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Guy-Félix Duportail
Érès | « Psychanalyse »
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L’espace commun aux deux penseurs est donc délimité par l’absence de méta
langage 5. Dans les termes de Lacan, la critique de l’idée de métalangage s’appuie
sur le fait qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, de sorte que tout discours qui prétend
énoncer le vrai sur le vrai est une forme d’imposture, dont les philosophes ne sont pas
exempts. Dans les termes de Wittgenstein, cela signifie que nous ne pouvons dire dans
un (méta)langage ce qui s’exprime de soi-même dans le langage, que nous ne pou-
vons que le montrer à travers notre usage sensé du langage 6. Comme on sait, dans le
Tractatus logico-philosophicus, ce refus du métalangage conduit Wittgenstein à la posi-
tion terminale d’un élément mystique dans l’usage du langage (le fameux « ce dont on
ne peut parler, il faut le taire 7 »). Traduit sur le plan épistémique, la critique du méta-
langage correspond au rejet des « métadisciplines ». Wittgenstein considérait encore
qu’il s’agissait sur ce point d’un « principe directeur » de sa philosophie 8. Dans les
années 1930, on retrouve l’expression de cette position dans la critique de l’idée d’un
fondement des mathématiques (comme position d’une métamathématique, ce dernier
terme ne s’appliquant pas seulement au programme de Hilbert mais à toute tentative
de fondation des mathématiques), critique de l’attitude fondamentaliste dont le ver-
sant positif est l’assertion du caractère grammatical des propositions mathématiques 9.
Il y a donc une région du langage qui montre les présupposés de tout discours signi-
fiant. Cette région est celle des propositions qui servent de règles pour exprimer quelque
chose au sens prégnant du terme. Selon Wittgenstein, ce domaine est celui des propo-
sitions mathématiques démontrées. Ce qui est en position de fondement, ce sont alors
les propositions paradigmatiques qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de remettre
en question. Ces règles sont en effet à la base de nos pratiques et nous faisons fond
sur elles. Par exemple, les propositions mathématiques sont de véritables normes pour
compter les objets présents dans le monde. Ainsi, la proposition 2 x 2 = 4 autorise de
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Si nous considérons maintenant les mathèmes de Lacan comme des règles gram
maticales de la praxis analytique, alors nous devons en déduire que le rôle du fonde-
ment n’est pas extérieur à la psychanalyse et qu’il réside dans la position de certaines
propositions dont le mode de signifiance est particulier. De ce point de vue, le philo
sophe n’aurait pas à fonder la psychanalyse 17. Celle-ci serait autofondée. Cela ne veut
pas dire que le discours philosophique soit inutile à l’autocompréhension de la psy-
chanalyse, mais qu’il sert à autre chose qu’à la justifier. Le discours philosophique
procéderait plutôt à l’élucidation conceptuelle de la pratique analytique. L’avantage
de la lecture wittgensteinienne sur d’autres approches philosophiques est qu’elle est
immédiatement en accord avec Lacan lui-même.
Les mathèmes sont de bons candidats au rôle de règles grammaticales pour une
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Toutefois, selon les Remarques sur les fondements des mathématiques, pour que
les propositions mathématiques servent de règles dans un domaine du langage, il
17. Comme je le pensais naguère dans mon A priori littéral, Paris, Cerf, 2003.
De la grammaire analytique 103
faut qu’elles aient été prouvées. Notre hypothèse quant à la valeur grammaticale des
mathèmes n’est donc valable qui si et seulement si ceux-ci ont été prouvés. Il nous faut
donc revenir sur ce point.
Nous l’avons suggéré, il ne s’agit pas d’une procédure logique dans la perspective
d’établir la vérité d’une proposition à partir d’axiomes, mais d’une procédure d’un
autre genre, étroitement liée à la question directrice de l’application des propositions
mathématiques prises pour normes du sens à un langage constitué de propositions empi-
riques. Selon Wittgenstein, la preuve doit en effet nous persuader d’adopter une propo-
sition mathématique comme règle de grammaire ; elle doit nous convaincre de donner
du sens à nos expressions à partir d’elle, car la preuve mathématique n’est rien d’autre
que l’exhibition du caractère légitime du sens d’une proposition au sein d’un système de
règles. La proposition prouvée sert ainsi de critère du sens des autres expressions.
Démontrer une proposition revient donc à s’assurer que l’application des règles
d’un système dont elle est issue permet bien de parvenir à telle ou telle configuration
de signes (« 2 + 2 = 4 ») et pas à une autre. La configuration correcte offre ainsi la fin
d’un chemin balisé par des règles et dont la proposition prouvée est le terme :
« Une preuve intègre la proposition à un calcul 20. »
18. Sur ce point, on verra l’article de Pierre Livet, « Défense à la Girard », dans Wittgenstein et les mathé-
matiques, Mauvezin, ter, 2004.
19. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, op. cit., III, § 39, p. 158.
20. Ludwig Wittgenstein, Grammaire philosophique, op. cit., II, § 24, p. 377.
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Par exemple, lorsque nous voyons que tout rectangle peut être décomposé en
deux triangles rectangles 24, l’image du rectangle divisé par sa diagonale est vue non
pas comme un simple objet sensible, mais comme l’exhibition d’une relation interne
entre un rectangle et deux triangles rectangles :
D C
× ×
× ×
A B
21. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, op. cit., III, §1, p. 137.
22. La preuve synoptique de « 2 + 2 = 4 » est donnée au § 38 des Remarques.
23. « Mais maintenant imagine que tout ce processus, cette expérience avec les cent billes ait été filmée.
[Wittgenstein imagine qu’il a sous les yeux une série de cent billes, qu’il numérote de 1 à 100 et qu’il
répartit par groupes de 10, en séparant chaque série de 10 par un petit intervalle, et chaque série de 10
étant elle-même séparée par un intervalle en son centre.] Sur l’écran je ne vois même pas une expérience
car l’image d’une expérience n’est pas elle-même une expérience – Mais ce qui est “essentiellement mathé-
matique” dans le processus, je le vois aussi dans la projection ! Car apparaissent d’abord 100 taches qui
ensuite sont réparties en dizaines, etc., etc. Je pourrais donc dire : la preuve ne me sert pas d’expérience,
elle me sert plutôt d’image d’une expérience. » Et plus loin Wittgenstein de poursuivre : « Mais pourquoi
ai-je le sentiment qu’une propriété de la série a été révélée, montrée ? – Parce qu’alternativement, je
considère ce qui est montré comme essentiel ou inessentiel à la série, ou bien parce que je pense alternati-
vement que ces propriétés sont internes ou externes. » Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements
des mathématiques, op. cit., § 36, p. 47.
24. François Schmitz, Wittgenstein, la philosophie et les mathématiques, Paris, puf, 1988, p. 204.
25. Comme le dit François Schmitz.
De la grammaire analytique 105
Toutefois, c’est ce que l’on va pouvoir faire avec l’image marquante (son usage)
dont il est question. Comment peut-on exécuter des « coups » à partir de celle-ci ? C’est
au sein d’une pratique gouvernée par des règles que l’image marquante du rectangle
plaide pour que la proposition qu’elle condense devienne une règle grammaticale pour
les usagers. Comprendre le sens d’une proposition paradigmatique, veut dire ici
« savoir ce que l’on peut en faire, quelles sont les règles qui ont été appliquées pour
aboutir à elle, quel genre de calcul peut être mené à partir d’elle 27 ».
Tout dépend, de nouveau, de ce que l’on appelle « suivre une règle ». La proposi-
tion prouvée est justement celle qui nous entraîne à la suivre et à la prendre pour règle.
Le rôle éminent de la décision d’adopter une règle apparaît encore plus nettement
lorsque Wittgenstein retrace le scénario de la naissance d’un critère 28 :
« La preuve, pourrait-on dire, doit être à l’origine une sorte d’expérience – mais on
la prend ensuite pour une image […] la preuve doit être notre modèle, notre image de la
façon dont ces opérations produisent un résultat. La preuve définit “l’addition correcte”.
La preuve est pour nous le modèle d’un résultat déterminé qui sert d’objet de comparai-
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Elle est bien instituée comme modèle à la faveur d’un consensus qui a lieu
« dès lors que nous nous engageons tous dans un usage routinier spécifique de la
construction de signes 30 ».
26. François Schmitz, Wittgenstein, la philosophie et les mathématiques, op. cit., p. 204.
27. Ibid., p. 159.
28. Jürgen Habermas soutient une thèse comparable dans sa théorie de l’argumentation. À elle seule, la
forme logique ne peut pas produire un consensus. Elle ne produit donc pas de preuve au sens de Wittgenstein.
29. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, op. cit., III, § 23-24.
30. P. Frascolla, « Sur la preuve mathématique », dans Wittgenstein et les mathématiques, op. cit., p. 51.
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Le critère de correction retenu par la communauté dans son usage des signes
permet alors de reconnaître dans toutes configurations de signes possibles celles qui
auront la même forme que celle de l’expérience originaire. Une certaine configuration
de signes remplira alors le rôle de norme au sein d’un jeu de langage :
« Ce qui prouve ce n’est pas que cette coordination conduise à ce résultat – mais que
nous sommes entraînés à prendre ces phénomènes (images) comme modèle de ce qui
apparaît lorsque […] 31. »
Ce que met ici en lumière Wittgenstein, c’est que l’adoption d’un critère n’est pas
justifiable uniquement au moyen de la déduction logique, car elle dépend par principe
de la décision de la communauté de pratiquer un jeu de langage 32. La preuve est une
preuve parce qu’elle offre un modèle de significabilité pour l’usage commun des signes.
« La proposition dont la vérité est, comme je le dis ici, prouvée, est […] une proposition
de la grammaire relative aux transformations des signes. On pourrait dire par exemple : il
est prouvé qu’il y a un sens à dire qu’untel a obtenu le signe […] suivant ces règles à partir
de… et de… mais qu’il n’y a pas de sens, etc. etc.
Ou bien : lorsqu’on dépouille les mathématiques de tout contenu, il reste que certains
signes peuvent être construits à partir d’autres suivant certaines règles 33. »
Retour à Lacan
31. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, op. cit., p. 157.
32. Pasquale Frascolla le souligne : « Dans la perspective de Wittgenstein, la tâche de remplir le trou laissé
par l’effondrement de l’arrière-plan [il s’agit de l’arrière-plan logique et sémantique dans la construction
de la preuve], est confiée à cette donnée ultime qu’est l’accord presque unanime parmi les membres de la
communauté, liés ensemble par des inclinations partagées et un entraînement uniforme. »
33. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, op. cit., III, § 38, p. 157.
De la grammaire analytique 107
nouage borroméen ou quasi borroméen et c’est en effet cette propriété que présente
aux yeux de tous la fonction réparatrice du tore supplémentaire 34. Le sinthome doit
réparer un nœud mal ficelé, et le schème du nœud à quatre exhibe en toute visibilité
cette nécessité :
34. Cela jette un jour cru sur celles et ceux qui commettent l’irréparable.
35. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, op. cit., III, § 39, p. 157.
108 Psychanalyse n° 39
En effet, s’il est acquis que le réel analytique concerne la réalité psychique telle
que Freud en parlait, il ne concerne donc pas la réalité physique et les étants en géné-
ral. Par suite, les propositions analytiques ne seront sensées au sens prégnant du terme,
c’est-à-dire représentatives de quelque chose, que si et seulement si elles parlent de
« l’autrement qu’être » propre à la psychanalyse, soit de l’Un en quoi consiste l’élémen-
taire de la réalité psychique :
« N’est-il pas sensible à votre oreille que je parle ici de l’Un comme d’un réel – et d’un
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36. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris,
Seuil, 1973, p. 31.
37. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XIX, …Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 140.
38. Lacan développe ici une nouvelle dialectique de l’Un et du multiple, à la fois proche et différente de
celle de Platon. Nous la développons ailleurs.
39. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1976, p. 115.
De la grammaire analytique 109
Il n’y a pas d’identité de l’être et de l’Un pour Lacan, qui s’appuie ici sur les pre-
mières hypothèses du Parménide de Platon 40. Cela n’exclut pas une certaine pensée de
l’existence, comme Platon l’a montré. L’Un ek-siste de n’être pas.
« En nulle façon […] l’Un n’a part à l’Être 41. »
Les mathèmes topologiques sont donc les règles que nous devons suivre pour
parler de l’Un de manière sensée. Pour revenir à notre exemple, l’Un pourra être le sin-
thome comme Un rond en plus, ou le Un rond en plus de la nomination. D’une manière
générale, il s’agira de toutes les opérations ou le Un intervient comme élément :
« Qu’est-ce qu’un élément ? Un élément c’est d’une part ce qui fait un, autrement dit le
trait unaire, et ce qui, du fait de faire un, amorce la substitution. La caractéristique d’un
élément, c’est qu’on procède à la combinatoire des éléments 42. »
Nous pensons que la grammaire borroméenne redéfinit chez le dernier Lacan les
règles de la fonction signifiante. Car est signifiant non pas exclusivement un phonème
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40. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XIX, …Ou pire, op. cit., p. 125.
41. Platon, Parménide, 142 e.
42. Jacques Lacan, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 146.
43. Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 131.
110 Psychanalyse n° 39
Comment comprendre cela ? Le nœud est lui-même une métaphore, au sens sub-
jectif du génitif dans l’expression « métaphore de la chaîne 46 ». Mais qu’est-ce donc que
cette chaîne qui fait métaphore ? Si la nouvelle doctrine du signifiant définit celui-ci
comme l’Un élémentaire, la chaîne devient littéralement une chaîne signifiante lorsque
chacun de ses ronds est élémentarisé, c’est-à-dire compté pour Un élément 47. C’est donc
l’opération d’un calcul élémentaire qui confère aux tores ou ronds de ficelle le statut
de signifiants 48. Enfin, avec la combinaison desdits ronds, le nœud lui-même, il est
possible de produire une figure du sens. Un passage du signifiant au signifié.
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« Dans une corde la métaphore vient de ce qui fait nœud. Ce que j’essaie, c’est de
trouver à quoi se réfère cette métaphore. S’il y a dans une corde vivante des ventres et des
nœuds, c’est pour autant que c’est au nœud qu’on se réfère. Je veux dire que l’on use du
langage d’une façon qui va plus loin que ce qui est effectivement dit 50. »
Conclusion