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STRINDBERG, LECTEUR DE HUYSMANS.

CONVERGENCES ENTRE
EN ROUTE, INFERNO ET LÉGENDES
Mickaëlle Cedergren

Klincksieck | « Revue de littérature comparée »

2012/1 n° 341 | pages 5 à 23


ISSN 0035-1466
ISBN 9782252038482
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Pour citer cet article :
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Mickaëlle Cedergren, « Strindberg, lecteur de Huysmans. Convergences entre En
route, Inferno et Légendes », Revue de littérature comparée 2012/1 (n° 341),
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p. 5-23.
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Strindberg, lecteur de Huysmans. Convergences
entre En route, Inferno et Légendes

Depuis la parution de deux romans de Strindberg, Inferno (1897) et


Légendes (1898), les critiques n’ont cessé de mettre en parallèle les textes
de l’écrivain scandinave avec le récit de la conversion de Durtal, retracé dans
En route (1895) 1. La comparaison alla si loin qu’on accusa Strindberg d’avoir

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plagié l’écrivain français. Cependant, les avis contraires n’ont pas tardé à se
faire entendre. Les analyses semblent maintenant atteindre un consensus
différenciant Strindberg de son contemporain. D’aucuns semblent, toutefois,
oublier de relever le tronc spirituel sur lequel se greffent ces romans. Encore
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récemment, même si fut soulignée au sein des deux œuvres une « évolution
comparable, qui aboutit à une insatisfaction profonde face au matérialisme
de la société contemporaine et à son esthétique » 2, les divergences ont été
de nouveau mises en avant.

La découverte d’En route par Strindberg

La lecture d’En route s’annonce être une découverte bouleversante pour


Strindberg. En prenant connaissance de son contenu, il réalise ce que son
écriture a en commun avec celle de Huysmans, ce dont il s’émerveille et
s’étonne à la fois. Un extrait d’une lettre, écrite fin septembre 1897, nous

1. Notre recherche s’inscrit dans le cadre du projet « Strindberg et la France » soutenu


par la fondation suédoise Ragnar Söderberg. Nous nous référons aux textes-sources
suivants : Joris-Karl Huysmans, En route, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique »,
édition présentée, établie et annotée par Dominique Millet, 1996 ainsi que sur les textes
originaux d’Inferno et de Légendes dans August Strindbergs Samlade Verk, t. 37 et 38,
textes rédigés et commentés par Ann-Charlotte Gavel Adams, Stockholm, Norstedts,
1994 et 2001. Nous retranscrivons le texte original de Strindberg dans l’esprit même
de l’édition en recopiant les fautes de langue faites par l’écrivain.
2. Annie Bourguignon, « Entre Balzac et Kafka : Inferno, d’August Strindberg », Michel
Espagne (dir.), Le Prisme du Nord. Pays du Nord, France, Allemagne (1750-1920), Tusson,
Éditions Du Lérot, 2006, p. 265.

Revue 1-2012
de Littérature comparée
Mickaëlle Cedergren

offre son témoignage : « La lecture d’En route de Huysmans fut boulever-


sante ! Quel livre ! Quel livre ! L’as-tu lu ? Il a été frappé comme moi ! » 3
Mais cette étrange similitude va vite se transformer en cauchemar.
Le 12 novembre 1897, Strindberg est accusé publiquement d’avoir plagié
Huysmans par un journaliste suédois, Viktor Hugo Wickström. L’écrivain
réplique aussitôt, livrant un plaidoyer qui paraîtra à quelques jours d’inter-
valles dans plusieurs quotidiens suédois de l’époque 4. Parallèlement, il fait
part à ses amis de ses propres observations et se défend de l’accusation
de plagiat. La lettre qu’il adresse le 20 novembre à Marcel Réja 5, huit jours
après l’accusation publique, lui servira de défense. Il y présente ses propres
explications, afin aussi de s’assurer que la publication d’Inferno au Mercure
de France ne soit pas compromise 6 :

Le 18 septembre, je lus En route, de Huysmans, et fus frappé par la coïn-


cidence de deux destinées d’hommes développées parallèlement et à la
fin convergeant vers le même point. Ce que j’ai raconté dans Inferno, c’est
vécu, donc ma propriété, et l’idée qui vivifie les faits observés date de 1877
où le mystère qui constitue l’introduction fut imprimé en Suède, en guise
d’épilogue à mon drame Maître Olof. L’accusation de plagiat de ma part

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reste donc sans importance, mais ce qui mérite l’attention du penseur
c’est le constant dans la marche de l’occultisme vers la religion. Si l’on
aborde les questions occultes par curiosité scientifique ou non, on sera
brisé comme Maupassant ou poussé sur le chemin de la Croix comme Sar
Péladan, Huysmans et peut-être même Papus, qui a fini en Martiniste,
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c’est-à-dire religieux. 7

Strindberg est fasciné par cette « marche de l’occultisme vers la religion ».


Il y perçoit un courant fin de siècle dans lequel s’inscrivent de célèbres
hommes de lettres comme Péladan ou Huysmans.
En écrivant Légendes, Strindberg avait déjà évoqué l’étrange coïncidence
entre « deux destinées analogues » sans savoir encore qu’il serait dénoncé
comme plagiaire. Son constat se limitait à relever les ressemblances de leur
itinéraire sans éprouver beaucoup d’effroi :

Puis et au bon moment m’arrive En route de Huysmans. Pourquoi cette


confession d’un occultiste ne m’est-elle parvenue auparavant ! Parce qu’il
fallait que deux destinées analogues se développèrent parallèlement
comme preuves et contre-preuves. 8

3. Lettre de Strindberg à Axel Herrlin le 22 septembre 1897 : « Skakande var att läsa
Huysmans En Route ! Hvilken bok ! Hvilken bok ! Har Du läst den ! Han slogs ned han som
jag ! » (notre trad.).
4. Trois articles sont parus dans les quotidiens Arbetet, Svenska Dagbladet et Göteborgs-
Handels- och Sjöfarts-Tidning, respectivement le 23, 24 et 26 novembre 1897.
5. August Strindberg avait eu recours au poète Marcel Réja pour corriger son français.
6. Voir Ann-Charlotte Gavel Adams, « Strindberg et Huysmans : un cas de plagiat ? »,
Gunnel Engwall (dir.), Strindberg et la France, Stockholm, Acta universitatis stockhol-
miensis, Romanica Stockholmiensa, vol. 15, 1994, p. 39-51.
7. Lettre de Strindberg à Réja le 20 novembre 1897.
8. Légendes, op. cit., p. 237.

6
Strindberg, lecteur de Huysmans

Allant au devant même des accusations, il avance alors l’argument sui-


vant : puisqu’il n’a pas eu connaissance plus tôt du livre de Huysmans, cela
montre, avec plus de force, les directions différentes auxquelles les ont
menés leurs rapports de ressemblances. De quoi se défendait-il, sinon peut-
être de la tentation de devenir lui aussi catholique ? Livrait-il à dessein ce
plaidoyer parce qu’il appréhendait d’être accusé de suivre le même chemi-
nement spirituel que Huysmans ? Strindberg resta, à en croire ses propres
mots, saisi devant la similitude apparente de leurs parcours littéraires et
religieux et ne chercha pas à la dissimuler mais à l’expliquer. C’est ce même
raisonnement qu’il développera dans les journaux suédois de l’époque.
Néanmoins, que Strindberg ait pris connaissance, comme il le sou-
tient, d’En route une fois Inferno achevé, ne nous empêche pas de relever
certains points de convergence entre En route, Légendes et Jacob lutte. La
rédaction de ces deux textes est en effet postérieure à la lecture d’En route.
Légendes et Jacob lutte sont rédigés respectivement entre le 22 septembre
et le 17 octobre 1897 et entre novembre et le tournant de l’année 1897-98
alors que Strindberg dit avoir lu En route de Huysmans, la première fois, le
18 septembre 1897 9.

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L’Affaire de plagiat
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À observer leurs deux parcours, tout prédisposait Strindberg à faire la


connaissance de Huysmans. Le 12 novembre 1897, Strindberg est accusé
par Wickström, rédacteur en chef du journal Jämtlandsposten, d’avoir
« reproduit » deux œuvres de Huysmans, Là-bas et En route :

Jamais nous n’aurions pu imaginé qu’August Strindberg deviendrait un


imitateur, mais après la lecture de son ouvrage, nous ne pouvions pas
penser autre chose, à savoir qu’un de nos esprits autrefois les plus ori-
ginaux de notre temps soit coupable d’avoir reproduit consciemment (?)
En route et Là-bas de J.K. Huysmans, deux livres ayant su attirer toute
l’attention dans le monde catholique […]. Mises à part les relations parti-
culières sous-entendues ci et là que Strindberg entretient, les réflexions
alchémistes et les extraits des travaux de Swedenborg, nous trouvons,
dans ce livre, Huysmans en personne, en double. Une évidence à laquelle
celui qui connaît bien cet écrivain doit se rendre. Nous pourrions démon-
trer cette ressemblance frappante étape par étape. Peut-être Strindberg
veut-il nier avoir lu, ou plutôt, étudié Huysmans ? (notre trad.) 10

9. Voir Strindberg, Journal occulte, fac-similé, Stockholm, Gidlunds, 1977, p. 44 (le


18 septembre 1897) et voir lettre de Strindberg à Axel Herrlin le 22 septembre 1897.
Dans le volume 38 de l’édition nationale suédoise, Légendes est suivi du fragment de
Jacob lutte. À la différence de Légendes, écrit totalement en français, Jacob lutte est un
récit écrit en français et en suédois. La partie suédoise du fragment de Jacob lutte est
traduite en français d’après August Strindberg, Œuvres autobiographiques, éd. et trad.
Carl-Gustaf. Bjurström, t. I et II, Paris, Mercure de France, 1990, p. 1198-1221.
10. « Aldrig hade vi trott, att August Strindberg skulle kunna bli en efterhärmare, men sedan
vi slutat läsningen af detta arbete, kunde vi icke hysa någon annan åsikt, än att en af vår

7
Mickaëlle Cedergren

Dénonçant en Strindberg un « imitateur » de Huysmans, le journaliste pas-


sait sous silence les preuves à conviction. Ses arguments restent imprécis.
Le journal Arbetet fut le premier à publier la défense de Strindberg, le
23 novembre 1897 11. Strindberg argumente, expliquant que son traitement
du satanisme datait largement d’avant Huysmans — comme en fait foi son
épilogue publié dans Maître Olof en 1879 et sa lettre adressée à Littmanson
le 17 juillet 1894. Et pourtant, comme le soulignait Gavel Adams, plusieurs
entretiens inédits, datés du 24 novembre 1897, montraient un changement
brusque dans la pensée de Strindberg, qui considèrait soudain « sa propre
conception du satanisme comme très différente et presque chrétienne » 12.
Strindberg ne se cache pas d’avoir lu En route, mais seulement après
avoir écrit Inferno. Il se disculpe en répondant à ses accusateurs que les
similitudes thématiques tiennent plus à l’époque qu’à une autre raison. Il
se dit, lui aussi, touché par « ce grand mouvement qui traverse le monde
intellectuel appelé du nom d’occultisme ». Sa justification majeure consis-
tera à resituer Huysmans dans un courant plus vaste, dans lequel s’ins-
crivent, selon lui, d’autres précurseurs comme Papus ou Péladan. Même
s’il n’appartient pas à l’école martiniste, Huysmans s’est inspiré, selon

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Strindberg, de leurs recherches et s’est consacré aux choses invisibles. Pour
renforcer son plaidoyer, il rappelle qu’il n’appartient à aucune chapelle, que
ce soit celle de Swedenborg ou celle des occultistes.
Le 20 novembre 1897, en s’adressant à Waldemar Bulow, Strindberg
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s’explique de nouveau sur ces ressemblances littéraires puisque selon lui


tous les écrivains du même âge et de même formation subissent la même
évolution. Le même argument revient indéfiniment. Au lieu de prendre ses
marques vis-à-vis de Huysmans, il lui fait ouvertement ses éloges et admire
son évolution littéraire et religieuse. Combien de ses contemporains n’ont-
ils pas été partisans de Zola avant de se convertir ? Un parcours des plus
logiques à cette époque, selon lui. Strindberg tient néanmoins à se distin-
guer, affirmant n’avoir jamais été un « vrai naturaliste ». Son parcours est
avant tout traditionnel tout comme celui de Huysmans : sataniste, occultiste
puis catholique. La conclusion de sa justification présente néanmoins une
faille lorsqu’il soutient ne pas pouvoir être l’élève de Huysmans faute d’avoir
connu les maîtres de ce dernier, Papus et Péladan. Sa correspondance avec
sa fille Kerstin 13 témoigne du contraire et révèle que Strindberg connaissait
Péladan quand il écrivit Inferno. Il avait, à vrai dire, fait la connaissance de

tids förut mäst originela andar gjort sig skyldig till en — omedveten ? — kompilation af
J.K. Huysmans En route och La Bas, dessa båda arbeten, som väckt en sådan uppmärk-
samhet inom den katolska världen […]. Frånsett Strindbergs privatförhållanden, hvilka här
och där antydas, de alkemistiska funderingarna och några utdrag ur Swedenborgs arbe-
ten möter oss i detta värk Huysmans själf in duplo, ett faktum, som hvarje kännare af
denna författare med undran måste konstatera. Fas efter fas skulle vi kunna uppvisa denna
slående likhet. Eller vill kanske Strindberg förneka, att han läst eller rättare sagt studerat
Huysmans ? »
11. « August Strindberg och “Inferno” », Arbetet, 23 novembre 1897.
12. Ann-Charlotte Gavel Adams, art. cit., p. 40.
13. Lettre de Strindberg à Kerstin Strindberg le 4 mai 1897.

8
Strindberg, lecteur de Huysmans

celui-ci le 1er mai 1897, deux jours avant le début de l’écriture de son roman,
à travers la lecture de Comment on devient mage.
Un retour en arrière s’impose ici. Strindberg a, en réalité, fait la connais-
sance de Huysmans une décennie plus tôt en 1889 14. Intrigué par son
confrère, il s’interroge alors sérieusement sur le succès du nouveau genre
littéraire créé par Huysmans tout en étant conscient de sa renommée litté-
raire et de sa place médiatique. Son intérêt pour Huysmans va grandissant
avec le temps. Précisons qu’un des tous premiers livres de l’écrivain fran-
çais, Les Sœurs Vatard (1879) figurait déjà dans les rayons de sa bibliothèque
en 1892 et qu’il fera l’acquisition, plus tard, de deux autres livres du même
auteur, De tout (1902) et L’Oblat (1903). Mais En route ne figure ni dans sa
bibliothèque ni dans sa correspondance malgré son « succès immédiat » 15.
Strindberg, généralement bien informé, n’a curieusement pas acquis une
des œuvres les plus commentées à l’époque.
Toute l’attention de la presse française était tournée vers Huysmans
depuis le scandale de Là-bas 16. Mentionnons ici l’interview, publiée dans Le
Figaro le 5 janvier 1895, dans laquelle Huysmans présente son livre 17. Il y
présente des généralités avant de donner une description plus détaillée de

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chacune des deux parties du livre. Quelques extraits de l’interview suscitent
l’intérêt :

J’ai repris le personnage principal de Là-bas, Durtal, que j’ai fait se con-
vertir et que j’ai envoyé dans une Trappe ; j’ai essayé, à propos de lui, de
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noter les épisodes d’une âme effarée par la Grâce, et évoluant parmi des
chapelles, dans un accompagnement de littérature mystique, de liturgie,
de plain-chant, dans tout le milieu de cet art admirable qu’a créé l’Église.
La première partie se passe à Paris. Durtal isolé, dégoûté de tout, erre
dans les églises et les couvents de la rive gauche […]. Puis manié par un
vieux prêtre très exceptionnel, il finit, après d’horribles crises d’âme, par
se laisser envoyer dans une Trappe. Et c’est la deuxième partie du livre.
Durtal arrive au monastère de Notre-Dame-de-l’Âtre, […], et là il achève sa
conversion après des crises diaboliques, dont les moines le débarrassent.

Le cadre d’En route est posé et, bien qu’il ne figure pas reproduit in texto dans
Inferno et Légendes, certains traits récurrents vont s’y retrouver tels Paris,
les différentes églises de St Germain, l’isolement et le trouble du narrateur
strindbergien, La Trappe, les crises répétitives. C’est peut-être ce qui fit dire
à Gavel Adams que le manuscrit retrouvé en 1990 dans les archives strind-
bergiennes (Sg NM 15 : 5, 23), document inédit écrit en français et en sué-
dois, intitulé PARIS, qu’elle date d’environ janvier-février 1895, serait une
première ébauche d’Inferno très proche d’En route. Dans ce document, un

14. Voir lettre de Strindberg à Ola Hansson le 19 février 1889.


15. Michael Issacharoff, Huysmans devant la critique en France (1874-1960), Paris,
Klincksieck, 1970, p. 96.
16. Ibid., p. 97.
17. Joris-Karl Huysmans, Interviews, textes réunis, présentés et annotés par Jean-Marie
Seillan, Paris, Champion, 2002, p. 172 sqq.

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Mickaëlle Cedergren

protagoniste s’achemine vers différentes étapes : de Versailles à l’Hôpital-


Cloître jusqu’à la Trappe 18. Elle met en relation, malgré le peu d’éléments
communs avec En route, ce manuscrit avec la trajectoire de Durtal.
Nombreuses étaient les revues de l’époque à s’engager dans le débat
pour procéder à l’examen d’En route. Un article de la Revue des deux mondes
avait, de son côté, alimenté la discussion en se penchant sur le caractère
religieux de Durtal 19. Strindberg, lecteur fidèle de la revue, aurait difficile-
ment pu éviter de prendre connaissance de cet article, qui offrait un tableau
détaillé et critique de la conversion de Durtal. Ce type de christianisme
n’était pas, à dire vrai, du goût de son auteur, René Doumic. Ce dernier lui
reconnaîtra au moins l’avantage de témoigner de l’esprit de l’époque.
Ahlström s’étonne à son tour de l’ignorance de Strindberg 20 alors que ce
dernier non seulement vivait à Paris à l’époque même de la parution d’En
route mais qu’il attendait de voir paraître la publication en feuilletons de
son livre « Sensations détraquées » dans Le Figaro le 17 novembre 1894, le
26 janvier 1895 et le 9 février 1895. À ceci, il faut rajouter tous les articles
consacrés à En route publiés dans certaines revues symbolistes lues par
Strindberg tels Gil Blas, Le Mercure de France, La Plume, La Revue blanche,

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La Revue bleue 21. Le triomphe de la littérature scandinave culmine justement
au cours des années 1893-1895 en France et Strindberg était, sans aucun
doute, attentif aux recensions. Dès le début de son séjour à Paris, l’écri-
vain fréquentait le cercle symboliste, ses pièces étaient jouées au Théâtre
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de L’Œuvre et ses articles en prose paraissaient dans La Plume et La Revue


Blanche 22.
Du reste, Strindberg avait ses informateurs. Il semblait, par exemple,
bien documenté par son ami Georg Brandes lorsque les journaux français
traitaient d’une affaire jugée intéressante pour l’écrivain suédois comme ce
fut le cas pour l’envoûtement de Huysmans par Stanislas de Guaita. Brandes
rapporta à Strindberg l’article de Huysmans où il avait publiquement accusé
Guaita 23.
Tout bien considéré, comment ne pas mettre en doute la sincérité de
Strindberg à la vue de certaines incohérences ? En 1894, Strindberg se pré-
sente comme le devancier de Huysmans, le précurseur du satanisme en
France. Gavel Adams a montré comment ce point de vue demeure néanmoins
peu conciliable avec sa propre définition révélée plus tard dans les docu-
ments datés du 24 novembre 1897, une fois Strindberg informé du plagiat.
Brusquement, le satanisme strindbergien change de caractère et devient
synonyme de purgatoire chrétien (où l’homme est châtié de ses fautes) alors

18. Ann-Charlotte Gavel Adams, art. cit., p. 42.


19. René Doumic, « Les décadents du christianisme », Revue des deux mondes, 1895,
p. 457-468.
20. Stellan Alhström, « Huysmans’ En route och Inferno », Svenska Dagbladet, 29 novembre
1956.
21. Michael Issacharoff, op. cit., p. 190 sqq.
22. Stellan Alhström, Strindbergs erövring av Paris, Stockholm, Almqvist et Wiksell, 1956.
23. Lettre de Strindberg à Anders Eliasson le 1er décembre 1896.

10
Strindberg, lecteur de Huysmans

qu’il désigne une science diabolique chez Huysmans. Strindberg se rendait-


il compte « qu’il y avait un dénominateur commun entre les deux ouvrages,
à savoir le satanisme » 24 ?
En 1896, Strindberg avait en effet entendu parler du retour de Huysmans
à la religion et jugeait avec bienveillance sa trajectoire spirituelle 25. Alors,
pourquoi Strindberg gardait-il le silence si ce n’est parce qu’il avait plutôt
intérêt à ignorer le fameux livre de Huysmans ?
Gavel Adams voit certaines similitudes entre les œuvres des deux écri-
vains mais choisit, malgré tout, de s’en tenir aux différences fondamentales
en s’appuyant sur l’analyse de Jørgensen. Pour ce dernier, les ressem-
blances entre les deux livres ne tiennent en effet qu’au climat de pensée de
l’époque.
Néanmoins, un autre aspect à mentionner, et passablement oublié, se
rapporte à l’opinion peu enthousiaste de deux amis français de Strindberg,
François Jollivet et Chamuel 26. Le premier n’appréciait pas Huysmans tout
en lui reconnaissant un énorme succès auprès du public 27 ; le second, direc-
teur en chef de la revue Initiation et spécialiste de littérature occulte, perçu
notamment par Strindberg comme sceptique envers le catholicisme, avait

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dû inquiéter l’écrivain suédois 28. Tous deux ont dû peut-être même le dis-
suader de se montrer trop positif vis-à-vis du catholicisme. Cogny nous rap-
pelle l’hostilité du groupe occultiste envers Huysmans 29. Strindberg devait,
par conséquent, se sentir mal à l’aise, coincé littéralement dans un étau.
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Jollivet, qui avait largement contribué à répandre le nom de Strindberg en


France, lui avait donné une place d’honneur au sein de sa Société d’Alchi-
mie. L’écrivain suédois devait s’en sentir redevable. Le retournement énig-
matique, qui a lieu à la fin de Légendes, pourrait traduire le malaise de
Strindberg lorsque le narrateur laisse subitement tomber Solesmes pour se
reporter sur Maredsous avançant comme motif la révocation du père abbé.
Si Strindberg ne fait aucun éloge de l’écrivain français en septembre-octobre
1897 dans Légendes, c’est peut-être aussi par crainte de « froisser » la sen-
sibilité de ses bienfaiteurs et d’être rapproché de son confrère converti,
traité de « sadique dépravé » par Jollivet. Strindberg redoutait sans doute

24. Ann-Charlotte Gavel Adams, art. cit., p. 40 sqq. Les documents ont été retrouvés par
Gavel Adams.
25. Lettre de Strindberg à Anders Eliasson le 1er décembre 1896.
26. Chamuel, occultiste et membre de l’ordre martiniste, a fondé la librairie du Merveilleux
qui publia la revue occulte Initiation (Ann-Charlotte Gavel Adams, The Generic Ambiguity
of August Strindbergs Inferno : Occult Novel and Autobiography, Washington, Seattle,
1990, p. 58 sqq.).
27. Consulter la recension de Jollivet sur La Cathédrale de Huysmans dans le numéro
d’avril 1898 (no 4, p. 12) de L’hyperchimie, conservé dans les archives de Strindberg
(SgNM 21:2,3). En route, au même titre que La Cathédrale, sont, selon Jollivet, des
œuvres « monotones ». Selon lui, Huysmans « jouit d’une vogue mondaine » et
« représente le sadique dépravé, quoique catholique peu banal ».
28. Voir lettre de Strindberg à Jollivet le 29 septembre 1897.
29. Pierre Cogny, J.-K. Huysmans à la recherche de l’unité avec de nombreux inédits, Paris,
Nizet, 1953, p. 125.

11
Mickaëlle Cedergren

d’être étiqueté comme catholique. Il n’était, du reste, pas de bon augure de


se convertir au catholicisme à cette époque en Suède 30.
Dans sa lettre adressée à François Jollivet-Castelot le 29 septembre
1897, Strindberg s’explique sur son « catholicisme », sur son attirance
pour « le couvent plus que pour la religion », sur « le retour si rapide à la
religion » et sur sa « rétractation » du catholicisme. Strindberg insiste net-
tement sur la différence des motifs qui ont conduit lui-même et Huysmans
à suivre une trajectoire semblable. Autrement dit, il récuse tout rapproche-
ment spirituel.

Par la poste d’aujourd’hui, je vous ai expédié l’Inferno que je reçus de


M. Chamuel sans le mot. Il n’est pas trop gracieux le patron !
Coïncidence singulière ! Je viens de lire En route de Huysmans ; et je suis
étonné : Il a parcouru la même carrière que moi, avec la différence que
j’ai péché par ignorance, curiosité et désespoir sans savoir au juste ce
que je visais.
Maintenant, lorsque je vous ai donné mes confidences par Inferno je vous
dirai un mot sur mon catholicisme.
Arrivé à Paris avec la mi-pensée de chercher une retraite chez les

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Bénédictins de Solesmes, les journaux me saluent par le scandale à
Solesmes où l’abbé (prieur) est mis au ban à cause des attentats aux
mœurs.
Donc pas de retraite au monastère et c’était le couvent plus que la reli-
gion qui m’attirait.
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Comment expliquer ce retour si rapide à la religion, cette « rentrée des


puissances » qui se sont tenues cachées si longtemps ? Tout le monde
réclame une réconciliation avec les dieux, et personne ne peut indiquer le
chemin. Il y a des moments où je me sens incliner vers un polythéisme.
Cependant et en attendant je me tiens tranquille me laissant guider par
Swedenborg. Et tant que garde la stricte observance sur mes pensées et
mes actes, la paix du coeur et le bon sommeil ne me font jamais défaut.
Au contraire, le contraire.
Toute la jeunesse scandinave attend quelque chose, et du nouveau ! Tout
le monde aspire aux idéals : Mais des nouveaux ; on regimbe contre une
retraite et se refuse à rétracter. Saint-Martin, Swedenborg, Théosofie, ne
sont que des pis-aller, faute de mieux !
Viendra-t-il quelqu’un ? Arrivera-t-il quelque chose plausible, terrible qui
ne se laisse escamoter par une philosophie en décomposition !
À la fin et sur mon Inferno : ne croyez pas que c’est un roman : Ce ne sont
que des extraits de mon journal !
Rien n’est inventé !
Que faut-il croire ? À l’intervention des invisibles qui aient agi par l’inter-
médiaire des mortels.
Qu’est-ce qui a froissé les sentiments de M. Chamuel ?
Le Catholicisme !
Mais j’ai déjà rétracté et je pourrais dans l’Épilogue ajouter le mobile de
ma rétractation, c’est dire l’affaire de Solesmes !

30. Voir Silvanus, « Den katolska propagandan och sanningen », [La propagande catholi-
que et la vérité], Göteborgs Handels- och Sjöfarts-tidning, 1er novembre 1895.

12
Strindberg, lecteur de Huysmans

Donc je me réjouis dans l’idée d’avoir un lecteur qui comprend, et j’attends


de vos nouvelles avec empressement.
Votre bien dévoué,
August Strindberg. [sic]

À la suite de l’accusation de plagiat, Strindberg tenait-il à se démarquer de


Huysmans tout comme les spécialistes de l’occultisme le faisaient, peu ravis
de voir l’évolution de leur ancien confrère, l’accusant de dénaturer « le sens
véritable du mouvement » 31 ?
Les conclusions de Gavel Adams sont, de ce point de vue, pertinentes :
en 1894, Strindberg, désireux de conquérir la scène littéraire parisienne et
redoutant la concurrence de Huysmans, a tout intérêt à se déclarer pré-
curseur de Huysmans et du satanisme littéraire. Deux années plus tard,
en 1896, Strindberg prend une nouvelle orientation, se rapproche des
courants occultistes et s’aperçoit qu’il a tout avantage à se raccrocher au
nom de Huysmans. Pourtant, à l’annonce dudit plagiat en novembre 1897,
Strindberg change de nouveau de disposition envers son confrère conti-
nental en insistant sur son ignorance d’En route. Mais Strindberg semble

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bien chercher à se distinguer de son confrère avant même l’affaire du pla-
giat comme le montre la lettre retranscrite ci-dessus, car il avait, sans
aucun doute, peur de perdre sa renommée au sein des cercles occultistes.
Strindberg devait donc se réorienter pour s’assurer de bénéficier du soutien
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de ses bienfaiteurs.
Alors que Légendes vient d’être achevé, qu’Inferno est en passe d’être
publié en France, Strindberg a dû avoir peur d’être étiqueté comme disciple
de Huysmans alors que ce dernier s’était converti et qu’il n’avait plus bonne
réputation chez les occultistes.
Au début des années 1890, Strindberg est plutôt charmé par la littérature
huysmansienne. Les trois premières des années 90 représentent d’une part le
début de l’influence nordique et d’autre part l’époque glorieuse de Strindberg
à Paris 32. Mais les rapports qu’entretient Strindberg avec Huysmans sont
ambigus. En 1894, Strindberg s’évertue à figurer comme le véritable précur-
seur du satanisme et confirme son ralliement au maître 33 : il ne s’agit peut-
être pas tant d’un plaidoyer contre mais en faveur de Huysmans, au même
titre que le sera sa lettre du 1er décembre 1896 où il présente Huysmans
comme « le plus grand des érudits » [den störste och lärdaste skeptiker] pour
légitimer sa nouvelle orientation littéraire. Reste à saisir pourquoi il passe
sous silence, dans cette même lettre, le livre En route, paru depuis presque
deux ans, et dont il a évidemment eu écho. Les incohérences de Strindberg
(les définitions contradictoires du satanisme, la feinte d’ignorer Péladan, son
retournement contre le catholicisme) mettent soudain en doute ses propres
paroles. Que Strindberg se soit aperçu de nombreuses ressemblances entre

31. Jean Pierrot, L’Imaginaire décadent (1880-1900), Paris, PUF, 1977, p. 139.
32. Stellan Alhström, op. cit.
33. Voir lettre de Strindberg à Leopold Littmansson le 17 juillet 1894.

13
Mickaëlle Cedergren

eux expliquerait pourquoi il aurait cherché intentionnellement à dissimu-


ler cette relation devenue gênante. Analysons précisément quelques traits
communs à leur imaginaire religieux.

Les représentations de Dieu

Strindberg et Huysmans sont tous deux à la recherche d’un Dieu miséri-


cordieux. Dans la seconde partie d’En route, consacrée à la conversion inté-
rieure de Durtal et au déroulement de sa confession, l’auteur fait entrevoir
au lecteur la compassion, la miséricorde de Celui qui demeurera pourtant
immanent, permanent et inaccessible. Laissons parler Durtal :

Elles sont enviables, se dit-il, ces âmes qui peuvent s’abstraire ainsi
dans l’oraison ; comment font-elles, car enfin ce n’est pas aisé, lorsque
l’on songe aux misères de ce monde, d’aduler la miséricorde si vantée
d’un Dieu ? On a beau croire qu’il existe, être certain qu’il est bon, on ne
le connaît pas, en somme, on l’ignore ; Il est, et en effet, il ne peut être
qu’immanent et permanent, inaccessible. Il est on ne sait quoi et l’on sait

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tout au plus ce qu’il n’est point. Essayez de vous l’imaginer et aussitôt le
bon sens chavire, car il est au-dessus, au dehors, au dedans de chacun
de nous. 34
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Aux yeux du narrateur strindbergien, Dieu est aussi l’Inconnu manifeste dont
il recherche obstinément à dévoiler le visage complexe et énigmatique. La
diversité des attributs accordés à Dieu résume, de fait, l’incapacité du narra-
teur à cerner l’identité de Dieu 35.
Et pourtant, tous deux sont en quête d’un Dieu personnel, capable
peut-être de nourrir une part de leur égocentrisme humain. Durtal est à la
recherche d’« un Jésus bien à lui donc, qui le guide, le nourrit et l’accueille
au Paradis, un Dieu intime qui ne s’occupe que de lui » 36. Le personnage
strindbergien rêve lui aussi d’une relation intime avec L’Éternel, il veut un
contact proche avec Dieu et exprime son idéal en citant Job 16.21 : « Oh ! s’il
était permis à l’homme de raisonner avec Dieu, comme un homme avec son
ami intime ! » 37 Il recherche un interlocuteur véritable, un Dieu visible avec
lequel il y a possibilité de dialogue et de confrontation. Le narrateur d’Inferno
avoue avoir « découvert l’existence de la main invisible qui dirige [s]es pas
sur le chemin raboteux […]. L’inconnu [lui] est devenu une connaissance per-
sonnelle, auquel [il] parle et rend[] grâce, demand[e] des conseils » 38. Dans
Légendes, le narrateur esseulé parle du Seigneur comme d’un « ami per-

34. En route, op. cit., p. 152 sqq.


35. Voir Mickaëlle Cedergren, L’écriture biblique de Strindberg. Étude textuelle des citations
bibliques dans Inferno, Légendes et Jacob lutte, Edsbruk, Akademitryck, 2005, p. 92.
36. Marc Smeets, Huysmans l’inchangé. Histoire d’une conversion, Amsterdam-New York,
Rodopi, 2003, p. 201.
37. Jacob lutte, dans Légendes, op. cit., p. 257.
38. Inferno, op. cit., p. 32.

14
Strindberg, lecteur de Huysmans

sonnel » 39. Le texte d’En route nous offre le même tableau : « – En somme,
le but de la Mystique, c’est de rendre visible, sensible, presque palpable, ce
Dieu qui reste muet et caché pour tous » 40.
Le narrateur, dans la trilogie d’Inferno, aboutit à la même conclusion.
Moyennant un intertextexte biblique méthodiquement choisi, Strindberg
dévoile peu à peu l’Éternel. Dieu ne fait que parler, agir et attendre que le
protagoniste comprenne. Exceptées ces paroles, il y a aussi les temps litur-
giques où se font face Durtal ou le protagoniste strindbergien et L’Éternel.
Si Durtal rencontre Dieu dans la communion eucharistique, le personnage
strindbergien quant à lui fera sa première rencontre avec Dieu dans le ton-
nerre 41. À chaque fois, le narrateur est bouleversé, comme dans ce passage
de Jacob lutte au cours duquel il participe à la messe catholique 42 : « Je ne
comprends rien, mais j’éprouve un respect, une crainte inexplicables, et un
sentiment m’envahit : ceci, tu l’as vécu et tu y as participé autrefois. » 43
La recherche de la vérité, de l’authenticité 44, une des caractéristiques du
personnage décadent, est tout aussi flagrante dans Légendes que dans En route.
L’éclat de cette vérité fait frémir le protagoniste strindbergien qui s’écrie : « Ô,
la vérité, cachée pour les mortels, que j’eus l’insolence de croire avoir dévoilée

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en insultant la sainte Cène et dont je confesse maintenant le miracle. » 45
Durtal, lui aussi continuellement tiraillé entre la grâce et le péché, est rap-
pelé à sa faute. Il n’ose pas s’approcher de l’eucharistie et devient la proie
des démons ; ce que le narrateur strindbergien appellera les esprits impurs.
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Certes, la langue n’est pas la même entre les deux écrivains, leur style reste
leur identité propre mais la problématique est bien analogue : il s’agit de trou-
ver la vérité, de faire face à ses fautes, de les expier, de chercher la rédemp-
tion, de faire pénitence et d’errer jusqu’à trouver la paix intérieure qui, pour
chacun des personnages, n’existe qu’en Dieu, le fondement de la Vérité.
Dans Légendes et Jacob lutte, Dieu est proche des préoccupations
humaines, il est un père au cœur attendri qui sait répondre « aux vœux
de ses enfants insensés » 46. Dieu est « une « puissance bienveillante » 47,
un Père attentif aux demandes de l’homme qui sait « écout[er] les objec-
tions des mortels et laiss[e] se défendre les accusés » 48. N’est-il pas aussi
le « Père du Ciel, le débonnaire qui [sait] sourire aux folies des enfants et
pardonner après avoir puni ? » 49. Ici, le parallèle avec Huysmans s’impose,

39. Jacob lutte, dans Légendes, op. cit., p. 245.


40. En route, op. cit., p. 165.
41. Inferno, op. cit., p. 254, 256.
42. Jacob lutte dans Strindberg, Œuvres autobiographiques, op. cit., p. 571 sqq.
43. Jacob lutte, dans Légendes, op. cit., p. 141. « [J]ag förstår intet, men känner en oförklar-
lig vördnad och bävan, och en känsla slår ner i mig : detta har du upplevat och medlevat
förr… » (Jacob lutte dans Strindberg, Œuvres autobiographiques, op. cit., p. 572).
44. Voir Marc Smeets, op. cit., p. 113.
45. Jacob lutte, dans Légendes, op. cit., p. 267.
46. Ibid., p. 257.
47. Jacob lutte, dans August Strindberg, Œuvres autobiographiques, op. cit., p. 567.
48. Jacob lutte, dans Légendes, op. cit., p. 256.
49. Ibid., p. 257.

15
Mickaëlle Cedergren

l’image du bon père y est aussi saisissante : « Pourquoi voulez-vous que


Notre Seigneur, qui est un bon père, n’aime pas à écouter ses enfants même
lorsqu’ils ânonnent, même lorsqu’ils lui débitent des bêtises ? » 50
Au fil des pages va surgir, chez Strindberg, un Dieu plein de compassion.
Dieu est à l’écoute et respecte les revendications de l’homme, Il ne se fâche
pas toujours, le « Maître ne frappe point le révolté par la foudre » 51, c’est
sans doute la découverte spirituelle du narrateur strindbergien. L’esprit vin-
dicatif du Dieu de l’Ancien Testament disparaît de la narration et est rem-
placé par la miséricorde divine. Dieu « décid[e] finalement de descendre, de
se laisser naître et mourir, pour voir combien il [est] difficile de traîner une
vie humaine » 52. C’est le Dieu de l’Incarnation.
Il est frappant de voir que tant le narrateur strindbergien que huysman-
sien avait la hantise de rechercher « les secrets de la providence » 53. Tous
deux font montre de cette même réaction catholique anti-intellectuelle cou-
rante à l’époque, qui stigmatisait le rationalisme et, pour ainsi dire, l’usage de
la raison en lui opposant l’intuition. Mises à part quelques rares exceptions,
ce « mouvement religieux et littéraire prône la simplicité, la tradition et la
confiance en la révélation divine » 54. Dieu ne se démontre, ni ne s’explique.

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Comme le souligne Durtal en citant Ruysbrœck l’Admirable 55 : « “Que ceux
qui voudraient savoir ce qu’est Dieu et l’étudier, sachent que c’est défendu ;
ils deviendraient fous”. » 56 Cette idée germait déjà dans Là-bas et reprenait
la notion du « credo quia absurdum » que l’écrivain suédois cite à son tour
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dans la postface de Jacob lutte 57. À noter que Strindberg possédait un exem-
plaire de L’ornement des noces spirituelles de Ruysbroek l’admirable dans
lequel le même passage figurait souligné 58. L’un comme l’autre éprouvent
un énorme respect face au surnaturel et se défendent de l’explorer.
Huysmans écrit :

On peut aussi facilement admettre le « credo quia absurdum » de saint


Augustin et se répéter, avec Tertullien, que si le surnaturel était compré-

50. En route, p. 345.


51. Jacob lutte, dans Légendes, op. cit., p. 257.
52. Ibid., p. 140. Dieu « beslöt stiga ner, låta sig födas och leva, för att pröva på huru svårt det
var att dragas med ett människoliv » (Jacob lutte, dans Strindberg, Œuvres autobiogra-
phiques, op. cit., p. 571).
53. Ibid., p. 585.
54. Richard Griffiths, Révolution à rebours. Le renouveau catholique dans la littérature fran-
çaise de 1870 à 1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1971, p. 29 sq. et 46.
55. Voir le commentaire de Dominique Millet dans En route (op. cit.) qui identifie la citation
de Ruysbroeck, tirée de L’ornement des noces spirituelles (livre I, chap. XXI ; traduction
de Mæterlinck, 1990, p. 132).
56. En route, op. cit., p. 154.
57. Voir l’article (à paraître) de Mickaëlle Cedergren, « “Harmonien mellan materien och
anden” : Strindbergs supranaturalism, en estetisk nyorientering i Huysmans anda ? »,
Actes de la Conférence internationale sur Strindberg, Université de Bonn, 2008.
58. Jan van Ruysbroek, L’ornement des noces spirituelles de Ruysbroek l’admirable, traduit
du flamand et accompagné d’une introduction par Maurice Mæterlinck, nouvelle édi-
tion, Bruxelles, chapitre XXI (De la modération et de la sobriété), 1900, p. 46.

16
Strindberg, lecteur de Huysmans

hensible, il ne serait pas le surnaturel et que c’est justement parce qu’il


outrepasse les facultés de l’homme qu’il est divin. 59
Strindberg de même :

Cela prouverait que la confusion est au bout de tout essai d’aller à l’assaut
du ciel, comme de rechercher les secrets de la Providence, et que toute
tentative d’approcher la religion par la voie du raisonnement conduit à
des absurdités. Sans doute est-ce parce que la religion, de même que les
sciences, commence par des axiomes dont la qualité vient de n’avoir pas
à être prouvés, et qui ne peuvent pas l’être, en sorte que si on essaie de
formuler les conditions évidentes et nécessaires, on tombe dans le sau-
grenu. […] Credo quia absurdum, je crois parce que l’absurde qui résulte du
raisonnement me fait savoir que j’étais en train de prouver un axiome. 60

Le langage, d’une analogie saisissante dans ces deux passages, relève,


sans aucun doute, de l’esprit du temps où le renouveau catholique, en guerre
contre les courants positivistes et rationalistes, cherchait un autre terrain
d’expression de la foi. Ces hommes redécouvrent la théologie négative, où
Dieu est avant tout l’inconnaissable, l’insaisissable, le tout autre auquel

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l’homme doit porter un profond respect. Néanmoins, Dieu a un double
visage, il demeure à la fois l’inconnu et le tout proche. Les deux écrivains
aspirent aussi à ce nouvel idéal divin où Dieu pardonne et saisit les cœurs
avec tendresse.
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Strindberg et Huysmans face à la souffrance expiatoire

Parmi les idées religieuses du renouveau catholique littéraire, le traite-


ment de la souffrance détient une place centrale 61.
Dans la pensée strindbergienne de cette époque, la souffrance a égale-
ment envahi son écriture. Le Christ strindbergien, démuni de son pouvoir de
rédemption, ne rachète plus les péchés des hommes car il ne soulage pas

59. Là-bas, Paris, Garnier-Flammarion, Chronologie, introduction et archives de l’œuvre


par Pierre Cogny, 1978, p. 43.
60. Jacob lutte, dans Légendes, op. cit., p. 151. « Härav synes framgå att forskandet i
Försynens hemligheter drabbas liksom allt himlastormande med förbistring, och att varje
försök på resonemangets väg nalkas religionen leder till absurditer. Orsaken är väl den
att religionen liksom vetenskaperna börjar med axiom, vilka hava den egenskapen att icke
behöva bevisas, och icke kunna bevisas, så att om man försöker bevisa de självklara nöd-
vändiga förutsättningarne, man råkar in i det orimliga. […] Credo quia absurdum, jag tror
emedan det orimliga framsprunget ur resonemanget upplyser mig att jag var i färd med att
bevisa ett axiom. » (Jacob lutte, dans August Strindberg, Œuvres autobiographiques, op.
cit., p. 586 sqq).
61. Voir Christian Berg, « Théodicées victimales au dix-neuvième siècle en France (de
Joseph de Maistre À J.-K Huysmans) », Buford Norman (éd.), Victims and Victimization
in French and francophone Literature, Amsterdam-New York, Rodopi, 2005, p. 87-100,
Richard Griffiths, op. cit., p. 141-203 et Nicolas Mulot, La Réversibilité, « Le Grand
Mystère de l’univers », Sombreval, 2007.

17
Mickaëlle Cedergren

les souffrances humaines 62. Cette interprétation mènera progressivement


Strindberg à développer son propre moyen de rédemption, la satisfactio vica-
ria personalis 63. Cette notion théologique correspond, en partie seulement,
à la théorie de la réversibilité de de Maistre 64. Selon la définition classique
de ce dernier, l’homme innocent peut racheter les fautes des autres en
souffrant par voie de réversibilité. Finalement, l’« interprétation psycho-
logique » 65 de Strindberg lui permet de s’identifier au Christ, d’endosser le
rôle de sauveur et de bouc émissaire. À travers cette pensée plus person-
nelle de la souffrance, l’homme se retrouve seul.

Mais la croix est pour moi le symbole de la souffrance patiemment sup-


portée et ce n’est pas le signe que le Christ ait souffert à ma place, car
j’aurai sans doute à m’en occuper moi-même. J’ai même ébauché une
théorie : lorsque nous autres infidèles n’avons plus voulu entendre parler
du Christ, il nous a abandonnés à nous-mêmes, sa satisfactio vicaria a
cessé et nous avons dû nous débrouiller tout seuls avec notre misère et
notre sentiment de culpabilité. 66

Dans cet extrait, le narrateur rejette très distinctement le rôle salvateur du

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Christ. La souffrance est, ni plus ni moins, réduite à un symbole de souf-
france personnelle, et cela à cause du refus que le narrateur fait de la
Rédemption 67. Bien que l’homme puisse souffrir pour les autres, il est plutôt
victime de solitude et est en proie à sa propre misère et à son péché. Dans
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un dialogue entre le narrateur et un ami médecin, le protagoniste, auquel est


expliqué le mystère du Christ, avoue « préférer payer ses dettes » :

– On ne peut refaire ce qui est fait, on ne peut annihiler une seule action
mauvaise ; de là le désespoir. C’est alors que le Christ se révèle : Lui seul
sait effacer la dette impayable, opérer le miracle et enlever le fardeau
de la conscience et des remords. Credo quia absurdum, et je suis sauvé.
– Mais je ne peux pas moi ; et je préfère de payer mes dettes moi-même
par les souffrances. Il y a des moments où je désire une mort cruelle,
sur le bücher, brûler vif, éprouver la joie maligne de faire du mal à mon
propre corps, la prison d’une âme qui aspire vers les hauteurs. 68

La rédemption du Christ aurait pu empêcher l’homme de s’enfermer dans


sa misère. Mais le narrateur veut se « charger de ses dettes ». L’ambivalence

62. « Han har säkert icke lidit för oss […] ty hade han, skulle våra lidanden ju ha mins-
kats. » (Jacob lutte, dans Légendes, « éd. cit. », p. 146). « Il [le Christ] n’a certainement
pas souffert pour nous […] car s’il l’avait fait, nos souffrances auraient diminué » (Jacob
lutte, dans August Strindberg, Œuvres autobiographiques, éd. cit., p. 579).
63. Expression figurant sur plusieurs feuilles manuscrites dans les archives strindber-
giennes (SgNM 9 : 5, 37 ; 9 : 3, 27 ; 3 : 8,4).
64. Nicolas Mulot, op. cit., p. 11-17.
65. Barry Douglas Jacobs, Strindberg and the Problem of Suffering, Cambridge, Massachusetts,
Université de Harvard, 1964, p. 279.
66. Jacob lutte, dans August Strindberg, Œuvres autobiographiques, éd. cit., p. 574.
67. Voir Jacob lutte, dans Légendes, éd. cit., p. 252.
68. Légendes, éd. cit., p. 234 sqq.

18
Strindberg, lecteur de Huysmans

du raisonnement de Strindberg tient à ce qu’il affirme et rejette simultané-


ment cette doctrine. Au moment même où Strindberg nie la satisfactio vicaria
christi, il confère à l’homme le pouvoir de racheter les péchés de son pro-
chain par la souffrance 69 : c’est la satisfactio vicaria personalis. Le fondement
de ce principe nie, par conséquent, son principe fondateur. Dorénavant, la
loi de la réversibilité des mérites, élaborée par Strindberg, vient suppléer
l’absence du salut par le Christ et n’en découle plus comme le veut tradi-
tionnellement la loi de substitution. Strindberg, en réalité, ne veut pas « jeter
ses fautes sur les épaules d’un innocent » 70, il veut être tenu pour respon-
sable, il veut se sauver lui-même en portant sa croix et celle des autres.
Le problème de la théodicée reste une pierre d’achoppement. Comment
accepter en effet la rédemption du Christ alors qu’il ne semble pas apte à
supprimer la souffrance humaine ?
Chez Huysmans, le thème de la souffrance apparaît comme le « fonde-
ment décadent de [son] esthétique » 71. Huysmans a hérité de la doctrine
de la réversibilité et de la loi de la substitution par l’intermédiaire de Bloy
et de Boullan 72. C’est dans la perspective de la communion des saints que
Huysmans perçoit la souffrance expiatrice. Cette dernière doit toutefois

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concilier deux impératifs : la libre volonté et la grâce divine dans la mesure
où tous n’ont pas mission de souffrir. Chez Huysmans, la souffrance prend
une valeur de rédemption et d’expiation. De multiples exemples sont offerts
dans En route, tel le cas de M. Bruno, oblat habitant à la Trappe d’Igny : « [I]l
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s’était senti touché par la grâce et s’était retiré de la vie pour expier, par des
années d’austérités et de silence, ses propres fautes et celles des autres. » 73
Progressivement, la douleur devient un sacrifice efficace et bienfaiteur
non seulement pour soi mais pour autrui. Dans ce dernier cas, la réversi-
bilité des mérites apparaît comme une conséquence directe de la notion de
souffrance réparatrice dont la rédemption du Christ est le modèle suprême.
Huysmans accepte la souffrance des innocents comme une compensation,
un rachat des fautes d’autrui. Les âmes souffrant pour les autres expient
leurs fautes et sont appelées mystiques. La loi de la substitution a aussi,
chez l’écrivain français, des effets de prévoyance 74 : grâce au pouvoir de la
prière d’intercession, l’homme peut déjouer les tentations dirigées vers une
âme trop faible pour les reporter sur des âmes plus fortes. Pour Huysmans,
il est donc possible de « prévenir, empêcher ces péchés en prenant sur soi
les tentations auxquelles d’autres seraient trop faibles pour résister » 75.
Cette doctrine s’avère aussi nécessaire pour contrebalancer les misères du

69. Voir Barry Douglas Jacobs, op. cit., p. 279-295 et Mickaëlle Cedergren, « L’Héritage
catholique dans le théâtre de Strindberg », Inter-lignes, 2009, p. 101-110.
70. Jacob lutte, dans Légendes, éd. cit., p. 252.
71. Marc Smeets, op. cit., p. 126.
72. Voir Maurice Belval, Des ténèbres à la lumière. Étapes de la pensée mystique de
J.-K. Huysmans, Paris, Maisonneuve et Larose, 1968, p. 181.
73. En route, éd. cit., p. 297.
74. Voir Maurice Belval, op. cit., p. 47.
75. Richard Griffiths, op. cit., p. 168.

19
Mickaëlle Cedergren

monde comme l’illustre le passage dans lequel l’abbé Grévesin explique à


Durtal la méthode de substitution 76.
Cette loi de la substitution, on la retrouve aussi en germe dans Inferno.
Sans qu’il soit encore mention d’expiation des péchés, le narrateur explique,
pour la première fois, comment il est amené à porter les souffrances de son
ami : « Les malheurs de cet homme qui est devenu mon seul camarade me
font souffrir le double lorsque je me revêts de ses tourments. » 77
L’insatisfaction, que le narrateur va très vite ressentir envers la souf-
france de l’innocent (et la sienne de toute évidence), le pousse à élaborer
la souffrance comme moyen d’expiation pour des péchés commis dans une
préexistence ou pour autrui 78 :

Et n’accusons point le Seigneur si nous voyons les petits enfants innocents


souffrir. Personne ne saura pourquoi, mais la justice divine nous laisse
deviner que ce soit à cause des crimes commis avant l’arrivée au monde.
Réjouissons-nous aux tortures qui soient autant de dettes payées et croyons
que c’est une miséricorde d’ignorer les causes primaires de nos supplices.79

Dans Inferno, le raisonnement de Strindberg aboutit à envisager la souffrance

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des petits enfants innocents comme la conséquence logique de « crimes
commis avant l’arrivée au monde ». Progressivement, un nouveau dévelop-
pement naît dans Légendes. La faute devient, à son tour, un facteur d’équilibre
dans le monde et permet de racheter les crimes de l’humanité. Le narrateur
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strindbergien, avide de porter les souffrances des autres, concourt à rétablir


l’équilibre entre le bien et le mal. Cette logique bien ancrée dans la théologie
catholique pour qui « le vrai chrétien, par ses prières, ses souffrances, ses
sacrifices volontaires, compense le péché et rétablit l’équilibre » 80 apparait
à la même période chez Huysmans : il s’agit de rétablir l’équilibre, de payer
pour le coupable, d’expier les péchés de l’homme. Deux extraits tirés d’En
route et de Légendes illustrent cet ordre d’idée :

Parfois, quand j’y songe, je me demande comment il subsiste encore cet


équilibre que les moniales et les moines sont chargés de maintenir, car,
ni les uns, ni les autres, nous ne souffrons assez pour neutraliser les
offenses assidues des villes. 81

Pourquoi je ne tombe pas malade après des tortures comme celles-ci ?


Parce qu’il faut souffrir jusqu’au bout afin de rétablir l’équilibre entre les
méfaits commis et les peines infligées. Et en effet, je supporte à merveille
les supplices, je les avale avec une joie féroce afin d’en voir le terme ! 82

76. Voir En route, op. cit., p. 110 sqq.


77. Inferno, op. cit., p. 74.
78. Barry Douglas Jacobs, op. cit., p. 294.
79. Inferno, op. cit., p. 300.
80. Richard Griffiths, op. cit., p. 147.
81. En route, op. cit., p. 505.
82. Légendes, éd. cit., p. 172.

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Strindberg, lecteur de Huysmans

Dans le système de pensée strindbergien, l’homme ne choisit pas délibé-


rément de souffrir mais est une victime, au contraire de ce qui se passe chez
Huysmans qui prône la liberté de l’être humain. La validité du sacrifice, tant
chez Huysmans que pour le catholique, tient en effet à l’intentionnalité de
l’acte. Chez Strindberg, la souffrance est intrinsèquement liée à l’expiation
des peines, quelle que soit son origine : Dieu est une « puissance correc-
trice » qui punit l’homme avec « précision et […] raffinement » 83. Le châti-
ment purifie ainsi l’individu qui, dégoûté du péché, aspire à une vie meilleure.
Néanmoins la souffrance a aussi une fonction d’ennoblissement.
Valorisant et fortifiant le narrateur dans son identité masculine, elle fait
de lui une victime, un bouc émissaire en raison du nombre de souffrances
imméritées qui lui sont infligées. La souffrance strindbergienne est deve-
nue un moyen de salut absolu, alors que chez Huysmans elle reste constam-
ment reliée au Christ. Jacobs résume le système de pensée de l’auteur :
« Strindberg could never quite make his books balance, it always seemed to him
that some of his suffering was undeserved. He constantly suspected that he was
somebody’s scapegoat. » 84
À l’opposé de Huysmans et des convertis de son temps, le narrateur

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strindbergien refuse la rédemption du Christ et devient lui-même son
propre rédempteur ! Pour résoudre le problème de la théodicée, le narrateur
accepte que l’homme souffre pour un autre mais refuse la souffrance du
Christ en sa faveur 85. La souffrance est en cela devenue un instrument de
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salut. L’unique moyen d’accepter la rédemption du Christ sera de Le conce-


voir comme une victime, autrement dit Strindberg adoptera ce même argu-
ment pour refuser la Rédemption 86. Bien que le narrateur reconnaisse les
bienfaits des souffrances, il n’empêche qu’il les subira et cherchera à les fuir
en recourrant constamment à Dieu. Et Durtal n’est pas non plus enchanté à
l’idée de souffrir et se révolte contre la souffrance « aveugle » qui s’abat sur
les innocents 87.
Face à la souffrance, le personnage strindbergien ne reste pas les
bras croisés. Les puissances se manifestent certes à lui mais il réplique 88.
Persécuté par l’Inconnu, le narrateur se tourne vers Dieu, Le cherche, Lui
demande de l’aide et attend son réconfort. Combien de fois le narrateur
strindbergien n’a-t-il pas ouvert la Bible pour être éclairé par la parole
divine ? Les nombreuses citations bibliques introduites, à intervalle régulier,
dans le texte d’Inferno, font continuellement appel à Dieu 89.
La réflexion de Jørgensen est d’autant plus intéressante sous cet éclai-
rage, particulièrement lorsque ce dernier soutient que la différence de pen-

83. Inferno, éd. cit., p. 32.


84. Barry Douglas Jacobs, op. cit., p. 252.
85. Voir également Mickaëlle Cedergren, « L’Héritage catholique dans le théâtre de
Strindberg », éd. cit.
86. Barry Douglas Jacobs, op. cit., p. 279.
87. En route, éd. cit., p. 421.
88. Voir Annie Bourguignon, art. cit., p. 266.
89. Voir Mickaëlle Cedergren, op. cit., p. 119 sqq.

21
Mickaëlle Cedergren

sée et d’action entre les deux écrivains relève, avant tout, de leur confession
et tradition religieuse ainsi que de leur éducation 90. Selon la théologie pro-
testante 91, la loi de substitution n’est valable que pour le Christ et lui seul ;
l’homme ne peut porter les fautes de son frère vu que la communion des
saints n’existe pas. En revanche, le catholique participe aux souffrances du
Christ et peut racheter ses péchés et ceux de ses frères. Le Strindberg pro-
testant n’avait donc pas loisir d’adopter cette pensée catholique avec autant
de facilité que son confrère. Comme Jørgensen le souligne, le personnage
strindbergien s’évertue à trouver Dieu dans la matérialité des choses, alors
que Durtal procède à un examen de conscience intérieur. Pourtant, si l’écri-
vain danois observe avec raison comment la souffrance et la maladie dans
Inferno sont immédiatement rapportées à un plan spirituel et remarque que
par moments, Strindberg parle, à propos de ses péchés et de la souffrance
éprouvée, « comme un chrétien, comme un catholique, oui comme un mys-
tique », il omet alors de préciser que le traitement de la souffrance chez
Strindberg présente de nombreuses affinités avec le développement psycho-
logique et spirituel de Huysmans.

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Les convergences d’un imaginaire religieux

La convergence entre Inferno, Légendes et En route est plus que fasci-


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nante lorsque l’on étudie l’espace fictionnel des romans 92 et leur orienta-
tion religieuse. Que Strindberg ait bien connu l’œuvre de Huysmans, cela
va sans dire. Qu’il ait désiré consciemment l’imiter semble plus difficile à
soutenir. Bien que Strindberg ait semblé mal à l’aise en s’apercevant d’une
telle convergence, il ne chercha pas à la nier. Au contraire, il en était même
assez fier.
Légendes, écrit après la lecture d’En route par Strindberg, présente de
nombreux points communs avec le roman de conversion de Huysmans. Les
nombreuses mentions de la lecture d’En route dans les textes de Strindberg,
avant même qu’il soit accusé de plagiat, laissent presque présager chez
l’auteur quelques soupçons du fait qu’il risquait de l’être. Strindberg sem-
blait connaître plus de détails qu’il n’en laissait paraître… Il disposait, à vrai
dire, de tout ce qui est requis à l’époque, pour avoir entendu parler d’En
route : il habitait Paris, lisait les plus grandes revues françaises, lisait déjà
Huysmans depuis 1889 et s’intéressait à la littérature française catholique 93.

90. Voir Johannes Jørgensen, « Strindbergs nye bog », Tilskueren, 1898, p. 166 sqq.
91. Nordisk teologisk uppslagsbok, 1955, article « Kristi trefaldiga ämbete » col. 454.
92. Voir Mickaëlle Cedergren, « L’Idéal monastique chez Huysmans et Strindberg, entre
réalité et fiction », RLC LXXXVI, n° 2, avril-juin 2009, p. 165-182.
93. Voir Mickaëlle Cedergren, « Strindberg et la littérature française de tradition catho-
lique », Igor Tchehoff (éd.), en collaboration avec Camilla Bardel, Jane Nystedt, Cécilia
Schwartz, Maria Walecka-Garbalinska, Omaggio a/ Hommage à Luminiţa Beiu-Paladi,
Stockholm, p. 64-73.

22
Strindberg, lecteur de Huysmans

Outre la similitude de certains traits de leur théologie axée autour d’un


Dieu personnel et clément, l’élément le plus saisissant concerne la spiritua-
lité victimale dont l’élaboration par chacun d’eux offre une orientation simi-
laire mais non identique. Tous deux s’efforcent de rattacher la souffrance à
la faute, que celle-ci soit personnelle ou non.
Les spécificités de la pensée strindbergienne touchent à l’interprétation
de la doctrine de la réversibilité qui s’éloigne paradoxalement de son prin-
cipe fondateur : la Rédemption du Christ. Le narrateur strindbergien devient
tout-puissant, se glorifie lui-même et s’écarte de la pensée huysmansienne
et catholique où l’homme souffre en communion avec le Christ. Le narrateur
strindbergien, quant à lui, rejette le repentir et lui préfère la vertu de la souf-
france qui aide l’homme à marcher sur le chemin de la sainteté.
La position du personnage strindbergien est pourtant ambivalente. Il
saura embrasser la douleur par moments mais la récusera aussi jusqu’à
douter de la réalité même des supplices qui lui sont infligés. Son idéal
n’est-il pas d’imaginer cette vie comme « une demi-réalité, […] un mauvais
rêve » 94 dont on s’éveillera le jour de la mort ? La distance est bien vertigi-
neuse entre la vision chrétienne de l’existence et la proposition du narrateur.

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L’abnégation et la mortification du moi sont synonymes de suicide et de non-
sens : le narrateur n’arrive pas à dépasser la folie de la croix si ce n’est en
la rattachant à la faute.
Alors que Huysmans portait ses souffrances en se reposant sur le mys-
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tère de la rédemption, le narrateur strindbergien parlera à maintes reprises


de la croix pour évoquer les souffrances humaines. La souffrance devient
finalement un chemin de rédemption absolu qui se substituera au Christ.
Contrairement aux écrivains chrétiens, Strindberg détache du Christ le mys-
tère de la rédemption ; pour lui, l’homme est abandonné à lui-même et la
souffrance béante devient seule voie de salut.
La notion strindbergienne de la satisfactio vicaria personalis, au demeu-
rant inexistante dans la théologie protestante, présente toutefois de fortes
ressemblances avec la conception de la souffrance expiatoire, alors en
vogue dans la littérature du renouveau catholique.
Strindberg ouvrait une brèche alors inconnue en Suède en parlant de
souffrance rédemptrice. Si la propension de Strindberg à décrire ses per-
sonnages fictionnels comme boucs émissaires a souvent été expliquée,
motivée par des données tant biographiques que psychologiques, l’heure est
venue de s’attarder sur le climat de pensée religieuse qui animait le renou-
veau catholique en France dans lequel Huysmans avait joué un rôle majeur.

Mickaëlle CEDERGREN
Université de Stockholm

94. Légendes, op. cit., p. 235.

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