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UN POÈTE-DIALECTICIEN
André Clair
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Kierkegaard et la dialectique
Un poète-dialecticien
A n d r é C lA I r
Professeur émérite, Université de rennes 1
2. Voir SV VII 207-208 / OC X 206-207 et SV VII 291-292 / OC XI 4-5. les relations avec
Hegel et les hégéliens danois (le poète philosophe Heiberg, le professeur puis évêque Martensen,
le pasteur Adler) sont complexes. Voir niels THUlSTrUP, Kierkegaards Forhold til Hegel
(Copenhague, Gyldendal, 1967) et Jon STEwArT, Kierkegaard’s relations to Hegel reconside-
red (new York, Cambridge University Press, 2003). À propos de la dialectique chez
Kierkegaard, on se reportera utilement au livre sobre et très empathique de Gregor
MAlAnTSCHUK, Dialektik og Eksistens hos Søren Kierkegaard (Copenhague, reitzel, 1968).
J’ai examiné ailleurs le rapport entre les dialectiques des deux philosophes. Voir Pseudonymie
et paradoxe. La pensée dialectique de Kierkegaard (Paris, Vrin, 1976), chapitre II : Médiation
et répétition, et Kierkegaard. Penser le singulier (Paris, Cerf, 1993), chapitre I : Ironie, dialec-
tique et répétition.
Kierkegaard et la dialectique 613
3. SV III 70 / OC V 102.
4. Pap X 5 B 107 / OC XVII 240. Voir également Pap X 1 A 281 et 316.
614 André Clair
s’il n’avait été que poète ou s’il n’avait pas été poète. dans le premier cas, le
risque est de se tenir à l’écart de ce que l’on dit, de scinder sa parole de son
existence et tout simplement de verser dans le galimatias. dans le second
cas, le risque est de prendre tellement au sérieux ce que l’on dit que l’on
devient un illuminé (Sværmer) et même que l’on s’identifie à l’idéal. Or, face
à ces deux excès, le même remède opère, qui est la dialectique. En tant que
qualitative, la dialectique rend attentif à la concrétion de l’existence, mais
aussi, en tant que discriminante, elle marque une distance par rapport à la
vie immédiate et à la prégnance du pathos. En somme, il s’agit de corriger
l’immédiateté (soit imaginative, soit pathétique) par la réflexion en péné-
trant les tonalités affectives par le concept.
Kierkegaard expose aussi ce point dans son Point de vue en se disant à
la fois trop poète et pourtant pas vraiment poète et il se présente comme un
homme des confins. là est précisément le nœud dialectique de sa pensée.
Parlant de soi, il s’exprime ainsi. « Il a eu beaucoup trop à faire avec l’éthique
dans l’existentiel, l’éthique ; mais il est pourtant trop poète pour être un
témoin de la vérité. Il est aux confins entre ces positions et il s’est pourtant
rapporté d’une manière catégoriquement correcte à l’avenir de l’histoire 6. »
Qu’est-ce alors qui différencie le philosophe que n’est pas Johannes de
Silentio et le poète-dialecticien qu’est Kierkegaard ? l’étude de Crainte et
tremblement répondrait à cette question. Ce livre avait une importance pri-
mordiale aux yeux de son auteur, selon son propre jugement dans son
Journal en 1849. C’était le livre pour la postérité. « Oh ! une fois mort – le
seul Crainte et tremblement suffira pour immortaliser un nom d’auteur.
Alors on le lira, on le traduira aussi en langues étrangères. On aura presque
le frisson devant le pathos terrifiant qu’il y a dans le livre. Mais quand il fut
écrit, quand celui qu’on regardait comme l’auteur se promenait sous l’in-
cognito d’un flâneur avec l’air d’incarner l’espièglerie, le calembour et la
légèreté, personne alors ne pouvait bien en saisir le sérieux. Oh insensés !
Jamais le livre n’eut autant de sérieux qu’à ce moment-là. Justement il était
l’expression vraie de l’horreur. Si l’auteur avait eu l’air sérieux, l’horreur
en eût été moindre. la réduplication est l’énormité de l’horreur. Mais quand
je serai mort, on fera alors de moi une figure imaginaire, une figure téné-
breuse – et ainsi le livre sera terrible 7. » On discute pour savoir quel est le
livre capital. On dira que La Répétition est l’ouvrage majeur en tant qu’il
invente, dans un récit conceptuel ou un roman théorique, la catégorie nou-
velle de la philosophie. On notera que Le Concept d’angoisse est le livre le
plus nettement philosophique, qu’il est aussi le seul parmi tous les livres
pseudonymes à être dédié, et dédié précisément à un poète-philosophe, Poul
Martin Møller ; par cette tonalité, l’universalité du concept est mise en rap-
port dialectique avec la singularité du dédicataire. On expliquera que, avec
les Œuvres de l’amour, Kierkegaard parvient à son accomplissement. Et
l’on n’oubliera ni le Post-scriptum ni La Maladie à la mort ni bien d’au-
tres écrits. Or l’on peut considérer la question autrement et donner de la
respiration au débat. La Répétition et Crainte et tremblement paraissent
le même jour. Ce sont des livres jumeaux, non seulement par leur date mais
plus encore par leur genre. Tous deux sont narratifs en tant que leur fonds
est une histoire, soit romancée soit empruntée à un récit biblique. Et, avec
des styles bien différents, ils sont également conceptuels, élaborant la caté-
à des récits sont nombreuses), mais avant tout de concepts ; les deux livres
sont dits « algébriques » et le côté théorique est le plus nettement marqué.
Ainsi, en passant des livres jumeaux d’octobre 1843 aux livres jumeaux de
juin 1844, les accents se sont inversés. Il importe alors de comprendre
ensemble les livres « narratifs » et les livres « algébriques » ; ils constituent
un groupe spécifique, ils sont comme un carré d’as. Avançons alors une
thèse. C’est dans le croisement et la tension passionnée entre ces quatre
brefs ouvrages, de pseudonymes distincts et coordonnés par paires, que bat
le cœur philosophique de Kierkegaard. Ces livres sont entre eux dans une
relation de miroirs croisés (un par un ou par paires). Or tous portent la
marque poétique la plus obvie, qui est la pseudonymie, un pseudonyme étant
un individu fictif qui peut lui-même créer d’autres êtres fictifs, et cela en
abîme ou en boîtes chinoises. remarquons encore que ces paires de livres
ont été accompagnées par deux séries de discours édifiants, de sorte qu’il y
a un rapport dialectique entre ces livres et ces discours ; ainsi les je fictifs des
pseudonymes sont-ils en corrélation avec le je personnel de Kierkegaard, et
dans cette corrélation, qui est aussi un redoublement des miroirs, c’est
l’identité de l’œuvre qui s’édifie.
Cela étant, dans ce qu’elle a de vraiment novateur et de plus typique,
l’œuvre tient d’abord aux deux livres du 16 octobre 1843. l’invention de
Kierkegaard se trouve dans cette dualité si singulière d’ouvrages bien diffé-
rents mais corrélatifs, chacun avec sa composition bizarre et sa complexité.
Kierkegaard et la dialectique 617
tème logique peut bien avoir sa cohérence, mais il ne peut caractériser une
existence. C’est une conclusion du Post-scriptum. « Ainsi : a/ Il peut y avoir
un système logique ; b/ mais il ne peut y avoir de système de l’existence 15. »
notons encore que, sur le mode caricatural, Kierkegaard qualifie la dialec-
tique hégélienne de quantitative, donc incapable de concevoir les qualités.
Hegel remplit d’abord une fonction de repoussoir en même temps que de
mise à l’épreuve. Alors, étant un géant et un rival, il est également celui qui,
par ses analyses phénoménologiques, peut constituer un vivier et en tout cas
être un parent fascinant. – On peut évidemment s’interroger sur la critique
kierkegaardienne de Hegel 16.
Tout consiste à établir la différence absolue entre la dialectique quantitative
et la dialectique qualitative. Toute la logique est dialectique quantitative ou
dialectique modale, car tout est et le tout est un et le même. dans l’existence,
la dialectique qualitative a son lieu 17.
Ainsi sont visés les éléates mais aussi Hegel, et ce pourrait être d’autres
encore. dans le chapitre « la vérité subjective, l’intériorité ; la vérité est la
subjectivité », Kierkegaard examine le concept de vérité en fonction de son
objet et de son sujet, en posant le problème à partir de ses limites. Pour la
réflexion objective, mettant la subjectivité entre parenthèses, la vérité est
uniquement objective. Au contraire, pour la réflexion subjective, où l’objet
est neutralisé, la vérité est l’appropriation de soi et l’intériorisation. la dis-
jonction divise ainsi le concept même de vérité. C’est l’aporie. « Mais quoi
alors ? devons-nous nous en tenir à cette disjonction ou bien la médiation
n’offre-t-elle pas ici sa bienveillante assistance, de sorte que la vérité devient
le sujet-objet 20 ? » Alors, si tout est médiatisé, le sujet est lui-même assumé
ou sursumé dans cette médiation et n’est donc plus reconnu comme un
absolu. la disjonction absolue, le aut-aut exclusif, est le seul moyen de
reconnaître l’hétérogénéité entre l’éternité et le temps, de récuser le proces-
sus assimilateur de l’Aufhebung et d’affirmer le caractère irréductible d’une
existence 21.
Or cette question est abordée aussi dans un texte où la disjonction appa-
raît sous une tonalité bien différente et où l’interrogation est déplacée de la
ne se laisse pas exprimer, ou bien elle se laisse exprimer mais ne dit rien. la
disjonction absolue, comme appartenant à l’existence, le penseur subjectif l’a
donc avec la passion de la pensée, mais il l’a comme la décision ultime qui
empêche que tout s’étale dans la quantité. Il l’a bien ainsi sous la main, mais
non pas de telle façon que, en y recourant abstraitement, il empêche précisé-
ment l’existence. le penseur subjectif a donc en même temps une passion
esthétique et une passion éthique, par quoi la réalité concrète est obtenue.
Tous les problèmes d’existence sont passionnés, car l’existence, quand on en
devient conscient, donne la passion. Penser ces problèmes en laissant de côté
la passion, c’est ne pas les penser du tout, c’est oublier la pointe, à savoir que
l’on est soi-même un existant. Pourtant le penseur subjectif n’est pas poète
bien qu’il soit en même temps poète, n’est pas éthicien bien qu’il soit en même
temps éthicien, mais en même temps dialecticien et essentiellement lui-même
existant, tandis que l’existence du poète est inessentielle par rapport au poème
et de même celle de l’éthicien par rapport à la doctrine et celle du dialecticien
par rapport à la pensée. le penseur subjectif n’est pas un homme de science,
il est un artiste. Exister est un art. le penseur subjectif est assez esthétique
pour que sa vie reçoive un contenu esthétique, assez éthique pour la régler,
assez dialectique pour la dominer en pensant 22.
ait deux termes ou que le terme soit double. Cela est inhérent à l’œuvre et
prend notamment la forme de paradoxes multiples. là encore, la dissymé-
trie est portée à son comble lorsqu’il s’agit de mettre en rapport le paradoxe
absolu et des paradoxes ordinaires ou communs. À propos du poète-dialec-
ticien, on parlera de mouvement oscillatoire, de va-et-vient, de double ren-
voi. Encore faut-il préciser. Kierkegaard s’est reconnu poète, s’est reconnu
dialecticien, s’est reconnu poète-dialecticien, ce dernier syntagme pouvant
être interprété comme une synthèse. Or on notera que les concepts de poète
et de dialecticien ne sont pas simples et que leur complexité respective anime
la relation inhérente au poète-dialecticien. Sans effectuer un relevé systéma-
tique des occurrences des termes, je proposerai quelques indications. le
terme poète semble avoir au moins deux acceptions nettement différentes.
dans le Point de vue, présentant l’histoire de son œuvre et de son esprit,
Kierkegaard note ceci. « Au lieu d’avoir été jeune, je devins poète, ce qui est
une seconde jeunesse 24. » C’est alors être poète par défaut ou par déficience.
Alors, s’il n’y a pas de symétrie entre les qualités si différentes du poète et
du dialecticien, peut-être y a-t-il un équilibre dynamique. On peut encore
poser la question autrement. S’il y a confrontation, et peut-être équilibre,
c’est surtout qu’une osmose se réalise. le poétique, lieu du pathos, est déjà
lui-même marqué conceptuellement par les interrogations que certes il ne
théorise pas mais qu’il met en scène. Ces présentations scéniques amorcent
l’élaboration théorique qui, loin de neutraliser le pathos, le porte à la lumière
– pour autant que cela est possible pour une réalité rebelle à la transparence
et originairement opaque. là est bien l’effort dialectique. À cet égard, La
Répétition et Crainte et tremblement sont exemplaires. Cela nous conduit
à l’examen du style, ce qu’expose le Post-scriptum 26.
26. dans un livre ingénieux et subtil, marqué aussi du sceau de la postmodernité, Singulière
Philosophie. Essai sur Kierkegaard (Paris, éd. du Félin, 2006), Vincent delecroix a renouvelé
cette question d’une manière brillante et aiguë. Il a vivement marqué l’importance de l’acte lit-
téraire pour la philosophie de Kierkegaard. l’articulation entre littérature et philosophie appa-
raît alors comme le moteur de l’originalité de Kierkegaard, si bien que ce qui est primordial,
pour la philosophie même, c’est le style. « Un portrait donc : Kierkegaard en philosophe et en
écrivain. […] notre approche voudrait ainsi conjuguer philosophie et théorie littéraire – pour
savoir ce que c’est qu’une philosophie singulière, ce que c’est que de singulariser la philoso-
phie. » (p. 37). En cela, c’est la nature proprement conceptuelle de l’œuvre qui est en cause. les
concepts se renouvellent par l’acte littéraire, des concepts qui, par cet acte créateur très diffé-
rencié, s’accordent à la philosophie de l’existence, spécialement pour penser le singulier. Voir
le chapitre V : « Ce que la littérature fait à la philosophie ».
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avec les pseudonymes les plus narratifs ainsi qu’avec les discours. les pseu-
donymes narratifs sont justement les plus originels et ils s’avancent d’ail-
leurs davantage vers l’originaire. Ce rapport est parfaitement reconnu et
assumé dans l’ingénieuse fiction qu’est le « Coup d’œil » juste au milieu du
Post-scriptum, où Kierkegaard-Climacus se fait le lecteur instruit et brillant
de soi-même et de ses autres, de ses écrits autonymes et pseudonymes. de
ce fait, le croisement des capacités les plus diverses est requis pour penser
l’existence, la condition première étant que le penseur ne s’imagine pas s’ex-
traire du monde pour adopter un point de vue transcendant, qu’il se rap-
pelle qu’il est, selon un autre penseur, un être-au-monde, in-der-Welt-Sein.
C’est précisément un trait de la dialectique qualitative d’affirmer résolument
un ancrage dans le monde commun et de scruter comment un individu peut
y devenir un singulier, soit ordinaire soit exceptionnel – ou peut-être exister
entre les deux, incognito dans leur inter.
deux processus. Mais c’est bien en fonction du premier que le second est
exposé. Ce que retrouve Kierkegaard, c’est une structure de la conscience.
Celle-ci, spontanément ouverte à l’extérieur, peut aussi et même doit se
retourner vers elle-même, revenir vers soi, se rapporter à soi. En s’intériori-
sant, elle s’explore et s’examine, mais surtout elle s’affirme et s’approprie.
C’est en effet bien moins une affaire de connaissance que d’appropriation,
de sorte que la thèse, que l’on pourrait penser apparentée au « connais-toi
toi-même » et à la réminiscence, s’en éloigne nettement. On pourrait dire :
la conscience de la vérité n’est pas une conscience réflexive mais une
conscience passionnée. la subjectivité est passion (aux deux sens du terme).
Kierkegaard énonce deux propositions, apparemment convertibles : la
vérité est la subjectivité, la subjectivité est la vérité. On pourrait les tenir
pour identiques si l’on comprend la copule comme une relation d’identité
et non pas d’attribution ; mais ce serait revenir à une réflexion objective et
surtout méconnaître comment sont établies ces formules. d’abord elles ne
sont pas présentées en même temps. Formulée la première, la thèse que la
vérité est la subjectivité, dans le titre même du chapitre, a une primauté. la
question est bien celle de la vérité, dont on explore la nature. la subjectivité
(avant tout la passion, seul élément noté) est le premier caractère de la vérité
et même le seul reconnu. Cela conduit à préciser cette conception par rap-
port à d’autres, spécialement la définition de la vérité comme objectivité.
Alors l’exploration ne porte sur la subjectivité qu’autant que nécessaire pour
spécifier la nouvelle définition. Celle-ci, élaborée par différence et de manière
polémique, n’est pas exhaustive. – Si maintenant on dit que la subjectivité
est la vérité, la question porte directement sur la subjectivité, qu’il s’agit de
caractériser, et ici encore un seul élément est relevé, ce qui fait que la sub-
jectivité n’est que partiellement définie. Si la subjectivité est la vérité, c’est
au sens où elle est le lieu de la vérité ; c’est là que la vérité se vit, qu’elle
advient, que la subjectivité advient à elle-même. Cette subjectivité, qui n’est
encore rien de précis, qui est simple passion, trouve en elle-même le chemin
de son être singulier. C’est en cela qu’elle est la vérité. Être dans la vérité,
c’est devenir soi-même. la vérité n’est plus un concept théorique mais exis-
tentiel et éthique. le chemin de la vérité bifurque, passant de la voie d’une
approximation toujours plus affinée à celle d’une appropriation passionnée
un quoi. Voilà un point capital. C’est le concept de vérité qui est en cause.
Si la subjectivité est à la fois la vérité et la non-vérité, c’est que le concept de
vérité se prend en deux sens. l’approfondissement de la subjectivité amène
à creuser en deçà du socratisme, ce qui conduit au-delà. Il y a une vérité du
socratisme qui est de penser la vérité en termes d’intériorité et de retour vers
soi. Tel est le sens de l’ironie qui met au jour un savoir du non-savoir. Or on
peut aller plus loin que cette nescience. On quitte ainsi le socratisme – mais
en conservant la manière, le comment – pour le christianisme. le point
nodal, c’est le lien entre le comment et le quoi, puisque c’est à la pointe du
comment qu’est découvert un quoi. Socrate avait compris que l’important,
c’est l’acte d’exister. dans la même voie, le christianisme a exploré et
reconnu le fond de la subjectivité comme non-vérité. l’homme est pécheur,
distant et séparé de dieu ; la non-vérité est son état originel. Alors, dire que
l’homme est dans la non-vérité, qu’il naît comme pécheur, c’est énoncer une
proposition théorique ou doctrinale. C’est reconnaître qu’une vérité pour
les connaît tous ; il accède par-là à l’objectivité. dans un passage bien connu
des Papirer (X 2 A 299), Kierkegaard note justement un renversement du
principe de subjectivité qui, à sa limite, conduit à l’objectivité.
Un concept permet de saisir ces analyses d’un seul coup d’œil : le para-
doxe. le concept de vérité est paradoxal, et cela doublement. C’est évidem-
ment un paradoxe de soutenir que la vérité n’est pas objectivité mais sub-
jectivité, qu’elle ne consiste ni dans un accord des esprits, ni dans une
cohérence des propositions, ni dans une adéquation aux choses, mais qu’elle
est subjective et personnelle. le concept classique de vérité se trouve sub-
verti sinon dissous. Alors, en l’absence de critères, comment reconnaîtra-t-
on une vérité, un discours vrai ? replier la vérité sur la subjectivité, la cou-
per de toute extériorité linguistique, sociale ou empirique, cela aboutit à lui
32. SV VII 342 et 562 / OC XI 53 et 252. dans les Papirer (Pap X 2 A 390 / J III 317),
cette formule a une autre connotation, marquant le rapport de l’individu singulier à la commu-
nauté. « Chaque individu singulier dans la communauté est le garant de la communauté ; le
public est une chimère. le singulier dans la communauté est le microcosme qui répète quali-
tativement le macrocosme ; ici vaut dans le bon sens du terme unum noris, omnes. dans le
public il n’y a aucun singulier, le tout n’est rien ; il est ici impossible de dire unum noris, omnes,
car il n’y a ici aucun “un”. » la communauté n’est pas opposée à l’humanité mais à la foule, qui
est inconsistante. la communauté est-elle alors l’intermédiaire entre l’individu et l’espèce ? Elle
est plutôt le point d’ancrage de l’humanité dans un temps et dans un lieu, une concrétisation
singulière de l’humanité.
632 André Clair
ôter toute signification. la vérité ne sera plus qu’un mot à usage privé et
livré au gré du pathos. Au mieux, un tel paradoxe favorisera des discours
brillants et prolixes où le poétique aura sa place – et peut-être toute la place ;
mais le dialectique y sera affaibli et même exténué. Que cette ligne soit vive-
ment marquée dans l’œuvre et que même elle puisse apparaître parfois
comme majeure, nul sans doute ne le niera. Mais ce serait accomplir seule-
ment une partie du chemin, tronquer la démarche et ainsi la dénaturer. Ce
serait aussi s’en tenir à une conception abaissée de la dialectique, restreinte
à la rhétorique. Kierkegaard n’est certainement pas déficient en rhétorique,
mais sa problématique est à un autre niveau. Elle est dialectique et relève
d’une dialectique paradoxale. À l’horizon de sa recherche, il y a le paradoxe
absolu. C’est bien le paradoxe absolu qui, dans les chapitres qui interrogent
sur la vérité, informe toute la réflexion. le paradoxe existentiel a revêtu deux
figures majeures : Socrate et le Christ. la thèse socratique, à savoir que la
vérité éternelle est présente en tout existant, fait de la vérité un paradoxe :
34. SV VII 480-481 / OC XI 178-179. Sur cette question, et d’ailleurs sur toute la pensée
de Kierkegaard, on lira les belles études de Jacques Colette, lui qui a initié un nouveau départ
de la recherche kierkegaardienne en France. Voir surtout Kierkegaard et la non-philosophie
(Paris, Gallimard, 1994).