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Maxime Decout
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« 53 jours » de Georges
Perec : la génétique, mode
d’emploi
Georges Perec, habile architecte, qui semble maîtriser toute son œuvre,
ses pièges et ses ruses, déconcerte l’exégète qui ne peut manquer d’éprouver
le sentiment qu’il ne pourrait rien ajouter à ce qui ressemble, peu ou prou,
à une démonstration de force, et dont l’archéologie nous a été révélée par
plusieurs brouillons. Et pourtant, la figure du critique littéraire, du généticien
même, semble appelée au sein même des textes, et tout particulièrement,
dans le dernier d’entre eux, laissé inachevé, « 53 jours ». En effet, ce roman
est construit sur deux parties placées en miroir, la deuxième partie défaisant
la première en faisant apparaître le travail sous-jacent qui avait été masqué,
poli. Elle découd le tissage du texte et invite à une relecture plus scrupuleuse,
pour ainsi dire archéologique, analogon des démarches de la génétique
textuelle. Perec propose ainsi à son lecteur de rechercher les coutures, d’en
découdre avec l’achèvement du texte, achèvement d’ailleurs interrompu
par la mort de l’écrivain, conférant alors un statut singulier à ce roman
qui, dans sa structure, prévoit une défection de sa clôture, une mise en
route progressive d’un inachèvement, et se retrouve finalement, de façon
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ARTS DE LECTURE
1. Georges Perec, « 53 jours », Paris, Gallimard, « Folio », texte établi par Harry Mathews et
Jacques Roubaud, 1993 [1989].
44 2. Georges Perec, Cahier des Charges de La Vie mode d’emploi, édition établie par Hans Hartje,
Bernard Magné et Jacques Neefs, Paris, CNRS Éditions/Zulma, 1993.
3. Georges Perec, « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L’Arc, n° 76, 1979.
LITTÉRATURE 4. Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000 [1974], p. 81-87.
N° 168 – D ÉCEMBRE 2012 5. Quatrième de couverture du volume Alphabets, Paris, Galilée, 1985.
« 53 JOURS » DE GEORGES PEREC : LA GÉNÉTIQUE, MODE D’EMPLOI
C’est bien ces lectures biaisées que Perec regrettait, notamment à propos de
La Disparition ou d’Alphabets6 .
Aussi l’écrivain déclarait-il au sujet de La Disparition : « Pour moi,
ce n’est pas un livre complètement abouti, c’est un livre qui se lit tout le
temps au second degré7 ». L’omniprésence et la visibilité de la contrainte
semblent diminuer l’efficacité du système. Et Perec d’ajouter : « Ce qui
est important pour moi dans un livre, c’est qu’il puisse être lu à plusieurs
niveaux. La Vie mode d’emploi, de ce point de vue, est complètement réussi :
on peut le lire comme l’histoire qui est racontée, comme un puzzle, on peut
le recombiner. » Or l’importance de la dimension romanesque dans « 53
jours » ainsi que la faible part des contraintes « dures », comme l’indique
l’étude des brouillons, orientent le texte vers cette possibilité de lecture à
plusieurs niveaux simultanément, telle qu’elle était offerte par le « romans ».
La contrainte est donc un élément singulier dans la genèse de l’œuvre
qui, si elle a, dans son dévoilement ou sa dissimulation, des implications
sur la posture lectorale, détermine aussi un geste génétique spécifique
en suscitant chez le créateur un manque, une privation, un interdit qui
ouvrent sur une recherche de dépassements et de solutions. La singularité
de « 53 jours » est alors que le rôle des contraintes en tant que telles
y est relativement faible au profit de dispositifs qui sont mis en place
non pas avant mais au cours de l’écriture afin de répondre aux enjeux de
signification fixés par l’auteur au départ8 . Ces dispositifs comportent les
allusions à Stendhal, la mise en abyme à plusieurs niveaux, les symétries
entre les deux parties, l’encodage de références au miroir, et sont destinés
à répondre au principe de la spécularité à l’origine du roman. On voit
ainsi comment Perec travaille sur une signification réalisée à partir des
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6. Georges Perec, « En dialogue avec l’époque », entretien avec Patrice Fardeau, France
nouvelle, n° 1744, 16 au 22 avril 1979 ; repris dans Georges Perec, Entretiens et Conférences 45
(édités par Dominique Bertelli et Mireille Ribière), Nantes, Joseph K., 2003, vol. 2, p. 63.
7. Ibid., p. 64.
8. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’étude que nous avons proposée : « “53 LITTÉRATURE
jours” : les lieux d’une ruse », Genesis, n° 35, 2012. N° 168 – D ÉCEMBRE 2012
ARTS DE LECTURE
alors aucune vérité dans le texte et pourtant aucune vérité accessible dans
l’acte de production du texte. Devant cette aporie, ne serait-ce pas alors le
vide et la page blanche qui attendent le critique confronté à la profusion
de l’avant-texte ? En effet, on apprend que Serval dicte son texte à partir
d’un « inextricable ramassis de notes griffonnées dans tous les sens sur
les feuillets d’un carnet » (79), puis qu’il arrache la page, une fois dictée,
l’insère dans « une boîte parallélépipédique » « qui en faisait des confettis ».
Entreprise vouée au néant, à l’effacement de ses propres traces, la genèse
se dérobe au profit de son effet, le texte. L’avant du texte, matériellement
comme intellectuellement, ouvre à la destruction, à une opération rituelle
d’achèvement absolu qui rejoint la terrible négativité de ce Bartlebooth qui
avait voulu programmer sa vie selon un mode d’emploi. N’est-ce pas ce
mode d’emploi que Serval reconduirait ici dans l’écriture ? Il n’y aurait
finalement aucune recette littéraire du texte disponible, de « cours de cuisine
littéraire » (81) véritable.
sont les signes mêmes affirmant que l’écriture n’est pas un produit mais une
entité inchoative.
Dès lors, l’inachèvement peut devenir une autre manière de penser le
livre. En effet, l’absence de véritable fin dans La Crypte résulte en réalité
d’une volonté délibérée de Serval qui avait affirmé devant Lise : « Pour
moi, c’est terminé » (79). Il y aurait de la sorte achèvement dans et par un
inachèvement programmé : « mes lecteurs commencent à avoir l’habitude
et savent me lire entre les lignes, et même après. » (79) Perec affirmerait-il
qu’il s’agit aussi de lire le texte jusqu’à cet « après » essentiel que pointe
Serval, jusqu’au-delà du livre refermé ? Le livre ne serait donc jamais clos
mais toujours ouvert, qu’il se présente ou non sous l’apparence d’un achève-
ment. Certes, nous n’irons pas jusqu’à affirmer que Perec avait programmé
l’inachèvement de son roman, comme Serval. Néanmoins, Perec joue d’une
certaine fascination pour le manuscrit qu’il entretient tout en la mettant à dis-
tance. Les circonstances extérieures font du manuscrit un objet quelque peu
magique et prophétique, prêtant des pouvoirs insoupçonnés à la littérature.
En effet, Serval, confiant au consul l’enveloppe contenant son manuscrit, lui
a déclaré : « Si jamais il m’arrivait quelque chose, c’est là-dedans qu’il fau-
dra aller farfouiller pour comprendre. » (25) Séduisante hypothèse, quoique
chimérique, d’un Georges Perec pressentant le sort réservé à lui-même et à
son texte. Du moins pourrait-on envisager la programmation par l’écrivain
d’une hypothétique conservation du manuscrit et de sa révélation posthume.
Comme si le manuscrit recélait un savoir, comme s’il ne devait être ouvert et
interrogé que post-mortem. Mais cela dit aussi quelque chose sur l’inachè-
vement. Car tout pousse à croire que le roman était prévu pour être clos, du
fait de la révélation finale longuement programmée. Si tous les textes dans
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13. Georges Perec, Penser/Classer, Paris, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2003 [1985], 55
p. 11.
14. Ibid., p. 12.
15. Julia Kristeva, Semeiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, « Points », 1969, LITTÉRATURE
p. 147-184. N° 168 – D ÉCEMBRE 2012