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Hubert M. G. Ouedraogo
L a décentralisation est sans aucun doute l’un des processus les plus
marquants de l’histoire contemporaine des États sahéliens ; constituant
un projet de réforme politique, son implication essentielle est de faire émerger
auprès de l’État un autre type d’acteur public en charge du développement : les
collectivités locales. Engagée à l’origine dans un contexte de scepticisme
généralisé sur fond de conditionnalités explicites ou implicites des bailleurs de
fonds, la décentralisation tend de plus en plus aujourd’hui à devenir une attente
et dans certains cas même une revendication des populations sahéliennes. Les
nombreuses expériences d’approches participatives et de responsabilisation à la
base développées au Sahel au cours des deux dernières décennies ont, sans
doute, malgré leurs limites, préparé le terrain à la décentralisation en favorisant
la gestion par les populations rurales des ressources naturelles de leurs terroirs2.
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1
Juriste-anthropologue, Université de Ouagadougou, juriste-consultant international.
o.hubert@fasonet.bf
2
R. M. ROCHETTE (1989), Le Sahel en lutte contre la désertification : leçons
d’expériences, Weikersheim, Margraf.
3
CILSS (2005), Foncier et développement durable : Actes du Forum de Bamako,
Ouagadougou, CILSS.
4
Sont concernés, les migrants, les pasteurs et les femmes.
5
OUÉDRAOGO H. M. G. (2003) "Decentralisation and local governance: experiences from
francophone West Africa", Public administration and development, Vol. 23, n°1, 97-103.
6
Dans la décentralisation dite technique, la communauté d’intérêt sera un établissement
public. D. TURPIN (1998) Droit de la décentralisation, Paris, Gualino.
7
OUEDRAOGO H. M. G (1990) La législation des ressources naturelles au Burkina Faso,
Ouagadougou, UICN.
8
TURPIN D, op. cit.
9
KI-ZERBO J., À quand l’Afrique ? (2003) Paris, Ed. de l’Aube.
10
Loi n° 82-213 du 2 mars 1982 (France).
11
BURDEAU G. (1967) Traité de science politique, Paris, LGDJ, T II, 369.
12
HALPOUGOUDOU M. (2004) "Chefferie traditionnelle et pouvoir républicain : une
alliance contre-nature ?", Espace scientifique, n° 002, 7-9.
13
Entretiens avec le Chef Garba Sidikou (Niamey, Niger).
14
L’histoire du Burkina est émaillée des faits de puissants chefs traditionnels (comme le
Mogho Naba Wobgo), qui ayant refusé l’alliance avec l’administration coloniale, ont été
renversés et contraints à l’exil au profit de lignées nobles plus conciliantes.
Les chefferies traditionnelles sont une réalité antérieure tant à l’État colonial15
qu’à l’État contemporain sahélien. L’ancienneté de cette institution lui confère
l’avantage de l’expérience dans le contrôle des hommes, et surtout celui de la
relative meilleure adaptation par rapport aux réalités du milieu. Au Burkina, on
peut noter une longue tradition de méfiance, voire d’hostilité de l’État à l’égard
des pouvoirs traditionnels16 ; l’organisation territoriale traditionnelle, de même
que les autorités traditionnelles elles-mêmes, ne sont pas officiellement
reconnues par les lois en vigueur au Burkina Faso. La question des institutions
traditionnelles ne manque pas de donner régulièrement lieu à de vives
controverses, dans un pays où les traditions socioculturelles et historiques sont
très variables d’une région à l’autre. Ainsi, certaines régions du Burkina sont
caractérisées par des systèmes politiques traditionnels de type étatique, avec des
chefferies fortement hiérarchisées, ayant à leur tête des monarques puissants et
à l’autorité incontestée17 ; d’autres régions (principalement celle de l’Ouest
habitée par les Bobos, les Lobis, les Dagaris…) sont, par contre, souvent
dominées par des sociétés à systèmes politiques traditionnels de type "acéphale"
ou segmentaire18, où le chef de village a une très faible importance au plan
socio-politique19. Seul le chef de terre, dont les fonctions sont de nature
essentiellement magico-religieuse constituait une autorité reconnue par
l’ensemble de la communauté. Dans de nombreux cas, les chefs de villages
actuellement en place dans les régions Ouest ont en réalité été installés par
l’administration coloniale en tant qu’auxiliaires de l’administration : à côté de la
chefferie traditionnelle véritable apparut donc une chefferie administrative20
constituée d’autochtones nommés chefs de cantons ou chefs de villages et
placés sous l’autorité du Commandant de cercle21. La chefferie administrative
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La révolution d’août 1983, conduite par le Capitaine Sankara.
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Aucune loi n’a cependant été prise par le législateur pour préciser les conditions permettant
l’intégration de coutumes dans l’ordonnancement juridique national.
24
Loi n° 014/96/ADP du 23 mai 1996.
25
Art. 50 de la loi : "l’occupation des terres du domaine foncier national donne lieu à
l’établissement de titres délivrés à titre onéreux ou exceptionnellement à titre gratuit".
26
Cas des sociétés à système politique acéphale où il n’y a ni chef traditionnel - ou dont la
chefferie est historiquement de nature administrative -, ni influence sur la gestion des
ressources naturelles locales, ni autorité politique sur la population.
27
Ordonnance n° 93-28 du 30 mars 1993.
28
Le texte prévoit que les fonctionnaires de l’État élus chefs traditionnels peuvent demander
à conserver leur salaire en lieu et place de l’allocation annuelle.
grâce au prestige et aux avantages que leur confère leur "bonnet"29. Pourtant,
on peut s’interroger sur le caractère traditionnel et même sur les compétences
coutumières de ces "nouveaux chefs" citadins, qui ont compris récemment
l’intérêt de disputer le titre de chef traditionnel à leurs frères ruraux restés au
village. Pour ce qui est de l’expérience nigérienne, les chefs traditionnels, par
leur statut légal, se présentent comme de véritables fonctionnaires de l’État,
payés par lui et se trouvant donc, de gré ou de force, dans des liens
inconfortables de dépendance à l’égard de leur employeur, notamment pour ce
qui est de leurs revenus, ou même de la pérennité de leur pouvoir30.
29
Le bonnet au Burkina est le signe de la chefferie. La nomination du chef est symbolisée par
l’attribution de son bonnet par le chef coutumièrement compétent ; le chef ne doit jamais se
découvrir publiquement.
30
L’administration nigérienne n’hésite pas à intervenir pour destituer des chefs traditionnels,
lorsque ceux-ci se sont rendus coupables de mauvaise gouvernance au plan local (cas
récent du précédent Sultan de Zinder par l’administration).
31
Nous excluons de la notion de pouvoirs locaux, les autorités territoriales et techniques
déconcentrées qui, comme on l’a vu, ne sont que des relais du pouvoir central.
32
Au Burkina Faso, par exemple, les comités villageois de gestion des terroirs sont financés
par des crédits importants de la Banque mondiale.
33
LAURENT P. J. (1996) op. cit., 46.
34
Pendant la période révolutionnaire, les comités de défense de la révolution, sensés mener la
lutte contre "la féodalité", c’est-à-dire le pouvoir traditionnel, étaient le plus souvent des
personnes cooptées en fait par les chefs traditionnels eux-mêmes dans leur entourage
proche. Une exception notable est cependant celle de la zone sahélienne Nord du Burkina
où les Rimaïbé, anciens esclaves, s’étaient affranchis des chefs traditionnels, leurs anciens
maîtres et avaient effectivement investi les institutions locales telles que les comités de
défense de la révolution ou les CVGT et soutenaient le principe de la propriété étatique des
terres qui avait dépossédé les anciens maîtres.
35
Comment, par exemple, concilier dans le cadre d’une campagne électorale, le respect qui
est dû au chef en tant qu’institution sacrée et mystique, avec la sévérité ou même la
violence de la lutte politique ?
36
Dans le cadre des coutumes politiques des sociétés traditionnelles mossi (Burkina Faso), la
sanction de la perte de légitimité du chef traditionnel était sévèrement codifiée : elle
donnait lieu au "suicide rituel" du souverain et à défaut à son meurtre rituel par des
procédés magico-religieux. Dans d’autres systèmes traditionnels du Burkina, il est
simplement procédé à la destitution du chef traditionnel.
37
Affaires célèbres d’inculpation pour meurtre à partir de 2000, de chefs traditionnels élus
maires notamment dans les communes de Pô et de Tenkodogo.
38
La gestion des terres du lac relève de la responsabilité de chefs traditionnels, les
boulamas38. Chaque boulama est responsable de la gestion d’une bande déterminée de
terres, partant des limites du village avec le lac et s’enfonçant plus ou moins en profondeur
dans le lac en fonction du mouvement des eaux.
39
Les boulamas sont chargés de l’affectation de droits saisonniers d’exploitation des terres
de décrue à la population. Le bénéficiaire d’une attribution ne devient pas propriétaire de
la parcelle et exerce un simple droit saisonnier d’exploitation. La saison suivante, rien ne
garantit que l’exploitant se verra attribuer la même parcelle, ni même qu’il bénéficiera
d’une attribution, tout dépendant de la fluctuation des eaux du lac. Comme l’affirme un
boulama "l’important n’est pas de s’approprier les terres du lac, mais de pouvoir les mettre
en valeur". Cf. OUEDRAOGO H. M. G (2003) "Foncier et décentralisation", op. cit., 18.
40
À l’occasion de l’affectation de terres de décrue, le boulama reçoit une compensation de la
part de chaque bénéficiaire. Cette compensation n’est pas obligatoire en principe, mais il
est socialement impossible de s’y soustraire. Les boulamas sont également coutumièrement
responsables du règlement des conflits liés à l’exploitation des terres du lac. Pendant la
saison de culture, un boulama ne cultive pas lui-même car il doit se consacrer au règlement
des conflits. Il reçoit à l’occasion du règlement des conflits des gratifications de la part des
parties.
terre n’est donc pas une curiosité ethnologique ; elle s’intègre dans des logiques
bien pensées de contrôle social et de gestion du pouvoir politique.
La légitimité du pouvoir traditionnel résulte de son ancrage dans les rites locaux
fondamentaux, mais aussi de la perception de la chefferie comme
prolongement d’un système endogène de valeurs sociales et culturelles. Cette
légitimité coutumière s’oppose désormais à une nouvelle légitimité locale
fondée sur la légalité et sur une perception émergente de la fonction
démocratique du pouvoir politique dans un système républicain. Les alliés
naturels de cette légitimité nouvelle sont notamment les leaders locaux qui,
faute de briguer eux-mêmes les suffrages de leurs concitoyens, préfèrent s’allier
avec les forces représentatives à leurs yeux du changement et du progrès
auxquels ils aspirent42. Au Burkina, des discussions sont en cours en ce qui
concerne la légitimité des institutions locales de développement mises en place
par l’État (commissions villageoises de gestion des terroirs, notamment). Créées
souvent pour contourner l’influence jugée négative des institutions
traditionnelles et pour fournir un interlocuteur "acquis" aux projets de
développement, les institutions locales suscitées par l’État manquent
cruellement, en général, de légitimité au niveau local et parfois même, de
légalité. Elles sont le plus souvent contrôlées et instrumentalisées par les
institutions traditionnelles qui y placent des personnes acquises à leur cause ;
elles ne sont pas durables, car liées le plus souvent à des projets de
développement à la durée de vie forcément limitée. La supériorité des
institutions traditionnelles sur ce type d’institutions locales suscitées est de ce
point de vue indiscutable.
Face au manque de légitimité des institutions locales de développement
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Le bénéficiaire de "don de terre" est tenu à l’égard du propriétaire coutumier, mais aussi du
chef coutumier, de leur apporter sa contribution et son assistance à l’occasion des
différents évènements de la vie (naissances, baptêmes, mariages, funérailles…). Il est tenu
de faire constamment preuve de reconnaissance sous peine de se voir retirer la terre qui lui
a été prêtée.
42
Au Mali, cependant, la déception des leaders paysans par rapport aux élus locaux les
amène à se demander s’il n’est pas préférable de se présenter eux-mêmes aux élections, tant
locales que nationales.
rendre compte que dès lors qu’il est question d’actions de développement il n’y
a généralement pas d’unanimité autour de la personne du chef : celui-ci est
perçu localement comme représentant de certains clans familiaux ou politiques
et de certains groupes d’intérêts locaux spécifiques. Cette situation est
exacerbée par l’entrée en scène des chefs traditionnels dans le jeu politique
partisan : le chef traditionnel entretient des alliances politiques privilégiées,
généralement avec le parti politique au pouvoir. Beaucoup de cas d’abus ou de
pratiques non équitables sont reprochés à ces chefs. Au Burkina, ils sont
souvent accusés de faire réaliser les infrastructures communautaires
uniquement dans leur village et parfois même "devant leur porte". Au Niger,
des cas d’utilisation personnelle des produits des recettes de l’exploitation des
infrastructures communautaires sont relevés43 ; mais ce sont surtout les
pratiques partisanes et de corruption des chefs dans le règlement des conflits
locaux qui sont unanimement dénoncées par les acteurs locaux. Il n’y a donc
pas de réponse simple à la question de la légitimité locale : les institutions
légitimes au niveau local ne sont ni modernes ni traditionnelles. Elles sont le
résultat des processus démocratiques émergents au niveau local.
43
Gestion des points d’eau, notamment.
44
Cas des forgerons au Burkina, des bouchers au Niger.
45
Au Burkina, la mise en place de commissions foncières locales dans une zone pilote de
sécurisation foncière a été réalisée sur la base de l’exclusion systématique par les acteurs
locaux autochtones des représentants des pasteurs, au motif que ces derniers ne sont pas
autochtones. En lieu et place des représentants des pasteurs, ont été désignés des
agriculteurs, les autochtones soutenant que "tout le monde fait de l’élevage ici au village" !
46
Cas, entre autres, de la commune rurale de Toumour, dans l’Est du Niger.
47
Ce serait donc une sorte de reconnaissance de la personnalité politique des individus.
Mondes en Développement Vol.34-2006/1-n°133