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Marielle Macé
S.E.R. | « Études »
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M arielle M acé
Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Septembre 2012 – n° 4173 223
C’est peut-être en effet par sa capacité à être blessé
par les formes que Pasolini a su porter un regard stylistique
sur la vie, un regard aussi violent qu’amoureux. Il a consi-
déré peu à peu le présent « bourgeois » comme un véritable
enfer, l’enfer de nouvelles conditions faites à l’expérience,
l’enfer de nouvelles formes prises par l’existence. Cette
haine pour certaines modalités de la vie contemporaine fut
à la mesure d’un amour premier pour le réel. La brutalité
d’agression du dernier Pasolini est née, je crois, de cette
faculté particulière : celle d’un sujet « capable » d’être
meurtri par les formes sociales, et qui oblige par consé-
quent ces formes à comparaître, à se produire sur la scène
du jugement. Je parle à dessein de formes de vie, d’exposi-
tion, de visibilité, dans un vocabulaire d’emblée esthétique.
Car le scandale pasolinien semble indissociable d’un besoin
de juger les formalités même du vivre, la promesse esthé-
tique de toute existence, les modalités de l’« apparaître »
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Ce qui importe ici est la dynamique d’exposition que
constitue (que risque) toute vie, dans un sentiment jamais
démenti de l’apparaître humain. Dans une réflexion assez
différente, mais riche d’une même attention aux formes de la
visibilité et de l’intersubjectivité qui façonnent l’espace
public, Hannah Arendt a eu de très fortes pages sur « l’appa-
raître » politique des individus : l’action et la parole « sont les
modes sous lesquels les êtres humains apparaissent les uns
2. Hanna h Arendt, aux autres2 », et c’est cette entre-visibilité qui fonde la vie
Condition de l’ homme politique : « c’est l’espace du paraître au sens le plus large :
moderne, Paris, Calmann-
Lévy, 2005, p. 232. l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’appa-
raissent, où les hommes n’existent pas simplement comme
d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement
3. Ibid., p. 258. leur apparition.3 » Chez Pasolini, cet apparaître est chargé
d’une religiosité première, et égalé à l’éclat propre du peuple ;
cet éclat, on pourrait l’appeler « l’être-luciole » de la figure
humaine, incarnée à ses sommets par le peuple, une capacité
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[…] Je dois te dire que ces circonstances me rendent Nino 5. Id., Correspondance
générale, 1940-1975, texte
encore plus précieux, parce qu’elles soulignent sa présence établi et annoté par Nico
charismatique, sa fatalité.5 » Naldini. Lettres choisies et
Et c’est ce que Pasolini appelle une « sacralité tech- traduites de l’italien par
René de Ceccaty, Paris,
nique » (una sacralità tecnica6), faite d’isolement et de poten- Gallimard, 1991, p. 269.
tialisation d’images prises une à une, qui est chargée
6. Id., extrait d’un entre-
d’inscrire stylistiquement, dans son cinéma, ces puissances tien repris par Serafino
de rayonnement. Sacralité technique : un art du casting, c’est- Murri dans Pier Paolo
Pasolini, Milan, Il Castoro
à-dire une capacité à saisir des intensités figurales dans des
Cinema, 1994, p. 7 (cité par
individus bien réels (des visages avant tout, mais aussi des Céline Parant, De Giotto à
voix, ainsi que le fait La Rabbia, ce montage documentaire Caravage : la troisième
dimension picturale dans
qui dispose en écho une « voix de prose » et une « voix de quelques films de Pasolini,
poésie ») ; et un art de l’exposition, qui fut en quelque sorte la Th., 2005-2006).
manière propre de Pasolini. Cette exposition se mesure dans
ses films à l’importance de la frontalité7, la frontalité presque 7. Voir les riches analyses
permanente du point de vue et l’art du gros plan qui isole, de Véronique Taquin,
« Pathos et sacralité chez
décolle les objets de leur fond et fait rayonner chaque portion
PDF/web12/Taquin12.pdf
c’est-à-dire sa capacité propre de rayonnement. Cela suppose
8 . Comme l’a montré
l’évitement du plan-séquence ordinaire, trop naturaliste : Georges Didi-Huberman,
« Mon amour fétichiste pour les choses du monde m’empêche dans Survivance des lucioles,
Paris, Minuit, coll.
de les considérer comme naturelles. Ou il les consacre, ou il « Paradoxe », 2009.
les désacralise avec violence, une par une : il ne les lie pas
9. Pier Paolo Pasolini
dans un juste flux, il n’accepte pas ce flux. Mais il les isole et L’Expérience hérétique, op.
les idolâtre plus ou moins intensément, une par une.9 » cit., p. 201.
La capacité à provoquer l’expression du réel, mieux : à
provoquer l’expression qu’est le réel, est aussi ce qu’engage-
ront les dispositifs rhétoriques de la prose critique de
Pasolini : l’apostrophe, omniprésente dans les textes poli-
tiques des années 70, l’imprécation, la provocation, les invec-
tives, toutes les formes énonciatives de l’exposition et du
« faire face » sont mobilisées. Il s’agissait donc pour lui, en
toutes choses, de manifester la vie comme tendance expres-
sive : « la vie conçue comme accomplissement, comme ten-
dance désespérée incertaine et continuellement en quête de
supports, prétextes et relations, à la recherche de sa perfec-
tion expressive.10 » Tendance « désespérée, incertaine », « en 10. Ibid., p. 225.
quête de supports » : l’expressivité humaine, concevable dans
n’importe quel geste ou dans n’importe quel moment d’être,
est comme l’éclat des lucioles une possibilité fragile à laquelle
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il nous faut prêter notre force (notre attention, notre désir), à
laquelle il nous faut faire place en nous-même, qu’il nous faut
prendre en charge et en responsabilité. C’est d’ailleurs bien ce
qu’est un « geste » : une res gesta, une chose prise en respon-
sabilité ; et c’est cette prise en charge des formes du réel qui
constitue sans doute le sens du style.
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ce qu’il concevait comme une « esthétique de l’existence » :
c’est l’harmonisation d’une manière d’être complète, où les
modalités de la vie tout entière (la vie du corps au premier
chef) sont gagées sur cette nécessité de dire le vrai. L’existence
et l’œuvre de Pasolini peuvent apparaître comme une moda-
lité historique de ce « problème posé depuis longtemps dans
la culture occidentale » : le « rapport entre volonté de vérité et
style de l’existence ». Pasolini est l’un des derniers à avoir
incarné ce rapport avec éclat, violence et agressivité. Il s’est
détourné de tous les groupes où il s’était d’abord reconnu : la
renaissance frioulane, l’Église catholique, le PCI, le
mouvement de 1968, et en tout cela, le peuple d’abord adoré.
Acceptable par personne, inintégrable, défaisant tour à tour
chacune de ses solidarités, il est celui qui « manque à toute
insertion », comme Foucault le disait des cyniques grecs.
Foucault soulignait que la particularité du cynisme est
d’être une philosophie sans corpus doctrinaire, sans lois,
Sainteté du style
Mais je crois qu’il y a plus ; il y a ici quelque chose qui n’est pas
épuisé par l’héroïsme performatif du parrèsiaste. Car au fond
Pasolini retourne la blessure à l’envoyeur, et cette réciprocité
éclaire ses interventions : l’essentiel, à mon sens, est qu’en com-
paraissant lui-même il contraint les formes et les styles à com-
paraître. Celui qui fait scandale ici, celui qui s’expose, est aussi
celui qui, réciproquement, oblige non pas exactement les autres
à s’exposer, en ayant à leur tour le courage de la vérité, mais
surtout les formes à s’exposer, d’abord dans leur beauté puis
dans leur décadence, les défiant de se prouver elles-mêmes.
L’exposition de la tendance expressive de la vie est au fond une
requête violente de comparution, d’exposition stylistique.
Question de style. Non du style comme enveloppe, mais
comme mouvement même de l’être, qui est paraître et compa-
rution, qui peut donc blesser. Cette propension à être blessé
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par les formes, cette force, ce talent, cette capacité éthique
d’être blessé par les formes est sans doute ce qui distingue
Pasolini de la critique sociale et de la déploration réaction-
naire, dont il a pu sembler un simple suiveur.
L’essentiel est en effet moins l’enfermement progressif
(et la définition de soi dans cette résistance héroïque au réel,
voire dans une sorte de dandysme paradoxal – Foucault par-
lait, au sujet de Baudelaire, d’un « dandysme moral »), que
cette permanence d’une soif de styles, l’attention au spectre
des formes et des manières contemporaines – les manières
que Pasolini est conduit à aimer autant que les formes qui le
blessent, mais qu’il saisit justement comme des formes, des
modalités, des styles, c’est-à-dire des puissances ou des
impuissances de l’humain, qu’il oblige à se montrer et qu’il
nous oblige à regarder.
C’est cette réserve de style déposée en toute vie que
Pasolini avait par exemple identifiée dans l’usage moderne
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style. Il est partout soucieux des ressources d’altérité ou, au
contraire, des puissances d’annulation des différences qu’il y
a dans les manières d’être et les gestes, dans le rapport à la
langue, au corps, aux pratiques, aux façons de faire. Attirant
l’attention avec beaucoup de lucidité sur ce qui se joue à la
télévision, il écrit par exemple : « l’importance de la télévi-
sion est énorme, parce qu’elle ne fait rien d’autre, elle aussi,
qu’offrir une série d’exemples de manière d’être et de com-
portement », dans un « langage maniériste » qui « n’admet
pas de répliques, d’alternatives, de résistance15 ». Les fils de la 15. Id., Lettres luthériennes,
traduit de l’italien par Anne
bourgeoisie, précise-t-il, sont aujourd’hui « cruellement Rocchi Pullberg, Paris, Le
punis par leur manière d’être (et à l’avenir, certainement, par Seuil, 2000, p. 46.
quelque chose de plus objectif et de plus terrible)16 ». Pasolini 16. Ibid., p. 16.
traque partout une « rhétorique de la laideur », cette norme
de laideur qui apprend au jeune Gennariello, l’adolescent
imaginaire auquel il s’adresse dans les Lettres luthériennes, à
ne pas rayonner, à s’éteindre comme le font les lucioles –
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il est contemporain, elles sont aussi une façon d’être toujours
attentif et de rendre les autres toujours attentifs aux formes
comme à des forces, à la puissance d’être qu’il y a dans le fait
même du style, une puissance qu’il faut savoir protéger,
évaluer, relancer ; et c’est encore un rapport à la subtilité des
formes qui se fait entendre dans les textes haineux, car ils
disent que quelque chose en Pasolini est profondément
atteint par l’écrasement des réserves de style, par l’inattention
au style, par la négation des possibilités de différenciation des
gestes, des formes de langage, du quotidien.
Cette attention aux ressources d’expressivité de l’hu-
main, aux manières d’être conçues comme des puissances,
ou justement perdues en tant que puissances, est en fait ce
qui justifie l’abjuration de la Trilogie de la vie : « pendant
quelques années, il m’a été possible de me leurrer. Le présent
dégénérescent était compensé tant par la survie objective du
passé que, en conséquence, par la possibilité de le représenter.
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qui à nous – religieux et humanistes – apparaît comme fixa-
tion et mort, sera d’une nouvelle façon, histoire ; que l’exi-
gence de communicativité pure de la production sera de
quelque façon contredite26 ». Au fond, la question doit être 26. Ibid., p. 40.
celle-ci : comment chacun dirige-t-il, accepte-t-il de diriger,
la force stylistique qui fait son humanité ?
e
affûter ; d’accepter de juger, aussi, les conditions qui sont
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socialement faites à l’expérience et les manières qu’elles insti- es
ue-etud
Marielle Macé
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