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LES VICTIMES DES « VICTIMES DES VICTIMES »...

La concurrence des victimes au fondement du droit ?

Shmuel Trigano

In Press | « Pardès »

2003/1 N° 34 | pages 377 à 399


ISSN 0295-5652
ISBN 2848350113
DOI 10.3917/parde.034.0377
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-pardes-2003-1-page-377.htm
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Les victimes des « victimes


des victimes »…
La concurrence des victimes au fondement du droit ?

SHMUEL TRIGANO

L’enjeu de la confrontation des perspectives générées par les thèses


de l’« exclusion des Juifs des pays arabes » et du « droit au retour » des
Palestiniens est immense. Il faut, pour l’apprécier, l’aborder à partir du
discours palestinien qui fait concrètement « loi » en la matière, ne serait-
ce que dans l’opinion publique. C’est en effet la revendication mémo-
rielle et politique autant que morale qu’il véhicule qui vient raviver la
mémoire sépharade de l’« exclusion », jusqu’ici en apparence enfouie –
du moins depuis 20 ans –, en tous cas globalement méconnue. Le
problème ici soulevé commande la réponse à des questions clefs pour
comprendre la nature du conflit arabo-israélien et surtout du statut que
l’on reconnaît à l’État d’Israël et plus largement au peuple juif. Le récit
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palestinien dominant implique en effet une assignation symbolique autant
que politique des Juifs à une position spécifique qui les met en jeu sans
que leur avis ni leur parole n’aient été sollicités. Son examen permet
d’évaluer également la validité de l’argument moral palestinien contre
Israël.
On peut le résumer dans les termes d’Elias Sanbar : « L’expulsion des
Palestiniens de leur patrie en 1948 est le nœud originel du conflit, le
« péché originel d’Israël » selon de nombreux auteurs. De ce fait elle est
l’expression, la perpétuation aussi d’une injustice fondamentale commise
à l’égard d’un peuple. Elle constitue également l’abcès de fixation perma-
nent du conflit dans la mesure où, par delà les pertes matérielles et les
malheurs quotidiens de l’exil, elle a fourni la base concrète de la néga-
tion d’existence du peuple palestinien : quoi de plus facile d’affirmer la
non-existence d’un absent 1 ? » « Les Israéliens sont convaincus au plus

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profond d’eux mêmes que reconnaître que leur entreprise “juste” s’est
accompagnée d’une autre “injuste”, commise cette fois à l’encontre des
Palestiniens, équivaudrait à déligitimer l’État d’Israël… Ce blocage est
extrêmement difficile à dénouer et il en sera ainsi tant que les attributs
d’absolu associés au statut de victime “éternelle” ne seront pas dépas-
sés, tant que les Israéliens refuseront de reconnaître ce qu’ils savent au
plus profond d’eux mêmes, à savoir que tout être humain, toute commu-
nauté, toute nation peut s’avérer, selon les circonstances, victime ou bour-
reau et parfois même victime et bourreau 2. » Dominique Vidal résume
bien cette position : « Ce qui est mis à nu c’est bel et bien le “péché
originel” d’Israël. Le droit des survivants du génocide hitlérien à vivre
en sécurité dans un État devait-il exclure celui des fils et des filles de la
Palestine à vivre eux aussi en paix dans leur État ? La réponse à cette
question concerne le passé mais aussi le présent. Car l’injustice commise
ne peut être réparée qu’en réalisant avec plus d’un demi siècle de retard
le droit des Palestiniens à une patrie 3. »

LE CONTEXTE IDÉOLOGIQUE ET MORAL

C’est moins la sollicitude à sens unique pour les « réfugiés » pales-


tiniens, au mépris de toute considération pour les réfugiés juifs du monde
arabe, en nombre bien plus important, qui compte ici que la justification
du discours palestinophile en fonction d’une moralité tirant ses ressources
de la « concurrence des victimes ».
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Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce récit s’est imposé.
Le mythe de l’échange entre la Shoah et l’État d’Israël (qui n’aurait été
créé que comme compensation à la Shoah et pour trouver un refuge aux
rescapés) l’explique. Bien avant l’Intifada, on a vu se développer toute
une littérature glauque – notamment en France et pas seulement avec le
livre de Norman Finkelstein – accusant l’État d’Israël et les commu-
nautés juives de tirer « prestige, profit et pouvoir » 4 de la mémoire de la
Shoah. Elle constitue ce que l’on peut appeler la version « noire » et néga-
tive de la théorie de l’État d’Israël comme « compensation » (morale et
humanitaire) de la Shoah, la version « blanche », positive, courante dans
l’opinion publique occidentale.
La controverse sur les réparations des spoliations économiques subies
par les Juifs durant la deuxième guerre mondiale vînt donner, dans les
années 1990, un semblant de réalité à la « compensation » comme
« argent » et donc profit et intérêt. La légitimation morale et humanitaire
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de l’existence d’Israël s’inversait alors en « excès » et abus de la culpa-


bilité et de la repentance de l’Europe par un peuple juif dont Israël était
la figure de proue 5. Derrière la question de l’« usage » utilitariste de la
mémoire de la Shoah se posait en effet une question bien plus grave :
celle de la définition et de la reconnaissance des Juifs comme peuple
jouissant donc d’une stature politique dans le concert des nations. Ce
que démontre, en effet, la Shoah, c’est la faiblesse de la modernité poli-
tique et de l’Émancipation à assurer l’existence du peuple juif.
À Auschwitz, des Juifs, citoyens individuels de leurs pays respectifs ont
été assemblés en masse, comme s’ils appartenaient à un peuple étranger
au cœur de l’Europe pour être exterminés. La déroute de l’Émancipa-
tion a pour revers la mise en valeur de l’auto-émancipation, le sionisme
politique, le sionisme politique, le seul mouvement historique ayant pris
en charge avec succès le destin collectif des Juifs.
C’est la conscience sourde de cette équivalence qui fonde la théorie
de la « compensation ». La reconnaissance de l’État d’Israël n’était en
vérité ni une compensation hautainement concédée à des victimes, en
dédommagement de leur tragédie, ni une solution humanitaire pour abri-
ter des réfugiés, mais la reconnaissance que les démocraties ne pouvaient
assurer le destin des Juifs, en tant qu’ils sont des citoyens individuels et
qu’il fallait donc envisager la création d’un État des Juifs pour réparer
cette défaillance de la modernité.
Ce double processus conscient-inconscient sous-tend la théorie de la
compensation, qui est aussi à comprendre comme déculpabilisation de
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la conscience moderne occidentale envers le sort réservé aux Juifs dans
les murs de sa civilisation. Une telle masse de morts devient si insoute-
nable qu’on les exorcise en finissant par reconnaître la légitimité d’un
peuple juif qui avait toujours été voué à la condition de paria 6, même
(et surtout) quand les individus juifs s’étaient vus favorisés dans le cadre
de l’émancipation citoyenne.
Le discours du « droit au retour » s’inscrit justement dans ce cadre là,
très complexe. Son articulation est évidente : les idéologues palestiniens
ne manquent pas de rappeler systématiquement combien ils ne sont pas
coupables du péché de l’Europe envers les Juifs victimes de la Shoah si
bien qu’ils ne comprennent pas comment la compensation qu’elle a donné
aux Juifs puisse signifier pour eux leur déracinement, la perte de leur
terre et l’exil de leur peuple. Edward W. Saïd a très bien formulé cette
manipulation idéologique simplificatrice et angéliquement accusatrice,
en écrivant (Le Monde, 27 mai 2000) que les Palestiniens sont les
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« victimes des victimes ». Angélique, car si les Juifs sont « victimes »,


E. W. Saïd compatit à leur souffrance comme il compatit à la souffrance
des Palestiniens. Or si ces derniers sont victimes, c’est du fait des
premières victimes (celles qui obsèdent l’Europe) qu’ils le sont, c’est-
à-dire du fait de leur mutation en « bourreaux ». Pas n’importe lesquels :
les Nazis. L’État d’Israël est ainsi idéologiquement reconstruit comme
la résurgence du nazisme. Ce renversement dialectique permet, de cette
façon, à la mauvaise conscience européenne de s’alléger de son senti-
ment de culpabilité devenu acte d’accusation de ceux que l’on avait dési-
gnés comme victimes et qui s’avèrent être (ou pouvoir devenir) des
monstres. C’est l’État d’Israël qui est ici désigné mais derrière lui les
Juifs comme peuple. On a vu pourquoi.
Le peuple juif peut-il être autre chose que victime ou bourreau dans
la conscience moderne ? La question est posée aujourd’hui. Ainsi la
conscience européenne se forge le sentiment d’avoir été trompée par les
Juifs ou de s’être trompée à leur égard. Cela surélève consécutivement
le statut du « peuple palestinien », qualifié de « peuple en danger » par
ses supporters, campé dans les traits du « divin enfant », innocent et
massacré par des monstres qui se faisaient passer pour des victimes.
Cette dimension du « peuple » est capitale ici, on le comprend, car ce
« peuple » est substitué au « peuple » juif dans le système symbolique de
l’idéologie commune. La reconnaissance des Juifs comme peuple (fondant
la légitimité de l’État d’Israël, consécration de son autodétermination)
est donc perçue comme le synonyme de la dénégation des droits du peuple
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innocent, peuple réel, lui, chassé de sa terre, les Palestiniens. Pour rache-
ter sa faute, l’Europe doit donc rétablir ce peuple pour se libérer de sa
culpabilité de la Shoah, voire l’inscrire au cœur même de la démocratie
européenne pour reconnaître et réparer son incapacité à faire une place
au peuple juif. C’est ce qui explique les origines de la mystique bizarre
qui pousse à mettre le « peuple palestinien » en tête des préoccupations
des milieux les plus divers et les plus incongrus, comme on l’a vu depuis
la deuxième Intifada. L’innocence du peuple palestinien que majore
l’invocation du «droit au retour» (des malheureuses victimes des victimes)
est d’autant mieux mise en valeur que l’on insiste sur l’innocence totale
des Palestiniens et du monde arabe au regard de la solution finale et de
la Shoah. S’identifier à ce peuple innocent envers les Juifs et pis, victime
des Juifs, ouvre une voie royale à l’auto-innocentement des consciences
coupables…
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Nous venons de décrire là le cadre psycho-idéologique qui gouverne


le rapport d’une grande partie de l’opinion publique aux affaires d’Israël
et du Moyen-Orient.

DU MYTHE À LA RÉALITÉ

Bien évidemment, il y a ici une version dévoyée des faits. Elle est
très « originale » – soulignons-le d’emblée – car elle perpétue le « discours
du maître » tout en définissant le maître par la vertu et le sens moral, en
fait la condition victimaire qu’elle reproche à Israël, et non par le pouvoir
seul. Invention d’un maître-victime ! Cela s’entend clairement dans le
discours d’un Sanbar : « Israël sait qu’il ne suffit pas d’être légitime pour
ses citoyens, que la vraie légitimité, celle à laquelle il affirme aspirer,
dépend du pardon que seule sa victime, le peuple arabe de Palestine peut
donner. Or ce pardon passe par la reconnaissance de la responsabilité
israélienne dans l’immense injustice commise en 1948, et par voie de
conséquence du droit au retour 7. »
Les choses ne correspondent pas « tout à fait », en effet, à ce récit
mythique. Qu’est-ce qui, dans la réalité, tout d’abord a rendu possible
l’invocation d’un « droit au retour » ? Non pas l’« invasion sioniste » que
représenterait l’établissement du Foyer National Juif en 1917, mais le
refus arabe et palestinien permanent du partage de la Palestine manda-
taire en deux États, prôné par l’ONU. Les réfugiés ont quitté les lieux
ou ont été expulsés des territoires israéliens en 1948 des suites d’une
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guerre lancée par tous les États arabes de la région visant à détruire le
nouvel État d’Israël. Ils appartiennent au camp de l’agression vaincu. Ils
ne sont pas innocents du drame qui leur est arrivé. Et ils ne le sont pas
devenus depuis, tant du côté des États arabes qui ont maintenu les réfu-
giés dans des camps pour en faire des armes contre Israël, que du côté
des Palestiniens dont le discours exprime – même depuis Oslo – le projet
final indéfectible de détruire « l’entité sioniste ».
Toute l’argumentation palestinienne est fondée sur la dénégation aux
Juifs du statut de « peuple » (cf. la Charte Palestinienne 8), sur la déné-
gation du lien historique plus qu’évident des Juifs avec cette terre, sur
son droit à l’autodétermination. Les tenants de la théorie de la compen-
sation, en tant que « discours du maître » s’imaginent ainsi qu’il a suffit
d’un coup de baguette magique de l’ONU pour créer un État, une société,
une culture, un peuple… Bien avant la reconnaissance de l’ONU, il y
avait sur ce territoire une société très réelle et structurée, le Yishouv, et
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une administration quasi étatique, une langue et une culture nationales.


Quant au peuple juif, ses rois trônaient à Jérusalem, 2 500 ans avant qu’on
ait entendu parler des Palestiniens, pour paraphraser une célèbre expres-
sion de Benjamin Disraéli. L’ONU ne fait alors que reconnaître ce qui
existe déjà et le peuple juif autant que l’État d’Israël ne tirent pas leur
existence de cet acte là.
Quant à l’innocence du monde arabe sur le plan de la Shoah, elle est
plus que douteuse. Edward W. Saïd a la mémoire très sélective. La poli-
tique pronazie menée par le Mufti el Husseini engagea tout le mouve-
ment palestinien. Le Grand Mufti de Jérusalem n’était pas n’importe qui.
Oncle de Yasser Arafat, aïeul de Fayçal El Husseini, son ministre décédé
en 2002, il est aujourd’hui exalté comme un héros national.
À la tête d’un axe panarabe de soutien à Hitler il avait organisé des
légions arabes dans les Balkans (en 1943 il y avait 20 000 musulmans
sous le drapeau allemand) et décrété la guerre sainte contre l’Angleterre.
Rendant visite à Hitler il « visita » Auschwitz où il enjoignit les gardes
des chambres à gaz à être plus efficaces. L’impact du nazisme fut très
fort dans le monde arabe. Il laissa sa marque en Syrie-Liban, en Égypte
où les milieux militaires d’où allaient venir les dirigeants ultérieurs
comme Nasser et Sadat étaient en rapport avec le pouvoir hitlérien. Après
guerre, nombre de nazis notoires trouvèrent refuge dans le monde arabe
et aujourd’hui il n’est que de voir l’importance de l’édition de Mein
Kampf ou des Protocoles dans ces pays pour mesurer la tendance… La
veille de la visite du Pape en Terre Sainte, le Grand Mufti de Jérusalem,
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Sheikh Ekrima Sobri déclara «le chiffre de 6 millions de Juifs tués pendant
l’holocauste est exagéré et se voit utilisé par les Israéliens pour obtenir
un soutien international, ce n’est pas mon problème. Les musulmans
n’ont rien fait dans toute cette histoire. C’est le fait d’Hitler qui détes-
tait les Juifs ».
Cette mythologification a en fait deux finalités pratiques : la dépoli-
tisation du conflit et l’anhistoricisation d’Israël. On en comprend l’uti-
lité pragmatique car en scotomisant l’histoire réelle, les Palestiniens réus-
sissent à se déresponsabiliser de leur passé politique qui n’a rien de
particulièrement édifiant, tout en délégitimant Israël dont la nature et
l’origine sont fantastiquement reconstruits pour complaire aux intérêts
palestiniens. Si Israël se voit dénier par eux toute légitimité historique
sur la terre d’Israël, c’est pour mieux faire écran à la faiblesse de leurs
prétentions historico-politiques sur cette même terre 9. Et de fait, ils
fondent avant tout leur légitimité sur une doctrine victimaire. Celle-ci a
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pour avantage de ne plus poser les termes du conflit dans des termes poli-
tiques mais mythiques : « victimes », « compensation », « culpabilité »,
« péché originel » et non plus décisions politiques, déclarations de guerre
exterminatrices, responsabilité politique… Par le biais de cette dépoli-
tisation, ils rattachent la figure d’Israël à la symbolique antijuive qui a
eu en Europe ses lettres de noblesse, en ressuscitant les plus vieux
fantasmes antisémites, ceux que l’on voit se déployer depuis la deuxième
Intifada. En Orient islamique, cette manipulation symbolique inscrit
inévitablement le conflit hors du politique, c’est-à-dire dans le domaine
de la guerre sainte et de la haine religieuse. L’islamisation du mouve-
ment national palestinien relève ainsi d’une évolution naturelle.

AU NŒUD DE CE SYNDROME :
LES JUIFS DES PAYS ARABES

L’analyse qui précède montre spontanément à quel point l’exclusion


des Juifs des pays arabes est occultée et refoulée de façon majeure par
la doctrine du « droit au retour » et sa finalité politique : la délégitima-
tion et l’éradication de l’État d’Israël. Dans les termes moralistes de
Sanbar cela donne : « S’agissant enfin de ce que des pseudo-historiens
décrivent comme “le long cauchemar du séjour des juifs en terre arabe”,
il suffit de préciser que les juifs ne séjournaient pas chez les Arabes, dans
la mesure où… ils étaient “chez eux”, Arabes ou arabisés, habitant leurs
propres patries ; que le statut de minoritaire, partagé d’ailleurs avec
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d’autres communautés, si inégalitaire qu’il fut, n’a absolument rien à
voir avec l’antisémitisme occidental auquel on tente en vain de l’assi-
miler ; qu’enfin les problèmes graves n’apparurent qu’à l’approche fati-
dique de 1948, lorsque le travail des émissaires sionistes qui œuvraient
à provoquer le départ des juifs arabes vers Israël s’alimenta de la poli-
tique imbécile de certains régimes arabes qui, en quête de boucs émis-
saires pour pallier leur propre incapacité à préserver la Palestine, mirent
désormais en doute l’allégeance nationale de leurs administrés juifs 10. »
Il n’est pas dépourvu de sens que ce soit un Arabe chrétien qui écrive
ces mots, c’est-à-dire le membre d’une nation dhimmie qui a su ce que
cela signifiait d’être un « protégé » de l’islam. Comment écrire que les
Juifs, ou les chrétiens, étaient « chez eux » alors que le fondement même
du statut de dhimmi est la dépossession de la terre qui, des suites de la
conquête, devient un bien de l’islam (une terre fay, un butin collectif
perpétuel pour les musulmans) dont l’ancien propriétaire devient le « loca-
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taire » et paie le kharadj, un impôt foncier ? Les Arabes chrétiens assu-


ment souvent ce rôle de faire-valoir de l’idéologie palestinienne comme
pour témoigner a contrario de l’ouverture et de la tolérance de la société
islamique, opposée au racisme et au fondamentalisme d’Israël ou au
colonialisme de l’Occident. C’est un trait caractéristique de la psycho-
logie classique du dhimmi qui célèbre son dominateur pour sa « tolé-
rance », en un acte d’allégeance au pouvoir islamique qu’exige de lui le
statut de dhimmi. Un terme qualifie aujourd'hui cette psychologie : le
syndrome de Stockholm. Remarquons ici l’usage du référent de
l’Occident : son invocation par le camp arabe condamne Israël quand on
explique sa naissance par l’antisémitisme européen (aux dépens des
Palestiniens) et il absout le monde arabe quand il est question de juger
son rapport aux Juifs.
À l’inverse de ce discours mythologique, l’histoire des Juifs des pays
arabes constitue un rappel direct de la dimension politique du conflit.
Les sépharades des pays arabes ne sont pas des rescapés de la Shoah
– qui a pourtant manqué de peu de les détruire – et ils constituent pour-
tant une majorité d’Israéliens. Premier enseignement : l’État d’Israël
n’est pas la compensation promise aux survivants des camps.
Les sépharades ont été dépouillés par les pays arabes et exclus de
leurs États nations, en vertu d’une épuration ethnique de type nationa-
liste. Ils sont victimes des États arabes. Il y a donc des Juifs, victimes du
conflit et de surcroît victimes d’Etats arabes responsables et donc, eux
« aussi », porteurs d’un « péché originel ».
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En se réfugiant en Israël, en en devenant des citoyens, les sépharades
ont mis en œuvre l’auto-émancipation et l’autodétermination d’une mino-
rité éthnico-politique dominée du monde arabo-islamique. L’État d’Israël
qu’ils constituent en tant que citoyens n’est donc pas étranger à l’his-
toire de la région et du monde arabe ni téléporté d’Europe : il naît aussi
de l’histoire même de la région. Il constitue un acte de libération face à
un système politico-religieux dominateur, incapable de reconnaître la
liberté subjective aux non-musulmans. Jusqu’à ce jour, les États arabes
et les Palestiniens leur refusent toujours la reconnaissance et le droit à
l’autodétermination. Bien au contraire, ils propagent le mythe de la coexis-
tence judéo-arabe pour rendre incompréhensible le fait qu’il n’y a aujour-
d’hui quasiment plus de communautés juives dans le monde arabe et
accuser en retour le sionisme d’en être responsable. Ils ne se rendent
même pas compte de la condition d’hommes dominés que les Juifs ont
subi dans leurs pays. Israël n’est donc pas un fait colonial.
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Les sépharades ont été les colonisés de ceux qui sont devenus par la
suite des colonisés. C’est la venue du pouvoir colonial qui les libéra de
leur condition. Dès que ce pouvoir se retira, leur condition d’hommes
libres n’était plus assurée dans ces pays. Démonstration par l’absurde de
la condition dominée du Juif dans le monde arabo-islamique. Les ex-
colonisés ne sont pas indemnes de la volonté de domination.
La décolonisation des Juifs concomittante à la création de l’État
d’Israël, se produit à l’âge même de la décolonisation et de l’accession
à l’indépendance d’État arabes qui se créent alors. L’État d’Israël n’est
pas un vestige du colonialisme. Ou alors tous les États arabes en sont…
L’État d’Israël émerge de l’histoire de la région.
Les sépharades sont la preuve vivante que les non-musulmans n’ont
pas trouvé leur place dans les États arabes qui, de fait, ont fait de l’is-
lam leur religion officielle avec toutes les conséquences imaginables
pour les dhimmis, les peuples dominés de l’islam. Réversiblement, un
cinquième de la population israélienne est palestinienne et citoyenne. Il
y a aujourd’hui des partis politiques arabes et islamiques au Parlement
israélien. On ne peut pas en dire autant des autres pays arabes… Le
judaïsme n’est pas la religion officielle de l’État d’Israël qui est ainsi le
seul État démocratique de la région, une démocratie adaptée à l’héritage
historique de la région où le droit des personnes a été régi par les instances
religieuses du fait de l’interpénétration des populations dans un univers
où il n’y a pas eu d’États-nations. Par contre l’OLP demande le déman-
tèlement des établissements juifs en « Territoires occupés », c’est-à-dire
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qu’elle projette un État palestinien où les Juifs seraient interdits, mais
aussi les chrétiens, qui quittent en masse le territoire qu’elle est censée
administrer. Israël n’envisage pas d’expulser ses citoyens arabes et chré-
tiens. La politique palestinienne n’est pas indemne de la propension à
l’exclusion ethnique.
On comprend que ces vérités dérangeantes soient l’objet d’un intense
refoulement et d’une dénégation radicale par le camp arabe et ses thuri-
féraires internationaux, par la mouvance néo-tiersmondiste, les anti-
mondialistes, mais aussi par une part importante de l’opinion publique
juive et israélienne.
Cette dernière dimension demande à être explicitée. On peut bien sûr
évoquer à ce propos l’ignorance dans laquelle cette opinion est restée
quant aux faits historiques. C’est un fait mais qui ne fait qu’aggraver la
chose car rien ne justifie cette ignorance ou plutôt cet escamotage d’une
histoire somme toute contemporaine. Elle fut en effet aussi l’objet d’un
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refoulement dans le monde juif, dont certaines idéologies modernes défi-


nissent la condition juive en la détachant de l’histoire et de a politique.
Le sionisme politique – dans ses écoles les plus radicales – a voulu
rompre avec la diaspora et le judaïsme afin de donner naissance à un
nouveau peuple, le peuple israélien, dans le cadre d’un projet volonta-
riste typiquement moderne. Cette perspective favorisait l’anhistoricisa-
tion de l’être juif, la coupure avec son passé, encore plus quand il était
marqué par la religion et qu’il était le fait d’une population juive non
européenne, ce qui était le cas des sépharades. Remarquons qu’aucun
des « intellectuels de gauche » israéliens qui s’opposèrent au discours du
« droit au retour » d’Arafat (Amos Oz, David Grossman par exemple)
n’a évoqué la mémoire de l’exode sépharade à ce propos pour ne se
fonder que sur l’argument du réalisme politique (la disparition program-
mée de l’État d’Israël sous cet afflux de population : quatre cinquièmes
de la population israélienne). La gauche israélienne a toujours congéni-
talement méconnu cette histoire 11.
Ce travers existentiel inhérent à la modernité juive (et aujourd’hui en
crise) se voit encore plus renforcé quand on prend en considération le
phénomène israélien des « Nouveaux Historiens », une mouvance idéo-
logique ultra-gauchiste et post-moderniste, résolument antisioniste qui,
en fait, milite contre tout État national et toute identité nationale (en
l’occurrence Israël), qualifiés de fascistes… Leur propension à la dépo-
litisation de l’identité israélienne est évidente. Ce sont eux qui ont dressé
le procès du « péché originel » d’Israël, coupable d’avoir chassé les
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Palestiniens pour s’installer à leur place, en faisant abstraction de la
guerre déclenchée contre Israël par les États arabes (et dont étaient parties
prenantes les Palestiniens) et en oubliant (ethnocentrisme ? mépris ?
gauchisme tiers-mondiste ?) tout simplement que la plus grande partie
de leurs concitoyens avaient été chassés, eux aussi, du monde arabe,
qu’ils gardent indemne, lui, de toute culpabilité… Mais voient-ils seule-
ment le peuple israélien, tout occupés qu’ils sont à le nier et à le stig-
matiser? Eux aussi, comme les Palestiniens (ou les Juifs assimilés) dénient
l’existence d’un peuple juif 12. Et se rendent-ils compte que « l’État de
tous ses citoyens » qu’ils prônent à la place de l’État d’Israël dont ils
rêvent la disparition serait demain sous l’empire de la Sharia et de l’ara-
bisme ? L’histoire oubliera vite ceux qui jouent le rôle peu glorieux des
« idiots utiles » du camp arabe.
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LES VICTIMES DES « VICTIMES DES VICTIMES » ? 387

PALESTINE ET MONDE ARABE DANS LE PRISME


DE LA COMPARAISON

Dans la comparaison que nous mettons en œuvre, il faut se confron-


ter à une objection qui concerne le critère même de la mise en parallèle
du destin des sépharades (l’exclusion) et des Palestiniens (exil ou expul-
sion). En quoi ces deux populations sont-elles comparables ? Les sépha-
rades sont originaires de nombreux pays, les Palestiniens d’un seul pays.
Tout le problème c’est qu’à l’époque où cet échange objectif de popu-
lations se produit, il n’y a pas encore de réels cloisonnements étatiques
qui se sont fait jour. Les États arabes viennent d’être créés ou vont l’être.
Les Palestiniens n’ont jamais constitué une entité nationale et encore
moins une souveraineté. Ils font corps avec la « nation arabe » du natio-
nalisme au point de déclarer dans leur charte, adoptée 16 ans après, qu’ils
sont une partie de la nation arabe. De même, pendant très longtemps
après les indépendances, les États arabes vont chercher à se forger une
unité transnationale qui, toujours, échoua. L’arabisme, mouvement du
nationalisme arabe (et anti-islamique), en effet, dès le début pensa à
l’avenir du monde arabe sous le signe de l’unité ou de la fédération… Il
y a à cette époque, autour des années 1980, confrontation de la masse
du monde arabe et de la masse du monde juif et c’est à ce titre que les
États arabes punissent leurs résidents juifs des actes de l’État d’Israël.
Par ailleurs, comme on l’a vu 13, la population palestinienne est en grande
partie immigrée des pays arabes… C’est bien plus tard, au contact (réac-
tif) d’Israël, qu’une identité palestinienne se forgera, en tous points mimé-
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tique de l’identité israélienne.
La comparaison est donc tout à fait plausible. On peut objectivement
parler d’un échange de population. Une condition cependant pour fonder
ce jugement : il faut accepter l’hypothèse que les sépharades ne sont pas
un ramassis de peuplades exotiques et disparates ni des « Arabes de
confession juive » et qu’ils appartiennent à un peuple juif qui comprend
le judaïsme ashkénaze. La réunion de ces deux ensembles est justement
l’illustration de la réalité de ce peuple (et sa difficulté). C’est l’État
d’Israël qui en est justement l’illustration.

L’ENJEU ÉTHIQUE

On le voit, l’enjeu moral ne se situe pas là où on le croit couramment


(la dite « concurrence des victimes »). Il est esquivé si l’on fait l’impasse
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388 SHMUEL TRIGANO

sur le politique, car c’est dans l’épreuve du politique que, le jugement


des responsabilités et des dommages étant fait, le contentieux pourra être
un jour apuré et une entente mise en œuvre. Il ne fait aucun doute aujour-
d’hui, au bout de deux ans d’Intifada, que c’est la question de la recon-
naissance du sujet politique juif confronté au refus arabo-musulman qui
se pose avec centralité. La reconnaissance de l’identité palestinienne
pour le monde juif ne fait objectivement pas de doute, même si son oppor-
tunité politique apparaît, après la deuxième Intifada, plus que problé-
matique.
La restauration de l’aspect politique du conflit doit écarter la pollu-
tion mentale qui découle de la morale victimaire et de la légitimation
sacrificielle des sujets qu’elle impulse. Nul n’a besoin d’être une victime
– ni de se sacrifier – pour avoir le droit d’exister. Quand la souffrance
est mise en avant c’est pour cacher l’inexistence d’un droit ou une exis-
tence jugée inconsistante ou honteuse. C’est dans l’arène du politique,
à l’épreuve du politique, que doit se jauger la moralité.

Kk

NOTES
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1. Cf. Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar (éd.), Le droit au retour, le problème des réfu-
giés palestiniens, Sindbad Actes Sud, 2002, p. 378.
2. Idem, p. 382.
3. Cf. Dominique Vidal avec Joseph Algazy Le péché originel d’Israël, Éditions de
l’Atelier, Éditions Ouvrières, 1998.
4. Selon l’expression de Jean Michel Chaumont, La concurrence des victimes : géno-
cide, identité, reconnaissance, La Découverte, 1997.
5. Cet abus donna son titre au livre de Tzvetan Todorov, thèse reprise par Paul Ricœur
dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2000.
6. Cf. S. Trigano L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Odile Jacob, 1999.
7. Cf. Le droit au retour…, op. cit., p. 389.
8. Voir infra, annexe.
9. Voir infra, annexe.
10. Le droit au retour…, op. cit., p. 384.
11. Elias Sanbar rapporte les lignes essentielles du document israélien présenté lors des
négociations de Taba en janvier 2001. On y découvre avec stupéfaction ce qu’un
gouvernement Barak aux abois y concède : la reconnaissance d’un droit au retour,
séparé de la prise en considération des droits des Juifs des pays arabes. Il y est demandé
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LES VICTIMES DES « VICTIMES DES VICTIMES » ? 389

aux États arabes des « réparations aux « anciens réfugiés juifs » – bien que ces répa-
rations « ne fassent pas partie de l’accord bilatéral israélo-palestinien » – « en recon-
naissance de leurs souffrances et pertes » (dixit Sanbar, op. cit., p. 394-395).
12. Voyons ce qu’écrit une juriste comme Monique Chemillier Gendreau : « La logique
de la création de l’État d’Israël était sans doute de donner une terre à un peuple appelé
juif par référence à une religion mais aussi à une histoire qui était celle d’une longue
dispersion »… « camper sur l’idée d’un État juif (qui dans les faits est un leurre avec
ou sans droit au retour) c’est poursuivre l’édification d’une société d’apartheid » (cf.
Le droit au retour…, op.cit., p. 314).
13. Cf. annexe.
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390 SHMUEL TRIGANO

ANNEXE

Le discours du maître derrière le discours de la victime


« Droit au retour » et transfert des Juifs

Les militants de la cause palestinienne évoquent de façon constante le « transfert »


des Palestiniens (en fait leur déportation dans les territoires arabes voisins d’Israël)
que fomenterait l’État d’Israël en quête du moment le plus propice pour mettre un
terme aux bases mêmes du conflit (l’existence des Palestiniens) ou qu’il aurait déjà
perpétré en 1948 (cf. « le péché originel » de l’État d’Israël).
L’habituelle diffamation d’Israël que cette crainte charrie implicitement (le thème
du « transfert » des Palestiniens ne concerne en effet qu’une faible part de l’extrême
droite israélienne 1) recouvre en fait une vérité inavouée et pieusement cachée : le
« transfert » des Juifs que programment officiellement et textuellement les deux
principales forces palestiniennes en guerre avec Israël : l’OLP (devenue « Autorité
Palestinienne ») et le Hamas. Nous avons là les bases inavouables mais factuelles
du discours du « droit au retour ».

La dénégation de l’existence du peuple juif


La charte de l’OLP 2, adoptée en mai 1964, lors de la fondation de l’OLP (définie
comme sainte «alliance» car c’est le terme anglais de Covenant (désignant l’alliance
biblique) que traduit notre mot charte) et modifiée en juillet 1968, n’a jamais été
formellement annulée, quoique les membres du Conseil national palestinien y aient
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« renoncé » à l’occasion d’un vote à main levée, à l’occasion d’une visite de Clinton
à Gaza. Dans un reportage de Charles Enderlin, sur France 2, le 2 novembre 2002 3,
on voit Yasser Arafat dire au Conseil national palestinien, en présence de Clinton :
« Nous sommes ici pour poursuivre le chemin de la paix et pour respecter les enga-
gements que nous avons déjà pris. C’est pourquoi je vous demande de lever la main
pour montrer votre accord ». Tous lèvent la main. Le commentaire de Charles
Enderlin : « Sous le regard du président des États-Unis, le CNP vote l’abrogation
des articles de la charte de l’OLP qui stipule la destruction d’Israël » 4 est fantai-
siste car l’article 33 de la Charte palestinienne stipule que ladite charte ne peut être
amendée que par un vote des 2/3 des membres du Congrès national de l’OLP devenu
Conseil national palestinien, réuni à cet effet. En fait, en avril 1996, le parlement
palestinien avait voté la possibilité de procéder à un vote annulant la charte. Cette
possibilité a été reconnue mais ce vote n’a jamais eu lieu. Yasser Arafat lui-même
l’a récemment reconnu qu’il ne l’avait pas abrogée et que personne n’avait le pouvoir
de l’abroger.
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LES VICTIMES DES « VICTIMES DES VICTIMES » ? 391

Les présupposés de la charte de l’OLP

Les Israéliens n’existent pas


Article 6. « Les Juifs qui résidaient normalement en Palestine jusqu’au début de
l’invasion sioniste seront considérés comme palestiniens. »
Le même Conseil national stipule dans une résolution que « l’agression dirigée
contre la nation palestinienne et sa terre a commencé avec l’invasion sioniste de la
Palestine ».
Or le début de « l’invasion sioniste » commence avec la Déclaration Balfour, en
1917 (cf. infra, article 20), de sorte qu’il faut donc comprendre que les Juifs arri-
vés après 1917 (et donc la troisième génération après eux) devront quitter les lieux
et regagner leurs pays d’origine (sic). Ils ne pourront pas devenir des citoyens pales-
tiniens. C’est ce que laissaient entendre les précédentes versions de l’article 6 de la
Charte : « les Juifs d’origine palestinienne seront considérés comme palestiniens
s’ils sont disposés à s’efforcer de vivre loyalement et pacifiquement en Palestine ».
Ceux arrivés après 1917 ne sont pas dans ce cas puisqu’ils sont des envahisseurs.
« Effacer les traces de l’agression » doit donc signifier effacer toute trace d’agres-
sion depuis le début de l’invasion sioniste et non depuis la guerre de juin 1967.
Ce traitement est donc formellement discriminatoire pour les Juifs parce qu’il les
exclue de la « Palestine démocratique » en fonction d’un critère différent du critère
qui définit le Palestinien arabe selon l’article 5 : « Les Palestiniens sont les citoyens
arabes qui habitaient en permanence en Palestine jusqu’en 1947, qu’ils en aient
été expulsés par la suite ou qu’ils y soient restés. Quiconque est né de père pales-
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tinien après cette date, en Palestine ou hors Palestine, est également palestinien. »
On voit donc très bien, à ce propos, que palestinité et arabité sont identiques et
fondent la citoyenneté palestinienne, ainsi définie en fonction de critères ethniques
fort peu « démocratiques». Signalons l’anachronisme qui évoque des citoyens arabes
habitant en permanence dans une Palestine qui n’a jamais constitué un État et où
une « citoyenneté » politique était donc encore moins possible.

Les Juifs ne sont pas un peuple


La gravité du projet de l’expulsion des Juifs, c’est-à-dire de la quasi-totalité des
citoyens israéliens, venus après 1917, par le futur État palestinien, fonde son
« évidence » et sa « moralité » sur quelques astuces rhétoriques de la même charte
qui dénie à l’État d’Israël toute légitimité, à la fois en tant qu’État et en tant que
peuple et qui décrète ce que sont et doivent être les Juifs : pas un peuple mais une
religion.
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392 SHMUEL TRIGANO

L’article 19 décrète que : « Le partage de la Palestine de 1947 et la création de


l’État d’Israël sont nuls et non avenus, quel que soit le temps écoulé depuis cette
date, étant donné qu’ils ont été opérés contre la volonté du peuple palestinien et
son droit naturel à sa patrie et qu’ils sont en contradiction avec la Charte des
Nations Unies, particulièrement quant aux droits des peuples à disposer d’eux
mêmes. »
L’article 20 : « La déclaration Balfour, le mandat sur la Palestine et tout ce qui en
découle sont réputés nuls et non avenus. Les prétentions fondées sur les liens histo-
riques et spirituels des Juifs avec la Palestine sont incompatibles avec les faits histo-
riques et avec une juste conception des éléments qui concourent à constituer un
État. Le judaïsme étant une religion révélée, il ne saurait constituer une nationa-
lité ayant une existence indépendante. De même les Juifs ne forment pas un seul et
même peuple ayant une identité spécifique mais sont les citoyens des États auxquels
ils appartiennent. »
C’est donc au nom du judaïsme, une religion, que le sionisme est décrété « artifi-
ciel » et voué légitimement à l’éradication : l’article 22 : « le sionisme est un mouve-
ment politique organiquement lié à l’impérialisme international… raciste… fana-
tique… agressif, expansionniste et colonialiste… fasciste ». Israël est défini comme
l’ennemi du genre humain « source constante de menaces à la paix… dans le monde
entier. »

Une déclaration de guerre au monde juif


Article 23 : Les Palestiniens « requièrent de tous les États soucieux de maintenir
des relations amicales entre peuples et de veiller à la loyauté de leurs citoyens à
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leurs pays respectifs, de considérer le sionisme comme un mouvement illégal et d’en
proscrire l’activité ».
Une déclaration de guerre au judaïsme mondial ne ferait pas mieux car on met les
États du monde entier en garde contre leur «cinquième colonne » juive. Le sionisme
s’y voit défini comme l’instigateur d’un complot mondial.

Dénégation de la légalité internationale


La légalité, quant à elle, en prend un coup au passage car la Charte transgresse deux
documents du droit international : la Déclaration Balfour, le mandat britannique sur
la Palestine voté par la Société des Nations et le partage de la Palestine voté par
l’ONU. Quant au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la Charte le refuse
royalement aux Juifs pour se l’attribuer avec un chauvinisme exclusiviste.
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LES VICTIMES DES « VICTIMES DES VICTIMES » ? 393

L’épuration ethnique
C’est sur la base de ce tour de passe passe que le futur État « garantira la liberté
du culte en permettant à chacun de s’y rendre (sauf donc aux Juifs venus après
1917 !) sans distinction de race, de couleur, de langue ou de religion ». Mais il est
clair que le peuple palestinien à venir est « le peuple arabe palestinien » (article 21),
rejetant « toute solution de remplacement à la libération intégrale de la Palestine ».

La charte du Hamas : les Juifs sont des dhimmis


Même tonalité dans la charte du Hamas. Il n’y est fait aucun mystère de ce qui attend
les Juifs. Faisant de la guerre contre les Juifs l’axe même du Djihad de tout l’islam
mondial, il est décrété que « la terre de Palestine a été un waqf islamique… personne
ne peut y renoncer ni la partager ni l’abandonner en totalité ou en partie» (article 11).
Ainsi, l’article 13 déclare : « il n’y a de solution au problème palestinien que le
djihad ».
Les Juifs n’ont donc de condition possible que celle du dhimmi.
L’article 31 décrète dans cet esprit : « dans l’ombre de l’islam il est possible pour
les trois religions (islam, christianisme, judaïsme) de coexister dans la sécurité. Il
n’y a de sécurité qu’à l’ombre de l’islam, l’histoire récente et ancienne en est le
meilleur témoignage. Les membres des autres religions doivent s’abstenir de toute
lutte avec l’islam concernant la souveraineté de cette région. Car s’ils devaient
l’emporter le combat, la torture et le déracinement s’ensuivraient ».
En somme, l’État d’Israël doit être détruit car sa terre est sacrée et islamique. Les
Juifs qui subsisteraient parce qu’ils se seraient soumis à la loi islamique seraient
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rétrogradés au statut de soumission du dhimmi. Si un dhimmi (juif ou chrétien) se
démet de sa soumission naturelle, la violence et l’extermination lui est réservée.
Faut-il un commentaire ?

La validité de la charte de l’OLP, après Oslo


L’Observatoire du monde juif 5 a publié un florilège de citations récentes de Yasser
Arafat et de leaders palestiniens (mis au point par le Dr Emmanuel Navon) qui
démontrent que les présupposés de la charte de l’OLP sont de facto à l’œuvre dans
le discours palestinien, même après Oslo et sa pseudo abrogation (« Je mentirais si
je vous disais que je vais l’abroger. Personne ne peut le faire » (Conférence donnée
par Yasser Arafat à Harvard).
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394 SHMUEL TRIGANO

La dénégation du peuple juif


1. « Il n’y a pas de preuve tangible qu’il y ait la moindre trace ou le moindre vestige
juif que ce soit dans la vieille ville de Jérusalem ou dans le voisinage immé-
diat » (Communiqué publié par le ministère palestinien de l’Information,
10 décembre 1997).
2. « Le mur d’Al-Buraq [Mur des Lamentations] et sa place sont une propriété reli-
gieuse musulmane… [Il fait] partie de la mosquée Al Aqsa. Les Juifs n’ont
aucun lien avec cet endroit » (Mufti de Jérusalem, nommé par Yasser Arafat,
Al Ayyam [journal de l’Autorité palestinienne], 22 novembre 1997).
3. « Le mur d’Al-Buraq est une propriété musulmane et fait partie de la mosquée
Al Aqsa» (Le ministre des Affaires religieuses de Yasser Arafat, Hassan Tahboob,
dans une interview accordée à l’agence de presse, IMRA, le 22 novembre 1997).
4. « Ce n’est pas du tout le mur des Lamentations, mais un sanctuaire musulman »
(Yasser Arafat, Maariv, 11 octobre 1996).
5. « Tous les événements liés au roi Saul, au roi David et au roi Rehoboam se sont
déroulés au Yémen, et aucun vestige hébreu n’a été trouvé en Israël pour la
bonne et simple raison qu’ils n’y ont jamais vécu » (Jarid al-Kidwa, historien
arabe, au cours d’un programme éducatif de l’OLP, en juin 1997 et cité dans
Haaretz le 6 juillet 1997).
6. « Jérusalem n’est pas une ville juive, en dépit du mythe biblique qui a été semé
dans certains esprits. Il n’y a pas d’évidence tangible de l’existence juive d’un
soi-disant « Temple du mont Era », on doute de l’emplacement du mont du
Temple, il se peut qu’il ait été situé à Jéricho ou ailleurs » (Walid Awad, direc-
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teur des publications pour l’étranger du ministère de l’Information de l’OLP,
interviewé par l’agence de presse IMRA, le 25 décembre 1996).
7. « Abraham n’était pas juif, pas plus que c’était un hébreu, mais il était tout
simplement irakien. Les Juifs n’ont aucun droit de prétendre disposer d’une
synagogue dans la tombe des patriarches à Hébron, lieu où est inhumé Abraham.
Le bâtiment tout entier devrait être une mosquée » (Yasser Arafat, cité dans le
Jerusalem Report, 26 décembre 1996).

Le plan «par étapes» de la destruction d’Israël


1. Mai 1994 : Discours à la mosquée de Johannesburg. Yasser Arafat compare les
accords d’Oslo au pacte de Houdaibiya. 2 mai 1998.
2. Interview dans un journal égyptien : « le sort des accords d’Oslo ne sera guère
différent des accords avec les Quoreish. »
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LES VICTIMES DES « VICTIMES DES VICTIMES » ? 395

3. Novembre 1998 : « La paix d’Oslo est une paix à la Houdabiya » (15 novembre
1998. Discours prononcé devant des membres de la branche jeunes du Fatah).
4. Novembre 1994 : « Seul un État palestinien est capable de poursuivre la lutte à
mener pour chasser l’ennemi de toutes les terres palestiniennes » (Jerusalem
Post, 18 novembre 1994).
5. Juillet 1995 : « C’est le programme par étapes que nous avons tous adopté en
1974, pourquoi vous y opposez-vous ? » (Yasser Arafat, en réponse aux critiques
de ceux qui sont opposés aux accords avec Israël).
6. Septembre 1995 : « Oslo II applique, en la différant, l’une des étapes du plan
par étapes de l’OLP de 1974 » (A-Daysur [journal jordanien], 19 septembre
1995.
7. « La lutte contre l’ennemi sioniste n’est pas une question de frontières, mais
touche à l’existence même de l’entité sioniste » (Bassam-abou-Sharif, porte-
parole de l’OLP, Kuwait News Agency – Agence de presse koweïtienne, 31 mai
1996).
8. «Le but stratégique est la libération de la Palestine, du Jourdain à la Méditerranée,
même si cela signifie que le conflit doive durer encore mille ans ou pendant de
nombreuses générations à venir» (Faisal Husseini, interview accordée à Al-Arabi
[Égypte], 24 juin 2001).
9. « La bataille ne se terminera pas avant que la totalité de la Palestine ne soit libé-
rée » (Yasser Arafat, Voice of Palestine – La voix de la Palestine –,
novembre 1995.
10. « Bénie sois-tu, Jaffa, tes fils reviennent ; Jaffa, Lod, Haïfa, Jérusalem – vous
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revenez » (Yasser Arafat, cité dans Maariv, 7 septembre 1995.
11. « Après l’établissement d’un État palestinien dans la totalité de la Cisjordanie
et de Gaza, la lutte contre Israël continuera » (le député de la Knesset, Ami
Bishara, supplément hébdomadaire de Haaretz, 22 mai 1998).
12. « [Notre but est] d’éliminer l’État d’Israël et d’établir un État qui soit entière-
ment palestinien » (Yasser Arafat, session privée avec des diplomates arabes en
Europe, 30 janvier 1996. Cité dans le Middle East Digest, 7 mars 1996).
13. « Nous perdrons ou nous gagnerons, mais notre regard restera fixé sur notre but
stratégique ; à savoir la Palestine du [Jourdain] à la mer » (Marwan Barghouti,
chef du Fatah de Cisjordanie, New Yorker, 2 juillet 2001).
14. « Nous avons décidé de libérer notre patrie par étapes. Si Israël continuait, alors,
pas de problème. Si Israël dit « assez », lorsque cela arrivera, nous aurons de
nouveau recours à la violence. Mais cette fois ce sera avec 30 000 soldats pales-
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396 SHMUEL TRIGANO

tiniens armés et à partir d’une terre » (Nabil Shaath, responsable palestinien de


premier plan, dans un discours fait à Naplouse [Schem], janvier 1996).
15. «Tout ce que vous voyez et que vous entendez aujourd’hui a des raisons tactiques
et stratégiques. Nous n’avons pas renoncé à nos armes. Nous avons toujours
des bandes armées dans ces régions et si nous n’obtenons pas notre État nous
les sortirons de nos cachettes et nous reprendrons la lutte. » (Faisal Husseini,
discours à l’université de Bir-Zeit, le 22 novembre 1993).

La Palestine essentialiste
Face à l’anhistoricisation du peuple juif, déniant à Israël tout droit d’exister, l’iden-
tité palestinienne est définie, par contre, dans des termes essentialistes. La charte
déclare ainsi dans cet esprit :
Article 1 : « La Palestine est la patrie du peuple arabe palestinien ; elle constitue
une partie inséparable de la grande partie arabe, et le peuple palestinien fait partie
intégrante de la nation arabe ».
Article 4 : « L’identité palestinienne constitue une caractéristique authentique,
essentielle et intrinsèque : elle est transmise des parents aux enfants ».
Article 2 : « La Palestine dans les frontières du mandat britannique, constitue une
unité territoriale indivisible ».

La «Palestine historique»
Pour fonder le « droit au retour », le discours palestinien oppose ainsi l’authenticité
de la condition de peuple des Palestiniens à l’artificialité de la collectivité israé-
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lienne. Il reconstruit par besoin une origine mythique aux Palestiniens afin qu’ils
jouissent des attributs de permanence, de continuité, d’enracinement, d’autochto-
nie en un mot, qui feraient un peuple authentique à l’inverse de la condition d’étran-
ger, de réfugié, de déraciné – et donc de colon (la version nouvelle du « Juif errant »)
– des Juifs. On entend ainsi parler aujourd’hui – et à cette occasion – du concept
de « Palestine historique », d’un peuple et d’un pays qui auraient existé de toute
éternité et qu’une invasion étrangère aurait dépossédée, rendant ainsi « juste » sa
reconstitution à l’ancienne. Dans l’éradication de l’État d’Israël. Tel est le discours
même de l’antisionisme du début du XXIe siècle.

L’entité géographique
Or telle ne fut pas l’histoire de la « Palestine historique ». Le terme lui-même de
Palestine – qui le sait? – fut donné par l’empereur Hadrien au territoire des Royaumes
de Juda et d’Israël (oui, « Judée » et « Samarie » sont les noms de lieux historiques
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LES VICTIMES DES « VICTIMES DES VICTIMES » ? 397

de la « Cisjordanie ») occupés par l’Empire romain, après l’échec de la révolte juive


de Simon Bar Kokhba, en 135 après J.-C. D’où venait ce nom ? Des pires ennemis
du peuple juif de l’Antiquité, les Philistins. Qui étaient les Philistins ? Des enva-
hisseurs venus des îles grecques et établis sur la côte, entre Ashdod et Gaza. Origine
du mot «philistin»? De la racine p-l-sh, «envahir». En somme, le terme de Philistin,
d’où dérivent Palestine et Palestinien, désigne l’invasion de ce territoire tant convoité.
Une tradition midrachique nous dit en effet que les sept peuples canaanéens « origi-
nels » étaient eux-mêmes des envahisseurs qui avaient éradiqué du pays les premiers
habitants, un peuple de géants…
Le mandat britannique sur la Palestine, décrété par la SDN prend la suite de l’Empire
ottoman dont le pouvoir allait de la Perse au Maroc et sous lequel il n’y eut jamais
d’entité palestinienne. Comme il n’y en eut pas durant la brève période de l’empire
islamique et des dynasties qui lui succédèrent (ommeyade, abasside, mongole,
mamelouk). Il n’y eut jamais d’entité palestinienne spécifique historico-politique,
séparée du cadre arabo-islamique. La région faisait partie géographiquement de la
Grande Syrie. L’épisode des royaumes croisés constitue le seul exemple d’autono-
mie de ces territoires. Quant au mandat britannique (l’empire britannique sous super-
vision de la SDN succède à l’empire ottoman, lui-même héritier du bref empire
islamique, successeur de l’empire byzantin, héritier de l’empire romain qui avait
pris possession du royaume juif des Macchabées), il concernait à l’origine les deux
rives du Jourdain. Ce n’est qu’en 1922 que la Transjordanie (la Jordanie actuelle)
fut créée et détachée de la Palestine mandataire dont elle était partie intégrante, pour
servir les intérêts de la politique britannique auprès de l’émir Abdallah, fondateur
de la dynastie hashémite de la future Jordanie. (À ce propos, le doute plane sur les
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réelles intentions de l’État palestinien vis-à-vis de l’actuelle Jordanie dont la majo-
rité de la population est palestinienne mais de citoyenneté jordanienne car, dans son
article 2, la Charte palestinienne décrète de façon floue « la Palestine dans les fron-
tières du mandat britannique, constitue une unité territoriale indivisible ».)
Si un État palestinien n’est pas né après guerre, c’est parce que les États arabes, y
compris les Palestiniens, n’ont pas accepté le partage de l’ONU et ont attaqué l’État
d’Israël qui venait d’être proclamé, conformément à la décision de l’ONU. La
Jordanie eut le temps d’envahir la Cisjordanie et l’Égypte la zone de Gaza, occu-
pant des territoires désormais de statut incertain. L’entrée d’Israël, après la guerre
des 6 jours provoquée par le monde arabe, asseoit une occupation sur une autre.
L’occupation de ces territoires ne date donc pas de cette époque. Mais c’est alors
que se lève la revendication arabe qui auparavant avait été réprimée sous la férule
de fer de la Jordanie et de l’Égypte, puissances occupantes.
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398 SHMUEL TRIGANO

L’entité démographique
La singularité identitaire des Palestiniens qui s’est aujourd’hui affirmée au contact
d’Israël ne fut pas dès le départ, et peut-être n’est toujours pas dissociée de l’iden-
tité arabe globale, la « nation arabe » dans sa version nationale, ou la « Oumma »
islamique, dans sa version religieuse. C’est à cette dernière que fait appel Arafat
quand il invoque la « guerre sainte », le djihad pour motif de sa guerre. L’article 1
de la Charte palestinienne soulignant que le « peuple palestinien fait partie inté-
grante de la nation arabe » le signifie bien.
Mais il n’y a pas que le territoire ou l’identité qui soient rétrospectivement histori-
cisés. Le « peuple palestinien » lui-même est une invention récente, sans guère plus
d’« authenticité » que les immigrants juifs du début du sionisme, si l’on veut compa-
rer, à l’aune des critères de l’OLP elle-même. Mais, par contre, en rapport direct
avec cette immigration qui fit du Foyer national juif un bassin économique attirant
vers lui des vagues d’immigration venues de nombreux et divers pays arabes,
jusqu’aux années 1940 (un courant migratoire qui commença en fait dès le début
du XIXe siècle). Une forte immigration musulmane et arabo-chrétienne venant des
pays voisins (Liban, Syrie, Bédouins) profitèrent de la promulgation en 1858 d’un
Code foncier autorisant la colonisation des terres vierges et « mortes ». Les riches
bourgeoisies arabes s’approprièrent les terres qu’elles firent travailler aux fellah ou
aux Bédouins. La population musulmane de Haïfa est ainsi originaire des Syriens
du Djebel Druz. Les Arabes, sujets ottomans, pouvaient en effet s’installer sur ces
terres. De 1831 à 1840, le pays était sous la juridiction de Mehemet Ali, vice roi
d’Égypte : six mille colons égyptiens s’installèrent à Haïfa, et en Galilée. La vague
migratoire égyptienne continua avec régularité, après coup, à Jaffa, Gaza, Tulkarem,
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dans les vallées du Huleh et de Beit Shean, dans la vallée du Yarkon, en Samarie,
à Naplouse et la zone du « petit Triangle ». Les partisans de l’émir algérien Abd El
Kader le suivirent au Liban en 1856 et s’établirent en Galilée, à Jaffa, Ramlah et
Jérusalem au point qu’en 1948 la plus grande partie de la population de Safed était
d’origine algérienne. En 1878, des Circassiens quittent le Caucase, annexé à la
Russie, pour la Galilée. Des Bosniaques fuirent l’Autriche et s’installèrent en Galilée,
sur le Carmel et dans la plaine côtière. On compte aussi des émigrations du Maroc,
du Yemen, du Soudan, du Kurdistan, d’Iran… En 1917, le port de Jaffa comportait
une population musulmane originaire de 25 pays musulmans. Le flot migratoire
continua bien sûr sous le mandat britannique. Si l’immigration juive était limitée,
l’immigration arabe ne l’était pas. Elle représenta environ 40 % de l’immigration
totale, surtout en provenance de Syrie et du Liban. La population arabe des villes
juives augmenta de façon considérable entre 1922 et 1946. Plus de 216 % à Haïfa,
plus de 134 % à Jaffa, plus de 90 % à Jérusalem, ville à majorité juive dès 1889 6.
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LES VICTIMES DES « VICTIMES DES VICTIMES » ? 399

Entre 1922 et 1942, la population rurale arabe connût un accroissement de 65 %.


Dans les villes spécifiquement arabes, on ne constate pas bien sûr une augmenta-
tion démographique aussi prononcée, ce qui témoigne de l’importance du facteur
économique juif dans la motivation migratoire. Les Britanniques consignèrent l’ex-
pulsion de 95 Juifs immigrants illégaux pour 1 001 arabes. En 1938, 30 Juifs contre
703 arabes : ce qui donne une idée de l’ampleur de la vague migratoire arabe, car
il ne s’agit là que des clandestins capturés par une police aux faibles moyens.
Cette réalité, déprimante pour le discours de la Palestine, transparaît dans l’éton-
nante inégalité des critères de définition de la palestinité que met en œuvre la Charte
palestinienne fixant le seuil à 1917 pour les Juifs et 1947 pour les Arabes. Si le seuil
de l’identité de ces derniers avait été fixé, lui aussi, à 1917, gageons qu’il n’y aurait
plus eu de « peuple palestinien historique »… Il y a donc une manipulation idéolo-
gique à opposer un peuple palestinien historique et enraciné à des groupes d’im-
migrants juifs étrangers, sans liens entre eux ni avec Eretz Israel.

1. Seul un parti politique l’a prôné, le Kach, interdit par la Knesset pour racisme. Seuls
deux autres partis politiques, le parti « Hérout » du député Michaël Kleiner, et, dans une
moindre mesure « l’Union nationale » de Avigdor Lieberman et du rabbin-député Motty
Eilon (qui est l’héritier actuel de l’ancien parti « Moledet » de feu Rehavam Zéévi) prônent
l’expulsion immédiate des terroristes et de leurs familles et envisagent l’éventualité de
transferts de populations concernant certains secteurs des Arabes israéliens et des
Palestiniens dans le cas d’un règlement négocié avec le monde arabe ou en cas de guerre
d’agression flagrante déclenchée par les États arabes (renseignement obtenu auprès de
Richard Darmon).
2. Cf. Y. Harkabi Palestine et Israël, Les éditions de l’avenir, 1972.
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3. Renseignement obtenu auprès de Catherine Leuchter.
4. Les articles en question : 19, 20, 21, 22 et 23.
5. Bulletin n° 4/5, décembre 2002.
6. Sur la base des chiffres présentés par Michel Gurfinkiel in La cuisson du homard. Réflexion
intempestive sur la nouvelle guerre d’Israël., Ed. Michalon, 2001.

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