouvons le constater dans de nombreux projets d’architecture au Liban et réalisé combien il est difficile
contemporains. La tendance est en effet à l’orgueil, voire d’insérer les matières artistiques dans le carcan étroit de
même àl’arrogance, pour ne citer que Nicolai Ouroussof la « note de passage  précise », et surtout de l’argumenta-
(2009) concernant le projet de Calatrava qui a été retenu tion autour du pourquoi de cette notation. Il est tout aussi
pour « ground zero » : il dénonce « l’incongruité frappante difficile d’expliquer aux gestionnaires des « systèmes » aca-
entre l’extravagance de l’architecture et l’objectif limité démiques normalisés, la non-conformité des cours de for-
qu’il dessert. Le résultat est un monument à l’ego créatif mation artistiques à leur système stéréotypé et rigidifié. Ils
qui célèbre les prouesses techniques de M.  Calatrava ne peuvent tout simplement pas comprendre qu’un ensei-
sans plus ». Le besoin est grand de réfléchir à l’avenir de gnement artistique a besoin de maturation, et non pas seu-
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l’homme et de la société, et de retrouver les vraies mesures lement de formation comme les autres sciences, ce qui fait
ou paradigmes liés aux différentes sciences en rapport avec qu’elle ne peut pas se limiter au cadre étriqué du processus
l’architecture, dont les sciences de la communication qui de « formatage » scientifique, et de ce que nous appelons
ne manquent pas de rationalisation. globalement la « gouvernance institutionnelle ». Une gou-
En effet, les paradigmes liés aux sciences de l’infor- vernance pétrifiée, qui empêche toute initiative ou créati-
mation et de la communication sont bien armés pour étu- vité, et risque d’aboutir à l’étouffement de la culture dans
dier la contextualité des formes et des apparences. Il sera les institutions académiques, qui se transforment graduel-
donc important de s’y référer pour une lecture du langage lement en entreprises.
architectural. Sachant qu’en architecture contemporaine, En définitive, il semble que c’est la non-communication
la forme se dissocie de la fonction dans son signifié, et que qui crée la rupture entre les deux formations artistiques
par conséquent elle marque le lieu et l’espace public par sa et scientifiques. Les artistes ont prouvé à travers les
présence communicative, et que comme le dit Umberto siècles qu’ils pouvaient être beaucoup plus clairvoyants
Eco (1968) : « la qualification de “fonction” s’élargit à et rigoureux que les scientifiques, et qu’ils pouvaient
toutes les destinations communicatives d’un objet, puisque même assumer les deux facettes sans aucun complexe et
dans la vie collective les connotations “symboliques” de avec une efficacité impressionnante. Il est temps que les
l’objet utile ne sont pas moins “utiles” que ces dénotations gestionnaires reconnaissent la spécificité des formations
“fonctionnelles” ». artistiques, et que parallèlement les artistes sortent du
complexe de supériorité et la prétention d’être « diffé-
rents ». Ils ont tout à gagner à accompagner leurs inspi-
rations par de la recherche scientifique. Sciences et arts

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ne sont pas antinomiques, mais complémentaires. Il suffit prouvé que c’est possible. Leurs artistes ne sont pas brimés
de trouver le dénominateur commun, et l’adaptation des pour autant, et le « système » ne s’est pas effondré pour
arts au « système » – ou le système aux arts – se fera sans avoir dérogé à certaines de ses « lois » ou dérangé son
remous majeurs. L’expérience dans de nombreux pays a ordonnancement.

R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

Eco, U., La Structure absente, Paris, Mercure de France, 1968. Ouroussof, N., « Post 9/11 Realities Warp a Soaring
Design », New York Times, 10  mai 2009. En ligne sur :
Hegel, G. F. W., Esthétique, Paris, Le Livre de poche, 1997.
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Heidegger, M., Remarques sur art-sculpture-espace, Paris, Rivages html?ref=santiagocalatrava>, consulté le 2/7/2015.
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Piano, R., La Désobéissance de l’architecte, Paris, Arléa, 2007.
K ahn, L. I., Silences et lumières, Paris, éditions du Linteau, 1996.
Rossi, A., Autobiographie scientifique, Marseille, Parenthèses, 1981.
Koolhaas, R., New York délire, Marseille, Parenthèses, 2002.
Vitruve, De l’architecture, tome premier, Paris, Panckoucke, 1847.
Koolhaas, R., Junkspace, Paris, Payot, 2011.
Vittorio, G., Dix-sept lettres sur l’architecture, Marseille, Paren-
La Cecla, F., Contre l’architecture, Paris, Arléa, 2011. thèses, 2007.
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