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PASOLINI, SAINTETÉ DU STYLE

Marielle Macé

S.E.R. | « Études »

2012/9 Tome 417 | pages 223 à 232


ISSN 0014-1941
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-etudes-2012-9-page-223.htm
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Pour citer cet article :


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Marielle Macé, « Pasolini, sainteté du style », Études 2012/9 (Tome 417),

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p. 223-232.
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Arts et Littérature

Pasolini, sainteté du style

M arielle M acé

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l m’a semblé rencontrer chez Pasolini, dans sa passion
pour le réel comme dans la brutalité de ses haines, un
allié pour affirmer l’intérêt de porter un regard résolu-
ment stylistique sur la vie. Il faut préciser ici ce que l’on entend
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par le mot « style » : loin de désigner une esthétisation des


conduites, ou une quête de prestige, il peut nommer les formes
du faire humain, l’engagement des sujets dans leurs pratiques.
Car une vie humaine s’engage dans des formes, dans un com-
ment, et un sujet moral n’est peut-être rien d’autre qu’une
manière d’être. Ici, ce n’est pas tant la façon dont un individu
fait œuvre de lui-même et s’élabore souverainement qui m’im-
portera ; mais plutôt sa capacité à percevoir les réserves de
style qui animent le réel, ou sa crainte de les voir annulées.
Le style n’est pas nécessairement l’outil fétiche d’une institu-
tion de soi, mais un engagement éthique, une capacité d’at-
tention à toutes ces formes qui font la vie. Et l’on peut
concevoir une vive admiration pour les penseurs qui obligent,
parfois violemment, les formalités de la vie à s’exposer, à
prouver leur rayonnement, c’est-à-dire leur puissance ou leur
impuissance.

Chargée de recherche CNRS, enseigne la littérature française et la


pensée littéraire à l’EHESS, à l’École normale supérieure, et comme
professeur invité à la New York University. Dernier ouvrage paru : Façons
de lire, manières d’être, Gallimard, 2011.

Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Septembre 2012 – n° 4173 223
C’est peut-être en effet par sa capacité à être blessé
par les formes que Pasolini a su porter un regard stylistique
sur la vie, un regard aussi violent qu’amoureux. Il a consi-
déré peu à peu le présent « bourgeois » comme un véritable
enfer, l’enfer de nouvelles conditions faites à l’expérience,
l’enfer de nouvelles formes prises par l’existence. Cette
haine pour certaines modalités de la vie contemporaine fut
à la mesure d’un amour premier pour le réel. La brutalité
d’agression du dernier Pasolini est née, je crois, de cette
faculté particulière : celle d’un sujet « capable » d’être
meurtri par les formes sociales, et qui oblige par consé-
quent ces formes à comparaître, à se produire sur la scène
du jugement. Je parle à dessein de formes de vie, d’exposi-
tion, de visibilité, dans un vocabulaire d’emblée esthétique.
Car le scandale pasolinien semble indissociable d’un besoin
de juger les formalités même du vivre, la promesse esthé-
tique de toute existence, les modalités de l’« apparaître »

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humain dans la société moderne ; indissociable, autrement
dit, d’un certain sentiment du style. Pasolini, sans acquies-
cer toujours à ce mot – tant il a été transformé en slogan –
se faisait une idée très haute du style, non seulement du
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style artistique mais aussi du style qu’engage la vie ordi-


naire, dans les gestes et les figures du quotidien. Tout
converge chez lui vers un sentiment exorbitant de la « sain-
teté » des affaires de style. Il ne s’agit pas là d’une sacralisa-
tion de l’art et de ses œuvres, mais d’une décision sur ce qui,
dans toutes les formes, met en jeu la valeur même de l’hu-
main. Il ne s’agit pas d’une démarche d’esthétisation : non,
la question est bien celle de la sacralité de ce qui se joue
dans les formes-de-vie, de la religiosité du monde qui s’ins-
titue ou se perd dans le style.

Puissance d’expressivité du réel


Pasolini croyait à la sacralité du réel, une sacralité écla-
tante mais aussi destructrice qui est manifeste dans sa
poésie, son cinéma et ses premiers romans. Il voulait faire
apparaître chaque objet comme « un engin où le sacré fût
en imminence d’explosion1 », et logeait cette sacralité 1. Pier Paolo Pasolini, Les
dans des visages, des corps ou des gestes qui ont la force Dernières Paroles d’un
impie. Entretiens avec Jean
de rayonner, c’est-à-dire dans une puissance formelle et Duf lot, Paris, Belfond,
une capacité d’éclat propres à la vie humaine. 1981, p. 121.

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Ce qui importe ici est la dynamique d’exposition que
constitue (que risque) toute vie, dans un sentiment jamais
démenti de l’apparaître humain. Dans une réflexion assez
différente, mais riche d’une même attention aux formes de la
visibilité et de l’intersubjectivité qui façonnent l’espace
public, Hannah Arendt a eu de très fortes pages sur « l’appa-
raître » politique des individus : l’action et la parole « sont les
modes sous lesquels les êtres humains apparaissent les uns
2. Hanna h Arendt, aux autres2 », et c’est cette entre-visibilité qui fonde la vie
Condition de l’ homme politique : « c’est l’espace du paraître au sens le plus large :
moderne, Paris, Calmann-
Lévy, 2005, p. 232. l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’appa-
raissent, où les hommes n’existent pas simplement comme
d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement
3. Ibid., p. 258. leur apparition.3 » Chez Pasolini, cet apparaître est chargé
d’une religiosité première, et égalé à l’éclat propre du peuple ;
cet éclat, on pourrait l’appeler « l’être-luciole » de la figure
humaine, incarnée à ses sommets par le peuple, une capacité

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de rayonnement de l’humain que peuvent pourtant éteindre
violemment certains dispositifs sociaux ; Pasolini a en effet
consacré l’un de ses derniers articles à « La disparition des
lucioles » dans le paysage italien des années 70 ; cette extinc-
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tion de lueurs modestes était pour lui la marque d’une « apo-


calypse culturelle », de l’écrasement brutal des formes de la
vie populaire par une révolution bourgeoise. De splendides
notes de voyage, en Inde ou en Italie du sud, recueillent cet
éclat et disent son effet puissant sur celui qui sait s’y rendre
attentif, qui le cherche et le démultiplie dans son attention
même, qui le fait vivre dans son talent pour en être affecté.
Ce rayonnement n’a rien de pacifié, il est menaçant,
exigeant, et repose sur une violence disruptive. La sacralité
de la vie est ainsi prioritairement reconnue dans l’expérience
sexuelle, et l’amour de Pasolini pour le réel, comme il le dit
nettement, est « religieux dans la mesure où il fusionne en
quelque sorte par analogie avec une sorte d’immense féti-
4. Pier Paolo Pasolini, chisme sexuel4 ». Exemplairement, dans Théorème, l’ordre
L’Expérience hérétique : familial est balayé par le désir. Ailleurs, dans une lettre à
langue et cinéma, traduit
de l ’ ita l ien pa r A nne Laura Betti de septembre 1964, Pasolini commentait l’effet
Rocchi Pullberg, Paris, que produisait sur son amie la présence intense et charnelle,
Payot, 1976, p. 199.
l’innocence rayonnante et dérangeante de son compagnon,
Nino Davoli : « la réalité, c’est que tu ne peux pas le supporter.
Sa présence absurde, indésirable, arbitraire, obtenue de lui si
facilement, te blesse, je le sais. Et je te comprends. Tout ce qui
pour moi est grâce pour toi est œuvre du Démon – chez lui.

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[…] Je dois te dire que ces circonstances me rendent Nino 5. Id., Correspondance
générale, 1940-1975, texte
encore plus précieux, parce qu’elles soulignent sa présence établi et annoté par Nico
charismatique, sa fatalité.5 » Naldini. Lettres choisies et
Et c’est ce que Pasolini appelle une « sacralité tech- traduites de l’italien par
René de Ceccaty, Paris,
nique » (una sacralità tecnica6), faite d’isolement et de poten- Gallimard, 1991, p. 269.
tialisation d’images prises une à une, qui est chargée
6. Id., extrait d’un entre-
d’inscrire stylistiquement, dans son cinéma, ces puissances tien repris par Serafino
de rayonnement. Sacralité technique : un art du casting, c’est- Murri dans Pier Paolo
Pasolini, Milan, Il Castoro
à-dire une capacité à saisir des intensités figurales dans des
Cinema, 1994, p. 7 (cité par
individus bien réels (des visages avant tout, mais aussi des Céline Parant, De Giotto à
voix, ainsi que le fait La Rabbia, ce montage documentaire Caravage : la troisième
dimension picturale dans
qui dispose en écho une « voix de prose » et une « voix de quelques films de Pasolini,
poésie ») ; et un art de l’exposition, qui fut en quelque sorte la Th., 2005-2006).
manière propre de Pasolini. Cette exposition se mesure dans
ses films à l’importance de la frontalité7, la frontalité presque 7. Voir les riches analyses
permanente du point de vue et l’art du gros plan qui isole, de Véronique Taquin,
« Pathos et sacralité chez
décolle les objets de leur fond et fait rayonner chaque portion

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Pasolini. D’Accattone à
de l’être, lorsqu’il s’agit avant tout de la consacrer, et par Salò ou les 120 journées de
Sodome », Chroniques ita-
exemple d’égaler tout le monde sensible à l’aura d’un seul l i e n n e s 1 2 , 2 0 0 7,
visage8. Le plan cinématographique est alors l’équivalent de URL: http://chroniquesita-
ce que Pasolini nommait le « plan d’expression d’un être », liennes.univ-par is3.f r/
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PDF/web12/Taquin12.pdf
c’est-à-dire sa capacité propre de rayonnement. Cela suppose
8 . Comme l’a montré
l’évitement du plan-séquence ordinaire, trop naturaliste : Georges Didi-Huberman,
« Mon amour fétichiste pour les choses du monde m’empêche dans Survivance des lucioles,
Paris, Minuit, coll.
de les considérer comme naturelles. Ou il les consacre, ou il « Paradoxe », 2009.
les désacralise avec violence, une par une : il ne les lie pas
9. Pier Paolo Pasolini
dans un juste flux, il n’accepte pas ce flux. Mais il les isole et L’Expérience hérétique, op.
les idolâtre plus ou moins intensément, une par une.9 » cit., p. 201.
La capacité à provoquer l’expression du réel, mieux : à
provoquer l’expression qu’est le réel, est aussi ce qu’engage-
ront les dispositifs rhétoriques de la prose critique de
Pasolini : l’apostrophe, omniprésente dans les textes poli-
tiques des années 70, l’imprécation, la provocation, les invec-
tives, toutes les formes énonciatives de l’exposition et du
« faire face » sont mobilisées. Il s’agissait donc pour lui, en
toutes choses, de manifester la vie comme tendance expres-
sive : « la vie conçue comme accomplissement, comme ten-
dance désespérée incertaine et continuellement en quête de
supports, prétextes et relations, à la recherche de sa perfec-
tion expressive.10 » Tendance « désespérée, incertaine », « en 10. Ibid., p. 225.
quête de supports » : l’expressivité humaine, concevable dans
n’importe quel geste ou dans n’importe quel moment d’être,
est comme l’éclat des lucioles une possibilité fragile à laquelle

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il nous faut prêter notre force (notre attention, notre désir), à
laquelle il nous faut faire place en nous-même, qu’il nous faut
prendre en charge et en responsabilité. C’est d’ailleurs bien ce
qu’est un « geste » : une res gesta, une chose prise en respon-
sabilité ; et c’est cette prise en charge des formes du réel qui
constitue sans doute le sens du style.

Pourtant, Pasolini s’est détourné de cette consécration


première du réel ; en 1975 il a brutalement abjuré sa Trilogie
de la vie (le Décaméron, Les Contes de Canterbury, Les Mille
et une nuits), qui faisait des corps populaires autant de
refuges de l’authenticité. Et son attention a été progressive-
ment occupée, assiégée par le sentiment d’une immense lai-
deur du présent. La réserve « explosive » de sacralité que
représentait auparavant la vie populaire (peuple frioulan,
prolétariat romain, misère indienne, incarnations démesu-
rées d’une sorte de chrétienté primitive et demeures de la

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sacralité de l’humain), cette réserve lui est apparue entière-
ment avalée, annulée, aliénée par les valeurs de la consom-
mation. À ses yeux, le peuple s’était en quelque sorte retourné
contre sa propre puissance de vie et son propre éclat. C’est ce
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qui domine les textes politiques des dernières années : le sen-


timent d’une révolution anthropologique, la « première vraie
11. Id., Écrits corsaires, tra- révolution de droite11 », qui a transformé ce que les hommes
duit de l’italien par Philippe
sont « existentiellement », et entièrement déterminé leurs
Guilhon, Paris,
Flammarion, 1976, p. 41. « manières d’être ». La violence du discours de Pasolini est,
dans les années 70, entièrement dirigée vers ce sentiment de
laideur. Pasolini se rend la modernité absolument inhabitable
et s’exclut de toutes les solidarités possibles ; c’est ce qui fait la
12. Michel Foucault, Le
solitude de sa pensée, une pensée choquante pour tous,
Courage de la vérité. Le gou-
vernement de soi et des convenable pour personne, quelque chose comme le tribut
autres II. Cours au Collège que la modernité doit à la grâce.
de France, 1984, Paris,
Éditions de l’École des
Mais ce dégoût pour le présent peut se retourner en
Hautes Études en Sciences force active de dévoilement. On y retrouve en effet la plupart
Sociales, Gallimard, Le des aspects de ce que Foucault a appelé, dans Le Courage de
S e u i l , c o l l . « Haut e s
Études », 2009. J’ai appro- la vérité12, la parrèsia. Le parrèsiaste est celui qui parle vrai,
fondi ce rapprochement qui parle librement, qui dit toute la vérité sans rien en cacher,
entre Foucault et Pasolini
dans : « Pasolini bête de
et surtout qui engage dans sa parole un rapport existentiel à
style : faire comparaître les la vérité, risquant tout son être. Cela « implique une certaine
formes », dans L’Immoralité forme de courage, courage dont la forme minimale consiste
littéraire et ses juges, sous la
direction de Jean-Charles en ceci que le parrèsiaste risque de défaire, de dénouer cette
Darmon, à paraître. relation à l’autre qui a rendu possible précisément son dis-
13. Ibid., p. 13. cours13 ». Pour Foucault cette figure s’est placée à l’horizon de

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ce qu’il concevait comme une « esthétique de l’existence » :
c’est l’harmonisation d’une manière d’être complète, où les
modalités de la vie tout entière (la vie du corps au premier
chef) sont gagées sur cette nécessité de dire le vrai. L’existence
et l’œuvre de Pasolini peuvent apparaître comme une moda-
lité historique de ce « problème posé depuis longtemps dans
la culture occidentale » : le « rapport entre volonté de vérité et
style de l’existence ». Pasolini est l’un des derniers à avoir
incarné ce rapport avec éclat, violence et agressivité. Il s’est
détourné de tous les groupes où il s’était d’abord reconnu : la
renaissance frioulane, l’Église catholique, le PCI, le
mouvement de 1968, et en tout cela, le peuple d’abord adoré.
Acceptable par personne, inintégrable, défaisant tour à tour
chacune de ses solidarités, il est celui qui « manque à toute
insertion », comme Foucault le disait des cyniques grecs.
Foucault soulignait que la particularité du cynisme est
d’être une philosophie sans corpus doctrinaire, sans lois,

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tout entière déposée dans les conduites et les modes de vie
des individus qui la performent ; une pensée égalée à un style,
donc ; et il précisait que la « manière d’être » cynique enga-
geait en outre un registre bien particulier de conduites : le
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scandale, la violence faite aux normes, qui expose les vérités


et change les règles. Pasolini peut bien apparaître en tout cela
comme une incarnation moderne du cynique.

Sainteté du style
Mais je crois qu’il y a plus ; il y a ici quelque chose qui n’est pas
épuisé par l’héroïsme performatif du parrèsiaste. Car au fond
Pasolini retourne la blessure à l’envoyeur, et cette réciprocité
éclaire ses interventions : l’essentiel, à mon sens, est qu’en com-
paraissant lui-même il contraint les formes et les styles à com-
paraître. Celui qui fait scandale ici, celui qui s’expose, est aussi
celui qui, réciproquement, oblige non pas exactement les autres
à s’exposer, en ayant à leur tour le courage de la vérité, mais
surtout les formes à s’exposer, d’abord dans leur beauté puis
dans leur décadence, les défiant de se prouver elles-mêmes.
L’exposition de la tendance expressive de la vie est au fond une
requête violente de comparution, d’exposition stylistique.
Question de style. Non du style comme enveloppe, mais
comme mouvement même de l’être, qui est paraître et compa-
rution, qui peut donc blesser. Cette propension à être blessé

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par les formes, cette force, ce talent, cette capacité éthique
d’être blessé par les formes est sans doute ce qui distingue
Pasolini de la critique sociale et de la déploration réaction-
naire, dont il a pu sembler un simple suiveur.
L’essentiel est en effet moins l’enfermement progressif
(et la définition de soi dans cette résistance héroïque au réel,
voire dans une sorte de dandysme paradoxal – Foucault par-
lait, au sujet de Baudelaire, d’un « dandysme moral »), que
cette permanence d’une soif de styles, l’attention au spectre
des formes et des manières contemporaines – les manières
que Pasolini est conduit à aimer autant que les formes qui le
blessent, mais qu’il saisit justement comme des formes, des
modalités, des styles, c’est-à-dire des puissances ou des
impuissances de l’humain, qu’il oblige à se montrer et qu’il
nous oblige à regarder.
C’est cette réserve de style déposée en toute vie que
Pasolini avait par exemple identifiée dans l’usage moderne

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du « discours indirect libre », cette forme littéraire où la voix
du narrateur se laisse traverser par la parole d’un personnage
qu’il fait vivre sans médiation apparente, et dont il fait ainsi
« exploser vers le haut », comme le dit Pasolini, la « langue
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moyenne » : « Il existe un type de discours indirect qui est


propre aux dernières décennies de la littérature italienne, et
dont la condition stylistique n’est pas créée à travers des pré-
textes fonctionnels (participation psychologique ou sociolo-
gique au monde intérieur du personnage), mais par le goût du
style. C’est cette primauté du style qui, en revivant le parler
d’autrui, fait en sorte que le matériel ainsi récupéré se charge
14. Pier-Paolo Pasolini,
L’Expérience hérétique, op.
d’une fonction expressive, servant à faire exploser avec plus
cit., p. 47. Je souligne de violence la langue moyenne vers le haut14 ».
Plus tard, dans ses imprécations, Pasolini se passionne
pour toutes ces régions de l’expressivité humaine : les com-
portements, les objets, les rapports aux objets (ce qu’il appelle
le « discours des choses »), la mode, la publicité, les slogans,
l’école, la télévision, les habitus corporels, la vie sexuelle, la
capacité du paysage urbain à accueillir des formes de vie iné-
dites… ; il en a même proposé un classement, sous la forme
d’une sorte de programme de travail et d’un propos pédago-
gique, rassemblés dans des discours fictifs, les Lettres luthé-
riennes. Et dans tous ces aspects, dans toutes ces pratiques
existentielles, ce sont aussi bien les formes de vie qu’il aime
que celles qui lui répugnent qu’il s’efforce de voir dans leur
singularité, dans ce que j’appellerais leurs « réserves » de

229
style. Il est partout soucieux des ressources d’altérité ou, au
contraire, des puissances d’annulation des différences qu’il y
a dans les manières d’être et les gestes, dans le rapport à la
langue, au corps, aux pratiques, aux façons de faire. Attirant
l’attention avec beaucoup de lucidité sur ce qui se joue à la
télévision, il écrit par exemple : « l’importance de la télévi-
sion est énorme, parce qu’elle ne fait rien d’autre, elle aussi,
qu’offrir une série d’exemples de manière d’être et de com-
portement », dans un « langage maniériste » qui « n’admet
pas de répliques, d’alternatives, de résistance15 ». Les fils de la 15. Id., Lettres luthériennes,
traduit de l’italien par Anne
bourgeoisie, précise-t-il, sont aujourd’hui « cruellement Rocchi Pullberg, Paris, Le
punis par leur manière d’être (et à l’avenir, certainement, par Seuil, 2000, p. 46.
quelque chose de plus objectif et de plus terrible)16 ». Pasolini 16. Ibid., p. 16.
traque partout une « rhétorique de la laideur », cette norme
de laideur qui apprend au jeune Gennariello, l’adolescent
imaginaire auquel il s’adresse dans les Lettres luthériennes, à
ne pas rayonner, à s’éteindre comme le font les lucioles –

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« Mais toi, Gennariello, rayonne17 ». 17. Ibid., p. 74.

Cette passion pour les formes et pour l’énergie expres-


sive qui anime la vie dépend en fait d’un parti-pris merveil-
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leux, peut-être exorbitant, sur l’idée même de « style ». Il y a


chez Pasolini un sentiment de la sainteté du style qui justifie
ce qui, dans les manières, participe de la valeur et de la force
même de la vie. La sainteté du style est le corollaire évident
du sentiment de sacralité de la vie, que Calvino reprochait à
Pasolini mais qui fonde tout son rapport au christianisme : 18. Id., L’Inédit de New York,
« le style est la conséquence directe de mon sentiment de la traduit de l’italien par Anne
Bourguignon, Paris, Arléa,
réalité comme apparition du divin.18 » « Dans cette affaire de 2008, p. 66.
style, il y a la religiosité. Je reconnais toujours la religiosité du
style au fait que là je ne peux pas tricher.19 » 19. Ibid., p. 65.
C’est toujours une question d’apparition, de capacité à
considérer le réel comme une dynamique d’apparition, et de
talent pour contraindre le réel à apparaître, à avouer ses
formes ; « en réalité les banlieues romaines m’apparaissent,
justement, comme on dit d’une apparition, un rêve, un rêve
stylistique, comme un sanctuaire du sous-prolétariat, comme
un monde achevé.20 » Et Pasolini d’ajouter cette anecdote : 20. Ibid., p. 66.
« Pie XII, à un moment de sa vie, a commencé à avoir des
visions […] Quelque part au Vatican, je ne sais où, le Christ
lui est apparu. Quand Berenson a appris cela il a demandé :
‘‘Le Christ lui est apparu ; dans quel style ?”21 » Ainsi, ses 21. Ibid., p. 67.
imprécations ne sont pas seulement un refus du monde dont

230
il est contemporain, elles sont aussi une façon d’être toujours
attentif et de rendre les autres toujours attentifs aux formes
comme à des forces, à la puissance d’être qu’il y a dans le fait
même du style, une puissance qu’il faut savoir protéger,
évaluer, relancer ; et c’est encore un rapport à la subtilité des
formes qui se fait entendre dans les textes haineux, car ils
disent que quelque chose en Pasolini est profondément
atteint par l’écrasement des réserves de style, par l’inattention
au style, par la négation des possibilités de différenciation des
gestes, des formes de langage, du quotidien.
Cette attention aux ressources d’expressivité de l’hu-
main, aux manières d’être conçues comme des puissances,
ou justement perdues en tant que puissances, est en fait ce
qui justifie l’abjuration de la Trilogie de la vie : « pendant
quelques années, il m’a été possible de me leurrer. Le présent
dégénérescent était compensé tant par la survie objective du
passé que, en conséquence, par la possibilité de le représenter.

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Mais aujourd’hui, la dégénérescence des corps et des sexes a
pris une valeur rétroactive. Si ceux qui étaient alors de telle
ou telle manière ont pu devenir maintenant de cette autre
manière, cela signifie qu’ils l’étaient déjà potentiellement :
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donc même leur manière d’être d’alors est dévaluée par le


22. Ibid., p. 83. présent22 ». Partout Pasolini traque la chute dans le simili ; la
drogue, par exemple, lui semble « remplacer la grâce par le
23. Ibid., p. 101. désespoir, le style par la ‘‘manière” 23 ».
Il s’insurge ainsi contre « la présence ‘‘expressive” hor-
24. Id., Lettres luthériennes, rible, de la modernité24 », ou contre « la fausse expressivité25 »
op. cit., p. 48. d’un slogan publicitaire. En toutes choses il observe le retour
25. Id., Écrits corsaires, op. au conformisme non nécessairement des pensées, mais des
cit., p. 35. manières ; et partout il dévoile un retournement des signes et
des façons d’« apparaître ». C’est cette conviction douloureuse
d’un éclat de l’humain mis en péril qui explique que Pasolini
ait pu figurer le sentiment d’une révolution politique complète
dans l’image subtile de la « disparition des lucioles ».
Mais même dans la haine c’est l’amour du style (je
dirais : le style comme amour) qui se fait entendre. Ainsi de
l’analyse consacrée à la « monstrueuse expressivité » d’un
slogan que je viens d’évoquer. Dans cet article, « Le slogan
fou des jeans Jésus », Pasolini observe un énoncé publici-
taire : « Tu n’auras d’autres jeans que moi ! » Il y reconnaît
une corruption profonde, une dégradation de la parole ; mais
il y décèle surtout le détournement d’une réserve d’expres-
sion qui demeure : « Cela signifie – peut-être – que le futur,

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qui à nous – religieux et humanistes – apparaît comme fixa-
tion et mort, sera d’une nouvelle façon, histoire ; que l’exi-
gence de communicativité pure de la production sera de
quelque façon contredite26 ». Au fond, la question doit être 26. Ibid., p. 40.
celle-ci : comment chacun dirige-t-il, accepte-t-il de diriger,
la force stylistique qui fait son humanité ?

Pasolini appelait cela son « sentiment du beau », et


même son « péché esthétique ». Mais j’ai envie d’y voir un
parti pris plus sérieux : la conscience de ce que la vie est insé-
parable de ses formes, qui sont aussi sa puissance, et la
conviction que l’attention aux manières, aux formes de la vie,
indique bien une vie redevenue faculté. Il ne s’agit pas seule-
ment de regarder les formes (c’est déjà beaucoup), mais de les
défier de rayonner et de se prouver.
Je crois essentiel de porter aujourd’hui un regard sty-
listique sur l’existence, et de tenir que le désir de tourner les

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yeux vers ces formes, ces manières, ces styles n’a rien de déri-
soire ou d’esthétisant : il donne un corps et une direction pra-
tique à l’ambition des pensées actuelles (exemplairement,
chez Agamben) lorsqu’elles en appellent à distinguer le plan
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des « formes de vie » (des puissances de la vie) des indifféren-


ciations d’une « vie nue ».
On peut en effet croire au style, c’est-à-dire au travail
de différenciation réelle opéré par les écrivains dans la
langue, et par nous-mêmes, jusque dans les infimes décolle-
ments de nos pratiques. Il faut avoir la conviction que toute
différence importe, et opposer le style non au commun ou au
banal, mais simplement à l’indifférence. C’est la leçon de la
littérature : toute singularité compte, elle est l’amorce d’un
mode possible de la vie, d’une forme de l’expérience. Il
importe, en pensée et en pratique (par exemple dans le choix
de ce à quoi nous décidons d’être attentifs), de faire fonds sur
ces capacités de stylisation ordinaire, d’en témoigner et de les

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affûter ; d’accepter de juger, aussi, les conditions qui sont
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socialement faites à l’expérience et les manières qu’elles insti- es
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tuent ; car la pratique du style, une fois qu’on est décidé à ne


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pas y voir seulement le sésame ou le slogan de la distinction


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« Les artistes
forces de dé-différenciation – engage l’inlassable conquête et la religion » sur
d’humanité rejouée en toute forme d’être. www.revue-etudes.com

Marielle Macé

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