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EXPOSITIONS

Laurent Wolf

S.E.R. | « Études »

2003/11 Tome 399 | pages 539 à 542


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.995.0539
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-11-page-539.htm
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sutor ultra crepidam lancée sans notes, à la Godard, qui pourrait bien
être la devise du cinéaste : Que le cordonnier ne juge pas au delà de la
chaussure. Leçon de modestie et d’orgueil, rappel à l’ordre pour tous
ceux qui se permettent de discourir en toute incompétence. Le cri-
tique avisé que fut Biette savait à quoi s’en tenir, en observant ses
collègues et néanmoins amis.
Rêverie contemplative pimentée d’absurde, Saltimbank est un
divertissement à contretemps, un second degré filmé au premier
degré. Seule figure consistante dans ce monde de spectres, Jeanne
Balibar traverse le film comme un idéal impossible et bien réel ; petit
miracle dramaturgique inattendu, qui prouve que la grâce n’est
pas un vain mot.

PHILIPPE ROGER

Paul Gauguin et Edouard Vuillard,

E
EXPOSITIONS
l’œil en arrêt *

Q U ’ Y A - T- IL de commun entre Paul Gauguin (1848-1903) et


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Edouard Vuillard (1868-1940), sinon deux expositions magistrales
* Vuillard (1868-1940). Ga-
leries Nationales du Grand- qui ont lieu simultanément au Grand-Palais, à Paris ? De prime
Palais. Entrée Clémenceau, abord, pas grand-chose. Gauguin a vingt ans de plus que Vuillard. Le
75008 Paris. Renseigne-
ments <www.rmn.fr/vuil premier fait partie de la génération qui a brisé les conventions ; pour
lard>. Jusqu’au 5 janvier le second, la voie est libre. L’un a le tempérament d’un bûcheron ; il
2004.
Gauguin-Tahiti, l’atelier
vit dans le tourment ; il se précipite sur l’obstacle ; il est tonitruant.
des Tropiques. Galeries Na- L’autre est tranquille et secret. L’un voyage, déchire les horizons,
tionales du Grand-Palais. voit des choses fabuleuses. L’autre vit entre Paris et Paris, entre les
Entrée square Jean-Perrin,
75008 Paris. Renseigne- murs des maisons et les grilles des jardins publics ; ce qu’il a sous
ments <www.rmn.fr/gaugu les yeux suffit à son bonheur de peintre, si ce n’est à son bonheur
intahiti>. Jusqu’au 19 jan-
vier 2004.
d’homme. L’un vit un mariage tumultueux et des drames terribles ;
Réservations FNAC et l’autre a des amours discrètes. L’un termine sa vie dans la souf-
grands magasins, par télé- france et la bataille ; l’autre à l’Académie des Beaux-Arts.
phone : 0892 684 694 ; par
Internet <www.fnac.com> Oublions tout cela. Faisons confiance aux quelque deux
ou <www.rmn.fr/vuillard> cents œuvres de chacun d’eux, qui sont exposées en ce moment à
et <www.rmn.fr/gauguin
tahiti>. Ouvert tous les Paris, et à un tableau qui n’est ni de l’un ni de l’autre, qui n’est pas
Carnets d’Étvdes

jours, sauf le mardi, de exposé au Grand-Palais, une œuvre qui les rapproche.
10 h à 20 h (caisses
19 h 15) ; le mercredi, de
Le 6 octobre 1888, un jeune peintre travaille sur un chemin
10 h à 22 h (caisses de Bretagne, aux environs de Pont-Aven. Il s’appelle Paul Sérusier. Il
21 h 15). Sur réservation, est venu là parce qu’il y a une colonie de peintres. Parce qu’il sait
de 10 h à 13 h.
aussi qu’un personnage extraordinaire s’y trouve, qui partage ses
visions avec les jeunes artistes, malgré la différence d’âge. Gauguin
– puisqu’il s’agit de lui – a 40 ans. Ce n’est pas un peintre qui a
Les

atteint sa maturité. Il a beaucoup voyagé ; il a été marin, puis agent


de change. Il a hésité longtemps avant de tout sacrifier à la peinture.
A Pont-Aven, Gauguin détonne autant qu’il est au centre de tout. Il
se cherche. Il a des idées folles et puissantes ; il les teste parfois
grâce aux artistes avec lesquels il converse. Il donne ce conseil à
Sérusier : « Comment voyez-vous ces arbres ? Jaunes, et bien mettez
du jaune, le plus beau jaune de votre palette. Cette ombre ? Plutôt
bleue, peignez-la avec de l’outremer pur. Et ces feuilles ? Rouges,
mettez du vermillon. » Gauguin s’intéresse aussi aux mystères.
Paul Sérusier revient à Paris avec un tout petit tableau inti-
tulé Le Talisman, qu’il montre à ses amis. Il fonde avec Maurice
Denis, Paul Ranson et Pierre Bonnard un groupe qui s’appellera les
Nabis (Nabi veut dire « prophète », « inspiré », « élu » en arabe et en
hébreu). Ils conçoivent le tableau comme un assemblage de couleurs
pures, et sa signification comme une énigme. Edouard Vuillard
viendra se joindre au groupe, quoiqu’il n’ait pas le goût des mystères
et sera surnommé le « Nabi zouave », à cause de sa barbe rousse
taillée à la militaire. Mais il s’éloigne rapidement de leur manière
picturale qui cloisonne les surfaces, cerne les objets et les person-
nages d’un trait sombre.
A la fin des années 1880, le monde visuel s’est élargi au
monde entier. La peinture d’Extrême-Orient fascine. En 1889,
l’Exposition Universelle de Paris permet aux artistes de voir des
œuvres venues des pays lointains colonisés récemment. Des hommes
comme Gauguin comprennent qu’ils ont sous les yeux des formes
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aussi complexes et élaborées que celles de l’art européen. Le champ
des possibles devient immense et, avec lui, la liberté d’organiser
l’espace pictural selon des schémas entièrement nouveaux en
Occident, et cependant compréhensibles.
Au cours des années 1890, Gauguin et Vuillard paraissent
vivre dans deux univers opposés. Mais, chez l’un et chez l’autre, le
drame couve sous la couleur. En 1897, Paul Gauguin est à Tahiti.
L’année est épouvantable. L’argent manque. Il apprend la mort de
sa fille. Echanges de courrier amers avec son épouse. Un eczéma
violent et persistant l’empêche de peindre. Il est victime d’une
crise cardiaque et, le 30 décembre, il tente de se suicider à l’arsenic.
Il vient de commencer les premières ébauches de D’où venons-nous ?
Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, un dernier tableau (heureu-
sement, il y en aura d’autres). Il survit à son suicide, mais pense
qu’il va mourir.
Les belles îles, les couleurs stupéfiantes de ses toiles, la
beauté des femmes, l’harmonie primitive de la nature et de l’huma-
nité sont la demeure de la souffrance. Il peint dans « une fièvre
inouïe », écrit-il à son ami Daniel de Monfreid, cette grande peinture
(139,1 x 374,6) qui se dérobe au regard. Vue de loin, c’est un miroi-
tement de couleurs ; vue de près, une profondeur habitée par des
créatures symboliques. La construction est figée, le temps est arrêté,
la vie absente. On est loin de l’exotisme et de la douceur que notre
imagination touristique associe au Pacifique. Au début des années
1890, Gauguin s’embarque pour les Tropiques. Il a un peu plus de

E
EXPOSITIONS
40 ans. Il n’aspire pas à s’oublier dans une civilisation dont il devine
la richesse, il essaie de la comprendre avec acharnement. Pour lui,
ce monde qu’il qualifie lui-même de primitif et de sauvage n’est ni
arriéré, ni abandonné par l’histoire et, de ce fait, innocent. C’est un
monde d’avant l’erreur, une erreur qui nous est entièrement impu-
table, et sur laquelle il veut revenir.
En 1894, il réalise une sculpture en grès émaillé de 75 centi-
mètres de haut, Oviri (qui signifie sauvage), une tueuse qui foule un
loup et étouffe un louveteau. Inquiétante beauté – comme celle des
jeunes femmes qu’il peint assises dans un monde vert. Gauguin est
taraudé par le désir immense et déçu de mettre littéralement la main
sur le secret des origines – et mettre la main, pour un peintre, cela
signifie quelque chose. La forêt des Tropiques est bleue, la lumière
est violente ; et les hommes sont petits. Les esprits qui les accom-
pagnaient et qui les protégeaient commencent à déserter la place,
car la civilisation venue avec les colons les repousse. Paul Gauguin
souffre, parce que son Graal échappe. Et sa peinture, sous la
séduction et le charme tentateurs, a la dureté indifférente du soleil
vertical qui, là-bas, éclaire de haut et sans ombre, et tombe, le soir,
comme une pierre.
Le calme des tableaux de Vuillard est tout aussi trompeur.
D’abord, l’émerveillement est total. La surface flotte devant les yeux
du spectateur comme un drap de soie multicolore, et réveille les sens
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à la façon d’un grain de sel sur une nourriture douce. Edouard
Vuillard a grandi dans l’atelier de couture que sa mère avait installé
dans leur appartement. Beaucoup de ses scènes d’intérieur repré-
sentent sa mère, sa sœur et des ouvrières qui remuent des tissus,
qui cousent et qui causent en travaillant. Elles paraissent sans autre
mystère que celui d’une peinture où les plans s’imbriquent savam-
ment les uns dans les autres grâce à la magie de la lumière. Vuillard
a grandi dans les tissus, dans leurs mouvements imprévisibles sous
les mains habiles des travailleuses. Son œil s’est fait au contact de
cette atmosphère visuelle fluide dans laquelle la conversation glisse,
machinale, sur les aspérités de la vie. Vuillard peint de la même
manière ses scènes d’intérieur familiales. Des gens autour d’une
table, d’autres assis dans des fauteuils ; des personnages debout,
pris dans la pénombre ou la lumière. Tout bouge sous le regard, à la
façon d’une toile libre et flottante. Ces toiles dissimulent quelque
chose, et le laissent deviner. La vie réelle fait des bosses dans ce
Carnets d’Étvdes

monde tendre, comme les objets font des bosses à la surface du drap
qu’on a jeté sur eux.
Ainsi Le Grand intérieur, avec son harmonie colorée et ses six
personnages dispersés dans l’espace, les regards détournés. Scène
de bonheur de la vie qui va ? Guy Cogeval, le plus grand spécialiste
de Vuillard et le maître-d’œuvre de l’exposition, pense qu’il s’agit
d’une explication orageuse entre les Vuillard et la famille de la maî-
Les

tresse de Roussel, l’époux de Marie, sœur d’Edouard. Germaine, la


maîtresse, est debout au premier plan. Et Vuillard aurait remplacé
le personnage de Roussel par celui qui se trouve à droite au fond,
pour rendre le tableau moins dramatique.
On dit souvent que Vuillard serait devenu, à la fin de sa vie,
un peintre mondain : il vivait, en effet, de ses portraits de riches
bourgeois. Des portraits qui sont restés étranges jusqu’au bout. En
1931, Vuillard a 63 ans. Il peint Fernande Javal dans son boudoir.
Assise sur un grand canapé, elle disparaît presque dans le chatoie-
ment des couleurs et la profusion des objets. Une petite vie enfermée
dans les apparences. Une petite vie de mystères inconnaissables,
comme les secrets de famille abrités dans les plis des scènes
d’intérieur qui ont fait la célébrité de Vuillard, avec leurs disputes,
leurs cris et leur douleur, éteints par le silence et par l’enchante-
ment de sa peinture.
Le secret du drame se dissimule sous l’éclat de la surface
peinte, chez Vuillard comme chez Gauguin. Tout ce qui faisait la
cohérence spatiale de la peinture classique a disparu. Pas de lignes
de fuite, pas de centre, une grande surface frontale que le regard ne
parvient pas à traverser d’un coup. Chez Gauguin, la géométrie des
formes semble projetée vers le spectateur. Chez Vuillard, la vibration
des taches colorées occupe le premier plan et freine la perception du
contenu narratif de la scène. Chez l’un et chez l’autre, le regard
étonné ne pénètre dans l’espace du tableau que dans un second
temps. C’est tout le tableau qui est présent d’abord, comme un
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bloc. Le spectateur bute, avant de pouvoir s’avancer. Devant la pein-
ture de Gauguin et celle de Vuillard, l’œil est littéralement en arrêt,
comme celui d’un chien de chasse.

LAURENT WOLF

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