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RÉVOLUTION DES DONNÉES ET ENJEUX DE LA STATISTIQUE EN

AFRIQUE
Introduction thématique

Florent Bédécarrats, Jean-Pierre Cling, François Roubaud

De Boeck Supérieur | « Afrique contemporaine »

2016/2 n° 258 | pages 9 à 23


ISSN 0002-0478
ISBN 9782807390072
DOI 10.3917/afco.258.0009
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine1-2016-2-page-9.htm
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Gouverner par les nombres
Révolution des données
et enjeux de la statistique
en Afrique
Introduction thématique
Florent Bédécarrats
Jean-Pierre Cling
François Roubaud

En 2013, l’économiste en chef de la Banque mondiale pour


l’Afrique publiait un article au titre retentissant sur l’état
de la statistique en Afrique : « Africa’s Statistical Tragedy »
(Devarajan, 2013)1. L’auteur y brossait un portrait bien
sombre. Au-delà du diagnostic, il s’intéressait aux raisons de
cette situation, résultant selon lui d’un manque de capacités
au sein des institutions statistiques africaines, d’une gou-
vernance f loue des responsabilités en matière de statistiques, d’un manque
de financement stable par les États et d’un effet déstructurant des finance-
ments des bailleurs dans ce domaine ; une analyse paradoxale quand on sait le
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rôle majeur joué par la Banque mondiale en matière de statistique en Afrique
(Cling, Roubaud, 2008) 2 .
Ce diagnostic n’est pas nouveau. Il reprend le fer porté par l’historien
de l’économie Morten Jerven dans une série de travaux sur ce thème : un pre-
mier article intitulé « Random Growth in Africa » publié en 2010, suivi de son
fameux ouvrage Poor Numbers, paru en 2013, d’un  numéro spécial de la Revue
canadienne d’études du développement qu’il a coordonné en 2014 (« Mesurer le
développement africain : hier et aujourd'hui »), puis d’un second ouvrage paru
en 2015 (Africa. Why Economists Get It Wrong). La réévaluation du PIB du
Ghana de 60 % en 2010, qui a permis à ce pays d’acquérir le statut de pays à
revenu intermédiaire, aurait mis le feu aux poudres. À partir d’une exploration
serrée des données du Botswana, du Kenya, de la Tanzanie et de la Zambie,
Jerven soutient que les véritables taux de croissance du PIB en Afrique ne pou-
vaient être connus. Il considère que, à quelques exceptions près (Afrique du Sud

Florant Bédécarrats est chargé Jean-Pierre Cling est chercheur François Roubaud est directeur de
d’études à l’Agence française de associé à DIAL (UMR Institut de recherche à l’IRD/DIAL (UMR Institut
développement. recherche pour le développement/ de recherche pour le développement/
université Paris-Dauphine). université Paris-Dauphine).

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et Botswana), il est impossible de classer les pays africains selon leur niveau de
PIB/habitant ou d’appréhender leur croissance économique. Il en conclut qu’il
faut remettre en cause le caractère exceptionnel de la phase de croissance de la
dernière décennie tant vantée par les économistes.
Parallèlement, la statistique publique africaine connaît depuis une
vingtaine d’années une forme de contestation plus indirecte, mais tout aussi
déstabilisante pour son fonctionnement, dans un contexte de raréfaction des
ressources humaines et financières allouées par l’État depuis les années 1980
et l’instauration des programmes d’ajustement structurel (Devaradjan, 2013 ;
Chen et al., 2013). La prolifération des bases de données internationales dans
les domaines les plus divers (gouvernance, démocratie, qualité des institu-
tions, planification familiale, accès à l’eau, aux soins ou encore aux services
financiers, etc.), subventionnées et développées par toutes sortes d’institutions
(universitaires, ONG internationales, agences d’aide, entreprises de consulting
privées, instituts de sondages mondialisés, agences de notation, etc.) est venue
remettre en question le monopole qu’elle exerçait de fait dans son domaine.
Principalement fondées au début sur des bases de données constituées
à partir de déclarations d’experts, les nouvelles statistiques produites hors de
la sphère publique nationale s’étendent maintenant à des enquêtes auprès des
ménages ou des entreprises, périmètre autrefois réservé des instituts nationaux
de la statistique. La multiplication des évaluations d’impact « randomisées »,
conduites à l’aide de protocoles d’enquêtes ad hoc, s’inscrit également dans
cette dynamique (Bédécarrats et al., 2013). Le big data (en français, données
massives) pourrait être le dernier avatar de ce mouvement de marginalisation
et de privatisation partielle de la statistique publique.
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Cette déstabilisation de la statistique publique en Afrique depuis le
Nord, qu’elle soit vécue comme une attaque en règle contre la crédibilité des ins-
tituts de statistique africains ou considérée comme une conquête progressive
de parts du marché f lorissant de l’information statistique, a suscité un certain
nombre de réactions critiques. Au-delà des doutes émis sur les compétences
techniques de Jerven en matière de comptabilité nationale (Raffinot, 2014 ;
Tedou, 2014), et des critiques plus académiques formulés par les chercheurs
(voir par exemple Politique africaine, 2014), la riposte a pris un tour plus poli-
tique. Un certain nombre de statisticiens africains, et non des moindres, y ont
vu l’empreinte d’une forme de néocolonialisme visant à dénigrer les initiatives
locales d’envergure. Par exemple, Pali Lehola, directeur général de l’Institut
national de statistique d’Afrique du Sud et instigateur de la Stratégie pour

1.  Ce titre s’inspire de l’article déjà des statistiques sur la réfère surtout à l’Afrique
éponyme d’Easterly et Levine (1997) « fractionnalisation ethno- subsaharienne, sachant que des
qui lui aussi a fait date. Il prétendait linguistique » produites hors du références au Maghreb, où le
démontrer que la « tragédie de la champ de la statistique publique. contexte de la statistique publique
croissance » en Afrique trouvait 2.  Lorsqu’elle évoque l’« Afrique », est profondément différent du reste
son origine dans la diversité cette introduction (de même de l’Afrique, sont également
ethnique du continent. Il mobilisait que le dossier qu’elle introduit) se présentées.

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l’harmonisation des statistiques en Afrique (SHaSA), a déclaré que « Morten
Jerven allait prendre en otage le programme africain de développement statis-
tique, à moins qu’il ne soit arrêté », et a fait annuler son intervention prévue
devant la Commission économique africaine en septembre 2013 3 .
En effet, la dernière décennie a été marquée par des tentatives notables
de réappropriation du pilotage stratégique de la statistique africaine par des
Africains. La SHaSA, lancée en 2010 sous l’égide conjointe de la Commission
économique pour l’Afrique (CEA), de la Banque africaine de développement
(BAD) et de l’Union africaine (UA), est l’initiative la plus emblématique, mais
elle est loin d’être la seule (CUA et al., 2010). La création ou le renforcement de
services statistiques au sein d’institutions régionales (Afristat) 4 , ou plus récem-
ment la mise sur pied d’un institut panafricain de statistiques (Statafric) 5 , opé-
rationnel à partir de début 2017, en sont aussi la preuve.
En Afrique, où la faiblesse des États constitue un puissant obstacle au
développement, nombreux sont ceux qui considèrent que la statistique pourrait
constituer un instrument du renforcement des États-nations, rôle qu’elle a joué
historiquement en Europe, puis dans le reste du monde (Desrosières, 1993).
Au-delà du sentiment d’appartenance nationale que peuvent procurer les dif-
férentes statistiques décrivant la population d’un pays, ainsi que ses carac-
téristiques économiques et sociales, nous sommes ici au cœur du concept de
« gouvernementalité » forgé par Foucault (2004). La statistique est ainsi mise
au service de l’État pour la gestion rationnelle de sa population.
Plus largement, la statistique n’a jamais été autant convoquée par la
communauté internationale pour piloter les politiques de développement. Pour
reprendre la définition de Stiglitz (1998, p. 3), le développement ne concerne
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pas seulement la croissance, mais également une « transformation de la société,
de ses relations et de son mode de pensée traditionnel, de la façon tradition-
nelle d’aborder l’éducation et la santé, du mode traditionnel de production vers
une conception plus moderne 6 ». Or, le rôle de l’État dans les sociétés contem-
poraines est d’être le principal collecteur des informations économiques et
sociales pour conduire ce changement. Nous adhérons à cet égard à la thèse
de Gauchet (2007) selon qui l’État est devenu « une agence cognitive du chan-
gement social, dont il s’agit d’assurer la conduite maîtrisée… Veiller à la bonne
marche de l’économie au sens strict ne suffit pas ; c’est le changement social
dans son ensemble dont il s’agit d’assurer la conduite maîtrisée ». Au niveau
international, c’est bien un des objectifs centraux revendiqués par les Objectifs
du millénaire pour le développement (OMD), puis des Objectifs de développe-
ment durable (ODD) qui leur ont succédé.
Le tournant pris au début des années 2000 avec les OMD et les nou-
velles stratégies internationales de lutte contre la pauvreté (Cling et al., 2003)
est aujourd’hui confortée, voire accentué. La montée en puissance du para-
digme des politiques basées sur les « données probantes » (evidence based poli-
cies ; Laurent et al., 2009) et de la « gestion par les résultats » (managing by
results), scandée par toute une série de jalons (de la Déclaration de Paris en

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2005 à celle de Busan en 2011), a conduit les agences d’aide à mettre la mesure
statistique au cœur du suivi et de l’évaluation de l’aide publique au développe-
ment. Paris21, le consortium international créé en 1999 pour traduire ce nouvel
élan de la communauté internationale pour la statistique du développement, a
poussé à la généralisation de documents intitulés « Stratégies nationales pour
le développement de la statistique » (SNDS) dans les pays en développement
(PED) ; à ce jour, une centaine de pays sont concernés.
L’agenda pour le développement durable 2015-2030 a accouché d’un
« monstre » puisqu’il a vocation à couvrir l’ensemble des dimensions écono-
mique, sociale et environnementale (voire politique). L’univers en expansion des
ODD a ainsi connu son Big Bang. Aux 17 objectifs adoptés en septembre 2015
par l’ONU sont associés 169 cibles et 229 indicateurs statistiques 7. Alors que
les pays africains peinaient à assurer la production des 60 indicateurs de suivi
des OMD, on sait déjà qu’ils ne seront pas à même de suivre les indicateurs
associés aux ODD, du fait de leurs contraintes de ressources humaines et finan-
cières (Demombynes, Sandefur, 2014).
Toutefois, les statistiques, nationales ou internationales, ne sauraient
être réduites à ce seul rôle d’instrument de pilotage des politiques publiques
et de développement. L’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 énonçait déjà qu’assurer aux citoyens le respect de leurs droits
dans une société démocratique implique que « la société a le droit de demander
compte à tout agent public de son administration ».
À ce titre, la fonction de gouvernance des statistiques est double : d’une
part, aider au suivi et à l’évaluation des ODD (et auparavant des OMD) par les
États et par leur population dans une optique de redevabilité des gouverne-
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ments vis-à-vis de leurs citoyens, et au-delà par la communauté internationale
et les agences d’aide ; mais aussi aider à la mesure des avancées démocratiques
et de la gouvernance dans chaque pays, qui font l’objet d’un ODD spécifique
(l’ODD16) négocié et « bricolé » de haute lutte dans le cadre des négociations
ayant conduit à l’adoption de l’agenda 2030 (voir l’article de Cling et al. dans ce
dossier, p. 73).
C’est dans ce contexte qu’a été lancé l’appel à une révolution des don-
nées (data revolution) par un groupe de personnalités « de haut niveau » réu-
nies par le secrétaire général des Nations unies (2013). Le rapport du groupe
prend acte du besoin croissant de statistiques dans le monde et du fossé de plus
en plus large entre pays développés et en développement en matière d’accès

3.  “Morten Jerven will hijack et regroupe aujourd’hui 19 États ways of dealing with health and
the African statistical development membres. education, traditional methods of
programme unless he is stopped in 5.  Statafric : Institut panafricain production, to more ‘modern’ ways.”
his tracks” (http://africanarguments. de statistique de l’Union africaine 7.  Le nombre d’indicateurs
org/2013/09/19/poor-numbers). (basé à Tunis). statistiques évoqué ici correspond à
4.  Afristat : Observatoire 6.  “Development represents a la liste établie par la Commission
économique et statistique d’Afrique transformation of society, a statistique des Nations unies en
subsaharienne. Il a été créé en 1996 movement from traditional relations, mars 2016, susceptible de révisions
traditional ways of thinking, traditional ultérieures (IAEG, 2016).

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à l’information (la fracture numérique). Le rapport formule plusieurs recom-
mandations pour mobiliser l’innovation technologique et les ressources finan-
cières en faveur des statistiques dans le cadre d’un partenariat entre tous les
acteurs : harmonisation des principes et standards, partage de technologies et
des innovations, accroissement des ressources, gouvernance articulée associant
les acteurs et approche pragmatique pour les ODD. Il plaide pour que les PED
soient en mesure d’assurer les deux fonctions décrites ci-dessus : d’une part,
que des statistiques de qualité soient produites pour que les ODD fassent l’objet
d’un suivi rigoureux ; d’autre part, « pour améliorer la qualité des statistiques
et des informations mises à la disposition des citoyens… pour fournir à la popu-
lation des informations quant aux progrès réalisés vers les objectifs 8 ».
Soutenir et participer à cette « révolution » est devenu un enjeu pour
l’ensemble de la communauté internationale, en particulier pour venir en appui
aux pays africains, où les besoins sont les plus criants. En effet, le hiatus n’a
jamais été aussi grand en Afrique entre la demande de statistique, symbolisée
par le nouveau maître-mot de la « révolution des données », marqueur d’at-
tentes énormes, et la production de données fiables par la statistique publique.
Alors que sa politique de coopération statistique pour le développement a
été longtemps en pointe à l’échelle internationale (Cling, Roubaud, 2006), la
France lui consacre de moins en moins de moyens, tandis que ses compétences
techniques se tarissent. Ce déclin place la France en porte-à-faux par rapport à
la Grande-Bretagne (Df ID) et aux agences internationales (Banque mondiale,
Eurostat, etc.), dont les moyens et les capacités d’intervention ont décuplé pour
faire face aux nouveaux défis.
Cet environnement général nous a conduits à proposer à la revue Afrique
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contemporaine la confection d’un dossier thématique consacré à la statistique
en Afrique. Non seulement l’agenda international s’y prêtait, mais il était éga-
lement opportun du point de vue de la recherche, en particulier francophone.
En effet, dans les années récentes, trois revues scientifiques proches se sont
emparées du sujet sur des thématiques connexes : en 2011, Politique africaine
publiait un dossier intitulé « La macroéconomie par le bas » (Samuel, Hibou,
2011), encadrant deux articles de réf lexion critique de la raison statistique au
service d’un projet scientiste et néolibéral sur les OMD, puis les ODD (Egil,
2005 et 2015), ainsi que la série de commentaires autour du premier livre de
Jerven (Politique africaine, 2014) ; en 2013, la revue Tiers Monde consacrait
un numéro à « La mesure du développement : comment sciences et développe-
ment se conjuguent » (Gabas et al., 2013) ; enfin, et parallèlement à la confec-
tion de notre dossier, la revue Annales HSS s’intéressait elle aussi aux travaux
de Jerven dans une perspective plus historique, réunissant dans trois articles
des analyses sur le rôle de la statistique et de la quantification, la fabrique
des chiffres et l’histoire économique de l’Afrique (Cogneau, 2016 ; Labrousse,
2016 ; Samuel, 2016).
Ce numéro s’inscrit dans la lignée de ces travaux, en adoptant une pers-
pective complémentaire et sous le signe de la diversité. D’abord par nos profils

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en tant qu’éditeurs scientifiques : il nous a semblé que le croisement de nos
univers professionnels pouvait être fécond. Spécialistes du développement,
en particulier en Afrique, nous sommes issus de trois mondes différents : la
recherche, la statistique et celui des agences d’aide, donc à la fois producteurs
et consommateurs de statistiques. Ensuite, par la variété des angles d’attaque
de la question statistique, déclinée au présent comme au passé.
Dans l’appel à contribution, nous suggérions, entre autres, des contri-
butions sur la qualité des données, son évolution au cours du temps et le rôle
des innovations, notamment les nouvelles technologies ; nous sollicitions des
réf lexions sur des questions d’économie politique de la quantification, en inter-
rogeant l’émergence potentielle d’une nouvelle forme de gouvernementalité en
Afrique ; nous incitions aussi à creuser la sociologie du chiffre sur le continent,
à l’instar des travaux à la Desrosières (1993, 2008 et 2014) ou Porter (1995)
pour les pays développés. Enfin, et en lien avec le point précédent, nous convo-
quions le spectre le plus large de disciplines des sciences sociales.
C’est donc avec ce prisme étendu que ce dossier vous est présenté. Nous
regroupons les six articles et les six « Repères » qui le constituent autour de
trois questions structurantes.

Diagnostic sur l’évolution de la qualité des données,


un bref retour sur le passé
La question de la qualité des données n’étant pas nouvelle (Naudet, 2000 ;
Razafindrakoto, Roubaud, 2003), on peut d’abord se demander si la situation
s’est améliorée ou détériorée au cours de la période récente. Les articles présen-
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tés dans ce numéro mettent en évidence plusieurs tendances positives, mais le
bilan global est mitigé.
L’article de Tom Moultrie établit un diagnostic en demi-teinte sur l’amé-
lioration des statistiques démographiques en Afrique. Certes, ces dernières ont
connu une amélioration réelle grâce aux grands programmes d’enquêtes par
sondage de type EDS : enquêtes démographiques et de santé (DHS en anglais)
ou MICS (Multipurpose Indicators Cluster Surveys ; enquêtes de base à indi-
cateurs multiples). Cependant, et malgré ces éléments de progrès, les données
d’état civil demeurent quasiment inexistantes ; et les recensements, qui consti-
tuent la base de sondage des enquêtes, sont généralement peu fréquents en
comparaison avec les normes internationales en la matière (un recensement
tous les dix ans) et avec les pratiques sur les autres continents. Ceci s’explique
par leur coût élevé qui est peu à la portée de ces pays où les ressources bud-
gétaires sont très contraintes, à la différence des enquêtes par sondage (EDS,
etc.), beaucoup moins coûteuses.

8.  La traduction française appauvrit empowerment. La version originale « […] to empower people with
la fin de cette phrase, faute de du rapport est plus ambitieuse information on the progress towards
traduction adéquate du terme puisqu’elle évoque l’objectif suivant : the targets ».

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Le texte de Sara Randall poursuit les réf lexions de Tom Moultrie, non
seulement par son prisme disciplinaire (la démographie), mais évoque aussi
le questionnement que soulève l’accent nouveau porté sur la lutte contre les
inégalités et le concept d’inclusivité qui se traduit dans le langage onusien par
le slogan associé aux ODD, No one left behind (« personne laissé au bord de
la route »), et ses implications en matière de mesure. Dans un dépouillement
monumental et méticuleux de dizaines de recensements de population et d’en-
quêtes démographiques, éclairé par trente-cinq ans d’expérience de conduite
d’enquêtes de terrain en milieu rural africain, cette spécialiste internationa-
lement reconnue s’interroge sur les facteurs de visibilité et d’invisibilité dans
les sources statistiques officielles. Elle montre comment et pourquoi certains
groupes de population, telles que les femmes âgées au Sahel, les hommes
jeunes ou encore les pasteurs nomades, sont systématiquement sous-représen-
tés dans les bases de données et en particulier dans les enquêtes, écornant au
passage le label trop facilement décerné aux enquêtes EDS de « données de
haute qualité ». Elle interroge l’homogénéisation des méthodes de collecte et
des catégories statistiques qui se traduisent dans certains cas par un frein à
la comparabilité des données, loin des promesses béates de « lendemains qui
chantent » liés à la révolution des données.
En mettant en lumière l’abandon progressif des catégories analytiques
et des méthodes de collecte spécifiques à certaines sous-populations, un recul
méthodologique engagé au nom de la standardisation, l’auteure nous renvoie
directement aux travaux pionniers du groupe Amira (Amélioration des méthodes
d’investigation en milieux informels et ruraux africain), objet d’un « Repère »
de François Doligez. Ce dernier rappelle l’exemple emblématique de la discus-
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sion autour des contours du ménage « rebelle » africain, qui servit à remettre
en cause l’individualisme méthodologique à la base des enquêtes auprès des
ménages, principe considéré comme universel et appliqué sans réf lexion pré-
alable en Afrique. En effet, les décisions de production, de consommation et
d’accumulation ne sont pas prises par les mêmes personnes au sein d’un ménage
élargi, défini de manière différente des autres PED et surtout des pays dévelop-
pés où ont été conçues ces enquêtes. Les travaux du groupe Amira s’inspiraient
directement de ceux de Bourdieu et des statisticiens de l’Insee qui, à la veille de
l’indépendance algérienne, avaient cherché à adapter les catégories statistiques
appliquées en France et dans les pays développés aux spécificités des pays en
développement.
Francis Gendreau, lui aussi démographe, présente à ce propos un
« Repère » sur les ressources statistiques disponibles sur les thématiques
sociales, sanitaires et démographiques. Il fournit un inventaire des portails
qui, dans ces domaines, répertorient les recensements et enquêtes, donnent
accès à leurs résultats et permettent aussi de récupérer les données brutes col-
lectées. Ce tour d’horizon fournit une vision globale de la croissance et de la
diversification de la production des appareils statistiques nationaux, mais aussi
un outil utile aux chercheurs, étudiants et acteurs s’intéressant à ces domaines.

Gouverner par les nombres 15


Le « Repère » sur les statistiques scolaires de Sarah Fichtner porte
quant à lui sur les données administratives dans le domaine de l’éducation au
Bénin. Elles sont peu étudiées en général et plus particulièrement dans ce dos-
sier qui s’intéresse surtout aux données tirées d’enquêtes statistiques. Il décrit
ainsi les artifices de la fabrication de ces données à partir de l’exemple d’une
fiche de recensement produite dans une école primaire publique en zone rurale
au Bénin. Dès lors que les statistiques administratives sont produites à destina-
tion des autorités et de la société civile, ce « Repère » démontre que la tentation
est grande pour leurs producteurs d’orienter leurs méthodes et leurs résultats
en vue de satisfaire leur public.
Cette entrée en matière par les démographes et les socio-anthropo-
logues n’est pas anodine. Elle illustre en creux le peu d’appétence des écono-
mistes à questionner leurs catégories analytiques et la qualité de leurs données,
pour se concentrer sur les techniques d’analyses ; un défaut vertement dénoncé
par Jerven dans son dernier ouvrage Africa. Why Economists Get It Wrong
(2015).
L’article de Marc Raffinot vient fort à propos combler cette lacune. Ce
dernier s’interroge sur la pertinence pour les pays africains de s’atteler à l’éla-
boration de comptes macroéconomiques patrimoniaux (tableau des opérations
financières de l’État, et secondairement balance des paiements et système de
comptabilité nationale), comme les en enjoint le Fonds monétaire internatio-
nal. Ce passage d’un système en termes de f lux à un système en termes de stock,
s’il est en phase avec l’idée de durabilité mis en avant par les ODD, est selon
cet auteur le ref let d’une conception impulsée par les pays anglo-saxons, d’un
État fournisseur de services publics dans un environnement de concurrence
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dont on recherche l’efficience à tout prix. Dans les pays en développement,
cette patrimonialisation apparaît plus comme un dispositif de surveillance
externe au service des organisations internationales que comme un outil de
contrôle démocratique par les citoyens africains. Surtout, ce tournant semble
hors de portée des systèmes statistiques africains, aux ressources dérisoires.
Ce diagnostic renvoie en écho à l’article de Bertrand Savoye sur les ambitions
démesurées exigées des systèmes statistiques nationaux en Afrique depuis les
indépendances (voir ci-dessous).
En matière de comptabilité nationale, qui fournit notamment les esti-
mations de produit intérieur brut et de croissance économique pour chaque
pays, le « Repère » de Slim Dali expose l’amélioration récente de la méthodo-
logie d’élaboration des comptes nationaux au Nigeria, qui s’est traduite par un
quasi-doublement de l’estimation du PIB de ce pays, devenu grâce à cette révi-
sion comptable la première puissance économique en Afrique subsaharienne
devant l’Afrique du Sud. L’ampleur de cette révision est interprétable de deux
manières non exclusives : d’un côté, elle conforte la thèse de Jerven concer-
nant la fragilité des statistiques macro-économiques en Afrique ; de l’autre, elle
témoigne d’une amélioration de ces statistiques dans ce pays (meilleure prise en
compte de l’informel, de l’activité des services de téléphonie, etc.).

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Les pays africains peuvent-ils suivre la mise en œuvre
de l’agenda 2030 ?
Les pays africains peuvent-ils et vont-ils réussir le défi de la « révolution des
données » dans l’agenda post-2015 ? La médiocrité globale de la qualité et
de la fréquence des statistiques de base dans les pays africains pose un pro-
blème général de suivi des indicateurs des ODD, même dans les domaines
« traditionnels » de la statistique ou dans ceux déjà suivis dans le cadre des
OMD 9 . Dans son article, Tom Moultrie relève qu’il est difficile de suivre les
indicateurs démographiques des ODD, si on ne dispose que d’un seul recen-
sement de population au cours de la période couverte. En revanche, l’article
de Jean-Pierre Cling, Mireille Razafindrakoto et François Roubaud apporte
une réponse plutôt positive dans le cas de l’ODD16 consacré à la gouvernance.
Il met d’abord en lumière le rôle moteur qu’a joué et que joue l’Afrique dans ce
domaine, y compris dans les négociations ayant abouti à l’adoption de cet ODD.
Il présente ensuite l’exemple emblématique de l’initiative internationale GPS-
SHaSA conduite par plusieurs organisations internationales et montre que le
continent est le plus avancé en matière de stratégie de mesure de l’ODD16 et
de la gouvernance en général. Comme le décrit l’article, cette situation, para-
doxale compte tenu de la faiblesse globale des compétences statistiques sur le
continent, s’explique par la convergence d’intérêt de différents acteurs dans
leur volonté d’avancer dans cette direction qui se traduit par un effort statis-
tique innovant.
Cependant, ne nous y trompons pas. L’exemple de l’ODD16 traité dans
cet article constitue l’exception qui confirme la règle, qui doit évidemment être
mise en avant, mais sans se faire d’illusion sur les difficultés majeures que vont
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rencontrer les pays africains pour le suivi de l’agenda post-2015 en général.
Selon l’estimation du réseau international SDSN (2015), le coût du suivi des
ODD pour l’ensemble des PED serait d’un milliard de dollars par an, sur l’en-
semble de la période (2015-2030), qui devrait être couvert au moins par moitié
par l’aide internationale ; dans le cas de l’Afrique, ce coût dépasse de loin les
capacités financières des États et les sommes allouées à la production statis-
tique (Demombynes, Sandefur, 2014 ; Paris21, 2015).
De ce point de vue, les innovations récentes, notamment dans le champ
des nouvelles technologies de l’information, changent-elles la donne ? L’article
de Thomas Roca et d’Emmanuel Letouzé, qui ne porte pas spécifiquement sur
l’Afrique, est consacré à l’émergence des données ouvertes et massives. Il sug-
gère que le processus en cours de « massification » et d’ouverture des données
est susceptible d’améliorer la disponibilité d’informations statistiques pour le
développement en général et plus particulièrement pour le suivi des ODD. Cette
analyse prospective soulève aussi la question cruciale des rôles respectifs des
secteurs public et privé dans la nouvelle configuration de la production statis-
tique mondiale. Le quasi-monopole traditionnel de facto de l’État dans la pro-
duction statistique est aujourd’hui largement remis en cause par les géants du
numérique. Le rôle central des instituts de statistique dans le suivi de l’agenda

Gouverner par les nombres 17


2030, affirmé par les Nations unies (IAEG, 2014), ne pourra être assuré dans la
pratique que s’ils prouvent leur capacité à produire dans des délais rapides des
indicateurs fiables couvrant les différents domaines des ODD.
Le « Repère » d’Emmanuel Bonnet présente un exemple concret d’uti-
lisation de données géolocalisées tirées de déclarations effectuées par les poli-
ciers sur leurs téléphones portables pour le suivi des accidents de la route à
Ouagadougou, capitale du Burkina Faso. Une expérience pilote a permis d’esti-
mer de manière fiable (sans enquêtes statistiques) la mortalité et la morbidité
due aux accidents de la route dans la capitale burkinabée. Comme le montre
l’auteur, ce type de pratiques peut avoir de nombreux usages en matière de
santé (suivi des épidémies), de gouvernance (violences politiques), de suivi des
catastrophes naturelles, etc. S’il met en avant les bienfaits de plateformes colla-
boratives en open source (comme celle d’Ushahidi10), il souligne la nécessité de
développer ces applications dans le cadre d’un partenariat avec les institutions
publiques.
Au-delà des questions techniques liées à la capacité de suivi des ODD
de la part des pays africains, il nous semble indispensable de nous poser la
question des enjeux conceptuels et opérationnels qui sous-tendent la définition
et le suivi de ces objectifs. L’article de Tom Moultrie soulève deux questions
majeures à ce sujet. Comme Thomas Roca et Emmanuel Letouzé, il pose la
question de la remise en cause du rôle de l’État dans le cadre de la révolution
des données, question qui ne concerne évidemment pas que l’Afrique. Il s’in-
terroge ensuite sur les concepts statistiques employés pour le suivi des ODD,
imposés selon lui par les États. Pour Tom Moultrie, « les catégorisations rete-
nues permettent alors à l’État de déterminer ce qui peut être et qui sera rendu
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visible ». On rejoint ici aussi Sara Randall et sa catégorie des « invisibles ». Or,
les pauvres et les exclus sont précisément ceux sur lesquels doivent porter les
efforts dans le cadre des ODD (par exemple, l’ODD1 pour l’éradication de la
pauvreté).
Le « Repère » de Hubert de Milly aborde cette même question sous un
autre angle. À partir de l’exemple des ODD sur les inégalités (ODD11) et sur la
gouvernance (ODD16), il explique que les ODD intègrent pour la première fois
la dimension de l’économie politique, ce qui pose un nouveau type de problèmes
de suivi. Plus largement, il offre une présentation générale et succincte des
ODD et des principaux défis qui vont devoir être relevés, aussi bien au niveau
de la mesure statistique que de l’implication des agences d’aide.

9.  En 2016, la Banque mondiale pour les pays d’Asie de l’Est et du (http://datatopics.worldbank.org/
attribuait un « score de capacité Pacifique, et de 78 % pour l’Europe statisticalcapacity/).
statistique » de 60 % en moyenne aux de l’Est et l’Asie centrale, ainsi que 10.  Un outil open source de collecte
pays d’Afrique subsaharienne et de l’Amérique latine et les Caraïbes. Ces de témoignages envoyés par
62 % aux pays du Moyen-Orient et de moyennes incluent les pays à faible courriers électroniques, SMS ou
l’Afrique du Nord. Cet indice revenu et à revenu intermédiaire, Twitter, et qui les localise sur une
composite était en moyenne de 74 % mais pas ceux à revenu élevé carte accessible en ligne.

18  Gouverner par les nombres en Afrique Afrique contemporaine 258


Le rôle de l’aide publique au développement en matière statistique
Enfin, quel rôle l’aide internationale peut-elle jouer dans le renforcement des
appareils statistiques nationaux africains ? L’article de Bertrand Savoye revient
sur le cas de la France, un des principaux acteurs de l’assistance technique bila-
térale sur le continent africain depuis l’ère des indépendances. Le bilan qu’il
tire de ce demi-siècle d’intense coopération et de partenariat est nuancé. Il ne
fait aucun doute que l’investissement, non seulement financier, mais également
institutionnel, méthodologique, scientifique et humain est de premier plan ;
au point de pouvoir revendiquer l’idée d’une « approche française de la statis-
tique », une véritable « passion française ».
Citons ici quelques exemples phares : la création à l’initiative de la
France d’Afristat et des écoles nationales de statistiques, toujours en activité,
sur le front des institutions ; l’élaboration d’outils statistiques devenus des
standards internationaux comme les Enquêtes 1-2-3 pour la mesure de l’écono-
mie informelle ou le module ERE-TES (« Équilibre ressources-emplois-Tableau
entrées-sorties ») dans le domaine de la comptabilité nationale ; enfin, dans le
domaine de la réf lexion, les innombrables articles scientifiques publiés dans
la revue du groupe Amira, parue pendant quinze ans (1976-1991), ou encore la
revue StatÉco, en activité depuis 1972.
En revanche, Bertrand Savoye est plus dubitatif sur la fécondité de ce
legs. Sa principale critique porte sur la lourdeur de l’héritage, dont il qualifie
bien l’ambivalence : « Généreux mais encombrant. » Même quand il n’est pas
décalqué du modèle français de l’Insee, le projet statistique porté par la France
en Afrique est selon lui trop ambitieux, animé d’une « vision panoramique »
qui n’est pas à la mesure des INS africains et de leurs maigres ressources. De ce
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point de vue, la coopération technique française a sa part de responsabilité, non
seulement dans une situation objective peu reluisante, mais aussi parce que les
réalisations sont jugées à l’aune d’attentes démesurées. Le décalage entre des
réalisations concrètes, certes limitées mais réelles, et un projet particulière-
ment exigeant se traduit selon l’auteur par une déception devant des objectifs
non atteints, tout en étant potentiellement inhibiteur pour les INS.
Avec ce numéro, notre ambition était de remettre au centre de l’attention
les enjeux techniques, politiques et sociétaux de la production de données sur
les sociétés et le développement en Afrique. Comme nous l’avons rappelé dans
cette introduction et comme le montrent les articles de ce numéro, l’Afrique est
à la fois le continent où les besoins dans ce domaine sont les plus criants et celui
où les capacités de répondre à ces enjeux sont les plus limitées. Espérons que
ce volume sera un jalon dans la consolidation d’une statistique permettant de
mieux comprendre les enjeux du siècle à venir et d’évaluer l’action publique, et
qu’il irriguera la délibération et l’action collective.
Dans son prolongement, deux pistes, liées, nous intéressent. La pre-
mière se place dans le champ de la recherche. Juste eff leurées dans ce numéro,
il s’agirait de défricher plus sérieusement l’histoire, la sociologie et l’écono-
mie politique du chiffre, comme l’appellent de leurs vœux des chercheurs, à

Gouverner par les nombres 19


ce jour dispersés, par exemple sous un angle épistémologique l’économiste
Agnès Labrousse (2016) ou encore l’historien Vincent Bonnecase (2015) et le
politiste Boris Samuel (2016). Selon nous, un tel projet devrait procéder d’un
triple décloisonnement : disciplinaire d’abord, mais peut-être plus encore d’un
réel dialogue entre producteurs et utilisateurs de chiffres, condition nécessaire
pour dépasser le reproche souvent formulé par les statisticiens, notamment
africains, d’une critique de leurs pratiques par une communauté académique
du Nord « hors sol », en position surplombante et érigée en « donneuse de
leçons » ; géographique sur leurs objets ensuite, en mêlant les regards sur la
statistique au Nord et au Sud, les spécificités africaines n’étant probablement
pas aussi incommensurables qu’elles n’y paraissent au premier abord ; linguis-
tiques enfin, les littératures francophone et anglophone sur ces thématiques
étant à ce jour largement découplées, bien que la situation soit ici comme
ailleurs, clairement asymétrique en faveur de cette dernière (les travaux de
Jerven, pourtant censés embrasser l’ensemble du continent, ignorent massive-
ment aussi bien l’expérience des pays que des auteurs francophones).
La seconde piste, qui s’inscrit dans le prolongement de l’article de
Bertrand Savoye, pose la question plus prospective de la stratégie de la France,
qui se place aujourd’hui loin derrière la Grande-Bretagne en matière d’appui à
la statistique africaine. Ce numéro spécial, s’il ne fait que parcourir ses nom-
breux défis, ouvre des pistes pour un nouveau départ de l’action de la France
dans le domaine de la statistique. Notre proposition, en tant qu’acteurs engagés
(au double sens du terme) dans ce champ, consiste à dynamiser les synergies
entre les principaux intervenants de la coopération française dans le domaine
statistique, dans le prolongement des recommandations formulées par l’évalua-
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tion de cette coopération commanditée par les ministères des Affaires étran-
gères et des Finances (DGM, 2015).
C’était d’ailleurs la motivation première de notre association dans la
coordination de ce dossier. Cet objectif s’est traduit modestement, mais concrè-
tement, par la publication d’articles scientifiques de qualité d’auteurs issus
de l’AFD, dont ce n’est ni la mission ni la culture première. Cependant, cette
piste mérite d’être développée plus avant et institutionnalisée à travers un par-
tenariat impliquant les principaux acteurs français mobilisés par les enjeux
statistiques. L’IRD est par nature investi d’une mission de recherche pour le
développement et a cultivé une expertise historique sur la statistique, parti-
culièrement sur l’Afrique. L’INSEE est le premier acteur statistique en France,
mais également doté d’une solide tradition en Afrique, deux champs géogra-
phiques historiquement découplés mais que les ODD, en s’appliquant à tous
les pays du monde, viennent arrimer. L’AFD, enfin, est non seulement le bras
financier de la politique d’aide de la France en Afrique, mais elle est aussi en
charge des questions de gouvernance, qui incluent notamment la statistique
publique. Elle a hérité cette dernière mission du ministère des Affaires étran-
gères en 2016.

20  Gouverner par les nombres en Afrique Afrique contemporaine 258


À ce partenariat tripartite, d’autres institutions devraient être asso-
ciées, telles qu’Expertise France, agence française d’expertise internationale.
Cet opérateur a pour vocation de coordonner l’expertise française en matière
statistique, sur les grands projets internationaux financés par l’Union euro-
péenne en particulier (voir notamment le programme panafricain de statis-
tique – PAS – ou d’appui à la statistique des pays de la Méditerranée – Medstat).
Enfin, n’oublions pas les ministères des Affaires étrangères et des Finances
qui continuent à piloter la coopération statistique du point de vue multilaté-
ral (relations avec Afristat, Afritac, etc.) et en tant que tutelles de l’AFD et
d’Expertise France.
Une collaboration effective entre ces institutions sur les enjeux statis-
tiques ne serait-elle pas la meilleure manière de renouer avec l’expérience fer-
tile des pères fondateurs d’Amira, tout en capitalisant sur l’avantage comparatif
de la France, pour la replacer en acteur majeur sur la scène statistique africaine
et internationale ? À la jonction des deux pistes évoquées ci-dessus, mêlant, au-
delà des institutions, les hommes et les femmes de différentes disciplines, du
Nord et Sud, en quantité mais tous de qualité, pour réf léchir à la statistique et
ses usages en la pratiquant, voilà un projet ambitieux pour entretenir l’« effet
Desrosières » tel que le décrit Emmanuel Didier (2014) dans son introduction à
l’ouvrage posthume de ce dernier.
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