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‡ JACQUES DERRIDA
MIREILLE CALLE-GRUBER, UNIVERSITÉ PARIS III-SORBONNE NOUVELLE
n’est pas tout simplement monotone. Quelque chose, pour ainsi dire,
reste sur place; le mouvement est un mouvement de transformation dans
l’insistance. Et parmi les motifs d’insistance, il y a en effet celui que
vous avez souligné: celui de la force. Au moment où, dans la configura-
tion de l’époque qui était dite structuraliste, les motifs de la formalité, de
la relationnalité et de la configuration des systèmes dominaient, le rappel
de quelque chose que je nommais alors la «force» se formulait néan-
moins avec une certaine inquiétude; car — je le disais déjà et j’ai eu
l’occasion d’y revenir depuis —, ce motif de la force me paraît égale-
ment inquiétant. Je ne voulais pas simplement faire l’apologie de la
force: c’est pourquoi je parlais, dès cette époque, et dans une tradition
assez nietzschéenne, davantage de différence de forces que de la force
elle-même. J’ai toujours eu peur, pour des raisons évidentes, d’une phi-
losophie de la force ou de la puissance qui ne fût pas d’abord, comme
chez Nietzsche, philosophie d’un différentiel des forces. Je parlais donc
de ce qui, d’une certaine manière, a la force d’interrompre la force
aussi; et qui, sans se laisser arraisonner, paralyser, figer de façon anhis-
torique par la forme ou les structures, peut, non moins, défier la force.
Quelquefois, la faiblesse désarmée est plus forte que la force: j’essayais
déjà de penser la force là où elle n’est pas simplement forte. Mais dans
cette insistance — je n’ose pas dire «continuité» car le mot est trop
homogénéiste —, dans cette insistance, je crois que vous avez raison de
relever l’expérience du frayage d’écriture dans la langue. Au fond, ce à
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n’est-ce pas, c’est aussi laisser parler quelqu’un ou une voix qu’on aime
à entendre parler.
C’est ainsi que j’ai le sentiment, quand j’écris, d’une très grave
responsabilité et… d’irresponsabilité. Quand j’écris, j’ai l’impression
qu’il s’agit pour moi de me libérer de je ne sais combien d’inhibitions
pour laisser parler des voix multiples, pour lever des interdits, laisser se
dire. Laisser écrire et laisser signer : ce qui est plus d’un ou plus d’une.
Il n’y a d’événement qu’à cette condition-là.
M. C.-G. — C’est cela qui est fascinant dans votre écriture où se
lisent le risque et l’invention: vous avez, bien sûr, extrêmement à dire
mais peut-être, aussi, avez-vous à dire à l’extrême, à toute extrémité. Si
bien que tout semble advenir comme par la grâce d’un don; par une
venue de l’écriture qui est un cadeau. Je pense, par exemple, au syntag-
me «Il y a là cendre» qui, dans l’événement d’un accent, un accent
accident, donne le ton, comme vous disiez, et porte un livre: Feu la
cendre. Je vous cite, dans les premières lignes de ce texte: «Il y a plus
de quinze ans, une phrase m’est venue, comme malgré moi, revenue
plutôt, singulière, singulièrement brève, presque muette.» 5 Vous rappelez
également, dans Circonfession en particulier 6, qu’il s’agit de «trouver la
veine» — dans les divers sens, que vous déployez, de l’expression. En
somme, tout semble se passer comme si, à partir d’un petit noyau de
langue, donné par chance, quelque chose se développe, prend de
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avec les textes que les ouvrages publiés, ou que la parole écrite. C’est
cela que j’aime dans l’enseignement: rouvrir d’un coup, pour moi-même
d’abord — c’est ce que j’ai fait aujourd’hui pour mon cours sur l’hospi-
talité —, rouvrir d’un autre point de vue des textes que je croyais con-
naître. Ainsi du Sophiste de Platon, du Politique de Platon: il y a là une
position de l’étranger qui, dans le Sophiste, pose la question du parricide
de Parménide; ou bien qui pose la question de savoir qui est l’homme
politique. Eh bien, ces textes que je lis depuis 40 ans et plus, je peux les
relire autrement pour la première fois de ma vie à partir de la question
de l’étranger et de l’hospitalité. Si bien que Platon, voilà que je com-
mence à le lire! Je commence à le lire à partir de questions que je ne
peux poser sous leur forme élaborée que grâce à une longue trajectoire
déconstructive — en l’occurrence, sur ce qu’est le droit, la politique,
l’hospitalité. Et à partir de ces questions surcodées et surformalisées,
voilà que je peux avoir, soudain, un rapport tout à fait matinal à de très
vieux textes.
M. C.-G. — Celui qui sait retraverser les textes d’un regard neuf
et les interroger sans fin, est comme l’analyste d’Edgar Poe: «L’homme
vraiment imaginatif n’est jamais autre chose qu’un analyste». Cette
phrase, que vous-même rappelez dans Passions, me paraît désigner fort
adéquatement l’écoute inventive dont vous nous faites, à nous lecteurs,
véritablement un cadeau. Il me semble toutefois que le rapport à la poé-
ticité vous conduit à des cheminements un peu différents, lesquels sans
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textes, doit nécessairement faire œuvre en passant par une langue natu-
relle, ce qui soude le philosophème, le contenu de pensée, à une langue
naturelle, que ce soit le grec, l’allemand, le latin, le français. Ce qui fait
événement, et que par commodité j’appelle «poétique», c’est cela. Platon,
finalement, c’est une mise en œuvre de la langue grecque au moment le
plus spécifiquement philosophique. Là où chaque concept — eidos,
ousia, etc. — est un concept appartenant à cette langue naturelle, le grec,
et où Platon fait des phrases, qui sont aussi des critiques de la sophistique
et de la rhétorique. Il fait des phrases qui sont des événements, où le
philosophique et le poétique, en tout cas l’énonciation, la mise en scène,
la rhétorique sont indissociables. Ce sont ces événements-là qui m’inté-
ressent. Disant cela, je prends le mot de «poétique» au sens le plus
large: événement de langage, institution de ces événements dans une
langue naturelle, rhétorique non formalisable, non formalisée.
Maintenant, si on essaie de serrer le concept de poétique, de poésie
et de littérature, il faut distinguer. Ce que je viens de dire, ce que j’ai dit
de Platon, ne concerne pas la littérature chez Platon. J’essaie donc, d’autre
part, dans cette histoire générale, de distinguer un moment où ce que
nous appelons littérature au sens étroit, ne se réduit ni à la poéticité ni à
l’épique ni aux Belles Lettres. Cette littérature comme institution, qui est
une création relativement moderne, a été possible à partir du Moyen Âge,
puis aux XVe, XVIe siècles, dans un certain espace culturel où l’imprimerie,
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qui doit lui être reconnu par l’État. Il s’agit donc du droit de ne plus
dépendre de l’État dans ce qu’il dit. Je me réfère là au conflit des Facultés
de Kant: il parle de l’Université de son temps et dit que, certes, la faculté
de philosophie est inférieure aux facultés de droit, médecine, théologie
— lesquelles sont supérieures parce qu’elles sont plus près du pouvoir
d’État —, mais que ce qui la distingue des facultés supérieures, c’est
qu’elle a le droit de tout dire dans l’Université. J’ai écrit là-dessus, et
j’aurais beaucoup de questions à poser à Kant. Cela ne veut donc pas
dire que je souscris à tout ce qu’il dit: cependant, il pose là l’exigence
d’un discours philosophique qui a le droit inconditionnel de dire ce qui
lui paraît devoir être dit. Disons: le devoir d’être conforme au vrai, selon
Kant… C’est cette double requête, d’une part l’exigence philosophique
d’avoir la liberté inconditionnelle de dire tout ce qui doit être dit, d’autre
part l’exigence littéraire de dire tout ce que l’on veut sans aucune espèce
de censure, une émancipation à l’égard de la censure, c’est cela qui me
paraît réunir dans l’histoire le projet littéraire et le projet philosophique.
Je ne les confonds pas; mais ils partagent, je crois, dans la modernité,
cette requête. Cela ne veut pas dire que cette requête soit satisfaite; elle
n’est jamais satisfaite. Mais il y a là une Idée, ou plutôt, pour ne pas
trop formuler cela dans une langue kantienne, une exigence, une urgen-
ce, une injonction immédiate (ici, maintenant), qui s’annonce comme
telle: c’est cela qui m’intéresse. Cette exigence donne lieu à des œuvres
littéraires, des romans, de la poésie, du récit, ou à des œuvres de type
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