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« 53 JOURS » DE GEORGES PEREC : LA GÉNÉTIQUE, MODE D'EMPLOI

Maxime Decout

Armand Colin | « Littérature »

2012/4 n°168 | pages 43 à 55


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200927899
DOI 10.3917/litt.168.0043
Article disponible en ligne à l'adresse :
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MAXIME DECOUT

« 53 jours » de Georges
Perec : la génétique, mode
d’emploi

Georges Perec, habile architecte, qui semble maîtriser toute son œuvre,
ses pièges et ses ruses, déconcerte l’exégète qui ne peut manquer d’éprouver
le sentiment qu’il ne pourrait rien ajouter à ce qui ressemble, peu ou prou,
à une démonstration de force, et dont l’archéologie nous a été révélée par
plusieurs brouillons. Et pourtant, la figure du critique littéraire, du généticien
même, semble appelée au sein même des textes, et tout particulièrement,
dans le dernier d’entre eux, laissé inachevé, « 53 jours ». En effet, ce roman
est construit sur deux parties placées en miroir, la deuxième partie défaisant
la première en faisant apparaître le travail sous-jacent qui avait été masqué,
poli. Elle découd le tissage du texte et invite à une relecture plus scrupuleuse,
pour ainsi dire archéologique, analogon des démarches de la génétique
textuelle. Perec propose ainsi à son lecteur de rechercher les coutures, d’en
découdre avec l’achèvement du texte, achèvement d’ailleurs interrompu
par la mort de l’écrivain, conférant alors un statut singulier à ce roman
qui, dans sa structure, prévoit une défection de sa clôture, une mise en
route progressive d’un inachèvement, et se retrouve finalement, de façon
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contingente cette fois, inachevé.
C’est bien pourquoi le travail du critique, du chercheur et du lecteur,
est celui de l’inspecteur, comme pour le personnage placé au sein d’une
intrigue policière. L’enquête génétique, qui n’est pas celle où se livrent les
secrets d’un style, apparaît alors comme essentielle dans la constitution
même du livre, comme le moteur de la recherche d’un sens toujours caché,
toujours génétique. Comme si l’œuvre de Perec réclamait plus qu’une autre
cette analyse et que tout critique devait peu ou prou emprunter les oripeaux
et les démarches du généticien pour pénétrer dans « la crypte » du texte,
crypte thématique, crypte du sens et crypte où se love sa genèse.

VOILEMENT ET DÉVOILEMENT DES CUISINES


TEXTUELLES 43
Certes, le matériau des avant-textes est, dans l’édition accessible au LITTÉRATURE
grand public sur laquelle notre analyse s’appuiera, un dossier qui comprend N° 168 – D ÉCEMBRE 2012

rticle on line
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le texte rédigé puis une sélection de certains passages inachevés et enfin


un vaste aperçu des brouillons1 . Mais, que le texte ait été amené à des
modifications mineures ou plus importantes, ce qui importe est qu’il s’agit
de l’état auquel tout lecteur, et pas seulement le lecteur érudit, a accès.
L’avant-texte, du fait de l’inachèvement, est donc disponible avec le texte.
Cette présence modifie radicalement la réception globale du roman. Car
le dossier apparaît comme un document sur la relecture de son propre
manuscrit par l’auteur, au sein d’un texte qui est justement un texte de
relecture, un texte qui, spéculairement, se relit lui-même. Le lecteur a donc
affaire à un véritable vertige de lectures et de relectures : il lit les relectures
de Perec, il lit la relecture des brouillons par sa constitution en dossier,
il lit un dossier en lieu et place d’une deuxième partie, dossier qui relit la
première partie achevée, il relit alors lui-même la première partie par rapport
à ce dossier.
À cet égard, une comparaison s’impose avec l’autre grand texte de
Perec pour lequel nous disposons d’un dossier génétique fourni : La Vie
mode d’emploi. Contrairement à « 53 jours », le « Cahier des charges » de
ce roman a été publié à part, bien après le roman2 . Le texte est entièrement
achevé et l’auteur a livré quelques clefs de sa genèse dans l’épitexte que
forment ses déclarations. Perec semble avoir ressenti le besoin d’ouvrir la
voie à un intérêt génétique mais portant sur une partie restreinte et spécifique
de son travail : l’utilisation des contraintes. En effet, la spécificité de la
contrainte, par rapport à d’autres éléments de la genèse du texte, est que
sa connaissance modifie l’attitude du lecteur. Perec explique ainsi quelques
procédés mis en œuvre dans « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi3 ».
Il avait même indiqué certains de ces éléments avant la publication dans un
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chapitre d’Espèces d’espaces4 . Et le dévoilement des contraintes peut aussi
venir du paratexte, fournissant des clefs de lecture comme le post-scriptum
ou le plan de La Vie mode d’emploi ou dans les poèmes hétérogrammatiques5 .
En effet, l’œuvre perecquienne, qui repose sur des principes en partie
dissimulés dans le texte et qui justifient son fonctionnement, semble parfois
nécessiter un dévoilement, au moins partiel, de ses règles qui participent
de sa genèse puisqu’elles ont des significations propres, il s’agit donc de
les rendre partiellement visibles. Mais tout aperçu des règles du jeu qui
déterminent le texte, s’il apparaît comme nécessaire à sa compréhension,
pourrait aussi courir le risque d’enfermer le lecteur dans une vérification
presque obsessionnelle et l’œuvre dans une forme de gratuité réductrice.

1. Georges Perec, « 53 jours », Paris, Gallimard, « Folio », texte établi par Harry Mathews et
Jacques Roubaud, 1993 [1989].
44 2. Georges Perec, Cahier des Charges de La Vie mode d’emploi, édition établie par Hans Hartje,
Bernard Magné et Jacques Neefs, Paris, CNRS Éditions/Zulma, 1993.
3. Georges Perec, « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L’Arc, n° 76, 1979.
LITTÉRATURE 4. Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000 [1974], p. 81-87.
N° 168 – D ÉCEMBRE 2012 5. Quatrième de couverture du volume Alphabets, Paris, Galilée, 1985.
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C’est bien ces lectures biaisées que Perec regrettait, notamment à propos de
La Disparition ou d’Alphabets6 .
Aussi l’écrivain déclarait-il au sujet de La Disparition : « Pour moi,
ce n’est pas un livre complètement abouti, c’est un livre qui se lit tout le
temps au second degré7 ». L’omniprésence et la visibilité de la contrainte
semblent diminuer l’efficacité du système. Et Perec d’ajouter : « Ce qui
est important pour moi dans un livre, c’est qu’il puisse être lu à plusieurs
niveaux. La Vie mode d’emploi, de ce point de vue, est complètement réussi :
on peut le lire comme l’histoire qui est racontée, comme un puzzle, on peut
le recombiner. » Or l’importance de la dimension romanesque dans « 53
jours » ainsi que la faible part des contraintes « dures », comme l’indique
l’étude des brouillons, orientent le texte vers cette possibilité de lecture à
plusieurs niveaux simultanément, telle qu’elle était offerte par le « romans ».
La contrainte est donc un élément singulier dans la genèse de l’œuvre
qui, si elle a, dans son dévoilement ou sa dissimulation, des implications
sur la posture lectorale, détermine aussi un geste génétique spécifique
en suscitant chez le créateur un manque, une privation, un interdit qui
ouvrent sur une recherche de dépassements et de solutions. La singularité
de « 53 jours » est alors que le rôle des contraintes en tant que telles
y est relativement faible au profit de dispositifs qui sont mis en place
non pas avant mais au cours de l’écriture afin de répondre aux enjeux de
signification fixés par l’auteur au départ8 . Ces dispositifs comportent les
allusions à Stendhal, la mise en abyme à plusieurs niveaux, les symétries
entre les deux parties, l’encodage de références au miroir, et sont destinés
à répondre au principe de la spécularité à l’origine du roman. On voit
ainsi comment Perec travaille sur une signification réalisée à partir des
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dispositifs d’écriture qu’il reprend, affine et modifie sans cesse dans ses
brouillons et qui imposent une posture particulière de l’écrivain face à
son texte. Celui-ci se livre à des expérimentations diverses dans le récit
et enquête sur les possibles formels à même de répondre aux exigences
de significations qu’il s’est imposées. La facture singulière du récit en
porte les traces, notamment dans sa nature de roman policier mais aussi
d’enquête génétique. On peut à cet égard s’interroger sur la façon dont
Perec aurait désigné ses principes d’écriture dans « 53 jours », conscient des
risques d’une trop grande visibilité et des risques liés à leur total effacement.
Rien, dans les brouillons, ne permet d’affirmer que Perec aurait utilisé une
révélation externe ou interne au texte, ou les deux. La question décisive
et pourtant indécidable est alors de savoir si le roman aurait été livré avec

6. Georges Perec, « En dialogue avec l’époque », entretien avec Patrice Fardeau, France
nouvelle, n° 1744, 16 au 22 avril 1979 ; repris dans Georges Perec, Entretiens et Conférences 45
(édités par Dominique Bertelli et Mireille Ribière), Nantes, Joseph K., 2003, vol. 2, p. 63.
7. Ibid., p. 64.
8. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’étude que nous avons proposée : « “53 LITTÉRATURE
jours” : les lieux d’une ruse », Genesis, n° 35, 2012. N° 168 – D ÉCEMBRE 2012
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ou sans indications de lecture, avec ou sans un quelconque dispositif qui


laisserait transparaître des indices sur sa construction secrète, comme un
éventuel paratexte. Le seul élément que fournit l’avant-texte est un ensemble
de « Notes renvoyant aux pages rédigées » (211-219) qui établissent une
liste des allusions à Stendhal masquées dans le texte. Ces notes servaient-
elles uniquement de support à l’écrivain ou étaient-elles destinées à être
intégrées dans le roman, d’une façon ou d’une autre, sous forme de paratexte
par exemple ? Impossible de trancher. Reste que, avec ou sans paratexte,
ce qui guide le lecteur vers l’exploration nécessaire des rouages cachés
est peut-être à chercher dans le texte même, et non plus, comme pour La
Vie mode d’emploi, dans le paratexte9 . Car c’est assurément la présence
d’un personnage d’enquêteur qui est censée orienter la recherche du lecteur
non seulement vers l’existence possible de contraintes préalables mais
aussi, et de façon beaucoup plus importante, vers les arcanes génétiques
du texte. Cette mise en abyme de l’attitude lectoriale appelée chez le lecteur
permet d’accéder à l’entière densité du texte en révélant sa production avec
ses éventuelles contraintes, ses intertextes, ses allusions et ses principes
fondateurs. C’est alors le texte en lui-même qui incorporerait les éléments
programmant sa lecture, mais, comme dans le récit policier, sous la forme
d’énigmes et d’indices à retrouver.

UN MANUSCRIT EST UN MIROIR QUI SE PROMÈNE


LE LONG D’UN TEXTE

Une évidence s’impose alors : « 53 jours » n’est pas seulement un


roman policier, c’est aussi et avant tout une enquête génétique. Reposant sur
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une série de mises en abyme, à six niveaux, le texte propose une intrigue
policière dont de nombreux indices se trouvent dans des avant-textes. De
manuscrits en manuscrits, c’est un fil génétique et herméneutique que le
roman désigne à son lecteur. Tout part en effet d’un manuscrit. Celui de
l’écrivain de romans policiers, Serval, que le consul confie au narrateur
après la disparition de celui-ci (20-26). C’est ce manuscrit qui, pense-t-
on, contient la clef de l’enquête. Le brouillon se fait alors support pour
déchiffrer le réel. Généticien contre son gré, le narrateur se voit contraint
d’explorer le manuscrit qui lui a été confié. La deuxième partie, celle qui va
venir ouvrir le ventre à la première, débute par un renversement : ce que le
lecteur a lu n’est pas le réel mais une fiction, et plus exactement un nouveau
manuscrit inachevé appelé 53 jours (143). Il a été écrit par un autre Serval et
le personnage principal de son texte, appelé Serval, est celui qui avait écrit
46 9. La Vie mode d’emploi contient cependant de nombreux éléments métatextuels en son sein,
désignant, grâce à l’autoreprésentation, les processus d’écriture. Voir à cet égard Bernard
LITTÉRATURE Magné, Perecollages 1981-1988, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail-Toulouse, « Les
N° 168 – D ÉCEMBRE 2012 cahiers de littératures », 1989, p. 33-59.
« 53 JOURS » DE GEORGES PEREC : LA GÉNÉTIQUE, MODE D’EMPLOI

le manuscrit dont il était question dans la première partie. Aussi ne s’agit-il


pas simplement, pour le lecteur comme pour le deuxième enquêteur, Salini,
d’interpréter un texte. Il s’agit plus spécifiquement d’analyser un brouillon.
Les éléments de la nouvelle enquête qui s’ouvre dans la deuxième partie sont
symétriques de ceux qui ont guidé la première : c’est surtout le manuscrit
qui va servir de fil d’Ariane. « 53 jours » est ainsi un roman policier qui
propose une double enquête génétique, où deux manuscrits seront examinés,
et dont toute la première partie est désignée explicitement non comme un
texte en soi, ainsi qu’il est fréquent dans les romans jouant de la mise en
abyme, mais bien comme un avant-texte, ce qui modifie sensiblement le
sens imparti à ce jeu spéculaire ainsi que ses significations quant au domaine
littéraire qu’il désigne. Le manuscrit de Serval, La Crypte, dans la première
partie, s’inspire d’ailleurs d’histoires « tant manuscrites qu’imprimées »
(81), soulignant ainsi la validité de la lecture des brouillons et leur rôle
essentiel jusque dans le processus d’écriture. De même, Salini interroge
soigneusement tout l’environnement périphérique du manuscrit, 53 jours,
comme cette « étroite bande de papier » intercalée « entre les dernières
pages du manuscrit dactylographié » (148) disant : « Un R est un M qui se
P le L de la R ». C’est d’ailleurs ce fragment inclus dans le manuscrit qui
donne son titre à la deuxième partie comme le nom, 53 jours, du premier
manuscrit donne son titre à la première partie et à tout le roman. Or cette
durée de 53 jours est celle de l’écriture de La Chartreuse de Parme : le
titre même du roman, plus qu’un simple élément thématique, est un élément
génétique qui porte la focale sur la production du texte. Un manuscrit n’est
en effet pas seulement un réservoir de variantes mais il est aussi la trace
de l’invention en cours10 . Il n’est pas un texte stable mais une dynamique
d’élaboration. C’est pourquoi le corpus des manuscrits dans « 53 jours » se
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conçoit comme l’actualisation et la matérialisation de l’écriture en cours
au sein du texte. Si un roman est bien un miroir (parfois mensonger) qui
se promène le long d’un chemin, comme le veut la phrase clef du récit
empruntée à Stendhal, alors il faut comprendre que le manuscrit est lui aussi
un miroir (parfois mensonger) qui se promène le long d’un texte.

« CETTE VÉRITÉ QUE JE CHERCHE N’EST PAS


SEULEMENT CODÉE DANS LE LIVRE, MAIS AUSSI
DANS LES CIRCONSTANCES DE SA FABRICATION »

Pour guider le lecteur dans les méandres de l’analyse génétique, sont


donc requis des personnages d’herméneutes qui, comme dans un rapport de
47
10. Voir entre autres l’analyse de Jean-Louis Lebrave, « La critique génétique : une discipline LITTÉRATURE
nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ? », Genesis, n° 1, 1992, p. 33-73. N° 168 – D ÉCEMBRE 2012
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proximité avec le lecteur, ne sont jamais des chercheurs érudits ou spéciali-


sés. En effet, avec le manuscrit qui lui est confié, le narrateur de la première
partie devient, sans le vouloir, un enquêteur, un exégète et un généticien. La
réponse qu’il formule au consul lui demandant d’examiner le manuscrit, « Je
ne suis pas détective » (26), tend à affirmer que la lecture de l’avant-texte,
comme la lecture au deuxième degré qui est celui de l’archéologie cachée du
texte, n’est pas réservée aux seuls érudits et spécialistes de l’enquête, à ces
« happy few » de La Chartreuse. Le narrateur est néanmoins, comme Perec
et ses lecteurs, « amateur d’énigme » (26). Il lui faut désormais « lire entre
les lignes » (26) du manuscrit. Le numéro du vestiaire que lui tend alors le
consul avant de le quitter fait signe : il s’agit du « 15597 » (26), c’est-à-dire
15-05-97, renvoyant au 15 mai 1796, date de l’incipit de La Chartreuse
de Parme, mais partiellement inversée, comme dans ce miroir dont la thé-
matique sature le roman. Intronisé lecteur stendhalien, le narrateur, grâce
à ce ticket d’entrée dans le monde de la littérature et de l’intertextualité,
débute sa quête herméneutique. Si notre premier enquêteur est professeur
de mathématiques, donc familier du chiffrage, et que son seul lien avec le
monde des Lettres est d’avoir tenu un « stand du Livre Français » (18), nous
ne savons rien sur le deuxième inspecteur, Salini. Les brouillons indiquent
néanmoins que 53 jours, le manuscrit, est « examiné par un critique » (143)
et formulent même l’hypothèse d’avoir recours à un spécialiste de Stendhal
(264) pour recenser toutes les allusions.
Si ces personnages d’herméneutes sont bien l’évident signe qui
connote à destination de l’étude génétique, ce processus de recherche est
aussi désigné dans le texte par le biais d’indices dont la portée métatextuelle
est évidente. Le nom choisi pour le manuscrit de Serval est explicite : La
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Crypte. Il désigne ce qui se réserve dans le texte, ses entrailles. D’autant
que ce titre provient d’un lieu central dans le roman de Serval, qui est une
fausse « maison de passe » (45). Cette « crypte » possède en effet un rez-
de-chaussée respectable et des dessous interlopes, où se trament des jeux de
masques et de chiffrage (66). Cette topologie renvoie à une topo-graphie :
celle qui sépare la façade du texte de ses profondeurs cryptées où se joue
sa genèse. Dès lors l’enquête policière ne fonctionne plus en tant que telle.
La capacité de dénotation se voit reléguée. L’enquête au contraire connote,
ne prend alors plus sens que par rapport à la sphère littéraire, sans autre
autonomie réelle.
Et ce modèle de l’intrigue policière s’ourle d’un deuxième qui le com-
plète : celui de l’archéologie. En effet, l’enquête de la première partie est
ensuite relayée par un épisode relatant des « fouilles » (115-126). Cette
48 digression vient plutôt compliquer l’intrigue sans apporter de réel élément
supplémentaire. Dans les brouillons, Perec dit même que cet excursus n’au-
LITTÉRATURE
rait pour seule motivation que d’introduire le mot « Kaaba », pierre noire,
N° 168 – D ÉCEMBRE 2012 en référence à la comtesse Pietranera chez Stendhal (219). Si l’un des buts
« 53 JOURS » DE GEORGES PEREC : LA GÉNÉTIQUE, MODE D’EMPLOI

de cet épisode se tient là, nous ne pouvons évidemment le limiter à cela. Au


vu de l’inscription insistante de la démarche génétique dans le roman, il est
évident que l’épisode des fouilles complète le paradigme de la profondeur
déplié autour de l’idée de crypte. L’inscription retrouvée durant les fouilles
(121) fait d’ailleurs écho aux diverses recompositions de syntagmes opérées
par le narrateur à partir des textes (87, 95), mettant en parallèle, par une
disposition similaire, les deux expériences. Plus explicitement, comme un
certain Shepherd participe à l’intrigue d’espionnage de K comme Koala
(90), ou comme Serval participe aux autres, c’est ici un professeur nommé
Shetland (121) qui réalise le travail archéologique. Les modèles policier,
d’espionnage ou archéologique se rejoignent dans cette onomastique signi-
fiante qui place, à la tête de toutes ces recherches, l’écrivain présidant au
livre : Stendhal. Shepherd est en effet employé par Stendhal dans sa corres-
pondance pour désigner la bergerie (217), Serval renvoie à Saint-Réal, à qui
Stendhal attribue la célèbre formule du Rouge et le Noir, et Shetland est
l’anagramme de Stendhal (219).
Et pourtant, au terme des fouilles, une partie seulement de la vaste
architecture découverte (comprendre : celle du livre) est récupérable (122) :
l’ensemble des brouillons ne serait pas pleinement accessible. Néanmoins,
le narrateur de la première partie est guidé par une exigence : remonter le
plus loin possible dans les origines du texte. En effet, le manuscrit qu’il a
en sa possession lui apparaît comme « trop propre, trop mis au net » (74),
sans les inévitables et précieuses ratures de l’écrivain. Le narrateur, de cette
découverte, ressent une excitation certaine : il envisage alors qu’il existerait
d’autres brouillons, des « états antérieurs du livre », que sa plongée vers
l’avant du texte pourrait encore se prolonger afin d’établir un contact plus
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rapproché et intime avec le moment de l’écriture, comme s’il était possible
d’accéder à l’origine même du texte, à ce point essentiel et premier, toujours
dérobé. C’est alors la certitude de découvrir une vérité plus exacte qui se
fait jour :
s’il était vrai que ce roman cachait un secret, il ne faisait pas de doute pour moi
que l’examen des brouillons m’en fournirait la plupart des clés, en me révélant
par exemple comment tel ou tel nom avait été choisi, ou quel événement réel
avait trouvé sa transcription dans un des méandres de la fiction de Serval. (74)
Une assertion valable autant pour la diégèse que pour le livre qu’est
« 53 jours ». Perec rend inextricable le lien entre la production et le pro-
duit puisque le produit qu’est le roman n’est plus compréhensible hors du
mécanisme de production textuelle qu’il exhibe et interroge. Plus encore, si
l’assertion du narrateur vaut pour Perec, c’est peut-être aussi le jeu de réfé-
rences à Stendhal qui s’éclaire : Perec a certainement trouvé dans les divers 49
documents qu’il a pu consulter sur Stendhal des informations qui ont modifié
sa compréhension d’une œuvre pour laquelle, les notes le prouvent, il maî- LITTÉRATURE
trise un savoir périphérique vaste et érudit. Ce lien avec Stendhal se renforce N° 168 – D ÉCEMBRE 2012
ARTS DE LECTURE

si l’on envisage que, juste avant cette déclaration du narrateur, le manus-


crit de Serval est dit expurgé de « tout un système de ratures, d’ajouts, de
flèches, de marginalia, d’incises, d’étoiles » : le mot « marginalia » évoque
évidemment l’écriture chez Stendhal, et plus exactement ses brouillons. Les
notes qui recensent les allusions à Stendhal puisent d’ailleurs autant dans les
textes que dans la vie ou la correspondance de l’écrivain. Se dit ainsi comme
un besoin vital d’examiner l’entourage du texte pour comprendre, pour le
narrateur devant Serval, pour Perec devant Stendhal, pour le lecteur devant
Perec. Perec n’affirmerait-il pas ainsi la nécessité du brouillon pour com-
prendre son propre roman ? La source principale d’information sur Stendhal
que l’on trouve dans les notes semble d’ailleurs être l’édition de la Pléiade
qui, dans l’hypothèse où le lecteur n’aurait pas eu accès aux notes, se voit
pourtant indiquée au passage dans le texte puisque c’est dans une boîte qui
a le format « d’un volume de la Pléiade » (79) que les brouillons de Serval,
avant d’être détruits, sont rangés.
L’exégèse des enquêteurs les mène alors sur la voie des intertextes de
La Crypte et de 53 jours. Suivant en cela la démarche génétique, le narrateur
de la première partie souhaite découvrir « les sources et les modèles » (81),
lançant ainsi une recherche parallèle des sources et modèles de « 53 jours »,
notamment chez Stendhal, pour mieux saisir les enjeux du livre :
Cette vérité que je cherche n’est pas seulement codée dans le livre, mais
aussi dans les circonstances de sa fabrication. Les indices sont certes dans les
faits, dans les noms, dans les ressorts psychologiques ou policiers, dans les
descriptions, dans les portraits ; mais ils sont aussi dans la manière dont le
manuscrit a été dactylographié, dans les livres qui ont inspiré de près ou de
loin l’auteur, dans les pastiches, mélanges et plagiats auxquels il s’est livré.
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(101)
Aucune des dimensions de la recherche sur la production du texte ne
semble négligée. Et Perec désigne, à travers son roman, différents aspects
de cette étude : l’analyse des manuscrits, des sources et des circonstances
de l’écriture. C’est pourquoi le narrateur recourt au témoin principal de
l’écriture, Lise, la dactylo (81) qui, ce n’est pas innocent, ayant travaillé
pour le manuscrit appelé La Crypte, habite un lieu désigné « la crique » (76).
Surdéterminée quant à son lien avec les profondeurs du texte, la dactylo est
un relais évident avec l’écrivain au travail et la production du texte. Perec
affirme ainsi qu’il est possible de recourir aux témoins de l’écriture, aux
conditions de la production du texte, pour mieux le comprendre, comme il
le fait dans ses références à la vie de Stendhal. Le narrateur découvre alors
que Serval a fait changer à Lise un petit détail apparemment sans intérêt :
50 le nom du bateau, le Misène, remplacé par le Monitor (80), et cela pour un
yacht qui « ne joue aucun rôle dans l’histoire ». L’important est, du moins
LITTÉRATURE
en surface, dans l’encodage. Cet épisode montre l’écrivain au travail, avec
N° 168 – D ÉCEMBRE 2012 ses repentirs, ses hésitations pour faire signe, chiffrer. Perec ne limite ainsi
« 53 JOURS » DE GEORGES PEREC : LA GÉNÉTIQUE, MODE D’EMPLOI

pas la littérature à un Texte absolu, sans auteur, sans sources ou avant-textes,


mais révèle l’essentialité de ses soubassements.

LE GÉNÉTICIEN ÉTAIT LE COUPABLE

De cet exposé détaillé des possibilités de l’étude génétique, sourd une


véritable obsession entretenue par les manuscrits. Ceux-ci, seuls « repères et
repaires11 » pour l’exégète, deviennent des objets magiques, presque sacrés,
à la manière dont Serval plaçait ses feuillets de notes dans un tombeau
au format d’une Pléiade. C’est à une véritable tentative d’épuisement des
significations que les manuscrits sont soumis par les enquêteurs tenus par la
certitude qu’une réponse s’y trouve. « Notre seule chance dit-on à Salini est
que ce mystérieux manuscrit contienne sous une forme ou sous une autre
la clé de notre problème » (145-146). Il s’agit donc pour eux de les sonder,
d’en suivre la trace, d’en explorer toutes les coutures. Et ce jusqu’au vertige.
C’est pourquoi la structure bipartite du roman, pivot du travail de relecture,
se retrouve à l’identique dans La Crypte dont le manuscrit comporte lui aussi
l’exégèse de son propre début dans un chapitre du roman justement intitulé
« Contre-enquête » (51-61), comme le chapitre 5 du manuscrit qu’est 53
jours est lui aussi entièrement consacré à l’herméneutique de la lecture
et s’intitule « Hypothèses » (62-70). Le narrateur met ainsi en place des
correspondances entre les livres et le réel, de façon méthodique, interrogeant
les lieux (64), les noms (67), les faits (68). Perec dédouble ainsi son texte,
l’ouvre à une forme d’ubiquité instable : le roman est à la fois le lieu où se
montre une écriture en train de se faire et le lieu où se montre une lecture en
cours. Plus exactement, il est le lieu où se représentent des écritures et des
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lectures. D’autant que les lectures mises en œuvre sont de réelles activités
de construction, d’écriture donc, destinées à écrire ce qui manque. Le travail
génétique en abyme dans « 53 jours » est alors ce qui le désigne comme un
texte construit autant qu’à construire. A l’image du texte dont les contraintes
sont révélées, le travail génétique dans « 53 jours » appelle un lecteur actif.
De la sorte, les lectures pratiquées sont finalement aussi la métaphore du
travail textuel. Ainsi Perec oblige-t-il à toujours penser son texte sans jamais
pouvoir le séparer de l’écriture, de sa production toujours en train de se faire
et, à travers la lecture, de se refaire. Le produit et le processus deviennent
inséparables.
Et pourtant sans cesse apparaît le risque de l’erreur, de la mauvaise
lecture et de l’égarement du lecteur parmi la multiplication des fausses
pistes : « Je ne vois pas – à moins évidemment d’avoir mal lu, de m’être
trompé du tout au tout – quelle “vérité” il aurait pu dissimuler à ce sujet dans 51
LITTÉRATURE
11. Georges Perec, La Boutique obscure, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2010 [1973]. N° 168 – D ÉCEMBRE 2012
ARTS DE LECTURE

son manuscrit. » (101) Le bilan de Salini confine à la même impuissance


que celle du narrateur de la première partie :
La vérité se trouve dans le livre. Elle y est encryptée [...].
Mais quand on sait ceci on ne sait absolument rien (154-155).
C’est pourquoi « Salini se retrouve dans la même situation que le
narrateur de 53 jours » (157). Le manuscrit multiplie les possibilités d’in-
terprétation si bien qu’il n’en valide aucune. La reprise de l’exégèse est
alors infinie, inlassablement reconduite à tous les niveaux de l’intrigue. Le
chapitre X s’intitule éloquemment « Vertiges » (103). Plus encore, le titre
du chapitre XII est « Horribles hypothèses » (127) : l’exégèse débouche
alors sur le monstrueux, elle révèle que le manuscrit a été un piège, le lieu
d’une ruse où l’herméneute, qu’il soit enquêteur ou généticien, se découvre
coupable. Car c’est le narrateur de la première partie qui se retrouve, grâce
à la machination du manuscrit, accusé du meurtre du consul, tout comme
le manuscrit 53 jours est l’instrument d’un meurtre dans la deuxième par-
tie. Le narrateur généticien est alors l’assassin sans le vouloir ni même le
savoir. Si les manuscrits servent à la fois d’indice et de fausse piste, ils
deviennent aussi les preuves décidant d’une culpabilité, jusqu’à, pourquoi
pas, les considérer eux-mêmes comme des sortes de coupables. De quel
crime les exégètes seraient-ils alors symboliquement porteurs ? S’il y a bien
ici reprise du scénario primitif et violent de tout récit policier, celui d’Œdipe,
il s’agit assurément d’un crime archaïque, mythique : celui d’un inceste.
Celui qui a vu le viol du texte, qui a cru célébrer des noces avec le manuscrit.
Celui né du fantasme des retrouvailles du texte et de sa production.
C’est donc le cauchemar herméneutique qui apparaît pour un livre
devenu une « fastidieuse et interminable explication de texte qui prétend
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dissiper l’obscurité de l’histoire, alors qu’elle ne fait qu’en déclencher la
précise machination... » (158). Le texte et sa production se font machine
infernale qui simule et dissimule le sens. Une sorte de désenchantement
partiel se fait jour devant une génétique devenue déceptive et tentaculaire.
D’autant que le manuscrit 53 jours est un faux : il a été élaboré de toutes
pièces et n’a jamais été destiné à devenir un texte, il a été prévu et pensé
comme un brouillon, sans achèvement au-delà. Comme si l’écrivain, dans
une stratégie retorse et perverse, qui rejoint celle de la « double couver-
ture12 » où il s’agit d’exhiber pour mieux cacher, travaillait à un avant-texte
égarant et mensonger pour mieux protéger le texte des intrusions du lecteur
archéologique.
« 53 jours » semble ainsi se conclure sur une impasse. Si la lecture
génétique apparaît comme essentielle et pourtant impuissante, il n’y aurait
52
12. Voir Bernard Magné, op. cit., p. 35-38, ainsi que l’application de cette notion à la référence
LITTÉRATURE à Stendhal pour « 53 jours » dans « “53 jours”, pour lecteurs chevronnés... », Études littéraires,
N ° 168 – D ÉCEMBRE 2012 vol. 23, n° 1-2, 1990, p. 185-201.
« 53 JOURS » DE GEORGES PEREC : LA GÉNÉTIQUE, MODE D’EMPLOI

alors aucune vérité dans le texte et pourtant aucune vérité accessible dans
l’acte de production du texte. Devant cette aporie, ne serait-ce pas alors le
vide et la page blanche qui attendent le critique confronté à la profusion
de l’avant-texte ? En effet, on apprend que Serval dicte son texte à partir
d’un « inextricable ramassis de notes griffonnées dans tous les sens sur
les feuillets d’un carnet » (79), puis qu’il arrache la page, une fois dictée,
l’insère dans « une boîte parallélépipédique » « qui en faisait des confettis ».
Entreprise vouée au néant, à l’effacement de ses propres traces, la genèse
se dérobe au profit de son effet, le texte. L’avant du texte, matériellement
comme intellectuellement, ouvre à la destruction, à une opération rituelle
d’achèvement absolu qui rejoint la terrible négativité de ce Bartlebooth qui
avait voulu programmer sa vie selon un mode d’emploi. N’est-ce pas ce
mode d’emploi que Serval reconduirait ici dans l’écriture ? Il n’y aurait
finalement aucune recette littéraire du texte disponible, de « cours de cuisine
littéraire » (81) véritable.

LA PRODUCTIVITÉ FAITE TEXTE

Avec « 53 jours » Perec semble alors reconduire sa fascination pour


les œuvres manquées, amputées, non publiées, sans public ou inachevées,
dont de si nombreux exemples ponctuent La Vie mode d’emploi. Aussi
l’inachèvement des manuscrits dans l’ensemble du roman n’est-il pas vu
comme une mise en échec de la lecture, comme une faiblesse du texte. Au
contraire, aucun manuscrit n’est véritablement clos ou achevé. C’est bien
le sentiment d’une sorte de non-accomplissement qui obsède le narrateur
se demandant : « Est-ce vraiment important cette page (ou ces pages) qui
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manquent ? » (70) L’inachèvement se constitue alors en norme du texte
puisque « 53 jours », qui est une œuvre inachevée de façon contingente,
contient un manuscrit inachevé, 53 jours, qui s’interroge lui-même sur un
manuscrit d’apparence inachevée, La Crypte. Plus encore, le lecteur ne
se voit offrir, dans ce roman qui multiplie les récits en abyme, aucune
intrigue véritablement terminée : ni 53 jours, ni La Crypte, ni K comme
Koala n’ont de réelle fin. Stendhal, modèle tutélaire du roman, est d’ailleurs
lui-même l’auteur de plusieurs textes inachevés comme Lamiel ou Vie de
Henry Brulard. Aussi est-ce une sorte de soupçon qui pèserait sur le livre
achevé. Le manuscrit dactylographié de La Crypte, au vu de sa « frappe
impeccable » (74), de son absence de rature, semble pour le narrateur ne
pas pouvoir révéler un quelconque secret. Le sens serait toujours du côté
du vide et des pages qui manquent. Car ce document a certainement été
réalisé par « quelqu’un de totalement extérieur au livre », qui lui a donné 53
une « forme achevée » (74) : le livre fini devient un objet presque artificiel
qui fixe définitivement une mouvance première, l’emprisonne dans une
LITTÉRATURE
forme rigide, fait disparaître les tâtonnements, les hésitations, les ratures qui N° 168 – D ÉCEMBRE 2012
ARTS DE LECTURE

sont les signes mêmes affirmant que l’écriture n’est pas un produit mais une
entité inchoative.
Dès lors, l’inachèvement peut devenir une autre manière de penser le
livre. En effet, l’absence de véritable fin dans La Crypte résulte en réalité
d’une volonté délibérée de Serval qui avait affirmé devant Lise : « Pour
moi, c’est terminé » (79). Il y aurait de la sorte achèvement dans et par un
inachèvement programmé : « mes lecteurs commencent à avoir l’habitude
et savent me lire entre les lignes, et même après. » (79) Perec affirmerait-il
qu’il s’agit aussi de lire le texte jusqu’à cet « après » essentiel que pointe
Serval, jusqu’au-delà du livre refermé ? Le livre ne serait donc jamais clos
mais toujours ouvert, qu’il se présente ou non sous l’apparence d’un achève-
ment. Certes, nous n’irons pas jusqu’à affirmer que Perec avait programmé
l’inachèvement de son roman, comme Serval. Néanmoins, Perec joue d’une
certaine fascination pour le manuscrit qu’il entretient tout en la mettant à dis-
tance. Les circonstances extérieures font du manuscrit un objet quelque peu
magique et prophétique, prêtant des pouvoirs insoupçonnés à la littérature.
En effet, Serval, confiant au consul l’enveloppe contenant son manuscrit, lui
a déclaré : « Si jamais il m’arrivait quelque chose, c’est là-dedans qu’il fau-
dra aller farfouiller pour comprendre. » (25) Séduisante hypothèse, quoique
chimérique, d’un Georges Perec pressentant le sort réservé à lui-même et à
son texte. Du moins pourrait-on envisager la programmation par l’écrivain
d’une hypothétique conservation du manuscrit et de sa révélation posthume.
Comme si le manuscrit recélait un savoir, comme s’il ne devait être ouvert et
interrogé que post-mortem. Mais cela dit aussi quelque chose sur l’inachè-
vement. Car tout pousse à croire que le roman était prévu pour être clos, du
fait de la révélation finale longuement programmée. Si tous les textes dans
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le roman sont en effet inachevés et se présentent pourtant comme achevés,
le seul texte réellement achevé serait le roman lui-même qui semble avoir
prévu une véritable clôture en forme de chute. L’attention au détail de l’in-
trigue et à sa vraisemblance qui préoccupe Perec dans les brouillons en est
le symptôme majeur. Pourtant l’inachèvement contingent du roman ne l’am-
pute pas complètement. Car « 53 jours » joue de l’inachèvement, a besoin
de lui, en le mettant en abyme, en le réalisant effectivement par le processus
de relecture interne entre les deux parties. Le principe fondateur du livre
étant une défection de sa clôture par le processus de relecture interne, il
rejoue l’inachèvement partout mis en exergue. La structure close qui préside
à l’œuvre se fissure ainsi de toute part et était appelée à se fissurer dans le
roman achevé.
« 53 jours », dans son itinéraire herméneutique, est ainsi un effort pour
54 échapper aux présupposés qui font de l’œuvre un tout autonome, clos et
une vérité sans antériorité. Les livres inachevés font que, dans le roman, le
LITTÉRATURE
livre n’existe plus véritablement dans sa valeur d’objet pur mais plus par
N° 168 – D ÉCEMBRE 2012 son écriture et son contenu. Le roman se dresse alors contre une génétique
« 53 JOURS » DE GEORGES PEREC : LA GÉNÉTIQUE, MODE D’EMPLOI

mythifiée où tous les sens de l’œuvre se décideraient, se programmeraient


de façon intangible et absolue. Il affirme que, s’il y a production du texte
antérieure au texte, celle-ci se poursuit finalement dans le texte même. La
mouvance de « 53 jours » est ainsi indissociable de celle de toute l’œuvre de
Perec où chaque texte, comme l’explique l’écrivain, est « toujours suspendu
à un “livre à venir”, à un inachevé désignant l’indicible vers quoi tend
désespérément le désir d’écrire13 ». L’écriture pour Perec devient ainsi non
pas un produit mais le seul moyen de donner une réponse à un « pourquoi
j’écris » où tous ses livres s’inscrivent dans une « image globale14 » de la
littérature. Mais cette réponse n’est pas le livre. Cette réponse est l’écriture,
c’est-à-dire ce qui diffère « sans cesse l’instant même où, cessant d’écrire,
cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé ».
« 53 jours » réaffirme donc qu’un texte n’est jamais clos, même s’il en
a l’apparence. Car, en lui, s’est inscrite une production qui ne l’a pas
entièrement précédé mais qui lui est aussi contemporaine. Le texte, en
réaffirmant sa genèse, affiche sa dynamique. La scission entre la production
et le produit se résout alors dans une productivité, passée mais aussi présente
dans le texte. Il s’agit bien, avec « 53 jours », pour reprendre une expression
de Julia Kristeva, d’une « productivité faite texte15 » et non simplement de
la production du texte.
L’ultime roman de Perec est ainsi un véritable testament littéraire,
non seulement parce qu’il s’agit de sa dernière exploration des possibles
romanesques, mais aussi parce qu’il propose une réflexion d’une envergure
jamais égalée dans ses œuvres antérieures sur la fabrique des textes. Le lien
entre étude génétique et dynamique herméneutique devient central et paraît
indiquer une certaine manière de lire la littérature, tout en gardant à l’esprit
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les risques qu’elle comporte. Si, par les impasses de la lecture génétique,
Perec tend à affirmer que la production du texte demeure finalement un
élément exogène difficilement assimilable par le texte, et qui, à force d’être
interrogé, peut conduire à l’aveuglement, il n’en demeure pas moins que
cette production ne peut être occultée. Ménageant en effet une tension
entre une clôture absolue et un inchoatif génétique toujours mouvant, Perec
installe « 53 jours » sur une zone liminaire et incertaine qui fait trembler
les définitions habituellement reçues de l’œuvre et de la littérature. Faisant
danser ensemble texte et avant-texte, le roman donne à entendre la vibration
toujours vivante et essentielle de l’écriture au sein de l’œuvre produite.

13. Georges Perec, Penser/Classer, Paris, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2003 [1985], 55
p. 11.
14. Ibid., p. 12.
15. Julia Kristeva, Semeiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, « Points », 1969, LITTÉRATURE
p. 147-184. N° 168 – D ÉCEMBRE 2012

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