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DÉCENTRALISATION ET POUVOIRS TRADITIONNELS : LE PARADOXE

DES LÉGITIMITÉS LOCALES

Hubert M. G. Ouedraogo

De Boeck Supérieur | « Mondes en développement »

2006/1 no 133 | pages 9 à 29


ISSN 0302-3052
ISBN 2-8041-5135-2
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Décentralisation et pouvoirs traditionnels :
le paradoxe des légitimités locales
Hubert M. G. OUEDRAOGO1

L a décentralisation est sans aucun doute l’un des processus les plus
marquants de l’histoire contemporaine des États sahéliens ; constituant
un projet de réforme politique, son implication essentielle est de faire émerger
auprès de l’État un autre type d’acteur public en charge du développement : les
collectivités locales. Engagée à l’origine dans un contexte de scepticisme
généralisé sur fond de conditionnalités explicites ou implicites des bailleurs de
fonds, la décentralisation tend de plus en plus aujourd’hui à devenir une attente
et dans certains cas même une revendication des populations sahéliennes. Les
nombreuses expériences d’approches participatives et de responsabilisation à la
base développées au Sahel au cours des deux dernières décennies ont, sans
doute, malgré leurs limites, préparé le terrain à la décentralisation en favorisant
la gestion par les populations rurales des ressources naturelles de leurs terroirs2.
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Pourtant, l’engouement provoqué au départ par le lancement des processus de
décentralisation, affirmés comme axe fondamental du développement dans la
plupart des États sahéliens, semble aujourd’hui céder le pas au scepticisme et à
la déception : après bientôt une décennie d’expériences de mise en œuvre des
différents processus nationaux de décentralisation, les résultats atteints sont
jugés très faibles3. Il est alors urgent de réfléchir aux contraintes économiques,
juridiques, institutionnelles, mais aussi sociales et politiques, qui limitent la
pleine efficacité de la décentralisation, particulièrement en milieu rural.
En tant que réforme politique visant un transfert de pouvoirs du niveau central
vers le niveau local, la décentralisation propulse aux commandes des
collectivités territoriales nouvellement créées de nouveaux acteurs locaux.
Comme dans tout processus d’ordre social, les élites sont appelées à jouer un
rôle décisif dans la gestion des affaires locales. Ces élites locales, qu’elles soient

1
Juriste-anthropologue, Université de Ouagadougou, juriste-consultant international.
o.hubert@fasonet.bf
2
R. M. ROCHETTE (1989), Le Sahel en lutte contre la désertification : leçons
d’expériences, Weikersheim, Margraf.
3
CILSS (2005), Foncier et développement durable : Actes du Forum de Bamako,
Ouagadougou, CILSS.

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modernes (responsables d’associations de développement, fonctionnaires


"ressortissants" de la région, députés…) ou traditionnelles (chefs traditionnels,
notables…), peuvent se présenter soit comme des facteurs de changement
social, soit, au contraire, se révéler de puissants facteurs de freinage, voire de
blocage des changements attendus. La situation des élites traditionnelles est
particulière et complexe à saisir : bien qu’en déclin avec les transformations
politiques et sociales profondes qui affectent la plupart des pays africains
(affaiblissement des coutumes, progression du phénomène urbain…), les
chefferies traditionnelles continuent d’exercer une influence forte sur le cours
de la vie politique, économique et sociale locale. Bénéficiant de la
reconnaissance, du respect et de la considération de la majorité des populations
rurales, elles s’imposent de fait comme des interlocuteurs incontournables de
l’État, des projets de développement et des bailleurs de fonds. Pourtant, par de
leur attachement à des coutumes quelquefois en conflit avec les principes de
l’État républicain, les chefs traditionnels peuvent s’affirmer comme des forces
régressives, à travers notamment des pratiques d’exclusion et d’absence d’équité
à l’égard d’une partie des citoyens4. Le paradoxe des processus en cours au
Sahel est que tantôt, à la suite de l’installation de nouveaux pouvoirs locaux
élus, la décentralisation apparaît comme une véritable menace pour la survie de
la chefferie traditionnelle ; tantôt, au contraire, en raison de leur solide
implantation au niveau local, la décentralisation semble favoriser la résurrection
de pouvoirs traditionnels qui jusque-là paraissaient sur la voie du déclin.
La présente réflexion tentera de rendre compte de la complexité de l’analyse du
rôle et de la place des pouvoirs locaux traditionnels dans le cadre des processus
de décentralisation en cours au Sahel. Elle s’appuie principalement sur les cas
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du Niger et du Burkina Faso. Dans ces deux pays, la chefferie traditionnelle
occupe une place importante dans la vie locale et nationale ; simultanément, elle
présente des différences notoires liées aux spécificités historiques et politiques
propres à chaque pays. Nous discuterons la question de savoir si la
décentralisation peut s’accommoder d’une chefferie traditionnelle socialement
puissante et politiquement influente. Au-delà de cette question de la chefferie
traditionnelle, c’est le devenir de la citoyenneté dans les États sahéliens qui
constitue la trame de fond de notre réflexion. Après un examen théorique de la
dualité entre pouvoir central et pouvoirs locaux, nous essaierons d’expliciter les
stratégies de survie mises en œuvre par les pouvoirs traditionnels dans le cadre
des processus de décentralisation en cours.

4
Sont concernés, les migrants, les pasteurs et les femmes.

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Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 11

1. APPROCHE THÉORIQUE DE LA PERMANENCE


D’UNE DUALITÉ POLITIQUE SAHÉLIENNE :
POUVOIR CENTRAL ET POUVOIRS LOCAUX
Le monde du développement est familier des notions et des concepts dont le
caractère incertain le dispute à la volubilité de leur utilisation. L’ambiance
générale d’incertitudes conceptuelles dans laquelle évolue la plupart des
processus de développement sahéliens a fini par installer les acteurs de
développement dans une confusion et un jeu de ruse où chacun comprend ce
qu’il a intérêt à comprendre, notamment lorsqu’il s’agit de questions
stratégiques comme la participation ou l’accès équitable aux ressources
naturelles. C’est pour cela qu’il nous paraît essentiel de préciser préalablement
le sens de notre propos. Nous chercherons à expliciter le concept de
décentralisation pour mettre en lumière les enjeux sous-jacents.

1.1 Centralisation et décentralisation : significations et enjeux


Il n’y a décentralisation que parce qu’il y a centralisation. La décentralisation en
tant que notion ne révèle toute sa signification que si on la replace aussi bien
dans son opposition que dans sa relation avec la centralisation.

1.1.1 La décentralisation, un enjeu politique majeur


Nous considérons, en premier lieu, que traiter de décentralisation c’est avant
tout aborder une question éminemment politique5. La décentralisation ne
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saurait être réduite, comme c’est souvent le cas, à de simples réformes
administratives de l’organisation territoriale. Avant d’être une question
technique, juridique ou institutionnelle, la décentralisation est d’abord une
question relative aux pouvoirs de l’État : celui-ci doit-il décider seul de
l’ensemble des options de développement et en assurer la mise en œuvre, ou
doit-il partager ces prérogatives et responsabilités avec d’autres instances,
notamment celles relevant du niveau local ? Quel peut être le profil des
instances locales appelées à partager le pouvoir de décision avec l’État, dans le
contexte spécifique de sociétés sahéliennes dominées par une ruralité où la
survivance de référents socio-politiques et culturels traditionnels, ainsi que les
modalités ancestrales d’organisation de l’espace, continuent à déterminer les
comportements individuels et collectifs ? Quelles sont les conditions et les
modalités d’un partage du pouvoir entre niveau central et niveau local, dans des
conditions où les capacités comme les ressources nécessaires pour les mettre en
œuvre sont rares ? Selon les réponses que l’on apportera à ces questions, le rôle
et la place de l’État seront plus ou moins profondément remis en cause. Il n’est
pas étonnant que les États sahéliens, tout en étant chargés de promouvoir la
décentralisation, s’en méfient fortement et montrent régulièrement des signes

5
OUÉDRAOGO H. M. G. (2003) "Decentralisation and local governance: experiences from
francophone West Africa", Public administration and development, Vol. 23, n°1, 97-103.

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de résistance. Dans une perspective différente, selon le type de réponse apporté


aux questions précédemment soulevées, le citoyen sahélien sera plus ou moins
maître de son destin et acteur véritable de son développement : influençant les
perceptions et les mentalités des acteurs locaux, forgeant des consciences
nouvelles et créant de nouvelles compétences et capacités à la base, la
décentralisation peut se révéler une véritable révolution tranquille du
développement sahélien.
Tout en restant une question hautement politique, la décentralisation n’en est
pas moins une question juridique, institutionnelle et technique. Le caractère
juridique de la décentralisation repose sur la considération que d’une part, sa
conception exige la définition préalable "de nouvelles règles du jeu" entre
l’ensemble des acteurs du développement. On oublie également trop souvent
que pour être efficace et produire les effets attendus, l’adoption des textes de
décentralisation doit s’accompagner de réajustements idoines des autres
dispositifs législatifs et réglementaires, globaux comme sectoriels, en vigueur.
Dans tous les cas, sans sous-estimer l’importance des questions d’ordre
technique, la dimension politique de la décentralisation devrait toujours
présider aux destinées des processus de décentralisation. C’est pour cela qu’il
est essentiel que les processus nationaux soient conçus et mis en œuvre dans le
cadre de démarches participatives et de recherche-action, associant fortement
l’ensemble des acteurs concernés. Dès lors que nous avons clairement situé les
enjeux politiques de la décentralisation, nous pouvons à présent tenter de
définir la décentralisation au plan technique, en la considérant comme un
système d’administration du développement dans lequel l’autonomie d’action
est reconnue à des communautés locales d’intérêts, à travers l’octroi à ces
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dernières de la personnalité juridique. Dans la décentralisation dite territoriale6,
telle qu’elle nous intéresse ici, les communautés d’intérêts dont il est question
sont des collectivités territoriales dont les échelles et le nombre sont variables
selon les options nationales mises en œuvre.

1.1.2 La centralisation, la déconcentration, la décentralisation et la démocratie


Contrairement à la décentralisation, la centralisation est un système
d’administration du développement dans lequel l’ensemble des pouvoirs de
décision est concentré au niveau des organes centraux (le gouvernement). Dans
de tels systèmes, les institutions centrales représentent l’État, tant dans son
unicité que dans ses différents démembrements sectoriels. Au plan théorique, la
centralisation exprime une idéologie de méfiance de l’État vis-à-vis des citoyens
et traduit un manque de confiance en leurs capacités d’intervention. Au plan
pratique, les expériences de développement centralisé ont été fortement
critiquées en Afrique, notamment par suite des résultats peu satisfaisants
obtenus. De telles critiques sont particulièrement justifiées lorsqu’il s’agit

6
Dans la décentralisation dite technique, la communauté d’intérêt sera un établissement
public. D. TURPIN (1998) Droit de la décentralisation, Paris, Gualino.

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Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 13

d’États ne disposant que de faibles capacités financières et de ressources


humaines limitées. En matière de gestion des ressources naturelles, par
exemple, les politiques forestières centralisatrices ont abouti de fait à une
dégradation lente et progressive des forêts7.
La construction de l’ensemble des États sahéliens s’est opérée sur la base d’une
approche centralisatrice du développement. Sans doute, l’influence de l’héritage
centralisateur d’une ancienne puissance coloniale historiquement "Colbertiste"
(sous la Monarchie), Jacobine (sous la Révolution) et Napoléonienne (loi du 28
pluviôse an VIII)8 explique-t-elle un tel enracinement centralisateur dans la
pensée relative au développement en Afrique francophone. Mais on ne peut
minimiser que la tradition centralisatrice des États sahéliens soit aussi la
résultante des régimes politiques anti-démocratiques qui ont sévi un peu
partout pendant de longues décennies après les indépendances des années
soixante9. De ce dernier constat, il ne faut certes pas tirer la conséquence que
tout État centralisé est forcément antidémocratique : la France, avant les années
quatre-vingt, était centralisatrice, mais n’en disposait pas moins d’un système
démocratique fonctionnel permettant la libre expression des citoyens. Certains
n’ont pas hésité à tirer argument de l’existence de pays centralisés mais
démocratiques, pour soutenir que l’Afrique n’avait pas besoin de décentraliser
pour être démocratique. On objectera à un tel argument que si la
décentralisation ne produit pas spontanément la démocratie, elle renforce les
systèmes démocratiques, notamment en créant les conditions d’un
élargissement de la participation des citoyens à la gestion des affaires publiques,
ou encore en favorisant l’émergence de nouveaux leaders locaux, et donc le
renouvellement et le dynamisme de la classe politique. À cet égard, on peut
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soutenir que d’un certain point de vue, la France décentralisée d’aujourd’hui est
certainement plus démocratique que celle d’avant la réforme de la
décentralisation de 198210, parce que la décentralisation a ouvert et renforcé de
nouveaux espaces d’expression, d’interpellation et d’action citoyennes.
Décentralisation et démocratie sont malgré tout deux processus intimement
liés, le premier contribuant à l’approfondissement du second et inversement.
Un processus de développement est décentralisé si les options de
développement (ou du moins une part non négligeable d’entre elles) peuvent
être déterminées par des instances locales autonomes distinctes de l’État, et que
ces instances locales, les collectivités locales, sont responsables elles-mêmes de
la mise en œuvre des options choisies. Dans ce sens, G. Burdeau affirme qu’à
l’origine de l’idée de décentralisation, il y a celle de liberté de l’organisme qui en
bénéficie. Il précise qu’une activité peut être qualifiée de décentralisée lorsque
"les règles qui la commandent sont édictées par des autorités émanant du

7
OUEDRAOGO H. M. G (1990) La législation des ressources naturelles au Burkina Faso,
Ouagadougou, UICN.
8
TURPIN D, op. cit.
9
KI-ZERBO J., À quand l’Afrique ? (2003) Paris, Ed. de l’Aube.
10
Loi n° 82-213 du 2 mars 1982 (France).

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groupe qu’elle concerne"11. Dans les milieux du développement, on a souvent


entretenu, consciemment ou non, une confusion entre les expériences de
déconcentration et celles de décentralisation, en qualifiant abusivement des
pratiques de déconcentration comme étant de la décentralisation. Les
expériences de déconcentration se sont exprimées dans les pays du Sahel à
travers le redéploiement des services techniques sur le terrain, mais surtout par
l’expérience des délégations dites spéciales. Ainsi, sous l’ère des régimes
militaires au Burkina Faso, au Mali ou au Niger (années 1970 à 1990, avant la
démocratisation), la pratique des délégations spéciales a consisté en la
nomination de Gouverneurs ou de Préfets militaires à la tête des collectivités
territoriales (régions surtout). La déconcentration constitue une réforme
administrative positive en ce sens qu’elle atténue les excès du centralisme. Au
plan pratique, la déconcentration rapproche l’administration de l’administré,
améliore la fourniture des services publics au niveau local et permet aussi à
l’État, à travers ses représentants locaux, de mieux adapter ses prises de
décision aux réalités du terrain et aux besoins des populations. Mais au plan
politique, la déconcentration ne constitue qu’une réforme mineure : elle ne
remet aucunement en question la concentration du pouvoir de décision à l’État,
même dans les cas où le pouvoir exécutif central délègue effectivement une
partie de ses pouvoirs à l’administration locale. Dans un tel cas, en effet, les
compétences déconcentrées demeurent des compétences de l’État central et
non des compétences propres de l’entité locale délégataire. Par conséquent, les
autorités administratives locales bénéficiaires de la délégation restent assujetties
à l’État qui, en tant qu’autorité hiérarchiquement supérieure, peut remettre en
cause leurs décisions. La notion de liberté, soulignée par Burdeau comme étant
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l’essence de la décentralisation, est absente dans un tel dispositif. En définitive,
on peut conclure sur ce point que la déconcentration n’est qu’une amélioration
fonctionnelle de la répartition des tâches entre un niveau central de décision et
un niveau local d’exécution. Finalement, l’essence de la décentralisation se
trouve bien dans le transfert au profit d’entités territoriales autonomes, c’est-à-
dire distinctes de l’État, de compétences propres en ce qui concerne leur
développement. Avec le partage du pouvoir de décision entre les institutions
centrales et les institutions locales, c’est aussi l’exigence rationnelle de partage
des responsabilités et des charges du développement qui trouve une réponse
appropriée. La décentralisation est un processus complexe. Elle doit associer
l’indispensable reconnaissance des compétences dévolues aux collectivités
locales à l’affirmation des responsabilités permanentes qui sont celles de l’État
et de nulle autre instance. Sa mise en œuvre doit être envisagée de manière
progressive, en s’efforçant, au cours du processus, de minimiser les inévitables
risques inhérents à des réformes politiques aussi profondes.

11
BURDEAU G. (1967) Traité de science politique, Paris, LGDJ, T II, 369.

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Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 15

1.2 Décentralisation et pouvoirs locaux : affrontement


de la légalité et de la légitimité ?
La notion de pouvoirs locaux est quelque peu ambiguë et mérite, par
conséquent, que l’on s’y attarde quelque peu.

1.2.1 Les Pouvoirs traditionnels


En principe, les pouvoirs locaux sont les institutions détentrices d’un pouvoir
autonome au niveau local. De manière générale, cependant, le concept de
pouvoirs locaux est souvent utilisé pour désigner les autorités coutumières.
Celles-ci sont, en effet, détentrices d’une autorité politique ou de pouvoirs de
gestion, distincts de ceux de l’État. La légitimité de ces pouvoirs traditionnels
réside non seulement dans leur immersion dans le mœilieu et les réalités
sociales et culturelles locales, mais aussi dans le fondement ancestral dont ils se
réclament. Comme l’écrit Halpougdou, "tout pouvoir [traditionnel] est dénué
de sens et de réalité sans l’investiture des ancêtres"12, c’est-à-dire sans la
dimension sacrée et mystique attribuée au pouvoir dans ces sociétés. Bien
qu’habituellement et abusivement traités comme formant un groupe
homogène, les chefs coutumiers constituent une catégorie extrêmement
diversifiée et complexe. La distinction habituellement faite concerne, d’une
part, les chefferies politiques (chefs de villages, de cantons…) et, d’autre part,
les chefferies terriennes (chefs de terres, chefs de l’eau, maîtres de la
brousse…). Au Burkina, par exemple, la chefferie politique se caractérise par
des hiérarchies complexes de pouvoirs, certains chefs tenant leur pouvoir de
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chefs détenant, selon la coutume, la compétence d’introniser ; les premiers
doivent par conséquent faire preuve d’allégeance à l’égard des seconds. Une
autre distinction concerne, dans certains cas, l’origine même du pouvoir
politique : ainsi au Niger, des distinctions peuvent être faites entre trois
principaux types de chefferies :
- chefferies de conquêtes de terres (chefs de terres) ;
- chefferies de conquête militaire (chefs des hommes) ;
- chefferies résultant de l’influence islamique13.
Pour terminer, il ne faut pas négliger la distinction entre chefferies
véritablement coutumières, et chefferies administratives, instituées soit dans les
régions à système politique originel de type acéphale, soit suite au renversement
par l’administration coloniale d’une chefferie légitime préexistante mais jugée
insuffisamment docile14.

12
HALPOUGOUDOU M. (2004) "Chefferie traditionnelle et pouvoir républicain : une
alliance contre-nature ?", Espace scientifique, n° 002, 7-9.
13
Entretiens avec le Chef Garba Sidikou (Niamey, Niger).
14
L’histoire du Burkina est émaillée des faits de puissants chefs traditionnels (comme le
Mogho Naba Wobgo), qui ayant refusé l’alliance avec l’administration coloniale, ont été
renversés et contraints à l’exil au profit de lignées nobles plus conciliantes.

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16 Hubert OUEDRAOGO

Les chefferies traditionnelles sont une réalité antérieure tant à l’État colonial15
qu’à l’État contemporain sahélien. L’ancienneté de cette institution lui confère
l’avantage de l’expérience dans le contrôle des hommes, et surtout celui de la
relative meilleure adaptation par rapport aux réalités du milieu. Au Burkina, on
peut noter une longue tradition de méfiance, voire d’hostilité de l’État à l’égard
des pouvoirs traditionnels16 ; l’organisation territoriale traditionnelle, de même
que les autorités traditionnelles elles-mêmes, ne sont pas officiellement
reconnues par les lois en vigueur au Burkina Faso. La question des institutions
traditionnelles ne manque pas de donner régulièrement lieu à de vives
controverses, dans un pays où les traditions socioculturelles et historiques sont
très variables d’une région à l’autre. Ainsi, certaines régions du Burkina sont
caractérisées par des systèmes politiques traditionnels de type étatique, avec des
chefferies fortement hiérarchisées, ayant à leur tête des monarques puissants et
à l’autorité incontestée17 ; d’autres régions (principalement celle de l’Ouest
habitée par les Bobos, les Lobis, les Dagaris…) sont, par contre, souvent
dominées par des sociétés à systèmes politiques traditionnels de type "acéphale"
ou segmentaire18, où le chef de village a une très faible importance au plan
socio-politique19. Seul le chef de terre, dont les fonctions sont de nature
essentiellement magico-religieuse constituait une autorité reconnue par
l’ensemble de la communauté. Dans de nombreux cas, les chefs de villages
actuellement en place dans les régions Ouest ont en réalité été installés par
l’administration coloniale en tant qu’auxiliaires de l’administration : à côté de la
chefferie traditionnelle véritable apparut donc une chefferie administrative20
constituée d’autochtones nommés chefs de cantons ou chefs de villages et
placés sous l’autorité du Commandant de cercle21. La chefferie administrative
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15
Les sources écrites disponibles émanant d’auteurs arabes ont permis, par exemple, de situer
l’origine des empires Mossi du Burkina aux environs du 11ème siècle.
16
Dès la Première République (1960 à 1966) le Président Maurice Yaméogo a mené une
lutte sans merci contre les chefs coutumiers, dans le dessein de confirmer son autorité
incontestée sur l’ensemble du territoire national. Cette hostilité a été confirmée par le
régime révolutionnaire du Président Thomas Sankara dans les années (1983-1987).
Aujourd’hui, c’est une attitude bienveillante et même d’alliance politique (notamment
électorale) qui est entretenue par les autorités de la Quatrième République à l’égard de la
chefferie traditionnelle.
17
C’est le cas pour les régions du Plateau central habitées surtout par les populations mossi,
de l’Est majoritairement habitées par les populations Gourmantche et du Nord
principalement habitées par les populations Peuhls.
18
BOUTILLER J. L. (1964) "Les structures foncières en Haute-Volta", Études Voltaïques, n°
5, 21-23.
19
En réalité, ces sociétés traditionnelles de l’Ouest, n’admettaient pas l’institution d’une
chefferie unifiée au-dessus de l’ensemble de la société ; le niveau le plus élevé de pouvoir
était le lignage dirigé par l’aîné du lignage. Les chefs de lignages se réunissaient en conseil
pour traiter des questions intéressant l’ensemble de la communauté.
20
SURET-CANALE J. (1977) Afrique noire : l’ère coloniale (1900-1945) Paris, Ed.
Sociales, 106.
21
L’organisation territoriale coloniale reposait, en effet, sur le cercle divisé en cantons, les
cantons étant divisés en villages.

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Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 17

n’a jamais bénéficié ni de la légitimité, ni du prestige des véritables chefs


traditionnels. Au Burkina Faso, la diversité des systèmes politiques traditionnels
sur le territoire national a servi d’argument à certains courants de pensée pour
refuser, au nom de l’égalité entre les différents groupes ethniques, la
consécration de la chefferie "coutumière" par les textes : il n’y aurait pas lieu,
selon eux, à généraliser par la loi, donc à imposer à une partie de la population
une institution (la chefferie traditionnelle) qui ne représenterait nullement une
réalité commune à l’ensemble de la nation burkinabé en formation. Un autre
point de vue, hérité surtout de la période révolutionnaire22, s’appuie sur le
caractère républicain des institutions du pays, pour refuser une quelconque
place officielle à la chefferie traditionnelle. La République est, en effet, une
forme de gouvernement où la gestion de la chose publique est une prérogative,
non pas héréditaire, mais résultant du mandat donné pour un temps à une
personne par le peuple souverain à travers le suffrage universel, de telle manière
que la personne investie de la charge de gouvernement n’est pas un être quasi-
surnaturel omnipotent, recevant un pouvoir par héritage, mais un simple
citoyen dont la légitimité résulte du verdict des urnes et de sa soumission aux
principes constitutionnels de gouvernement. En d’autres termes, selon les
auteurs de cette thèse, il ne faudrait pas offrir les attributs de la légalité à une
institution en déclin et vouée, à terme, à une disparition certaine.
Tout en affichant une intransigeance quasi idéologique dans son refus de
reconnaître officiellement la chefferie traditionnelle, le législateur burkinabé sait
faire preuve de pragmatisme politique. D’abord la Constitution prévoit
expressément la possibilité d’harmonisation des coutumes avec la loi dans des
conditions à préciser par la loi23. Ensuite, certains textes burkinabé autorisent
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de manière implicite, et là où cela s’avère nécessaire, l’implication des autorités
traditionnelles dans les instances de concertation sur la gestion des ressources
naturelles. Ainsi, la loi foncière en vigueur exclut implicitement les terres
coutumières de l’essentiel du champ d’application de ce texte, les laissant de fait
sous l’emprise des coutumes foncières, dont l’application est régie par les chefs
de terres. C’est en ce sens qu’il faut interpréter l’article 52 de la loi portant
réorganisation agraire et foncière24 selon lequel "nonobstant les dispositions des
articles […] ci-dessus, l’occupation et l’exploitation des terres rurales non
aménagées dans le but de subvenir aux besoins de logement et de nourriture de
l’occupant et de sa famille ne sont pas subordonnées à la possession d’un titre
administratif". La loi avait pourtant été promulguée en vue de promouvoir une
gestion rationnelle des terres à travers, entre autres mesures, l’obligation de
détention préalable d’un titre de jouissance avant toute occupation et

22
La révolution d’août 1983, conduite par le Capitaine Sankara.
23
Aucune loi n’a cependant été prise par le législateur pour préciser les conditions permettant
l’intégration de coutumes dans l’ordonnancement juridique national.
24
Loi n° 014/96/ADP du 23 mai 1996.

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


18 Hubert OUEDRAOGO

exploitation foncière25. Confirmant cette approche pragmatique, l’arrêté


organisant les commissions villageoises de gestion des terroirs (CVGT) indique
que leurs membres sont désignés en tenant compte des "réalités historiques et
socioculturelles locales". Par un tel euphémisme, l’intention du législateur
burkinabé est de laisser aux acteurs locaux la liberté de désigner, ou non, des
chefs traditionnels comme membres de la CVGT ; la population aura la liberté
de désigner le chef traditionnel comme membre de la commission si cela
correspond à la perception qu’elle a de son rôle dans la gestion des ressources
naturelles ; le chef ne sera pas désigné si les traditions locales ne lui confèrent
pas une responsabilité dans la gestion foncière locale26, ou encore si le chef
traditionnel n’a pas su par sa pratique conserver la confiance placée en lui par la
population. Sur le plan politique, la plupart des projets de développement
veillent, en général, à impliquer de diverses manières, les chefs traditionnels
dans leurs activités, ou, du moins, à ne pas susciter leur hostilité ; ceci s’effectue
par l’information préalable du chef traditionnel sur les actions envisagées, à
travers sa consultation à propos de certains choix importants ou encore, plus
souvent, par le recours à ses services en tant que médiateur dans la prévention
et la gestion des conflits entre acteurs locaux bénéficiaires du projet de
développement. Enfin, les autorités officielles burkinabé entretiennent des
relations d’alliance et de collaboration politiques ouvertes avec les chefs
traditionnels, allant même jusqu’à les intégrer dans le protocole des cérémonies
officielles ! Forts de cette nouvelle reconnaissance de fait, les chefs traditionnels
du Burkina revendiquent de plus en plus ouvertement un statut légal, de nature
à mettre fin à l’hypocrisie politique dont ils s’estiment être victimes de la part
des autorités publiques : courtisés en période électorale, sollicités pour régler les
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conflits fonciers locaux, les chefs coutumiers ne sont pas pour autant sensés
exister au regard de la loi, et encore moins exercer des responsabilités officielles
de gestion du foncier et des ressources naturelles.
Au Niger, par contre, pays où les autorités traditionnelles sont influentes sur
toute l’étendue du territoire national, la reconnaissance de la chefferie
traditionnelle est moins sujette à polémique et l’alliance entre État et pouvoirs
traditionnels est moins ambiguë. De longue date, la chefferie coutumière a été
consacrée en tant qu’institution locale responsabilisée dans la gestion des
affaires locales (gestion des ressources naturelles, collecte des impôts et taxes,
règlement des conflits.). La chefferie traditionnelle nigérienne bénéficie, en
effet, d’un statut administratif dont le fondement légal actuel est une
ordonnance de 199327. L’article premier de cette ordonnance, relatif à la
chefferie traditionnelle, dispose : "il est constaté sur le territoire de la

25
Art. 50 de la loi : "l’occupation des terres du domaine foncier national donne lieu à
l’établissement de titres délivrés à titre onéreux ou exceptionnellement à titre gratuit".
26
Cas des sociétés à système politique acéphale où il n’y a ni chef traditionnel - ou dont la
chefferie est historiquement de nature administrative -, ni influence sur la gestion des
ressources naturelles locales, ni autorité politique sur la population.
27
Ordonnance n° 93-28 du 30 mars 1993.

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 19

République du Niger, l’existence de collectivités dont les structures ont été


héritées de nos traditions et coutumes sous la dénomination de communautés
coutumières et traditionnelles". L’ordonnance précise les communautés
coutumières dont il est question, ainsi que les titres des autorités coutumières
qui en sont responsables :
- les quartiers administrés, selon les cas, par les Maï Angoua ou Kourekoye ;
- les villages administrés, selon les régions, par les Maï Gari, Hakimi, Baruma,
Boulamas, Kouarakoye ;
- les tribus (pour les pasteurs nomades) administrées par les Hardo, Magagi,
Boulamas, Oumouzar, Attouboul ;
- les cantons administrés, selon les cas, par les Sarki, Maï, Gonte, Djermakoye,
Wonkoye, Mayaki, Mamirou, Kazelma, Katchella ;
- les groupements (pour les pasteurs nomades) administrés, selon les régions,
par les Lamido, Aménokal, Tambari, Agolla, Kadella ;
- les sultanats administrés par les Sarki ;
- les provinces administrées par les Sarki ou par les Djermakoye.
L’ordonnance de 1993 détermine les modalités et les procédures de nomination
des chefs coutumiers, ainsi que leurs attributions. Au titre de leurs attributions,
les chefs coutumiers exercent leur autorité sur l’ensemble des populations de
leur terroir ou territoire traditionnel. Ils représentent ces populations dans les
relations avec l’administration, coopèrent à l’application des lois et au maintien
de l’ordre public. Ils disposent d’un pouvoir de conciliation. Le chef de
quartier, de village ou de tribu est spécifiquement chargé de la collecte des
impôts et des taxes ; il bénéficie de l’appui du chef de canton. Quant aux chefs
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de cantons et de groupements, ils sont chefs de centres secondaires d’état civil.
Enfin, l’ordonnance précise les avantages financiers dont bénéficient les chefs
traditionnels : en particulier, ils ont droit à une allocation annuelle à la charge
du budget de l’État28. De plus, les chefs traditionnels perçoivent, au titre de
leurs activités de recouvrement de l’impôt, des rétributions particulières.
De ce qui précède, il semble pertinent de questionner le qualificatif de
"traditionnel" ou de "coutumier", rapidement attribué à l’ensemble des
institutions de la chefferie. Dans le cas du Burkina, on sait que la plupart des
chefferies de villages ou de cantons des régions de l’Ouest ne sont pas
traditionnelles mais administratives ; elles ont été installées par l’administration
coloniale pour servir comme auxiliaires de l’administration. Au Burkina Faso, le
profil de la chefferie a décidément changé : de plus en plus, la qualité de chef
traditionnel est devenue la voie "royale" pour être assuré de bénéficier d’un
mandat électif et d’entreprendre avec le maximum de sécurité une carrière
politique rapide (locale d’abord, puis nationale ensuite) : la conséquence est
qu’au sein de l’Assemblée nationale burkinabé, par exemple, nombreux sont les
fonctionnaires, médecins, banquiers et autres élites urbaines, qui siègent surtout

28
Le texte prévoit que les fonctionnaires de l’État élus chefs traditionnels peuvent demander
à conserver leur salaire en lieu et place de l’allocation annuelle.

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


20 Hubert OUEDRAOGO

grâce au prestige et aux avantages que leur confère leur "bonnet"29. Pourtant,
on peut s’interroger sur le caractère traditionnel et même sur les compétences
coutumières de ces "nouveaux chefs" citadins, qui ont compris récemment
l’intérêt de disputer le titre de chef traditionnel à leurs frères ruraux restés au
village. Pour ce qui est de l’expérience nigérienne, les chefs traditionnels, par
leur statut légal, se présentent comme de véritables fonctionnaires de l’État,
payés par lui et se trouvant donc, de gré ou de force, dans des liens
inconfortables de dépendance à l’égard de leur employeur, notamment pour ce
qui est de leurs revenus, ou même de la pérennité de leur pouvoir30.

1.2.2 Les institutions locales modernes


La notion de pouvoirs locaux doit aussi s’appliquer aux institutions formelles et
informelles à la base, autres que la chefferie coutumière. De véritables leaders
locaux ont, en effet, progressivement émergé au cours des deux à trois
dernières décennies dans le milieu rural, à la faveur des politiques d’appui
institutionnel au développement rural. À la tête d’institutions tels que les
groupements villageois, les comités villageois ou inter-villageois de gestion des
terroirs, les caisses d’épargne et de crédit, mais aussi les organisations paysannes
régionales et faîtières, ces leaders villageois rivalisent de manière sourde avec les
chefs traditionnels31. Ils ont l’avantage, sur ces derniers, de disposer d’un
pouvoir économique significatif généré par leurs activités de production ou par
leurs connexions avec les institutions de financement du développement32.
Cette aisance ou influence financière fait d’eux de véritables notables locaux,
avec lesquels les chefs traditionnels sont désormais obligés de composer. Pour
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traiter de ces nouveaux acteurs, certains auteurs utilisent la notion de "Société
locale" qui se définirait comme "l’invention par un groupe de personnes, de
règles de vie communes sur un espace donné"33 et se construirait autour de la
métaphore villageoise de l’entente, qui désigne une nouvelle manière d’être au
village. Il n’y a pas que compétition entre acteurs locaux anciens et nouveaux ;
dans de nombreux cas, des connexions existent entre ces nouveaux leaders
locaux et les autorités coutumières : ceux-ci sont habituellement choisis et
promus dans l’entourage familial du chef de village. Les chefs traditionnels ont
ainsi, dans certains cas, été capables d’infiltrer les institutions de développement

29
Le bonnet au Burkina est le signe de la chefferie. La nomination du chef est symbolisée par
l’attribution de son bonnet par le chef coutumièrement compétent ; le chef ne doit jamais se
découvrir publiquement.
30
L’administration nigérienne n’hésite pas à intervenir pour destituer des chefs traditionnels,
lorsque ceux-ci se sont rendus coupables de mauvaise gouvernance au plan local (cas
récent du précédent Sultan de Zinder par l’administration).
31
Nous excluons de la notion de pouvoirs locaux, les autorités territoriales et techniques
déconcentrées qui, comme on l’a vu, ne sont que des relais du pouvoir central.
32
Au Burkina Faso, par exemple, les comités villageois de gestion des terroirs sont financés
par des crédits importants de la Banque mondiale.
33
LAURENT P. J. (1996) op. cit., 46.

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 21

et de contrôler indirectement de la sorte le pouvoir politique qui en résultait34.


De nombreuses données empiriques indiquent cependant une tendance à
l’autonomisation des leaders locaux, à la faveur, d’une part, des revenus
financiers importants qu’ils sont désormais capables de mobiliser, et d’autre
part, en raison de la cristallisation de leurs intérêts spécifiques.
Un autre élément de la différenciation entre nouveaux leaders locaux et
autorités coutumières est lié au rôle que jouent les migrants au niveau des
institutions locales de développement. Généralement motivés à bénéficier
d’appuis dans leurs exploitations, les migrants burkinabé, par exemple,
investissent les structures locales telles que les groupements villageois, les
caisses populaires d’épargne et de crédit ou les comités villageois de gestion des
terroirs. Certaines politiques d’installation et d’encadrement volontaristes de ces
migrants les ont même dressé contre les chefs traditionnels locaux. Ainsi, dans
la zone des ex-Vallées des Voltas (AVV) aménagée par l’État au milieu des
années 1970, les migrants installés témoignent que l’encadrement leur avait dit
qu’ils ne devaient rien aux chefs traditionnels en ce qui concerne leur sécurité
foncière, puisqu’ils avaient été directement installés par l’État. Dans cette
logique, et dans le contexte de promotion ultérieure de l’approche de gestion
des terroirs, les paysans migrants étaient invités à n’avoir comme seuls
interlocuteurs fonciers que les structures du projet. Aujourd’hui, c’est une
véritable hostilité que les chefs traditionnels autochtones manifestent à l’égard
des migrants installés, leur reprochant l’affront de faire preuve d’indépendance
à l’égard des autorités coutumières, et ne faisant aucun mystère de leur volonté
de récupérer, y compris par la force, les terres ancestrales dont ils auraient été
spoliés par l’État. Aujourd’hui, face aux nouvelles alliances qui se redessinent à
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l’échelle nationale entre autorités coutumières et pouvoir politique, les migrants
de l’ex-zone AVV se sentent trahis par l’État et craignent d’être victimes des
enjeux politiciens du moment.

34
Pendant la période révolutionnaire, les comités de défense de la révolution, sensés mener la
lutte contre "la féodalité", c’est-à-dire le pouvoir traditionnel, étaient le plus souvent des
personnes cooptées en fait par les chefs traditionnels eux-mêmes dans leur entourage
proche. Une exception notable est cependant celle de la zone sahélienne Nord du Burkina
où les Rimaïbé, anciens esclaves, s’étaient affranchis des chefs traditionnels, leurs anciens
maîtres et avaient effectivement investi les institutions locales telles que les comités de
défense de la révolution ou les CVGT et soutenaient le principe de la propriété étatique des
terres qui avait dépossédé les anciens maîtres.

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


22 Hubert OUEDRAOGO

2. LES POUVOIRS LOCAUX TRADITIONNELS


FACE À LA DÉCENTRALISATION
2.1 Entre opportunisme pragmatique et attentisme sceptique
2.1.1 Des stratégies diversifiées
L’ensemble des pouvoirs locaux ci-dessus présentés existe et agit
indépendamment du processus de décentralisation. Que l’État sahélien soit
centralisé ou décentralisé, les pouvoirs coutumiers et les institutions locales de
développement ont toujours existé et agi à côté de l’État. En tant que pouvoirs
locaux, ils entrent régulièrement en relation, tantôt de négociation et de
partenariat, tantôt de confrontation avec les pouvoirs publics. Cependant, la
décentralisation provoque une évolution institutionnelle nouvelle au niveau
local car sa mise en œuvre signifie l’émergence au niveau local d’une nouvelle
catégorie d’acteurs, les élus locaux. Face à un État absentéiste de fait dans le
milieu rural, les autorités traditionnelles n’avaient rien à craindre d’un système
centralisé, sinon même qu’ils avaient tout à gagner en monnayant leurs
capacités de contrôle politique (élections) et économique (participation aux
projets de développement) des populations rurales. Avec la décentralisation, les
chefs traditionnels semblent avoir tout à perdre face à un système qui met en
place des élus locaux, dotés d’une légitimité nouvelle résultant du mandat
électif. Les élus locaux devront sans doute négocier dans l’adversité les espaces
de liberté que leur reconnaît la loi, non seulement à l’égard des représentants
des services déconcentrés de l’État (administration et services techniques) qui
résistent ouvertement ou sournoisement aux transferts effectifs des
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compétences, mais aussi à l’égard des autorités coutumières préexistantes qui
n’entendent ni être contestées dans leurs légitimités coutumières de
représentants naturels des populations, ni être évincés de leur rôle
d’intermédiaire entre administration ou projets de développement et
populations rurales.
Selon les contextes politiques, législatifs et institutionnels locaux, la stratégie
adoptée par les chefs traditionnels pour faire face au contexte nouveau
résultant de la décentralisation est variable. Au Burkina, par exemple, les chefs
coutumiers sont passés de l’ancienne stratégie de neutralisation des institutions
villageoises modernes à une stratégie plus agressive d’investissement direct de la
scène politique à la faveur de la nouvelle alliance entre la chefferie traditionnelle
et l’État. Dans de nombreux cas, ils se sont fait élire comme maires de leur
commune, bravant les scrupules de certains membres de leur entourage, pour
qui le chef coutumier doit être au-dessus de la mêlée. Ceux des membres de
l’élite traditionnelle qui hésitent à approuver les candidatures de chefs
traditionnels aux élections locales perçoivent le risque majeur qui guette la
chefferie en tant qu’institution : celui de s’aliéner la considération et le respect
coutumiers, c’est-à-dire la légitimité, qui lui a permis de traverser avec un

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 23

certain succès un siècle d’adversités coloniales et post-coloniales35. C’est en vain


que certains autres observateurs ont exigé que l’État interdise aux chefs
coutumiers de se présenter aux élections, surtout locales ; mais l’État lui-même
est finalement piégé : ne reconnaissant officiellement aucun statut au chef
traditionnel, celui-ci est paradoxalement fondé à se prévaloir de ses droits de
citoyen d’être élu et d’assumer des fonctions publiques.
Au Niger la situation est différente. La mise en œuvre de la décentralisation
crée une situation d’une très grande complexité où autorités administratives,
coutumières et décentralisées sont en rivalité plus qu’elles ne se complètent,
notamment en matière de gestion des ressources naturelles (cf. tableau 1). La
loi sur la décentralisation pose clairement un principe d’incompatibilité entre le
statut de chef traditionnel et celui d’élu local. Les chefs traditionnels nigériens,
accusés d’hostilité à l’égard de la décentralisation en cours sont dans une
position d’expectative : ils attendent de voir, à travers le transfert effectif des
compétences, l’impact qu’aura la décentralisation sur leurs propres
responsabilités, avantages et privilèges. Si les privilèges et les avantages dont ils
bénéficiaient jusque-là sont remis en cause de manière substantielle dans le
processus de mise en œuvre de la décentralisation, ils se montreront des
adversaires patients mais redoutables du processus de décentralisation. Si, par
contre, des aménagements appropriés sont trouvés pour préserver leurs droits
et leurs privilèges, ils pourraient faire preuve d’une disposition à composer avec
les nouveaux organes des communes rurales.
Tableau 1 - Les acteurs de la gestion locale des ressources naturelles au Niger
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Niveau Autorités Organes élus Autorités coutumières
territorial administratives
État Gouvernement Assemblée nationale Association des chefs
traditionnels
Régions Gouverneurs Conseil régional Sultans (Zinder et Agadez)
Départements Préfets Conseil départemental Chefs de province (Dosso ;
Katchina-Maradi ; Tibiri-
Maradi)
Communes Conseil municipal Chefs de cantons,
Chefs de groupements
Arrondissements Sous-Préfets
Villages/ tribus Chefs de villages/ tribus
Source : Hubert M. G. Ouédraogo, Foncier et décentralisation au Niger. Niamey, PNUD-FENU, 2003

2.1.2 Le conflit des légitimités locales


La légitimité est la qualité d’un pouvoir, consistant dans sa conformité avec les
aspirations des gouvernés. La légitimité qui peut être aussi bien sociale que
politique, confère à l’institution ou à la personne concernée l’autorité morale

35
Comment, par exemple, concilier dans le cadre d’une campagne électorale, le respect qui
est dû au chef en tant qu’institution sacrée et mystique, avec la sévérité ou même la
violence de la lutte politique ?

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


24 Hubert OUEDRAOGO

qui suscite l’observation spontanée de ses décisions ou prescriptions. La


légitimité se distingue de la légalité. Par légalité, il faut entendre la conformité
d’une décision ou d’une institution aux règles en vigueur. La légalité offre à une
institution l’avantage de bénéficier de l’appui de l’appareil étatique dans
l’exécution des missions qui lui sont assignées. Ainsi, une institution locale
légale pourra prendre des mesures s’appliquant à tous et imposer, au besoin par
la force, la mise en œuvre effective des mesures locales légales de gestion des
ressources naturelles : la légalité confère la force d’imposer au peuple, pendant
que la légitimité suscite sa soumission spontanée. Tout en se distinguant de la
légalité, la légitimité ne s’oppose pas forcément à elle : la légitimité a parfois
besoin de la légalité pour être efficiente. Ainsi, si la légitimité suscite l’adhésion
spontanée aux règles et aux conventions locales élaborées de manière
consensuelle, il faut noter que souvent, la convention locale, même légitime,
n’aura d’effectivité que si une institution dotée de moyens de contrainte est en
mesure d’intervenir pour en assurer le respect par la sanction des
comportements déviants et marginaux. La confiance dans le comportement
social spontané de l’individu a ses limites ; elle est même généralement
utopique. Le comportement contraire d’une seule personne ou d’une minorité
d’individus, fondé généralement sur ses intérêts particuliers au détriment de
l’intérêt général local, peut paralyser définitivement l’effet d’une mesure
légitime, pourtant profitable à toute la communauté ou en tout cas à sa
majorité. L’institution locale traditionnelle bénéficie d’une présomption de
légitimité. Mais une telle présomption doit demeurer une présomption simple,
c’est-à-dire qu’elle devrait pouvoir être remise en cause par les faits, à la lumière
de la pratique des chefs traditionnels. La légitimité n’est jamais acquise
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définitivement : elle peut se fragiliser à la suite du comportement de l’autorité
en qui la confiance a été initialement placée. On évoquera, par exemple, le cas
de nombreux chefs traditionnels qui, ayant abusé du pouvoir qui leur est
reconnu par la coutume, ont perdu toute légitimité36. L’actualité récente au
Burkina Faso a été dominée par des cas de manquements graves au respect des
droits humains, dont se sont rendus coupables des chefs coutumiers ayant
accédé aux fonctions de maire37.
L’arrivée de nouveaux pouvoirs locaux (élus) sur la scène du développement
local crée une situation de complexification accrue de l’environnement
institutionnel à la base. Les chefs traditionnels sont placés, dans de nombreux
domaines, en situation de compétition et de rivalité pour le contrôle du pouvoir
de décision, notamment celui relatif à la gestion des ressources naturelles. Du
contrôle des ressources naturelles dépend, en effet, pour une part essentielle, le

36
Dans le cadre des coutumes politiques des sociétés traditionnelles mossi (Burkina Faso), la
sanction de la perte de légitimité du chef traditionnel était sévèrement codifiée : elle
donnait lieu au "suicide rituel" du souverain et à défaut à son meurtre rituel par des
procédés magico-religieux. Dans d’autres systèmes traditionnels du Burkina, il est
simplement procédé à la destitution du chef traditionnel.
37
Affaires célèbres d’inculpation pour meurtre à partir de 2000, de chefs traditionnels élus
maires notamment dans les communes de Pô et de Tenkodogo.

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 25

pouvoir du chef traditionnel, c’est-à-dire l’autorité effective qu’il a sur les


hommes. C’est, par exemple, à travers le contrôle du droit d’accès à la terre que
les chefs traditionnels exercent un contrôle sur la population résidant sur leur
territoire et qu’ils génèrent, directement ou indirectement, les ressources
financières qui leur sont nécessaires. Au Niger, la gestion des terres de décrues
du lac Tchad est révélatrice de la détermination des autorités traditionnelles à
conserver le contrôle des ressources naturelles, malgré l’affirmation par la loi
des principes de transfert de compétence de gestion de ces ressources au profit
des communes rurales38. Les chefs de terres, ou Boulamas, s’opposent à
l’immixtion des commissions foncières locales ou des conseils communaux
dans la gestion de ces terres de valeur stratégique. L’opposition des Boulamas se
fonde non seulement sur la complexité du système de gestion foncière que les
communes seraient incapables de maîtriser39, mais aussi sur leur volonté de
préserver le contrôle des revenus substantiels tirés de la gestion des terres de
décrues (attributions annuelles, règlement des litiges…)40. Il est significatif de
constater comment les systèmes fonciers coutumiers refusent généralement de
reconnaître au demandeur de terres, la propriété pleine et entière de la terre qui
lui est "donnée". Au-delà des analyses classiques fondant ce principe sur la
sacralité des droits sur la terre et sur leur articulation avec le culte des ancêtres,
il faut souligner que l’octroi d’une propriété foncière privée de type civiliste,
conçue comme étant la disposition par une même personne des attributs d’usus,
de fructus et d’abusus, signifierait, au plan politique, une émancipation totale du
bénéficiaire de terres à l’égard du propriétaire coutumier et du chef coutumier.
Une telle émancipation est incompatible avec une perception de la relation
foncière coutumière, non pas comme une relation juridique stricte, mais
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comme un faisceau de relations sociales où le véritable "bénéficiaire" n’est pas
forcément celui que l’on croit41. La négation de l’appropriation privative de la

38
La gestion des terres du lac relève de la responsabilité de chefs traditionnels, les
boulamas38. Chaque boulama est responsable de la gestion d’une bande déterminée de
terres, partant des limites du village avec le lac et s’enfonçant plus ou moins en profondeur
dans le lac en fonction du mouvement des eaux.
39
Les boulamas sont chargés de l’affectation de droits saisonniers d’exploitation des terres
de décrue à la population. Le bénéficiaire d’une attribution ne devient pas propriétaire de
la parcelle et exerce un simple droit saisonnier d’exploitation. La saison suivante, rien ne
garantit que l’exploitant se verra attribuer la même parcelle, ni même qu’il bénéficiera
d’une attribution, tout dépendant de la fluctuation des eaux du lac. Comme l’affirme un
boulama "l’important n’est pas de s’approprier les terres du lac, mais de pouvoir les mettre
en valeur". Cf. OUEDRAOGO H. M. G (2003) "Foncier et décentralisation", op. cit., 18.
40
À l’occasion de l’affectation de terres de décrue, le boulama reçoit une compensation de la
part de chaque bénéficiaire. Cette compensation n’est pas obligatoire en principe, mais il
est socialement impossible de s’y soustraire. Les boulamas sont également coutumièrement
responsables du règlement des conflits liés à l’exploitation des terres du lac. Pendant la
saison de culture, un boulama ne cultive pas lui-même car il doit se consacrer au règlement
des conflits. Il reçoit à l’occasion du règlement des conflits des gratifications de la part des
parties.

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


26 Hubert OUEDRAOGO

terre n’est donc pas une curiosité ethnologique ; elle s’intègre dans des logiques
bien pensées de contrôle social et de gestion du pouvoir politique.
La légitimité du pouvoir traditionnel résulte de son ancrage dans les rites locaux
fondamentaux, mais aussi de la perception de la chefferie comme
prolongement d’un système endogène de valeurs sociales et culturelles. Cette
légitimité coutumière s’oppose désormais à une nouvelle légitimité locale
fondée sur la légalité et sur une perception émergente de la fonction
démocratique du pouvoir politique dans un système républicain. Les alliés
naturels de cette légitimité nouvelle sont notamment les leaders locaux qui,
faute de briguer eux-mêmes les suffrages de leurs concitoyens, préfèrent s’allier
avec les forces représentatives à leurs yeux du changement et du progrès
auxquels ils aspirent42. Au Burkina, des discussions sont en cours en ce qui
concerne la légitimité des institutions locales de développement mises en place
par l’État (commissions villageoises de gestion des terroirs, notamment). Créées
souvent pour contourner l’influence jugée négative des institutions
traditionnelles et pour fournir un interlocuteur "acquis" aux projets de
développement, les institutions locales suscitées par l’État manquent
cruellement, en général, de légitimité au niveau local et parfois même, de
légalité. Elles sont le plus souvent contrôlées et instrumentalisées par les
institutions traditionnelles qui y placent des personnes acquises à leur cause ;
elles ne sont pas durables, car liées le plus souvent à des projets de
développement à la durée de vie forcément limitée. La supériorité des
institutions traditionnelles sur ce type d’institutions locales suscitées est de ce
point de vue indiscutable.
Face au manque de légitimité des institutions locales de développement
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suscitées par l’État et les partenaires de coopération, des voix s’élèvent de plus
en plus pour réclamer la reconnaissance des autorités traditionnelles, du fait que
celles-ci seraient créditées de la légitimité tant nécessaire à l’efficacité de toute
institution. Paradoxalement, ce sont le plus souvent les bailleurs de fonds, à
travers leurs projets de développement, qui se découvrent une vocation tardive
et sans discernement, d’alliés des autorités traditionnelles et de promoteur de
leur rôle dans la gestion locale des ressources naturelles. Il n’est pas question
pour nous de faire preuve d’une hostilité de principe à l’égard des pouvoirs
traditionnels ; mais on ne peut ignorer les risques de dérapages qui pourraient
résulter d’une réhabilitation et d’une consécration, sans réserve ni précaution,
des autorités traditionnelles comme représentantes naturelles des populations
locales. Un examen un peu plus attentif des pratiques locales permet de se

41
Le bénéficiaire de "don de terre" est tenu à l’égard du propriétaire coutumier, mais aussi du
chef coutumier, de leur apporter sa contribution et son assistance à l’occasion des
différents évènements de la vie (naissances, baptêmes, mariages, funérailles…). Il est tenu
de faire constamment preuve de reconnaissance sous peine de se voir retirer la terre qui lui
a été prêtée.
42
Au Mali, cependant, la déception des leaders paysans par rapport aux élus locaux les
amène à se demander s’il n’est pas préférable de se présenter eux-mêmes aux élections, tant
locales que nationales.

Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133


Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 27

rendre compte que dès lors qu’il est question d’actions de développement il n’y
a généralement pas d’unanimité autour de la personne du chef : celui-ci est
perçu localement comme représentant de certains clans familiaux ou politiques
et de certains groupes d’intérêts locaux spécifiques. Cette situation est
exacerbée par l’entrée en scène des chefs traditionnels dans le jeu politique
partisan : le chef traditionnel entretient des alliances politiques privilégiées,
généralement avec le parti politique au pouvoir. Beaucoup de cas d’abus ou de
pratiques non équitables sont reprochés à ces chefs. Au Burkina, ils sont
souvent accusés de faire réaliser les infrastructures communautaires
uniquement dans leur village et parfois même "devant leur porte". Au Niger,
des cas d’utilisation personnelle des produits des recettes de l’exploitation des
infrastructures communautaires sont relevés43 ; mais ce sont surtout les
pratiques partisanes et de corruption des chefs dans le règlement des conflits
locaux qui sont unanimement dénoncées par les acteurs locaux. Il n’y a donc
pas de réponse simple à la question de la légitimité locale : les institutions
légitimes au niveau local ne sont ni modernes ni traditionnelles. Elles sont le
résultat des processus démocratiques émergents au niveau local.

2.2 La citoyenneté à l’épreuve des faits


En décidant de reconnaître et de promouvoir les communautés locales
d’intérêts légitimes que sont les collectivités territoriales, et en reconnaissant à
chaque individu le droit de prendre part en toute égalité à la vie de la cité et à la
gestion des affaires locales, le processus de décentralisation remet frontalement
en cause un ensemble d’idées dominantes qui ont été forgées autour de l’espace
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rural. Dans les sociétés traditionnelles sahéliennes, reconnaître à chaque
communauté de base le droit légitime de s’auto-administrer peut
paradoxalement provoquer des situations de crise politique et sociale
inattendues. Les sociétés sahéliennes traditionnelles ne sont pas des sociétés
démocratiques : elles sont des sociétés inégalitaires où des hiérarchies
millénaires de statut social déterminent la place et le rôle de chaque individu et
de chaque groupe. Ainsi, des communautés sont considérées comme
inférieures parce qu’appartenant à des ethnies ou à des corps de métiers
déterminés44 ; elles sont parfois même exclues de la gestion des affaires locales
par l’effet de la permanence du principe d’autochtonie. Selon ce principe,
"l’étranger" ne doit pas s’immiscer dans les affaires du terroir qui l’accueille. Le
concept "d’étranger" est utilisé non pas par opposition à celui de national, mais
à celui d’autochtone. L’autochtonie traduit l’appartenance à un terroir sur la
base du rattachement réel, ou mythique, à un même ancêtre fondateur. Elle est
créatrice et "légitimatrice" de droits au niveau local. Dans nombre de sociétés
traditionnelles, l’autochtonie fonde non seulement le droit inaliénable d’accès à
la terre et le pouvoir de la gérer, mais aussi la prérogative de se prononcer sur

43
Gestion des points d’eau, notamment.
44
Cas des forgerons au Burkina, des bouchers au Niger.

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28 Hubert OUEDRAOGO

les affaires de la cité ou d’exercer des responsabilités politiques. On sait les


dérapages provoqués par le concept "d’ivoirité", qui en réalité repose sur le
principe coutumier de l’autochtonie. Si la Côte d’Ivoire est au-devant de
l’actualité africaine en raison des graves évènements qui s’y déroulent, aucun
pays de la sous-région ouest-africaine n’est à l’abri des dérives identitaires
fondées sur les principes coutumiers de l’autochtonie partagés par l’ensemble
des sociétés traditionnelles locales et dont les garants sont notamment les chefs
coutumiers.
C’est là que l’État doit se montrer en mesure d’assumer ses responsabilités : il
n’est pas admissible de condamner l’État sahélien à rester un spectateur
impuissant de phénomènes sociaux, sous prétexte du respect de la "localité" ou
de la préservation des traditions. Résister contre de telles perceptions
aujourd’hui dominantes est indispensable, car il ne s’agit pas que de simples
questions d’érudition scientifique : l’enjeu véritable est la paix sociale et la
survie même des sociétés locales sahéliennes dans un contexte de mutations
sociales, économiques et politiques accélérées, donc traumatisantes. L’État
sahélien doit assumer pleinement ses responsabilités de promoteur et acteur de
valeurs sociales et culturelles nouvelles, fondées sur les idéaux républicains en
construction ; mais il doit le faire avec sagesse, c’est-à-dire en laissant les
espaces de liberté indispensables aux populations à la base pour participer et
contribuer à façonner le dessein collectif de la nation. Au Burkina, par exemple,
l’État a le devoir d’intervenir pour décourager et empêcher les pratiques locales
croissantes d’exclusion des migrants et des pasteurs de l’accès aux ressources
naturelles dans les terroirs45. Au Niger, la définition des communes rurales a
essayé de respecter l’ancien cadre territorial coutumier (les cantons). Dans
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certains cas, cependant, il a été nécessaire de créer des communes rurales en
dérogeant à l’homogénéité territoriale des collectivités coutumières. Ces
créations furent contestées par les autorités traditionnelles locales, sur la base
de considérations coutumières selon lesquelles les habitants des localités
concernées ne peuvent commander un terroir qui ne leur appartiendrait pas. Ce
qui est en cause c’est, en réalité, le refus de voir des populations considérées
comme de statut social inférieur s’affranchir de l’autorité du chef traditionnel
territorialement compétent46. Ces quelques exemples mettent en évidence des
contraintes locales inhérentes à la mise en œuvre de la décentralisation en
milieu rural, du fait de la faible appropriation locale des principes de
citoyenneté. Ils montrent que la citoyenneté, sans laquelle la décentralisation ne
restera qu’un slogan, ne se décrète pas, elle se construit, se négocie et se
renforce patiemment, parfois dans l’adversité, mais toujours dans la durée.

45
Au Burkina, la mise en place de commissions foncières locales dans une zone pilote de
sécurisation foncière a été réalisée sur la base de l’exclusion systématique par les acteurs
locaux autochtones des représentants des pasteurs, au motif que ces derniers ne sont pas
autochtones. En lieu et place des représentants des pasteurs, ont été désignés des
agriculteurs, les autochtones soutenant que "tout le monde fait de l’élevage ici au village" !
46
Cas, entre autres, de la commune rurale de Toumour, dans l’Est du Niger.

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Décentralisation et pouvoirs traditionnels : le paradoxe des légitimités locales 29

La citoyenneté peut être considérée comme le pendant politique du principe de


la personnalité juridique47. La science juridique définit la personnalité juridique
comme l’aptitude d’une personne à être titulaire de droits et à être soumis à des
obligations. La reconnaissance de la personnalité juridique à tout être humain
constitue sans doute une banalité aujourd’hui. Mais elle a été un principe
révolutionnaire au temps où l’idéologie esclavagiste niait cette personnalité à
certains peuples. À l’image de la personnalité juridique, la citoyenneté politique
pourrait être considérée comme la reconnaissance à tout être humain du droit
de s’intéresser aux affaires publiques de la cité dans laquelle il vit et de
s’impliquer dans sa gestion. Dans le contexte local du milieu rural au Sahel, et
plus généralement en Afrique de l’Ouest, ces droits citoyens ne sont pas
reconnus par le système traditionnel aux individus et même aux groupes.
Lorsque, comme au Burkina, des chefs traditionnels exerçant les fonctions de
maires font arrêter et battre à mort par la garde royale des citoyens qui auraient
critiqué le chef, agiraient-ils au titre de leur statut de chef ou en fonction de leur
mandat de maire ? De même, considèrent-t-ils les habitants de leur commune
comme leurs sujets ou comme des citoyens ? La confusion est certainement
grande, du moins du point de vue de la perception de ces "chefs-maires", ainsi
que d’une partie de la population rurale n’ayant pas conscience de leur statut et
de leurs droits de citoyens. En définitive, la question à laquelle ces situations
invitent à apporter une réponse est la suivante : peut-on bâtir la décentralisation
sans citoyens ? Si la décentralisation est une question hautement politique, elle
devrait permettre aux sahéliens ruraux de s’émanciper de l’emprise de pouvoirs
traditionnels tournés vers le passé et de réaliser la révolution d’une citoyenneté
tournée vers l’avenir.
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47
Ce serait donc une sorte de reconnaissance de la personnalité politique des individus.
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