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MOMENT MODERNE
Yves-Charles Zarka
2002/2 - Tome 65
pages 255 à 267
ISSN 0003-9632
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Foucault et l’idée d’une histoire de la
subjectivité : le moment moderne
YVES CHARLES ZARKA
CNRS Paris
phénomène assez important dans nos sociétés depuis l’époque gréco-romaine ¢ même s’il
n’est pas très étudié » 3.
constitue comme sujet fou par rapport et en face de celui qui le déclare fou. L’hystérie qui
a été si importante dans l’histoire de la psychiatrie et dans le monde asilaire du e siècle,
me paraît être l’illustration même de la manière dont le sujet se constitue en sujet fou » 4.
3. Ibid., p. 709.
4. Ibid., p. 719, souligné par moi.
5. La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 19.
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« Mon problème a toujours été, comme je le disais en commençant, celui des rapports entre
sujet et vérité : comment le sujet entre dans un certain jeu de vérité [...] C’est ainsi que j’ai
été amené à poser le problème savoir/pouvoir qui est pour moi non pas le problème
fondamental mais un instrument permettant d’analyser de la façon qui semble la plus exacte
le problème des rapports entre sujet et jeux de vérité » 6.
même de la subjectivité, ou, si vous voulez, dans l’histoire des pratiques de la subjecti-
vité » 7.
¢ et que, à partir de cette théorie du sujet, on vienne poser la question de savoir comment,
par exemple, telle forme de connaissance était possible. Ce que j’ai voulu essayer de montrer,
c’est comment le sujet se constituait lui-même, dans telle ou telle forme déterminée, comme
sujet fou ou sujet sain, comme sujet délinquant ou comme sujet non délinquant, à travers
un certain nombre de pratiques qui étaient des jeux de vérité, des pratiques de pouvoir,
etc. » 9
importe de remettre en cause, non pour rejeter l’idée du sujet, mais pour
ouvrir la problématique de sa constitution, et même de son auto-constitution
(chez Foucault). Comme nous le verrons ce n’est pas là le seul point sur
lequel l’histoire de la subjectivité selon Foucault comporte des caractères de
la généalogie nietzschéenne 10. Il importe cependant d’ajouter que les figures
du sujet chez Foucault ne sont pas superposables à la différence majeure
établie par Nietzsche entre le sujet aristocratique et le sujet du ressentiment.
Le sujet n’est donc ni une substance qui peut se penser comme identique
à elle-même, ni une forme permanente. Le sujet est mobile, divers et
multiple : il se constitue en fonction de ses rapports à lui-même et aux
autres :
« Vous n’avez pas à vous-même le même type de rapport, lorsque vous vous constituez
comme sujet politique qui va voter ou qui prend la parole dans une assemblée et lorsque
vous cherchez à réaliser votre désir dans une relation sexuelle. Il y a sans doute des rapports
et des interférences entre ces différentes formes de sujet, mais on n’est pas en présence du
même type de sujet. Dans chaque cas, on joue, ou établit à soi-même des formes de rapports
La constitution du soi
donc sur des pratiques de spiritualité. L’histoire de la subjectivité est ici une
histoire de la spiritualité. Comment subjectivité et spiritualité s’articulent-
elles ? Cette articulation est inscrite dans les trois déterminations qui carac-
térisent la spiritualité.
1/ La vérité n’est ni un droit, ni un donné. Le sujet n’est pas doté d’une
capacité directe d’accès à la vérité.
2/ Si le sujet n’est pas d’emblée capable de vérité, il peut le devenir en
opérant une conversion ou une transformation sur soi par laquelle il s’arra-
che à sa condition actuelle.
3/ En se transformant soi-même pour accéder à la vérité, le sujet ne
devient pas seulement plus instruit par la connaissance du vrai mais illuminé
par elle : « la vérité lui donne accès à la béatitude ».
« L’epimeleia heautou (souci de soi) désigne précisément l’ensemble des condi-
tions de spiritualité, l’ensemble des transformations de soi qui sont la condition
nécessaire pour que l’on puisse avoir accès à la vérité. Donc pendant toute
l’Antiquité (chez les pythagoriciens, chez Platon, chez les stoïciens, les cyniques,
les épicuriens, chez les néoplatoniciens, etc.) jamais le thème de la philosophie
(comment avoir accès à la vérité), et la question de la spiritualité (quelles sont les
transformations dans l’être même du sujet qui sont nécessaires pour avoir accès à
la vérité ?), jamais ces deux questions n’ont été séparées » 15.
Entre le sujet qui se forme lui-même dans son accès à la vérité et le sujet
fabriqué par la relation de domination, il semble bien qu’il y ait un clivage
insurmontable. La théorie éthique dessine, semble-t-il, et malgré les décla-
rations explicites de Foucault, une autre figure du sujet que celle qui
prévalait dans la théorie politique du sujet assujetti.
16. Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard/Seuil,
1997, p. 38-39, souligné par moi.
17. Dans un entretien avec R. Martin de l’Université du Vermont, le 25 octobre 1982,
Foucault, à la question « Qu’est-ce qui, intellectuellement, a influencé votre pensée ? » répon-
dit : « J’ai été surpris lorsque deux de mes amis de Berkeley ont écrit, dans leur livre, que j’avais
été influencé par Heidegger. C’est vrai, bien sûr, mais personne en France ne l’avait jamais
souligné. [...] Heidegger ¢ et c’est assez paradoxal ¢ n’est pas très difficile à comprendre pour un
Français. Que chaque mot soit une énigme ne vous met pas en trop mauvaise posture pour
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souligne ce point c’est que Nietzsche et Heidegger ont élaboré des thèses
fortes sur le statut de la subjectivité dans le monde moderne. La question qui
me servira de guide dans l’étude des positions de Foucault sur la subjectivité
moderne sera la suivante : Foucault apporte-t-il une explication nouvelle de
la naissance de la subjectivité moderne par rapport à ses prédécesseurs ?
En ce qui concerne Nietzsche, on peut dire que les couples de concept
savoir/pouvoir et sujet/vérité (illusion) sont au centre de sa pensée. Fou-
cault le montre du reste lui-même dans son article sur « Nietzsche, la
généalogie, l’histoire » 18. Ce qu’il retient de la généalogie, c’est d’abord la
recherche d’un mode de constitution :
« Derrière les choses il y a ‘tout autre chose’ : non point leur secret essentiel et
sans date, mais le secret qu’elles sont sans cette essence ou que leur essence fut
construite pièce par pièce à partir de figures qui leur étaient étrangères [...] Et la
liberté serait-elle à la racine de l’homme, ce qui le lie à l’être ou à la vérité ? En fait
elle n’est qu’une ‘invention des classes dirigeantes’. Ce qu’on trouve au commen-
cement historique des choses, ce n’est pas l’identité comme présence de leur
origine ¢ c’est la discorde des autres choses, c’est le disparate » 19.
comprendre Heidegger. Etre et Temps est un livre difficile, mais les écrits plus récents sont
moins énigmatiques. Nietzsche a été une révélation pour moi. J’ai eu l’impression de découvrir
un auteur bien différent de celui qu’on m’avait enseigné. Je l’ai lu avec beaucoup de passion, et
j’ai rompu avec ma vie, quitté mon emploi à l’hôpital psychiatrique, quitté la France : j’avais le
sentiment d’avoir été piégé. A travers Nietzsche, j’étais devenu étranger à toutes ces choses. Je
ne suis toujours pas bien intégré à la vie sociale et intellectuelle française », DE. vol. 4, p. 780.
18. Art. cit.
19. DE. vol. 2, p. 138.
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Nous allons voir que, à une différence près qui est cependant impor-
tante, Foucault reprend l’analyse heideggerienne de ce qu’il désigne pour sa
part comme « le moment cartésien ». Qu’est-ce qui caractérise, en effet, le
moment moderne de la subjectivité ? C’est, selon Foucault, l’oubli, en tout
cas, l’oubli partiel du souci de soi, alors même que celui-ci a traversé toute
l’Antiquité et une partie de l’histoire du christianisme.
« La raison, me semble-t-il, la plus sérieuse pour laquelle ce précepte du souci de
soi a été oublié, la raison pour laquelle a été effacée la place occupée par ce
principe pendant près d’un millénaire dans la culture antique, eh bien cette
raison je l’appellerai ¢ d’un mot que je sais mauvais, qui est là à titre purement
conventionnel ¢, je l’appellerai ‘le moment cartésien’ » 21.
« Si vous essayez d’analyser le pouvoir non pas à partir de la liberté, des stratégies
et de la gouvernementalité, mais à partir de l’institution politique, vous ne
pourrez envisager le sujet que comme sujet de droit. On a un sujet qui était doté
de droits ou qui ne l’était pas et qui, par l’institution de la société politique, a reçu
ou a perdu des droits : on est par là renvoyé à une conception juridique du sujet.
En revanche, la notion de gouvernementalité, permet, je crois, de faire valoir la
liberté du sujet et le rapport aux autres, c’est-à-dire ce qui constitue la nature
moderne de l’éthique » 25.
Conclusion