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LE PROBLÈME DE SOCRATE

Leo Strauss

Centre Sèvres | Archives de Philosophie

2007/2 - Tome 70
pages 289 à 306

ISSN 0003-9632

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Strauss Leo,« Le problème de Socrate »,
Archives de Philosophie, 2007/2 Tome 70, p. 289-306.
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Le problème de Socrate

L E O S T R AU S S

Note du traducteur : « Le problème de Socrate » a été édité dans la


revue Interpretation du printemps 1995, vol. 22, n° 3. Nous avons natu-
rellement suivi cette édition, à ceci près que nous avons omis presque
toutes les variantes du texte, souvent insignifiantes, qui figuraient en
notes de bas de page. Nous reproduisons également la note critique
des éditeurs concernant l’établissement du texte.

NOTE DES ÉDITEURS : La conférence « Le problème de Socrate » fut pronon-


cée le 17 Avril 1970 au campus d’Annapolis au St John’s College. La fille du pro-
fesseur Strauss, le professeur Jenny Clay du département des Lettres Classiques
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à l’université de Virginie, a généreusement mis à disposition des éditeurs une

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copie du manuscrit. Les éditeurs disposaient également d’un enregistrement de
la conférence se trouvant à la bibliothèque de St John’s College à Annapolis, ainsi
que des copies d’une transcription anonyme de cet enregistrement. La cassette
est malheureusement coupée après environ quarante-cinq minutes d’enregistre-
ment, alors qu’il restait à peu près la moitié du manuscrit à lire, et la transcrip-
tion se termine au même endroit. Cependant la transcription, corrigée par les édi-
teurs sur la base de la cassette elle-même, offre une version de la première partie
de la conférence qui diffère quelquefois du manuscrit et s’avère parfois supérieure
à celui-ci. Ainsi avons-nous choisi, pour l’édition du texte, d’accorder autant d’im-
portance à la version enregistrée qu’au manuscrit. Quand la conférence, telle
qu’elle fut prononcée, contient simplement un mot ou des mots qui ne sont pas
dans le manuscrit, nous les avons inclus entre crochets. Dans d’autres cas où les
deux autorités diffèrent et où nous avons préféré la version de la conférence, nous
l’avons également incluse entre crochets. Dans le cas de divergences où nous avons
préféré la version manuscrite, nous l’avons laissée telle quelle dans le texte. Tous
les italiques et paragraphes s’appuient sur le manuscrit. Une note en bas de page
indique l’endroit où la cassette est coupée, et à partir de ce point, nous ne pou-
vions plus que suivre le manuscrit. Nous avons conservé la ponctuation du
Professeur Strauss dans la mesure où cela était possible sans sacrifier à la clarté
du texte. Nous sommes enfin reconnaissants au Dr. Heinrich Meier pour nous
avoir généreusement aidés à déchiffrer l’écriture du Professeur Strauss. Une
petite partie de cette conférence a été publiée auparavant, insérée dans une autre
conférence et sous une forme quelque peu modifiée, dans La renaissance du
rationalisme politique classique, p. 96-99 [tr. fr. P. Guglielmina, NRF Gallimard,
Paris, 1993].
Archives de Philosophie 70, 2007
290 Leo Strauss

[On m’a dit que le journal local annonçait que je donnais ce soir une
conférence sur « Les problèmes de Socrate ». C’était une erreur d’impression
engageante, car il y a plus d’un problème de Socrate, en premier lieu, le pro-
blème auquel Socrate fut confronté. Mais, pourrait-on dire, le problème
auquel Socrate fut confronté n’est peut-être d’aucun intérêt pour nous, il est
peut-être hors de propos. Par conséquent – après tout il y a bien des choses
qui nous concernent de façon beaucoup plus évidente et urgente que le pro-
blème auquel Socrate fut confronté. Mais nous recevons une réponse à la
question de savoir en quoi le problème de Socrate peut nous concerner en
écoutant l’homme à qui j’ai pris le titre de cette conférence, et qui, pour
autant que je m’en souvienne, fut forgé par lui.] 1 « Le problème de Socrate »
est le premier titre immédiatement révélateur d’une section du Crépuscule
des idoles de Nietzsche, une de ses dernières publications. Socrate et Platon,
entendons-nous, furent décadents. Plus précisément, Socrate fut un déca-
dent appartenant au plus bas peuple, à la populace. [Je cite] : « Tout en lui
est exagéré, bouffon, caricatural ; tout est en même temps caché, riche en
arrière-pensées, souterrain. » L’énigme de Socrate est l’idiote équation entre
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raison, vertu et bonheur – une équation opposée à tous les instincts des pre-
miers Grecs, à la santé et à la noblesse grecques. La clé de cette énigme est
fournie par la découverte socratique de la dialectique, i.e. la quête des rai-
sons. Les premiers Grecs de haut rang dédaignaient de chercher, et de pré-
senter, les raisons de leur conduite. Se conformer à l’autorité, au comman-
dement soit des dieux soit d’eux-mêmes, n’était pour eux qu’une simple
question de bonnes manières. Seuls recourent à la dialectique ces gens qui
n’ont pas d’autres moyens pour être écoutés et respectés. C’est une espèce
de revanche que les mal-nés prennent sur les bien-nés. « Le dialecticien laisse
à son antagoniste le soin de faire la preuve qu’il n’est pas un idiot : il rend
furieux en même temps qu’il désarme. » Socrate fascina parce qu’il décou-
vrit dans la dialectique une nouvelle forme d’agwn, [de combat]; il rallia ainsi
la noble jeunesse d’Athènes et parmi elle, par-dessus tout, Platon. A un âge
où les instincts avaient perdu leur ancienne sûreté, et [furent désintégrés],
on eut besoin d’un tyran non instinctif (non-instinctual); ce tyran fut la rai-
son. Cependant, le remède appartient autant à la décadence que la maladie.

1. Le manuscrit contient, à la place de celles qui sont entre crochets, les phrases suivan-
tes : « Pourquoi serions nous intéressés par ça? En quoi cela serait-il pertinent pour nous? Il y
a bien des choses qui nous concernent de façon beaucoup plus évidente et urgente que le pro-
blème de Socrate. Nous recevons une réponse à ces questions en écoutant l’homme à qui j’ai
pris le titre de ma conférence, et qui, pour autant que je m’en souvienne, forgea l’expression
‘le problème de Socrate’ ».
Le problème de Socrate 291

En parlant des premiers Grecs, Nietzsche pense également aux philoso-


phes, les philosophes présocratiques, Héraclite en particulier. Cela ne signi-
fie pas qu’il était en accord avec Héraclite. Une des raisons pour lesquelles
il ne l’était pas est qu’Héraclite, comme tous les philosophes, manquait du
[prétendu] « sens historique ». Le remède de Nietzsche pour tout le plato-
nisme et donc le socratisme fut de tout temps Thucydide qui eut le courage
d’affronter la réalité sans illusion et de chercher la raison dans la réalité, et
non dans les idées. Chez Thucydide, la culture sophistique, i.e. la culture
réaliste, atteint sa pleine expression.
La section sur le problème de Socrate dans Le Crépuscule des idoles est
seulement un vestige de la première publication de Nietzsche, La Naissance
de la tragédie, un travail qu’il renia dans une certaine mesure plus tard, une
des raisons étant qu’il avait alors compris [dans cette première oeuvre] la
tragédie grecque à la lumière ou dans la pénombre de la musique wagné-
rienne, et qu’il finit par constater que Wagner était un décadent [de premier
ordre]. Malgré cela et d’autres défauts, la première œuvre de Nietzsche
esquisse son œuvre future avec une clarté surprenante. [Je vais par consé-
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quent dire quelques mots à ce sujet.]
Nietzsche dépeint Socrate comme « le tournant décisif et le vortex de la
prétendue histoire universelle ». La préoccupation de Nietzsche n’était pas
simplement théorique ; il était préoccupé par le futur de l’Allemagne ou le
futur de l’Europe – un futur humain qui doit surpasser le plus haut niveau
qui [ait jamais été atteint] auparavant. Le sommet atteint par l’homme
jusqu’à présent est cette manière de vivre qui trouva son expression dans la
tragédie grecque, en particulier dans la tragédie d’Eschyle. La compréhen-
sion « tragique » du monde fut rejetée et détruite par Socrate, qui par consé-
quent est « le phénomène le plus suspect de l’Antiquité », un homme d’une
taille plus qu’humaine: un demi-dieu. Socrate, [en résumé], est le premier
homme théorique, l’incarnation de l’esprit de la science, radicalement non-
artiste et amusical. « En la personne de Socrate, la croyance au caractère com-
préhensible de la nature et à l’universel pouvoir balsamique du savoir est
pour la première fois mise en lumière. » Il est le prototype du rationaliste et
par conséquent de l’optimiste, car l’optimisme n’est pas simplement le fait
de croire que le monde est le meilleur possible, mais il est aussi le fait de
croire que le monde peut être rendu le meilleur des mondes imaginables, ou
que les maux qui appartiennent au meilleur des mondes possibles peuvent
être rendus inoffensifs par la connaissance : la pensée peut non seulement
comprendre pleinement l’être, mais elle peut aussi le corriger; la vie peut être
guidée par la science; les dieux vivants du mythe peuvent être remplacés par
292 Leo Strauss

un deus ex machina, i. e. les forces de la nature en tant qu’elles sont connues


et utilisées au service de « l’égoïsme supérieur ». Le rationalisme est opti-
misme, puisqu’il consiste à croire que le pouvoir de la raison est illimité et
essentiellement avantageux ou que la science peut résoudre toutes les énig-
mes et desserrer toutes les chaînes. Le rationalisme est optimisme, puisque
la croyance en des causes dépend de la croyance en des fins ou parce que le
rationalisme présuppose la croyance en une suprématie initiale ou finale du
bien. Les pleines et ultimes conséquences du changement effectué ou repré-
senté par Socrate apparaissent seulement dans l’Occident contemporain :
dans la croyance aux lumières universelles et, par là même, au bonheur pla-
nétaire de tous au sein de la société universelle, dans l’utilitarisme, le libé-
ralisme, la démocratie, le pacifisme, et le socialisme. Ces conséquences, ainsi
que la saisie des limites essentielles de la science, ont ébranlé « la culture
socratique » en ses fondements : « le temps de l’homme socratique est
révolu. » Il y a par conséquent de l’espoir pour un futur allant au-delà du
sommet de la culture présocratique, pour une philosophie du futur qui n’est
pas simplement théorique [comme toute philosophie le fut jusqu’à présent],
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mais sciemment basée sur des actes de la volonté ou sur une décision.
L’attaque de Nietzsche contre Socrate est une attaque contre la raison :
la raison, la célèbre libératrice de tous les préjugés, se montre elle-même fon-
dée sur un préjugé, et le plus dangereux des préjugés : le préjugé issu de la
décadence. En d’autres termes, la raison, qui fait si facilement et si haute-
ment étalage de son indignation face à l’exigence du sacrifice de l’intellect,
repose elle-même sur le sacrifice de l’intellect 2. Cette critique fut émise par
un homme qui se tenait aux antipodes de tout obscurantisme et fondamen-
talisme.
On se méprendrait par conséquent sur les déclarations de Nietzsche à
propos de Socrate que j’ai citées, ou auxquelles je me suis référé, si l’on ne
garde pas à l’esprit le fait que Socrate a exercé une fascination incessante sur
Nietzsche. Le plus beau témoignage de cette fascination est l’avant dernier
aphorisme de Par-delà bien et mal, peut-être le plus beau passage de [toute]
l’œuvre de Nietzsche. Je n’ose m’aventurer à le traduire. Nietzsche n’y men-
tionne pas Socrate, mais Socrate est là. Nietzsche y dit que les dieux aussi
philosophent, contredisant évidemment ainsi le Banquet de Platon d’après
lequel les dieux ne philosophent pas, ne tendent pas à la sagesse, mais sont
sages. En d’autres termes, les dieux, tels que Nietzsche les comprend, ne

2. Une indication du manuscrit nous renvoie à la phrase suivante, écrite au verso de la


page : « La science ne peut répondre à la question ‘pourquoi la science’ : elle repose sur un fon-
dement irrationnel. »
Le problème de Socrate 293

sont pas des entia perfectissima [des êtres parfaits]. J’ajoute seulement quel-
ques points. La réelle opposition de Nietzsche à Socrate peut également s’ex-
primer ainsi : Nietzsche remplace l’eros par la volonté de puissance – un
effort qui a un but au-delà de l’effort par un effort qui n’a pas un tel but. En
d’autres termes, la philosophie telle qu’elle fut jusqu’à présent est apparen-
tée à une lune – et la philosophie du futur est comme le soleil; l’ancienne est
contemplative et n’envoie qu’une lumière empruntée, elle est dépendante
d’actes créateurs extérieurs à elle et qui la précédent ; la dernière est créa-
trice parce qu’elle est animée par une consciente volonté de puissance. Le
Zarathoustra de Nietzsche est « un livre pour tous et pour personne »
[comme le dit la page de garde]; Socrate s’adresse à quelques uns. J’ajouterai
encore un point qui n’est pas d’une mince importance. Dans la préface de
Par-delà bien et mal, alors qu’il se confronte à Platon et par là même à
Socrate, Nietzsche dit comme en passant : « Le christianisme est le plato-
nisme pour le peuple. »
Le plus profond interprète et en même temps le plus profond critique de
Nietzsche est Heidegger. Il est le plus profond interprète de Nietzsche [pré-
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cisément] parce qu’il est son plus profond critique. La direction que prend
sa critique peut être indiquée comme suit. Dans son Zarathoustra, Nietzsche
avait parlé de l’esprit de vengeance comme animant toute la philosophie pas-
sée, l’esprit de vengeance est toutefois en dernière analyse lié à la revanche
sur le temps, et il est par conséquent lié à la tentative d’échapper au temps
pour l’éternité, pour un être éternel. Cependant, Nietzsche enseigna égale-
ment l’éternel retour. Pour Heidegger, il n’y a plus d’éternité ou même de
sempiternité en aucun sens pertinent du terme. Malgré cela ou plutôt à cause
de cela, il maintint la condamnation ou la critique nietzschéenne de Platon
rendant ce dernier responsable de ce qui devint la science moderne et, par là
même, de la technique moderne. Mais à travers la transformation radicale de
Nietzsche par Heidegger, Socrate disparut presque complètement. Je ne me
rappelle que d’une seule mention de Socrate par Heidegger : il l’appelle le
plus pur des penseurs de l’Occident, en mettant en lumière le fait que le « plus
pur » est quelque chose de très différent du « plus grand ». Est-il insuffisam-
ment conscient de l’Ulysse en Socrate ? Peut-être. Mais il voit sûrement la
connexion entre la pureté singulière de Socrate et le fait qu’il n’écrivit point.
Pour revenir à l’implicite déni heideggerien de l’éternité, ce déni impli-
que qu’on ne peut en aucune manière transcender le temps, transcender
l’Histoire ; toute pensée appartient à ou dépend de quelque chose de plus
fondamental, que la pensée ne peut maîtriser; toute pensée appartient radi-
calement à une époque, à une culture, à un peuple. Cette vue n’est évidem-
294 Leo Strauss

ment pas propre à Heidegger, elle a émergé au dix-neuvième siècle et elle est
aujourd’hui devenue un truisme pour de nombreuses personnes. Mais
Heidegger a pensé cela plus radicalement que n’importe qui d’autre.
Appelons cette opinion « historicisme » et définissons-la ainsi: l’historicisme
est l’opinion selon laquelle toute pensée est fondée sur des présuppositions
absolues qui varient d’une époque à l’autre, d’une culture à l’autre, qui ne
sont pas mises en questions et ne peuvent être mises en question dans la
situation à laquelle elles appartiennent et qu’elles constituent. Cette opinion
n’est pas réfutée par « l’objectivité » de la science, par le fait que la science
transcende, ou détruit, toutes les barrières culturelles; car la science qui fait
cela est la science moderne occidentale, la fille ou la belle-fille de la science
grecque. La science grecque fut rendue possible par la langue grecque, une
langue particulière ; la langue grecque [a suggéré] ces intuitions, ces divina-
tions ou ces préjugés qui rendent la science possible. Pour donner un sim-
ple exemple, la science signifie la connaissance de tous les étants (panta ta
onta), une pensée qui était originellement [inexprimable en hébreu et en
arabe], si bien que les philosophes juifs et arabes du Moyen-Âge durent
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inventer un terme artificiel pour avoir accès à la science grecque, i.e. à la
science. Les Grecs, et avec eux Socrate et Platon en particulier, n’avaient pas
de conscience de l’histoire, de conscience historique. C’est l’expression la
plus populaire et la moins hostile de la raison pour laquelle Socrate et Platon
en particulier sont devenus entièrement problématiques à la fois pour
Nietzsche et pour Heidegger, et pour tant de nos contemporains. C’est la plus
simple explication de la raison pour laquelle Socrate est devenu un pro-
blème, pourquoi il y a un problème de Socrate.
Cela ne veut pas dire que la position anti-socratique que j’ai tentée d’es-
quisser n’est pas problématique. Elle ne serait pas problématique si nous
pouvions considérer comme allant de soi la [soi-disant] conscience histori-
que, si l’objet de la conscience historique, l’Histoire [avec un grand H], avait
simplement été découvert. Mais peut-être l’Histoire est-elle une interpréta-
tion problématique de phénomènes qui pourraient être interprétés différem-
ment, qui furent interprétés différemment dans les temps passés et spécia-
lement par Socrate et ses descendants. [J’illustrerai ce fait en partant d’un
seul exemple. Xénophon, un élève de Socrate, écrivit une histoire appelée
Hellenica, l’histoire Grecque. Cette œuvre commence abruptement par l’ex-
pression « Ensuite ». Ainsi Xénophon ne peut-il pas indiquer quelle est l’in-
tention de son travail]. Du début d’une autre de ses œuvres (le Symposium),
nous déduisons que les Hellenica sont consacrées aux actions sérieuses des
gentlemen ; ainsi les actions de ces non-gentlemen notoires que sont les
Le problème de Socrate 295

tyrans n’appartiennent pas, à strictement parler, [à l’histoire, et elles sont


traitées de manière appropriée par Xénophon dans des œuvres annexes].
Plus important : Les Helléniques finissent également, autant qu’il est possi-
ble, par « Ensuite » – ce que nous appelons Histoire est pour Xénophon une
séquence d’ « ensuite », au sein de laquelle règne la tarachj [confusion].
Socrate est également un gentleman, mais un gentleman d’un genre diffé-
rent; sa manière d’être gentleman consiste à [soulever et à répondre à la ques-
tion « Qu’est ce que ? » au sujet des diverses choses humaines. Mais ces
« qu’est ce que ? » sont inaltérables,] et ne sont nullement dans un état de
confusion. Par conséquent, Les Helléniques sont seulement une histoire
politique. Aujourd’hui, la primauté de l’histoire politique est encore recon-
nue : un « historien » signifie toujours un historien politique, à moins que
nous n’ajoutions une locution, tel que « de l’économie » ou « de l’art », et ainsi
de suite. Cependant l’histoire moderne est, ou est fondée sur, la philosophie
de l’histoire. La philosophie de l’histoire commence avec Vico – mais la
science nouvelle de Vico, [comme il la nomma], est une doctrine du droit
naturel, i. e. une doctrine politique. Quoi qu’il en soit, l’histoire moderne,
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[dans la forme où nous la connaissons], traite de toutes les activités et pen-
sées humaines, avec l’ensemble de ce qui est appelé « culture ». Il n’y a pas
de « culture » dans la pensée grecque mais [il y a par exemple des arts
incluant l’art de faire de l’argent et les arts imitatifs], et des [opinions],
doxai, en particulier sur ce qui est le plus élevé (les dieux) ; ces opinions
constituent par conséquent la partie la plus importante de ce que nous appel-
lerions « une culture ». Ces opinions diffèrent d’une nation à l’autre et elles
peuvent subir des changements à l’intérieur des nations. Leurs objets ont le
statut cognitif des nomizomena, des choses qui tiennent leur être du fait
qu’elles sont soutenues, des résultats figés de raisonnements abortifs que
l’on déclare sacrés. Elles sont, [pour emprunter une analogie platonicienne],
les parois des cavernes. Ce que nous appelons l’Histoire serait la succession
ou la simultanéité des cavernes. [Les cavernes], les parois sont nomoi [par
convention], contrairement à ce qui est phusei [par nature]. Aux siècles
modernes émergea un nouveau type de [doctrine] du droit naturel fondé sur
une dévaluation de la nature; l’état de nature de Hobbes en est le meilleur
exemple connu. La nature n’est ici qu’un étalon négatif : ce dont on doit
s’éloigner. Sur ce fondement, la loi de la raison ou la loi morale, [comme elle
fut appelée], cessa d’être la loi naturelle: la nature n’est en aucun cas un éta-
lon. Ceci est la condition nécessaire, quoique non suffisante, de la conscience
historique. Du point de vue antérieur, la conscience historique elle-même
peut être caractérisée ainsi : l’Histoire, l’objet de la conscience historique,
296 Leo Strauss

est une séquence de nomoi, la phusis étant comprise comme un nomos parmi
d’autres – le nomos a absorbé la phusis. Heidegger tente de comprendre la
phusis comme étant liée non au phuein (croître), mais au phaosphos (lumière)
– « croître » désigne avant tout pour lui le fait pour l’homme d’être enraciné
dans un passé humain, dans une tradition, et de transformer cette tradition
de façon créatrice. Cf. également NIETZSCHE, Par delà bien et mal, § 188
Laissez-moi reformuler le problème en des termes quelque peu diffé-
rents. L’espèce humaine est phusei constituée d’ethnj. Cela est en partie
directement dû à la phusis (différentes races, la taille et la structure de la
surface de la terre) et en partie au nomos (traditions et langues). Tout phi-
losophe appartient essentiellement à tel ou tel ethnos mais, en tant que phi-
losophe, il doit le transcender. L’espoir d’une miraculeuse abolition ou d’un
dépassement du particularisme essentiel à tous les hommes fut soutenu par
des voies quelque peu différentes par le judaïsme, le christianisme et l’islam.
Un dépassement non miraculeux fut envisagé dans les temps modernes au
moyen de la conquête de la nature et de la reconnaissance universelle d’un
nomos [loi] purement rationnel, de telle sorte que seule demeure la diffé-
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rence entre les langues [ce que même Staline reconnut comme un fait impor-
tant]. En réaction à ce nivellement, qui semble priver la vie humaine de sa
profondeur, les philosophes commencèrent à préférer le particulier (le local
et le temporel) à tout universel au lieu de simplement accepter le particulier.
Pour illustrer cela par ce qui est probablement l’exemple le plus connu: ils
remplacèrent les droits de l’homme par les droits des Anglais.
D’après l’historicisme, tout homme appartient essentiellement et com-
plètement à un monde historique, et il ne peut comprendre un autre monde
historique exactement comme ce monde se comprenait ou se comprend lui-
même – il le comprend nécessairement différemment. Le comprendre mieux
qu’il ne se comprenait lui-même est bien entendu tout à fait impossible, [et
seuls des anthropologues particulièrement simplistes y croient]. Cependant,
Heidegger caractérise tous les philosophes antérieurs et toute la pensée phi-
losophique antérieure par l’oubli de l’être, du fondement des fondements :
[ce qui signifie] que sur le point décisif, il prétend comprendre les philoso-
phes antérieurs mieux qu’ils se sont compris eux-mêmes.
Cette difficulté n’est pas particulière à Heidegger. Elle est essentielle à
toutes les formes d’historicisme. Car l’historicisme doit affirmer qu’il est un
point de vue surpassant tous les points de vue du passé, puisqu’il prétend
éclairer le vrai caractère de tous les points de vue précédents; il les remet à
leur place, s’il est permis de s’exprimer aussi grossièrement. En même
temps, l’historicisme affirme que les points de vue sont fonction des temps
Le problème de Socrate 297

ou des périodes ; il suggère par conséquent implicitement que le point de


vue absolu, le point de vue de l’historicisme, appartient au temps absolu, au
moment absolu [dans l’histoire] ; mais il doit éviter ne serait ce que l’appa-
rence d’élever une telle prétention pour notre temps, ou pour n’importe quel
temps ; car cela reviendrait à mettre une fin à l’Histoire, i.e., au temps signi-
fiant (cf. Hegel, Marx, Nietzsche). En d’autres termes : le processus histori-
que n’est pas rationnel ; chaque époque a ses présuppositions absolues ou,
[dans la formule de Ranke], (toutes les époques sont également proches de
Dieu) ; mais l’historicisme a mis en lumière ce fait même, i.e. la présuppo-
sition véritablement absolue.
Le point de vue historiciste reste vrai pour tous les temps, et si ce point
de vue tombe dans l’oubli dans les temps futurs, cela signifierait simplement
que l’homme a rechuté dans l’oubli dans lequel il a toujours vécu par le
passé. L’historicisme est une vérité éternelle.
C’est bien sûr impossible. Selon Heidegger il n’y a pas de vérités éternel-
les: les vérités éternelles présupposeraient l’éternité ou la sempiternité de la
race humaine (Sein und Zeit, 227-230, Einfürung in die Metaphysik 64).
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Heidegger sait que la race humaine n’est pas éternelle ou sempiternelle. Est-
ce que ce savoir, le savoir que la race humaine a eu une origine, est-ce que
cette perspective cosmologique n’est pas, sinon le fondement, du moins fon-
damentale pour Heidegger ?
Le fondement de tous les étants, et spécialement de l’homme, est [dit
être] le Sein. « Sein » pourrait être traduit dans le cas de nombreux écrivains
autres que Heidegger par « étant », mais pour Heidegger, tout dépend de la
différence radicale entre Être, verbe substantivé, et étant, participe présent.
En grec, latin et français, « Sein » correspond à einai, esse, être; « das Seinde »
à ons, ens, étant 3. L’Être n’est pas l’étant ; mais dans toute compréhension
de l’étant nous présupposons tacitement que nous comprenons l’Être. On
est tenté de dire, dans un langage platonicien, que l’étant est seulement en
participant à l’Être, mais dans cette compréhension platonicienne, l’Être
serait un étant.
Qu’entend Heidegger par Être ? On peut commencer [du moins puis-je
commencer] à le comprendre de la manière suivante. L’Être ne peut être
expliqué par l’étant. Par exemple, la causalité ne peut être expliquée causa-
lement " l’Être prend la place des catégories [certainement au sens kantien

3. NdT : Dans le texte original, Strauss soulève le problème de la traduction anglaise de


cette distinction entre « Sein » et « das Seinde ». Etant donné que le problème ne se pose pas en
français, nous avons pris la liberté de supprimer quelques phrases de ce paragraphe, et d’em-
ployer la traduction française de ces termes à la suite du texte.
298 Leo Strauss

du terme]. Ce changement est nécessaire parce que les catégories, les systè-
mes de catégories, les présuppositions absolues changent d’une époque à
l’autre ; ce changement n’est pas un progrès ou n’est pas rationnel – le chan-
gement des catégories ne peut être expliqué par, ou sur la base d’un système
particulier de catégories. Cependant nous ne parlerions pas de changement
s’il n’y avait pas quelque chose qui perdure dans le changement ; ce qui per-
dure et qui est responsable du changement le plus radical [la pensée fonda-
mentale] est l’Être : l’Être « donne » ou « envoie » à différentes époques une
compréhension de l’Être et, avec lui, de « toute chose ».
Cela est trompeur dans la mesure où cela suggère que l’Être est inféré,
seulement inféré. Mais nous connaissons l’Être à travers l’expérience de
l’Être ; cette expérience présuppose [cependant] un saut. Ce saut ne fut pas
effectué par les philosophes antérieurs et, par conséquent, leur pensée est
caractérisée par l’oubli de l’Être. Ils pensaient uniquement à et sur l’étant.
Cependant, ils ne pouvaient penser l’étant que sur la base d’une certaine
conscience de l’Être. Mais ils ne prêtèrent aucune attention à cela – cet échec
était dû, non pas à une négligence de leur part, mais à l’Être lui-même.
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La clé de l’Être est une modalité particulière de l’Être, l’Être de l’homme.
L’homme est un projet: chacun est ce qu’il est (ou plutôt qui il est), en vertu
de l’exercice de sa liberté, du choix d’un idéal déterminé d’existence, de son
projet (ou de son échec à l’accomplir). Mais l’homme est fini : l’étendue de
ses choix fondamentaux est limitée par une situation qu’il n’a pas choisie :
l’homme est un projet qui est jeté quelque part (geworfener Entwurf). Le
saut par lequel l’Être est éprouvé est en premier lieu la consciente accepta-
tion du fait d’être jeté, de la finitude, de l’abandon de tout soutien pour la
pensée (L’existence doit être comprise en opposition à l’in-sistence) 4. La phi-
losophie antérieure, et en particulier la philosophie grecque, était oublieuse
de l’Être précisément parce qu’elle n’était pas basée sur cette expérience. La
philosophie grecque était guidée par une idée de l’Être selon laquelle Être
signifie être sous la main, être présent, et par conséquent, au sens le plus
élevé du terme, Être signifie être toujours présent, être toujours.
Conséquemment, ces philosophes et leurs successeurs comprirent l’âme
comme une substance, comme une chose – et non comme le soi qui, s’il est
vraiment un soi, s’il est authentique [et non simplement insouciant et super-
ficiel] est fondé sur la consciente acceptation du projet comme jeté. Aucune
vie humaine qui n’est pas simplement insouciante ou superficielle n’est pos-

4. Cette parenthèse fut entièrement omise lors de la lecture de la conférence. Par ailleurs,
le professeur Strauss use probablement ici du mot « insistence » au sens ancien et latin de « repo-
ser sur ».
Le problème de Socrate 299

sible sans un projet, sans un idéal d’existence et un dévouement à cet idéal.


« L’idéal d’existence » prend la place d’une « respectable opinion sur la vie
bonne ». Mais l’opinion fait signe vers la connaissance, alors que l’idée de
l’existence implique qu’à cet égard, il n’y a pas de connaissance possible mais
seulement – ce qui est bien plus grand que la connaissance, i. e., la connais-
sance de ce qui est – un projet, une décision.
Le fondement de tous les étants, et spécialement de l’homme, est l’Être
– ce fondement des fondements trouve son origine dans l’homme, et il n’est
donc pas éternel ou sempiternel. Mais s’il en est ainsi, l’Être ne peut être le
fondement complet de l’homme : l’émergence de l’homme, en opposition à
l’essence de l’homme, devrait requérir un fondement différent de l’Être. En
d’autres termes, l’Être n’est pas le fondement du quod. Mais est-ce que l’Être
n’est pas le quod, et précisément le quod ? Si nous tentons de comprendre
quelque chose radicalement, nous nous heurtons à la facticité, à l’irréducti-
ble facticité. Si nous tentons de comprendre le quod de l’homme, le fait que
la race humaine est, en remontant à ses causes, à ses conditions, nous décou-
vrirons que tout cet effort est dirigé par une compréhension spécifique de
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l’Être – par une compréhension qui est donnée ou envoyée par l’Être. Les
conditions de l’homme de ce point de vue sont comparables à la chose-en-
soi de Kant, dont on ne peut rien dire, et en particulier si elle contient quel-
que chose de sempiternel. Heidegger répond également ainsi : rien ne peut
être dit antérieur à l’homme dans le temps ; car le temps est ou se produit
uniquement lorsque l’homme est; le temps authentique ou premier est et se
révèle seulement dans l’homme; le temps cosmique, le temps mesurable par
les chronomètres, est secondaire ou dérivé et ne peut par conséquent être
convoqué ou utilisé, dans des considérations philosophiques fondamentales.
Cet argument rappelle l’argument médiéval selon lequel la finitude tempo-
relle du monde est compatible avec l’éternité et l’immuabilité de Dieu parce
que, le temps dépendant du mouvement, il ne pouvait pas y avoir de temps
quand il n’y avait pas de mouvement. Mais cependant, il semble non seule-
ment sensé, mais même indispensable de parler « d’avant la création du
monde » et, dans le cas de Heidegger, « d’avant l’émergence de l’homme ».
Il semble ainsi que l’on ne puisse éviter la question de savoir ce qui est
responsable de l’émergence de l’homme et de l’Être, ou de ce qui les sort du
néant. Car : ex nihilo nihil fit [de rien, rien ne peut venir à l’être]. Cela est
apparemment contesté par Heidegger : il dit ex nihilo omne ens qua ens fit
[de rien tout étant en tant qu’étant émerge]. Cela pourrait nous rappeler la
doctrine biblique de la création [à partir de rien]. Mais Heidegger n’a pas de
place pour le Dieu-créateur. Cela semblerait suggérer que les choses vien-
300 Leo Strauss

nent à l’être sans cause et à partir de rien, ex nihilo et a nihilo. Cela n’est
bien entendu pas littéralement affirmé ou littéralement nié par Heidegger.
Mais cela ne doit-il pas être envisagé dans son sens littéral ?
Kant n’a trouvé « nulle part une seule tentative pour prouver » le « ex
nihilo nihil fit ». Sa propre preuve établit la nécessité de ce principe – mais
seulement pour rendre possible toute expérience possible (en opposition à
ce qu’il a appelé la chose-en-soi) – il donne une légitimation transcendan-
tale de l’ex nihilo nihil fit. La déduction transcendantale, dans son orien-
tation, fait signe vers la primauté de la raison pratique. Dans le même esprit
Heidegger écrit 5 : « die Freiheit ist der Ursprung des Stazes von Grunde. »
Conséquemment Heidegger parle bien de l’origine de l’homme – il dit
que c’est un mystère – quel est le statut du raisonnement menant à ce résul-
tat sensé ? Il découle directement de ces deux prémisses : (1) l’Être ne peut
être expliqué par l’étant – cf. la causalité ne peut être expliquée causalement
– (2) l’homme est l’étant constitué par l’Être – indissolublement lié à lui "
l’homme participe au caractère inexplicable de l’Être. La difficulté : l’ori-
gine de l’homme trouvée au sein de la biologie (voir Portmann) était seule-
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ment une illustration, et non une preuve.
Heidegger semble avoir réussi à se débarrasser de la phusis sans laisser
une porte ouverte à une chose-en-soi et sans avoir besoin d’une philosophie
de la nature (Hegel). On pourrait dire qu’il a réussi cela au prix de l’inintel-
ligibilité de l’Être. Lukács, le plus intelligent des marxistes occidentaux, uti-
lisant le marteau que Lénine avait utilisé contre l’empirio-criticisme, parla
de mystification. Lukács n’a seulement fait du tort qu’à lui-même en n’ap-
prenant rien de Heidegger. Il s’empêcha de voir que la compréhension hei-
deggérienne du monde contemporain est plus compréhensive et plus pro-
fonde que celle de Marx (Gestell, Ware, Ding) ou que Marx éleva une
prétention surpassant de loin la prétention de celui qui prétendit avoir vendu
le pont de Brooklyn 6. A l’égard de tout ce qui est important, Heidegger ne
rend pas les choses plus obscures qu’elles ne sont.
Heidegger tente d’approfondir la compréhension de ce qu’est « penser »
en réfléchissant sur le mot allemand pour « penser ». Il fait l’objection sui-
vante à cette façon de procéder : un mot allemand appartient évidemment à
une langue particulière, et penser est une chose universelle; ainsi ne saurait-

5. L’enregistrement de la conférence se termine ici. Tout ce qui suit s’appuie donc unique-
ment sur le manuscrit de Leo Strauss.
6. NdT : « Sell the brooklyn bridge » apparaît dans de nombreuses expressions américai-
nes, le pont de Brooklyn étant une propriété publique, « celui qui pourrait vendre le pont de
Brooklyn » désigne par exemple une personne particulièrement convaincante.
Le problème de Socrate 301

on mettre en lumière ce qu’est « penser » en réfléchissant sur un mot d’une


langue particulière. Il en tire la conclusion qu’ici demeure un problème. Ce
qui signifie que l’historicisme, même dans sa forme heideggérienne, com-
porte pour lui un problème. Selon lui, une solution ne peut résider en un
retour au supra-temporel ou à l’éternel, mais seulement dans quelque chose
d’historique: dans une rencontre des plus différentes façons de comprendre
la vie et le monde, une rencontre de l’est et de l’ouest – non, bien sûr, des
meneurs d’opinions de chacun de ces deux côtés, mais de ceux qui, plus pro-
fondément enracinés dans leur passé, peuvent jeter un pont sur un fossé
apparemment infranchissable. Si cela est raisonnable, notre première tâche
serait celle dans laquelle nous sommes déjà engagés – la tâche de compren-
dre les grands livres occidentaux.
J’ai commencé en disant que Socrate est devenu un problème – que la
valeur, la validité, de ce qu’il soutenait est devenue un problème. Mais la ques-
tion de la valeur de ce que Socrate soutenait présuppose que nous connais-
sions déjà ce qu’il soutenait. Cette seconde ou première question mène au pro-
blème de Socrate dans un autre sens de l’expression, au problème historique.
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Ce problème de Socrate provient du fait que Socrate n’a pas écrit et que nous
dépendons donc pour le connaître, c’est-à-dire pour connaître sa pensée, de
médiateurs qui furent en même temps des transformateurs. Ces médiateurs
sont Aristophane, Platon, Xénophon et Aristote. Aristote ne connut pas
Socrate, sinon par des témoignages oraux ou écrits. En fait, ce qu’il dit au
sujet de Socrate est une reformulation de ce qu’avait dit Xénophon.
Aristophane, Xénophon et Platon connaissaient Socrate lui-même. De ces
trois hommes, le seul qui montra par des actes qu’il était disposé à être his-
torien fut Xénophon. Cela témoigne à première vue en faveur de Xénophon.
Pour ce qui est de Platon, je me rappelle avoir entendu dire que « nous savons
aujourd’hui » que certains de ses dialogues sont des dialogues de jeunesse et,
par conséquent, qu’ils sont plus socratiques que les derniers. Mais du point
de vue de Platon, il était complètement indifférent de savoir quelles implica-
tions ou présuppositions de la question socratique « qu’est-ce que la vertu? »
furent connues de Socrate, et lesquelles ne le furent pas: plus il se vouait à la
question de Socrate, plus il s’oubliait lui-même. Il est plus sage de dire fri-
volement, et en plaisantant avec Nietzsche, que le Socrate de Platon fut pros-
the Platwn, opithen te Platwn messj te Chimaira [Platon par devant, Platon
par derrière, chimère au milieu]. A tous les niveaux, le Socrate de Platon est
moins eusunoptos [saisissable] que le Socrate de Xénophon. Je me limiterai
par conséquent moi-même au Socrate de Xénophon. Mais cela ne peut se
faire que si nous avons à l’esprit le Socrate des Nuées d’Aristophane.
302 Leo Strauss

Ce Socrate fut manifestement coupable des deux accusations qui étaient


alors courantes contre les philosophes: (1) qu’ils ne croyaient pas aux dieux,
en particulier aux dieux de la cité et (2) qu’ils faisaient de l’argument le plus
faible l’argument le plus fort, qu’ils faisaient triompher l’adikos logos sur
le dikaios logos. Car ce Socrate est engagé dans deux activités : (1) dans la
phusiologia, l’étude des contraintes par lesquelles les phénomènes célestes
en particulier voient le jour, et (2) en rhjtorikj. La connexion entre ces deux
recherches n’est pas immédiatement claire, car le Socrate d’Aristophane
était totalement apolitique, et la rhétorique semble être au service de la poli-
tique. Cependant : la phusiologia libère de tous les préjugés, en particulier
de la croyance aux dieux de la cité, et cette libération est mal vue par la cité.
Le philosophe physiologiste a donc besoin de la rhétorique afin de se défen-
dre lui-même, lui et son activité impopulaire, devant le tribunal. Sa défense
est le plus haut accomplissement de son habilité à faire triompher l’adikos
logos sur le dikaios logos. Il n’est nullement besoin de dire qu’il peut éga-
lement utiliser cette habileté pour d’autres buts, en un sens des buts infé-
rieurs, comme tromper des créanciers. Le Socrate d’Aristophane est un
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homme de la plus grande endurance et de la plus grande continence. Ce seul
fait montre que l’adikos logos qui apparaît sur scène n’est pas l’adikos logos
de Socrate, du moins dans sa forme pure, ultime. Cet adikos logos tend à
démontrer que la vraie communauté est la communauté des savants, et non
la polis, ou que les savants n’ont d’obligations qu’entre eux, et que les igna-
res ont aussi peu de droits que les fous. Le savant est plus étroitement lié à
un autre savant qu’il l’est à sa famille. La famille est constituée par l’auto-
rité paternelle et l’interdit de l’inceste – par l’interdiction de tuer son pro-
pre père et d’épouser sa propre mère. L’interdit de l’inceste, l’obligation à
l’exogamie, appelle l’expansion de la famille en polis, une expansion qui est
nécessaire en premier lieu parce que la famille ne peut pas se défendre elle-
même. Mais les deux interdits manqueraient de la force nécessaire s’il n’y
avait pas de dieux. Socrate met en cause tout ceci: oud’ esti Zeus. Il subver-
tit ainsi la polis, et pourtant, il ne pouvait mener sa vie sans la polis. Dans
les termes du dikaios logos, la polis le nourrit – Xénophon ne répond pas à
Aristophane directement. Mais les deux principaux points relevés par
Aristophane devinrent sous une forme quelque peu modifiée les deux points
de l’accusation formée par Meletos, Anytos et Lykon. En réfutant cette accu-
sation, Xénophon réfute donc aussi, au moins tacitement, Aristophane.
Au sujet de l’asebeia – non la phusiologia mais seulement l’étude des
tanthrwpina [choses humaines] – cependant Socrate étudiait la nature à sa
manière " preuve de l’existence et de la providence des dieux (= / les dieux
de la cité)
Le problème de Socrate 303

Au sujet de la diaphtora [corruption]– Socrate le parfait gentleman (sur


la base de son egkrateia [maîtrise de soi]) – il enseignait même kalokaga-
thia dans la mesure où elle peut être enseignée – il ne séparait pas la sagesse
de la modération – par conséquent il obéissait à la loi, il identifiait même la
justice avec l’obéissance aux lois – il était donc un homme politique – le xeni-
kos bios non viable – il enseignait même ta politika – dans ce contexte, il
critiquait la politeia établie (l’élection par le sort) – mais c’était une vue de
gentleman à prendre. Cependant nous sommes rappelés à l’habileté présu-
mée de Socrate à ton hjttw logon kreittw poein par le fait qu’il pouvait
conduire n’importe qui dans les discours dans le sens qu’il aimait – par
conséquent il attirait des gentlemen aussi douteux que Kritias et Alcibiade
– mais il serait très injuste de rendre Socrate responsable pour leurs méfaits.
Le Socrate de Xénophon ne prend pas toujours la voie royale de la kalo-
kagathia – mais en le faisant il devint, non une dangereuse subversion, mais
plutôt un philistin. Ainsi son traitement de l’amitié – les amis sont chrjmata
nj di’ – son traitement utilitaire, économique – réduisant l’art royal à l’art
économique. En dernière analyse kalon = agathon = chrjsimon
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Cependant : kalakagathia a plus d’un sens. Qu’entendait Socrate par
kalakagathia ? La connaissance des ti esti des tanthrwpina – une telle
connaissance n’est pas possédée par les gentlemen au sens courant du terme.
Xénophon prévient toute confusion possible sur ce point en nous présentant
une confrontation explicite entre Socrate et un kalos kagathos (Economique
11 – rien de ce genre chez Platon). Cela nous fait nous interroger sur l’éten-
due exacte de la différence entre Socrate et les kaloi kagathoi – dans un cha-
pitre des Mémorables consacré à la civilité (gentlemanship) (II, 6.35) le
Socrate de Xénophon nous dit ce qu’est l’aretj andros : surpasser ses amis
en les aidant et les ennemis en leur nuisant – Mais en parlant des vertus de
Socrate, Xénophon ne mentionne pas du tout le fait de nuire aux gens "
andreia n’apparaît dans aucune des deux listes des vertus de Socrate dres-
sées par Xénophon. Xénophon parle de la conduite exemplaire de Socrate
durant des campagnes mais il subsume ceci sous la justice de Socrate et il
ne donne pas un seul exemple des prouesses militaires de Socrate. Burnet,
qui avait une très piètre opinion de l’entendement de Xénophon, croyait que
les gens comme Xénophon et Ménon étaient attirés par Socrate à cause de
sa réputation militaire, alors que tout ce que nous savons de cette réputa-
tion, nous le savons de Platon. Socrate était donc un gentleman au sens où
il considérait toujours le « qu’est-ce que? » des choses humaines. Cependant,
Xénophon nous donne très peu d’exemples de telles discussions. Il y a beau-
coup plus de conversations socratiques qui exhortent à la vertu ou détour-
304 Leo Strauss

nent du vice sans soulever la question « qu’est-ce que ? », que de conversa-


tions abordant les ti esti. Xénophon fait signe vers le cœur de la vie ou de
la pensée de Socrate, mais il ne la présente pas suffisamment ou pas du tout.
Le Socrate de Xénophon caractérise ceux qui s’occupent de la nature de
toute chose comme ‘fous’: certains d’entre eux soutiennent que l’être est un,
d’autres qu’il y a un nombre infini d’êtres ; certains soutiennent que toutes
les choses sont toujours en mouvement, d’autres que rien n’est jamais en
mouvement; certains d’entre eux soutiennent que tout vient à l’être et périt,
d’autres que rien ne vient à l’être et ne périt. Il décrit ainsi l’opinion saine
ou sobre au sujet de la nature de toute chose : selon cette opinion plus sage,
il y a des êtres nombreux mais pas infiniment nombreux, ces êtres (à la dif-
férence des autres choses) ne changent jamais, ne viennent jamais à l’être ni
ne périssent. Comme Xénophon le dit dans un contexte entièrement diffé-
rent, Socrate ne cessa jamais de considérer ce que chacun des êtres est: les
nombreux êtres éternels sont les objets des « qu’est-ce que ? », les espèces (à
la différence des individus infiniment nombreux et corruptibles). Socrate
s’occupa donc de la nature de toute chose et dans cette mesure, lui aussi était
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fou ; mais sa folie était sobriété – sobria ebrietas. Il y a seulement une occa-
sion où Xénophon appelle Socrate « bienheureux »: quand il parle de la façon
dont Socrate s’était fait ses amis ou plutôt ses bons amis — en étudiant avec
eux les écrits des hommes sages d’autrefois et en sélectionnant avec eux les
bonnes choses qu’ils trouvaient en eux – mais Xénophon ne donne pas un
seul exemple de cette activité bienheureuse – Xénophon introduit une
conversation avec Glaucon comme suit: Socrate était bien disposé à l’égard
de Glaucon par amitié pour Charmide, le fils de Glaucon, et par amitié pour
Platon. Par conséquent, le chapitre qui suit rapporte une conversation de
Socrate avec Charmide. Nous sommes ainsi induits à penser que le chapitre
suivant rapportera une conversation de Socrate avec Platon. Au lieu de cela,
le chapitre suivant rapporte une conversation de Socrate avec un ersatz de
Platon, le philosophe Aristippe : le sommet – la conversation avec Platon –
est indiqué mais manquant – et non parce qu’il n’y eut pas de telles conver-
sations. Ce livre des Mémorables, qui s’approche le plus d’une présentation
de l’enseignement socratique comme tel, est introduit par la remarque selon
laquelle Socrate n’approchait pas tous les hommes de la même manière: il
approchait ceux qui avaient de bonnes natures d’une certaine manière et
ceux qui n’avaient pas de bonnes natures d’une autre manière; mais l’inter-
locuteur principal dans ce livre, le destinataire principal de l’enseignement
socratique présenté par Xénophon, est manifestement un jeune qui n’avait
pas une bonne nature. Un dernier exemple : Socrate utilisait deux sortes de
Le problème de Socrate 305

dialectique — une par laquelle il remonte de l’argument général à ses hupo-


thesin et rend clair ces hupothesin; de cette manière, la vérité devenait mani-
feste. Dans l’autre sorte de dialectique, Socrate se frayait un chemin à tra-
vers les choses les plus généralement acceptées, à travers les opinions
acceptées par les êtres humains; de cette manière il obtenait, non en effet la
connaissance, ou la vérité, mais le consentement ou la concorde. Ulysse
excellait dans ce second type de discours; et, comme l’accusateur de Socrate
le dit, Socrate citait fréquemment les vers de l’Iliade dans lesquels Ulysse
est présenté comme parlant différemment aux hommes de valeurs et aux
gens sans valeur. C’est seulement en suivant ces indications, en les liants les
unes aux autres, en les pensant complètement et en se les rappelant constam-
ment – même lorsque nous lisons comment Socrate a donné de bons conseils
à un pauvre camarade qui était près du désespoir parce que 14 femmes de
sa famille avaient pris refuge dans sa maison et étaient sur le point de l’affa-
mer, lui ainsi qu’elles-mêmes, jusqu’à la mort – c’est seulement en se rappe-
lant toujours les indications de Xénophon, dis-je, que l’on peut voir le vrai
Socrate tel que Xénophon le vit. Car Xénophon présente Socrate aussi et
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d’abord comme innocent et même utile aux intelligences les plus bornées.
Il cache la différence entre la vie de Socrate et la kalokagathia ordinaire
autant qu’on peut le faire tout en indiquant leur conflit.
Rien n’est plus caractéristique des gentlemen que le respect de la loi –
de la bonne sorte de loi ; ou, si vous voulez, la mauvaise sorte de loi n’est pas
une loi du tout. Il est par conséquent nécessaire de soulever la question ti
esti nomos ; mais cette question n’est jamais soulevée par le Socrate de
Xénophon ; elle est soulevée seulement par Alcibiade, un jeune d’une
extrême audace et même atteint d’hubris et qui, en soulevant cette question,
ne provoque rien de moins que la déconfiture du grand Périclès. Le fait que
Socrate n’ait pas soulevé cette question a montré à quel point il était un bon
citoyen. Car les lois dépendent du régime, mais un bon citoyen est un
homme qui obéit à la loi indépendamment de tous les changements de
régime. Mais, selon une opinion plus profonde, « le bon citoyen » est relatif
au régime : un bon citoyen sous la démocratie sera un mauvais citoyen sous
une oligarchie. Etant donné cette complication, il est prudent de ne pas sou-
lever la question « qu’est-ce que la loi? ». Mais, hélas, Alcibiade qui souleva
effectivement cette question était un compagnon de Socrate à cette époque;
et la façon dont il la traita révèle sa formation socratique. Xénophon admet
presque ouvertement que Socrate subvertissait l’autorité paternelle. Aussi,
en ce qui concerne l’inceste, le Socrate de Xénophon affirme que celui-ci est
interdit par la loi divine, car l’inceste entre parents et enfants est automati-
306 Leo Strauss

quement puni par le caractère défectueux du fœtus, le bon foetus venant seu-
lement de parents qui sont tout deux dans la fleur de l’âge. L’argument socra-
tique est silencieux sur l’inceste entre frères et sœurs. Par-dessus tout, la
punition de l’inceste entre parents et enfants ne diffère pas de la « punition »
infligée au vieil époux qui se marie à une jeune femme. Sur ce point, le
Socrate de Xénophon s’approche beaucoup du Socrate des Nuées.
Le Socrate des Nuées enseigne l’omnipotence de la rhétorique, mais cet
enseignement est réfuté par l’action de la pièce. Le Socrate de Xénophon
pouvait conduire n’importe qui comme il le souhaitait dans les discours –
ce qui veut dire qu’il ne pouvait pas conduire n’importe qui comme il le sou-
haitait dans les actes. Le plus grand exemple en est Xanthippe, pour ne rien
dire de ses accusateurs. Mais le Socrate de Xénophon (à la différence du
Socrate des Nuées) est conscient de la limite essentielle du discours.
Xénophon indique également ceci de la manière suivante. Son compagnon
d’armes Proxenos était capable de diriger les gentlemen, mais non les autres
hommes qui le considéraient comme naïf ; il était incapable de conduire la
marche générale des soldats par la peur, il était incapable d’infliger des puni-
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tions, il était un élève de Gorgias. Par ailleurs Xénophon, l’élève de Socrate,
fut capable de mener à la fois des gentlemen et des non gentlemen ; il était
aussi bon en acte qu’en discours.
Nous apprenons d’Aristote que les sophistes identifiaient ou identifiaient
presque l’art politique avec la rhétorique. Socrate, en inférons-nous, s’op-
posa aux sophistes également et en particulier parce qu’il était conscient des
limites essentielles de la rhétorique. Incidemment, sur ce point important
Machiavel n’a rien en commun avec les sophistes mais s’accorde avec Socrate;
il continua, modifia, corrompit la tradition socratique ; il était lié à cette tra-
dition par Xénophon auquel il se réfère plus fréquemment qu’à Platon,
Aristote et Cicéron pris ensemble. C’est une raison de plus pour accorder à
Xénophon une plus grande attention qu’on ne le fait ordinairement.
Cette conférence est constituée de deux parties hétérogènes – elles ne
tiennent apparemment ensemble que par le seul titre « Le problème de
Socrate », qui est nécessairement ambigu: le problème de Socrate est un pro-
blème philosophique, et il est un problème historique. La distinction entre
philosophique et historique ne peut-être évitée, mais une distinction n’est
pas une séparation totale : on ne peut étudier le problème philosophique
sans se faire une opinion sur le problème historique, et on ne peut étudier
le problème historique sans se faire implicitement une opinion sur le pro-
blème philosophique.
Texte traduit par Adrien Louis (revu avec Adrien Barrot)

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