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SCÈNES DES DIFFÉRENCES

Où la philosophie et la poétique, indissociables, font événement d'écriture

Jacques Derrida, Mireille Calle-Gruber

Armand Colin | « Littérature »

2006/2 n° 142 | pages 16 à 29


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200921804
DOI 10.3917/litt.142.0016
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‡ JACQUES DERRIDA
MIREILLE CALLE-GRUBER, UNIVERSITÉ PARIS III-SORBONNE NOUVELLE

Scènes des différences


Où la philosophie et la poétique,
indissociables, font événement
d’écriture 1

Mireille Calle-Gruber — Relisant aujourd’hui vos premiers


livres, L’écriture et la différence, De la grammatologie 2, on reste
impressionné par la lucidité avec laquelle, déjà, les enjeux sont désignés,
et combien ces livres présagent de la cohérence de votre œuvre. En effet,
lorsqu’en pleine période structuraliste vous faites entendre la voix diffé-
rentielle du texte, lorsque vous vous déclarez du côté des forces énergé-
tiques et de la «danse» de l’écriture, lorsque vous mettez en garde
contre l’oubli de la métaphore et ses déplacements, cette voix ouvre des
sillons que vous ne cesserez plus de travailler en tous points et en toute
occasion. L’inquiétude sur la langue et dans la langue que vous faites
lever, montre notamment que nos clichés de pensée sont des clichés lan-
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gagiers, que nous n’avons pas le corps pour jouer-interpréter les possi-
bles du texte. En prenant les mots par les racines, par l’entre-deux des
langues, en faisant advenir l’événement dans la langue, vous avez fait de
l’écriture une formidable résistance 3 — au sens physique, électrique, du
terme —, où passer à l’épreuve toutes les langues de bois: la politique,
la philosophique, celle de la critique littéraire, celle de l’esthétique. Je
dirais volontiers que, dans la dynamique qu’impulse votre empreinte,
l’écriture devient un art de performer la langue, de donner toute latitude
à la performativité de la langue. Accepteriez-vous de formuler ainsi
l’ensemble de votre démarche? et pourriez-vous esquisser les éléments à
l’œuvre qui constituent cette performance de l’écriture?
Jacques Derrida — Si je peux réagir en lecteur étranger à ce que
j’ai écrit autrefois, et observer, après des décennies, les textes anciens
que vous avez évoqués, je dirai que je suis, moi aussi, frappé par une
certaine insistance, par la continuité, le retour des motifs. J’espère que ce
1. Cet entretien est paru dans les Cahiers de l’École des Sciences Philosophiques et Religieuses
(CESPR) des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, n° 20, 1996. Repris avec
l’aimable autorisation de Marie-Françoise Thoua (CESPR).
16 2. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Éditions de Minuit, 1967; De la gramma-
tologie, Paris, Minuit, 1967.
LITTÉRATURE 3. Au moment où cet entretien a lieu, Jacques Derrida vient de publier Résistances, Paris,
N° 142 – JUIN 2006 Galilée, 1996.
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n’est pas tout simplement monotone. Quelque chose, pour ainsi dire,
reste sur place; le mouvement est un mouvement de transformation dans
l’insistance. Et parmi les motifs d’insistance, il y a en effet celui que
vous avez souligné: celui de la force. Au moment où, dans la configura-
tion de l’époque qui était dite structuraliste, les motifs de la formalité, de
la relationnalité et de la configuration des systèmes dominaient, le rappel
de quelque chose que je nommais alors la «force» se formulait néan-
moins avec une certaine inquiétude; car — je le disais déjà et j’ai eu
l’occasion d’y revenir depuis —, ce motif de la force me paraît égale-
ment inquiétant. Je ne voulais pas simplement faire l’apologie de la
force: c’est pourquoi je parlais, dès cette époque, et dans une tradition
assez nietzschéenne, davantage de différence de forces que de la force
elle-même. J’ai toujours eu peur, pour des raisons évidentes, d’une phi-
losophie de la force ou de la puissance qui ne fût pas d’abord, comme
chez Nietzsche, philosophie d’un différentiel des forces. Je parlais donc
de ce qui, d’une certaine manière, a la force d’interrompre la force
aussi; et qui, sans se laisser arraisonner, paralyser, figer de façon anhis-
torique par la forme ou les structures, peut, non moins, défier la force.
Quelquefois, la faiblesse désarmée est plus forte que la force: j’essayais
déjà de penser la force là où elle n’est pas simplement forte. Mais dans
cette insistance — je n’ose pas dire «continuité» car le mot est trop
homogénéiste —, dans cette insistance, je crois que vous avez raison de
relever l’expérience du frayage d’écriture dans la langue. Au fond, ce à
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quoi je me livrais dès ce moment-là, c’était à ce qui, dans l’écriture —
le frayage, la trace comme langue —, produit des événements, et par
suite une histoire. Le savoir structural, lequel me paraît par ailleurs
nécessaire (je n’ai jamais été simplement anti-structuraliste: l’attitude
structurelle et le moment structuraliste ont été à mes yeux des moments
féconds, je n’ai jamais voulu dénigrer ni contester cela), la simple posture
structurale donc, manque cette force de frayage de la langue et ce que
vous appelez les événements d’écriture. Au fond, c’est cela, toujours,
qui m’a le plus intéressé. D’où, naturellement, le recours à des œuvres
de type littéraire, ou poétique, dans les moments les plus décisifs de mon
travail.
Quant à ce que vous avez appelé «performatif», c’est, en effet, ce
qui, peu à peu, et souvent sous ce nom-là, s’est imposé à moi pour dési-
gner des actes, des œuvres, des inventions d’écriture dans la langue qui
font changer les choses; qui instituent; qui inaugurent. Je dirai que, mal-
gré des questions et des réserves que cela a pu m’inspirer çà et là, la
distinction entre le constatif et le performatif venue de la théorie austi-
nienne est une des choses les plus fécondes du siècle. Je crois que la 17
mise à jour formalisée de ce qu’on appelle la structure performative du
LITTÉRATURE
discours, de l’énonciation, est ce qui a le plus transformé le champ phi- N° 142 – JUIN 2006
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losophique, celui de la critique littéraire, de la linguistique, de l’analyse


de la langue. D’une certaine manière, donc, oui c’est le performatif dans
la langue qui m’intéresse. Ce qu’on a pu appeler aussi, de façon classique,
une poéticité de la langue. De l’idiome. Assez tôt, j’ai essayé d’articuler
ensemble le point de vue grammatologique et le point de vue pragmatique,
c’est-à-dire de dégager l’intérêt pour ce qui, dans la trace de l’adresse à
l’autre, n’était pas seulement discursif ou langagier, mais geste, intona-
tion, etc. Et j’ai formé l’expression de «pragmatologique» pour essayer
de souder ensemble une pensée de l’écriture de type grammatologique,
disons plutôt un point de vue grammatique — car je ne crois pas non
plus à la grammatologie comme science de l’écriture —, et un point de
vue pragmatique.
Toutefois, comme la théorie des actes de langage telle qu’elle s’est
établie — et avec elle la théorie du performatif — m’a parue souvent
problématique dans certaines de ses formulations, et comme la philoso-
phie du performatif continuait d’impliquer une sorte de confiance dans
la présence, la présentation des événements de langage, j’ai fini par me
méfier aussi de cette notion dont je ne me servais que de façon stratégi-
que, pour pouvoir me faire comprendre. Je ne voudrais pas que la réfé-
rence à cette notion de performatif devienne aussi une langue de bois,
ainsi que vous le disiez, et qu’on s’y fie trop. Il y a quelque chose dans
cette pensée du performatif qui me paraît nécessaire; mais à partir du
moment où on croit que le performatif est une nouvelle forme de présen-
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tation de soi de l’événement de la langue, qui fait ce qu’il dit présente-
ment, sans écart, sans différence, je m’en méfie.
Par rapport à la doxa ou à la doctrine du performatif, j’ai donc des
réserves. Au fond, je crois que s’il y a une fidélité dans ce que je fais,
elle est double. Il y a, d’une part, la fidélité à ce motif de la force de
l’événement dans la langue; mais aussi, d’autre part, la fidélité à ce qui
arrive, nous arrive là où nous sommes des héritiers dans la langue.
J’essaie de penser la langue dans laquelle j’écris et, aussi bien, les
œuvres singulières des autres telles qu’elles se produisent dans une lan-
gue, de façon fidèle; c’est-à-dire en essayant de me rendre à ce qui est
arrivé là avant moi — tout comme la langue est avant moi, l’œuvre de
l’autre est avant moi — et de contresigner ces événements. La contre-
signature est elle-même un performatif, un autre performatif: c’est un
performatif de la grâce rendue à la langue ou à l’œuvre de l’autre. La
grâce rendue supposant qu’on s’y prenne les mains, qu’on écrive à son
tour autre chose. Cela m’a toujours beaucoup plus intéressé que toutes
les théories philosophiques, même déconstructionnistes, auxquelles j’ai
18 pu me livrer. Finalement, la constante, ce serait à peu près cela.
M. C.-G. — Ce que vous dites de cette force inquiète de ce qui
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006 arrive, est-ce que ce n’est pas cela même qui advient lorsque l’écriture
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fait la place au frayage des voix? Constitue, c’est-à-dire, un lieu de rup-


ture et de jonction à la fois? Je pense à un livre comme La Carte postale 4
qui se trouve à l’enseigne de Socrate et Platon: par quoi l’écriture c’est
toujours au moins deux. Et c’est, par suite, la situation du plus grand
risque. La pluralité des voix qui travaille votre texte dispose alors des
jeux de distance auxquels vous êtes extrêmement attentif: télé-scription,
télé-gramme, télé-phone… Elle permet de mettre en scène, à l’infini, la
question de la destination, de l’un et l’autre, de l’un à l’autre, bref de
l’altérité.
J. D. — Il me semble qu’en général, et en tout cas pour moi, le
pouvoir-écrire est aussi une expérience de l’impuissance, c’est-à-dire de
l’impossibilité, en écrivant, de tout rassembler dans une monologique ou
un monolinguisme. Or, cette puissance impuissante c’est l’expérience de
la pluralité des voix: la voix de l’autre — d’abord en moi —, et des
voix qui se disputent la parole, qui se donnent la parole. Qui, se la don-
nant en moi, se disputent aussi. C’est ainsi que je m’aperçois que, très
souvent, quand je commence à écrire un texte et que je suis paralysé,
incapable de trouver le ton juste — le ton c’est aussi une affaire de
pragmatique: ce n’est pas une question de langage mais de ce qu’on fait
avec la langue du geste dans la parole —, je m’aperçois que je n’arrive à
laisser le passage à l’écriture qu’au moment où j’accepte qu’il y ait plu-
sieurs voix, que le texte soit un polylogue. Je sais alors que là, je vais
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pouvoir non seulement parler en mon nom ou au nom d’une instance
unique et monologique, mais que je vais pouvoir changer de ton et laisser
la parole changer de place. D’où, sous une forme quelquefois marquée
comme telle, l’apparition de plus en plus fréquente de textes à plusieurs
voix, avec des tirets indiquant que l’on passe de l’une à l’autre. Cela est
pour moi la possibilité de donner la parole, de donner la voix à des
paroles et à des tons multiples. Le plus difficile, lorsque j’écris, ce n’est
pas le savoir, bien que la question soit importante, si j’ai quelque chose
à dire: au fond, importe moins le contenu de ce que je pourrais dire que
le ton, la posture, la pose, l’attitude à trouver. C’est-à-dire l’adresse,
toujours. Ce qui règle le ton ce n’est pas d’abord soi-même, c’est celui
ou celle à qui on s’adresse. Il s’agit donc d’accorder ce ton à l’autre; le
ton vient de l’autre. Dans la Carte postale, cela est thématisé à partir
d’une notion hölderlinienne: Wechsel der Töne, le changement de ton.
Toujours il s’agit de savoir comment donner un ton, stabiliser ou changer
un ton. Il y a dans chaque discours plusieurs voix, un enchevêtrement,
une tresse de voix. Lorsque j’écris, j’ai l’impression que je tresse des
voix, que je laisse parler, à tous les sens du terme. Laisser la parole à
l’autre; mais aussi laisser parler ainsi que le fait un analyste. Mais, 19
4. Jacques Derrida, La Carte postale, De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier-Flamma- LITTÉRATURE
rion, 1980. N° 142 – JUIN 2006
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n’est-ce pas, c’est aussi laisser parler quelqu’un ou une voix qu’on aime
à entendre parler.
C’est ainsi que j’ai le sentiment, quand j’écris, d’une très grave
responsabilité et… d’irresponsabilité. Quand j’écris, j’ai l’impression
qu’il s’agit pour moi de me libérer de je ne sais combien d’inhibitions
pour laisser parler des voix multiples, pour lever des interdits, laisser se
dire. Laisser écrire et laisser signer : ce qui est plus d’un ou plus d’une.
Il n’y a d’événement qu’à cette condition-là.
M. C.-G. — C’est cela qui est fascinant dans votre écriture où se
lisent le risque et l’invention: vous avez, bien sûr, extrêmement à dire
mais peut-être, aussi, avez-vous à dire à l’extrême, à toute extrémité. Si
bien que tout semble advenir comme par la grâce d’un don; par une
venue de l’écriture qui est un cadeau. Je pense, par exemple, au syntag-
me «Il y a là cendre» qui, dans l’événement d’un accent, un accent
accident, donne le ton, comme vous disiez, et porte un livre: Feu la
cendre. Je vous cite, dans les premières lignes de ce texte: «Il y a plus
de quinze ans, une phrase m’est venue, comme malgré moi, revenue
plutôt, singulière, singulièrement brève, presque muette.» 5 Vous rappelez
également, dans Circonfession en particulier 6, qu’il s’agit de «trouver la
veine» — dans les divers sens, que vous déployez, de l’expression. En
somme, tout semble se passer comme si, à partir d’un petit noyau de
langue, donné par chance, quelque chose se développe, prend de
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l’ampleur, peut devenir très grave, et en tout cas extrêmement disant.
J. D. — D’où le double sentiment de responsabilité et d’irrespon-
sabilité. Responsabilité parce que, tout à coup, on se trouve chargé de
quelque chose qu’on n’a pas produit, qui m’a été donné. Cela peut être
un mot de la langue française, ou un syntagme, ou une phrase qui, sou-
dain, s’est imposée à moi et dont j’hérite d’une certaine manière. Irres-
ponsabilité parce qu’elle ne vient pas de moi. Responsabilité parce que
j’en ai la garde. Et aussi la jubilation. Laquelle tient à ce que j’ai à faire
fructifier l’héritage, en quelque sorte, à l’exploiter, à l’explorer, mais
comme la chose de l’autre. Peut-être que je ne jouirais pas si les mots
étaient les miens. Je jouis dans la mesure où c’est la parole de l’autre —
c’est l’autre dont vient la parole, dont vient le legs, le don. La jubilation
est la mienne mais elle est la mienne comme la chose de l’autre. Je ne
conçois pas de jubilation autrement.
Toutes les gratifications dites narcissiques que l’on peut éprouver à
écrire me paraissent au fond très secondaires, même si elles sont réelles,
au regard de la jouissance ou de la jubilation qui a lieu, au moins chez
l’autre-supposé. C’est-à-dire chez celui ou celle dont vient, dans la langue,
20
5. Jacques Derrida, Feu la cendre, Paris, Des femmes, 1987.
LITTÉRATURE 6. Jacques Derrida, Circonfession, in Geoffrey Bennington / Jacques Derrida, Jacques Derrida,
N° 142 – JUIN 2006 Paris, Le Seuil, 1991.
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la signature, l’œuvre qu’on rencontre. L’œuvre n’est pas forcément un


livre. Cela peut être une phrase, une phrase donnée. Cela peut être aussi
le lecteur-supposé: le lecteur qui va se trouver, alors, en situation de qui
m’a donné cette phrase. C’est donc au lecteur, voire au lecteur «en
moi», que je vais donner cela, faire plaisir. C’est dire que la jouissance a
toujours lieu de l’autre côté: ça ne veut pas dire qu’elle est perdue pour
autant.
M. C.-G. — Dans ce cas de la phrase donnée, ou de la venue du
syntagme, c’est finalement comme si, à un certain moment, le rythme,
ou la poéticité, prenait le pas sur la pensée?
J. D. — Si je voulais risquer des propositions qui non seulement
seraient provocantes mais feraient trop plaisir aux ennemis, je dirais
qu’au fond la philosophie, la théorie, etc. ça ne m’intéresse pas beau-
coup. Ce qui m’importe, c’est en effet ce que vous venez de nommer: le
rythme, le ton, le geste, le «performatif», les événements. Quant au
«contenu», si tant est qu’il y en ait un qui puisse être détaché — ce que
je ne crois pas —, être détaché et isolé de cet acte d’écriture de langage,
ce «contenu», m’intéresse bien sûr, intensément, très secondairement.
C’est comme si la philosophie avait été, je dirais d’abord, un prétexte
dans un premier temps pour faire des phrases, pour faire la scène qui se
fait avec des phrases. Mais ensuite, je dirais que ce n’est pas seulement
un prétexte: je crois que la philosophie — les textes philosophiques: la
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philosophie elle-même n’existe pas, elle existe dans les textes — m’a
intéressé comme une possibilité extrêmement riche d’écriture. Il y a un
trésor, une matrice philosophique, au sens strict, dans la tradition occi-
dentale, qui donne beaucoup je ne dirai pas seulement à penser mais à
écrire, à travailler la langue dans la scène que je viens de décrire: de
rapport à l’autre, de gratification, de grâce. Le corpus philosophique a
donc été pour moi, tout comme la langue, tout comme la littérature, un
lieu à épuiser, où puiser jusqu’à épuisement. C’est pour cela que j’ai à la
fois l’attitude de quelqu’un qui dit: la philosophie est épuisée, c’est
épuisé, et l’attitude de celui pour qui cela reste toujours vierge et neuf.
C’est l’impression que j’ai lorsque j’ouvre Platon à nouveau — ce que je
fais aussi souvent que possible. Je sais que les gens ont beaucoup de mal
à penser cela et à le recevoir de moi, ceux qui ont tendance à considérer
que je suis quelqu’un qui tourne la page de la philosophie, qui dit «c’est
fini». Mais non, au contraire, tout en faisant le travail de déconstruction,
dit de «déconstruction», lequel concerne une certaine clôture du philoso-
phique ou du métaphysique, je ne cesse de considérer les textes philoso-
phiques comme toujours vierges et toujours ouverts, accueillants pour
une nouvelle expérience. C’est dans cette mesure-là que j’aime aussi 21
enseigner. Enseigner donne souvent, à cause des questions de rythme, de
LITTÉRATURE
mise en scène, plus de possibilités et de ressources dans l’explication N° 142 – JUIN 2006
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avec les textes que les ouvrages publiés, ou que la parole écrite. C’est
cela que j’aime dans l’enseignement: rouvrir d’un coup, pour moi-même
d’abord — c’est ce que j’ai fait aujourd’hui pour mon cours sur l’hospi-
talité —, rouvrir d’un autre point de vue des textes que je croyais con-
naître. Ainsi du Sophiste de Platon, du Politique de Platon: il y a là une
position de l’étranger qui, dans le Sophiste, pose la question du parricide
de Parménide; ou bien qui pose la question de savoir qui est l’homme
politique. Eh bien, ces textes que je lis depuis 40 ans et plus, je peux les
relire autrement pour la première fois de ma vie à partir de la question
de l’étranger et de l’hospitalité. Si bien que Platon, voilà que je com-
mence à le lire! Je commence à le lire à partir de questions que je ne
peux poser sous leur forme élaborée que grâce à une longue trajectoire
déconstructive — en l’occurrence, sur ce qu’est le droit, la politique,
l’hospitalité. Et à partir de ces questions surcodées et surformalisées,
voilà que je peux avoir, soudain, un rapport tout à fait matinal à de très
vieux textes.
M. C.-G. — Celui qui sait retraverser les textes d’un regard neuf
et les interroger sans fin, est comme l’analyste d’Edgar Poe: «L’homme
vraiment imaginatif n’est jamais autre chose qu’un analyste». Cette
phrase, que vous-même rappelez dans Passions, me paraît désigner fort
adéquatement l’écoute inventive dont vous nous faites, à nous lecteurs,
véritablement un cadeau. Il me semble toutefois que le rapport à la poé-
ticité vous conduit à des cheminements un peu différents, lesquels sans
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doute forment croisées, selon qu’il s’agit de la lecture-écriture portant
sur un corpus philosophique ou de la lecture-écriture ayant trait à des
œuvres littéraires. Dans ce dernier cas, vous marquez une distinction qui
m’a toujours paru importante: celle qui, dites-vous, devrait être faite
entre «littérature» et «Belles Lettres». Vous soulignez tout particulière-
ment que la littérature «a le droit de tout dire», «le droit illimité de
poser toutes les questions, de suspecter tous les dogmatismes». Et
encore: «Pas de démocratie sans littérature, pas de littérature sans
démocratie.» 7 Vous semblez donc faire de la littérature le lieu par excel-
lence du questionnement de la pensée, de sa mise à l’épreuve?
J. D. — Il faudrait multiplier les distinctions. D’un côté, si je dis
que ce qui m’intéresse en premier lieu dans un texte dit philosophique,
c’est la poéticité, les lecteurs vont abuser de cette proposition. On me
reproche souvent, à tort, de confondre philosophie, littérature, poésie, et
d’effacer, en quelque sorte, la spécificité philosophique du texte philoso-
phique. Ce n’est pas mon propos. Je crois qu’une certaine spécificité
philosophique doit être maintenue, et je m’y efforce. Mais d’autre part,
22 ce que, avec les grands textes canoniques de la philosophie, on appelle
philosophie, c’est une certaine poéticité. J’entends par là ce qui, dans ces
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006 7. Jacques Derrida, Passions, Paris, Galilée, 1993, p. 65.
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SCÈNES DES DIFFÉRENCES ‡

textes, doit nécessairement faire œuvre en passant par une langue natu-
relle, ce qui soude le philosophème, le contenu de pensée, à une langue
naturelle, que ce soit le grec, l’allemand, le latin, le français. Ce qui fait
événement, et que par commodité j’appelle «poétique», c’est cela. Platon,
finalement, c’est une mise en œuvre de la langue grecque au moment le
plus spécifiquement philosophique. Là où chaque concept — eidos,
ousia, etc. — est un concept appartenant à cette langue naturelle, le grec,
et où Platon fait des phrases, qui sont aussi des critiques de la sophistique
et de la rhétorique. Il fait des phrases qui sont des événements, où le
philosophique et le poétique, en tout cas l’énonciation, la mise en scène,
la rhétorique sont indissociables. Ce sont ces événements-là qui m’inté-
ressent. Disant cela, je prends le mot de «poétique» au sens le plus
large: événement de langage, institution de ces événements dans une
langue naturelle, rhétorique non formalisable, non formalisée.
Maintenant, si on essaie de serrer le concept de poétique, de poésie
et de littérature, il faut distinguer. Ce que je viens de dire, ce que j’ai dit
de Platon, ne concerne pas la littérature chez Platon. J’essaie donc, d’autre
part, dans cette histoire générale, de distinguer un moment où ce que
nous appelons littérature au sens étroit, ne se réduit ni à la poéticité ni à
l’épique ni aux Belles Lettres. Cette littérature comme institution, qui est
une création relativement moderne, a été possible à partir du Moyen Âge,
puis aux XVe, XVIe siècles, dans un certain espace culturel où l’imprimerie,
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le droit d’auteur, la condition du sujet signataire constituent un champ
socio-politique original qui n’existait pas dans la Grèce ou la Rome anti-
que, et où la question de la démocratie s’est posée autrement.
C’est de cette littérature au sens étroit du terme que je me suis
risqué à dire qu’elle était absolue: qu’elle supposait, en principe, le droit
de tout dire sous la forme de la fiction. Où, précisément, le signataire
n’est pas seulement le sujet-citoyen mais quelqu’un à qui doit être
reconnu, au nom de la littérature, le droit de dire n’importe quoi. Et où
ce droit, comme droit, je ne parle pas du fait, suppose la démocratie,
suppose que l’on ait le droit de publier n’importe quoi. Cela ne veut pas
dire que ce droit est respecté: il n’a été, en fait, jamais respecté, même
dans les régimes dits démocratiques. Mais il n’empêche que ce droit, en
droit, a été posé: le droit de libre expression et de libre publication. Dès
lors, la littérature comme chose écrite, comme production écrite libre,
occupe une place dans l’Histoire, une place relativement limitée et
récente. À ce moment-là, cette littérature européenne moderne est liée
dans sa destinée non seulement au projet démocratique — toujours ina-
déquat à lui-même, toujours insuffisamment développé —, mais aussi à
une exigence philosophique de liberté, d’autonomie, d’indépendance qui 23
est, finalement, l’exigence des Lumières telle que Kant l’a formulée. À
LITTÉRATURE
savoir, le droit pour le philosophe de ne plus dépendre de l’État, droit N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

qui doit lui être reconnu par l’État. Il s’agit donc du droit de ne plus
dépendre de l’État dans ce qu’il dit. Je me réfère là au conflit des Facultés
de Kant: il parle de l’Université de son temps et dit que, certes, la faculté
de philosophie est inférieure aux facultés de droit, médecine, théologie
— lesquelles sont supérieures parce qu’elles sont plus près du pouvoir
d’État —, mais que ce qui la distingue des facultés supérieures, c’est
qu’elle a le droit de tout dire dans l’Université. J’ai écrit là-dessus, et
j’aurais beaucoup de questions à poser à Kant. Cela ne veut donc pas
dire que je souscris à tout ce qu’il dit: cependant, il pose là l’exigence
d’un discours philosophique qui a le droit inconditionnel de dire ce qui
lui paraît devoir être dit. Disons: le devoir d’être conforme au vrai, selon
Kant… C’est cette double requête, d’une part l’exigence philosophique
d’avoir la liberté inconditionnelle de dire tout ce qui doit être dit, d’autre
part l’exigence littéraire de dire tout ce que l’on veut sans aucune espèce
de censure, une émancipation à l’égard de la censure, c’est cela qui me
paraît réunir dans l’histoire le projet littéraire et le projet philosophique.
Je ne les confonds pas; mais ils partagent, je crois, dans la modernité,
cette requête. Cela ne veut pas dire que cette requête soit satisfaite; elle
n’est jamais satisfaite. Mais il y a là une Idée, ou plutôt, pour ne pas
trop formuler cela dans une langue kantienne, une exigence, une urgen-
ce, une injonction immédiate (ici, maintenant), qui s’annonce comme
telle: c’est cela qui m’intéresse. Cette exigence donne lieu à des œuvres
littéraires, des romans, de la poésie, du récit, ou à des œuvres de type
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philosophique. Ce qu’elles ont en commun, c’est qu’elles passent par
des événements, des écritures de langues.
M. C.-G. — Est-ce que cette double exigence du discours philoso-
phique et de l’œuvre littéraire constituait le projet de Glas 8, livre que
vous avez publié en 1974 et qui vient de reparaître? C’est un livre exi-
geant et difficile, non seulement à cause des désancrages textuels qu’il
met en jeu en tissant Hegel et Genet, mais parce qu’il opère, ainsi, des
déplacements inouïs: de rôles, de lieux, de genres, d’habitudes de lecture
et de pensée. Il questionne le statut même de texte et de livre. Depuis la
première publication, des livres ont été écrits, par vous, par d’autres, des
problématiques d’écritures, de métissages et frayages textuels ont été
mises en lumière. Pensez-vous que l’on soit aujourd’hui mieux à même
de faire une lecture de Glas, véritablement?
J. D. — Je l’espère, et depuis vingt ans des choses se sont passées
qui permettraient une lecture de ce livre — lecture que j’attendais depuis
toujours et que, sauf exception, je n’ai pas rencontrée. Je dirai aussi —
cela va paraître insolent — que ce livre n’est pas lu. Pour des raisons
24 qui ne tiennent pas à ce que le livre serait hors de la portée de tel ou tel
lecteur. C’est parce que des éléments apparemment extrinsèques ont
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006 8. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1995 [1974].
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SCÈNES DES DIFFÉRENCES ‡

découragé la lecture — une présentation et donc une structure que j’ai


calculée et que j’ai voulue telle: le format, la typographie, la mise en
page, l’enchevêtrement des régimes textuels, des formats d’écriture, la
surcharge, tout cela a découragé. Même le lecteur que rien, d’autre part,
ne devrait empêcher de lire ce texte. Si bien que peu à peu, moi-même,
voyant que le livre n’était pas lu, je l’ai comme oublié.
Quand je dis ce livre n’est pas lu, je parle bien sûr d’un lectorat
collectif; car je sais qu’il y a des lecteurs singuliers qui ont lu ce livre. Il
y a des parties qui sont lues, d’autres non. C’est un livre qui ne se ras-
semble pas. À un certain degré, il a été moins lu que d’autres textes
peut-être aussi dérangeants, La Carte postale, Circonfession. Mais je ne
suis pas dans la meilleure position pour parler de cela.
M. C.-G. — Revenons à la signature qui est une des questions
majeures, récurrente dans votre réflexion. L’écriture, certes, dans votre
scène, c’est d’abord la venue de l’héritage pour lequel se développe un
dispositif d’accueil dans la langue où puisse s’inscrire cette venue même.
Dès lors, l’écriture est aussi un faire-corps-avec. Je pense précisément à
des éléments, chacun singulier, mais qui constituent ensemble un champ
des processus de la compréhension: la main de Heidegger, l’oreille de
Nietzsche, les yeux de Tobie ou des peintres autoportraitistes…
J. D. — Il y a aussi une oreille de Heidegger.
M. C.-G. — … la griffe de Ponge…
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J. D. — … il y a également beaucoup de pieds dans La Vérité en
peinture, et des chaussures…
M. C.-G. — On pourrait, avec cette collection, reconstituer un
corps étrange et fabuleux du lire-écrire. Il me semble que l’écriture réitère
ainsi l’exigence, chaque fois spécifique, d’être l’intime geste qui permet
de faire-corps avec les objets de pensée.
J. D. — Nous parlions de l’autre, de l’autre signataire de l’œuvre:
ce que j’essaie de faire, à ma manière, sans oublier, si possible, le texte
écrit, c’est de retrouver le corps. Qui est le corps de Heidegger? ou de
Nietzsche? C’est ce qui est en général passé sous silence. Et cette façon
de passer sous silence le corps, est déjà le premier geste de qui écrit. On
écrit: on abandonne la trace au papier, à la publication, ce qui est une
manière de retrancher le corps. Il s’agit donc de retrouver le corps — le
corps du corpus, si l’on peut dire. Non pas pour le sauver ou le rendre à
nouveau présent, mais pour le saluer sans le sauver, le saluer là où il n’y
a plus de salut pour lui. Car il n’est pas question, bien sûr, de retrouver
le corps de Platon ou de Heidegger mais de voir dans le texte, ce qui est
dit du corps, ce qui reste du corps, ce qui symptomatise le corps ou
l’inconscient. Au fond, corps est ici le mot qui vient à la place de 25
l’irremplaçable: à la place de ce qui ne peut pas laisser la place. Le mot
LITTÉRATURE
«corps», que je n’utilise pas par opposition à l’esprit, c’est ce qui dans N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

la signature est inimitable, irremplaçable, singulier. Ne se laisse pas rem-


placer. Alors que l’écriture consiste, tout le temps, à remplacer. La ques-
tion est donc celle du remplacement de l’irremplaçable. Que se passe-t-il
dans la substitution de ce qui résiste à la substitution? C’est cela que
voudrait dire l’insistance sur ce qui ressemble, en effet, à des parties du
corps: la main, le pied, l’oreille, les yeux. La main, ce n’est pas seule-
ment la main, c’est aussi ce qui donne, prend, signe, salue, c’est ce qui
écrit. Sans vouloir reconstituer une sorte de philosophie du corps propre,
à laquelle je ne crois pas — parce que le corps ne se réapproprie pas —,
il s’agit au contraire de chercher dans l’expropriation, ce que j’appelle
«l’exappropriation originale du corps», ce qui se passe au lieu de la
signature. Comment un corps s’expose, s’exproprie en laissant (partir) sa
marque, à partir de sa marque.
M. C.-G. — Ces prises qui vous permettent de retrouver, dans les
textes, le corps de la signature, vous permettent aussi d’y imprimer votre
contre-signature. Est-ce que, du fait qu’elle relève du corps, même spectral,
toute écriture n’est pas quelque part en partie bio- ou autobiographie?
J. D. — Pour formaliser très vite, je dirai deux choses. D’une part,
je ne crois pas que l’autobiographie soit possible si autobiographie veut
dire réappropriation, dans l’écriture, de ce qui est soi. Il n’y a pas, autre-
ment dit, d’autobiographie pure. Mais, d’autre part, il n’y a aucun texte
qui ne soit pas de quelque façon autobiographique: tout fait partie de
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l’autobiographie, tout fait aussi de l’autobiographie partie, une partie.
C’est ce que j’essaie de montrer à propos de l’autoportrait en peinture.
Tout, d’une certaine manière, peut être défini comme autoportrait. Je
crois donc que le système le plus philosophique, le plus spéculatif, le
plus abstrait, disons la Science de la logique de Hegel, est un texte auto-
biographique. Mais c’est une autobiographie qui échoue, nécessairement,
à se réapproprier elle-même. Il y a donc les deux mouvements: tout est
autobiographique, rien n’est autobiographique. C’est dans cette oscilla-
tion que les choses se tiennent. C’est une des lisières entre la philoso-
phie et la littérature. On a, effectivement, du mal à classer l’autobio-
graphie dans la littérature, et souvent on dit que l’autobiographie n’est
pas un genre littéraire, sauf si c’est une fiction.
M. C.-G. — Mais n’est-ce pas toujours un peu de la fiction?
J. D. — Oui, cela devient littéraire dans la mesure où c’est une
fiction. Ce n’est pas littéraire, mais c’est littéraire. Ce n’est pas philoso-
phique — l’autobiographie de Kant ou de Hegel, ça n’intéresse personne
— mais si l’on arrive à dire, de façon choquante, que la Critique de la
raison pure est un livre autobiographique, alors il faut relire autrement,
26 chercher autrement, sans renoncer au philosophème. Chercher comment
lier rigoureusement la Critique de la raison pure ou la Science de la
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006 logique à leur signataire pour les lire comme des livres de philosophie et
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SCÈNES DES DIFFÉRENCES ‡

des autobiographies en même temps. Dans Glas, c’est un peu ce que


j’essaie de faire, où je mêle la théorie hégélienne de la religion, du
savoir absolu mais aussi de la famille, avec les histoires de famille, avec
le roman familial de Hegel; et j’essaie de montrer quelle grille les fait se
croiser inextricablement.
M. C.-G. — Il en va de toute la question du sujet, du retrait du
sujet.
J. D. — Oui.
M. C.-G. — Et en particulier, dans la langue déjà, de l’inscription
de la différence sexuelle? Non plus, seulement, de l’«écriture et la
différence» dont nous parlions précédemment, mais de ce qui, dans
l’écriture affleure comme différence sexuelle, donne à lire la différence
sexuelle? Au sens où vous avez pu écrire: «On peut dire que tout récit
fabuleux raconte, met en scène, enseigne ou donne à interpréter la diffé-
rence sexuelle. […] Il n’y aurait pas de parole, de mot, de dire qui ne
dise et ne soit et n’instaure ou ne traduise quelque chose comme la dif-
férence sexuelle» 9.
J. D. — Fabuleux, c’est d’abord le langage, la parole. Tout lan-
gage, toute fable est marquée par la différence sexuelle: cela, j’essaie de
le montrer en donnant par exemple à voir en quoi la philosophie porte
souvent la marque de la masculinité, est signée de signature d’hommes.
C’est-à-dire de signatures qui essaient de neutraliser la différence sexuelle
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pour, selon un stratagème classique, imposer la signature masculine.
Toute fable, donc, tout discours, toute parole est sexuellement marquée,
et réciproquement, la différence sexuelle elle-même est une interpréta-
tion. Si on ne veut pas la réduire à des caractères bio-anthropologiques,
il faut souligner qu’elle est affaire d’interprétation donc, d’une certaine
manière, d’avance investie de fable, de fabuleux, de discursivité, d’inter-
prétation, d’herméneutique. Les deux se co-impliquent ici: le fabuleux et
la différence sexuelle.
M. C.-G. — Cela se passerait donc plutôt du côté de la littérature,
voire même de la fiction?
J. D. — Il faudrait là s’arrêter pour parler longuement du concept
de fiction, lequel n’est pas forcément littéraire. Il y a toute une dimension
de la littérature qui est fictionnelle: le récit, le roman. On ne dira pas, au
sens strict du terme, que la poésie est une fiction. Et inversement, toute
fiction n’est pas littéraire. Il y a de la fiction dans «la vie» mais aussi
dans la philosophie. Non seulement on pourrait montrer que tout dis-
cours philosophique suppose une certaine fictionalité, mais qu’il recourt
régulièrement à de la fiction. On montrerait que tous les philosophes, à
un moment donné, ont fait de la fiction une pierre de touche de leur 27
9. Jacques Derrida, «Fourmis», in Lectures de la différence sexuelle, textes réunis et présentés LITTÉRATURE
par Mara Negrón, Paris, Des femmes, 1994, p. 72-73. N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

discours: il y a un moment où la fiction, où l’exemple fictif est une


épreuve du philosophique. Cela peut être le rêve comme chez Descartes.
Chez Husserl, il y a une technique, une méthode de la fictionalité: la
fiction est l’instrument méthodique de la phénoménologie. C’est théorisé
par Husserl. Celui-ci dit encore que l’analyse phénoménologique des
structures de la conscience peut survivre à l’anéantissement même du
monde dans sa totalité. Cela veut dire que chaque fois que j’analyse les
structures eidétiques de la conscience phénoménologique, je peux sup-
poser que le monde n’existe pas. Ce n’est pas une fiction parmi d’autres:
c’est la fiction de l’anéantissement total du monde. Et d’une certaine
manière, cette fiction est présupposée comme l’élément même du dis-
cours philosophique.
Pour en revenir à la question de la différence sexuelle, c’est le
discours qui est lieu d’interprétation, pas le mot. Les mots n’ont pas de
sens. Comme le dit Austin: seules les phrases ont du sens. Mais dès
qu’une phrase a du sens, elle suppose un lieu d’énonciation, un rapport à
l’autre, un corps comme vous disiez tout à l’heure, et sexuellement mar-
qué. Cela implique une stratégie sexuelle, un dessein et un désir, une
marque sexuelle, en quelque sorte, comme toute adresse à l’autre. Mais
parce que cette différence sexuelle n’est pas une donnée naturelle sim-
plement biologique, elle suppose elle-même l’interprétation du langage,
elle suppose elle-même d’être investie par des phrases.
M. C.-G. — Donc des mises en scène?
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J. D. — Donc des mises en scène avec la possibilité toujours
ouverte — et souvent recouverte — d’une instabilité sexuelle. Car dès
lors que le genre sexuel n’est pas fixé de façon naturelle, il y a nécessai-
rement une sorte de labilité, d’instabilité, de possibilité. Un texte peut
avoir plusieurs sexes: simultanément, successivement, les voix féminine
et masculine peuvent se tresser dans la même phrase.
M. C.-G. — Ce tressage de voix dans la différence sexuelle, vous
le faites admirablement lire dans votre analyse du texte de Blanchot,
notamment, et je vous remercie d’en avoir esquissé ici les enjeux théo-
riques.
Je voudrais, pour finir cet entretien, vous poser une question… qui
n’a pas de fin — et vous savez à quel point elle importe en Amérique du
Nord —, c’est la question de la «déconstruction» et de sa postérité. Plu-
rielle, tous azimuts, cette déconstruction dans la suite de ses avatars est
devenue déjà «déconstructionnisme» et semble faire institution en cer-
tains lieux. Le titre d’une récente publication de Colloque affiche
Déconstruction is/in America. Comment voyez-vous cet ensemble de
28 pratiques diverses?
J. D. — C’est une énorme question en effet, et sur ce point plus
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006 que sur tout autre, j’hésiterais à simplifier et surtout à conclure. Je crois
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SCÈNES DES DIFFÉRENCES ‡

qu’il y a, d’abord, pluralité, et j’espère que les choses ne se laissent pas


assembler ni homogénéiser. Il y a de tout: des simplifications mais aussi
des fécondations, des transplantations, de nouvelles inventions. En Amé-
rique du Nord, à la fois aux États-Unis et au Canada, on peut voir paraî-
tre sous le mot «déconstruction» aussi bien des choses de la mode, de la
stéréotypie ou de l’application mécanique ou technique (de prétendues
règles qu’il suffirait d’appliquer) que des transformations extrêmement
génératives, généreuses et inventives à partir de langues différentes, de
corpus différents.
Dans le domaine de la littérature anglaise et anglo-américaine, il
s’est passé des tas de choses qui me sont étrangères et qui m’arrivent
comme des choses nouvelles: qu’il s’agisse du romantisme anglais, de
Joyce, des œuvres américaines modernes, il advient, au titre de la
déconstruction, des lectures — et des écritures — absolument inventives.
Dans des champs qui ne sont ni philosophiques ni littéraires, par exem-
ple l’architecture, le droit, les langues, ont lieu aussi des événements très
neufs, engendrés et nourris par une culture et une langue qui n’étaient
pas, au départ, celles dans lesquelles la déconstruction qui m’importait a
trouvé son terrain le plus favorable en Europe et en France. Cela me
paraît très intéressant, très riche et puissant. Dans tous ces domaines, il y
a parfois de l’imitation, parfois de la réflexion, quelquefois du génie; et
cela a à voir aussi avec ce qu’on appelle trop facilement le «génie» de
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la langue, ou plutôt avec le «génie» de ceux qui signent, car la langue
en elle-même n’a pas de génie propre. Je dirai donc que la déconstruc-
tion est liée au génie des héritiers de la langue et, au-delà, à l’avenir. Je
ne crois pas qu’on puisse l’arrêter.
J’ajouterai enfin la remarque suivante. Dès le début, c’est-à-dire il
y a 30 ans maintenant, on a dit, notamment aux États-Unis, parlant de la
déconstruction, qu’elle était morte, «on the wane», épuisée, qu’on voyait
les signes de cela. Dès les premières années c’était ainsi, et ça a conti-
nué. Et je me suis souvent dit: lorsque quelque chose ou quelqu’un
meurt, on annonce, on publie un avis de décès, mais on ne le répète pas
le lendemain ou le surlendemain. Lorsqu’on annonce la même mort tous
les jours, toutes les semaines, tous les mois, c’est qu’il se passe quelque
chose d’autre. Et quelque chose dont on dénie la survie, la longévité de
survie. Pour ma part, je crois que la déconstruction est morte dès le
début, qu’elle a affaire à la mort. C’est un de ses grands thèmes: le
deuil, la mort. Elle était quelque chose comme la mort dès le début:
mais une mort très paradoxale. On sait moins que jamais ce que c’est
que la mort. Moins que jamais… Quant à cette mort qu’on annonce,
qu’on célèbre, qu’on espère depuis 30 ans, elle se répète tellement qu’on 29
se demande ce qui se passe là. Dans l’ordre des modes, je n’ai jamais vu
LITTÉRATURE
de mort qui durât si longtemps! N° 142 – JUIN 2006

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