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LES THEORIES DE LA DEVIANCE

Introduction : La déviance dans les sciences sociales et humaines.

Déviance vient du verbe dévier. Etymologiquement, dévier c’est sortir de la voie, emprunter un chemin
inhabituel, s’écarter de la route normale comme lorsque la circulation est déviée, qu’un bateau dévie de sa
route, qu’un avion est dérouté, qu’un fleuve ou que la justice dévient de leur cours. Depuis que le
sociologue américain E. A. Ross a employé le terme de « déviance » pour la première fois en 1901, la
sociologie l’utilise comme terme générique pour couvrir un très large éventail de comportements, de la faute
de goût au crime, et d’états, être trop petit ou illettré, qui comme l’indique son étymologie, sortent de la
route normale ou habituelle. Du coup, la notion est attrape-tout comme l’attestent les traités de sociologie de
la déviance qui s’ouvrent par une liste de comportements disparates ayants tous en commun, est-il rappelé
en guise de définition de l’objet, de transgresser une norme ou de s’en écarter. Dans tous les cas, la déviance
est associée à la norme, elle en est le contraire, l’envers et, par conséquent, à chaque norme correspond une
déviance. La déviance serait même la preuve de l’existence d’une norme car, selon H. Kelsen : « Pour qu’il
s’agisse véritablement d’une norme, il faut qu’existe la possibilité d’une conduite non conforme ». Mais
comme il existe des normes dans tous les domaines d’activité, on rencontre de la déviance partout si à
chaque norme est attachée une déviance. La notion devient alors imprécise et les sciences sociales et
humaines n’en font pas un usage intempestif. Elles lui préfèrent, comme parfois le langage profane, les
termes originalité, excentricité, étrangeté, bizarrerie, différence, anormalité, perversité, folie, etc., renvoyant
à l’idée d’écart à une norme. En revanche, le terme de norme est très souvent employé y compris dans les
domaines éloignés à première vue du droit tels l’architecture, la gastronomie, les modes et styles, les arts, la
sexualité, l’apparence physique, la consommation, les loisirs, etc.. Alors l’usage sociologique du terme
« déviance » dès qu’une norme est enfreinte, devient difficilement tenable, ni même acceptable au regard de
l’extrême variété des normes. Du reste, définir la déviance comme un écart à une norme ou sa transgression
n’est pas toujours possible.

I- Déviance et normes

1. Qu’est-ce que la déviance ?

La définition sociologique de la déviance, un écart à la norme ou sa transgression, bien que logiquement


irréprochable, soulève de nombreuses difficultés tenant à la variété des normes et leur utilisation pour
décrire indifféremment modèles et standards, régularités ou habitudes, obligations, interdictions ou idéaux.

On retiendra cinq définitions possibles de la norme :

1- Standard de fabrication pour mesurer la conformité des objets à des modèles préalablement définis et
généralement imposés (normes industrielle, alimentaire, architecturale, de sécurité, de la comptabilité
nationale, etc.) ou standard des procédures à respecter obligatoirement pour réaliser telle ou telle type
d’activité (normes de la recherche scientifique, de la biographie, du diagnostic médical, du bridge, du
cassoulet, etc.). La norme est ici assez proche du paradigme comme modèle à suivre pour que l’activité soit
validée et reconnue.
2- Etat ou type le plus fréquent, le plus régulier comme les « verbes réguliers » qui sont conformes aux
types de conjugaison donnés comme modèles (normes de poids, de taille, de motricité, de santé,
d’intelligence, de revenus, de couleur de la peau, etc.). La norme est ici voisine de la moyenne statistique
sans toutefois se confondre avec elle.

3- Façons de vivre habituelles, usages sociaux courants, coutumes, traditions (normes de présentation, de
bienséance, de techniques corporelles, de goûts, de cérémonies, de festivité, etc.). La norme est ici
synonyme de la notion de folkways forgée par W. G. Sumner en 1907.

4- Manières d’être, de faire ou de penser majoritaires dans un groupe ou une société (normes sexuelles,
religieuses, éthiques, d’éducation, etc.). La norme peut renvoyer ici à la notion de mœurs.

5- Prescription (obligation) ou proscription (interdiction) imposée par une autorité légitime. Dans les
sociétés modernes, il s’agit des normes juridiques qui forment le droit positif dont la production,
l’interprétation, l’application et la sanction sont garanties par l’Etat.

A chacune de ces définitions de la norme peuvent correspondre des déviances :

1- La déviance ne concerne pas l’objet produit ou la procédure adoptée mais la personne qui produit ou agit.
S’il s’agit d’un objet non conforme au standard, son producteur peut introduire une géniale invention ou être
poursuivi pour malfaçon ou escroquerie qui sont des déviances au sens 5. S’il s’agit d’une procédure
validée, en ne la respectant pas, des savants, des scientifiques ou des artistes sont passés pour des fous, des
hérétiques ou des possédés avant que leur découverte ou leur nouvelle façon de procéder ne soit admise.
Rompre avec un modèle validé peut être à l’origine d’une nouvelle activité. Par exemple, en transgressant
une règle du foot-ball en se saisissant du ballon avec les mains, Webb Ellis aurait inventé le rugby.

2- La déviance peut concerner l’état d’un sujet à l’écart de la moyenne (trop grand, trop petit, trop gros, trop
maigre, etc.) ou l’appartenance à une catégorie ou un type minoritaire (analphabète, handicapé, diabétique,
pauvre, chômeur, noir dans une société de blancs ou le contraire, etc.). Certains sociologues hésitent à
définir ces états et ces appartenances comme des déviances, les estimant trop éloignés de l’idée de
transgression. Ils préfèrent le terme de variation ou, utilisant le langage statistique, de variance par rapport
au mode de la variable. Cette position n’est pas assez nuancée. En effet, les nains, les anorexiques ou les
bègues savent que leur différence est perçue par les autres ; l’entrée de certains lieux est refusée aux noirs et
des emplois aux obèses. Personne ne souhaiterait être à leur place mais n’étant pas responsables de leur état,
on peut les plaindre. Cependant, si l’on croit que l’état de l’obèse, du paraplégique ou du chômeur n’est pas
l’effet d’un dérèglement physiologique, d’un accident ou de la crise de l’emploi mais celui d’une faiblesse
de caractère, d’une prise de risque inutile ou de la paresse, la compassion pourra céder devant l’accusation.
C’est encore différent pour l’alcoolique ou le joueur invétéré : rien ne les oblige, ils sont responsables de
leur état, peut-on penser. Ces « déviances » furent étudiées par une partie du courant interactionniste.

3- Quand la norme est définie comme folkways, l’emploi de la notion de « déviance » semble peu approprié.
Le non-respect des habitudes, usages ou coutumes les plus répandues peut passer pour de l’originalité, le
résultat d’une méconnaissance ou d’un choix. Ne pas s’habiller comme il convient, se teindre les cheveux en
rouge, manger le sucré avant le salé, susciteront surprise, sourires ou moquerie. Cependant, le non-respect
de certaines coutumes et des choix de vie inhabituels peuvent être réprouvés et éventuellement sanctionnés.

4- La déviance concerne des manières d’être, de faire ou de penser minoritaires et désapprouvées mais pas
par tout le monde, ni à toutes les époques. Par exemple, être homosexuel dans une société où la majorité est
hétérosexuelle, célibataire là où tout le mode est marié, athée dans une société religieuse, juif dans une
société catholique, exercer un métier d’homme pour une femme ou le contraire.
5- La déviance est la transgression d’une norme juridique. Comme elle semble la plus précise de toutes les
normes et la seule qui soit valide pour la science du droit positif, la notion de déviance qui lui est attachée
par la sociologie, gagne aussi en précision. La déviance est alors un terme générique recouvrant trois
comportements d’infractions : la contravention, le délit et le crime. C’est pourquoi il faut préférer norme
pénale à norme juridique ; celle-là étant une espèce de celle-ci ; toutes les normes juridiques ne sont pas
pénales. C’est principalement, depuis Durkheim, la transgression des normes pénales qui est l’objet des
théories sociologiques de la déviance.

Cette typologie des normes et des déviances associées, soulève cependant trois principaux problèmes. Le
premier relève de la relativité. Selon les époques ou les sociétés, la pauvreté, l’homosexualité, le divorce,
l’infidélité, l’appartenance religieuse, la consommation de certains aliments, sont considérés comme des
déviances graves dont les auteurs sont sévèrement punis. Les aveugles, les bossus ou les fous peuvent aussi
bien susciter compassion que rejet violent si étant rendus responsables, à une époque particulière, des
malheurs du groupe, ils servent de bouc émissaire ou de victime expiatoire. La définition de la déviance est
toujours indexée à l’époque, à la société mais aussi à la situation (rire est désapprouvé pendant des
obsèques, faire l’amour en public est puni) et au statut de l’auteur de l’acte (tuer est interdit sauf pour un
militaire en temps de guerre). Le second problème tient à la distinction établie entre normes juridiques et
normes non juridiques à caractère moral, religieux, coutumier, etc.. L’univers des normes juridiques, les
normes au sens strict pour la science du droit positif, et l’univers des normes non juridiques sont absolument
étanches : une norme est juridique ou ne l’est pas. Cependant, toutes les normes non juridiques ont vocation
à devenir juridiques si le droit s’en saisit et les normes juridiques perdent leur juridicité si le droit les
abandonne. Les aller-retour entre ces deux univers sont fréquents. Un troisième problème apparaît alors.
L’appartenance d’une norme à l’un ou l’autre de ces univers n’informe pas sur le caractère « déviant »
imputable aux transgressions. Ainsi, la transgression d’une norme juridique n’est pas toujours désapprouvée
(fumer dans un lieu public, frauder le fisc, travailler au noir, s’affranchir des limitations de vitesse,
consommer des stupéfiants…), en revanche le non-respect de normes non juridiques peut être fortement
réprouvée (l’homosexualité, l’infidélité, la prostitution, le vol entre parents, l’inceste, l’avortement…).

2. Déviance et réaction sociale

La déviance serait-elle mieux définie par la réaction sociale que par l’existence d’une norme ? Cette idée de
réaction est ancienne. Elle fut utilisée au début du siècle dernier par les juristes, Jhering ou Duguit pour qui
la transgression d’une norme juridique provoque « une réaction sociale qui se produit spontanément, plus ou
moins forte mais certaine », ou par Durkheim « Nous constatons l’existence d’un certain nombre d’actes qui
présentent tous ce caractère extérieur que, une fois accomplis, ils suscitent de la part de la société cette
réaction particulière qu’on nomme peine ». La réaction est déclenchée par la déviance alors que son
contraire, la conformité, laisse indifférent ou suscite approbation et récompenses. Autrement dit, une
conduite qui ne fait pas réagir, ne peut pas être déviante. Mais comme la réaction équivaut, pour les juristes,
à la sanction formelle prononcée par un juge ou à la sanction diffuse (raillerie, évitement, mise à l’écart)
procédant du groupe et distinguée par Durkheim de la précédente, ne perd-t-elle pas de sa capacité à
explorer la déviance surtout que le groupe peut réagir par la réprobation, le rappel à l’ordre ou la colère
sans sanctionner ? En toute logique, l’absence de réaction fournirait la preuve de la conformité. Dans une
société où les normes seraient toujours respectées, hypothèse hyper conformiste certes invraisemblable
selon Durkheim, puisque les plus petits écarts de conduite seraient désapprouvés dans cette société de saints,
la réaction n’aurait pas lieu d’être mais la conscience de la déviance existerait. Par exemple, le vol ou le
suicide peuvent être ressenties comme des déviances même si personne ne vole ou ne se suicide. Ainsi,
l’absence de réaction s’explique par la conformité, pas par l’absence de sentiments de déviance. En
anticipant cette réaction, les candidats au passage à l’acte s’abstiennent. Cette anticipation exerce une
pression à la conformité. Cependant, l’absence de réaction peut signifier tout le contraire : la réprobation ne
s’exprime plus, les transgressions augmentent car leurs auteurs n’anticipent plus la réaction, la norme est en
train de se modifier, les conduites autrefois choquantes sont tolérées. Mais dans ce cas, l’affaiblissement
puis l’extinction de la réaction, ne lui retireraient pas sa capacité à définir la déviance, elles en fourniraient
même la preuve puisqu’il est logique qu’une conduite qui n’est plus considérée comme déviante ne fasse
plus réagir. On peut l’admettre sous réserves de ne pas ignorer les effets des changements normatifs sur
l’intensité de la réaction, déclinant à mesure de l’acceptation d’une conduite ou se renforçant à mesure de
son rejet comme l’illustre, aujourd’hui, la maltraitance d’enfants ou les crimes sexuels. Il y a aussi le cas où
l’absence de réaction n’indique pas l’absence de réprobation mais que les victimes, les témoins ou les
policiers s’abstiennent de réagir par peur, incapacité, indisponibilité, calcul, complicité, opportunité ou
indifférence. Ils peuvent aussi ne pas réagir hic et nunc mais plus tard. Cette réaction reportée exerce une
pression à la conformité sans doute moindre que la réaction immédiate. L’absence de réaction tient aussi à
l’ignorance : le fait susceptible de faire réagir est ignorée de tous y compris d’une victime ignorant avoir
subi un préjudice et de son auteur ignorant l’avoir fait subir.

3. Déviance, transgressions et déviants

Prendre la réaction comme critère essentiel de la déviance présente de nombreuses difficultés. Son absence
peut être l’effet de la conformité ou l’effet d’un changement normatif en train de se produire, de la
rationalité des acteurs impliquées ou de leur ignorance. Ces difficultés peuvent-elles être contournées en
distinguant trois types de réaction sociale ?

Un premier type de réaction définit la déviance. Réprobation d’une conduite, conscience d’un problème à
résoudre ou recherche d’une solution de cohésion, cette réaction se traduit par l’établissement de normes.
Qu’importe que les hommes les produisirent pour organiser simplement leurs relations ou protéger l’avenir
du groupe, ils ont ressenti depuis la nuit des temps, disent les anthropologues, l’absolue nécessité de les
établir pour réagir contre le désordre ou interdire les conduites, tels le parricide et l’inceste, menant au chaos
selon la construction freudienne de Totem et tabou. Mais poser des normes, c’est définir la déviance
puisqu’elles sont justement posées pour l’endiguer. Aussi, la science du droit considère-t-elle que la
définition de la déviance est contenue dans celle de la norme : sa transgression. C’est aussi en ce sens qu’il
faut lire Howard Becker : « Les groupes sociaux créent la déviance en édictant des règles dont l’infraction
constitue la déviance (…) ». Lorsque ces normes saisies par le droit, deviennent des normes pénales, on
parle de criminalisation primaire, processus parfois long relayant le processus réactionnel initial puisqu’il a
fallut au départ une réaction, même exprimée par quelques-uns. Au sujet de cette réaction de définition se
posent les questions suivantes : Qui a pris l’initiative de réagir ? Dans quel contexte ? Quelles conditions ont
favorisé ou contrarié le processus ? Quel type d’intérêts supporte-il ? Les normes instituées sont-elles
acceptées ? Leur caractère obligatoire fait-il consensus ? A mesure du développement des sociétés, les
processus d’élaboration des normes se sont accélérés et les normes elles-mêmes se sont diversifiées,
couvrant l’ensemble des activités humaines et multipliant du même coup les déviances. Comme le contrôle
social, cet ensemble de moyens disparates mis en œuvre pour garantir l’ordre, est entièrement fondé sur des
normes, Edwin Lemert a écrit : « L’ancienne sociologie avait tendance à croire que c’est la déviance qui
conduit au contrôle social, j’en suis venu à penser que l’idée inverse, à savoir que c’est le contrôle social qui
conduit à la déviance est une hypothèse plus pertinente pour l’étude de la déviance dans les sociétés
modernes ». Si, en effet, normes et déviances sont les deux faces du même phénomène, l’inflation des
premières entraîne l’inflation des secondes.

Une autre réaction fait exister des actes transgressifs. Encore faut-il qu’ils soient visibles, connus ou
inventés, qu’ils soient ensuite interprétés comme des transgressions et qu’enfin soit prise la décision de
réagir : réprobation, colère, menace, dénonciation, plainte, sanction. Cette réaction n’a rien d’automatique.
Elle dépend de l’appréciation de gravité et des préjudices de l’acte, des calculs de ceux qui peuvent
éventuellement réagir, de la situation et du statut de l’auteur de l’acte s’il est connu. L’acte et la réaction
sont indépendants au point qu’elle peut faire exister un acte qui n’a pas été commis. Les questions que pose
cette seconde réaction sont de ce type : Qu’est-ce qui favorise la visibilité d’un acte ? Pourquoi certains
actes font réagir et pas d’autres ? Pourquoi le même acte fait-il réagir les uns plus que les autres ? Comment
expliquer les différences de réaction ? Par l’interprétation de l’acte, de son contexte, par la représentation de
son auteur ? S’expliquent-elles par la configuration des relations entre les personnes concernées par un
acte ?

Une troisième réaction désigne les déviants, auteurs réels ou supposés des transgressions. Elle relève de
l’étiquetage ou de la stigmatisation étudiés par le courant interactionniste. Mais la désignation de l’auteur
officiellement reconnu d’une transgression comme déviant, n’est pas automatique. Il peut y échapper si les
autres ne savent pas, si ces justifications sont acceptées, si son statut le protège, s’il négocie la faute, s’il a
réalisé avec d’autres la même transgression, etc.. Les questions que pose cette réaction de désignation sont
de ce type : Pourquoi la même transgression attribue-t-elle l’identité de déviant aux uns et pas aux autres ?
Pourquoi certains parviennent-ils mieux que d’autres à éviter leur stigmatisation ? Pourquoi une même
étiquette de déviant est-elle incorporée par les uns et dénier par les autres ? Pourquoi certains sont-ils fiers
de passer pour des déviants ?

Prise de conscience d’un désordre ou d’un problème par tout ou partie du groupe, la réaction de définition
élabore des normes. Elle définit la déviance sans la faire exister si les normes sont respectées ou les
transgressions ignorées. La seconde réaction est déclenchée par le jugement porté sur un acte. Elle fait
exister concrètement la déviance même si aucune transgression n’a été commise ou même s’il n’existe
aucune norme pour fonder le jugement. Mais dans l’hypothèse où un acte serait fréquemment jugé déviant,
une réaction de définition se formerait et une norme s’établirait. La seconde réaction ne désigne pas les
déviants car beaucoup d’auteurs de transgressions ne sont jamais découverts ou accusés. C’est la troisième
réaction qui désigne les déviants par l’accusation ou la condamnation mais sans les transformer tous en
déviants. Certains s’arrangent pour échapper aux condamnations, d’autres évitent les effets indésirables des
réprobations et des sanctions.

La première réaction définit la déviance, la seconde fait exister les transgressions et la troisième désigne les
déviants. N’étant pas produites par le même type de réaction, déviance, transgressions et déviants sont trois
catégories différentes qui peuvent se recouvrir seulement pour une partie qui est du reste méconnue. Bref, il
y a loin entre la réprobation d’une déviance virtuelle et celle d’une transgression réelle, entre l’indignation
qu’elle provoque et la découverte de son auteur puis sa désignation comme déviant. Il y a loin entre
l’adhésion sincère au caractère obligatoire d’une norme et les libertés prises avec elle ou l’interprétation
d’un acte comme une transgression. Par conséquent, la « déviance » saisie de façon générale, est une
catégorie bien peu utile et les trois réactions sociales soulèvent des questions sociologiques différentes.
Aussi, c’est parce qu’elles n’en tiennent pas compte ou l’oublient que l’on peut faire dire aux théories
sociologiques de la déviance une chose et son contraire.

4. Les paradigmes

L’habitude est prise depuis Kornhauser de classer les explications de la déviance en trois principaux
paradigmes : contrôle social, culturaliste, tension. Ils forment un socle auquel sont rattachées de nombreuses
théories développant un point particulier, en précisant un autre ou mélangeant des arguments répartis par
commodité dans les manuels de sociologie entre ces trois courants. Au vrai, la plupart des manuels
avertissent que présenter un panorama des théories de la déviance est une gageure tant elles sont
nombreuses, divergentes, concurrentes ou…complémentaires. De plus, la confusion sémantique, empirique
ou théorique n’arrange rien. Les théories du contrôle social appelées aussi théories de l’intégration ou de la
régulation sociale. Considérées par beaucoup comme les plus solides, elles ont plusieurs versions et
s’appliquent à l’étude d’objets différents tels le contrôle des instincts agressifs, les pressions à la conformité,
les effets des sanctions ou la désorganisation sociale et la socialisation qu’étudient également les théories
culturalistes. La célèbre théorie de la tension de Merton est appelée parfois théorie de l’anomie, de la
frustration et même de l’intégration. La théorie de l’association différentielle de Sutherland, sans doute la
plus connue des criminologues et des juristes, peut être rattachée simultanément aux trois principaux
paradigmes. Tous les trois utilisent des arguments culturalistes alors que des explications de la déviance
empruntent à chacun d’eux.

Ces trois paradigmes étaient en place dans les quatre premières décennies du siècle précédent. Ils continuent
d’orienter un nombre considérable de travaux. Dans les années 1950, sont apparues deux nouveaux
paradigmes, l’interactionnisme et la théorie du choix rationnel, qui ont inspiré plusieurs théories. Mais leur
assise est plus ancienne : les années 1920 et 1930 avec G. Mead, H. Blumer et F. Tannenbaum pour le
premier et la tradition utilitariste du XVIIIè siècle pour le second. Leur utilisation constitue la dernière
nouveauté théorique apparue dans l’étude de la déviance. L’interactionnisme et la théorie du choix rationnel
se centrent davantage sur les intérêts des individus, leurs relations avec les autres, l’interprétation qu’ils font
des situations, les ressources à leur disposition et les occasions rencontrées. Beaucoup moins déterministes
que les courants précédents, ils en retiennent pourtant parfois les mêmes facteurs explicatifs. Cet éclectisme
participe à la confusion de la sociologie de la déviance. Enfin, ce panorama paradigmatique serait incomplet
sans allusion à la criminologie radicale et aux gender studies. Ces deux courants, les plus récemment
apparus en sociologie de la déviance, ne sont pas de véritables paradigmes mais plutôt des recompositions
problématiques se mobilisant sur des dimensions théoriques et empiriques insuffisamment prises en compte
par les grands paradigmes.

II- Le paradigme du contrôle social

Directement héritée de Durkheim, le paradigme du contrôle social se présente ainsi : plus l’intégration est
solide dans une famille, l’école, le travail, le voisinage, les réseaux d’amis, la vie associative, politique, plus
la probabilité d’adopter un comportement déviant est faible. Aussi, une intégration sociale forte reste le
meilleur indicateur prédictif d’une conduite conforme. Elle prévient le passage à l’acte déviant comme
Durkheim avait cherché à le montrer à propos du suicide. A ce sujet, la littérature est considérable et ce
paradigme appelé aussi paradigme de la régulation ou encore de l’intégration sociale, passe pour le main-
stream de la sociologie de la déviance ; il a tellement été développé, enrichi, et modifié, que presque toute
cette sociologie pourrait y être rattachée. La version durkheimienne la plus « pure » du paradigme avance
qu’un individu intégré participe pleinement à la vie sociale et a donc plus souvent l’occasion de partager
avec les autres les valeurs dominantes du bien, d’en rencontrer des exemples concrets et de ressentir le
plaisir de bien faire d’autant qu’il peut en espérer des gratifications. Pour la version « contrôle social »,
l’engagement dans des relations personnelles, indicateur d’intégration, équivaut à être surveillé et à subir la
pression des autres. Adopter une conduite déviante, c’est risquer la désapprobation et la sanction. La
personne intégrée anticipe cette réaction et cherche à l’éviter en raison de son attachement aux autres, effet
de son intégration. Enfin, version utilitariste, un individu intégré a beaucoup à perdre s’il se fait prendre. En
revanche, une personne faiblement intégrée ne partage pas grand-chose avec les autres, est indifférente à
leurs réactions, échappent à leur surveillance et n’a pas grand chose à perdre, pas de famille, pas d’amis, pas
de travail, pas de réputation.

La validité des théories issues du paradigme du contrôle social dépend d’une intégration dans des milieux
qui désapprouvent la déviance. Sinon, il se produit le contraire de ce qu’elles supposent. Intégré dans un
milieu déviant, l’individu en partage les valeurs et a beaucoup à perdre, relations, occupations, revenus et
réputation, à ne pas adopter une conduite déviante. Si, selon le paradigme, tout groupe social exerce une
pression à la conformité en réprouvant les conduites « déviantes » à ses yeux, un groupe déviant exercera
une pression à la conformité déviante d’autant plus sûrement qu’il offre sécurité et protection.
Une forte intégration dans un milieu réprouvant la déviance ne suffit pourtant pas à valider les théories. Elle
peut même avoir l’effet inverse. En effet, par définition, une personne intégrée est sous le regard des autres,
jugée, appréciée par eux. Cherchant à bien faire et à renvoyer une image honorable, elle peut chercher à la
maintenir à tout prix même si sa situation ne lui permet plus. Par exemple, abuser du bien social pour
maintenir un train de vie compromis par une baisse de revenus ; voler pour garantir une réputation de
générosité ; tricher pour compenser une incapacité ou des performances déclinantes. Bref, un vif
attachement à sa famille, une sensibilité aux jugements des autres, une réelle implication dans la vie
politique, une forte adhésion aux enjeux des compétitions, autant d’indicateurs d’intégration selon le
paradigme, peuvent conduire le sujet à adopter une conduite déviante pour assurer les besoins de ses
proches, soutenir sa réputation, gagner des élections ou remporter une compétition. A l’inverse, un individu
retiré du monde, indifférent à son image et aux compétitions, sans amis et sans famille, sans intégration à
soutenir n’aurait pas de raisons d’adopter une conduite déviante.

Le paradigme du contrôle social a surtout été testé auprès des mineurs. Les recherches empiriques ne se
comptent plus montrant qu’une mauvaise intégration scolaire, une éducation défaillante ou insouciante, une
surveillance relâchée des adultes, un système punitions / récompenses imprévisible ou incohérent, un
attachement ténu aux proches, un faible investissement dans les activités légitimes, sont des facteurs de
déviance. La différence observée entre filles et garçons confirmerait l’influence de ces facteurs. L’adoption
par les mineurs de conduites spectaculaires et la réalisation, par manque de savoir faire et d’opportunités, de
transgressions visibles alors que les adultes, plus expérimentés et prudents car ayant davantage à perdre s’ils
se font prendre, réaliseraient plutôt leurs transgressions discrètement et sous une apparence normale, réduit
aussi la portée du paradigme.

III- Le paradigme culturaliste

Le paradigme culturaliste a inspiré de nombreuses théories et recherches qui, peu ou prou, se réfèrent à la
notion de culture établie par les anthropologues : une entité surtout marquée par des valeurs fondamentales,
mais auxquelles sont jointes, selon les auteurs, des croyances, des symboles, des coutumes, des manières
d’être et de faire propres à une société. On peut regrouper sous ce paradigme quatre grandes orientations.

La première se centre sur les ratés de la socialisation. La « culture » qui propose des modèles de conduites,
doit être transmise et apprise pour obtenir des sujets conformes aux attentes de la société. Les institutions
telles que la famille, l’école, la religion ou la communauté tiennent un rôle capital dans cette transmission.
Les déviants seraient des sujets qui auraient mal intériorisés le modèle culturel à cause de la défaillance
éducative des institutions ou de leur déclin. Cette approche est voisine du paradigme du contrôle social.

La seconde orientation s’intéresse aux conflits culturels. Elle a été promue par Sellin. Certains individus, les
immigrés notamment, seraient partagés entre le modèle culturel de leur pays d’origine et celui du pays
d’accueil. Continuant d’adopter des modes de vie, des conduites et des croyances fortement intériorisées et
admises par la culture originelle mais dévalorisés ou interdites par la culture d’accueil, ils passeraient pour
des déviants. Partagés entre deux modèles culturels antagonistes, s’ils se conforment à l’un, ils trahissent ou
transgressent l’autre. Certains sujets peuvent mal vivre cette contradiction au point de la sublimer dans des
conduites déviantes (consommation d’alcool ou de stupéfiants, suicide, prostitution). D’autre part, avant
d’avoir complètement assimilé la culture du pays d’accueil, la fidélité de l’immigrant à sa culture d’origine
l’expose à la raillerie ou la désapprobation et le fragilise.

La troisième orientation surtout développée par l’Ecole de Chicago, insiste sur la désorganisation sociale.
Elle avance que le modèle culturel dominant ou majoritaire porté par les institutions ne parvient pas, en
raison des changements morphologiques permanents de la société, à s’imposer à l’ensemble du corps social
ou sur l’ensemble du territoire, laissant ainsi des espaces marqués par la désorganisation. Dans ces espaces,
d’autres formes d’organisation, telles les bandes, remplissent les mêmes fonctions que les institutions
officielles mais différemment. Elles développent alors un autre modèle culturel concurrent du modèle
dominant.

La quatrième orientation porte sur les mécanismes de transmission culturelle de la déviance par
apprentissage. La célèbre théorie de l’association différentielle de Sutherland en fait partie même s’il est
bien difficile de ne voir en elle qu’une illustration du paradigme culturaliste.

Ce paradigme, toujours très utilisé dans les explications de la déviance, présente des limites : ambiguïtés sur
la notion de culture, manque de distinction entre éléments culturels superficiels et fondamentaux, faible
prise en compte de la compatibilité de modèles culturels divergents, importance trop grande accordée à la
socialisation et l’intériorisation des normes dominantes pour assurer la conformité comme le suggère ce cas
proposé par R. Boudon : celui qui veut déposer un paquet de journaux dans la rue ne le fera sans doute pas
parce qu’il a appris au cours de son éducation à ne pas le faire, mais s’il ne trouve pas de poubelle il
abandonnera les journaux. Enfin, l’existence forte de sous-cultures spécifiques et de leur poids explicatif a
été rudement contesté au motif de la navigation des acteurs entre conformité et transgression et surtout du
constat, établi par G.M. Sykes et D. Matza, que les déviants n’ignorent rien des valeurs du monde de la
conformité au point même de s’y référer pour justifier leur passage à l’acte.

IV- Le paradigme de la tension

La théorie de Merton tient en une phrase : la société valorise le but de la réussite sociale et prescrit, pour
l’atteindre, des moyens légitimes dont la répartition inégale pousse certains à recourir aux moyens
illégitimes. Les individus démunis vivent une tension entre la pression exercée par la réussite sociale et
l’inaccessibilité aux moyens légitimes (éducation, formation, travail, compétence, épargne, héritage). Bref,
tout le monde veut réussir ou afficher les signes de la réussite mais tout le monde n’y parvient pas en
empruntant les voies légales. Dans ces conditions, il est normal que les pauvres soient plus délinquants que
les riches. Cette théorie permettrait de comprendre, par exemple, pourquoi les jeunes tenus à l’écart de la
réussite scolaire et de l’emploi, volent, rackettent ou organisent divers trafics pour accéder aux biens de
consommation. Cette théorie pose beaucoup de problèmes. Elle a essuyé de nombreuses critiques, preuves
de sa célébrité. Tous les « pauvres » ne sont pas délinquants et les « riches » peuvent l’être autant s’ils ne se
considèrent pas assez riches, pas assez bien placés dans l’échelle de la réussite et du prestige. En effet, il n’y
a aucune raison que les « riches », adhérant par définition aux buts de la société, ne veuillent pas réussir
davantage. Il n’y a plus de limites et une certaine dose d’anomie accompagne cette théorie comme l’a
montré M.B.Clinard. Merton, du reste, a reconnu que les « riches » aussi peuvent être délinquants mais il
pensait que la probabilité est plus forte pour les « pauvres ». Il avança aussi l’idée que la probabilité d’être
délinquant est faible chez ceux qui n’adhèrent pas au but à la réussite, qui sont retirés de la compétition tels
marginaux, ermites et religieux.

Les deux critiques les plus connues de l’approche mertonienne sont venues de ces élèves. A. K. Cohen a
insisté sur l’existence de sous-cultures échappant à l’emprise de la culture dominante de la réussite,
notamment chez les adolescents. L’utilisation qu’ils font de moyens illégaux vise moins la réussite que le
plaisir immédiat, les sensations fortes, le défi, etc. Cloward et Ohlin ont considéré que si les moyens légaux
pour réussir étaient inégalement répartis, les moyens illégaux l’étaient aussi. Par exemple, un banquier a la
compétence et les occasions de détourner de l’argent alors qu’un autre braquera la banque, qu’un autre
encore, faute de savoir-faire, arrachera un sac à mains et qu’un dernier, incapable d’accéder aux moyens
légaux non plus qu’illégaux, sombrera dans l’alcoolisme. Du reste, le même individu ne peut-il pas utiliser
simultanément moyens légaux et moyens illégaux.
Prenant elle aussi appui sur le paradigme de la tension au motif qu’un individu peut vivre des tensions entre
les attentes contradictoires attachées aux différents rôles qu’il doit jouer, la théories des rôles a modifié le
paradigme de la tension. Elle avance que le même individu peut s’acquitter de certains rôles conformément
aux attentes et d’autres rôles en les décevant. Il peut aussi s’acquitter du même rôle (instituteur, père,
automobiliste, médecin, sportif, etc.) de façon normale à certains moments ou certaines périodes de sa vie et
de façon déviante à d’autres. Il peut encore s’acquitter bien de certaines tâches et très mal d’autres tâches
attachées au même rôle. Il peut également intentionnellement s’acquitter bien de certaines tâches pour
mieux dévier dans la réalisation d’autres tâches du même rôle.

V- Le paradigme interactionniste

L’« interactionnisme » en sociologie de la déviance est, en réalité, un courant composé de problématiques et


de travaux disparates, manquant d’unité sinon reconstruite pour les commodités de la présentation, mais
partageant des traits communs et s’inspirant de la philosophie pragmatique de Pierce et Dewey, relayée en
sociologie par Cooley, Mead ou Blumer.

La déviance n’a pas de réalité propre mais elle dépend de l’interprétation des actes, des situations où ils sont
réalisés et de leurs auteurs. La nature des relations, ou si l’on préfère les interactions, entre ceux qui
interprètent et ceux qui agissent revêt alors une grande importance dans l’existence de la déviance. L’acte et
le jugement de « déviance » dont il est l’objet sont indépendants. Il est alors plus intéressant de saisir la
« déviance » à partir des réactions suscitées par les actes, leurs auteurs et les situations, qu’à partir des
caractéristiques des « déviants » comme le font les théories précédentes.

Il y a deux façons de considérer l’apport de l’ « interactionnisme ». Minimal car en s’intéressant à ce qui est
fait d’un acte déviant mais pas à ses causes, il est peu utile au contrôle de la déviance d’autant que si elles
sont évoquées, elles restent les mêmes que celles avancées par les théories précédentes. Il a ainsi subi de très
nombreuses critiques y compris de son propre camp. Maximal en montrant que c’est toujours la réaction
sociale, quelle qu’en soit la forme, qui produit ou fait exister la déviance et confère l’identité déviante. La
« déviance » n’a pas de substance et les jugements de déviance sont instables. Du coup, les frontières entre
déviance et conformisme sont poreuses et la vraie différence entre le « déviant » et le « conformiste », ne
tient pas à leurs caractéristiques mais à leur exposition différentielle à la réaction. Le premier, à la différence
du second, n’a pas pu ou su y échapper. On ne peut donc guère espérer fonder sur les statistiques, principal
instrument de connaissances des criminologues, une étude scientifique de la déviance. Les
« interactionnistes » ne furent pas les premiers à relever les incertitudes et les approximations des
statistiques mais les seuls à les avoir démolies avec application et à critiquer leur utilisation sans précaution.

Plus que tout autre paradigme avant lui, l’interactionnisme a insisté sur la situation dans l’occurrence de la
déviance. Contre le positivisme, ce paradigme a montré qu’un acte n’est jamais entièrement déterminé par le
passé, la personnalité ou le milieu social de l’acteur mais sans doute davantage par les éléments constitutifs
des situations. C’est donc en termes dynamiques de processus, d’enchaînement ou de séquence que la
déviance est saisie. L’engagement dans la déviance se faisant par étapes ou paliers qui sont autant de
situations dont la configuration et l’interprétation qu’en fait l’acteur, peuvent le conduire à persévérer dans
la déviance ou, au contraire, à se tourner vers le conformisme. S’il est possible de prédire quelle voie sera
choisie, c’est moins en décrivant les caractéristiques du sujet que celles des situations qu’il rencontre. Cette
prise en compte de la situation rapproche ce paradigme de celui du choix rationnel.
VI- Le paradigme du choix rationnel

Application à la déviance de la théorie utilitariste, le paradigme du choix rationnel, appelé aussi paradigme
actionnaliste ou rationaliste, considère que le choix d’un comportement dépend du résultat du calcul auquel
se livre l’acteur. Autrement dit, si les avantages procurés par un comportement déviant l’emportent sur ses
coûts, l’acteur le choisira mais si ses coûts sont plus élevés que ses avantages, il s’abstiendra et choisira le
conformisme.

Le succès de ce paradigme tient à sa simplicité et qu’ils fondent des dispositifs de contrôle de la déviance
dont l’évaluation est plus facilement réalisable que celle des politiques sociales, d’éducation, préventives et
même répressives. A la différence des théories précédentes qui étudient les caractéristiques des individus,
leur passé, leur éducation, leur culture ou leurs motivations comme autant de déterminations d’une conduite
conforme ou déviante, les théories du choix rationnel sont assez peu déterministes, accordent une marge de
liberté aux acteurs et étudient plutôt ce qui dans la configuration des situations fait choisir la déviance ou le
conformisme. Elles considèrent que la recherche des causes de la déviance, proches en cela de certains
courants de l’interactionnisme et de la science du droit positif, est une tâche inutile et surtout illusoire tant
elles sont nombreuses, contradictoires, peu pondérables et trop éloignées des lieux d’occurrence de la
déviance. Comme l’interactionnisme, elles mettent en doute l’existence d’une différence marquée entre
déviants et non déviants au niveau de leurs valeurs comme de leurs besoins et décrivent l’activité déviante
comme n’importe quelle autre activité.

La prévention situationnelle est une doctrine de contrôle de la déviance directement inspirée de ce


paradigme. Elle porte sur les situations, pas sur les individus. Elle consiste à modifier les situations pour
rendre difficile voire impossible la réalisation des infractions tout en diminuant les avantages qu’elles
procurent et à augmenter la probabilité de l’arrestation. Un acteur rationnel hésitera donc à commettre une
infraction si la difficulté à la réaliser et la forte probabilité d’être sanctionné en élève le coût alors que ses
avantages diminuent (impossibilité d’utiliser ou de revendre des biens volés par exemple).

L’éclectisme du paradigme du choix rationnel lui fait perdre de sa force. Certains de ses arrière-plans le
rapprochent du paradigme du contrôle social. En effet, si le coût d’une conduite déviante est la perte de la
réputation, d’un emploi ou de la confiance de ses proches, il ne peut être calculé que par un acteur intégré.
D’autre part, ce paradigme s’applique surtout aux infractions de prédation. Enfin, l’observation montre que
des acteurs adoptent intentionnellement des conduites qu’ils savent pourtant irrationnelles et que d’autres
agissent sans avoir préalablement calculé.

VII- La criminologie radicale

Plus qu’une théorie, la criminologie radicale est un courant s’inspirant à la fois du marxisme, de M.
Foucault, de G. Deleuze ou encore de P. Bourdieu. Il s’est aussi beaucoup nourri de l’interactionnisme qu’il
a ensuite critiqué. Selon ce courant, les normes sont l’expression des intérêts de la classe dominante. Aussi,
les institutions de contrôle social (justice, police, prison, médecine, psychiatrie, travail social) en charge de
leur application sont-elles des instruments aux mains des puissants pour assujettir les faibles. De plus, la
sanction des faibles et leur désignation comme délinquants ou fous comme la mise en scène spectaculaire de
leurs déviances, serviraient à occulter celles des dominants. Aussi, la criminologie radicale est-elle une
critique de la criminologie classique qui ne trouve que la criminalité des pauvres ou des dominés parce
qu’elle n’en cherche pas d’autres ; elle dresse ainsi un tableau myope du crime fondant de fausses théories
ou de fausses évidences. L’entreprise de contrôle et de stigmatisation serait d’autant plus nécessaire que les
dominés sont portés à la révolte en raison des conditions de vie que leur réserve une société injuste et
inégalitaire. Les déviances doivent alors être interprétées comme des résistances à l’ordre établi et la
criminalité comme l’expression de la lutte des classes.

La criminologie radicale a eu le mérite, en renouvelant la vieille notion de contrôle social, de mettre à nu les
mécanismes de surveillance mis en œuvre par les institutions de gestion de la déviance, prolongeant ainsi
une perspective interactionniste mais lui reprochant d’avoir davantage étudié les effets psychologiques et
stigmatisant de ces institutions sur les populations contrôlées que leur dimension politique ou la coercition
exercée surtout, sinon exclusivement, sur les classes défavorisées. Néanmoins, en recherchant les causes de
la déviance, ce qu’évitèrent de faire certains interactionnistes, ce courant ne fit guère preuve d’originalité en
se tournant vers des explications connues depuis longtemps. Quand il est apparu, au reste, que
l’assujettissement ou l’intégration des classes défavorisées n’était pas forcément l’objectif des institutions,
que le contrôle social n’était pas toujours efficace, que les génocides, le racisme, le machisme ou
l’homophobie étaient loin d’être seulement les effets du capitalisme, que la demande de sécurité émanait
aussi des plus faibles, que la victimisation n’était pas qu’une illusion et que toutes les déviances pouvaient
difficilement passées pour des formes de résistance ou de révolte, la criminologie radicale a commencé à
peiner puis a perdu de son aura.

VIII- Déviance et genre

Il y a une trentaine d’années environ, débuta une recomposition problématique, plus que théorique,
d’envergure qui s’est développée depuis, portée par des sociologues nord-américaines, proches des
mouvements féministes et des intellectuelles se revendiquant des French studies (J. Lacan, M. Foucault, G.
Deleuze, J. F. Lyotard, J. Derrida, J. Baudrillard). Elles ont d’abord noté que la criminologie puis la
sociologie de la déviance furent constituées par des hommes étudiant surtout d’autres hommes ; les femmes
apparaissant peu ou éventuellement comme victimes comme pour mieux asseoir la domination masculine.
Puis, constatant l’absence du genre, ou du moins le peu d’intérêt pour cette variable, dans les explications de
la déviance elles ont conclu à l’inanité ou au moins à l’incomplétude de théories excluant les femmes ou
faisant mine de croire que les explications destinées aux hommes leur conviendraient aussi. Bref, des
théories ignorant la variable genre sont nulles d’autant qu’une comparaison entre les deux genres
permettraient d’éclairer leurs zones d’ombre.

Quatre principaux constats empiriques ont conduit petit à petit à mieux saisir la variable. Les femmes sont
moins souvent et sévèrement sanctionnées que les hommes ; elles sont plus souvent victimes ; elles
commettraient moins d’infractions ; leur déviance est spécifique sinon assez différente de celle des hommes.
Néanmoins, les explications fréquemment avancées de ces constats étaient plus ou moins fournies par les
théories existantes. C’est notamment l’incorporation culturelle du rôle féminin, et non selon le sexe
biologique, qui expliquerait que la criminalité des femmes soit moins élevée, contrôlée et punie que celle
des hommes, différente aussi. Du coup, la prise en compte de la variable genre nécessite-t-elle une
révolution paradigmatique ou seulement une attention systématique à la variable ? Cette question se pose en
raison de la division entre un courant qui insiste sur la différence irréductible entre les genres, fondée sur
des attributs biologiques et psychologiques, et prônant des théories de la déviance exclusivement réservées
aux femmes que le phallocentrisme empêche d’établir, et un courant qui prône une prise en compte
systématique du genre, comme construction sociale et non pas comme essence, afin d’évaluer les
hypothèses des théories existantes.

Conclusion

En raison de l’extrême diversité de la déviance, aucun paradigme, ni aucune théorie ne peuvent prétendre en
fournir une explication générale. Au mieux, a-t-on affaire à des théories de moyenne portée capables de
rendre compte d’un éventail plus ou moins large de conduites. Certaines de ces théories, mais au fond la
plupart, sont depuis longtemps des théories « intégratives », c'est-à-dire qu’elles mixent des explications
relevant de l’un des cinq principaux paradigmes. Comme aucune théorie n’est vraiment « pure », les
panoramas de la sociologie de la déviance s’en ressentent et laissent souvent l’impression de confusion, de
répétition ou d’incomplétude. Certains sociologues, en cela assez proches des juristes positivistes, ont du
reste commencé à considérer que l’objet « déviance » était sans objet. Au vrai, les polémiques parfois assez
vives qui agitent ce champ de recherches, portent moins sur l’explication ou la compréhension de la
« déviance » que sur ses définitions. En proposer une c’est l’imposer comme digne d’intérêt pour la
recherche scientifique et écarter les autres. Par conséquent, selon la définition retenue, les polémiques
portent surtout sur les priorités des politiques de contrôle, leur efficacité, leurs cibles et leur signification
idéologique.

Bibliographie

Ph. Robert, Sociologie du crime, La Découverte.

J. Faget, Sociologie de la délinquance et de la justice pénale, Eres.


La prévention situationnelle : innovations théoriques et projet dangereux.

La prévention situationnelle cherche à prévenir le crime en modifiant les situations. Dans sa


version la plus pure, elle se désintéresse complètement des individus : le crime ne dépend pas
de leurs attributs, tout le monde peut passer à l’acte (infractions routières), mais des situations.
L’objectif est de les transformer pour rendre le passage à l’acte impossible sinon difficile et
risqué (la situation est surveillée par exemple) et peu rentable (auto-destruction des biens
volés, impossibilité de les utiliser, de les revendre, etc.).

Cette nouvelle gestion de la criminalité ne date pas d’aujourd’hui malgré l’élan actuel que
veulent lui donner les pouvoirs publics en France1. La prévention situationnelle investit le
champ criminologique aux Etats-Unis à la charnière des décennies 60 et 70, sans doute
beaucoup plus tôt mais le terme n’existait pas, ou un peu plus tôt à l’occasion de la
publication du célèbre ouvrage de J. Jacob liant architecture, ordre social et surveillance
naturelle (Jacobs, 1962). Au début de la décennie 70, dans la voie ouverte par celle-ci, le
modèle Crime Prevention Through Environmental Design (CPTED) et les « espaces
défendables » d’O. Newman (Newman, 1972) développèrent de nouvelles approches de
l’aménagement urbain pour traiter le lien entre le crime et l’insécurité. Puis, dès le milieu de
la décennie 70, le modèle germa en Angleterre où la paternité en fut revendiquée en dépit de
ses prolégomènes outre-Atlantique. Mais sans doute à raison car côté anglais des lests
théoriques lui furent trouvés et ses applications ne furent pas réduites aux seuls aménagements
architecturaux et urbains (Clarke, 1992)

La prévention situationnelle s’appuya sur des éléments du contexte de la décennie 70.


D’abord, le constat que la criminalité ne cessait d’augmenter malgré le développement
des politiques sociales. Ensuite, la crise de l’employabilité et sa conséquence, le chômage, qui
affectaient durablement les sociétés occidentales alors même que le crime avait augmenté
malgré le plein emploi de la période précédente, contestant ainsi empiriquement l’un des
postulats théoriques de la criminologie traditionnelle selon lequel l’intégration économique,
par le travail, et donc sociale est le meilleur moyen de le prévenir. Enfin, la peur du crime qui
minait la sociabilité. Du coup, le tournant des politiques sociales et de lutte contre le crime
des gouvernements de R. Reagan et M. Thatcher, pouvait autant passer pour l’application des
idées libérales et néo-conservatrices au niveau économique que pour une réponse adaptée aux
préoccupations sécuritaires et donc politiquement payant (Garland, 2001). Il peut être en effet
difficile de faire la partition entre ce qui relève des faits (montée du crime et de sa peur en
période de précarité économique pour une partie de la population) et ce qui relève du
mouvement des idées (critique du Welfare State, des causes sociales du crime et de la
prévention sociale). Le plus logique serait de penser que les faits ont favorisé l’entrée, ou le
retour, des idées libérales dans le champ criminologique. Tout se passa comme si rien n’avait
marché jusqu’à présent pour réduire le crime et qu’il fallait passer à autre chose : la
prévention situationnelle.

1
Voy. Note de service : Mise en œuvre pratique de la prévention situationnelle par les services territoriaux de la
sécurité publique, ministère de l’Intérieur, Octobre 2007.
1- La prévention situationnelle contre la criminologie classique

Rien ne marche (« Nothing Works »). Comment en est-on arrivé à penser que la prévention
situationnelle pouvait marcher pour réduire le crime ? Pourquoi alors s’est-elle construite
contre la criminologie ? Cette science étudie, d’une part, les causes permettant d’expliquer le
crime et de le prédire, et propose, d’autre part, des solutions pour le prévenir ou empêcher sa
réitération. Selon les disciplines intéressées par le crime, les causes sont physiologiques,
génétiques, sociales, psychologiques, économiques et la criminologie a souvent cherché à en
faire la synthèse. En conséquence, les solutions ajustées aux causes sont multiples. Par
exemple : si le crime est héréditaire ou contagieux, on isole le criminel ; génétique, on
surveille dès le plus jeune âge ; résultat de l’immoralité ou de la maladie, on moralise ou on
soigne ; s’il procède des défaillances des familles, on les surveille, les soutient, les conseille
ou on se substitue à elles ; si sa cause est la maltraitance, on protège les enfants victimes ; si
ses causes sont économiques, on développe des politiques de lutte contre la pauvreté, la
précarité, le chômage et en faveur de l’emploi ou du logement mais si sa cause est plutôt du
côté de l’école, on met en œuvre des politiques de lutte contre l’échec scolaire, etc., et si le
crime est tout ça à la fois, on fait tout ça à la fois et cela s’appelle la prévention sociale. Ce
modèle de prévention inspiré de la criminologie classique n’a pas marché pour réduire le
crime. Son étiologie a souvent été prise en défaut. En effet, tous les pauvres ne volent pas,
tous les alcooliques ne frappent pas leurs proches, tous les enfants maltraités ne deviennent
pas des toxicomanes ou des prostitués et tous les cancres ne sont pas des agresseurs. En
revanche, des crimes ne peuvent être réalisés que par d’anciens élèves brillants et, de façon
générale, beaucoup de crimes ne sont commis qu’à condition que leurs auteurs soient
totalement intégrés sans compter qu’une forte intégration sociale puisse être la motivation
principale des transgressions.

Contre le modèle de la prévention sociale fondée sur l’étiologie du crime, la prévention


situationnelle s’appuie sur la théorie du choix rationnel qui lui tourne le dos : le choix d’un
comportement dépend du calcul coûts-avantages. En criminologie, la théorie pose que si les
avantages procurés par le crime l’emportent sur ses coûts, l’acteur choisira le crime mais si les
coûts sont plus élevés que les avantages, il s’abstiendra de passer à l’acte et préférera le
conformisme(Becker, 1968). Ce postulat repose sur deux idées. La première : le crime est une
activité ordinaire, semblable aux autres. Cette idée était déjà présente chez E. Sutherland pour
qui les honnêtes gens travaillent pour vivre et les voleurs volent pour vivre aussi (Sutherland,
1924). Le crime serait une activité tellement ordinaire que la décriminalisation d’un
comportement fait tomber les dernières résistances à la considérer comme n’importe quelle
autre activité. La seconde idée : il n’y a pas vraiment de différence entre les criminels et les
gens honnêtes. Déjà croisée chez E. Sutherland encore quand il pense que les premiers
comme les seconds condamnent moralement le crime de la même façon, elle a surtout été
développée par les théoriciens de l’étiquetage : la différence entre les criminels et les autres ne
tient pas à leurs caractéristiques mais à leur exposition différentielle à la réaction sociale ; le
criminel étant celui qui n’a pas pu y échapper2. Le paradigme du choix rationnel assure que
ces deux idées sont fondées. Si les caractéristiques sociales, psychologiques ou génétiques des
criminels étaient différentes de celles des non-criminels et déterminaient le passage à l’acte,

2
Cette idée reste cependant obscure chez les interactionnistes. On n’arrive jamais à savoir si c’est le hasard, la
malchance, le concours de circonstances, qui exposent le sujet à la réaction sociale ou plutôt sa fragilité sociale,
son appartenance à une minorité, son incapacité à maîtriser ses émotions ou encore sa visibilité ou son
apparence ; dans ce cas alors, ce serait bien les caractéristiques des sujets qui rendraient compte de leur
exposition différentielle à la réaction sociale
les nombreux programmes d’assistance, de prévention sociale ou thérapeutique qui visent à
les amender, auraient dû faire baisser le crime. Mais l’inverse s’étant produit qui tend à
prouver que le crime n’est pas déterminé par les caractéristiques différentes des criminels
mais par la rationalité des acteurs comme pour n’importe quelle autre activité. A la différence
des théories précédentes qui saisissent les attributs des individus, leur passé, leur éducation ou
leur culture comme autant de déterminations d’une conduite conforme ou déviante, la théorie
du choix rationnel est assez peu déterministe, accorde une marge de liberté et étudie plutôt les
éléments des situations qui font choisir la transgression ou le conformisme. Elle considère,
comme certains courants de l’interactionnisme et la science du droit positif, que la recherche
des causes de la déviance est une tâche inutile et surtout illusoire tant elles sont nombreuses,
contradictoires, peu pondérables et trop éloignées des lieux d’occurrence des transgressions.
Pour ses partisans, l’échec des programmes de prévention sociale pour réduire le crime ne
serait pas dû à leur manque de moyens, à l’incompétence de leurs opérateurs ou à
l’imprécision de leurs objectifs, mais à l’erreur sur ses causes. Bref, comme le diagnostic est
faux, les solutions sont inefficaces. Davantage encore que la théorie de l’étiquetage, la théorie
du choix rationnel, en tout cas dans sa version la plus pure, a fait le ménage dans le champ
criminologique. Ce qui explique aussi les résistances que lui opposent les criminologues. En
effet, si la recherche des facteurs du crime dans la personnalité de l’auteur ou dans sa position
sociale ne mène nulle part, c’est tout un pan de l’activité criminologique qui s’effondre.

La théorie des opportunités se situe dans le voisinage de la théorie du choix rationnel et son
application est la prévention situationnelle (Cohen, Felson, 1979). Elle illustre ce désintérêt
pour les causes psychologiques ou sociologiques du crime. Elle s’intéresse en revanche aux
situations d’occurrence criminelle bouleversées par la modernité. Selon cette théorie,
l’augmentation des vols tient à l’abondance des biens en circulation et mal protégés. La
miniaturisation favorise également le vol (il est plus facile de voler un portable qu’une
armoire normande) et leur immatriculation en obligeant le propriétaire à déclarer le vol pour
dégager sa responsabilité ou être dédommagé fait croître ce contentieux dans les statistiques
alors qu’aux époques où les biens étaient moins nombreux et pas immatriculés ou assurés, les
dépôts de plaintes étaient moins fréquents. Autrement dit, des biens plus nombreux
qu’autrefois, grâce à la prospérité, mais moins protégés, multiplient les occasions de les voler.
Bref, l’occasion fait le larron et comme les occasions sont nombreuses, les larrons le sont
aussi. En effet, le parc automobile ou des deux-roues est à la portée de tous sur la voie
publique comme les bateaux dans les ports ; les zones d’habitation et de résidence de
vacances sans surveillance à cause des changements dans les modes de vie et de l’étalement
urbain se développent ; les zones de transports et de stockage des marchandises se
multiplient ; les produits offerts à la vente sont accessibles pour des raisons commerciales. La
densité des relations anonymes entre des individus à forte mobilité multiplie les occasions de
vols, de contacts hostiles et d’agressions. La faible interconnaissance défavorise le contrôle
social informel et la pression à la conformité qu’il exerce. Bref, il faut transformer les
situations car c’est plus facile que transformer les individus.

2- Des techniques circonscrites mais possiblement extensibles et prohibitives.

La prévention situationnelle rencontre un énorme succès auprès des municipalités, des


aménageurs, des bailleurs, des responsables de la sécurité des sociétés de transports, des
centres commerciaux, de manifestations sportives, etc. Les modifications qu’ils ont apportées,
depuis longtemps, aux situations jugées problématiques, ont été labellisées mais après coup
« prévention situationnelle » ; ils en faisaient donc sans le savoir ! Par exemple, disposer les
banquettes du fond des bus face à face pour que les passagers assis sur la dernière banquette
ne descellent plus avec leurs pieds celle de devant, adopter des emballages transparents pour
les packs de bouteilles d’eau pour éviter qu’on leur substitue des bouteilles d’alcool,
remplacer les feux de circulation par des ronds-points, choisir des vitres résistantes aux
rayures, ne plus faire encaisser le prix de la course par les chauffeurs de tramway, séparer les
supporters dans les stades, etc. Ces exemples assurent le succès de la prévention
situationnelle : bon sens, pragmatisme et surtout évaluation en comparant le nombre
d’infractions commises avant et après la modification alors que l’évaluation de la prévention
sociale est incertaine car il n’est jamais sûr que les améliorations lui sont imputables ou que
les événements seraient arrivés s’ils n’avaient pas été prévenus. La prévention situationnelle
apparaît plus simple et moins coûteuse que la prévention sociale, et ses effets qui lui sont
directement imputables, sont plus rapides. Par exemple, on préférera modifier les situations
que d’engager une forme classique de la prévention sociale telles des campagnes
d’information ou d’éducation des automobilistes, des usagers et des consommateurs pour
qu’ils respectent toujours les feux rouges, le matériel ou la propriété du commerçant. Surtout
qu’ils pourront respecter ou s’affranchir de la norme selon les moments, les ambiances ou
leurs humeurs. Certes, mais la prévention situationnelle a ses limites.

Pour qu’elle soit efficace encore faut-il que le problème à résoudre soit circonscrit : supprimer
les bancs ou changer leur design pour interdire leur occupation par les clochards, poser des
bornes le long des trottoirs pour empêcher le stationnement des voitures, rendre visible les
entrées d’immeubles en posant des portes vitrées ou en les éclairant en permanence pour
dissuader leur occupation, fixer au sol chaises et tables des terrasses de cafés ou les enchaîner
pour en empêcher le vol, ne plus vendre d’alcool dans certaines enceintes et en empêcher
l’introduction par la fouille, etc. En fait, la prévention situationnelle est efficace micro-
localement : choisir du matériel résistant aux dégradations dans un train, sécuriser une
maison, poser des ralentisseurs sur la chaussée, contrôler l’accès à un parking, réaménager un
square ou un marché pour en supprimer les recoins, éclairer une rue (Mosser, 2007). Mais elle
perd de son efficacité à mesure que la situation s’élargit : une résidence, une gare, un stade, un
centre de loisirs, un quartier, plusieurs quartiers, toute une ville, tout un pays…Pour être
maintenue, son efficacité exige plus de moyens matériels et humains, elle devient coûteuse et
souvent inégalitaire car ceux qui n’ont pas les moyens de se protéger subissent davantage de
préjudices en raison de l’effet plumeau : la poussière n’est pas éliminée mais repoussée.
Supposons, par exemple, une rue renommée pour le trafic de stupéfiants où les dealers
investissent les entrées d’immeubles pour réaliser les transactions ou consommer à l’abri des
regards. Le trafic finit par créer des troubles : seringues et détritus abandonnés dans les halls,
vacarmes et bagarres, peur des résidants qui rentent tard. Les copropriétés sécurisent avec
succès leur accès d’immeubles, cela pousse les dealers vers les immeubles voisins qui à leur
tour se sécurisent jusqu’à l’immeuble qui n’a pas les moyens de le faire et où se concentre le
trafic auparavant dispersé dans tous les immeubles de la rue.

A elle seule, la vidéosurveillance, technique privilégiée par le modèle de la prévention


situationnelle, illustre toutes les incertitudes de la lutte contre le crime fondée sur ce modèle et
les craintes qu’il suscite. Il n’est pas sûr que ce modèle soit plus économe que celui de la
prévention sociale. La vidéosurveillance, c’est du matériel et sa maintenance mais, dans bien
des situations, son efficacité repose sur la présence d’agents derrière les écrans pour
interpréter les images et sur le terrain pour intervenir sans compter qu’elle est limitée par
l’effet plumeau, sauf si des caméras sont installés absolument partout. Plus de quatre millions
de caméras à Londres et un Londonien peut être filmé plus de trois cents fois dans la même
journée et en France, le ministère de l’intérieur souhaiterait porter de 350 000 à un million le
nombre de caméras dans les deux ans. Là où elles sont installées, on peut mesurer leur effet
dissuasif : les automobilistes respectent les limitations de vitesse, les agressions diminuent, les
pickpockets évitent le coin, les fauteurs de trouble sont repérés et interdits d’entrée, etc. Ces
succès encouragent à étendre toujours davantage le dispositif et l’effet plumeau justifie
l’extension. Par exemple, les automobilistes respecteraient la limitation à l’approche du radar
mais rattraperaient leur moyenne de vitesse après. De proche en proche, c’est toute la société
qui serait sous l’œil des caméras.

A une époque où le contrôle semble fondé sur le risque et le principe de précaution, la


tendance à suspecter tout le monde s’accroît puisque l’utilité de la vidéosurveillance est de
prévenir les nuisances et la criminalité. Autrement dit, la vidéosurveillance serait inutile si les
risques de désordres n’existaient pas et s’il n’y avait pas de précautions à prendre, mais
comme elle est utile c’est donc que les risques existent et que l’on a raison de prendre des
précautions. Aussi, n’est-il pas rare que des rues de villages complètement désertes soient
filmées en permanence, et quand on s’étonne auprès du maire qu’il ne se passe jamais rien
dans sa commune, il répond : « L’effet dissuasif est difficilement quantifiable » (sic). (Sud-
Ouest du 28 février 2008). Au fond, l’utilisation de la vidéosurveillance illustre cette croyance
de la prévention situationnelle en sa capacité de pouvoir tout résoudre, d’apporter une solution
aux situations qui posent des problèmes. Mais alors il faudrait tout prévoir, tout anticiper,
envisager toutes les hypothèses un peu comme la mère du roman de Boris Vian L’arrache-
cœur, et ce serait sans fin. Résoudre un problème circonscrit, soit mais tous les problèmes ! A
mesure qu’elle se développe, la prévention situationnelle pousse à diagnostiquer des
problèmes partout, à s’autonomiser des problèmes ou à les créer en partant des définitions des
« problèmes » par les opérateurs ; elle fait alors exactement la même chose que la prévention
sociale. Par conséquent, elle a tendance à proposer des solutions puis à chercher les
« problèmes » qui leur correspondent. Par exemple, ces propos récurrents : « Les gens qui
n’ont rien à se reprocher, n’ont rien à craindre de la vidéosurveillance ». Propos lénifiants
puisque le surveillant est là pour chercher ce qu’il pourrait bien reprocher au surveillé. Lui
seul sait qu’il n’a rien à se reprocher, pas le surveillant dont le travail de surveillance est du
reste justifié par la quête permanente du reproche et la recherche de ce qu’il pourrait bien lui
interdire de faire à l’avenir.

En effet, la mode de la prévention situationnelle n’est guère rassurante car forts de ses succès
pour traiter des problèmes circonscrits, ses promoteurs pourraient croire que son utilisation à
grande échelle résoudrait tout. Mais en modifiant les situations, elle ne se contente pas de
prévenir le crime, elle prouve aussi son efficacité en empêchant tout, en posant des interdits et
des obligations partout, prévention des risques et principe de précaution aidant : interdiction
d’aller là, de passer par ici, de rester là, se s’asseoir ici, restriction des usages, fermeture des
accès, obstacles en tous genres, modifications des horaires, obligation de faire ceci ou cela, de
posséder tel ou tel type d’équipement, de se doter de dispositifs de sécurité, etc.. Bref, sous
prétexte de lutter contre le crime, elle multiplie les interdictions, les obligations et les
restrictions. De proche en proche et comme le crime se déplacerait, que les risques seraient
partout, elle tendrait à étendre davantage toutes ces limitations. Mais en voulant réduire les
occasions de commettre des infractions par la multiplication des interdictions, elle favorise
aussi les occasions d’en commettre, surtout si son champ d’application n’a plus de limites.
L’entrée en vigueur de l’interdiction de fumer dans les lieux ouverts au public peut en effet
passer pour une application de la prévention situationnelle. On augmente le prix du tabac pour
rendre l’acte de fumer plus coûteux, on supprime ses avantages en rendant sa pratique
inconfortable et on sanctionne les transgresseurs. Du même coup, on favorise le marché au
noir, on pousse les fumeurs dans la rue, on produit alors d’autres désordres et d’autres
infractions. On peut alors être tenté d’étendre encore davantage les interdictions. C’est peut
être au fond le véritable projet de la prévention situationnelle.

Bibliographie

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Sutherland E.H. (1924), Criminology, Philadelphia, London, J.B. Lippincott Co, trad.
Française de la 6ème édition avec D. Cressey (1960), Principes de criminologie, Paris, Alcan.

Résumé en français

Qu’est-ce que la prévention situationnelle ? Le contexte de son apparition ? Les raisons de son
succès ? Ses bases théoriques ? Cette communication tente de répondre à ces questions. La
prévention situationnelle modifie les situations pour rendre le crime coûteux et diminuer ses
avantages. Elle s’appuie sur la théorie du choix rationnel qui s’oppose à la criminologie
traditionnelle et ses applications de prévention sociale. La prévention situationnelle est surtout
efficace pour prévenir la criminalité d’opportunités. Elle est assez peu efficace pour prévenir
les autres formes de criminalité car elle suppose que les acteurs sont rationnels. Enfin, à une
époque marquée par le risque et le principe de précaution, ce modèle de prévention poussé à
l’extrême, pourrait menacer les libertés.

Summary

What is situational crime prevention ? The context in which it arose? The reasons for its
success? Its theoretical bases? This essay aims at answering these questions. Situational crime
prevention modifies situations to make crime costly and reduce its interest. It draws on
rational choice theory, which contrasts with traditional criminology and its application of
social crime prevention. Situational crime prevention is above all effective in preventing
opportunistic crime. It is much less effective in preventing other forms of crime as it assumes
rational actors. Finally, in a period of risk and a principle of precaution, this prevention
model, pushed to extremes, could threaten civil liberties.

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