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Leo Strauss
2007/2 - Tome 70
pages 289 à 306
ISSN 0003-9632
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Le problème de Socrate
L E O S T R AU S S
[On m’a dit que le journal local annonçait que je donnais ce soir une
conférence sur « Les problèmes de Socrate ». C’était une erreur d’impression
engageante, car il y a plus d’un problème de Socrate, en premier lieu, le pro-
blème auquel Socrate fut confronté. Mais, pourrait-on dire, le problème
auquel Socrate fut confronté n’est peut-être d’aucun intérêt pour nous, il est
peut-être hors de propos. Par conséquent – après tout il y a bien des choses
qui nous concernent de façon beaucoup plus évidente et urgente que le pro-
blème auquel Socrate fut confronté. Mais nous recevons une réponse à la
question de savoir en quoi le problème de Socrate peut nous concerner en
écoutant l’homme à qui j’ai pris le titre de cette conférence, et qui, pour
autant que je m’en souvienne, fut forgé par lui.] 1 « Le problème de Socrate »
est le premier titre immédiatement révélateur d’une section du Crépuscule
des idoles de Nietzsche, une de ses dernières publications. Socrate et Platon,
entendons-nous, furent décadents. Plus précisément, Socrate fut un déca-
dent appartenant au plus bas peuple, à la populace. [Je cite] : « Tout en lui
est exagéré, bouffon, caricatural ; tout est en même temps caché, riche en
arrière-pensées, souterrain. » L’énigme de Socrate est l’idiote équation entre
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1. Le manuscrit contient, à la place de celles qui sont entre crochets, les phrases suivan-
tes : « Pourquoi serions nous intéressés par ça? En quoi cela serait-il pertinent pour nous? Il y
a bien des choses qui nous concernent de façon beaucoup plus évidente et urgente que le pro-
blème de Socrate. Nous recevons une réponse à ces questions en écoutant l’homme à qui j’ai
pris le titre de ma conférence, et qui, pour autant que je m’en souvienne, forgea l’expression
‘le problème de Socrate’ ».
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sont pas des entia perfectissima [des êtres parfaits]. J’ajoute seulement quel-
ques points. La réelle opposition de Nietzsche à Socrate peut également s’ex-
primer ainsi : Nietzsche remplace l’eros par la volonté de puissance – un
effort qui a un but au-delà de l’effort par un effort qui n’a pas un tel but. En
d’autres termes, la philosophie telle qu’elle fut jusqu’à présent est apparen-
tée à une lune – et la philosophie du futur est comme le soleil; l’ancienne est
contemplative et n’envoie qu’une lumière empruntée, elle est dépendante
d’actes créateurs extérieurs à elle et qui la précédent ; la dernière est créa-
trice parce qu’elle est animée par une consciente volonté de puissance. Le
Zarathoustra de Nietzsche est « un livre pour tous et pour personne »
[comme le dit la page de garde]; Socrate s’adresse à quelques uns. J’ajouterai
encore un point qui n’est pas d’une mince importance. Dans la préface de
Par-delà bien et mal, alors qu’il se confronte à Platon et par là même à
Socrate, Nietzsche dit comme en passant : « Le christianisme est le plato-
nisme pour le peuple. »
Le plus profond interprète et en même temps le plus profond critique de
Nietzsche est Heidegger. Il est le plus profond interprète de Nietzsche [pré-
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ment pas propre à Heidegger, elle a émergé au dix-neuvième siècle et elle est
aujourd’hui devenue un truisme pour de nombreuses personnes. Mais
Heidegger a pensé cela plus radicalement que n’importe qui d’autre.
Appelons cette opinion « historicisme » et définissons-la ainsi: l’historicisme
est l’opinion selon laquelle toute pensée est fondée sur des présuppositions
absolues qui varient d’une époque à l’autre, d’une culture à l’autre, qui ne
sont pas mises en questions et ne peuvent être mises en question dans la
situation à laquelle elles appartiennent et qu’elles constituent. Cette opinion
n’est pas réfutée par « l’objectivité » de la science, par le fait que la science
transcende, ou détruit, toutes les barrières culturelles; car la science qui fait
cela est la science moderne occidentale, la fille ou la belle-fille de la science
grecque. La science grecque fut rendue possible par la langue grecque, une
langue particulière ; la langue grecque [a suggéré] ces intuitions, ces divina-
tions ou ces préjugés qui rendent la science possible. Pour donner un sim-
ple exemple, la science signifie la connaissance de tous les étants (panta ta
onta), une pensée qui était originellement [inexprimable en hébreu et en
arabe], si bien que les philosophes juifs et arabes du Moyen-Âge durent
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est une séquence de nomoi, la phusis étant comprise comme un nomos parmi
d’autres – le nomos a absorbé la phusis. Heidegger tente de comprendre la
phusis comme étant liée non au phuein (croître), mais au phaosphos (lumière)
– « croître » désigne avant tout pour lui le fait pour l’homme d’être enraciné
dans un passé humain, dans une tradition, et de transformer cette tradition
de façon créatrice. Cf. également NIETZSCHE, Par delà bien et mal, § 188
Laissez-moi reformuler le problème en des termes quelque peu diffé-
rents. L’espèce humaine est phusei constituée d’ethnj. Cela est en partie
directement dû à la phusis (différentes races, la taille et la structure de la
surface de la terre) et en partie au nomos (traditions et langues). Tout phi-
losophe appartient essentiellement à tel ou tel ethnos mais, en tant que phi-
losophe, il doit le transcender. L’espoir d’une miraculeuse abolition ou d’un
dépassement du particularisme essentiel à tous les hommes fut soutenu par
des voies quelque peu différentes par le judaïsme, le christianisme et l’islam.
Un dépassement non miraculeux fut envisagé dans les temps modernes au
moyen de la conquête de la nature et de la reconnaissance universelle d’un
nomos [loi] purement rationnel, de telle sorte que seule demeure la diffé-
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du terme]. Ce changement est nécessaire parce que les catégories, les systè-
mes de catégories, les présuppositions absolues changent d’une époque à
l’autre ; ce changement n’est pas un progrès ou n’est pas rationnel – le chan-
gement des catégories ne peut être expliqué par, ou sur la base d’un système
particulier de catégories. Cependant nous ne parlerions pas de changement
s’il n’y avait pas quelque chose qui perdure dans le changement ; ce qui per-
dure et qui est responsable du changement le plus radical [la pensée fonda-
mentale] est l’Être : l’Être « donne » ou « envoie » à différentes époques une
compréhension de l’Être et, avec lui, de « toute chose ».
Cela est trompeur dans la mesure où cela suggère que l’Être est inféré,
seulement inféré. Mais nous connaissons l’Être à travers l’expérience de
l’Être ; cette expérience présuppose [cependant] un saut. Ce saut ne fut pas
effectué par les philosophes antérieurs et, par conséquent, leur pensée est
caractérisée par l’oubli de l’Être. Ils pensaient uniquement à et sur l’étant.
Cependant, ils ne pouvaient penser l’étant que sur la base d’une certaine
conscience de l’Être. Mais ils ne prêtèrent aucune attention à cela – cet échec
était dû, non pas à une négligence de leur part, mais à l’Être lui-même.
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4. Cette parenthèse fut entièrement omise lors de la lecture de la conférence. Par ailleurs,
le professeur Strauss use probablement ici du mot « insistence » au sens ancien et latin de « repo-
ser sur ».
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nent à l’être sans cause et à partir de rien, ex nihilo et a nihilo. Cela n’est
bien entendu pas littéralement affirmé ou littéralement nié par Heidegger.
Mais cela ne doit-il pas être envisagé dans son sens littéral ?
Kant n’a trouvé « nulle part une seule tentative pour prouver » le « ex
nihilo nihil fit ». Sa propre preuve établit la nécessité de ce principe – mais
seulement pour rendre possible toute expérience possible (en opposition à
ce qu’il a appelé la chose-en-soi) – il donne une légitimation transcendan-
tale de l’ex nihilo nihil fit. La déduction transcendantale, dans son orien-
tation, fait signe vers la primauté de la raison pratique. Dans le même esprit
Heidegger écrit 5 : « die Freiheit ist der Ursprung des Stazes von Grunde. »
Conséquemment Heidegger parle bien de l’origine de l’homme – il dit
que c’est un mystère – quel est le statut du raisonnement menant à ce résul-
tat sensé ? Il découle directement de ces deux prémisses : (1) l’Être ne peut
être expliqué par l’étant – cf. la causalité ne peut être expliquée causalement
– (2) l’homme est l’étant constitué par l’Être – indissolublement lié à lui "
l’homme participe au caractère inexplicable de l’Être. La difficulté : l’ori-
gine de l’homme trouvée au sein de la biologie (voir Portmann) était seule-
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5. L’enregistrement de la conférence se termine ici. Tout ce qui suit s’appuie donc unique-
ment sur le manuscrit de Leo Strauss.
6. NdT : « Sell the brooklyn bridge » apparaît dans de nombreuses expressions américai-
nes, le pont de Brooklyn étant une propriété publique, « celui qui pourrait vendre le pont de
Brooklyn » désigne par exemple une personne particulièrement convaincante.
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quement puni par le caractère défectueux du fœtus, le bon foetus venant seu-
lement de parents qui sont tout deux dans la fleur de l’âge. L’argument socra-
tique est silencieux sur l’inceste entre frères et sœurs. Par-dessus tout, la
punition de l’inceste entre parents et enfants ne diffère pas de la « punition »
infligée au vieil époux qui se marie à une jeune femme. Sur ce point, le
Socrate de Xénophon s’approche beaucoup du Socrate des Nuées.
Le Socrate des Nuées enseigne l’omnipotence de la rhétorique, mais cet
enseignement est réfuté par l’action de la pièce. Le Socrate de Xénophon
pouvait conduire n’importe qui comme il le souhaitait dans les discours –
ce qui veut dire qu’il ne pouvait pas conduire n’importe qui comme il le sou-
haitait dans les actes. Le plus grand exemple en est Xanthippe, pour ne rien
dire de ses accusateurs. Mais le Socrate de Xénophon (à la différence du
Socrate des Nuées) est conscient de la limite essentielle du discours.
Xénophon indique également ceci de la manière suivante. Son compagnon
d’armes Proxenos était capable de diriger les gentlemen, mais non les autres
hommes qui le considéraient comme naïf ; il était incapable de conduire la
marche générale des soldats par la peur, il était incapable d’infliger des puni-
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