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Philippe Jousset
Le Seuil | « Poétique »
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Philippe Jousset
Impairs de Verlaine
Pour tenter de cerner les contours d’un certain type d’expérience de lecture,
nous nous adresserons ici à deux poèmes de Verlaine. Mais ce dont nous cher-
chons à rendre justice est beaucoup plus général que ce que le qualificatif de «ver-
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lainien» suppose qui, bien que légitime, embrasse, parce que singulier, à la fois
plus et moins que ce que nous visons. Le «symbolisme» a certainement privilégié
cette conception de l’expérience de lecture dont il est question, mais celle-ci relève
d’une dimension beaucoup plus universelle, et que nous croyons fondamentale,
de la littérature, dont Verlaine offre simplement une variété historique d’une net-
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teté telle qu’il nous paraît plus aisé de chercher à la montrer à l’œuvre sur ce maté-
riel, situé à la charnière entre une poésie du «contenu», sinon oraculaire, «à la
Hugo», et des réalisations poétiques extrêmement diversifiées et, disons, plus erra-
tiques, qui lui ont succédé, moins faciles à appréhender avec les outils communs.
Quelle est cette expérience? Pour ne pas en parler d’emblée en termes trop pré-
cis, j’invoquerai, en guise de prélude, deux indications qui, sans la désigner préci-
sément, approchent cette expérience à leur façon, en donnent le sentiment,
tâtonnent dans ses parages et la font peut-être mieux entendre qu’une terminolo-
gie plus technique. C’est d’abord un texte de Hugo von Hofmannsthal qui suggère
que celui qui ouvre un livre, quel qu’il soit, ou feuillette un journal, ou même
s’empare de «tout chiffon de papier imprimé», veut avoir part à la chaleur que
recèlent les caractères d’imprimerie sur la page et attraper au vol «les vestiges de la
poésie»1. Expérience grandement indifférenciée, s’ignorant elle-même dans sa
finalité, sorte de lecture pour la lecture mais rien moins que «parnassienne», et
indépendante jusqu’à un certain point de la teneur de ce qu’elle cherche. Le jeune
Walter Benjamin – ce sera notre deuxième banderille – avançait que «ce qui est
propre au médium, autrement dit l’immédiateté de toute communication spiri-
tuelle, est le problème fondamental de la théorie du langage, et si l’on veut quali-
fier de magique cette immédiateté, le problème originel du langage est sa magie».
«Il n’y a pas de contenu du langage, insiste-t-il; comme communication, le lan-
gage communique une essence spirituelle, c’est-à-dire purement et simplement
une communicabilité»2.
Un scénario thématico-psychologique, un script d’actions, un canevas de propo-
sitions, une suite d’énoncés, etc., étant fournis par un texte, il va s’agir d’essayer de
«toucher» le langage à partir de cette mise en place pour faire entendre quelque
chose de plus originaire qu’une scène, des images, un thème, une confession, etc.,
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et qui ne soit pas non plus du son pur, syllabisation, vocalises… Soit: de prendre
prétexte des repères, références, conventions, etc., fournis par tous les codes et
machines de langage et de culture pour rendre tangible l’ouverture, la germina-
tion, du son en sens. La littérature est faite avec des mots, certes, mais elle n’est pas
vouée aux mots, et se fait avec autre chose encore, qui n’est pas une chose. Ceci
se trouve thématisé de manière plus accentuée sans doute, et dramatique, chez
Verlaine, mais Verlaine ni même la poésie n’ont l’apanage de cette opération (côté
auteur) ou de cette épreuve (côté récepteur), et tout discours qui n’est pas une
simple charade en relève peu ou prou.
Tout langage organisé en discours ne se contente pas, en effet, de renvoyer à
des significations dont il serait le signe, de les pointer; il cherche aussi à faire
vivre le sens, à même la langue, dans cette syncope obligée, ce battement toujours
actif – et qu’il cherche à maintenir tel – entre la sensation et l’intellection, entre
l’éprouvé et le su, le déjà-lu et l’inouï, etc., c’est-à-dire à proférer ce sens avec le
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concours, à la faveur et même par conspiration de cet appareil matériel qu’il mobi-
lise. Néanmoins, nombreux sont ceux qui, sans se consulter et à partir de points de
vue fort distincts, s’accordent à repérer, à la fin du XIXe siècle, une accentuation
– une théâtralisation, une mise en crise… – de ce qui se joue dans cette inflexion.
Quelques témoignages:
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– en grand d’abord, la conviction d’un George Steiner par exemple, qui juge
que le contrat qui liait depuis longtemps le scepticisme au langage (et qui acceptait
les règles du jeu de l’intelligibilité, des moyens de persuasion, etc.) est rompu pour
la première fois dans la culture européenne «de manière fondamentale et consé-
quente» pendant les décennies qui vont des années 1870 aux années 1930: «C’est
cette rupture de l’alliance entre mot et monde, commente-t-il, qui constitue une
des très rares révolutions authentiques de l’esprit dans l’histoire de l’Occident et
qui définit la modernité elle-même», qu’il définit comme l’époque de l’«après-
Mot», de l’épilogue3.
– on connaît les déclarations et analyses concordantes de Mallarmé et Valéry
sur le symbolisme4 ; plus près de nous, Northrop Frye les recoupe, qui fait résider
l’importance de ce mouvement littéraire dans « le fait qu’il ait réussi à isoler de
tout autre élément le germe hypothétique qui est à la base de la littérature», faisant
de celle-ci «une structure verbale autonome, centrée sur elle-même»: l’émotion
n’a plus d’existence indépendante, «elle est devenue le poème»5. Certain dia-
gnostic de Gérard Genette est assez voisin de ce constat, qui prend acte de ce
que «notre vulgate symboliste et “moderne”» de «poésie pure», considère, depuis
plus d’un siècle, comme «more eminently and peculiarly poetry» (Stuart Mill), le
type de poésie qu’Aristote excluait précisément de sa Poétique6; pareillement,
pour Dominique Combe, une nouvelle rhétorique des genres se met en place
avec la postérité de Baudelaire, dont l’exclusion du récit serait la clé de voûte7.
Nous serions cependant enclin à nuancer quelque peu cet attendu et verrions le
clivage moins dans la disparition du récit du domaine de la poésie que dans de
nouvelles expérimentations sur le temps (où Verlaine se montrerait, à notre sens,
plus créatif que Rimbaud ou même Mallarmé avec lesquels il forme une trilogie
obligée).
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laquelle ils sont écrits et cette langue ne peut pas ne pas comporter des tropes et
des figures, soutient Kibedi Varga; mais il ne saura pas les interpréter parce
que leur style n’est pas soutenu par des lieux, il ne fonctionne pas par rapport à des
vérités connues». Au nom du «quot verba tot res», la poésie moderne se refuserait
ainsi à l’analyse stylistique; «le mot ne communique pas, ne renvoie pas: il agit»9.
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Si l’orientation observée est juste et vient appuyer les constats précédents, il faut
cependant douter qu’aucune poésie lisible ait jamais répondu à ce que ce tableau
d’un bouleversement absolu décrit. Ce qui est certain, c’est que Verlaine, on aura
l’occasion de le vérifier dans un instant, n’y satisfait pas; le monde moyen subsiste
dans sa poésie (comme nostalgie éventuellement), et elle continue et de communi-
quer et de renvoyer et d’agir.
On pourrait encore grossir le nombre de ces témoignages de la perception d’une
révolution dans la littérature; ils attestent bien que quelque chose s’est passé.
Quelque chose comme le passage d’un art à fonction intégratrice, qui a prévalu
durant des millénaires dans la plupart des sociétés, à un art à fonction critique,
qui serait caractéristique des nôtres10. Mais peut-être ces diagnostics aggravent-ils
la rupture. De quelle littérature par exemple nous parle-t-on en ces termes: «A la
limite, la phrase, les mots eux-mêmes, s’estompent en pure suggestion sonore […]
Mais simultanément le langage poétique engagé dans cette opération tend à com-
pliquer à l’extrême les structures de discours»? Non, ce n’est pas là une description
supplémentaire du symbolisme fin de siècle, mais l’évocation par Paul Zumthor
des traits dominants d’une certaine tendance de la littérature médiévale (où l’on
rencontre aussi bien la recherche de complexité que les «prétendues “mal-
adresses”», «trous» ou «sautes inattendues de l’énoncé» qu’on trouvera chez Ver-
laine) dont le trobar clus occitan ou les kenningar de la poésie scaldique islandaise
ne représentent que des cas particuliers11. On serait donc plutôt d’avis de «consi-
dérer que la rupture de la poésie avec la narration, le didactisme et l’éloquence
dans la seconde moitié du XIXe siècle est un événement majeur»; mais il n’est que
de réviser un peu ses classiques et de «lire les poètes chinois de haute époque pour
savoir que cette possibilité a toujours appartenu à la poésie»12. Et un examen plus
poussé d’autres poétiques nous convaincrait facilement que «notre modernité litté-
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cantonner le «baroque» à une époque ou à un style quand il représente plutôt
l’étiquette particulière de l’une des postulations fondamentales et omniprésentes,
sous différents traits, de la figuration – a fortiori, lorsque ce dont il est question
ressortit moins, comme ici, à une école, même lato sensu, qu’à une attitude. Ainsi
Wittgenstein n’avait pas à l’esprit, selon toute probabilité, les seules années 1870,
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lorsqu’il soulignait:
Aménageons donc d’abord un peu de silence pour entendre le son-sens que rend
la pièce suivante:
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15 Nous sourirons à tous et n’aurons peur de rien.
C’est bien ainsi que l’entend Verlaine: reprendre à la musique son bien21 et, par-
delà des siècles où le langage s’est fourvoyé sur les terres de l’éloquence, le rapatrier
dans la mouvance d’un loquendum (qui comprend le silence)22 de la «musique» ou
de sa variante pauvre, la chanson, au moyen de l’émotion. Le cou de l’éloquence
tordu, c’est cela: une poésie «invertébrée» qui instaure ou restaure son principe
vital à partir de son «âme végétative», entendez: à partir des vestiges de discours,
des associations, des sons et leur halo, agglomérés au schéma de base23. Celui-ci,
quel serait-il dans le cas présent? D’une simplicité extrême, il appartient à cette
catégorie de messages minimaux et truismes pour lesquels il importe davantage de
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dire que de dire quelque chose en particulier, et encore moins quelque chose de
très particulier. L’énoncé vaut avant tout comme énonciation, comme événement
de parole. Ici donc: déclaration d’amour? Si l’on veut, en vertu de ce que l’on sait
des déclarations d’amour, qui sont les plus «évidés» des énoncés – dit d’amour,
plutôt, ou mieux: dire d’amour, ou encore – le mot d’amour étant doué d’une
polyvalence telle qu’elle le prédestine au signifié flottant certes, mais décidément
trop hypothéqué par la culture: dit d’affection, dans ce sens précis: toucher d’être
touché et de toucher, formule qu’il conviendrait de monter en chiasme ou en
boucle: … être touché / toucher / être touché de toucher…, le sensible se dou-
blant d’une diction à quoi il se noue pour ne plus s’en démêler.
Pour ce poème, on parlera avec raison de naïveté. La forme cloisonnée des tercets
ne favorise ni la grandiloquence ni l’expansion, de quelque nature qu’elle soit;
les moyens mobilisés sont modestes: l’inspiration ne fait pas de frais d’originalité
ni la composition d’adresse; le vocabulaire ne brille pas par sa recherche (cf. les
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explicites jalons argumentatifs en contexte pseudo-lyrique par exemple: «quant à,
et d’ailleurs, pourtant»). Ce lyrisme présente en outre cette particularité massive
d’être l’expression non pas d’un «je», ni non plus l’exaltation d’un «tu», mais
invoque un «nous», fusion/neutralisation des deux personnes subjectives atten-
dues. Les figures manifestent un métier pareillement fruste: outre les schémas
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Dans ce plan formé par ces coordonnées à la géométrie bizarre, on repère cer-
tains lieux plus précis où la divergence se fixe et forme quelque chose comme un
contrepoint. Signalons:
– la présence d’éléments impersonnels et abstraits à côté de notations concrètes
(«nous sourirons», «nous marcherons», etc.);
– dans le contexte de cette simplicité globale, l’apparition unique de l’image
saillante, savante, de l’«armature adamantine» (v. 14)25;
– l’alternance de la rime (par embrassement du féminin par le masculin suivi de
l’embrassement inverse), qui ne connaît pas d’altération (elle est répétée trois fois)
sauf dans son couronnement, à l’endroit de la structure «supplémentaire» (dernier
vers), où «dépasse» une rime masculine;
– l’effet remarquable de ce dernier vers isolé, alexandrin surnuméraire, séparé
des six tercets précédents et rattaché à eux par le quatrain qu’il constitue avec
l’avant-dernier vers. La contradiction, bien entendu, est d’autant plus nette que
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l’avant-dernier vers évoquait, via l’épanadiplose, une modalité idyllique, «main
dans la main»…
– la superposition de la structure pour l’œil cloisonnée que nous avons dite (6 × 3
vers + 1) et d’une structuration par la rime qui, elle, est liée: la strophe «optique»
est ainsi outrepassée par une rime supplémentaire qui prolonge la strophe stricto
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sensu, structurale26, une tierce rime apparaissant dans l’intervalle, et ainsi de suite,
de telle sorte que le système n’est complètement refermé qu’au dernier vers. L’en-
semble du poème est ainsi enchaîné (au défi de la ponctuation et des blancs) grâce
à cette rime qui intervient comme à retardement, empêchant les combinaisons de
trouver des termes internes au poème (selon le schéma: a b a b c B c d C d e,
etc.). Sauf la première et la dernière, chaque rime s’en trouve ainsi triplée;
– phénomène saillant également: les quatre diérèses, facteur de raffinement,
voire de préciosité, dans un contexte de «chanson», et rappel de la présence de la
«raison métrique» dans un ensemble aux régulations apparemment lâches;
– la prosodie n’est pas brutalisée; la césure, par exemple, reste imperturbable-
ment classique (de type masculin ou à élision27), mais dissimule des coupes plus
sensibles (v. 4 ou 11, par exemple)28. On relève seulement des phénomènes dis-
crets de perturbation: une liaison là où on attendrait une pause, une interruption
là où on attendrait une continuité (prolongation du premier vers par la proposition
relative du vers suivant dans «la voie / Modeste que nous montre…»; séparation
de l’épithète du GN qu’il complète ou du complément déterminatif, au dernier
vers; rejet dans «qu’il soit irascible / ou doux» ou «que nous destine / Le sort»),
ou des rythmes bizarrement équilibrés, trop égaux pour ne pas paraître suspects
(les vers 9 ou 15 avant tout).
L’ensemble de ces phénomènes crée un climat sui generis qui conjugue une naï-
veté effective, jusqu’à la niaiserie assumée et la mièvrerie («… en dépit des sots et
des méchants…», «… exhalant leur tendresse paisible…»)29, et un désajustement
de cette caractérisation première, affichée d’abord par la thématisation même de
cette naïveté. Pour dire cette naïveté, il faut en effet la concevoir, de l’extérieur, et
non pas seulement la vivre; il faut s’en être extrait, et non plus en être la proie. La
mise à plat du thème, son explicitation rend ainsi paradoxale cette veine enfantine,
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sible du poème.
Cet état amorphe du poème est cependant modifié sinon combattu par ce qui,
dans le matériel du poème, est porteur d’ambiguïtés, de dérèglements, d’inquiétude,
précédemment évoqués: ces petites différe/ances, sous le signe de la discrétion. On
pourrait donc, en simplifiant jusqu’à l’épure les effets d’un tel poème (qui ne sont
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pas tous ramifiés), représenter son opération, son œuvre, à partir de la divergence
d’au moins trois lignes identifiables31: celle de la naïveté, celle de la naïveté réflé-
chie, et dès lors «problématisée», celle (en arabesque) des irrégularités. Dit de façon
un peu moins schématique, cela reviendrait à distinguer une ligne de naïveté (effec-
tive) constituant l’ethos primaire, de féerie, mais qui se révèle un matériau inapte à
la «vraie» simplicité et, par conséquent, susceptible de dégénérer en platitude ou
mièvrerie – ligne en pointillé. Mais des bifurcations locales, esquisses, se dessinent
là où cette platitude, se trouvant thématisée, devient inégale à elle-même, voire autre,
étrangère, sans cesser pour autant d’insister, les deux caractérisations courant de
conserve du premier au dernier vers. C’est dans ce genre d’opérations surtout que se
manifeste l’impair verlainien. L’imitation du béat produit une béance, cet écartement
qui est la langue même, mais qui, plus singulièrement, plus anecdotiquement, se
joue à la surface du texte. Ainsi à l’endroit de la rime: celle de «voie» joue ainsi de
la différence substantif/verbe conjugué au subjonctif; «pas» est substantif dans un
cas («du même pas»), adverbe de négation dans l’autre. «Lien» et «rien», mots au
sémantisme contradictoire, sont de même confrontés à la rime, appariés comme
«souriant» et «soucieux» diérèsés (v. 5-6). Désignation du refuge de l’amour par un
syntagme aux assonances peu heureuses, sciemment maladroites («en un bois
noir»); «peut» et «veut» rapprochés (v. 11-12), etc., autant de faits qui perturbent
la caractérisation thématique ou tonale unitaire, et créent une autre ligne, un autre
chant, un contre-chant contemporain de celui qu’il trouble.
A travers ce que Lyotard appelait des «déconstructions» – des méprises, pour
leur donner leur nom verlainien générique, autrement dit ces possibilités d’ouver-
ture engendrées par l’ambiguïté (ou figuralité), qui font «loucher» la signification,
qui font que celle-ci ne frappe jamais dans le mille mais toujours un peu à côté,
une sincérité se cherche pourtant qui entend exprimer les couplets de l’éternel
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«nous», qui avait jusqu’à présent abrité le «je» et le «tu» absents, cède à la troi-
sième personne du pluriel. La césure, de plus, passe au milieu du syntagme prépo-
sitionnel («s’aiment sans + mélange») et suggère précisément une hésitation sur la
présence/absence de ce «mélange» sensiblement placé, après que le poème tout
entier aura répandu les indices d’«impureté», d’impossibilité à garder la parole
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unie avec elle-même, et le sentiment; après qu’il aura miné de l’intérieur, de façon
immanente, cette expression candide, idéaliste, de l’Amour32. Le «n’est-ce pas?»
final, qui réapparaît alors pour la troisième fois, est à lui seul emblématique. Il
constituait déjà une curieuse entrée en matière puisqu’il sollicitait un assentiment
sur un propos non encore énoncé, au seuil du poème. Il supposait en outre une
interlocution, un acte de langage entre deux personnes et un contexte, tandis qu’il
ne «disait» rien sinon cet acte d’interroger. Vide, constitué d’un démonstratif
neutre en guise de désignation, d’une copule minimale, de la négation et du signe
de l’interrogation, il réalise d’emblée la curieuse alliance d’une deixis forte
embrayée sur une situation imprécise et des repères indéfinis.
L’ennemi – l’opposant au Désir – est fantomatique et défrayé en images sans
épaisseur; son actant adverse, qui n’a d’existence qu’en miroir, s’avère donc aussi éva-
nescent. C’est un «on» contre un «nous», mais ces deux pronoms, par-delà l’anta-
gonisme, tendent à se confondre: se disjoignent à partir d’une différence, minimale
et capitale à la fois, traduisant cette loi du désir qui veut que, divisé contre lui-
même, il se sape dans le même mouvement qu’il s’énonce et se façonne. Les balan-
cements que nous relevions tantôt affectent aussi bien des prédicats concernant le
«nous» que ses opposants: les trends, le rythme (ce binaire harmonieux-mortifère
contre la créativité du non-pair) prévalent sur les pseudo-sujets. De même, la
personnification des abstractions trouve sa contrepartie dans la perte de substance
des êtres, vases communicants (cf. le quatrième tercet en particulier). Les verbes
supposés décrire le contenu de l’amour enfin, ont un sémantisme faible («serons,
sourirons, marcherons»…); ce sont les compléments ou les groupes accessoires
qui renferment plus volontiers l’expression de la tendresse, évoquent la tonalité
du sentiment, l’affect («gais et lents, exhalant, unis…»), c’est-à-dire des accidents,
des qualités légèrement décentrées du noyau prédicatif «actif».
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Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles!…
Ici plus rien ne subsiste de cette naïveté mimée qui caractérisait le premier
poème. C’est un Verlaine plus familier sans doute qui se propose, plus fidèle à son
image de marque, et d’une complexité dont nous ne tenterons d’extraire que
quelques traits relatifs à notre argumentation.
Si l’on accepte de laisser sous l’éteignoir un certain nombre de faits, le schéma de
base peut passer pour simple. A un éloge des femmes (deux premiers quatrains)
succède une accusation des hommes: «Beauté des femmes» versus «Hommes
durs!». Mais on constate déjà que cette antithèse est modalement asymétrique: évo-
cation à l’aide d’un groupe nominal dont les femmes sont le complément / adresse
plus directe proche de l’apostrophe forment le thème qualifié33.
D’autre part «Hommes durs!» se trouve immédiatement juxtaposé à «Vie
atroce et laide d’ici-bas», convertissant l’antithèse féminin vs masculin en une
autre antithèse, humain vs surhumain (ici-bas/là-haut [«Sur la montagne»] ou
au-delà [«Quand la mort viendra»]), mais que la construction assimile à un
simple glissement, jouant sur l’ambiguïté homme = humain ou masculin. On peut
ainsi lire le poème comme un vœu de pacification de la guerre des sexes, entrete-
nue par leur différence, mais surtout par la «dureté» des mâles («loin des baisers et
des combats»), au nom d’une nostalgie de la pureté préservée des conflits du désir.
Ce scénario existe bien, mais le poème ne s’y réduit pas en tant qu’il représente
un traitement particulier de ce scénario, c’est-à-dire une variation qui «subtilise» la
simplicité de cette ligne thématique au moyen d’harmoniques et de rythmes qui
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ordre.
Toutefois, depuis le départ le poème était marqué par une absence de centre,
une lâcheté de liaison et un défaut de hiérarchisation suscitant un effet de désé-
quilibre, jamais véritablement rattrapé, et finalement reversé en interrogation34.
Le premier mot, «beauté», dénué de déterminant, ne fait pas l’objet d’une pré-
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significations possibles de ce poème ou de sonder ce que Verlaine pouvait vouloir
énoncer, et qui ne semble ni très neuf ni lui être très particulier (impossibilité de
la “vie” à rejoindre l’“idéal”, difficulté de l’existence à être “morale”, déréliction,
et autres thèmes de même veine41). Dans cette direction, on court avant tout le
risque d’écrire des variations connues d’avance ou de surinterpréter42, voire de
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ensemble organique pour une production supplémentaire: l’effet sonore de l’air
usé lorsqu’il rencontre des obstacles. C’est une sorte d’utilisation d’un reste physio-
logique47.
et du thrène poétiques, non pas seulement examiner quelle forme prend, pour
chaque écrivain, «la double stratégie qui constitue le parlant: la musique et les
lettres48», mais encore chercher à repenser de temps en temps la parole en ce lieu
de bifurcation où elle «dérive», «sublime», nutrition et respiration, et en tient
lieu; penser dans le plus concret des textes cette possibilité supplémentaire de la
parole, qui est aussi sa possibilité première. Une telle entreprise pourrait être
fondée à se réclamer de la grande tradition de l’esthétique nietzschéenne49.
Dans tous les cas, l’activité poétique se justifie chez Verlaine de viser à retrouver
ce minimum d’intention volontaire, autrement dit ce maximum de passivité, de
capacité d’accueil sensible, qui la rapproche de la résonance au monde, là où la
parole se suture au monde, s’y ferme en cherchant à s’y ouvrir – afin de s’y ouvrir.
Gehlen soulignait la pauvreté des instincts chez l’homme, leur absence de spéciali-
sation: l’«excédent de motivations non fixées» laisse vacante une quantité d’éner-
gie supérieure à celle dont nous aurions besoin pour simplement assurer notre
existence, et ceci expliquerait la «loi fondamentale de l’humain»: la tendance à la
décharge, qui ne se porte pas vers un objet particulier ou ne définit pas un «com-
portement», mais se réduit à un «mouvement vers», attraction immédiate et
«inutile»50. Suivant certaines observations de K. Lorenz, Maurice Merleau-Ponty
remarquait dans le même esprit que l’instinct est une tension qui veut trouver une
détente sans savoir pourquoi, et suscite des activités qui s’agrafent à un objet sans
être à proprement parler «orientées» vers cet objet – c’est ainsi, je crois, qu’il faut
comprendre l’expression chez Verlaine, comme poète exemplaire: agrafant un
thème, une référence, un certain complexe verbal configuré (assimilable aux taxies
de Lorenz, ou activités orientées et finalisées), mais invitant surtout à appréhender,
aimantant par son rayon, un «sens» infiniment moins particulier, aussi peu parti-
culier que possible dans son genre51. L’«objet» est rencontré moins parce qu’il est
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visé que rencontré parce qu’il est un moyen de résoudre une tension. Besoins,
appétits, instincts, inclinations ou désirs se rangent sous le terme générique de ten-
dance, dont ils ne sont que des variétés52. La poésie souscrit à cette vocation expé-
rimentale qui s’explique par le fait que l’«appétence pour le comportement
exploratif» domine l’animal – animal humain compris53 –, et se révèle parfois
plus puissante même que l’appétence pour l’objet d’un comportement spécifique
comme par exemple la nourriture: «dans le cadre de son comportement de curio-
sité, l’animal considère toute situation environnementale comme si elle était bio-
logiquement pertinente54».
Ainsi que dans le rapport de l’aigle à sa proie, l’objet intervient comme point
d’appui d’un thème qui est dans l’animal, «comme s’il apportait le fragment d’une
mélodie que l’animal portait en lui-même» (on aura reconnu là des conceptions
uexkülliennes). Il va de soi que, dans le langage très civilisé des poètes, ce mouve-
ment est «habillé» de tous les oripeaux du matériel verbal et des alibis psycho-
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logiques, mais il n’en gît pas moins au fond des manœuvres plus conscientes qui
l’affublent. «Si ces actes se produisent la plupart du temps par référence à un
objet, ils sont tout autre chose que la référence à un objet, précise Merleau-Ponty,
la manifestation d’un certain style.» Avec l’activité à vide, l’instinct va être capable
de «dérailler», comme il dit, ou va passer de l’activité instinctive à l’activité sym-
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bolique; ce développement est en effet inscrit dans la façon dont l’instinct est
constitué, «parce qu’il est objektlos et que, de ce fait, il possède une fonction ima-
geante»55. C’est précisément au seuil du symbole qu’il faut tenter d’observer cette
motion de sens.
Après Aristote et Valéry, Lorenz s’avisait que «le corbeau qui examine un objet
n’a pas envie de le manger, le rat qui se glisse dans tous les coins de son territoire
ne cherche pas à se cacher, mais ils cherchent tous deux à savoir en principe – théo-
riquement, serait-on même tenté de dire – si l’objet en question est comestible,
pour le corbeau, ou la cachette utilisable, pour le rat […] L’homme, comme
l’oiseau, montre une appétence pour l’imitation et lui cède sans chercher à en
connaître la finalité, pour le simple plaisir fonctionnel56». Il manipule les mots, la
syntaxe, les tours, les rythmes non pas pour quelque chose, mais d’abord parce
que ou puisqu’ils sont manipulables et que le monde extérieur offre des résistances,
des investissements possibles pour l’énergie inutilisée – à plus longue échéance –,
des «placements» (c’est là que commence la capitalisation des impressions en
«thèmes»); il s’exerce de la sorte inlassablement et, dans cet exercice, fort de sa
«capacité à donner du sens à ce qui n’en a pas57», cherche cette résonance qui ne sau-
rait jamais être, dans cette perspective, un sens accompli, stabilisé, une trouvaille,
mais un devenir-sens58.
Deleuze désigne le sens?59), qui est un produit de l’articulation et non point une
émission qui la parasiterait ou qui s’y grefferait accidentellement, est la «(poly)pho-
nie» même de la ritournelle du poème, son «mélange» dans les termes verlainiens,
autrement dit la vérification de son «impureté» comme objet de langage. Il est
reçu comme donnée sensible-psychique sous le contrôle (relatif ) du transcendantal
du sens commun, dont chaque lecture est une réalisation singulière, sinon traîtresse
(ce dernier qualificatif supposerait en effet l’existence d’un étalon-or de la signifi-
cation).
C’est ainsi qu’on peut appréhender l’entente d’un texte sous trois aspects au
moins: comme «icône» (objet de «représentation», énonciation de sens, appelant
la compréhension), comme appareil, et comme épreuve (appelant une écoute,
moins ciblée), où le poème tente de rejoindre l’en deçà d’où la représentation est
issue. Ce faisceau n’est pas agencé de la même façon, ses composantes ne sont pas
de même nature selon les genres, les styles littéraires et les écrivains. Chez Verlaine,
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on a vu que ce que dit le poème, son dessein significatif, constitue en général une
simple accommodation de la troisième dimension, un prétexte.
L’appareil ne dit rien (de paraphrasable sans dommage) mais dispose d’une
certaine façon le sens. C’est là qu’il faudrait situer le style comme interface entre
un vouloir-dire (ou un ne-pas-pouvoir-ne-pas-dire, plus exactement, comme on a
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de ce que Benjamin appelait la «communicabilité» ou Hofmannsthal la
«chaleur», mais qui échappe à tous les noms qui le baptisent – impact des mots
en eux-mêmes, réminiscences, tropismes et tendances, motions et émotions…
C’est la physique ou la physiologie du discours, la texture du poème qui sont
chaque fois requis de «dire» quelque chose de beaucoup plus subtil et de beaucoup
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plus directement tangible que la dureté des mâles ou la détresse de n’être plus un
enfant: éprouver le dehors des mots, au plus près de là où ils prennent consistance
pour se séparer de ce dont ils semblent émaner, là où l’au-delà qu’ils ouvrent et
l’en deçà qu’ils portent ne font pas encore tout à fait deux.
Université Grenoble-III
NOTES
1. Hugo von Hofmannsthal, «Le poète et l’époque présente» (1907), in Lettre de Lord Chandos et autres
essais, trad. A. Kohn, Paris, Gallimard, «Du monde entier», 1980, p. 143-144 (les italiques sont miennes).
2. Walter Benjamin, «Sur le langage en général et sur le langage humain» (1916), Œuvres I, Paris, Gal-
limard, coll. «Folio essais», 2000, p. 145-146, 150. Du côté de l’artisan, Étienne Gilson demande qu’on
tienne compte de l’«envie d’écrire sans savoir encore quoi […] C’est dans cette productivité primitive de
l’artiste que se trouve le principe de tout art du beau, comme d’ailleurs de tous les arts de l’utile», Introduc-
tion aux arts du beau. Qu’est-ce que philosopher sur l’art?, 2e éd. augmentée, Paris, Vrin, 1998, p. 85-86.
3. George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, coll. «NRF essais», 1991, p. 121-
122. Il met en rapport «la pulvérisation qu’opère Rimbaud de la cohésion psychique en fragments chargés
d’énergie centrifuge et transitoire» et les découvertes modernes de la physique et spéculations relatives à
l’antimatière (p. 128). Carl Einstein, déjà, établissait des corrélations entre l’espace cubiste, l’espace non
euclidien de Riemann et l’appel à «une transformation du sentiment du temps, qui trouverait son expres-
sion dans la langue» (C. Einstein et D.-H. Kahnweiler, Correspondance 1921-1939 [juin 1923], Marseille,
André Dimanche éd., 1993, p. 50).
4. Dans telle paraphrase du célèbre «Crise de vers» par exemple: chaque poète «instituait son propre
corps, la période personnelle de son rythme, la durée de son souffle, comme types absolus. Chacun faisait
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de son oreille et de son cœur un diapason et une horloge universels» (Paul Valéry, «Au sujet d’Adonis»,
Œuvres, I, Jean Hytier éd., Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1957, p. 478).
5. Northrop Frye, Anatomie de la critique (1957), Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1969, p. 102.
6. Gérard Genette, «Genres, “types”, modes», Poétique, n° 32, novembre 1977, p. 416.
7. Dominique Combe, Poésie et Récit. Une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989, p. 9.
8. Brice Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Paris, Gallimard, 1942, p. 17-18.
9. Aron Kibedi Varga, «La question du style et la rhétorique», in Qu’est-ce que le style?, G. Molinié et
P. Cahné (dir.), Paris, PUF, coll. «Linguistique nouvelle», 1994, p. 170-173.
10. Cf. Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 319.
11. Paul Zumthor, La Poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, PUF, 1984, p. 86.
12. Jean-Louis Chrétien, Corps à corps. A l’écoute de l’œuvre d’art, Paris, Ed. de Minuit, 1997, p. 63.
13. François Jullien, La Valeur allusive (1985), Paris, PUF, coll. «Quadrige», 2003, p. 221. Il faut se
garder de comprendre l’allusivité comme un dispositif favorisant les associations d’idées ou d’images, mais
plutôt penser à une élusivité des mots en tant que tels, en faveur de l’émotion dont ils sont le (pré)texte.
14. Voir par exemple le chapitre 8 de François Jullien in Le Détour et l’Accès. Stratégies du sens en Chine,
en Grèce, Paris, Grasset, 1995.
15. Ludwig Wittgenstein, Le Cahier brun (1958), (trad. Guy Durand) Paris, Gallimard, coll. «Tel»,
1965, p. 298-299.
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16. Grossièrement, on peut admettre que l’évolution en Occident suit une tendance qui va de la valori-
sation de la déclamation à celle de l’intériorisation de la parole; voir par exemple la proclamation moderne
d’un Saint-John Perse, prototype du poète «oratoire» pourtant, au sujet de la «répugnance extrême
du poète français pour toute lecture sonore, qu’il répudie d’avance comme une limite corporelle, propre à
restreindre ou à fausser la portée intérieure du poème et les chances mêmes de l’écrit». «Le poème français
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le plus expansif, ou même le plus emphatique en apparence, ne serait encore fait que pour l’oreille interne»
(lettre à la Berkeley Review, 10 août 1956, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la
Pléiade»,1982, p. 567-568. Dans le même sens, voir également la lettre à Henri Peyre, 19 août 1956, ibid.,
p. 1073).
17. Par exemple ces deux positions: celle de Mikel Dufrenne qui tient qu’une lecture muette de la poésie
la trahit, pour cette raison assez étrange, cependant, que «le sens y est immanent au sensible; détacher le
sens du sensible, c’est le manquer pour aller indûment au sens conceptuel, et manquer l’expérience du beau
qui est sans concept» (Le Poétique [1963], 2e éd. revue et augmentée, Paris, PUF, 1973, p. 71), et celle
exprimée par Gaston Bachelard sur «le caractère primordial du vers psychique, sa suprématie originaire sur la
valeur temporelle objective». On reviendra «à cette poésie muette, poursuit-il, si l’on veut bien penser les
vers au lieu de les scander» (La Dialectique de la durée, Paris, PUF, 1950, rééd. 2001, p. 124-125). Conci-
liants, les critiques chinois expliquent qu’il convient à la fois de psalmodier le texte pour en appréhender le
che, et de le lire en silence pour en goûter la saveur invisible: «ces deux lectures doivent s’épauler» (François
Jullien, La Propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Paris, Seuil, coll. «Des Travaux»,
1992, p. 136). Certains poèmes de Verlaine obligeraient à «une diction flottante, tenant à la fois compte
des exigences de cohésion syntaxique et de celles des habitudes métriques» (Aron Kibedi Varga, Les
Constantes du poème. Analyse du langage poétique, Paris, Picard, 1977, p. 73; voir également p. 95-96); ils
réclameraient une prononciation qui soit à peine une articulation (cf. Roland Barthes, «La musique, la voix,
la langue», Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1995, t. III, p. 883); mais la vraie particularité de Verlaine
est plutôt que certains effets de sens interdisent tout simplement, pour être réalisés, une lecture proférée: la
diction n’est plus «flottante» mais barrée.
18. Voir par exemple Une histoire de la lecture d’Alberto Manguel (Arles, Actes Sud, 1998), Histoire de la
lecture dans le monde occidental sous la dir. de G. Cavallo et R. Chartier (Paris, Seuil, 1997, rééd. «Points»,
2001), et Pratiques de la lecture, sous la dir. de R. Chartier (Paris, Rivages, 1985, et «Petite bibliothèque
Payot», 1993). Armando Petrucci affirme que la lecture muette (le tacite legere) était pratiquée dès l’Anti-
quité («Lire au Moyen Age», cité par Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit [1988], Paris, Albin
Michel, coll. «Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité», 1996, p. 78).
19. Cf. par exemple Jerome Bruner, Car la culture donne forme à l’esprit. De la révolution cognitive à la psy-
chologie culturelle, Genève, Eshel, Georg, 1997, p. 117. Dans cette histoire faite de chevauchements, surim-
pressions, palinodies, etc., la Renaissance n’en constitue pas moins, à l’évidence, une étape majeure, dont
Pierre Francastel resserre le sens ainsi: «Le monde fut un spectacle, il devient un champ de forces» où
les expériences intimes prennent une valeur accrue (Peinture et Société. Naissance et destruction d’un espace
plastique. De la Renaissance au cubisme, Denoël, coll. «Médiations», 1977, p. 260).
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20. Jean-Jacques Rousseau, «L’Origine de la Mélodie», M.-E. Duchez (éd.), Œuvres complètes, V, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», 1995, p. 338. Le handicap des chansons françaises pour un Fran-
çais réside bien souvent en ce que l’auditeur comprend trop bien ce qu’elles disent, au contraire de leurs
rivales anglo-saxonnes dont le succès repose en grande partie sur un subtil compromis entre parole
et musique qui n’est pas sans parenté avec celui de la «bonne chanson» ou de la «romance sans parole»
verlainiennes: la plupart de ces ritournelles, si on les comprenait littéralement, perdraient une grande part
de leur pouvoir et de leur charme, leur formule tenant à peu près en ceci: mi-dire, parler de quelque chose
dans une lingua franca dont on ne prête pas attention à la signification (précise), parce que cette signifi-
cation est passée dans la musique, s’y trouve infusée; l’auditeur, dont ce n’est pas la langue, se contente du
thème, d’une atmosphère, d’«accords», etc.
21. Cf. Bertrand Vibert, «La sœur et la rivale. Sur Mallarmé, la musique et les lettres», Poétique, n° 123,
septembre 2000.
22. G. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968, p. 187.
23. Dans La Psychologie des styles d’Henri Morier on retrouve Verlaine à la fois dans le «style rêveur» et
dans le «style tournoyant», ce dernier caractérisé notamment par la «désorganisation de la syntaxe (incises,
enjambements), d’où résulte une mélodie sans contrastes virils». Il note aussi le «retour au point de départ»
(2e éd. revue et corr., Genève, Georg, 1985, p. 276-277).
24. Arthur Symons, qui avait connu personnellement le poète, suggérait que son art tout entier ne
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consiste peut-être qu’«à servir avec raffinement ses humeurs, avec cette confiance absolue en elles telles
qu’elles sont», Confessions, trad. V. Béghain, Toulouse, Ombres, 1990, p. 20.
25. La tunica adamantina est présente dans les odes d’Horace mais surtout, une dizaine d’années avant
«La Bonne Chanson», dans un poème des Odes funambulesques de Théodore de Banville, où le poète
demande à la déesse Eris de mettre autour de son cœur l’«armure adamantine».
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26. Au sens où Jean Mazaleyrat définit restrictivement la strophe comme un groupement de vers formant
un système complet d’homophonies finales par élaboration d’une combinaison et non par simple liaison
(Eléments de métrique française, Paris, Armand Colin, coll. «U2», 1974, p. 80-84).
27. Cf. Jean-Michel Gouvard, La Versification, Paris, PUF, coll. «Premier Cycle», 1999, p. 120-122.
Sur ces questions, cf. le livre essentiel de Bernard de Cornulier, Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mal-
larmé, Paris, Seuil, 1982, spécialement les p. 211-250.
28. Ce vers 11, le plus original prosodiquement («Ou doux, que nous feront ses gestes? Il peut bien,»),
comprend dans son membre médian au moins quatre morphèmes dont l’appartenance, à l’oral, peut hésiter
entre deux catégories ou formes: que pronom interrogatif ou relatif; ses/ces: déterminant possessif ou
démonstratif; nous ferons/-t ses gestes: sujet/verbe / c.o.d. ou pronom datif/verbe/sujet. Subliminalement, un
deuxième sens s’établit ainsi au revers du premier ou, au moins, une seconde articulation de sens possible,
indiscernable de la première.
29. Naïveté à distinguer de la fadeur qui a fait la réputation de Verlaine. Cf. Jean-Pierre Richard, Poésie et
Profondeur, Paris, Seuil, 1955, et François Jullien, Eloge de la fadeur, Paris, Picquier, 1991, spécialement
chapitre 15, où la fadeur verlainienne est distinguée de la chinoise.
30. On a dépassé ici l’«interlocution imaginaire», intime, du Lied, telle que la caractérise Barthes dans
«Le chant romantique», in Gramma (1977), Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 696.
31. Ceci pourrait passer pour une vérification expérimentale de la «loi des deux séries simultanées» chez
Deleuze, des deux «histoires» distinctes se développant simultanément, dans un «décalage essentiel» dû à
une «instance paradoxale», à double face: «C’est le miroir. Aussi est-elle à la fois mot et chose, nom et
objet, sens et désigné, expression et désignation, etc. Elle assure donc la convergence des deux séries qu’elle
parcourt, mais à condition précisément de les faire diverger sans cesse» (Logique du sens, Paris, Ed. de
Minuit, 1969, p. 51-56). C’est l’un des intérêts de Verlaine, pour nous: de permettre de toucher du doigt,
sous une forme simple, cette abstraction, notamment dans la rémanence, la hantise, de règles poétiques
asystématiquement bravées ou bafouées. Ce qui fait la particularité de Verlaine c’est cet entre-deux où il se
maintient, ce conflit qu’il entretient, en particulier entre syntaxe et métrique, qui conserve ce qu’au même
moment il subvertit (cf. G. Dessons, H. Meschonnic, Traités du rythme. Du vers et des proses, Paris, Dunod,
1998, p. 91). B. de Cornulier a certainement raison de regretter que l’évolution globale de l’alexandrin, de
Hugo à nos jours, tout en ayant conduit à des structures métriques de plus en plus variées, n’ait donné lieu,
«passées les recherches de Rimbaud, Mallarmé, et surtout Verlaine», qu’«à des exploitations stylistiques de
plus en plus plates de ces mesures» («Prosodie: éléments de versification française», in Théorie de la litté-
rature, Aron Kibedi Varga [dir.], Paris, Picard, 1981, p. 126).
32. Même avant le recueil Sagesse, une composante religieuse n’est pas exclue de cette problématique.
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D’après le saint Augustin du De Musica, l’inégalité est liée à la condition peccante, au corps; l’égalité à
l’âme, à Dieu (et il se montre partisan de la presque égalité). «Toutes ces harmonies provenant de notre
condition mortelle, châtiment du péché, ne les excluons pas des ouvrages de la divine Providence, puis-
qu’elles sont belles en leur genre. Mais ne les aimons pas non plus, comme pour trouver le bonheur en
leur jouissance» (livre VI, XIV, 46, in Œuvres, 1re série: Opuscules. VII. Dialogues philosophiques [trad.
F.-J. Thonnard], Paris, Desclée de Brouwer & Cie, 1947, p. 455-457). Au contraire, pour Hugues
de Saint-Victor, «le chiffre de l’âme, c’est l’impair, nombre déterminant et parfait, le chiffre du corps, c’est
le pair, principe d’indétermination et d’imperfection.» (Edgard de Bruyne, Etudes d’esthétique médiévale,
Bruges, De Tempel, 1946, vol. II, p. 221). Mais comment échapper à la fois au pair et à l’impair – com-
ment échapper aux signes organisés?
33. Une antithèse plus nette existe, sémantique-sonore, car renforcée par la paronomase, Beauté versus
Bonté, mais elle est pareillement déséquilibrée (1er vers/avant-dernier vers).
34. On lira l’étude que Jacques Garelli propose de ce poème, conçu comme un «ensemble métastable».
L’art de Verlaine, soutient-il, consiste avant tout à suspendre «la multiplicité des structures temporelles
linéaires, latérales, émergentes, mais aussi absorbantes, envoûtantes, étoilées». «En dernier ressort, conclut-
il, le désir et l’angoisse, loin de se thématiser en un énoncé objectif, se temporalisent à un niveau présym-
bolique, en monde» (Rythmes et mondes. Au revers de l’identité et de l’altérité, Grenoble, Jérôme Millon,
coll. «Krisis», 1991, p. 450-460).
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35. Les réalisations du a ouvert, en français contemporain, n’ont plus guère de pertinence phonologique,
et tendent ainsi à transformer la différence minime a/â en une différence nulle.
36. C’est la principale originalité de la poésie verlainienne à l’égard des deux autres poètes, Mallarmé
et Rimbaud, auxquels on l’associe immanquablement: le goût des qualités intermédiaires, l’insinuation,
etc. Si, comme le croit Merleau-Ponty, Mallarmé et Rimbaud ont rompu le parallélisme signifiant-signifié
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(Notes de cours 1959-1961, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1996, p. 48), Verlaine l’aurait plutôt déréglé.
En outre, chez Mallarmé, en dépit des cousinages, l’écriture domine l’imaginaire, aux dépens de la voix
(cf. Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou La déraison graphique (1995), Paris, Flammarion, coll.
«Champs», 2001, p. 111-114) tandis que, chez Rimbaud, la révolution est beaucoup plus voyante (aux
deux sens du mot) et se traduit par un «déboîtage» de tous ordres plus radical.
37. Cette question du «travail» Ouïe/Vue (et Oral/Ecrit) est capitale puisqu’elle participe, en première
ligne, de ce mythe du retour aux origines, à la racine de la langue. Nous ne pouvons pas en traiter ici.
Notons que ce «mythe» n’est pas qu’une chimère, et qu’il a des fondements sensibles aussi bien qu’histo-
riques et anthropologiques. G. Steiner qui rappelait après beaucoup d’autres que l’accession des rudiments
du moi à l’ordre du perceptible et, finalement, de la forme intelligible, a été musicale, ajoutait: «C’est ainsi
que la formule de Verlaine, “De la musique avant toute chose”, serait porteuse d’une vérité secrète» (Réelles
présences, op. cit., p. 219).
38. Iouri Lotman, La Structure du texte artistique (trad. sous la dir. d’Henri Meschonnic), Paris, Galli-
mard, 1973, p. 183.
39. Michel Deguy, «Notes sur le rythme ou Comment faire un impair», Langue française: le rythme et le
discours, (sous la dir. de H. Meschonnic), Paris, Larousse, n° 56, décembre 1982, p. 54. «Est-il, en passant,
nécessaire de remarquer quelle étrange incompréhension de la langue et de sa plus essentielle phonétique, et
de son euphonie, a été, de plusieurs, la suppression dans les vers de l’E muet, – en quoi ils se démontrent
sourds aux demi-tonalités et de plus délicates nuances encore…», avertissait le contemporain de Verlaine,
René Ghil («En méthode à l’œuvre», Œuvres complètes, Paris, Albert Messein, 1938, t. III, p. 206-207).
Mais quand Voltaire défendait sa langue contre l’italienne déjà: «C’est précisément dans ces
e muets, avançait-il, que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne,
diadème, flamme, tendresse, victoire, toutes ces désinences heureuses laissent dans l’oreille un son qui subsiste
encore après que le mot a été prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus
les touches» (lettre à Deodati de Tovazzi du 24 janvier 1761). L’argument sera repris par Rivarol dans son
Discours sur l’universalité de la langue française: «Le son de l’E muet, toujours semblable à la dernière vibra-
tion des corps sonores, lui donne [à la langue française] une harmonie légère qui n’est qu’à elle.» Verlaine a
exploité cette «supériorité» du génie de la langue française d’une manière incomparable et fait d’une qualité
sonore un matériau de métaphysique.
40. Cf. Novalis: « L’art poétique n’est en réalité qu’un usage volontaire, actif, productif de nos organes –
et la pensée elle-même pourrait bien n’être guère autre chose – en sorte que la pensée et la création poétique
ne feraient qu’un», L’Encyclopédie, 1339, V-61 (trad. M. de Gandillac), Paris, Ed. de Minuit, 1966, p. 304.
41. Je dois même reconnaître avoir sans doute, dans un précédent article («Et tout le reste est littéra-
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ture», Poétique, n° 80, novembre 1989), majoré la nouveauté de Verlaine, sa complaisance dans l’expression
de la souffrance en particulier. Son originalité ne fait pas de doute (la croyance en la notion de péché en
constitue un aspect capital par exemple), mais je serais plus enclin aujourd’hui, répétant ce que je disais
en tête de cet article à propos de la nouveauté du symbolisme, à en parler comme d’une variation sur des
«lieux» et des éthè d’une tradition de très longue durée, lesquels n’appartiennent à aucune époque en propre
et forment des alliages renouvelés en agglomérant des éléments pérennes à des facteurs plus contingents.
Citons, par exemple, parmi les jalons possibles, ce mélange vespéral de mélancolie et de sérénité, qui consti-
tue, selon E. Panofsky, l’apport le plus personnel de Virgile à la poésie («Et in Arcadia ego: Poussin et la
tradition élégiaque», in L’Œuvre d’art et ses significations, Paris, Gallimard, 1969, p. 284-285), ou tel poème
de Michel-Ange qui, au cœur de la Renaissance, énonce: «La mia allegrezz’è la malinconia.» C’est au
romantisme que reviendrait toutefois plus précisément d’avoir donné pour la première fois à l’état d’esprit
mélancolique la possibilité de s’exprimer «musicalement» d’après Klibansky, Panofsky et Saxl (Saturne et la
Mélancolie [1964], trad. fr.: Paris, Gallimard, 1989, p. 631). Claudel – nous allons à grandes étapes –
jugeait que «la sympathie avec la nuit, la complaisance au malheur, l’amère communion avec les ténèbres»,
dont étaient particulièrement habités des écrivains comme Poe, Baudelaire et Mallarmé, n’avaient trouvé
leur développement complet qu’au cours du XIXe siècle mais se trouvaient préfigurés dans Euripide
(Mémoires improvisés, recueillis par Jean Amrouche, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1954, p. 65-66). On
pourrait même remonter plus haut encore dans l’histoire, au moment où la poésie se libère de la domi-
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nation exclusive de la forme épique: le poète ne détourne plus alors son regard de sa propre personne;
«il devient lui-même le centre de sa poésie, et il trouve le rythme le mieux approprié pour exprimer les
mouvements de son âme, en liaison étroite avec la musique» (E. Rohde, Psyché, Paris, Payot, 1928, p. 166).
Généralisant: «L’attrait de la mélancolie, le savourement des amertumes de la mémoire, l’effroi résigné et
la voluptueuse défaillance de la vie qui se sent s’écouler, qui se sent mourir en rêvant d’éternel, n’est-ce pas là
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la plus profonde source et la plus habituelle, avec l’amour, de notre poésie?» (Gabriel Tarde, L’Opposition,
universelle. Essai d’une théorie des contraires, in Œuvres, Paris, Institut Synthélabo pour le progrès de la
connaissance, coll. «Les empêcheurs de penser en rond», 1999, t. 3, p. 259-260).
42. Cf. Richard Rorty, «Le parcours du pragmatiste», in Interprétation et Surinterprétation, Stefan
Collini (éd.), trad. J.-P. Cometti, Paris, PUF, coll. «Formes sémiotiques», 1996.
43. Sur la notion de désignifier, cf. François Jullien, Nourrir sa vie, Paris, Seuil, 2005, chapitre XI.
44. Il est naturel de trouver en abondance dans la poésie verlainienne allitérations, échos, homéotéleutes,
polyptotes (tel/telle, par exemple) et autres figures géminées, spéculaires – «narcissiques».
45. A. Gehlen, Anthropologie et psychologie sociale (trad. J.-L. Bandet), Paris, PUF, 1990.
46. Ibid., p. 139.
47. Robert Lafont, Le Travail et la Langue, Paris, Flammarion, 1978, p. 22.
48. Julia Kristeva, Polylogue, Paris, Seuil, 1977, p. 466.
49. Cf. par ex.: «L’homme est une créature qui invente des formes et des rythmes; c’est à cela qu’il est le
mieux exercé et il semble que rien ne lui plaise autant que d’inventer des formes. Observons seulement de
quoi notre œil s’occupe dès qu’il n’a plus rien à voir: il se crée quelque chose à voir. Il se peut qu’en pareil
cas notre oreille agisse de même; elle s’exerce. Sans cette transformation du monde en formes et en rythmes,
il n’y aurait pour nous rien qui fût “identique”, donc rien qui se répète, donc aucune possibilité d’expé-
rience ni d’assimilation, de nutrition […] la “connaissance”, vue sous cet angle, n’est rien d’autre qu’un
moyen au service de la nutrition» (Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, automne 1884- automne 1885,
in Œuvres philosophiques complètes, XI, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1982, 38 [10], p. 341-342).
50. A. Gehlen, Anthropologie et psychologie sociale, op. cit., p. 61, 187 et 142.
51. «La langue n’est-elle rien d’autre qu’un code?», s’interroge Merleau-Ponty, qui répond par la néga-
tive: «Dans le langage réel […], il y a surpuissance et gâchis», La Nature, Paris, Seuil, coll. «Traces écrites»,
1995, p. 216.
52. Cf. T. Ribot, La Psychologie des sentiments (1930), cité par Alain Berthoz, in Le Sens du mouvement,
Paris, Odile Jacob, 1997, p. 14.
53. «Le génie, comme un homard aveugle qui tâtonne sans cesse autour de lui et attrape à l’occasion
quelque chose: il ne tâtonne pourtant pas pour attraper, mais parce que ses membres ont besoin de s’agi-
ter», Nietzsche, Fragments posthumes, 1 [53], in Aurore (annexe), Œuvres complètes, op. cit., t. IV, 1970,
p. 302. Voir également Fragments posthumes, début 1888-début janvier 1889, ibid. t. XIV (trad.
J.-C. Hémery), 14 [170], p. 135.
54. Konrad Lorenz, Les Fondements de l’éthologie (trad. Jeanne Etoré), Paris, Flammarion, coll.
«Champs», 1984, p. 392. Serge Moscovici parle, lui, d’«instinct épistémique»: «Les hommes partagent
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avec une grande partie des êtres animés le désir de créer de l’information qui les pousse à provoquer l’évé-
nement, faire des essais et des expériences, quitter l’entourage commun, s’attaquer aux problèmes par leur
côté incongru, contourner les schèmes stables qui exercent souvent des contraintes dévitalisantes» (La
Société contre nature, éd. revue et corrigée, Paris, Seuil, 1994, p. 362).
55. Maurice Merleau-Ponty, La Nature, op. cit., p. 251-256. Il explique la compulsivité de l’instinct par
le «drame vital» qui tient à ce que l’être est à la fois vision et passion, par la «dualité entre le faire et le
voir».
56. K. Lorenz, L’Envers du miroir. Une histoire naturelle de la connaissance (trad. J. Etoré), Paris, Flam-
marion, coll. «Champs», 1975, p. 202 et 225.
57. Jean-Pierre Changeux, in Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, La Nature et la Règle. Ce qui nous fait
penser, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 58.
58. Outre la définition greimassienne (qui fait du sens «la possibilité de transformation du sens»),
on citerait, pour s’épargner une démonstration, un peu au hasard de lectures récentes, les confirmations
suivantes: «La modification est un élément composant du sens» (Didier Franck, Chair et Corps. Sur la
phénoménologie de Husserl, Paris, Ed. de Minuit, 1981, p. 137); «Le sens ne se produit jamais que de la
traduction d’un discours en un autre» (Jacques Lacan, «L’étourdit» [1973], in Autres écrits, Paris, Seuil,
2000, p. 480); «Meaning is a complex operation of projection, blending, and integrating over multiple
spaces. Meaning never settles down into a single residence» (Mark Turner, The Literary Mind. The Origins
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of Thought and Language, Oxford University Press, 1996, p. 106); «Ce qui fait sens, c’est la mobilité elle-
même, la puissance de déplacement des signes au-dessus du vide» (Marie-José Mondzain, Le Commerce des
regards, Paris, Seuil, coll. «L’ordre philosophique», 2003, p. 160); «Le sens naît quand change le sens,
qu’il s’agisse de direction ou de signification» (Michel Serres, Rameaux, Paris, Le Pommier, 2004, p. 144).
59. Serait-ce ce qui échappe à Eric Gans – la profondeur de la surface –, lorsqu’il écrit qu’«il faut abso-
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lument insister sur la superficialité de la vérité symboliste, et cela non seulement chez Verlaine et les poètes
de la sensation qui n’ont pour ainsi dire qu’une expérience superficielle du superficiel, mais chez Mallarmé
lui-même»? (Essais d’esthétique paradoxale, Paris, Gallimard, 1977, p. 218.)